HOMÉLIE XXV
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HOMÉLIE XXV. MANGEZ DE TOUT CE QUI SE VEND A LA BOUCHERIE, SANS VOUS ENQUÉRIR D' CELA VIENT, PAR UN SCRUPULE DE CONSCIENCE. (CHAP. X, VERS. 25, JUSQU'AU VERS. 1 DU CHAP. XI.)

 

456

 

ANALYSE.

 

1 et 2. De la conduite à tenir à la table des infidèles, en ce qui concerne les viandes consacrées aux idoles.

3. Paul imitateur de Jésus-Christ. — Excellence de la vertu de Paul. — Rechercher l'intérêt de tous.

4. Perfection de la vertu, la charité.

 

1. Après leur avoir dit qu'il est impossible de boire à la fois le calice du Seigneur et le calice des démons; après les avoir écartés des tables sacrilèges par les exemples des Juifs, par des raisonnements humains, par nos redoutables mystères, par les pratiques des idolâtres; après leur avoir inspiré une profonde terreur, il ne veut pas les jeter, par cette terreur, dans un autre extrême; il ne veut pas qu'une inquiétude exagérée les force à se demander si par hasard, du marché ou d'ailleurs, il leur vient quelques mets défendus, et, pour les affranchir d'un excès d'angoisses, il leur dit : « Mangez de tout ce qui se vend à la boucherie, sans vous enquérir d'où cela vient, par un scrupule de conscience ». En effet, si vous n'étiez pas avertis, si vous avez mangé à votre insu, vous n'avez pas à redouter le supplice ; la faute en est à l'ignorance, non à la sensualité. Et il ne les affranchit pas seulement de cette angoisse, il dissipe encore d'autres frayeurs, il leur ménage une grande liberté, une grande sécurité; il ne leur permet pas de discerner, d'examiner, de rechercher si telle viande a été offerte aux idoles, oui ou non; il leur dit de manger, sans distinction, de tout ce qui vient du marché, de ne pas s'enquérir de ce qu'on leur sert, de telle sorte que mangeant dans l'ignorance ils n'aient rien à craindre. Telles sont, en effet, les fautes qui ne sont pas des fautes par nature, mais qui souillent par l'intention ; de là ces paroles : « Sans vous enquérir ». Car, dit-il, « la terre est au Seigneur avec tout ce  qu'elle contient (26) » ; elle n'appartient pas au démon. Si la terre, et ses fruits, et tous ses animaux, appartiennent au Seigneur, il n'y a là rien d'impur. L'impureté provient d'une toute autre cause, à savoir de la pensée, de la désobéissance.

Aussi l'apôtre ne s'est pas borné à la permission qu'il leur donne, mais il ajoute : « Si un infidèle vous prie à manger chez lui, et que vous vouliez y aller, mangez de tout ce qu'on vous servira, sans vous enquérir d'où cela vient, par un scrupule de conscience (27) ». Voyez, encore ici, sa modération : il ne commande pas, il n'ordonne pas, il ne défend pas non plus de se rendre à l'invitation. Quant à ceux qui s'y rendent, il les affranchit de tout scrupule. Pourquoi ? C'est pour prévenir l'excès d'inquiétude où la crainte jetterait les fidèles. Car cette recherche inquiète est une faiblesse et un effet de la crainte : celui qui s'abstient, après qu'on l'a averti, montre suffisamment son mépris, sa haine, son aversion, en s'abstenant. Ainsi Paul remédie à tout ; il dit : « Mangez de tout ce qu'on vous servira. Si quelqu'un vous dit : Ceci a été immolé aux idoles, n'en mangez pas à cause de celui qui vous a donné cet avis (28) ». Ce n'est pas parce que les idoles auraient une puissance quelconque, mais parce qu'il les faut détester. Donc, ne fuyez pas, comme si les idoles pouvaient vous nuire, car elles n'ont aucun pouvoir; et d'un autre côté, par cette (457) considération qu'elles n'ont aucun pouvoir, ne participez pas étourdiment au festin, car ce sont des tables d'ennemis, des tables déshonorées. Voilà pourquoi l'apôtre disait : « N'en mangez pas à cause de celui qui vous a donné cet avis, et aussi de peur de blesser la conscience. Car la terre est au Seigneur, avec tout ce qu'elle contient ». Voyez-vous de quelle manière, soit qu'il conseille de manger, soit qu'il conseille de s'abstenir, il apporte le même témoignage. Si je vous fais la défense, dit-il, ce n'est pas que ces mets proviennent d'une cause étrangère, car la terre est au Seigneur; mais c'est pour le motif que je vous disais, pour la conscience, c'est-à-dire, pour éviter le scandale; mais alors il faut donc s'enquérir avec inquiétude ? Nullement, dit-il, car je ne dis pas : « Votre conscience », mais « sa conscience » ; en effet, j'ai commencé par vous dire : « A cause de celui qui vous a donné cet avis » , et encore : « Et aussi de peur de blesser, je ne dis pas votre conscience, mais celle d'un autre (29) ».

