I - CHAPITRE VI
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CHAPITRE VI : LES JÉSUITES ET LA DIFFUSION DU QUIÉTISME AU TEMPS DE LOUIS XIII

 

Nous avons raconté dans nos chapitres précédents la grande peur qui fut déchaînée en France au lendemain de l'Édit de Séville et dont l'écho nous est parvenu encore tout vibrant, dans le livre du P. Archange Ripault. C'est là, si l'on peut dire, la panique type, d'heureuses rencontres documentaires : l'alarme donnée par l'Édit de Séville ; les poursuites contre Laurent de Troyes d'abord, puis contre les Illuminés de Picardie ; le séjour de Madeleine de Flers à Maubuisson nous ayant permis de soumettre ce mouvement à une critique pressante dont les conclusions tendent à nous persuader que le péril quiétiste, dénoncé avec tant de fracas au cours de ces multiples affaires, ne présentait

 

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rien de si menaçant. D'autres paniques, dont le détail nous est moins connu, ont continué ou ressuscité celles-ci, maintenant chez nous, jusqu'à la majorité de Louis XIV, une défiance diffuse, endémique, toujours prête à exploser, à l'égard de la mystique propagande dont nos précédents volumes ont étudié le progrès constant. Ne pouvant ici, faute d'érudition et de place, rechercher toutes les traces littéraires qui sont restées de cette défiance, je me bornerai à l'explorer, et très sommairement, dans un des milieux spirituels où elle paraît de plus de conséquence, et où il nous est plus facile de la prendre sur le fait, je veux dire, chez les spirituels de la Compagnie de Jésus.

 

I. - Le témoignage du P. Lejeune, par où je commence, doit nous paraître d'autant plus impressionnant que ce grand, ce très grand spirituel ne pactise, ni de près, ni de loin avec ceux de son Ordre, à qui la contemplation parait plus ou moins stérile - pene sterilis, disait l'un d'entre eux - et dont la philosophie, expresse ou implicite, peu importe ramènerait le principal de la vie intérieure au culte ascétique du moi. Les plus hauts mystiques - un Lallemant, un Surin - n'inspirant à cette école qu'une compassion dédaigneuse et mêlée d'effroi, nous sommes bien sûrs qu'avant tout examen ils inclineront à soupçonner d'illusion, d'illuminisme, voire de quiétisme - au sens le plus rigoureux du mot - des personnages d'un génie moins éclatant et d'une vertu moins éprouvée. Combien plus significatives pour nous, les défiances que manifesterait un P. Lejeune en de pareils cas. Or, de fait sa correspondance nous apprend que, sans se porter aux outrances du P. Archange Ripault, il ne tenait pas le péril quiétiste pour imaginaire. A une supérieure de couvent qui lui avait soumis les écritures soi-disant mystiques d'une de ses filles.

 

Il y a des âmes, écrivait-il, qui n'ont rien que de commun, et qui cependant expliquent ce qui se passe en elles avec des termes assez sublimes ; elles se mettent en grand danger si elles

 

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trouvent des personnes qui semblent approuver, louer ou admirer ce qu'elles disent...

J'ai connu quelques personnes qui ont passé plusieurs années... dans l'innocence. Elles expliquaient leurs états par des termes bien plus relevés que cet écrit : un petit appui sur leurs lumières et sur leurs sentiments les a surpris. L'estime s'y est mise par leur propre applaudissement intérieur et par l'applaudissement des autres; elles sont tombées si lourdement qu'elles m'ont donné une grande épouvante.

 

Puis, venant à la conduite qu'il faudra tenir envers l'auteur de ces papiers transcendants :

 

Si je communiquais cette âme, continue-t-il, je ferais peu d'état des paroles qu'elle me dirait de son état passif, de sa solitude... ; mais je prendrais garde pour moi-même et pour les autres, si elle passe entre les lumières et les ténèbres pour aller à Jésus-Christ crucifié, et pour être crucifiée avec lui. Mon entretien serait court, notamment des choses qui paraissent sublimes ou extraordinaires, mais je prendrais garde au but où elle doit aller, au solide et à ce que Dieu veut d'une âme. Je le dis encore une fois j'ai été épouvanté par la chute, non pas d'une personne, mais de plusieurs dont les premiers commencements étaient admirables (1).

