I - CHAPITRE VII
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CHAPITRE VII : LES PREMIERS ASSAUTS CONTRE LE PUR AMOUR

 

Nous ignorions communément jusqu'ici que; dans la querelle du quiétisme, Pascal s'était prononcé contre Bossuet. Si on l'avait su, qui ne voit que, sur un des trois ou quatre problèmes fondamentaux, la face de la critique - religieuse, morale et littéraire - eût été changée. Le nez de Cléopâtre... Brunetière, par exemple, s'il avait soupçonné que, par delà Fénelon, ses coups étourdis atteignaient Pascal, n'aurait sans doute pas traité de fou dangereux l'impertinent qui s'était permis de tenir tête à Bossuet. De l'autre côté, quelle fortune pour les rares indépendants qui demandent depuis quelques vingt années qu'on applique enfin à la révision de ce vieux procès les règles ordinaires du droit et de la méthode ! J'entends certes bien que l'autorité inopinément conjuguée de Pascal et de Fénelon ne suffirait pis à trancher un débat de cette nature. Que Bossuet raisonne mieux que ses adversaires, quels qu'ils soient, et nous conviendrons avec lui que l'amour désintéressé n'est qu'une vision. Mais désormais son prestige n'affolera plus les balances de l'histoire, comme il l'a fait trop longtemps. Et du coup la partie est presque gagnée.

Il va, du reste, sans dire que l'accord de ces deux mystiques, bien que réel et profond, n'a rien d'une alliance consciente et concertée. Pascal naturellement ne s'en est pas douté, puisqu'il avait cessé de vivre plus de trente ans avant l'apparition des Maximes des Saints. Pour Fénelon, il n'en souffle mot ; peut-être ne s'est-il pas avisé de cette unanimité foncière, ou bien il l'aura jugée compromettante,

 

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Quoi qu'il en soit, nous affirmons simplement - et c'est assez beau déjà - que Pascal a vigoureusement défendu contre les pré-Bossuet de son temps, une doctrine toute semblable à celle que devait un jour foudroyer le vrai Bossuet. Nous l'aurons bientôt démontré.

Nous partons de trois lignes de Fénelon qui ont passé jusqu'ici presque inaperçues et qui cependant auraient dû enflammer la curiosité de l'historien le plus novice. Dans le mémoire où il justifie « les principales propositions » des Maximes, « par des expressions plus fortes des saints auteurs », « on sait, écrit-il, qu'en 1639... le disciple bien-aimé de saint François de Sales (Camus) fut attaqué sur les mêmes raisons qu'on allègue contre moi et qu'après une longue controverse sa doctrine prévalut (1) ». Vous lisez bien : une préquerelle du quiétisme, qui s'allume chez nous vers la fin du règne de Louis XIII, qui sévit longtemps et qui s'achève par la victoire du pur amour. Ne sommes-nous pas aussi infortunés qu'impardonnables d'avoir ignoré un événement de cette importance et si clairement rappelé dans un texte qui est à la portée de toutes les mains ? Il est vrai que Fénelon a oublié ou qu'il a volontairement négligé de nommer le pré-Bossuet qui avait alors déclaré la guerre

au disciple chéri de François de Sales. Qu'à cela ne tienne. Tous les contemporains de Camus savaient le nom de ce personnage ou un de ces noms. C'est le jésuite Antoine Sirmond. Et nous revoici en pays connu, je veux dire au beau milieu des Provinciales.

 

Je vois bien, répondit le Père..., que vous avez besoin de savoir la doctrine de nos Pères touchant l'amour de Dieu. C'est le dernier trait de leur morale. Notre P. Antoine Sirmond, qui triomphe sur cette matière, dans son admirable livre de la Défense de la vertu...

 

et le reste qui est dans toutes les mémoires. Encore un pas et

 

(1) Oeuvres de Fénelon, III, p. 292.

 

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nous touchons au but. Il se trouve, en effet, que ce livre du P. Sirmond, La défense de la vertu, est une réponse au livre de Camus qui a pour titre : La défense du pur amour. Camus, Pascal, M. de Cambrai, ils se tiennent donc tous les trois comme se tiennent, dans la tranchée d'en face, Antoine Sirmond et M. de Meaux. Qu'on veuille bien prendre ces conclusions pour ce qu'elles sont : une géométrie anguleuse et desséchée. Chemin faisant, à mesure qu'elles reprendront les couleurs de la vie, j'espère qu'on les trouvera aussi peu troublantes, aussi attrayantes même qu'elles me paraissent justes. Aussi bien, le duel final entre Bossuet et Fénelon, quoique je ne le perde jamais de vue, ne fait-il pas l'objet immédiat du chapitre où nous entrons. Seule va nous occuper ici la controverse antérieure qui mit aux prises Camus et Sirmond et dont nous avons assez fait pressentir déjà l'extrême intérêt. En vérité les premiers actes de ce long drame méritent plus, beaucoup plus, que le dernier de passionner l'historien, je ne dis pas des humaines faiblesses, mais du sentiment religieux.

 

I. - Il y a deux Sirmond : Jacques (1559-1631) et Antoine (1592-1643) ; l'oncle et le neveu ; le géant et le nain (1). Moins parfaitement sot peut-être qu'on ne l'a dit, celui-ci aurait été oublié dès avant sa mort, si Camus en 1641, Pascal ensuite en 1656, enfin Boileau en 1695, ne lui avaient conféré, en le bafouant, une sorte d'immortalité. Ajoutez à ce poids de gloire tant de théologiens, qui, soit en réfutant le P. Antoine, soit en se hasardant à le défendre, lui ont conservé, pendant si longtemps, une apparence de survie. Aujourd'hui, il

 

(1) Il y en a bien un troisième, et à proprement parler le seul ou le plus immortel des trois, puisqu'il fut de l'Académie. Neveu du grand Jacques, frère du petit Antoine. Mort en 1649. Il avait proposé à ses confrères de « s'engager chaque année par serment à n'employer jamais que les mots approuvés par l'Académie ». Avec cela, poète latin de quelque mérite. Flatteur éperdu de Richelieu. Il n'est pas impossible qu'Antoine aussi ait été aux gages du Cardinal. En tous cas, il est certain, comme nous verrons, que dans cette première querelle du quiétisme, le pré-Bossuet de 1641, avait la police à ses ordres. Jean servait peut-être d'agent de liaison entre son frère et Richelieu.

 

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n'existe plus qu'en vertu des chiquenaudes rituelles que lui décochent les gardiens expirants de l'orthodoxie janséniste. Ses frères eux-mêmes semblent l'avoir oublié comme tout le monde, si bien que je n'entreprends pas sans quelque remords de retourner ce pâle martyr sur son gril et de le rendre à l'histoire (1).

Il le faut pourtant. Si insignifiant qu'il paraisse aussi longtemps qu'il ne représente que lui-même, Antoine Sirmond devient assez considérable dès qu'on le replonge dans la mêlée spirituelle de son époque. D'autant plus digne d'attention qu'il est plus médiocre, plus incapable de penser tout seul, il a pour nous le mérite d'amplifier, d'épaissir, jusqu'à la rendre odieuse ou absurde, mais aussi moins insaisissable, la philosophie religieuse de plus intelligents que lui, de plus sages et de plus fervents. Non pas du tout, ce qu'à Dieu ne plaise, la doctrine foncière de l'Ordre qui l'a formé, ni de saint Ignace. Les théories d'Antoine Sirmond, nous le montrerons plus loin, ne choquent pas moins les grands spirituels et les grands théologiens de la Compagnie qu'elles n'ont scandalisé Camus, Pascal ou Boileau. Mieux encore, il gêne visiblement ceux-là mêmes de ses frères qui éprouvent moins de répugnance à le lire et qui se sont fatigués à le blanchir. Reste néanmoins qu'avec l'outrance dialectique des pense-petit cet enfant terrible n'a guère fait que transporter dans l'ordre spéculatif les tendances informulées qui fermentaient depuis trois ou quatre générations chez un certain nombre de jésuites. J'ai déjà tenté à maintes reprises de démêler les causes lointaines et de suivre les manifestations diverses de ce mouvement que, faute d'un meilleur mot, j'ai baptisé : ascéticisme (2). Le. R. P. Doncoeur

 

(1) Dans sa grande histoire de la Compagnie de Jésus en France, le R. P. Fouqueray n'a pas cru devoir consacrer une seule ligne au pauvre Antoine ; le R. P. Brucker non plus.

(2) Cf. La métaphysique des Saints, IVe partie, L'angoisse de Bourdaloue, et mon petit mémoire : Ascèse et prière, dans l'Introduction à la philosophie de la prière. Une des misères d'ascéticisme est que ce mot existe déjà en anglais où il est exactement synonyme d'ascétisme. Pleinement d'accord avec moi sur le fond des choses M. K. Kirk dans les Bampton Lectures de 1928 (The vision of God, 1931) me reproche très justement ce néologisme qui n'en est un que pour nous.

 

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préférerait : moralisme religieux ou moralisme tout court. Pourquoi pas : semi-stoïcisme ou stoïcisme-chrétien? Quoi qu'il en soit, les sévères syllabes d'ascéticisme ont du moins l'avantage de fixer, pour ainsi parler, l'atmosphère de noble sérénité qui seule convient à ces controverses délicates et d'exorciser déjà, par leur seule vertu, les tenaces calomnies qui planent, depuis les Provinciales, sur l'école du P. Sirmond. Que l'on comprenne donc enfin que, dans la présente querelle, il ne s'agit pas de morale, mais de religion pure. Pour la règle des moeurs, Sirmond ne parait ni plus relâché ni moins exigeant que ses adversaires. Il pense même l'être davantage, en quoi, du reste, il se trompe de tout en tout. Nulle opposition de ce chef entre les deux écoles ; elles ne se heurtent que sur le plan religieux, l'une soutenant la primauté des vertus morales et de l'ascèse, l'autre des théologales et de la prière. Cette opposition, du reste, éclatera bientôt d'elle-même, avec une netteté saisissante, dans ce beau débat où vont s'affronter deux philosophies de la religion : l'anthropocentrisme ascétique d'Antoine Sirmond et le théocentrisme mystique de l'évêque de Belley (1).

 

(1) Et non pas, comme les commentateurs des Provinciales le donneraient à croire, deux théologies de la grâce. N'oublions donc pas que la Xe Provinciale (1656) est postérieure de quinze ans à notre débat (1639-1642). Aussi bien l'Augustinus vient-il à peine de paraître, en 164o. Il n'y a encore de jansénistes qu'en puissance. Il est vrai que, dès 1641, Port-Royal, en la personne d'Arnauld, réfuta le P. Sirmond. (Extrait de quelques erreurs... Oeuvres d'Arnauld, XXIX, pp. 1 à 15). Mais lorsque parut cette plaquette, qui, d'ailleurs, n'est pas janséniste, Camus était déjà et depuis plus d'un an, sur la brèche. Arnauld reviendra plus tard à ce sujet, mais, en 1656, et pour soutenir la Xe Provinciale (Dissertation théologique sur le commandement d'aimer Dieu, Oeuvres, ib., pp. 16-17 ». Nicole Wendrock s'appropriera ce dernier travail, qui reste une des pièces principales du dossier Sirmond (Cf. le Wendrock traduit en français, Amsterdam, II, pp. 252-335). C'est donc brouiller les dates que de rattacher la bataille pour ou contre Sirmond à l'agitation pour ou contre Jansénius. Quelques lignes de G. Hermant auraient dû mettre les pascalisants en garde contre cette confusion (Mémoires, I, p. 35) où est mentionnée l'intervention de Camus. Même du reste quand il se trouve d'accord avec eux, les jansénistes n'aiment pas Camus et ils l'escamotent volontiers; ayant pour cela d'excellentes raisons, car il n'est certainement pas des leurs. Plus libre d'esprit et mieux informé que les éditeurs des Provinciales (Grands Ecrivains, M. Strowski a signalé brièvement l'importance de l'affaire Sirmond (Cf Pascal et son temps, Paris, 1908, III, p. 1o6).

