II - EXCURSUS
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EXCURSUS : DES QUIÉTUDES PROFANES

 

L'alliance de ces deux mots, quoique peu commune, paraîtra, j'en suis bien sûr, toute simple aux théologiens philosophes qui étudient aujourd'hui le problème mystique, au R. P. Maréchal par exemple; mais elle surprendra, j'en ai peur, et peut-être jusqu'à les choquer, certains autres. Ceux-ci permettraient bien à Platon de contempler, mais ils ne souffriraient pas que sa contemplation le plongeât dans la quiétude. Par cet invraisemblable refus, ils croient sauver l'hétérogénéité du don mystique. Ils ne font que vider ;de tout contenu intelligible l'idée même de contemplation. Si la contemplation de Platon n'est pas quiétude, c'est-à-dire, si elle ne fait pas cesser le discours, elle n'est qu'une méditation pure et simple.

 

Il y a, écrit le P. Baïole, une notable différence entre la contemplation philosophique et la contemplation chrétienne et

 

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religieuse ou proprement mystique. Bien entendu, et nous sommes tous d'accord sur ce point :

 

a) Pour ce que celle-là se porte sur toute sorte d'objets indifféremment et celle-ci ne considère que Dieu pour son premier et principal objet.

 

Ceci déjà ne va pas sans difficulté. Dieu étant sinon l'unique, au moins le principal objet de la contemplation philosophique, celle-ci, lorsqu'elle se porte vers Dieu, par où se distingue-t-elle de la contemplation chrétienne? Passons néanmoins puisqu'il est vrai, en effet, que l'objet, ou pour ne rien préjuger, que le point de départ, l'amorce de la contemplation profane peut être une fleur, une étoile, un principe métaphysique, une maxime morale, n'importe quelle loi naturelle. Soit, par exemple, la quasi-extase d'Archimède que le pressentiment d'une belle découverte a mis en état de transe. Nul ne dira que, pendant ce fameux siège, Archimède faisait oraison. Il contemplait néanmoins. Aussi bien entre les deux, entre Platon et sainte Thérèse, Baïole discerne-t-il, une autre différence. Ce ne serait plus seulement leur objet immédiat qui distinguerait ces deux contemplations l'une de l'autre; ce serait encore et surtout le mécanisme spirituel que chacune met en branle.

De plus, celle-là (Platon) est spéculative et s'arrête à la simple et nue connaissance de la vérité; celle-ci (Thérèse) est pratique et se porte à l'opération, ou à l'amour (De la vie intérieure, Paris, 1649, pp. 411-412). Bref ce qu'on appelle très improprement contemplation philosophique, mieux vaudrait l'appeler spéculation pure.

Fort bien : prenez garde toutefois que la spéculation pure est discours et n'est que discours, puisqu'elle s'arrête à connaître distinctement des vérités distinctes. Si donc le génie même de Platon ne peut jamais s'élever au-dessus du discours, il serait plus clair ou plus franc de dénier tout à fait l'usage d'une activité supradiscursive à qui n'a pas reçu de grâce proprement mystique. Le P. Maréchal n'admet pas cette conclusion.

« Les états mystiques, même supérieurs », écrit-il, et à plus forte raison, ajouterai-je, l'oraison de quiétude, qui est au plus bas degré de l'ascension mystique, « plongent des racines profondes dans la zone des activités psychophysiologiques générales, continuent celle-ci, les prolongent en quelque façon et en étendent la portée, bien loin de lui substituer des facultés

 

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totalement nouvelles et hétérogènes, peu intelligibles vraiment. » Sur ce principe - presque un truisme, - tout le monde peut se mettre d'accord... Entre les modes fondamentaux de l'activité psychologique humaine et les diverses réalisations mystiques, il existe des analogies de forme et des communautés de mécanisme. (Cf. Prière et Poésie, p. 89.)