 

Et non moins expressément dans une autre letttre :

 

J'en ai vu autrefois qu'on tenait pour des sublimes et qui, en effet, avaient très bien commencé, mais, venant à perdre la déférence aux pensées des autres, sont tombées dans des abominations épouvantables (2).

 

Il faudrait être bien préoccupé ou bien sot pour ne pas sentir le poids d'un pareil témoignage, d'autant plus grave qu'il s'offre à nous dans une correspondance intime et non, comme les dénonciations du P. Archange, dans un ouvrage

 

(1) Epîtres spirituelles écrites à plusieurs personnes de piété... par une personne fort expérimentée dans la conduite des âmes (P. Lejeune), Paris, 1665, pp. 445-449

(2) Ib., p. 537.

 

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de polémique. Reste à en mesurer l'exacte portée. De son propre aveu, les « chutes » dont le P. Lejeune a gardé un si poignant souvenir, sont déjà anciennes. «J'en ai vu autrefois... » Si elles s'étaient renouvelées jusqu'à l'heure où il écrit sa lettre, et s'il voulait faire allusion à une épidémie persistante de scandales, il s'expliquerait d'une autre façon. Il ajoute bien qu'il a dans la pensée plus d'un illuminé, mais si plusieurs était pour lui synonyme de très nombreux, il ne manquerait pas de souligner une circonstance aussi aggravante. Bref, il se borne à mentionner quelques cas sporadiques de quiétisme, comme tous les siècles en ont vu se produire ; nous n'entendons pas ici le cri d'alarme de la sentinelle qui voit s'allumer de tous côtés et se propager un vaste incendie.

Au demeurant nous sommes en possession, je crois, d'identifier au moins la principale, et à coup sûr, la plus lamentable de ces chutes, Lejeune devant songer ici, ou uniquement, ou d'abord, à deux de ses anciens confrères, le trop fameux Jean Labadie, passé au protestantisme en 165r, et André Dabillon, son disciple, trop longtemps séduit (1).

D'où je conclurais, si la conjecture est exacte, que ces « abominations » proprement quiétistes, dont il est question, c'est-à-dire ces débauches, Lejeune ne les a connues que par la légende, accablante certes, mais peut-être aussi calomnieuse, qui s'est peu à peu développée autour de ce personnage. Tant que Labadie a vécu parmi eux, les jésuites dont plusieurs avaient été fascinés par ses dons éblouissants et par sa ferveur, n'ont vu en lui qu'un illuminé au sens bénin du mot; un visionnaire, qui tranchait volontiers

 

(1) Peut-être aussi fait-il allusion à tels autres incidents du même genre sur lesquels nous sommes mal renseignés. Celui, par exemple, de Pont-à-Mousson. « Depuis quelque temps (vers 164o-1645) la paix intérieure de notre maison avait été troublée par la faiblesse de quelques-uns des Nôtres qui s'entêtèrent dans une affaire de fausse spiritualité. Mais leur cause ayant été déférée au tribunal du Saint-Siège qui les condamna, ils furent chassés de la Compagnie ». L'Université de Pont-à-Mousson, histoire extraite des manuscrits du P. Nicolas Abram..., publiée par le P. A. Carayon, Paris, 187o, p. 532.