 

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De ces deux philosophies, celle que défend Camus est seule digne de ce nom : doctrine positive, qu'ont toujours supposée ou qu'ont lentement élaborée, soit les Pères de l'Église, soit les Docteurs du moyen âge; qu'ont creusée plus avant, sublimée, raffinée même peut-être à l'excès, les mystiques des XIV°, XV° et XVI° siècles, et qu'ont enfin plus rigoureusement construite, en la simplifiant du reste, nos maîtres du XVII° siècle, François de Sales, Bérulle, Chardon, Lallemant, tant d'autres. Nous avons longuement présenté leur synthèse dans nos volumes sur la Métaphysique des Saints (1).

« Tout a été fait pour l'oraison », disait saint François de Sales. Primum regnum Dei ; religion d'abord, amour et prière. Ainsi ramené à ses axiomes fondamentaux, cette doctrine spirituelle ne se distingue pas du christianisme lui-même. On imagine donc mal qu'à ce théocentrisme absolu se soit jamais opposé, dans l'histoire de la pensée chrétienne, un anthropocentrisme également absolu, conscient, systématique. D'où vient l'extrême difficulté où, pour mieux dire, l'heureuse impossibilité où nous nous trouvons de définir la doctrine contraire. Elle ne peut être qu'un esprit, qu'un amalgame plus ou moins cohérent de tendances ou de répugnances confuses. Elle nie plutôt qu'elle n'affirme ; elle critique plus qu'elle n'édifie. Sans mettre en question la primauté du divin, ils tendent à l'atténuer, ou à l'exiler parmi les pures spéculations. Ils pensent qu'à faire sonner trop haut cette primauté et avec une insistance trop exclusive, on risque, ou bien d'accabler les âmes communes, ou bien de faire oublier aux âmes d'élite les exigences multiformes du devoir moral. Ils ne diront jamais : quis ut homo ! mais ils demandent qu'au lieu de tant s'occuper de

 

(1) Dans ses Bampton Lectures de 1928, que j'ai déjà mentionnées. M. K. Kirck décrit longuement l'évolution que je viens de résumer en une phrase.

 

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Dieu, de ses attributs, et de son lointain mystère, on se voue tout entier au rude travail, plus clair, et qu'ils jugent plus pressant, de la perfection. Ils ressemblent un peu à ces députés de l'ancienne opposition qui rognaient sur la liste civile : aucun d'eux ne rêve de détrôner le monarque, mais ils ont l'air de trouver qu'il tient trop de place. Comparaison ridicule, je le sais bien, mais qui vient spontanément à l'esprit, quand on médite les élucubrations de Sirmond et de ses continuateurs. Obligés qu'ils sont de se passer de métaphysique, ils ne sauraient former une école au sens propre de ce mot. Rien chez eux qui réponde à l'unanimité constante du bloc théocentriste. Il y a infiniment plus loin, par exemple, de Sirmond à Bourdaloue que du P. Lallemant à Bérulle (1). Mais l'unité de leur front redevient sensible dans l'offensive, qui est naturellement leur partie forte et où s'absorbe volontiers leur activité littéraire. Ils excellent à embarrasser l'adversaire, à stigmatiser ses expressions mal venues, ses obscurités, des outrances (2). Simples chicanes parfois, mais parfois critiques très justes : parfois superflues, parfois nécessaires, et qui leur assurent un triomphe d'autant plus facile qu'elles les dispensent d'arborer leurs propres couleurs (3).

 

(1) Dans le Sermon sur l'Amour de Dieu, Bourdaloue ne nomme pas Sirmoud, mais je crois bien qu'il se propose expressément de le jeter à la mer. Cf. B. Griselle, Les sermons de Bourdaloue sur l'Amour de Dieu, Lille, 1901. Cf. l'Excursus A.

(2) Le P. Surin lui-même, bien que d'un sublime quelque peu troublant, dénonce comme suspect le sublime de Bérulle. Quis tulent Gra hos... Cf. un texte de lui, sine ictu, commenté avec une complaisance trop solennelle par le R. P. Harent, Recherches de Science religieuse, mai-août 1924, pp. 297-298.

(3) « The skill of a disputant mainly consist in securing an offensive position, fastening on the weaker points of his adversary's systen, and no t relaxing his hold till the later sinks under his impetuosity, without having, the opportunity to display the strength of his own cause and to bring it to bear upon his opponent ». Newman explique par là les prodigieux succès de l'arianisme. « It owed them to the circumstance of its being (in its original form) a sceptical rather than a dogmatic system ; to its proposing to inquire into and reform the received creed, rather than to hazard one of its own ». Newman, The Arians of the fourth century, Londres, 1854, pp. 15-16. Ai-je besoin d'ajouter que le rapprochement ne porte ici que sur le procédé - également négatif et critique de hart et d'autre – et qu'on ne songe pas à soupçonner d'arianisme les adversaires du théocentrisme mystique.

 

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II. - Ce n'est pas le P. Sirmond qui a mis le feu aux poudres, mais ce n'est pas non plus du côté de Camus que sont partis les premiers coups. Lorsque paraît en 1641 le livre de Sirmond : La défense de la vertu, il y a déjà quelque trente ans que se poursuivent de violentes campagnes contre les modérés du front mystique - je veux dire contre l'École bérullienne - pendant que, sous la poussée de réactions toutes voisines, se poursuivent aussi contre des mystiques plus avancés, voire moins équilibrés, les campagnes que nous rappelions tantôt. Mais nous avons déjà raconté, dans notre troisième volume, les assauts qu'eurent à subir, de 161o à 1625, le « voeu de servitude » dressé par Bérulle à l'usage de ses carmélites, et le Discours sur les grandeurs de Jésus qui fut écrit d'abord pour répondre à ces assauts (1). Nous connaissons aussi déjà les dénonciations passionnées et calomnieuses par où l'on tenta, vers 1633 et 1634, d'exterminer le Chapelet du Saint-Sacrement, pratique de dévotion, éperdûment théocentriste, qu'avait imaginée la Mère Agnès Arnauld, sous l'inspiration directe, voire sous la dictée de Condren (2). Le théâtre des opérations change peu ou prou,

 

(1) Quelques maladroits à qui déplaît, semble-t-il, le prestige croissant de l'Ecole française, et persuadés, semble-t-il aussi, qu'il importe au bien des âmes que Bérulle soit disqualifié, n'importe du reste par quels moyens, des maladroits, disons-nous, ont essayé récemment de renouveler ces attaques lamentables, sur lesquelles j'avais, moi-même, passé aussi légèrement que possible, dans mon tome III (Ecole française, pp. 191, seq.). Je trouve, fort à propos, dans un très beau livre qui vient de paraître, quelques lignes excellentes sur le « voeu de servitude » et sur « la dévotion du saint esclavage ». « On se passait alors dans les milieux dévots une formule de consécration à Jésus et à Marie qui était de sa main (Bérulle). Aussitôt les libelles diffamatoires de pleuvoir sur le saint religieux qui venait de lancer « un nouveau voeu de religion ». Dix ans Bérulle ne répondit rien aux attaques... Enfin, le moment venu, il n'eut pas de peine à se justifier. Bérulle légitime tout d'abord la dévotion du saint esclavage... par les obligations de nos voeux de baptême, le voeu de servitude n'étant que la ratification de ces voeux ». R. P. Clément Dillenschneider : La mariologie de saint Alphonse de Liguori, Fribourg, 1931, pp. 233-234. On sait, du reste, que ce voeu bérullien a été canonisé, si l'on peut dire, en la personne du bérullien, Grignion de Montfort. Cf. La vie chrétienne sous l'ancien régime, pp. 266, seq.

(2) Ecole de Port-Royal, pp. 197, seq.

 

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mais c'est bien toujours la même guerre. Enfin, et pour rentrer dans notre présent sujet, peu de temps après la bataille du Chapelet, les premières lignes de l'ascéticisme élargissent leur champ de tir. Vers 1638, ou 1639, au plus tard, leurs balles commencent à pleuvoir sur le bon Camus, autant dire sur le théocentrisme salésien ainsi confondu avec le bérullien par l'instinctive mais très sûre clairvoyance des assaillants.

Le premier obus ascéticiste qui ait éclaté devant la tente du vieil Achille - le premier du moins dont nos documents nous permettent de suivre la parabole - n'était, me semble-t-il, qu'une plaquette assez courte et relativement décente, mais déjà chargée de mitraille : « cinquante-deux objections ! » Nous n'en connaissons ni l'auteur - un jésuite certainement - ni le titre. Camus, qui ne dort jamais que d'un oeil et dont l'arsenal est toujours plein, riposta du tac au tac par une grenade de quelque six cents pages : « La défense du pur amour contre les attaques de l'amour-propre » (164o), et non pas encore des Jésuites. A ceux-ci, et pour cette unique fois, Camus fait la grâce de ne pas les appeler par leur nom. « Le grand parti qui s'est élevé contre l'auteur, lisons-nous dans l'Avis du libraire, montre assez de quel côté vient ce vent d'orage...; néanmoins, par modération, il s'est contenté d'attaquer l'Amour-propre, pour épargner la réputation de ses adversaires ». Modération relative, intermittente et à la Camus. Chemin faisant, elle subira plus d'une éclipse. Il dose toutefois sa malice, plus désireux d'intimider que de terrasser des ennemis qui lui restent chers. Le titre est, d'ailleurs, excellent ; il résume en deux mots toute la querelle.

« Défense du Pur Amour », ou pour parler avec plus de rigueur, défense du théocentrisme. Camus est bien excusable d'ignorer notre jargon, cruellement mais nécessairement pédantesque. Autant que nous le sachions en effet, le jésuite inconnu qui ouvrait ainsi Ies hostilités, ne s'attaquait pas encore au devoir d'aimer Dieu par-dessus tout,

 

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comme le fera demain Antoine Sirmond, mais, ce qui du reste, revient presque au même pour un philosophe - et Camus est philosophe - au devoir primordial d'adorer Dieu. C'est une critique, sinon directement de l'adoration, au moins de certaines formules adorantes que plusieurs spirituels proposaient à la religion des fidèles. Camus notamment. Ce sont, écrit-il, « deux petits exercices spirituels de la gloire

de Dieu qui ont donné sujet à l'Amour-propre - entendez, je le répète au u grand parti », que Camus a sur les bras - de s'alarmer (1) ». Ces attaques, dit-il encore, sont

 

nées du dessein d'égratigner deux petits exercices de piété, dressés par points d'oraison à des âmes fort lumineuses dans les voies de Dieu... Ces deux petits écrits sont de cinq ou six feuilles (2)...

 

A la bonne heure ! Ils ne se battront pas dans les nuages, comme ils font presque toujours, mais pour ou contre quelques formules religieuses qui enchantent les mystiques et que l'ascéticisme juge insupportables : en cela, d'ailleurs, très intelligent puisque toute la philosophie du théocentrisme se trouve parfaitement réalisée dans cette dizaine de prières. C'est dire l'intérêt de l'épisode où nous entrons. J'en ai rarement reconstitué de plus savoureux. C'est aussi, par endroits, un imbroglio assez difficile à démêler, et, qui plus est, une vraie boîte à surprises dont la première, et non la moins piquante, nous replonge dans une aventure, plus significative encore et moins inconnue. Nous avons rappelé, au début du présent volume, la vogue extraordinaire et durable qu'avait alors un ouvrage de très haute mystique - l'Abrégé de la perfection - traduit de l'italien en français par le jeune Pierre de Bérulle en 1595, plus récemment par le P. Etienne Binet, par d'autres encore. Nous savons aussi qu'avant de franchir les monts et

 

(1) La Défense du Pur Amour, p. 24.

(2) Ib., p. 274.