Mais peut-être, dira-t-on, vous avez raison de vous occuper de nos frères, de ne, pas nous permettre de goûter de ces mets à cause de nos frères; il ne faut pas que leur conscience peu affermie soit portée à manger une viande offerte aux idoles ; mais, s'il s'agit d'un gentil, d'un païen, quel souci en prenez-vous? N'est-ce pas vous qui, disiez : « Car pourquoi entreprendrai-je de juger ceux qui sont hors de l'Eglise ? » (I Cor. V, 12.) Donc pourquoi vous occupez-vous encore des païens? Je ne m'occupe pas des païens, dit l'apôtre, mais, dans cette circonstance, c'est de vous que je m'inquiète; voilà pourquoi il ajoute : « Car pourquoi m'exposerai-je à faire condamner, par la conscience d'un autre, cette liberté que j'ai de manger de tout? » Ce qu'il faut entendre par liberté, ici, c'est l'absence de prescriptions et de défenses : c'est en cela, en effet, que consiste la liberté, affranchie de la servitude des Juifs. Or, voici ce qu'il veut dire : Dieu m'a fait libre et supérieur à toutes souillures de ce genre. Mais les païens ne savent ni discerner la sagesse qui me guide, ni reconnaître la libéralité de mon Dieu. Un païen me condamnera, et dira en lui-même : la religion des chrétiens n'est qu'une fable ; ils s'éloignent des idoles; ils fuient les démons, et ils s'attachent aux offrandes consacrées aux démons. La gourmandise les domine. — Et encore, dira quelqu'un, que nous fait ce jugement? Quel mal nous en revient-il? — Combien il vaudrait mieux ne pas fournir l'occasion d'un pareil jugement ! Si vous vous abstenez, il n'aura rien à dire. Comment, me répondrez-vous, n'aura-t-il rien à dire? Comment ! Il me verra n'examinant rien, ni à la boucherie, ni dans un festin, recevoir tout indifféremment, et il ne trouvera rien à redire ? et il ne me condamnera pas pour prendre ainsi ma part indifféremment à tous les mets ?nullement. Et en effet, vous ne mangez pas ces viandes parce qu'elles sont offertes aux idoles, mais parce que vous les croyez pures. Et maintenant, ce que vous gagnez à ne pas vous enquérir curieusement d'où cela vient, c'est de montrer que vous n'avez pas peur de ce que l'on vous sert. Voilà pourquoi, soit que vous entriez chez un païen, soit que vous vous rendiez au marché, je ne vous permets pas d'aller aux renseignements, de redouter les on dit, de vous embarrasser, de vous tourmenter, de vous créer des affaires superflues. « Si je prends avec actions de grâces ce que je mange, pourquoi parle-t-on mal de moi, pour une chose dont je rends grâces à Dieu (30) ? » Que prenez-vous avec actions de grâces? votre part des présents de Dieu; sa grâce est si puissante qu'il garde mon âme sans souillure, exempte de toute espèce de tache. De même que le soleil, dardant ses rayons sur mille objets souillés, les retire aussi purs qu'auparavant, de même nous, à bien plus forte raison, demeurons-nous purs au milieu du monde, si telle est notre volonté, et, par là même, nous augmentons notre force.