 

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du prophète et qui se flattait d'avoir reçu directement d'en haut mission de réformer l'Église. Il annonçait la fin du monde pour l'an 1666. Un déséquilibré, non un tartufe ni un débauché. Soit pitié, soit amitié, ils l'ont supporté longtemps, et n'auraient, semble-t-il, demandé qu'à le garder, espérant toujours qu'il guérirait de sa folie. Quant aux désordres qu'on lui prête, et qui, de toute façon, n'auraient éclaté qu'à la veille ou plutôt qu'au lendemain de son apostasie - dix ans après qu'il eut quitté la Compagnie (1639-165o) ; dix ans d'un vagabondage extravagant; - quant à ces désordres, sur lesquels, je le répète, le P. Lejeune n'a pu être renseigné immédiatement, j'attends, pour y croire qu'une critique sérieuse l'en ait décidément convaincu. Au demeurant il ne parait pas que ses premiers disciples l'aient suivi dans son exode, ce qui donne à croire qu'il ne les avait pas rendus quiétistes, ni même très sérieusement détraqués (1). D'où il suit enfin que, s'il l'a traversée, Labadie n'appartient pas à l'histoire que nous racontons présentement. Aussi ne le nommerais-je même pas s'il n'allait pas servir pendant longtemps - comme déjà nos deux ex-capucins, auxquels d'ailleurs je n'ai garde de l'assimiler - d'épouvantail, de leçon de choses. Voyez, aura-t-on souvent répété, voyez où peut conduire le mirage mystique. On commence par s'engouer de l'état passif et on finit par Genève (2).

 

(1) André Dabillon « entièrement revenu de ses erreurs » mourra curé de Magné, en Saintonge. Il est souvent question de lui dans le livre de M...