 

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de commencer chez nous une si belle carrière, ce livre avait été soigneusement revu, répandu même, en tout cas chaudement approuvé par un insigne jésuite, le P. Achille Gagliardi. Comme cet Abrégé, bien que très beau, et, selon moi, très orthodoxe, n'est pas néanmoins aussi limpide que les fables d'Esope, il embarrassait quelque peu de bonnes eues, que, d'ailleurs, il fascinait. Les spirituels, ainsi qu'il arrive presque toujours, së divisaient à sin sujet. Exalté par les uns, décrié par les autres, vous ne voudriez pas que Jean-Pierre Camus eût manqué cette occasion d'écrire un ou deux volumes. Prodigieux bonhomme, que passionnent tous les problèmes de l'heure et qui les aborde tous avec une maîtrise vertigineuse. Si j'avais été là, au début de ce conflit, et qu'on m'eût demandé, de quel parti se rangerait l'évêque de Belley, sachant l'horreur que lui inspiraient les quintessences du jargon mystique, j'aurais prédit, j'imagine, qu'il poursuivrait de toute sa verve gauloise les surenchères difficultueuses de Gagliardi (1). Eh bien, non! il n'hésita pas à défendre, à s'approprier même ce petit livre, «merveilleusement spirituel, écrit-il..., duquel M. le cardinal de Bérulle faisait grand état. » De tant d'autres preuves qu'il nous a données de sa pénétration géniale, c'est ici, je crois, la plus surprenante. La preuve aussi du bel équilibre que menacent parfois de nous cacher le primesaut de son humeur et les carambolages de ses calembours. Si j'en juge par mes propres réactions, beaucoup plus paisibles que les siennes, nul doute qu'une première lecture de l'Abrégé gagliardien ne l'ait agacé. Le coeur et l'esprit constamment tendus, la morne géométrie du jésuite milanais n'ont certes rien qui rappelle ni le bon sens, ni l'humanité de François de Sales. Pour qu'on ait accueilli ce livre avec une telle et si longue faveur, il faut même que les nerfs dévots du temps de Louis XIII aient été de plomb. Mais ceux de Camus, quoique plus semblables aux nôtres, ne le mènent

 

(1) Cf. dans la Métaphysique des Saints, t. 1, p. 145 séq. ses épigrammes contre ta littérature mystique.

 

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pas. Sous l'écorce raboteuse, voire ascéticiste de l'Abrégé, il a bientôt retrouvé la philosophie profonde, le théocentrisme absolu du Traité de l’Amour de Dieu - comme il retrouvait la philosophie ennemie sous les critiques plus ou moins spécieuses qui dénonçaient alors l'Abrégé, et par où l'on travaillait, non sans quelque succès, à en dégoûter le petit monde spirituel. L'idée, très ingénieuse et camusienne, lui vint aussitôt de retoucher dextrement ce petit livre, d'en libérer, d'en épanouir la doctrine, bref de le mettre au point salésien; si l'on peut ainsi parler.

 

Une âme, écrit-il, trouvant dans cet Abrégé des difficultés, on

 

On, c'est lui, bien entendu.

 

lui donna des éclaircissements sous le titre : Du renoncement de soi-même, où sont expliqués la plupart des passages moins intelligibles de ce livre.

 

Ce premier travail, dont nous avons déjà parlé; ne lui suffit pas. Aux traductions ou adaptations du tette Même, on ajoutait souvent des « méditations fort belles », également traduites de l'italien, et où se trouvait réduite en prières proprement dites la philosophie du livre (1). Et, poursuit Camus,

 

parce que ces méditations sont couchées en termes qui ne sont pas tant usités et familiers, quoiqu'ils ne marquent que des choses communes, on désira pareille intelligence (ou explication) sur quoi l'on (Camus toujours) dressa des points d'oraison plais intelligibles et couchés en paroles claires et ordinaires.

 

Ce sont là précisément les « petits exercices » qu'avait « égratignés » l'auteur de l'opuscule. Exercices pour une

 

(1) D'après Camus, le P. Binet aurait « rendu de l'italien en notre langue s ces points de méditation, qu'il attribuait « à un docte et fort pieux personnage de son ordre, appelé Achille Gaillardi ». Dans la seule édition que j'aie pu me procurer de l'Abrégé traduit par Binet (réimprimée en 1635) ces méditations ne se trouvent pas.

 

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retraite de dix jours; et à chaque jour son degré : adhésion à Dieu, désappropriation, conformité à la volonté de Dieu, uniformité, déiformité, résignation, indifférence;

suspension, anéantissement, transformation. Et ce lexique, et :la mystique doctrine qu'il suppose , - l'un portant l'autre - avaient paru du dernier ridicule à l'ascéticisme pétulant de notre jésuite inconnu. L'étourdi n'avait donc rien lu. Il ne s'était même pas aperçu que sur les dix barreaux de cette échelle, sept seulement se trouvent mentionnés dans l'Abrégé gagliardien, Camus ayant demandé les trois autres - résignation, indifférence, « suspension ou pendement de l'esprit, » - à François de Sales « lequel nul, s'il n'est aveugle volontaire, ne peut accuser d'obscurité, ni d'inventer des termes nouveaux, car ils lui étaient en horreur ».

Aussi bien Camus n'éprouvera-t-il aucune peine à venger chacun de ces mots, c'est-à-dire, à montrer que, sublimes ou non, « ils ne marquent que des choses assez communes ». Adhésion, par exemple : « David s'en sert à tout propos ». Et saint Paul.

 

Est-ce une haute théologie ou spéculation de dire qu'il faut adhérer à Dieu par amour et charité ? Aucun fidèle peut-il être sauvé sans cela et sans le savoir? N'est-ce pas là un principe de foi nécessaire à salut? « Qui demeure en la charité, dit saint Jean, demeure en Dieu, et Dieu en lui. » N'est-ce pas là adhérer à Dieu ?

Désappropriation est dans tous les anciens Pères... C'est ce renoncement de soi-même, inculqué à tout propos dans l'Évangile.

 

Conformité va tout seul. Uniformité n'est pas plus abracadabrant:

 

Aux Actes, les fidèles « n'avaient qu'un cœur et qu'une âme » ; qu'est-ce que cela, sinon uniformité ?

 

Est-ce déiformité qui vous gêne? Il n'y a vraiment pas de quoi :

 

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Avoir le Saint-Esprit... c'est être déiforme. Ne voilà- (t-il) pas une haute spéculation ?

 

Indifférence « est en la bouche et en la connaissance d'un chacun » ; il est aussi à la première page des Exercices.

 

Celui d'Anéantissement est aussi souvent. en l'Ecriture que le mot de rien ou néant, c'est-à-dire une infinité de fois... Il faut être étranger en France pour n'entendre ce mot et être néophyte spirituel pour en ignorer la signification mystique (1).

 

Après quoi, déjà plus que vainqueur, il passe à l'offensive exagérant de son côté, comme il sait faire, et sans le moindre souci des nuances, le proton pseudos de la spiritualité ennemie : c'est-à-dire le culte de Dieu subordonné, sinon en théorie, du moins en pratique, au culte du moi. Dans vos exercices dévots, leur dit-il,

 

de l'intérêt de Dieu, qui est sa gloire, peu de nouvelles : c'est un cas réservé pour les avancés. Après que la crainte servile, avec sa servilité, a bien rempli un pauvre cerveau de son propre intérêt et qu'il a si belle peur, pour l'amour qu'il se porte, qu'il ne sait où se mettre... ; on lui propose l'horreur des péchés..., les grands dommages qu'ils apportent à l'âme, au corps, aux biens de fortune, tous intérêts humains. De celui de Dieu, qui est son amour, son honneur, sa gloire, petite mention.

 

Comment s'étonner que les formules de la prière théocentriste leur paraissent d'une ambition ou d'une grandiloquence ridicules ?

 

D'adhésion à Dieu par grâce, qui est un amour désintéressé, oh! cet Achab est trop humble! Il n'aspire pas à ces hautes spéculations; il n'a garde de tenter le Seigneur. De désappropriation intérieure, il n'en faut pas parler, puisqu'il fait propriété de tous les biens qu'il contemple, soit de nature, de grâce et de gloire, sans les rapporter à l'honneur de Dieu : car cette spéculation est trop sublime !

 

(1) Défense du Pur Amour, pp. 488-492 passim.

 

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De conformité, uniformité, déiformité, oh ! cela est trop relevé ! Il ne vise pas si haut! Il est trop amoureux des motifs sensibles et intéressés pour les quitter. Il est comme ces oiseaux domestiques qui ont des ailes, mais non pas pour s'élever de terre. Son âme adhère au pavé. Il a si peur de s'élever qu'il a de la peine à dire ces mots de la patenôtre : Que votre volonté soit faite en la terre comme au ciel; sachant qu'au ciel on n'a aucun égard à ses intérêts. Car de dire avec Jésus-Christ... Non comme je le veux, mais comme vous le voulez, il n'oserait, tant il est humble et indigne de faire essor dans une si sublime contemplation... Il craint de remplir son cerveau de ces imaginations qui lui semblent sans raison, et le vrai amour qu'il se porte lui fait appréhender de remplir son coeur de ces présomptueux désirs qui transporteraient son amour en Dieu.

 

Dépouillées de l'ironie éphémère dont elles vibrent, le lecteur d'aujourd'hui ne pensera pas que ces lignes aient rien perdu de leur force éternelle; les dernières, notamment, qui mettraient fin à la querelle du pur amour, si, dans les guerres de dévotion, l'on acceptait plus docilement que dans les autres, l'arbitrage de la raison. Comme je crois le devoir, je laisse tomber, dans mes citations, les passages qui ne tendent qu'à mortifier l'adversaire. Il y en a d'assez durs qui devancent déjà (164o), s'ils ne la dépassent, la malice des Provinciales, bien que parsemés de ces bouffonneries innocentes qui en volatilisent le venin. Ainsi à propos des séculiers maladroitement réduits à un régime spirituel de famine par l'auteur de l'opuscule :

 

Mais voici un petit mot où l'amour-propre découvre son jeu et nous fait voir du poil de l'animal. Il ne faut pas, dit-il, commettre cette doctrine (du pur amour) à des séculiers. Ce terme dédaigneux sent le régularisme à pleine gorge. Et certes il est à croire que le Pur Amour se sera fait séculariser et que le Propre sera demeuré en régularité.

 

Sérieux néanmoins et même, sinon surtout quand il s'amuse. Explicite ou non, la philosophie qui escamote le Pauperes evangelisantur de l'Evangile blesse Camus à la

 

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prunelle de l'oeil. Il ne souffre pas qu'on réserve, comme le faisait l'auteur de l'opuscule et comme on n'a pas encore cessé de le faire, qu'on réserve dis-je, à une caste de raffinés, aux quelques mandarins de la contemplation, le privilège d'aimer Dieu pour lui-même : une prière de luxe pour les uns ; une religion au rabais pour les autres. Il ne faut pas, nous dit-on « donner cette haute pratique » (les petits exercices que nous savons)

 

indifféremment entre les mains de toute sorte de personnes, sans faire un bon et grand discernement d'esprits...

Réponse : Que l'on ne puisse indifféremment, sans distinction de personnes ni d'âge, ni de sexe, ni de capacité, conseiller à tous les fidèles et les instruire à dresser toutes leurs bonnes actions à l'amour et à la gloire de Dieu en fin dernière, et leur apprendre les exercices de la foi, espérance et charité, trois vertus divines et surnaturelles qui leur ont été infusées en leur baptême : c'est non seulement renverser la dévotion et toute la vie spirituelle, mais abolir le catéchisme, et empêcher que l'on ne rompe le pain de la doctrine chrétienne aux petits (1).