2. Pourquoi donc, me dit-on, vous abstenez-vous? Ce n'est pas de crainte de me souiller, loin de moi cette pensée; c'est à cause de mon frère, c'est pour ne pas entrer dans la société des démons; c'est pour n'être pas jugé par l'infidèle, car ce n'est pas la nature des mets qui peut me perdre, mais la désobéissance ; l'amitié avec les démons, voilà ce qui me rend impur, voilà d'où me vient la souillure. Mais maintenant que signifie cette parole : « Pourquoi parle-t-on mal de moi, pour une chose dont je rends grâces à Dieu? » Je rends grâces à Dieu, dit-il, d'avoir élevé mon âme; de m'avoir mis au-dessus de la bassesse des Juifs, à tel point que rien ne me nuise. Mais les païens, ignorant la sagesse qui me guide, (458) soupçonneront le contraire de la vérité; ils diront :Ces chrétiens, qui recherchent nos banquets, ne sont que des hypocrites ; ils accusent les démons, ils s'en détournent, et ils courent à leur table. Quoi de plus insensé que cette conduite ? Ce n'est donc pas le zèle de la vérité, c'est l'ambition, l'amour de commander, qui les a faits se ranger à ce dogme. Quelle démence égalerait la mienne, si pour tant de bienfaits, dont je dois rendre à Dieu des actions de grâces, je devenais une cause de blasphèmes ! Mais, me direz-vous, le païen tiendra le même langage, quand il verra que je ne m'inquiète pas, que je ne me renseigne pas. Nullement ; il n'y a pas partout des offrandes consacrées aux idoles, de telle sorte que vous ayez toujours des soupçons, et, si vous goûtez de ces offrandes, ce n'est pas parce qu'on les a consacrées aux idoles. Ne va donc pas, ô chrétien, t'embarrasser d'une enquête inutile; mais ne va pas non plus, si tu es averti qu'un mets a été consacré aux idoles, en prendre ta part, car la grâce que le Christ t'a communiquée, la nature supérieure qu'il t'a donnée, au-dessus des souillures de ce genre, ce n'est pas pour que tu compromettes ta réputation ; ce n'est pas pour que tu uses des avantages précieux qui excitent tes actions de grâces, pour scandaliser les autres, et les porter à blasphémer.

Mais pourquoi, dira-t-on, ne dirai-je pas aux païens: je mange, et je ne suis en rien souillé, et je ne m'assieds pas à ces tables comme un ami des démons? c'est que ces paroles ne persuaderaient personne, fussent-elles mille fois prononcées. Le païen est faible, et il est notre ennemi. S'il est impossible de persuader les frères, il sera bien plus impossible de persuader des ennemis et des païens. Si le fidèle s'abstient, par scrupule de conscience, de ce qui est offert aux idoles, à bien plus forte raison, l'infidèle. Quoi donc, dira-t-on encore, qu'avons-nous besoin de nous embarrasser de tant d'affaires? Comment ! nous connaissons le Christ, nous lui rendons des actions de grâces, et, parce que les autres le blasphèment, sera-ce pour nous une raison de renoncer aussi à Jésus-Christ ? Loin de nous cette pensée, car il n'y a pas parité; d'un côté, il y a un grand avantage pour nous à supporter le blasphème, mais ici il n'y aura aucun avantage. Aussi l'apôtre disait-il d'abord : « Si nous mangeons , nous n'en aurons rien davantage devant lui; ni rien de moins, si nous ne mangeons pas ». (I Cor. VIII, 8.) En outre il fonde sa défense sur une autre raison encore, et non-seulement sur cette autre raison, mais sur les autres causes qu'il a dites : « Soit donc que vous mangiez, ou que vous buviez , ou quelque chose que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu (31) ». Voyez-vous, comme du sujet particulier qui l'occupait , il arrive à une exhortation générale, par cette unique mais admirable règle qu'il nous donne, de glorifier Dieu en toutes choses? « Ne donnez pas occasion de scandale, ni aux Juifs, ni aux gentils, ni à l'Eglise de Dieu {32) » ; c'est-à-dire, ne fournissez à personne aucun prétexte, car votre frère s'offense, le Juif vous détestera davantage, et vous condamnera ; et le païen, faisant comme lui, vous appellera, en se moquant de vous, un glouton et un hypocrite.