(2) Je n'ai pas à m'occuper plus longuement de Labadie : je donnerai ici néanmoins, puisque je ne la trouve nulle part, bien qu'elle saute aux yeux, la raison qui me déciderait, si nous n'en avions pas d'autres, à mettre en quarantaine la légende infâme de ce louche personnage. Il faut savoir qu'après avoir quitté les jésuites et vainement tenté de se faire agréer par l'Oratoire - le P. de Condren d'abord séduit vit bientôt qu'il avait affaire à un fou - Labadie se tourna du côté de Port-Royal, qui d'abord ne se montra pas insensible à ses avances. Grand prédicateur, d'une séduction extraordinaire et qui avait au moins les apparences d'une haute vertu. Un simple flirt, plus ou moins long, mais dont ces Messieurs n'auraient aucunement à rougir. Mais lorsque, plus tard - entre temps Labadie s'était fait carme - ce malheureux eût enfin passé au protestantisme, les ennemis de Port-Royal ne manquèrent pas d'exploiter - et avec le bruit que l'on imagine - la preuve vivante qu'ils pensaient tenir par là d'une liaison nécessaire entre le jansénisme et le calvinisme. De nombreux pamphlets orchestrent ce beau raisonnement. Autant dire en effet que la Compagnie de Jésus elle-même, qui avait façonné Labadie pendant quinze ans, était une école de calvinisme. Or, pour répondre, puisqu'il le fallait, à une accusation aussi inique, les jansénistes ne trouvèrent rien de mieux que d'attribuer l'apostasie de Labadie, non pas aux idées que celui-ci pouvait avoir sur la grâce, mais au scandale de sa conduite. C'est ainsi que Hermant composa tout un livre : Défense de la piété et de la foi de l'Eglise contre les impiétés de Jean Labadie, apostat, par le sieur de Saint-Julien, Paris, 1651, « pour convaincre cet apostat d'avoir quitté l'Eglise non à cause de la foi, mais par esprit de fanatisme et de débauche » (Mémoires de Peydau, p. 38). Voici donc tout un parti aux mille voix, aux mille plumes, intéressé à la honte de Labadie. Prenez par exemple - cent ans après l'événement - le dictionnaire du jansénisant Chaudon à l'article Labadie : vous y trouverez, et présentées comme des faits certains, les anecdotes les plus immondes. - De l'autre côté de la barricade, il n'y a pas d'apparence non plus qu'on se soit fait faute de s'approprier un moyen si facile de confondre les correligionnaires de Labadie et d'expliquer l'apostasie de leur chef. Aussi bien la pièce maîtresse du procès Labadie, je veux dire la lettre que lui adressa, pour tenter de l'arrêter au bord de l'abîme, le P. Sabré - bonhomme d'anachorète qui l'avait suivi au Carmel de La Gravelle, où il avait pu l'observer à loisir - cette lettre, dis je, n'apporte rien d'inquiétant sur le point particulier qui est présentement en question. Nous avons fini par nous convaincre, lui dit Sabré, « que ce que vous aviez entrepris était en beaucoup de chefs insoutenable, contraire aux ordres et aux usages de l'Eglise, à la discipline régulière, voire même aux bonnes moeurs. » Par où manifestement il veut dire, non pas du tout qu'ils ont pris Labadie en flagrant délit de débauche (car il ne faut pas beaucoup de temps ni de réflexion pour se convaincre de ces choses-là), mais que, sa fumeuse doctrine, d'une part, et de l'autre les extravagances de son allure, conduisaient logiquement au quiétisme. Il s'explique, du reste, fort bien à ce sujet : nous nous sommes peu à peu convaincus, dit-il en finissant, « que plusieurs de vos principes en matière de conduite étaient suspects et dangereux, tendant sous prétexte de spiritualité au libertinage, et fort approchants pour ne pas dire les mêmes que (ceux) des Adamites et des Illuminés ». Il n'accuse pas Labadie de libertinage, mais d'enseigner une doctrine qui logiquement doit conduire au libertinage ; et ce disant, le bon P. Sabré ne fait que répéter ce qu'on lui a dit pour l'amener lui-même à rompre avec Labadie. Mais ces désordres, il ne les a certainement pas constatés de ses yeux : rien n'étant plus transparent que les pratiques des Adamites, si Labadie les avait propagées autour de lui, le P. Sabré s'en serait aperçu, et il le lui reprocherait sans ambages. Le texte de ce document (qui, d'ailleurs, ne permet aucun doute sur la folie de Labadie), a été publié par A. de Lantenay (M. Bertrand), à l'appendice de sa brochure : Labadie et le Carmel de la Gravelle près de Bazas, Bordeaux, 1886 (tiré à 5o exemplaires). Brochure très érudite, mais d'une critique au-dessous du médiocre. On trouvera aussi des détails intéressants, et peu connus, dans les Mémoires de Feydeau, publiés par M. Jovy (Société des Sciences et des Arts de Vitry-le- François , Vitry, 19436). Feydeau, a dirigé une des anciennes dévotes de Labadie. « Je ne trouvai en elle, écrit-il, aucune des méchantes maximes, ni la mauvaise doctrine dont il s'est rendu depuis le partisan par son apostasie. Tout ce que je remarquai de lui par ce qu'elle me dit c'est qu'il avait un grand attrait pour se faire suivre et une grande autorité pour se faire obéir. Son talent pour prêcher et se faire aimer des femmes était surprenant, comme me le raconta M. de Caumartin, évêque d'Amiens. Il me dit que le cardinal de Richelieu, étant dans son diocèse... avait fait prêcher Labadie tous les jours, en ne l'avertissant que de jour à autre, et que tout le monde était ravi de t'entendre ; qu'il était vrai néanmoins, qu'on ne remportait rien de ses prédications et qu'on ne pouvait lire ce qu'il avait prêché. Après quelques années, cette fille me vint dire que son P. Labadie la demandait, qu'il était à Toulouse avec des filles qu'il conduisait et qu'elle espérait profiter beaucoup sous la conduite d'un homme si spirituel. Je lui défendis d'y aller... (elle obéit). L'hiver suivant nous apprîmes l'apostasie de Labadie. Elle me dit, lorsque je lui en parlai, que cette chute la ferait mourir. En effet, depuis ce temps-là elle n'eut plus de santé. Elle me dit à la mort qu'elle m'était.., obligée... surtout pour deux choses, la première de l'avoir empêchée de suivre Labadie, la seconde de lui avoir donné un grand respect pour les cérémonies de l'Eglise contre lesquelles Labadie l'avait prévenue. Ce fut par elle que nous eûmes des mémoires contre lui, et M. Hermant s'en servit très utilement dans le beau livre » dont j'ai parlé plus haut (p. 26 27). Très bien, mais ce n'est certainement pas cette pieuse fille qui a révélé à Hermant les « abominations s, j'entends les débauches de Labadie. Très certainement, elle n'avait rien soupçonné de tel. Comme ses amis les jansénistes, et comme beaucoup d'autres, Feydeau le voit quiétiste, et dès avant l'apostasie. M. de Caumartin, dit-il, « qui le fit chanoine d'une collégiale d'Amiens, découvrit qu'il était fort corrompu et le chassa » p. 37. Resterait à savoir si Feydeau tient ce détail de Caumartin lui-même ; ce qui, en effet, serait accablant. (Cf. là-dessus la brochure de Bertrand, pp. 26, seq.). Mais dans ce cas, on s'explique mal que l'évêque d'Amiens n'ait pas mis en garde l'évêque de Bazas qui, longtemps encore, gardera toute son estime à Labadie. Ajoutons à cela, qu'avant de l'accueillir parmi eux, les Protestants ont dû se renseigner sur son compte. La fidélité enthousiaste que lui garda jusqu'au bout Mlle Sehurmann donne aussi à réfléchir. C'est à elle, je crois, que sont adressées les quatre lettres sur l'Oraison et la Contemplation chrétienne, 2e édit., Amsterdam, 1688. Oeuvre médiocre et qui n'a même pas le mérite d'extravaguer.