 

La forme élémentaire des états mystiques, à savoir la quiétude ne serait donc pas le miracle psychologique, l'aventure inouïe jusqu'à l'absurde qui a tant scandalisé Nicole et Segneri. Le mécanisme de cette inhibition progressive, bien qu'il soit actionné, dans l'oraison de quiétude, par des grâces que nul effort humain ne peut remplacer, ce mécanisme n'a rien en soi de proprement surnaturel, pas plus que les autres mécanismes - réflexion, mémoire, imagination, sensibilité - que font jouer et auxquels s'adaptent les grâces moins hautes de la prière commune. Ce n'est pas là une doctrine nouvelle.

Comme nos mystiques flamands, écrit M. Groult, Osuna ne craint pas de remarquer ce que l'activité contemplative « a d'humain et de psychologique. Ne te deve parecer menos bueno esto ejercicio por que un filosofo y un hebreo lo pudieron usar... Denys le Chartreux, Herph, ne parlent pas différemment et Mauburnus se plaît à citer en exemple Anaxagore, Carnéade, et Archimède » (Groult, Les Mystiques des Pays-Bas et la Littérature espagnole du XVI° siècle, Louvain, 1927, p. 135).

Nous savons, d'ailleurs déjà, que l'action divine dans la quiétude mystique n'a pas pour objet direct et immédiat de suspendre le discours. Cette paralysie n'est pas en soi une grâce, mais le contre-coup d'une grâce positive : Dieu, envahissant la substance de l'âme, l'occupe d'une telle façon que l'âme - sinon dans les hauts états, n'a plus assez d'énergie pour continuer, d'un mouvement parallèle, à élaborer des concepts, à raisonner ou à produire des affections. Dieu toutefois n'est pas la seule réalité qui se donne ainsi à nous. S'il en est ainsi, comment s'étonner que le contact de l'âme profonde avec n'importe quelle réalité créée, entraîne une inhibition analogue, plus ou moins effective et perceptible, selon que cette réalité sera saisie d'une étreinte plus ou moins vigoureuse, ou qu'elle sera elle-même plus ou moins capable de nous combler ou de nous « ravir ». Nous n'avons qu'une manière d'aimer qui est de nous donner à celui que nous aimons, de nous oublier, de nous perdre et de nous transformer en lui. S'il n'est pas d'amour de Dieu qui ne

 

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produise, soit des éclairs, soit un état de quiétude, comment l'amour d'une créature, s'il est amour authentique, ne provoquerait-il pas de contre-coups plus ou moins semblables?

« En soi, écrit Dom Louismet, la contemplation est naturelle à l'homme et fait partie intégrante de sa vie rationnelle », ou, pour mieux dire, spirituelle. La quiétude, qui n'est que le revers négatif de la contemplation, nous est donc également naturelle. « Il y a, poursuit-il, un élément (ou une amorce) de contemplation au fond de chaque jouissance qui est selon la droite raison... Tout homme, pendant une partie de chaque jour, pourvu qu'il ait la jouissance de ses facultés sensibles et intellectuelles se livre, dans une certaine mesure, à la contemplation » (La Contemplation chrétienne, pp. 23, 45, 46). Je n'irais pas jusque-là. Passée la première enfance où l'on contemple plus qu'on ne comprend, je croirais plutôt que le mécanisme contemplatif se rouille chez beaucoup. Mais ce mécanisme n'en constitue pas moins un des rouages essentiels de l'organisme spirituel. Pas d'introversion, pas de vie intérieure. De qui n'est plus, mais plus du tout capable, d'aucune espèce de quiétude, on peut dire sans hésiter : nomen habes quod vivas et mortuus es.

Ce chapitre des quiétudes profanes ou naturelles n'a peut-être pas assez retenu l'attention des philosophes. On se rappelle la distinction que nous expliquions plus haut entre les mystiques de la lumière et les mystiques de la nuit. Les premiers, disions-nous, fascinés par les éclairs discursifs qui traversent la quiétude ou par le paroxysme d'activité discursive qui la suit normalement, oublient ou semblent oublier que la contemplation en soi est suspensive, c'est-à-dire qu'elle ne peut se produire que dans la nuit du discours. Ainsi font jusqu'ici la plupart des philosophes qui méditent sur le mystère, tout voisin, de l'inspiration (philosophique, scientifique, poétique, morale). Ils prennent le bloc de ces expériences complexes, et, de ce bloc, ils retiennent surtout les phosphorescences discursives, si l'on peut ainsi parler - une spéculation sublime; de beaux vers, un geste héroïque, - sans redescendre ou sans remonter jusqu'aux sources obscures et silencieuses de l'inspiration. Ainsi pour la transe d'Archimède. La magnifique découverte discursive, certes, leur cache la transe même - supra-discursive, au premier chef - d'où est née cette découverte. Non pas que le caractère suspensif de l'inspiration leur échappe tout à fait, mais beaucoup le supposent, l'impliquent, si j'ose encore dire, qui ne songent