Non-seulement il ne faut pas offenser les frères, mais, autant que possible, pas même les étrangers. Nous sommes la lumière; et le ferment, et les flambeaux, et le sel; nous devons illuminer et non répandre les ténèbres; nous devons être un principe fortifiant et non dissolvant; attirer à nous les infidèles, et non les mettre en fuite. Pourquoi donc poursuivre ceux qu'il faut attirer? Les païens s'offensent de nous voir revenir à de pareilles coutumes, parce qu'ils ne connaissent pas notre pensée; ils ne comprennent pas l'élévation supérieure de notre âme, au-dessus de toute souillure des sens. Et maintenant, les Juifs, et les plus faibles de nos frères , souffriront comme eux. Comprenez-vous pour quelles graves raisons l'apôtre nous interdit la participation aux viandes consacrées aux idoles; l'inutilité, la superfluité, le dommage fait à notre frère; les blasphèmes du Juif; les mauvaises paroles du païen; l'inconvenance de communier avec les démons; l'espèce d'idolâtrie qu'il y a dans cette conduite. Et ensuite, après avoir dit « Ne donnez pas occasion de scandale » ; après avoir rendu les, fidèles responsables du mal fait, et aux païens et aux Juifs; après les paroles sévères et pénibles, voyez comme il fait accepter son langage, comme il l'adoucit en intervenant lui-même personnellement par ces paroles : « Comme je tâche moi-même de plaire à tous, en toutes choses, ne cherchant point ce qui m'est avantageux en particulier, mais ce qui est avantageux à plusieurs, pour (459) être sauvés (33), soyez mes imitateurs comme je le suis moi-même de Jésus-Christ (XI, l) »

3. Voilà la règle du christianisme, dans toute sa perfection ; voilà la définition à laquelle rien ne manque; voilà la cime la plus haute, rechercher l'intérêt de tous. Ce que l'apôtre déclare , en ajoutant ces paroles : «Comme je le suis moi-même de Jésus-Christ ». En effet, rien ne peut nous rendre des imitateurs de Jésus-Christ, autant que notre zèle pour le bien du prochain. Vous aurez beau jeûner, coucher par terre, vous mortifier, si vous n'avez pas un regard pour votre prochain, vous n'avez rien fait. Quoi que vous ayez pu faire, vous demeurez bien loin de ce grand modèle. Or, ici, c'est une action qui porte en elle-même son utilité, que de savoir s'abstenir des offrandes consacrées aux idoles; mais, dit l'apôtre; moi qui vous parle, j'ai fait plus, j'ai fait nombre d'actions inutiles en elles-mêmes, comme quand j'ai subi la circoncision, quand j'ai sacrifié. En effet, ces observances, si on les recherche pour elles-mêmes, perdent ceux qui les pratiquent, et sont cause qu'ils compromettent leur salut. Toutefois je m'y suis soumis, à cause de l'utilité qui en résultait pour les autres. Mais ici rien de semblable : s'il n'y a pas d'utilité, s'il n'y a pas intérêt pour les autres, l'action est funeste; au ,contraire, ici, dans le cas même où personne n'est scandalisé, il convient pourtant de s'abstenir des choses défendues. Je ne me suis pas seulement , dit l'apôtre, assujetti à des choses nuisibles, mais pénibles. « J'ai dépouillé », dit-il, « les autres Eglises, j'ai reçu d'elles ma subsistance » (II Cor. XI, 8), et, quand il m'était permis de manger sans rien faire, ce n'est pas là ce que j'ai recherché; mais j'ai mieux aimé mourir de faim que d'être un sujet de scandale. Voilà pourquoi il dit : « Par tous les moyens, je plais à tous ». Soit qu'il faille faire une chose contraire aux lois, soit qu'il faille entreprendre une oeuvre laborieuse, une oeuvre périlleuse, je supporte tout, pour l'utilité des autres. Et c'est ainsi que, supérieur à tous par la perfection de sa vie exemplaire, il était assujetti à tous par la condescendance de sa charité.