 

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II. - Un autre jésuite, moins éminent que le P. Lejeune, mais assez considérable et qui ne doit pas être beaucoup

 

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plus prévenu que lui contre la . véritable mystique, le P. Nicolas Du Sault, nous retiendra plus longtemps. Un de ses livres : Caractères du vice et de la vertu pour faire un fidèle discernement de l'un et de l'autre, Paris, 1655, semble en effet nous promettre, à vue de pays, des renseignements moins vagues et surtout plus copieux sur le sujet qui nous intéresse. Trois longs chapitres : Caractère du faux spirituel; Caractère des Illuminés; Caractère de quelques autres Illuminés; soit quelque cent pages et comme une suite aux Abominations foudroyées vingt ans plus tôt par le P. Archange (1632-1655).

Ce qu'il y a de plus inquiétant - ou, qui sait? de plus rassurant - dans ce livre,, c'est le millésime, relativement tardif, qu'il arbore : 1655. Une foule d'autres indices m'eussent fait croire, en effet, qu'à cette date, chez nous, j'entends dans les milieux catholiques, le quiétisme ne

 

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battait plus que d'une aile, si tant est qu'il en eut jamais eu deux, et d'épervier. Il est vrai que, deux ans plus tard, éclatera la bombe du P. Chéron contre les mystiques ; mais Chéron, qui retarde un peu lui aussi, ne nous montre plus les « abominations » quiétistes qu'au dernier plan de son tableau. Les mystiques du P. Chéron sont plus brouillés avec le bon sens qu'avec la morale. Non que, à l'heure où écrit Du Sault, l'antimysticisme ait désarmé. Nous ne sommes plus au temps des miracles. Il s'apaise toutefois ; chacun des deux partis commence à mettre de l'eau dans son vin, si je puis m'exprimer ainsi; une entente, assez maussade encore, mais effective, se dessine. C'est ainsi, du moins, que je vois les choses, tout prêt d'ailleurs à changer d'avis si les dénonciations du P. Du Sault m'y obligent. Je me heurte néanmoins, dès ses premiers chapitres, à, de curieux paragraphes, assez enflammés déjà et qui m'ont tout l'air de partir en guerre contre des moulins à vent.