 

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pas à le dégager en termes exprès. Il est assez évident, par exemple, et M. Bergson le sait mieux que moi - que les ressorts de « l'élan vital » baignent dans la quiétude.

Certains ne reculent pas devant le mot. M. Delacroix, par exemple, constatant « la nébulosité initiale du lyrique et du musical (1) ». C'est la « divine ténèbre » du pseudo-Denis. C'est la quiétude. Moins insaisissable peut-être dans le musical et dans le lyrique, mais non moins réelle dans le scientifique ou dans l'héroïque. Pour la « cessation du discours », qui ne veut pas dire autre chose, Diderot la connaissait bien : « Que j'aie un récit un peu pathétique à faire, il s'élève, dit-il, un je ne sais quel trouble dans mon coeur, dans ma tête, ma langue s'embarrasse; ma voix s'altère; mes idées se décomposent; mon discours se suspend (2). »

 

On trouverait une foule d'observations identiques chez ceux des grands inspirés qui ont tenté de décrire leur inspiration, chez Wordsworth entre tous peut-être, ou chez Maurice de Guérin.

 

Il arrive aussi, écrit ce dernier, que l'âme est pénétrée insensiblement d'une langueur qui assoupit toute la vivacité des facultés intellectuelles et l'endort dans un demi-sommeil, vide de toute pensée, dans lequel néanmoins elle se sent la puissance de rêver les plus belles choses.

 

« Guérin, constate M. d'Harcourt », se plaît... à analyser ces états d'immobilité (discursive) qui précèdent, il le sait, « les crises » de création poétique; c'est un « demi-sommeil », dit-il, « c'est comme une extase tempérée et tranquille qui ravit l'âme hors d'elle-même ». Chose curieuse, et Guérin et beaucoup d'autres insisteraient moins sur les joies fécondes que sur les angoisses de la quiétude. Ainsi nos contemplatifs comme nous l'avons assez dit. « D'autres fois, poursuit M. d'Harcourt, il s'irrite contre ce brusque arrêt de l'activité : « Une étrange stupeur me saisit, je demeure immobile, ne sentant que la fixité lourde, accablante de la vie, qui paraît s'arrêter dans un état de mal-être incompréhensible... » Mais il ne sombre pas dans un oubli total, dans

 

(1) Delacroix, La religion et la foi, p. 263.

(2) Cf. Trahard, Les maîtres de la sensibilité française au XVIII° siècle, II, Paris, 1932, p. 185.

(3) Le Cahier vert, édit. Van-Bever, Paris, 1921, p. 105.

 

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une morne hébétude; si l'activité extérieure, la vie même paraît suspendue, ce n'est point une « paralysie », c'est plus exactement, dit-il, un état de « concentration », eh! dirions-nous, c'est une concentration paralysante, suractivité d'Anima; paralysie d'Animus. « Dans cette condensation, les facultés les plus vives, les éléments les plus inquiets, les plus remuants, se trouvent pris et condamnés à l'inaction, mais sans paralysie, sans diminution de vie; toute leur fougue est renfermée et contrainte avec eux »... « Le poète éprouve dans cet engourdissement une impression moitié morale, moitié physique. » Sa curiosité est vivement intriguée au sortir de ces zones étranges, quand il fait appel à ses souvenirs et, pour définir ces expériences, il recourt à des expressions qui sortent du vocabulaire usuel : « J'étais comme un homme lié par le sommeil magnétique : ses yeux sont clos, ses membres détendus, mais sous ce voile qui couvre presque tous les phénomènes de la vie physique (bien plus encore, de la vie discursive) son âme est bien plus vive qu'à l'état de veille et d'activité naturelle (1) ».