 

(1) La défense du Pur Amour, pp. 5oo-522. Un insigne jésuite contemporain, le R. P. Doncoeur, qui très certainement n'a pas lu le passage de Camus que je viens de citer, s'en approprie néanmoins et la doctrine et presque les termes. C'est à propos d'un ouvrage récent où l'ascéticisme intégral est exposé et célébré avec une candeur éperdue. « Je crains, écrit le R. P. que le souci dominateur de la culture du moi fasse oublier ce qui est premier dans le christianisme... L'éducation de la volonté est certes très opportune, mais ne fûmes-nous pas d'abord baptisés pour vivre de notre vie divine de fils... Des intérêts plus graves sont engagés. Trop d'âmes ont étouffé dans la prison du moralisme religieux; nous avons trop peiné, depuis vingt ans, à réapprendre de saint Paul, de saint Jean et de tous les grands chrétiens (Bérulle, entre autres, et François de Sales) le fond vivant du christianisme, pour ne pas nous émouvoir lorsque cette délivrance semblerait de nouveau mise en cause ». Etudes, se juin 1923, pp. 701-708. Cf. mon Introduction à la Philosophie de la Prière, pp. 178 seq. Au cours du paragraphe qui s'achève, je n'ai pas abordé une difficulté qui a dû pourtant se présenter pins d'une fois à l'esprit du lecteur, mais que je ne vois pas le moyen de résoudre : comment s'expliquer que l'auteur inconnu de l'opuscule; un jésuite certainement, ne semble pas s'être aperçu que tous ses coups, bien que destinés par lui au seul. Camps, tombaient également sur au moins deux de ses frères, à savoir Gagliardi dont Camus s'était borné à remanier les Méditations, et Binet qui les avait déjà traduites ? Il est vrai que, pour rendre plus limpides ces « petits exercices », Camus y avait amalgamé François de Sales à Gagliardi. Mais ces additions, si conformes à l'esprit du texte original, bien loin d'irriter l'auteur de l'opuscule, auraient dû plutôt l'apaiser; et d'autant plus qu'une des trois méditations insérées par Camus dans la trame gagliardienne - celle sur l'Indifférence, - n'est pas moins ignatienne que salésienne. Faut-il supposer que ce polémiste un peu agité ait ignoré tout ensemble et Gagliardi, et Binet, et François de Sales, et Ignace ? C'est difficile, Camus s'étant réclamé des trois premiers. Bref, il y a là un petit mystère, mais qui ressemble peut-être à la dent d'or de Fontenelle. Je me demande en effet si, d'aventure, cet opuscule, que malheureusement nous ne pouvons lire, Camus ne l'aurait pas lu tout de travers. Il est certain que le jésuite inconnu est parti en guerre contre un petit écrit dévot dont le théocentrisme l'exaspérait. Mais quel écrit ? Là est le problème. Il n'est pas défendu de croire que le jésuite ne pensait pas aux deux « petits exercices » de Camus, bien que celui-ci, avantageux à rebours, se soit persuadé que cette machine de guerre ne visait que lui. Mais encore, le mandera-t-on, si ce n'est pas aux exercices de Camus (et par conséquent de Gagliardi et de Binet) qu'en veut le jésuite inconnu, à quelles autres formules dévotes avait-il dessein de combattre ? Peut-être, répondrai-je, le Chapelet du Saint-Sacrement contre lequel plusieurs de ses frères, s'acharnaient depuis 1634. Simple conjecture, répétons-le, et où n'est pas intéressée la philosophie de cette querelle. C'est qu'en effet, ces deux groupes d'exercices, d'un côté le Chapelet de la Mère Agnès, et de l'autre les méditations gagliardiennes ne diffèrent que par des nuances. Ils impliquent l'un et l'autre, ils réalisent la même doctrine spirituelle, et, de ce chef, ils doivent provoquer dans le camp ascéticiste, des réactions à peu près semblables. l'ar où s'expliquerait fort bien la méprise de Camus. Songez en effet que si, comme je l'ai prouvé jadis jusqu'à l'évidence, le Chapelet de la Mère Agnès est tout bérullien, le théocentrisme bérullien se rattache lui-même très étroitement à l'abrégé de Gagliardi que Bérulle a traduit dans sa prime jeunesse et que les méditations gagliardiennes d'où sont nés les petits exercices camusiens ne font que réduire en formules dévotes. Bref, c'est toujours le beau Iront unique dont nous avons déjà tant parlé, théocentrisme salésien, gagliardien, bérullien, et contre cet unique front les attaques répétées de l'ascétisme.

 

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Paroles vraiment mémorables, que je ne cite pas sans une double allégresse, puisqu'enfin elles résument splendidement la philosophie salésienne et bérullienne, disons mieux la philosophie évangélique de la prière que veulent illustrer, rajeunir, hélas! et défendre, mes propres écrits.

 

III. - Il semble qu'après cette volée de bois vert, l'auteur anonyme de l'opuscule se soit tenu coi. Assez courbaturé sans doute, s'il est allé - un peu tard, soit dit en passant - s'ouvrir à ses supérieurs, ceux-ci lui auront conseillé une cure de repos. Toutefois, pendant qu'on le raccommode clans une clinique, la campagne contre Camus et son théocentrisme continue, redouble même. Peu d'écrits, je suppose, au moins jusqu'à la grande offensive sirmondienne, qui ne sera déclanchée qu'en 1641. C'est de vive voix qu'on harcèle le bonhomme et son pur amour, soit du haut de la

 

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chaire, soit clans les parloirs. Lui et une dame qu'il ne quitte pas. Oh ! plusieurs fois centenaire, puisqu'elle vivait déjà au temps de saint Louis, mais éternellement jeune. Camus l'avait rencontrée chez le sire de Joinville, portant de la main droite une cruche d'eau et de l'autre une torche ardente.

 

Avec ce flambeau, disait-elle, je désire mettre le feu au paradis et le réduire tellement en cendres qu'il n'en soit plus parlé ; et, répandant cette eau sur les flammes de l'enfer, je prétends les éteindre ; afin que désormais Dieu soit aimé et servi pour l'amour de lui-même..., et d'une manière si pure et si désintéressée que ce ne soit plus la crainte de l'enfer qui nous retire principalement en fin dernière du péché, mais son amour, et parce que la coulpe l'offense, et que nous nous adonnions aux bonnes oeuvres, sans mettre notre dernière et souveraine visée dans la récompense, mais en la délection et en la gloire de Dieu qui en est honoré, et à raison qu'elles lui plaisent.

 

Elle n'en disait pas si long chez Joinville, mais il ne lui déplaît certainement pas qu'on traduise en formules ses très limpides symboles. Anonyme jusqu'à sa rencontre avec Camus, il ne lui déplaît pas non plus d'être appelée Caritée.

Ainsi rajeunie, ainsi baptisée par lui, Camus la promenait partout. Cette merveilleuse histoire, écrit-il, « je l'ai prêchée en divers endroits et ne me lasse jamais de la dire et redire », d'autant plus ravi de l'afficher, voire de la brandir, que certains faisaient plus grise mine à sa Caritée.

 

Ce qui me la fait encore savourer davantage c'est la sauce piquante des contradictions que son récit m'a excitées en divers lieux.

 

Qu'il est facile, en effet,

 

de donner de mauvais biais à une petite histoire et de la regarder de côté, comme Balaam l'armée d'Israël, pour avoir sujet de la maudire et d'en médire !

 

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Mais on l'accueillait à bras ouverts dans les milieux simples et fervents.

 

En quelques maisons de sanctimoniales... Ma leur fit prendre goût à ce fameux exercice de la pureté d'intention... Par fortune, étant en l'un (de ces) monastères, je me trouvai entre les mains un petit livre de la Droite intention, fait par un jésuite, appelé Jérémie Drexelius (1). A l'entrée, était représenté le portrait de notre Caritée... Par rencontre, il y avait lors un peintre dans cette maison..., qui travaillait à l'ornement de l'église,. Ces saintes filles, ayant vu l'image du livre de Drexelius..., désirèrent que ce peintre en fit un tableau..., lequel fut mis à leur parloir, avec cette suscription qui est au bas de l'image du livre de Drexelius : Servir Dieu pour Dieu.

 

Or, il advint peu après - et n'en doutez pas, à la grande joie de Camus que, de « bons personnages » passant par là,

 

ce tableau de Caritée tomba aussitôt sous leur aspect, duquel jugeant à boule vue et sur l'étiquette, ils l'accusèrent aussitôt de sacrilège et d'impiété, comme abolissant tous les fondements de religion, anéantissant l'enfer et le paradis dans la foi et le souvenir des chrétiens...; et en cette créance... s'en allèrent publier... par tout le voisinage, à plusieurs lieues aux environs, que je prêchais, non seulement l'hérésie mais même l'impiété et l'athéisme, non plus à la sourdine, mais à camp ouvert et à masque levé.

 

Cette rage n'était pas pour l'émouvoir beaucoup. Il en avait vu bien d'autres. Soit, par exemple, ces prédicateurs agités qui « après avoir secoué devant leurs auditoires, la poudre de leur chaussure, lacéraient et déchiraient» la Philothée de François de Sales. Hier encore, le chef-d'oeuvre de M. de Bérulle, « ouvrage qui durera tant que la piété sera reconnue », n'avait-il pas été « assailli par des gens qui s'imaginent que c'est entreprendre sur leurs droits de

 

(1) Jésuite d'Augsbourg, mort eu 1638, auteur spirituel alors très répandu. Quand je racontai jadis ce même épisode (Humanisme dévot, pp. 271-274, j'étais loin d'en soupçonner la véritable portée.

 

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parler de la piété autrement qu'à leur mode (1) ? » Quoi qu'il en fût, raison de plus pensèrent ses amis pour qu'il prêchât de plus belle sa Caritée, « publiquement et avec ornement et apparat » :

 

Ce que je fis devant une assez grande affluence d'auditeurs, et avec tant de succès que, comme un signe de croix fait disparaître en un instant tout un sabbat de sorciers, tous les prestiges dont la calomnie avait fasciné les esprits, furent dissipés.

 

Au moins pendant quelques mois. Mais, pendant l'Avent de 1639 qu'il prêchait à Paris, Camus s'étant avisé de « proposer et d'étaler bien au large » une fois de plus, l'exemple de sa Caritée, les chaires ennemies se déchaînèrent, elles aussi une fois de plus, contre la sainte du théocentrisme et avec tant d'éclat, parait-il, que, sans attendre pour leur répondre les sermons du prochain carême, Camus lança dare-dare dans la mêlée tout un livre et qui n'est pas petit : La Caritée ou le pourtraict de la vraie charité : 164o (2). Au frontispice, gravé par Abraham de Bosse, une amazone cornélienne, Caritée en personne, met le feu au ciel, verse l'eau de sa cruche dans la gueule enflammée de l'enfer et attend d'un pied plus que ferme celui qui sera demain le porte-parole des ennemis du. pur, amour, à savoir le P. Antoine Sirmond. N'oublions pas, en effet, que c'est à l'occasion de la Caritée camusienne, et pour l'étrangler, que le P. Sirmond a écrit son livre, bien qu'il en veuille aussi à d'autres personnages.

 

Voici un coup de bec de plume, écrira plus tard Camus, dans une de ses réponses au P. Sirmond, une égratignure du livre de

 

(1) La Caritée, pp. 61o-64o, passim.

(2) Nous savons déjà que lors des grandes offensives contre Bérulle, Camus, s'était jeté avec assez de fracas dans la bagarre et nous avons cité l'approbation belliqueuse qu'il avait donnée au Discours des Grandeurs de Jésus (Cf. Ecole française, p. 209). Ceux qui maintenant le combattent ne veulent-ils pas, au moins dans leur inconscient, le punir de cette première intervention ?

 

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la Caritée ... contre lequel, comme contre son but et son blanc principal, visent tous ses traits. Mais Dieu gardera la lune des loups et de l'aboi des chiens (1).

 

Les maladresses de Sirmond ne se comptent pas. Une d'entre elles, et la plus gratuitement sotte, sera de contester l'existence même de Caritée : « Leur dame inconnue » dira-t-il.

 

Il donne un coup de griffe pour apocrypher s'il peut une histoire pieuse, qui est bien autrement appuyée que ne sont une infinité de doctes fables et de belles fadaises dont on repurge sans cesse les Légendes dorées; et à peine en peut-on venir à bout, quoique sans cesse on batte à la pompe. La Fleur des vies des saints faite par Pierre Ribadeneyre ignatien, est une des bonnes légendes que nous ayions, et cependant il y a tant et tant de choses à racler que j'en ai vu en des communautés, où ce livre se lit durant les repas, une infinité de pages et de passages effacés capables de faire rire la compagnie et de lui donner plus d'indignation que d'édification.

 

Ces lignes, bien qu'elles nous écartent de notre présent sujet, méritaient néanmoins d'être retenues. Aussi bien ai-je déjà, et plus d'une fois attiré l'attention sur le curieux phénomène qu'elles décrivent. Nous y assistons, pour ainsi dire, à la naissance, aux premiers progrès de l'inquiétude critique, non pas, bien entendu, parmi les historiens de profession, mais dans le monde pieux. Mettre en question les mystères de la foi et les miracles de l'Evangile, on n'y pense même pas, on ne s'y hasardera que longtemps après ; mais dès 164o, au plus tard, on ne se fait pas le moindre scrupule de railler et de « racler » les légendes hagiographiques.

 

Pour le fond de l'histoire, continue Camus, toute la certitude que l'on peut avoir d'un fait se trouve en celui-ci. Le bon

 

(1) Animadversions sur la préface d'un livre intitulé Défense de la vertu par J.-P.-C. de Belley, Paris, 1642, p. 293.