 

Il se fait, écrit-il, comme une espèce de cabale entre les faux spirituels, ou par sympathie d'humeur, ou par conformité de doctrine, ou par une certaine présomption d'eux-mêmes et mépris des autres, en quoi ils s'accordent tous... Ils se recommandent réciproquement les uns les autres avec des éloges souvent aussi contraires à la vérité par des amplifications excessives qu'à la charité par de manifestes médisances. Demandez-leur par exemple quel jugement ils font d'un tel et d'un tel avec lequel ils sont liés ; et ils vous répondront aussitôt que ce sont des personnes d'une haute vertu..., qui entendent éminemment le secret de la conduite des âmes... Que si vous leur demandez ensuite ce qu'ils pensent de quelques autres,

 

pour descendre dans le concret, mettons : de quelques Pères de la Compagnie,

 

qui font état de s'employer en cette même fonction de la conduite des âmes, et qui semblent le faire avec fruit, ou pour le moins avec réputation,

 

la jolie phrase, et d'un goût parfait!

 

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ils vous diront que ce n'est pas leur fait, qu'ils ne sont pas capables de se conduire eux-mêmes..., et que la première faute qu'ils font c'est de ne s'adresser pas à eux pour être désabusés. Qu'ils sont bons philosophes, passables théologiens, prédicateurs, docteurs et tout ce qu'il vous plaira, mais non pas directeurs et que c'est un métier où ils n'entendent rien. Qu'ils ne savent pas les voies de Dieu dans ses créatures, les divers dons d'oraison et de contemplation, les élévations, transformations, unions, concentrations..., dont à peine seulement ont-ils ouï parler. Que ce sont au reste des hommes politiques, grossiers, charnels, pleins de l'esprit du monde... Et après mille médisances de ces personnes, ils concluent que c'est vouloir se perdre que de les choisir ou de les consulter pour sa direction (1).

 

En faut-il davantage pour que nous soient révélées les raisons de derrière la tête qui ont dicté son livre au P. Du Sault. Manifestement il veut confondre certains calomniateurs qui ont blessé la Compagnie, mais au point le plus sensible de ses oeuvres vives; c'est la direction des âmes. En 1655, les Provinciales ne circulent pas encore, mais la Fréquente d'Arnauld a déjà sonné la charge, non pas comme je l'ai montré dans un volume précédent, contre la communion elle-même, mais contre les confesseurs et les directeurs jésuites. Pas n'est besoin de lire deux fois les lignes que je viens de transcrire pour voir que ce « caractère du faux spirituel » est aussi et d'abord le portrait du janséniste. Il y a là, sans doute, quelques traits qui d'abord ne semblent pas répondre à l'original, Port-Royal n'ayant jamais accusé les jésuites de mépriser les « transformations, unions, concentrations et autres opérations semblables ». On peut donc croire que Du Sault fait ici d'une pierre deux coups, réunissant dans une seule et même prosopopée deux écoles très différentes l'une de l'autre et qui ne se rejoignent que par une commune animosité contre les jésuites, Port-Royal d'un côté et certains hypermystiques de l'autre. Mais il me semble plutôt que Du Sault ne songe pas à ces différences.

 

(1) Caractères du vice et de la vertu, pp. 203-207.

 

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Nous savons, en effet, que dans la confusion du premier branle-bas contre Port-Royal, on allait jusqu'à soupçonner Saint-Cyran et les autres de connivence avec les fauteurs des spiritualistes nouvelles, avec le P. Laurent par exemple, voire avec Jean Labadie. Ils sentaient, pour ainsi dire, tous les fagots : pourquoi pas ceux de Séville? Pour d'assez nombreux polémistes, illuminé a été pendant assez longtemps synonyme de janséniste. Tel que je viens de le retracer, conclut le P. Du Sault, ce caractère des faux spirituels, ou des jansénistes

 

n'est qu'une disposition à celui des Illuminés dont nous (allons traiter)..., pour ce que ceux-là semblent finir par où ceux-ci commencent (1).

 

Ces dernières lignes nous livrent la clef de tout l'ouvrage. C'est bien sans doute au quiétisme que s'attaque le P. Du Sault dans les chapitres qui vont suivre, mais c'est aussi, et peut-être plus encore au jansénisme lui-même, et très logiquement puisque ce jansénisme est pour lui comme le fourrier du quiétisme. Principiis obsta... D'où chez lui peut-être une tendance à exagérer la menace présente, les progrès persistants du second de ces fléaux. Plus grave sera le péril quiétiste, plus malfaisants devront nous paraître les disciples de Saint-Cyran et du grand Arnauld.