Qu'on n'imagine pas, du reste, que de ces quiétudes profanes les génies créateurs - poètes ou savants - aient le monopole. Rien, au contraire, de plus humain ou de plus normal. Au coeur de toutes les émotions vives, une introspection rigoureuse discernerait également soit des éclairs, soit même des « états » assez prolongés de quiétude. Les psychologues de la sympathie et de l'amour, l'auront bien remarqué sans doute. Comme nous n'avons pas ici le droit de les consulter longuement, je ne citerai d'eux qu'une brève confidence, assez menue, mais très significative. « Pour moi, écrit M. Bréal, j'ai remarqué que…; lorsque je perds la notion de la grandeur d'une femme, c'est signe que le moi intérieur, qui ne raisonne pas, s'occupe d'elle. Le sens des proportions s'abolit d'une façon incroyable. Pendant tout- le temps de notre liaison je n'ai pas réussi à me faire une idée juste des dimensions de mon amie. Maintenant encore, si je pense à elle, je vois une grande femme. Elle était toute petite (2). » «Nébulosité » partielle de l'amour, dirait M. Delacroix. Pendant la quiétude elle-même, il ne voyait son amie ni petite ni grande; mais, une fois sorti de cette caligo, une association bizarre qui a dû se former chez lui entre grandeur et beauté, lui fait

 

(1) Bernard d'Harcourt, Maurice de Guérin et le Poème en prose, Paris, 1932, pp. 184-186.

(2) A. Bréal, Cheminements, Paris, 1929, pp. 169-171.

 

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croire qu'elle ne pouvait être petite. Même dans le sans-façon permis à un excursus, je n'aurais pas apporté cette citation frivole si elle ne m'avait rappelé une page, extrêmement curieuse, du P. Alexandrin de la Ciotat. Et de ce rapprochement je m'excuse aussi.

 

Quand on demande à ces âmes saintes ce qu'elles ont vu, elles en ont une assurance très constante sans qu'elles puissent s'expliquer sous quelles formes ou figures.

 

L'activité de leur rétine mentale était donc paralysée.

 

Et moi-même, interrogeant un jour... une de ces âmes d'élite, je lui disais : Si vous êtes si certaine de votre vision, dites-moi, je vous prie : était-il jeune ou vieux? Si vous l'avez bien vu, était-il beau ou laid? Si vous l'avez si bien connu, était-il blanc ou noir ? Mais elle me répondait toujours qu'elle était très assurée de ce qu'elle avait vu et qu'elle ne savait rien de ce que je lui demandais. Mais le lendemain cette même personne, qui n'avait ni lecture, ni science, que celle de la sainte oraison, me vint dire qu'on lui avait dit de me dire que cela s'appelait sentir et non pas voir (Op. cit., p. 524).

 

Cf. là-dessus les remarques, très intéressantes, de M. Santayana : « What makes true love, is not the information conveyed by acquaintance, not any circumstantial charms that may be therein discovered ; it is... a deep and dumb instinctive affinity... A poignant effluence from the object envelops him... There are some people so indirect and lumbering that they think all real affection must rest on circumstantial evidence... » Cité dans le bel ouvrage de M. Herbert Head, English Prose style, Londres, 1928, pp. 52-53.

Cf. aussi M. Delacroix, Psychologie de l'Art, Paris, 1927, tout le chapitre 11 sur « l'Animation de l'univers » par la sympathie artistique.

Mais je ne puis songer ici à rassembler les centaines de témoignages qui permettraient de fonder sur l'expérience une philosophie des quiétudes profanes. Je n'en apporterai plus qu'un, mais très circonstancié, très raisonné et infiniment suggestif. Celui du fameux naturaliste W. H. Hudson (Un flâneur en Patagonie. Collection des livres de nature, Paris Stock).