C'est qu'il n'est pas de vertu parfaite, si l'on ne recherche pas l'utilité d'autrui ; et c'est ce qui résulte de l'histoire de celui qui reporta le talent intact, et fut livré au supplice, parce qu'il ne l'avait pas fait fructifier. Eh bien toi, mon frère, supposé même que tu t'abstiennes de nourriture, que tu couches par terre, que tu manges de la cendre, que tu ne cesses de gémir, si tu es inutile au prochain, tu n'as rien fait. C'était là, en effet, autrefois, la première préoccupation des hommes grands et généreux. Considérez attentivement leur vie, et vous verrez, de la manière la plus évidente, qu'aucun d'eux ne considérait son intérêt propre, que chacun d'eux, au contraire, ne voyait que l'intérêt du prochain : ce qui a rehaussé leur gloire. Moïse a fait un grand nombre de grandes choses, de miracles et de prodiges; mais rien ne l'a rendu si grand que cette bienheureuse parole qu'il adressa au Seigneur, en lui disant : « Si vous voulez leur pardonner cette faute, accordez-leur le pardon; si vous ne le faites pas, effacez-moi aussi du livre que vous avez écrit ». (Exode, XXXII, 32.) Tel était aussi David, et voilà pourquoi il disait : « C'est moi qui ai péché, c'est moi qui suis coupable, qu'ont fait ceux-ci, qui ne sont que des brebis? Que votre main se tourne contre moi, et contre la maison de mon père ». (II Rois, XXIV, 17.) C'est ainsi qu'Abraham ne recherchait pas son utilité propre, mais l'utilité du grand nombre. Aussi s'exposait-il au danger, et il adressait à Dieu des prières pour ceux qui ne lui étaient rien. Et voilà comment ces grands hommes se sont illustrés; voyez, au contraire, quel tort se sont fait ceux qui ne recherchaient que leur utilité personnelle. Le neveu d'Abraham, après avoir entendu de lui ces paroles : « Si vous allez à la gauche, je prendrai la droite » (Gen. XIII, 9), ne considéra, ne rechercha que son utilité, et il ne trouva pas son intérêt. La région où il se rendit, devint tout entière la proie des flammes; au contraire, le pays d'Abraham demeura hors d'atteinte. Jonas, à son tour, pour n'avoir pas cherché l'intérêt du grand nombre, mais son utilité particulière, vint en danger .de mort; la ville subsista; quant à lui, à la merci des flots, il y fut englouti. Et maintenant, quand Jonas rechercha l'utilité du grand nombre, il trouva en même temps son propre intérêt. C'est ainsi que Jacob, qui ne recherchait pas dans ses troupeaux un profit particulier, acquit de grandes richesses; et Joseph, pour avoir recherché l'intérêt de ses frères, trouva aussi son intérêt propre. En effet, Joseph, envoyé par son père, ne dit pas Qu'est-ce que cela signifie ? Ne savez-vous pas (460) qu'à cause de la vision que j'ai eue, et de mes songes, ils ont voulu me déchirer; qu'à cause de mes songes, ils m'ont accusé; que l'affection que vous avez pour moi est pour eux un crime qu'ils veulent me faire expier? Que ne feront-ils pas, s'ils me tiennent entre leurs mains ? Joseph ne dit rien de pareil, ne pensa rien de tel; il préféra ses frères à toutes choses. Aussi fut-il, par la suite, comblé de toute espèce de biens, qui rendirent son nom illustre et glorieux. C'est ainsi que Moïse (car rien n'empêche de faire mention de lui une seconde fois, rien n'empêche que nous considérions comment il a dédaigné ses intérêts et cherché le bien des autres); il était dans le palais du roi ; il préféra l'opprobre de son peuple aux richesses de l'Egypte; il renonça à tous les biens qu'il avait à sa disposition ; il aima mieux partager les maux des Hébreux; et, loin d'être réduit lui même en servitude, au contraire, il affranchit ses frères. Voilà de grandes choses, et dignes des anges.