 

III. - Rien ou peu de chose à retenir de ses vues générales sur l'illuminisme, le Caractère de l'Illuminé en soi, par où le P. Du Sault entre en matière. Léon X, Gerson, Cajetan, lui ont dicté un à un tous les traits de ce tableau, d'ailleurs fort bien présenté, et, comme nous devions nous y attendre, l'Edit de Séville (2). Rien là, veux-je dire, sur la situation présente de l'illuminisme chez nous. D'ici de là néanmoins,

 

(1) Caractère, p. 2o8.

(2) On nous renvoie, pour le texte de l'Edit, non plus au Mercure de France, comme avait fait le P. Archange, mais à Sponde, année 1623, et au Mercure gallo-belge de la même année. On se souvient peut-être que le Mercure de France avait emprunté ce texte à son frère, le gallo-belge.

 

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quelques évocations moins lointaines, mais par trop insuffisantes. On nous avertit, par exemple, que la « semence » de l'illuminisme espagnol ne fut pas « tellement éteinte » par la condamnation de 1623,

 

qu'elle n'ait produit depuis de nouveaux germes et qu'elle ne pousse encore tous les jours des rejetons qui se provignent insensiblement en divers endroits sous couleur de dévotion et de perfection (1).

 

Nous voilà bien avancés. « Je pourrais ici », dit-il encore,

 

découvrir d'étranges mystères, mais je n'oserais passer plus avant, ni parler plus clairement en une matière de cette nature. Ce que j'en dis et que j'indique plus que je ne déclare, n'est que pour faire voir les ruses de Satan aux âmes qui s'y laissent surprendre..., même des plus saintes et des plus innocentes (2).

 

Il a bien « entre les mains », nous assure-t-il encore, « une infinité d'histoires mémorables, soit des siècles passés, soit même de notre temps (3) », qui prouveraient qu'il

ne parle pas en l'air, mais de cette infinité il ne rapporte qu'une seule, et qui, par malheur nous était déjà bien

connue. La voici, du reste :

 

Je ne me souviens jamais sans frémir de ce que j'ai vu d'autre-fois sur ce sujet, considérant d'une part des commencements merveilleux, et de l'autre des issues déplorables et épouvantables,

Ou je me trompe fort, ou il songe ici à son ancien confrère, Jean Labadie.

 

Un prophète décrit l'un et l'autre ingénieusement en ces trois ou quatre mots. Qui nutriebantur in croceis amplexati sunt stercora. Ceux qui se nourrissaient dans la pourpre se sont couchés comme des pourceaux dans l'ordure... Saurait-on rien

 

(1) Ib., p. 225.

(2) Ib., p. 23o.

(3) p. 233.

 

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dire de plus efficace, pour faire concevoir aux fidèles l'horreur qu'ils doivent avoir de la vie et de la doctrine des Illuminés ?

 

Nous voulons bien, mais comment ne pas songer, d'une part, qu'en 1655 il y a déjà quinze ans que Labadie a quitté la Compagnie et que, par suite, le P. Du Sault ne peut connaître l'inconduite de cet apostat que par la rumeur publique; d'autre part, que cette aventure déjà vieille a toutes les apparences d'une exception. Si l'on avait « sous la main » des exemples tout ensemble, plus récents et plus significatifs d'une propagande et d'une contagion quiétiste plus alarmantes, on les verserait au débat. Mais, sans doute, le P. Du Sault nous donnera-t-il enfin ses preuves dans le chapitre qu'il a consacré à « quelques autres nouveaux Illuminés ». Hélas, non !

 

IV. - Ceux-ci, du reste, il avoue qu'il ne les a pas rencontrés sur son chemin ; et qu'il ne les connaît que par des on-dit.