« Pendant ces journées de solitude (dans les plaines de la Patagonie), il était rare qu'une pensée quelconque passât dans

 

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mon esprit ; des formes animales ne traversaient point mon champ visuel (aucun bruit). Dans le nouvel état d'esprit où je me trouvais, la pensée était devenue impossible... Incapable de réflexion; mon esprit avait soudainement perdu sa nature de machine à penser : il s'était transformé en une machine destinée à je ne sais quelle fonction inconnue. Penser, c'était mettre en mouvement dans mon cerveau un appareil bruyant, or il y avait dans cette région quelque chose qui m'ordonnait de demeurer tranquille... J'étais en suspens et aux aguets; cependant je ne m'attendais jamais à rencontrer une aventure... Le changement qui s'était opéré en moi était.., aussi surprenant que si j'avais troqué mon identité contre celle d'un autre homme ou d'un animal; mais (au moment même) j'étais incapable de m'en étonner ou de faire des suppositions sur ce point ; l'état me semblait familier plutôt qu'étrange, et bien qu'il s'accompagnât d'une forte sensation d'épanouissement mental, je ne le savais pas. Je ne sus que quelque chose s'était passé en moi... que lorsque je l'eus perdu pour retourner à mon ancien moi, à la pensée et à la vieille existence insipide ». Grâce pour le petit nègre de la traduction. Je ne possède malheureusement pas le texte anglais.

« De tels changements en nous, si brève qu'en puisse être la durée, et, dans la plupart des cas, elle est très brève (nos éclairs de tantôt), mais qui, aussi longtemps qu'ils durent, semblent nous affecter jusqu'aux racines de notre être, et nous arrivent comme de grandes surprises - la révélation d'une nature ignorée et cachée sous celle dont nous avons conscience - ne peuvent être attribués qu'au retour d'une mentalité primitive et exclusivement sauvage. Il est probable que la plupart des hommes peuvent se rappeler des cas similaires..., mais fréquemment l'instinct ranimé est d'un caractère si purement animal et si répugnant à nos sentiments raffinés ou humanitaires qu'on le dissimule jalousement et qu'on résiste à ses inspirations (militaires, marins, coureurs d'aventures).

« Alors, l'esprit est plus clair qu'il ne l'a jamais été, les nerfs sont d'acier ; on n'éprouve rien d'autre qu'une force, une audace, une fureur merveilleuse... Une sensation inédite, une nature nouvelle...

«          C'est pendant l'enfance et l'adolescence, lorsque les instincts sont à la surface, prêts à entrer en activité, que la seconde nature possédée par voie d'héritage est à son degré le plus faible : l'habitude n'a guère encore travaillé à filer son fin réseau

 

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d'influences restrictives du tempérament primitif. Le lacis se renforce continuellement dans la vie de l'individu, et, pour finir, celui-ci se trouve renfermé, comme la chenille, dans un impénétrable cocon. (Anima étouffée par Animus.) Seulement... il se produit dans la vie des instants miraculeux où le cocon se dissout soudain ou devient transparent et où l'homme se peut voir dans sa nudité originelle. Le ravissement que les enfants éprouvent en pénétrant dans les bois...

« C'est un épanouissement joyeux de cette espèce, la sensation éprouvée en revenant à un état mental que nous avons dépassé par la croissance, que j'éprouvais dans la solitude patagone. Car j'étais sans aucun doute revenu en arrière, et cet état d'intense vigilance, ou plutôt d'agilité mentale, avec suspension des facultés intellectuelles supérieures, représentait l'état mental du sauvage pur... »