4. Mais la vertu de Paul atteint un bien plus haut degré d'excellence. En effet, tous les autres ont abandonné leurs biens pour partager les maux du prochain; mais Paul a fait beaucoup plus . il ne lui a pas suffi de partager les malheurs d'autrui, mais il a voulu se réduire lui-même à l'état le plus misérable, pour donner aux autres la félicité. Et ce n'est pas la même chose, quand on est dans les délices, de répudier les délices pour partager l'affliction des autres, ou de choisir les tourments, l'affliction, uniquement pour procurer à d'autres une vie tranquille et honorée. En effet, dans le premier exemple, quoique ce soit une belle oeuvre, d'échanger le bien qu'on a, contre des maux qu'on subit en vue du prochain, il y a toutefois une certaine consolation à trouver des compagnons de son infortune ; mais vouloir souffrir seul pour que d'autres jouissent de la félicité, c'est le propre d'une âme singulièrement généreuse, et c'est le caractère de Paul.

Mais ce n'est pas seulement par cette noblesse de sentiments, c'est par un autre caractère de sublime vertu, qu'il surpasse encore, de beaucoup, tous ceux que nous avons nommés. Abraham, et tous les autres, n'ont affronté que les périls de la vie présente; tous ces personnages n'ont bravé qu'une fois notre mort. Eh bien, Paul demandait à déchoir de la gloire à venir, pour assurer le salut des autres. Je puis encore vous dire un troisième trait de l'excellence supérieure de Paul. Quel est-il ? Quelques-uns de ces personnages s'intéressaient sans doute à ceux qui avaient voulu les perdre eux-mêmes; toutefois, ils ne s'intéressaient qu'à des hommes confiés à leur autorité. Et il y avait, en cela même, pour eux, un intérêt comme celui que porterait un père à un fils, dépravé sans doute, à un fils criminel, qui, après tout, n'en serait pas moins son fils. Eh bien, Paul voulait être anathème, pour qui? pour ceux qui ne lui avaient pas été confiés. En effet, il avait été envoyé aux gentils. Avez-vous bien compris cette grandeur d'âme, cette hauteur de pensée qui s'élève au-dessus du ciel même ?

Imitez-le; si vous ne pouvez pas l'imiter, imitez au moins ceux dont les figures ont brillé dans l'Ancien Testament. Vous trouverez votre utilité, en veillant à l'utilité du prochain. Ainsi, quand vous vous sentirez peu de zèle pour l'intérêt d'un frère, pensez que vous n'avez pas d'autre moyen de vous sauver vous-mêmes, et, par intérêt pour vous au moins, veillez sur votre frère, et sur ce qui le touche. Ces paroles suffisent pour nous persuader que nous n'avons pas d'autre moyen d'assurer nos intérêts propres. Voulez-vous des exemples ordinaires pour confirmer cette vérité? Je suppose quelque part une maison qui brûle; des gens du voisinage, ne considérant que leur intérêt, ne se mettent pas en mesure contre le danger; ils ferment les portes, ils restent chez eux parce qu'ils ont peur qu'on n'entre et qu'on ne les vole. Quel ne sera pas leur châtiment? Le feu, s'avançant, grandissant toujours, brûlera tout ce qu'ils ont chez eux, et, pour n'avoir pas voulu prendre à coeur l'utilité du prochain, ils perdront même ce qu'ils possèdent. Dieu, en effet, a voulu ne faire de tous les hommes qu'un faisceau, et voilà pourquoi il a disposé toutes choses de telle sorte que l'intérêt de chacun se trouve nécessairement lié à l'intérêt du prochain. Et c'est ainsi que le monde forme un tout si bien agencé. Voilà pourquoi, si, dans un navire, au moment de la tempête, le pilote, négligeant l'intérêt du grand nombre, ne cherche que sa propre utilité, il s'engloutit et lui-même, et les autres bien vite avec lui. Et prenez toutes les conditions de la vie, une à une; que chaque profession ne recherche que son intérêt propre, c'en est fait de la vie générale, et c'en est fait de la (461) profession qui ne regarde que soi. Voilà pourquoi l'agriculteur ne sème pas seulement la quantité de froment qui lui suffirait à lui; s'il s'en avisait, il ne serait pas long à se perdre, et les autres avec lui. L'agriculteur recherche l'intérêt du grand nombre. Et ce n'est pas seulement pour se défendre des périls, que le soldat tient bon dans la mêlée, c'est aussi pour garantir la sûreté des villes ; et le marchand ne transporte pas seulement les marchandises nécessaires à lui seul, mais ce qu'il en faut pour le grand nombre. Je sais bien maintenant ce qu'on m'objectera. Ce n'est pas dans mon intérêt, c'est dans son intérêt propre que chacun fait ses affaires. Le désir de l'argent, le désir de la gloire, le besoin de se défendre, expliquent seuls toutes ces actions. En cherchant mon intérêt, c'est le sien que chacun cherche. Je ne dis pas autre chose, et, depuis longtemps, j'attendais ces paroles; tout ce discours, je l'ai fait uniquement pour vous montrer ceci : Votre prochain ne trouve son utilité, qu'en considérant la vôtre, comme les hommes ne chercheraient pas l'utilité du prochain s'ils ne sentaient pas cette nécessité qui les y conduit. Dieu a ainsi enchaîné tous les hommes d'une manière qui ne permet de trouver l'intérêt propre, qu'en suivant la route où se trouvent les intérêts d'autrui. C'est là, à n'en pas douter, la condition de l'homme; il est fait pour travailler à l'intérêt du prochain.