 

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Seigneur, Jean sire de Joinville, en est premier écrivain. Cent bons auteurs l'ont redit après lui, entre lesquels il y a près d'une douzaine d'ignatiens, tous de bonne marque, Jacque Alvarez de Paz, Arias, du Pont, Rodriguez, Montantes; Drexelius, Cresolius, Saint-Jure et, depuis peu, Jean Suffren, grand et saint prédicateur, qui en faisait épée et bouclier en chaire, l'a couchée dans son Année Chrétienne. Cette Dame leur était-elle une Urgande ?

 

Encore une fois, et quoi qu'il en soit de la philosophie qu'il entend défendre, ne faut-il pas que Sirmond ait été bien malavisé pour oser s'en prendre à une histoire pieuse qui était devenue un des lieux communs de la littérature dévote, et que ses propres frères prêchaient alors comme tout le monde ! Qu'importe, ici du reste, la vérité historique : Supposons que ce ne soit qu'une parabole, y a-t-il rien qui ne soit juste, saint, droit et ajusté au niveau de l'Evangile ? Qu'y a-t-il à reprendre et à mordre en tout cela? Quoi à regratter du livre de la Caritée (1) ?

 

Que ne va-t-il au fond des choses, ou plutôt des esprits. Nous que passionne avant tout l'histoire des idées, loin d'en être surpris ou navrés, nous sommes ravis au contraire et nous trouvons naturel, quasi nécessaire, qu'il se trouve des philosophes religieux qui n'aient pas pour Caritée les yeux de Camus, de Saint-Jure, de Suffren... ou de Fénelon.

Pour moi, disait Camus, il faut que j'avoue, et tous les mystiques parleraient de même,

 

que j'ai trouvé en elle le maître le plus fidèle en la science des saints et en la doctrine de salut qui se soit jamais présenté à moi,

 

(1) Animadversions, pp. 292-294. On cherchait dès lors une autre querelle à Caritée. « Si notre protoplaste eut mieux fait de fermer les oreilles à notre première mère qui avait ouvert les siennes à la sifflade du serpent, ce n'est pas à dire qu'il ne faille jamais écouter les femmes. » La Caritée, p. 79. On sait que cette objection ridicule, que Camus réfute en passant, aura la vie longue.

 

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après l'Ecriture sainte, dans la lecture de tous les livres de piété (1).

 

Ce disant, oublierait-il, pour la première fois de sa vie, celui qui est pour lui le maître des tnaitres ? Non, certes. Caritée n'est pour lui, si l'on peut dire, qu'un double de François de Sales. Presque pas une page de son livre où ne soit ou rappelé ou cité le Traité de l’Amour de Dieu. Camus, qui du reste, ne prenait pas le temps de corriger ses épreuves, n'use des guillemets que très modérément. Avant de le prendre en faute, et si l'on ne veut censurer que lui, il faut y regarder à deux fois.

 

IV. - Il doit se rencontrer des malheureux que bouleverse le premier vers de La Fontaine. Les cigales ne parlent pas, grondent-ils ; où nous mène-t-on ? Les paraboles de l'Evangile scandaliseraient de même un esprit pointu. Comme si une parabole devait, pouvait avoir la plénitude et la précision d'un traité dogmatique.

 

Combien il est facile, disait Camus, de donner de mauvais biais à une petite histoire, et de la regarder de côté comme Balaam l'armée d'Israël, pour avoir sujet de la maudire ou d'eu médire (2) !

 

Sirmond, dira plus tard Camus, déclame

 

tragiquement contre une sainte et innocente femme. Où est un Daniel pour défendre cette Suzanne contre ce faux accusateur ? Pense-t-elle à ôter la crainte chaste et l'espérance vive? Rien moins. Elles sont inséparables de la charité. Non, pas matte d'ôter la crainte servile ni l'espoir mercenaire, qui sont compatibles avec la charité, et dont la charité se peut très utilement servit, comme de servantes... Seulement elle prétend ôter la rouille et la crasse vicieuse de la servilité de la crainte et de la mercenaireté de l'espérance (3).

 

(1) La Caritée, p. 604.

(2) La Caritée, p. 613.

(3) Animadversions, pp. 295-296.

 

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Un enfant de moyenne intelligence, mais d'un coeur droit, comprendrait qu'il n'est pas ici, qu'il ne peut pas être question d'anéantir le ciel et l'enfer.

 

L'intérêt de notre Caritée n'est pas d'effacer les peines de l'enfer ni les félicités du paradis de la mémoire des fidèles... Elle désire seulement que l'on n'abuse pas d'un si bon remède, d'empêcher que la crainte servile ne dégénère en servilité vicieuse, lorsque l'on préfère la peine à la coulpe et que l'on ne quitte le péché que de peur d'être damné, sans se soucier aucunement si Dieu en est offensé. Et que l'espérance mercenaire ne tombe dans une mercenaireté coupable, ce qui advient lorsque l'ou préfère le paradis de Dieu au Dieu du paradis,

 

vous reconnaissez François de Sales,

 

et le salaire à celui qui salarie. Elle prétend faire en sorte que la crainte servile et l'espérance mercenaire... ne servent que de moyens ou de fins prochaines..., pour parvenir à la dernière, qui est la gloire de Dieu, sans que l'on s'arrête à ces motifs en dernière instance, ce qui empêche les bonnes oeuvres d'arriver au terme de leur consommation et perfection, qui est la gloire de Dieu, à laquelle elles doivent viser pour lui être agréables et porter la qualité de méritoires du ciel. Son but est de nous apprendre à craindre Dieu pour Dieu, et à espérer en Dieu pour Dieu, non pas le craindre et à espérer en lui pour l'amour de nous-même (1).

 

Nous avons déjà remarqué la curieuse application, plus ou moins consciente, qu'apportent les jansénistes d'autrefois et d'hier à escamoter, si l'on peut dire, l'intervention, pourtant mémorable, de Camus, dans un débat, ou bien avant Pascal, le disciple de François de Sales avait foncé, et avec quelle vivacité pascalienne, sur les unanimes de Sirmond. La savante édition des Provinciales - celle des « Grands écrivains » - ignore Camus et sa Caritée. Rien là de trop surprenant. Ils se rendent compte que ces

 

(1) La Caritée, pp. 579-581.

 

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ressemblances de surface cachent une opposition foncière. La théologie de Camus n'est pas celle de. Jansénius. Pour celui-ci et pour ses disciples, la crainte est irréductiblement mauvaise, comme les vertus des païens sont péchés, et, plus généralement, tout amour de soi. En vraie salésienne, au contraire, Caritée

 

n'ignore pas que la crainte servile et l'espoir mercenaire sont choses bonnes en soi, tant devant qu'après la justification, tant aux âmes non régénérées qu'aux régénérées ; et qu'ils en peuvent faire un bon usage (1).

 

Pascal n'était pas de cet avis. Il n'eût pas écrit non plus que

 

quiconque fait le bien moral pour une fin humaine honnête ne fait pas mal, quoiqu'il manque d'atteindre la fin dernière, pourvu que ce soit sans la mépriser (2).

 

Et encore :

 

Il arrive quelquefois qu'un pécheur, qui est sans charité, s'abstient de péché, de peur de perdre les faveurs temporelles que Dieu fait à ceux qui vivent moralement bien, et se garde dans cette vue de commettre des crimes notables. Qui pourrait blâmer ce frein, quoiqu'il soit assez bas et imparfait, puisque c'est toujours bien fait de retirer ses pas des mauvaises voies pour quelque motif que ce puisse être ? Il y en a d'autres qui s'exercent à la vertu sans autre vue que des salaires ou temporels ou éternels que Dieu lui promet, n'ayant point de plus haute visée ; et font cela par inadvertance et sans aucun mépris de la fin dernière qui est la gloire de Dieu. Il faudrait être bien vigoureux pour blâmer les actions honnêtes de telles personnes, quoiqu'elles n'arrivent pas au dernier et souverain bien (3).

 

 

S'aimer soi-même, quoi de plus naturel, de plus inévitable même, et par suite de plus innocent? N'est-ce pas

 

(1) La Caritée, p. 581.

(2) Ib., p. 198.

(3) La Caritée, pp. 196-197.

 

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aussi rendre une sorte d'hommage, au moins implicite, à celui qui nous a donné cet être que nous aimons et de qui cet être est l'image? Mais nous devons nous aimer « simplement pour ce que nous sommes » et « sans mettre... en exclusion » l'amour que nous devons à Dieu (1). Sans quoi cet amour change de nature et de nom, devient « amour-propre ».

 

Il leur faut charitablement ouvrir les yeux sur la différence qui est entre l'amour-propre et l'amour de nous-mêmes, d'autant que l'ignorance de ce secret est le principe de beaucoup d'erreurs celui-là étant un arrêt volontaire et délibéré sur la fin prochaine, exclusif de la dernière, soit implicitement, soit explicitement.

Qui dit amour-propre, dit un amour défectueux, qui s'arrête délibérément, volontairement, expressément à la fin prochaine, sans pouvoir ni vouloir se référer à la dernière (2).

 

En 164o, ces magnifiques adverbes semblent défier le jansénisme qui va naître. Non seulement l'amour de nous-même n'est pas mauvais, mais encore, il tend, de son mouvement naturel, à plus haut que nous. De tout son poids, il nous rapporte à Dieu, aussi longtemps, du moins que par un acte délibéré, nous ne répudions pas ce rapport; répudiation ou refus qui n'est autre chose que le péché même.

 

Qui dit amour-propre dit la source de tous les défauts, car il n'y a point de défaut sans amour-propre, ni d'amour-propre sans défaut... L'un est la description de l'autre, comme l'amour-propre est le même défaut et ce qu'on appelle défaut est le même amour-propre (3).

 

Et inversement, les actes proprement humains, soit du chrétien pécheur soit de l'incroyant,

 

ne sont pas péchés, pourvu que celui qui les produit en cet état

 

(1) Ib., pp. 1o6-107.

(2) La Défense, pp. 12-173, 280-281.

(3) La Caritée, p. 172.

 

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de disgrâce n'exclue pas volontairement l'intérêt de la divine gloire (1) ;

 

en d'autres termes pourvu que celui qui les produit ne se préfère pas à Dieu. Cette préférence positive, cette volonté expresse par où on refuse de se référer à Dieu, le XVII° siècle l'appelle « propriété »; c'est par là, en effet, que l'amour de soi devient « amour-propre ».

 

 

Entre nos intérêts, et nos intérêts propres, est la même différence qu'entre l'amour de nous-même et notre amour-propre. Nous pouvons bien rapporter nos intérêts à Dieu quand ils sont justes, mais ils cessent d'être justes, pour honnêtes qu'ils paraissent, quand par propriété déterminée, nous les arrêtons en nous, sans les vouloir rapporter à Dieu.

 

D'un autre côté,

 

en même temps que nous faisons ce rapport, disparaît la propriété, comme Ies étoiles devant le soleil.

 

C'est donc « ineptement parler », poursuit-il,

 

de dire que nous puissions rapporter à la gloire de Dieu nos propres intérêts, au lieu de dire : nos intérêts, puisque, par ce rapport, la propriété leur est ôtée, ne nous étant plus propres, mais communs avec Dieu, quand nous les soumettons et consacrons à sa gloire (2).

 

Il passe, comme on voit, du rapport implicite, indélibéré, ou, si l'on peut dire, non exclu, au rapport voulu; ou, ce qui revient au même, du plan de la moralité pure au plan religieux. Si, en effet, et quoi qu'en disent les jansénistes, pour qu'un acte ne mérite pas l'enfer, il suffit que cet acte ne se refuse pas délibérément à la fin dernière, qui est la gloire de Dieu, pour qu'un acte devienne proprement religieux

 

(1) Ib., 500.

(2) La Défense, p. 33-34.

 

 

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 - et, par suite, méritoire du ciel - il faut encore que nous y soumettions et consacrions, que nous y préférions expressément notre intérêt à celui de Dieu, ou, en d'autres termes, pour qu'un acte soit innocent, il suffit que la « propriété » en soit absente ; pour qu'un acte soit religieux, il faut de plus que la « propriété » en soit exclue ; l'acte religieux n'étant pas autre chose que cette préférence actuelle, délibérée, exclusive que nous donnons à Dieu sur nous; pas autre chose que cette cession de propriété.