On demandera : « Si la nature produit parfois cet effet sur nous, si elle rétablit instantanément la vieille harmonie disparue entre l'organisme et son entourage, pourquoi l'éprouverait-on plus intensément dans le désert patagon ? » Parce que, « dans les bois et fourrés sub-tropicaux..., il y a mouvement et éclat; de nouvelles formes, animales et végétales, apparaissent sans cesse, la curiosité et l'attente se trouvent excitées, et l'esprit est si occupé d'objets nouveaux que l'effet intégral d'une nature sauvage se trouve diminué. En Patagonie, la monotonie des plaines..., le gris universel de toutes choses, et l'absence... d'objets nouveaux pour l'oeil, laissent l'esprit libre et ouvert pour recevoir une impression d'ensemble de la nature ». C'est ainsi qu'une méditation trop intensément discursive gêne et paralyse la contemplation, etc., etc. (pp. 208-235). On voit bien que Hudson interprète d'une manière un peu simpliste, voire primaire, et ses propres expériences et le fait même de la quiétude. Il va sans dire qu'à sa philosophie je préfère celle de nos maîtres. Un des principaux mérites de ceux-ci est de ne pas opposer le primitif au civilisé, l'enfant à l'homme mûr, le prélogique au logique, l'introversion à la réflexion. Il leur suffit de les distinguer. Nous avons montré, du reste, et dans le présent volume, et plus longuement dans Prière et Poésie par où les quiétudes profanes se distinguent aussi de la quiétude proprement mystique (Prière et Poésie, ch. XVIII. Le poète et le mystique). Sur la quiétude, non plus chez le primitif, mais chez l'enfant, cf. les profondes observations de Dom Chapman dans l'article déjà cité de la Downside Review, pp. 13-14. Cf. aussi

 

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le R. P. Maréchal, passim; et notamment dans le chapitre qui a pour titre : A propos du sentiment de présence chez les profanes et chez les mystiques. Etudes sur la psychologie des mystiques, Bruges et Paris, 1924. Sur la suspension et donc sur la quiétude que provoque le sentiment du sublime, cf. les Oxford lectures on Poetry, de M. Bradley, Londres, 1909.

Les deux « éclairs » et le « je ne sais quoi », on voudra bien permettre à l'auteur de Prière et Poésie de signaler en deux mots aux curieux d'esthétique la distinction que nous venons d'établir sur un autre plan entre les « éclairs discursifs » qui traversent la contemplation, et les « éclairs de quiétude » qui traversent la méditation. Quand on essaie de décrire l'expérience poétique, on en revient toujours, de guerre lasse, au « je ne sais quoi ». Que ce « je ne sais quoi » ressemble à un éclair, nul, je crois, ne peut en douter. Mais, le plus souvent, ceux qui parlent de ces éclairs semblent croire, qu'ils naissent dans la zone discursive, s'il en est ainsi, pourquoi les vérités qu'ils nous révèlent soudain seraient-elles intraduisibles? « Ce que l'on conçoit bien », même dans un éclair, ne saurait être un je ne sais quoi. Voici là-dessus un beau texte de saint Augustin, cité et commenté par Saint-Marc Girardin.

 

« Nous n'atteignons jamais jusqu'où nous voulons, et cependant nous atteignons plus haut que nous ne l'eussions fait sans nos efforts; le but, qui recule devant nous, nous encourage et nous anime. Nous ne pouvons un peu que parce que nous voulons beaucoup... Tant éclate partout... ce contraste de grandeur et de misère, de faiblesse et de force, qui fait le fond du coeur et de l'esprit humain ». Je dirais plutôt : ce contraste - différence et non pas opposition, - entre Animus et Anima, entre le discours et la contemplation, entre la surface et le fond de l'âme. Il continue :

 

« Je cherche un exemple de cette force qui tient à notre impuissance même. Pardonnez-moi si je le prends dans mes paroles. Croyez-vous qu'en ce moment j'exprime tout ce que je veux? Non, je lutte contre l'impuissance que je sens de vous communiquer mon idée tout entière. J'ai en moi, j'ai devant l'oeil de mon esprit, l'image vive et nette de ma pensée; je la vois pleine de clarté et de lumière, et pourtant, je ne peux pas vous la montrer telle que je la vois; elle s'obscurcit avant de vous arriver ; il y a entre vous et moi, je ne sais quel brouillard

 

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qui l'efface à moitié. Mais, si je n'avais pas cette image qui brille devant mes yeux, pourrais-je parler? pourrais-je rien exprimer de mes pensées? Non. C'est parce que je ne suis pas complètement faible que je puis montrer quelques traits de l'idée que j'ai en moi. Si j'étais complètement fort, je vous représenterais, dans toute sa clarté, ce que je ne vois pas et ce que je ne puis dire qu'à moitié. Perpétuel témoignage de la contradiction qui est dans l'homme. »