 

J'ai souvent ouï parler, depuis quelques années, d'une autre espèce d'Illuminés qui ont commencé de s'élever en divers lieux et à diverses reprises, sous la conduite de trois ou quatre jeunes hommes, assez bien faits en apparence, dont Satan se servait comme de pigeons masqués pour en attirer d'autres. C'étaient de petits prophètes et de petits saints, qui ne manquaient pas de bonnes qualités naturelles, et prétendaient en avoir de surnaturelles en beaucoup plus grand nombre, et fort éminentes au-dessus du commun ; mais ils n'avaient pas assurément la soumission et l'humilité qui sont les principales de toutes.

 

Bien entendu, mais si on avait à leur reprocher les « abominations » quiétistes, Du Sault le dirait. Non, rien de pareil. Simplement une petite épidémie de snobisme

pseudo-mystique, plus ridicule que vraiment dangereuse.

 

Ces petits Jérémies... déploraient.., l'illusion, disaient-ils, de

 

(1) Caractères, pp. 246-247.

 

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quantité de bonnes âmes, qui font profession de la vie spirituelle et néanmoins n'ont jamais su que c'est des fonctions de cette vie... On ne les entendait parler... que de visions... de simplifications, langueurs, sommeils... élévations, nuits, rayons, anéantissements de l'âme et de mille extravagances... Ils écrivaient en beaux termes tous les mouvements et toutes les lumières qu'ils disaient avoir reçues en leur haute contemplation et les faisaient courir de main en main comme des nouvelles du ciel. Toute la cabale les lisait avec vénération et parlait... de faire des informations pour canoniser ces nouveaux saints... S'ils savaient à dix lieues loin une personne... qui se mêlât de prédire les choses à venir, sans jamais l'avoir ni vue, ni ouïe, ils recevaient ses songes comme des prophéties, ils l'envoyaient visiter comme un ange du ciel... Enfin, ils avaient mille autres illusions que je serais trop long à déduire (1).

 

C'est là, ce qu'on appelle, je crois, une histoire à dormir debout. Nous ne pouvons naturellement pas identifier les « trois ou quatre jeunes hommes » qui dirigent cette confrérie : mais j'ai beaucoup de peine à les prendre au sérieux et plus encore au tragique. Au demeurant, et pour comble de déception, on nous a prévenus dès le début qu'en 1655, ces néo-illuminés, semblables de ce chef à ceux de Séville et à Labadie, ne sont plus qu'un souvenir.

 

Je crois bien qu'il ne reste rien ou presque rien plus, par la grâce de Dieu, de ces mauvais rejetons; néanmoins puisqu'on les a vus déjà repousser deux ou trois fois par le passé, et qu'ils pourraient encore renaître à l'avenir, j'ai cru qu'il ne serait pas hors de propos d'en dire ici quelque chose qui serve de marque pour les reconnaître, et de précaution pour s'en prendre garde, s'ils paraissaient derechef. Un averti en vaut deux (2).

 

Bien entendu. Et, après tout, il n'est pas non plus tout à fait inutile de mettre le public en garde contre les panthères qui, d'aventure, sortiraient de leurs cages et se promèneraient sur le trottoir. Que ne disait-il plus tôt qu'il

 

(1) Caractères, pp. 247-255.

(2) Ib., p. 248.

 

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parlait ici en prédicateur ou en moraliste et que les historiens perdraient leur temps à le lire? Mais non, ce n'est pas du temps perdu, si nous avons appris, une fois encore sur un exemple aussi transparent, comment naissent le plus souvent et se propagent ces dangereuses paniques. Sur la foi de vagues racontars qu'il n'a pas pris la peine de contrôler, un homme grave publie tout un livre où il dénonce les abominations du quiétisme contemporain, comptant bien du reste par là qu'il fera coup double et qu'avec les Illuminés il terrassera les jansénistes. Un vieux spirituel, justement vénéré de tous. Qui ne le croira ? Demain quarante prédicateurs l'amplifieront du haut de la chaire, au gré des passions inférieures qui, à leur insu, redoublent leur zèle. Après-demain, la France entière sera quiétiste.

 

 

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