Par là se trouve compliqué et tout ensemble justifié, canonisé même, le geste symbolique de Caritée. Elle ne poursuit la crainte de l'enfer et le désir du ciel que dans la mesure oit la « propriété » insinue son venin au coeur de cette crainte et de ce désir.

 

Parce que ces motifs sont intéressés, ils ont beaucoup plus d'affinité avec l'amour-propre qu'avec celui de Dieu. Et c'est le voisinage de ce précipice qui fait que leur usage, quoique bon en sa substance,

 

peut-être aisément vicié. Il s'en faut donc

 

servir avec beaucoup de circonspection, de peur de tomber de l'intérêt nôtre légitime dans le propriétaire et injuste (1).

 

Sous la feuille de l'intérêt nôtre, qui est juste et raisonnable, se cache le serpent de l'intérêt propre et se glisse sous l'herbe, sans que les plus rusés s'en aperçoivent... Le persil est une plante qui ressemble à la ciguë... L'amour juste de nous-même est un persil bien sain, mais le propre est une ciguë venimeuse.

 

Et Caritée ne fait mine d'arracher le persil que pour nous mettre en garde contre le poison de la ciguë.

 

Il n'y a que le pur qui fasse connaître le pur. Le pur amour de Dieu est un flambeau qui nous fait discerner entre le juste amour de nous-même et le propriétaire qui est toujours injuste (2).

 

(1) La Caritée, pp. 564-565.

(2) La Caritée, p. 556.

 

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Que si, d'ailleurs, le fracas des gestes sublimes ne lui déplaît pas, comme elle est fille de l'Évangile, et qu'un long séjour auprès de M. de Genève l'a quelque peu détendue, rendue plus humaine, elle atténue volontiers la rigueur apparente de sa doctrine.

 

Que si nous nous trouvons sensiblement plus émus soit à quitter le mal, soit à faire le bien par la considération de notre intérêt... que par le motif de la gloire de Dieu, nous ne devons pas pourtant nous décourager, pourvu qu'en la faculté de notre raison, il y ait une lumière qui nous dicte que l'intérêt de Dieu est sans comparaison plus estimable que le nôtre (3) ;

 

et pourvu que la fine pointe de notre volonté désire obéir à cette lumière. N'avais-je pas raison de dire tantôt qu'en lisant la Caritée il n'est pas toujours facile de reconnaître où finit Camus, où commence François de Sales. L'est-il beaucoup plus de discerner où finissent François de Sales et Camus, où commence. Fénelon? Mais que vais-je dire ? N'oublions donc pas que nous sommes encore au temps de Louis XIII.

 

V. - Depuis qu'elle nous est revenue de Palestine avec le sire de Joinville, Caritée a beaucoup appris. La scolastique d'abord, dont la pauvrette aurait un jour grand besoin, ne serait-ce que pour confondre le P. Sirmond et pour échapper aux arguties de M. de Meaux. Elle a aussi rassemblé, dans le chalet qu'elle habite entre Annecy et Belloy, une belle collection d'ouvrages mystiques : Thérèse, Jean de la Croix, bien entendu, mais aussi un étrange petit livre qu'on attribue à une Caritée d'outre-mont - la Dame milanaise; encore une dame! - et qu'a soigneusement revu un frère du P. Sirmond, Achille Gagliardi. Elle s'est assimilé parfaitement l'axiome fondamental où se cristallise la mystique moderne, parvenue, sous le règne de Louis XIII, au terme

 

(3) Ib., p. 208.

 

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de sa longue évolution. Elle sait et elle répète que toute la vie spirituelle se ramène à une lutte incessante et impitoyable contre la « Propriété ». C'est ainsi que la courte parabole de Joinville est devenue, Camus aidant, une adaptation salésienne et bérullienne tout ensemble du traité de Gagliardi. On nous y enseigne quelques recettes particulièrement efficace, qui peuvent nous aider à « extirper l'amour-propre ». Qui veut la fin, veut les moyens.

Le premier de ces moyens

 

et le plus âpre de ces remèdes, et dont l'essai est le plus rude est... d'acquiescer à sa damnation, la grâce de Dieu toujours sauve, au cas que Dieu le voudrait.

 

Qui donc tantôt nous parlait de Fénelon? Il n'est pas encore de ce monde. Camus du reste avait déjà fait voir, « par les propres paroles du Bienheureux François de Sales », que l'auteur du Traité de l’Amour de Dieu,

 

va plus avant que cette proposition, disant qu'une âme vraiment indifférente, de cette indifférence chrétienne qui est le plus haut point de la charité, quitterait sa salvation pour courir à sa damnation si, par imagination d'une chose impossible, elle voyait un peu plus de la volonté de Dieu en celle-ci qu'en celle-là.

 

Et combien d'autres, bien avant François de Sales, n'avaient-ils pas enseigné la même chose. Saint Augustin, sainte Catherine de Sienne :

 

Ce n'est pas pourtant que j'estime que cette sainte voulût être parmi les ténèbres extérieures, privée de la grâce de Dieu, car c'est une chose qui ne peut être sans horreur désirée ni acceptée d'une âme vraiment chrétienne. Aussi parlait-elle d'y aimer Dieu parmi les flammes, ce qui ne peut être fait sans grâce (1).

 

Quoi qu'il en soit, on ne saurait imaginer « d'industrie »

 

(1) La Caritée, pp. 335-338.

 

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plus efficace « pour déraciner, démolir, extirper, arracher, détruire en nous tout amour-propre ».

 

Ce coup tranche d'un seul revers toutes les excrescences de l'amour-propre, étouffe tous les renardeaux dans leur tanière... (ruine de fond en comble) les fondements de l'édifice du propre intérêt. Car, je vous prie, quelle prise peut avoir l'amour-propre dans une si haute résignation ? N'est-ce pas là un creuset capable de purifier l'amour de Dieu jusques au dernier carat (1) ?

 

Que des jésuites anonymes, que demain le P. Sirmond se hérissent contre cette doctrine, voilà, du reste, qui passe l'imagination. D'où sortent-ils donc? Ignorent-ils ce que disait saint Ignace, que lorsque

 

il saurait de certaine assurance qu'il n'irait jamais au ciel, il était résolu d'aimer Dieu jusqu'à la dernière période de sa vie, par cette seule considération qu'il est digne d'être aimé ?

 

La règle 17e du Sommaire des Constitutions - « servir Dieu plutôt pour l'amour de lui-même que par la crainte des châtiments ou l'espoir de la récompense » -, n'est-ce pas Caritée qui l'a dictée au fondateur de la Compagnie, comme elle lui a dicté sa devise : Ad majorem Dei gloriam ?

 

Ce grand et excellent motif est comme le vrai caractère qui distingue les vrais sectateurs et zélateurs de cet Institut de ceux qui ne le suivent que froidement et imparfaitement. Car, pour être vrai ignatien, il faut être allumé de ce zèle et de ce feu de pur et désintéressé amour que Jésus est venu apporter en terre (2).

 

La « seconde industrie » n'est en somme que le revers, si l'on peut dire, de la première : c'est encore un exercice d'entraînement :

 

Voir si l'on pourrait bien digérer cette autre amère pensée d'être privé pour jamais des joies du paradis, si telle était la

 

(1) La Caritée, pp. 343-345.

(2) Ib., pp. 358-359.

 

115

 

volonté de Dieu sur nous, sa grâce et son amour toujours sauve en nos âmes.

 

La troisième :

 

se résoudre à demeurer dans le purgatoire jusqu'à la fin du monde (1).

 

Une autre moins subtile et

 

bien plus facile à pratiquer que les précédentes sera de vouloir aller en paradis (d'abord) parce que Dieu le veut... Notre intérêt certes y est conjoint à celui de Dieu, mais conjoint comme suivant, non comme précédent, non comme principal, mais comme simple accessoire, et accessoirement référé à son principal.

 

Que de rides scolastiques sur le front de Caritée ! un sourire les effacera. Notre intérêt y est

 

attaché à celui de Dieu par forme de suite, ainsi que Jacob tenait Esaü par le pied en naissant.

 

Nous verrons ailleurs que Bossuet, harcelé par Fénelon, finit lui aussi par camusiner, je veux dire par noyer l'espérance elle-même dans le pur amour; j'espère le ciel, d'abord et surtout parce que Dieu veut que j'y tende ; non pas d'abord pour mon bonheur, mais pour sa gloire. Disposition aussi héroïque, plus peut-être, que l'acceptation hypothétique de l'enfer. C'est qu'en effet, continue Camus,

 

il est plus aisé de purifier son intention dans la vue de l'enfer accepté pour se conformer à la seule volonté de Dieu... D'autant que, dans l'enfer, il n'y peut rien avoir d'aimable que ce vouloir

 

(1) La Caritée, pp. 361-363.

(2) Ib., pp. 373-376. Camus était scolastique dans les moelles. Voici encore une jolie distinction; que « au lieu que le but de ces menaces et de ces promesses (enfer et ciel) est de nous conduire à l'intérêt du menaçant et du promettant, qui n'est autre que sa gloire, nous nous arrêtons au nôtre ». Caritée, p. 15.

 

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que nous supposons nous y reléguer; mais dans le paradis, il y a tant d'autres choses agréables, outre la volonté de Dieu... qu'il est malaisé de séparer nos avantages de cette divine volonté (1).

 

Se façonner de même à ne « vouloir éviter l'enfer » que parce que Dieu veut que nous l'évitions. Aussi bien devons-nous

 

dans la vue de l'enfer détester davantage la coulpe que la peine; la cause que l'effet. Et, à dire le vrai, le péché est incomparablement pire que l'enfer, car c'est ce néant qui a été fait sans Dieu et que Dieu ne peut faire... Mais pour l'enfer, Dieu l'a fait et c'est la geôle et le théâtre de sa justice, et ainsi bon de sa nature, car Dieu n'a rien fait que de bon.

 

Encore une « industrie » pour finir :

 

Refuser généreusement le paradis si, par supposition d'impossible, il était offert sans l'amour de Dieu (2).

 

Tels sont les exercices d'assouplissement où Caritée nous invite. Seraient-ce là de célestes marivaudages, pourquoi défendrait-on à l'amour divin les jeux habituels de l'autre amour ? Mais, en vérité, la subtilité de ces variations n'est qu'apparente. Pour y trouver du raffinement, il faut n'avoir jamais lu, je ne dis pas seulement les écrits des saints, mais encore la formule de cet « acte de charité » que les chrétiens les plus débiles trouvent dans leur livre de prières, qu'ils peuvent, qu'ils doivent même réciter chaque matin. Qui aime Dieu « par-dessus toutes choses » l'aime plus qu'il ne s'aime soi-même, plus qu'il ne craint l'enfer et qu'il ne désire le paradis.

 

Mais dira-t-on, ne se peut-on sauver sans avoir de si hautes volées..., sans savoir toutes ces distinctions, et sans cet amour pur et désintéressé?

 

(1) La Caritée, pp. 383-384.

(2) Ib., pp. 394-395.

 

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La réponse, nous la connaissons déjà :

 

Il n'est pas toujours nécessaire que cette science soit explicite, pourvu qu'elle soit implicite, et, lorsqu'elle est proposée, qu'on n'y fasse point de résistance (1).

 

Un amour néanmoins ne serait pas digne de ce nom qui ne s'expliciterait jamais. Encore une fois accuser Caritée de vouloir « abolir tous les motifs seconds » est une « insigne fausseté ».

 

Ce n'est pas ôter les étoiles ni la lune de dire que le soleil a plus de lumière... Et quand même on les dédaignerait..., y aurait-il à votre avis une si grande perte, si ces âmes de grâce n'agissaient plus qu'à la façon des bienheureux (2) ?

 

Et, en effet, le geste de Caritée serait-il plus imprudent ou plus excessif qu'il ne l'est vraiment, on a peine à comprendre qu'il provoque chez certains de telles alarmes. Avez-vous donc peur que Dieu soit trop aimé ?

 

Prenons les choses au pis, et imaginez-vous un prédicateur ou un écrivain... qui exhortât le monde à quitter l'esprit de crainte servile (même bonne) et d'espoir mercenaire, pour se revêtir du filial, auquel on crie Abba père, et qui dit avec l'Apôtre. La nuit est passée, le jour est venu, mettons donc bas les œuvres de ténèbres (non seulement du péché mais les imparfaites) et nous revêtons des armes de lumière de l'esprit filial... à votre avis serait-ce là une doctrine de diable, une doctrine préparant les voies à l'Antéchrist,

 

comme le répétaient sans plus de façon les adversaires de Camus ?