Arrêtons-le ici. D'abord pour écarter ce mot de « contradiction » qui n'est pas juste. Une photographie manquée ne contredit pas l'image qu'elle noie dans le flou. Mais c'est le tout de l'expérience elle-même qui me semble faussé. Il croit avoir devant l'oeil de son esprit une « image vive et nette » de sa « pensée », et il n'en a qu'une image indistincte et confuse sans quoi, pourquoi n'arriverait-il pas à nous la montrer telle qu'il la voit. Il dira qu'il ne l'a vue, saisie, comprise, que dans un éclair. Mais cet éclair, il dépend de vous de le rallumer. C'est votre métier de docteur. Si vous n'arrivez pas à effacer ce brouillard, ce n'est pas qu'il s'étende entre vous et nous, mais entre vous-même et ce que vous appelez votre idée, ou votre pensée. Ce que vous cherchez en vain à nous communiquer, aucune pensée distincte ne vous l'a montré à vous-même. Il reprend :

« Que de fois, dit saint Augustin, que de fois, quand je prêchais, je me déplaisais à moi-même, poursuivant sans cesse un mieux dont mon âme jouissait (à la bonne heure : votre âme et non votre entendement), et que je ne pouvais pas atteindre par mes paroles (mais bien entendu, puisque ce dont votre âme profonde jouit, n'est pas une vérité, mais une réalité, c'est-à-dire quelque chose d'indéfinissable). Je m'affligeais que ma langue ne pût pas suffire à mon coeur » (mais elle n'y suffit jamais, comme si l'on disait : je m'afflige que mon oreille ne puisse pas voir). Je voulais que mes auditeurs comprissent ce que je comprenais moi-même, et je sentais que je ne parlais pas de manière à produire cet effet. (Boileau vous dira que c'est votre faute : ce que l'on comprend bien, tôt ou tard on doit arriver à le formuler de façon à le faire comprendre). Mon idée brillait devant moi comme un éclair et pénétrait mon intelligence d'une vive clarté ; mais mon expression était lente et tardive... Quelle différence ! tandis que ma parole se déroulait péniblement, déjà l'idée rapide et vive était rentrée dans la profondeur de l'intelligence ; et pourtant, c'était à l'aide des traces lumineuses qu'elle avait laissées sur son

 

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passage, que je pouvais retrouver quelques signes et exprimer quelques pensées ». Splendide passage et qui décrit fort bien une expérience proprement mystique, une contemplation, au plein sens du mot, mais qui, en la décrivant, la réintègre, si l'on peut dire, dans la zone discursive. L'éclair qui a brillé devant lui est un éclair de quiétude, une saisie soudaine et fugitive du réel. A quoi a succédé, comme il arrive normalement, un éclair discursif; « trace lumineuse » de l'activité contemplative, sa répercussion dans l'entendement. Toutes les « pensées » distinctes que cet éclair discursif lui a montrées, Augustin les exprime le mieux du monde. Ce qu'il ne peut exprimer c'est ce qu'il croit que lui a montré l'éclair de quiétude, lequel ne lui a rien montré du tout. Je m'excuse de ce jargon. Mais, par bonheur, voici quatre lignes de Diderot que cite fort à propos l'anthologiste chez qui je viens de rencontrer cette page de Saint-Marc Girardin : « Combien de choses senties et qui ne sont pas nommées : j'avoue que je n'ai jamais su dire ce que j'ai senti dans l'Andrienne de Térence et la Vénus de Médicis... Le sentiment est difficile sur l'expression : il la cherche et cependant ou il balbutie, ou il produit d'impatience un éclair de génie. Cet éclair n'est pas la chose qu'il sent, mais on l'aperçoit (cette chose, à savoir l'éclair de quiétude qui a précédé) à la lueur. » Hatzfeld et Meunier, Les critiques littéraires du XIX° siècle, Paris, 1894, pp. 117-119. On voit bien qu'apercevoir n'est pas le mot juste. Mais l'important est que Diderot ait si bien marqué la différence entre « un éclair de génie » - lequel ne peut être qu'une pensée distincte et donc traduisible - et « la chose » que l'on sent dans la contemplation.

 

 

 

 

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