Mais ce n'est pas cette considération de l'intérêt propre, c'est la considération du bon plaisir de Dieu qui doit opérer la persuasion. Nul, en effet, ne peut être sauvé qu'à cette condition. Vous aurez beau pratiquer la plus haute sagesse, mépriser toutes les choses périssables, vous. n'aurez rien gagné auprès de Dieu. Qui le prouve ? Les paroles que le bienheureux Paul a fait entendre : « Quand j'aurais distribué tout mon bien pour nourrir les pauvres, et que j'aurais livré mon corps pour être brûlé, si je n'ai point la charité, tout cela ne me sert de rien » , dit-il. (I Cor. XIII, 3.) Voyez-vous tout ce que Paul exige de nous ? Remarquez : celui qui distribue des aliments, ne cherche pourtant pas ici son intérêt, mais l'intérêt du prochain ; toutefois, cela ne suffit pas, dit-il; il veut la générosité, la plénitude de la sympathie. Si Dieu nous a fait ce précepte, c'est pour nous lier par la charité. Eh bien , si telle est l'exigence de Paul, et si nous n'accordons pas même beaucoup moins, quelle pourra être notre excuse? Mais comment donc, me direz-vous, Dieu a-t-il pu dire à Loth, par ses anges : « Ne pensez « qu'à sauver promptement votre âme ? » (Gen. XIX, 22.) Dites-moi en quelle circonstance, et pourquoi ? C'est quand le châtiment s'infligeait ; c'est quand la correction n'était plus possible ; c'est quand les coupables étaient condamnés comme atteints d'un mal incurable, lorsque vieillards et jeunes gens se précipitaient dans les mêmes amours; quand il n'y avait plus enfin qu'à les brûler tous ensemble ; c'est dans ce jour terrible où la foudre allait tomber. Ces paroles d'ailleurs n'ont rien de commun avec la vertu et le vice; il s'agit d'un fléau envoyé de Dieu. Que fallait-il faire, je vous le demande? S'asseoir? subir le supplice, et, sans aucune utilité pour les autres, brûler avec eux? C'eût été le comble de la démence. Et moi, je ne vous dis pas qu'il faille de nécessité absolue, sans réflexion, inutilement, subir, le supplice, quand ce n'est pas la volonté de Dieu; mais quand un homme est en proie au vice, dans ce cas, je vous le dis, jetez-vous dans le danger pour le corriger et le redresser; et cela, si vous voulez, dans l'intérêt du prochain ; et si ce n'est pas pour cette raison, que ce soit au moins pour le profit qui vous en reviendra. La première de ces deux raisons est de beaucoup la meilleure ; mais, si vous ne pouvez pas atteindre à cette hauteur agissez au moins en pensant à vous, et que personne ne cherche son intérêt propre, s'il veut être sûr de le trouver. Et concevons bien tous que ni le renoncement aux richesses, ni le martyre, ni quoi que ce soit, ne nous peut protéger, si nous n'avons pas la perfection de la charité. Gardons-la donc avant toutes les autres vertus, afin d'obtenir, par elle, et les biens présents et tous ceux qui nous sont promis, et puissions-nous tous entrer dans ce partage, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, là gloire, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

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