 

 

Serait-ce un péché exécrable... et qu'il fallût détester avec des déclamations tragiques, de tâcher de mettre l'esprit filial en la place du servile et du mercenaire ? Tout serait-il perdu, Hannibal serait-il aux portes, la fin du monde serait-elle proche, tous

 

(1) La Caritée, p. 423.

(2) La Défense, p. 617.

 

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les démons seraient-ils déchaînés, le vice déborderait-il partout, si Dieu était aimé filialement, et non point craint servilement, et aimé mercenairement (1) ?

 

Quoi de plus décisif, semble-t-il, et tout ensemble de plus raisonnable? Camus savait bien toutefois que les sept cents pages de sa Caritée ne mettraient pas fin au débat. Ou  les amis qui lui restaient fidèles dans l'autre camp, ou le bruit public lui avaient appris qu'une offensive de grand style se préparait contre lui. Si, disait-il, à la fin du livre,

 

si, de la langue, ces bons censeurs passent à la plume et trouvent quelque chose à regratter dans le narré ou la doctrine de cette histoire c'est où nous les attendons ; pourvu que, par leurs artifices secrets, il ne nous soit point défendu de nous défendre; comme nous leur permettons franchement de nous reprendre avec miséricorde ou de nous corriger avec justesse, aussi leur promettons-nous de leur cueillir en diligence, une salade de réponses et de les assaisonner d'huile, de vinaigre ou de sel, selon que leur écrit nous fera connaître leur appétit et leur goût (2).

 

Cet écrit, il l'aura bientôt sous les yeux. C'est le fameux traité du P. Antoine Sirmond (1641). Libre de répondre à cette réponse, Camus n'en aurait fait qu'une bouchée. Mais, comme il l'annonçait assez clairement dans les lignes qu'on

vient de lire, on allait tâcher par tous les moyens de le forcer au silence. Le P. Sirmond ne descendait pas seul dans l'arène. Son maître, Richelieu, l'avait flanqué d'une bonne escorte. Si Caritée fait mine de se défendre, ordre a été donné à la police de la conduire en prison.

 

VI. - Cette aventure policière intéresse plus directement les historiens du jansénisme, mais elle doit nous retenir un instant. Elle est, d'ailleurs, pleine de mystères. Sachez néanmoins que si Caritée avait été mise à la Bastille et son

 

(1) Notes, pp. 3o2-3o5.

(2) La Caritée, p. 647.

 

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Camus avec elle, ils y auraient rencontré l'oratorien Claude Séguenot, qui habitait là depuis trois ans (1638). Que si l'on eût préféré Vincennes, ils y auraient eu l'abbé de Saint-Cyran pour voisin de cage. Entre nous, je regrette fort que Richelieu lui ait fait grâce. Une fois rendu à la liberté, Camus n'eût pas manqué de publier ses souvenirs de prison. C'eût été bien amusant et nous aurions là, sur les origines encore si obscures du mouvement janséniste, plus d'une indication précieuse. Contentons-nous de ce qui nous reste. Saint-Cyran, Séguenot, Camus enveloppés dans une même persécution, c'est déjà beaucoup.

Le crime de Séguenot était un petit livre qui, en des temps moins agités, eût passé inaperçu : De la sainte Virginité. Discours de saint Augustin, avec quelques remarques (1638). Certaines de ces remarques semblaient tendre à déprécier les voeux de religion, certaines autres, l'attrition et ce furent les plus fatales. Séguenot estimait en effet e qu'un acte de charité parfaite, c'est-à-dire ce qu'on appelle vraie contrition, (est) absolument nécessaire pour obtenir la grâce du sacrement de pénitence (1) ». Caritée n'avait jamais rien pensé de pareil, trop bonne théologienne pour égratigner le concile de Trente. Mais on voit bien par où ces deux théologies voisinent, elles exaltent l'une et l'autre la primauté de l'amour. Ce n'étaient, d'ailleurs, que de courtes notes. Il y avait là toutefois plus qu'il n'en fallait pour mériter les censures de la Sorbonne, mais non pas, semble-t-il, cinq ans de Bastille. Ici commence le mystère. Richelieu, nous dit-on, qui avait insisté jadis, dans un livre de piété, sur la suffisance de « l'attrition de crainte », ne pardonnait

 

(1) Il va de soi que Séguenot ne se bornait pas à exiger du pénitent un « commencement de charité ». La charité qu'il exige est d'une telle perfection qu'elle « réconcilie l'homme avec Dieu avant qu'il ait reçu le sacrement ». Et il reculait à peine devant les conséquences logiques de sa thèse : « Que reste-t-il donc à faire à l'absolution ? », se demandait-il ; et il répondait : « Qui dirait que l'absolution n'est antre chose qu'un acte judiciaire a serait d'accord soit avec le concile de Trente, soit avec l'ancienne théologie. Même sous cette forme hésitante, l'affirmation n'était pas défendable. Cf. Batterel, pp. 167-168.

 

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pas à Séguenot de soutenir la nécessité de « l'attrition d'amour ». Je veux bien, mais ce malheureux ayant été condamné dare-dare par la Sorbonne et s'étant soumis sans la moindre hésitation, la théologie pure n'était-elle pas assez vengée? Il parait trop évident que des raisons d'un autre ordre, ont exaspéré la fureur doctorale du cardinal. Ces raisons qui nous les dira ? De celles qu'on apporte, une seule me paraît sérieuse, à savoir que, par delà Séguenot, Richelieu a voulu frapper Saint-Cyran. Il voulait en finir avec cet inquiétant personnage contre lequel on ne trouvait que des présomptions que nul tribunal honnête n'aurait jugées concluantes. Des boutades, des « catachrèses », comme il disait lui-même; pas une ligne imprimée ou manuscrite qui permît de le prendre en flagrant délit d'hérésie  (1).

Le livre de Séguenot, dûment censuré, les tirerait d'emb,arras. En effet, pour sauver son confrère et le prestige de l'Oratoire, Condren laissa entendre à Richelieu que ce livre fatal n'était pas de Séguenot, qu'il avait été écrit sous l'inspiration immédiate, et même sous la dictée de Saint-Cyran. Etait-ce bien vrai? Pour ma part, j'en doute fort. Séguenot n'est pas un enfant. Tout ce qu'il soutient dans ses remarques - ou, pour mieux dire, ce qu'il propose à l'examen des théologiens - il le croit vrai ou probable. Que Saint-Cyran, qu'il a dû rencontrer plus d'une fois à Port-Royal, ait caressé les mêmes vues, c'est fort possible. Elles lui vont, si j'ose dire, comme un gant. Mais puisqu'il n'a rien écrit là-dessus, nous ne pouvons affirmer qu'il ait approuvé la doctrine de Séguenot, dans ce qu'elle avait de plus extrême et d'indéfendable. Aussi bien l'échappatoire imaginée par Condren n'eut-elle pas le succès qu'on s'était promis. Richelieu, qui ressemblait moins à Salomon qu'à un certain chat de La Fontaine, jugea que le plus simple était de coffrer sans plus d'examen, et le véritable auteur du livre et le prête-nom. Malgré les supplications de Condren,

 

(1) J'ai déjà longuement discuté ce point. Cf. Ecole de Port-Royal, pp. 85-98.

 

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Séguenot fut donc « mis à la Bastille, dans le même temps qu'on logeait M. de Saint-Cyran à Vincennes, deux martyrs de la contrition » ou de l'amour. Le mot est de Sainte-Beuve et Camus l'aurait approuvé. Au demeurant, personne alors ne se trompa sur les vraies causes de cette double iniquité. On voyait bien - et c'est pour nous plus clair que le jour - que les intérêts de l'attrition n'étaient qu'un pré-texte et que Séguenot lui-même, auteur responsable du livre ou prête-nom, n'était qu'un simple comparse. Aussi l'oublia-t-on presque aussitôt pour ne plus penser qu'aux deux vrais protagonistes, Richelieu et Saint-Cyran. Ainsi finit la première phase des longues hostilités que nous racontons. Dans la seconde, beaucoup moins connue, ce ne sont plus, en apparence du moins, les mêmes protagonistes ; hier Richelieu contre Saint-Cyran ; maintenant Sir-moud contre Camus. Mais, si fort que cela puisse nous étonner, les deux affaires se tiennent étroitement ; c'est bien toujours le même conflit (1).

 

(1) Sur ces événements, si gros de conséquences, si mal étudiés jusqu'ici et que je ne pouvais présentement qu'effleurer, nous avons trois versions : la janséniste, que Sainte-Beuve accepte et qu'il expose à merveille (Port-Royal, I, p. 379, seq.) ; l'oratorienne, représentée par Richard Simon et le P. Batterel (article Séguenot) ; celle enfin de ceux pour qui Saint-Cyran est un nouveau Luther; le P. Brucker par exemple pour ne citer que les plus récents, et le R. P. Fouqueray (Hist. de la C. de T. en France, t. V, passim.). Pour moi, aux réserves près qu'on va lire, je me rallie à Sainte-Beuve, comme je l'avais déjà fait plus timidement dans mon Ecole de Port-Royal, pp. 98 seq.

1° J'hésiterais beaucoup, malgré Sainte-Beuve, à voir dans la persécution contre Séguenot une suite de la persécution contre le P. Caussiu : Louis XIII lisant le petit livre de Séguenot, y retrouvant avec joie la doctrine du confesseur qu'on lui avait odieusement confisqué ; Richelieu craignant que cette doctrine - nécessité de la contrition - n'encourageât le scrupuleux Louis XIII à secouer le joug qui pesait sur lui, et à se réconcilier avec la Reine Mère ; j'ai beau faire, tout cela me paraît une histoire à dormir debout. Il est très vrai que le P. Caussiu répétait au roi que le Décalogue ne lui permettait ni de se brouiller avec sa mère, ni de faire alliance avec des protestants ; mais la crainte de l'enfer aurait suffi à inquiéter la conscience de Louis XIII. Tout au plus Richelieu aurait-il profité de la condamnation de Séguenot pour montrer au roi qu'il lui avait rendu un fameux service en le sauvant d'un confesseur qui ne pouvait qu'être hérétique, puisqu'il avait sur la contrition les idées de Séguenot ;

2° Je crois moins encore - et sur ce point je suis pleinement d'accord avec Sainte-Beuve - que Séguenot n'ait fait que prêter à Saint Cyran son none et sa plume, comme l'affirment Richard Simon et Batterel. La conduite de Condren, en cette circonstance, ne me parait pas tout à fait belle et d'autant moins qu'aux exagérations près, il n'était pas loin de penser comme Séguenot. S'il jugeait Saint-Cyran dangereux, je m'explique très bien qu'il ait encouragé Richelieu à le mettre à l'ombre, mais le charger pour sauver Séguenot, ce n'était pas bien. C'est là, du reste, un des mystères où se heurte l'historien du jansénisme. Les soupçons qu'il aurait donné à Condren sont, à mon sens, une des présomptions les plus graves qui pèsent sur lui. Mais ces soupçons perdraient beaucoup de leur gravité s'il était avéré que Condren n'a douté de l'orthodoxie de Saint-Cyran que lorsque son plus gros souci était de sauver Séguenot.

3° Mais je me sépare décidément de Sainte-Beuve lorsqu'il soutient que la seule critique interne prouverait que le livre de Séguenot ne peut être de Saint-Cyran. Bien que cela n'ait l'air de rien, c'est peut-être l'erreur la plus sérieuse, voire le péché originel de tout Port-Royal. « On n'hésita pas, écrit-il, à attribuer à Saint-Cyran la suggestion d'un livre qui, à part un ou deux hasards de rencontre, dans son ensemble bizarre et semi-gnostique (1) répugnait plus que tout à la doctrine mâle et chaste de Port-Royal » (p. 489). A-t-il vraiment lu Séguenot? Rien de bizarre, encore moins d'efféminé dans la doctrine de ce livre, rien qui ne s'accorde, pour le fond, aux tendances du premier Port-Royal et de Saint-Cyran. Ne pas vouloir que l'attrition de crainte suffise, est-ce là une doctrine de mollesse ? Je le répète, si on ne pouvait, sans témérité, accuser, Saint-Cyran d'accepter jusqu'aux dernières conséquences les idées de Séguenot, on avait mille bonnes raisons de croire que, sur l'ensemble de la doctrine, ils s'entendaient à merveille. Sur les voeux, par exemple. Sainte-Beuve aurait-il oublié d'aventure quels étaient les sentiments de Saint-Cyran à l'endroit des réguliers ? Cette opinion plus que singulière s'explique, du reste, aisément si l'on se rappelle l'idée encore plus singulière que Sainte-Beuve se faisait de Saint-Cyran : le suprême directeur de ce temps-là, le seul profondément chrétien, l'unique. Pour nous, qui avons frappé à d'autres portes, nous savons bien que Saint-Cyran ne se distingue que par ses extravagances morbides des grands directeurs de ce temps-là. Un Bérulle manqué, ai-je dit souvent. Très beau génie religieux, certes, mais dont la philosophie ne se distingue pas du théocentrisme bérullien. Sainte-Beuve a fâcheusement ignoré la phase oratorienne du premier Port-Royal. Il a cru que la direction que les religieux avaient d'abord reçue était puérile, et que Saint-Cyran vint enfin leur apprendre le sérieux de la religion. J'ose affirmer que cette construction ne tient pas debout. Sainte-Beuve n'a pas compris, par exemple, l'épisode, pourtant capital, du Chapelet du Saint-Sacrement, pratique foncièrement bérullienne, approuvée du reste, et défendue par Saint-Cyran et par Jansénius.

4° J'ai parlé d'iniquités, et je ne m'en dédis pas. Il saute aux yeux que Séguenot ne méritait pas cinq ans de prison. Voir là-dessus les détails odieux que rapporte Batterel. Je persiste de même à croire qu'os n'avait pas le droit d'emprisonner Saint-Cyran. On n'a rien trouvé contre lui. Tel n'est pas l'avis des RR. PP. Brucker et Fouqueray ; mais ils n'apportent pas l'ombre d'une preuve, se bornant à nous assurer qu'en la circonstance Richelieu s'est montré s bénin ». Evidemment, puisqu'il aurait pu tout aussi bien et avec autant de raisons le faire brûler eu place de Grève.

5° Pourquoi Richelieu veut-il perdre Saint-Cyran, qu'il avait d'abord admiré ? Pour moi, c'est le plus noir de nos présents mystères. Je tendrais à croire que le P. Joseph l'aura travaillé le premier. Puis Dom Jouaust, qui se plaignait justement de l'opposition sourde, mais toute puissante, par où Saint-Cyran ruinait l'autorité des Cisterciens sur la maison de Maubuisson. Mais ces diverses pressions n'auraient pas suffi selon moi. Il y a autre chose. Quoi qu'il en soit, iniquité ou non, la persécution contre Saint-Cyran fut une énorme « faute ». L'exaspération janséniste vient de là, et la France catholique déchirée pendant deux siècles. Si Richelieu m'avait écouté, il aurait mis Saint-Cyran dans une maison de santé.

 

222

 

A lui seul, le livre de Sirmond nous imposerait ce raccord. Si, en effet, comme nous l'avons dit, cette défense de

 

223

 

la vertu veut répondre à la Défense camusienne de l'Amour, elle a également pour objet de confondre à nouveau les deux vaincus de la veille, Séguenot et Saint-Cyran, ce dernier surtout. Je croirais même assez volontiers qu'ici encore, comme tantôt l'attrition, ce problème de l'amour n'était guère qu'un prétexte. Persuadés que l'auteur de Caritée s'était rallié à leurs adversaires, c'est-à-dire, au bloc bérullien et au bloc saint-cyranien, Sirmond et ses amis cherchaient eux aussi par où prendre en faute l'orthodoxie de Camus. Assurément sa théologie de l'amour désintéressé provoquait chez quelques-uns d'entre eux des résistances proprement doctrinales, mais ils auraient combattu ces hautes spéculations avec moins d'acharnement, s'ils n'avaient pas vu dans la Caritée une machine de guerre contre la Compagnie.

En cela, je croirais encore qu'ils ne se trompaient qu'à moitié. Camus n'était certainement pas leur ennemi. En mainte circonstance, il s'était porté à leur secours, seul de tout l'épiscopat, avec son courage et son fracas ordinaires. Un de ses frères, plusieurs de ses cousins étaient jésuites; parmi les hauts personnages de l'Ordre, beaucoup, Suffren entre autres, lui restaient reconnaissants des services qu'il leur avait rendus; ils savaient bien qu'on n'avait rien de sérieux à craindre de lui. Nul doute néanmoins, me semble-t-il encore, que ses premiers sentiments envers la Compagnie ne soient allés se refroidissant. Les hostilités contre Bérulle, qu'il vénérait, l'avaient indigné, comme le prouve assez l'approbation foudroyante qu'il avait donnée au Discours sur les grandeurs de Jésus (1). La persécution contre Saint-Cyran ne l'indignait pas moins. Camus admire

 

(1) Cf. École française, p. 209-210.

 

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le génie et la vertu où il les rencontre, d'ailleurs trop indépendant pour se mettre à la suite de qui que ce soit, François de Sales excepté. Il ne sera janséniste que lorsque les fleuves remonteront vers leur source : mais, loin de prendre au tragique les premières menaces, encore si confuses, des révoltes prochaines, il tiendra la balance égale entre les défenseurs et les adversaires de la Fréquente Communion. Quoi qu'il en soit, au point où nous le prenons, c'est-à-dire au moment où paraît la Défense du P. Sirmond, Camus accepte fort bien qu'on le solidarise avec Saint-Cyran, qu'il défend du reste avant de se défendre lui-même. Il paraît même et si généreux et si naïf qu'il ne pardonne pas à Sirmond de poursuivre si violemment un ennemi qui ne peut pas se défendre.

 

En son premier traité, dit-il par exemple (Sirmond) traite en lion contre un coq qui lui ferait de belles affres s'il n'était point en cage.

 

Il fait manifestement allusion, non pas à Séguenot qui n'avait rien d'un lion, mais à Saint-Cyran ; Sirmond ne nomme pas ce dernier, mais

 

il désigne si clairement celui à qui il en veut qu'il faudrait être bien étranger en France, et fort ignorant en l'histoire du temps pour ne savoir de qui il parle... Mais si ce Samson n'était point attaché à la colonne, il ferait bien connaître à ce philistin qui le brave que sa vertu et la lumière de ses yeux ne l'ont pas délaissé. Toutefois, il est aisé au lapin d'arracher les moustaches d'un lion mort et aux pygmées de s'attaquer à Hercule dormant, qui les écraserait comme des mouches s'il venait à se réveiller.

 

Qu'il soit amusant, nous le savions déjà, mais quel n'était pas le courage de l'homme qui osait ainsi braver Richelieu ? Car il le brave, et il lui dit assez haut que sa tyrannie ne durera qu'un temps.

 

Possible que le dégel des langues et des plumes arrivera quelque jour, comme celui des voix après cette bataille d'Aristophane ;

 

224

 

et alors ceux qui ont été cachés dans l'ombre du silence et ensevelis dans la poussière, pousseront des voix du milieu des pierres ; et ceux qui, comme des blessés, dorment dans des sépulcres,

 

Vincennes, comme on voit bien,

 

se relèveront... Ce sera quand il plaira à Dieu que cet oiseau sortira de sa cage et que, son ramage se faisant ouïr, sa juste défense ne lui sera point imputée à crime.

 

En attendant cette délivrance, puisque Saint-Cyran est bâillonné, Camus le défendra, non content de se défendre lui-même.

 

Cependant je dirai ici hardiment pour lui - car il est honteux de renoncer et abandonner un ami parmi ses passions et ses souffrances ; l'amitié qui peut finir, selon le dire de saint Jérôme, n'ayant jamais été véritable - que, dans toutes les remarques qu'il a faites sur la virginité de saint Augustin (les censures desquelles je révère avec lui), on ne lira nullement

 

 

 

telle proposition, que lui reprochait Sirmond et

 

qu'on ne lui peut attribuer que par calomnie (1).

 

Camus répond ici au premier des trois traités sirmondiens où il était question des vues de Séguenot - ou de Saint-Cyran - sur les voeux de religion (2). Comme

 

 

(1) Animadversions, pp. 65-69.

(2) Je laisse de côté la question des voeux qui n'a rien à voir avec la critique de l'amour pur. Mais Camus qui ne traite ce sujet qu'ad abundantiam et pour ne rien laisser subsister des attaques de Sirmond contre ses amis, Camus, dis je, montre joliment la difficulté de ce problème. Sirmond, exagérant la pensée de Séguenot, lui reprochait de soutenir qu'il est « meilleur de faire le bien sans voeu que par voeu ». Séguenot avait dit seulement que « le voeu n'ajoute rien à la perfection chrétienne... sinon quant à l'extérieur, en quoi la perfection ne consiste pas ». C'est là es qu'avait censuré, et fort justement, la Sorbonne. On voit la nuance. Camus, sans s'écarter, sur ce point, de l'orthodoxie, cherche à montrer qu'il n'est pas si facile de montrer exactement ce que le voeu ajoute à la perfection. Ce qu'il dit à ce sujet amusera les théologiens qui me lisent. C'est entendu, le voeu ajoute à la perfection de nos actes « une gloire accidentelle » ; c'est ici où est le devinoir et sans la génisse de Samson, il est malaisé de pénétrer ces énigmes. Nos maîtres sont ici fort embarrassés... Quand on les serre de près pour savoir ce que c'est, ou ils ne disent rien, ou ils disent ce qui ne vaut guère mieux, savoir que c'est une certaine joie. Est-ce au corps, est-ce en l'âme ? Ils répondent comme saint Paul de son ravissement, qu'ils ne savent. Un moins habile en dirait bien autant... Ils ajoutent que cette certaine joie provient en je ne sais quelle manière et est ajoutée je ne sais comment à la gloire essentielle. Où vous remarquerez que ce mot de certaine veut dire incertaine, comme quand on dit un certain homme, un quidam, un certain endroit... ; tout cela veut dire incertain et chose dont l'on doute ; après, ces mots de je ne sais quelle, je ne sais comment, ne démontrent pas grande connaissance... Il en prend ici comme à ce malade, lequel, enquis du médecin de ce qui lui faisait mal, lui disant qu'il sentait je ne sais quelle douleur, en je ne sais quel endroit, eut pour récipé de prendre je ne sais quelles herbes et de les appliquer je ne sais où... Après tout, ils nous renvoient à la doctrine des Auréoles, laquelle je tiens pour bonne, probable, utile, recevable, sainte, vénérable, à raison des grands personnages qui l'ont avancée. Mais qu'elle soit débitée comme doctrine de la foi, c'est ce que je n’ai point encore appris... C’est pourquoi, par intérim, j'en cris ce que l’Eglise en croit ». Animadversions, pp. 77-78

 

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s'il disait : j'avoue bien qu'ils se sont trompés toms les deux, et je n'entends pas protester contre la censure qui les a frappés ; mais je ne permets pas à Sirmond de leur faire dire ce qu'ils n'ont pas dit. Par où l'on voit qu'il reconnaît, lui aussi, que Séguenot et Saint-Cyran ne font qu'un. A quelles enseignes, je l'ignore tout à fait; c'était la version du gouvernement et elle avait prévalu.

On s'explique maintenant sans peine l'étrange prière qui se mêle aux provocations finales de la Caritée. Voici ma doctrine sur l'amour, disait Camus à l'adversaire encore anonyme qui ne manquerait pas de lui répondre; voici exactement délimité le terrain doctrinal où je vous attends de pied ferme. Mais ne paralysez pas, de grâce, par des « artifices secrets », c'est-à-dire en vous faisant accompagner de la force armée, une discussion où je suis bien sûr de vaincre aussi longtemps que la raison seule y présidera. Ce disant il ne gardait d'ailleurs aucune illusion sur le succès de cette juste demande. Quel que dut être le jésuite qui allait descendre dans l'arène, Camus savait bien que Richelieu serait de la fête. Ici encore un mystère; le dernier pour cette fois. Celui des tractations qui n'ont pas pu ne pas s'engager entre Richelieu et Sirmond. Ce dernier a-t-il écrit par ordre du cardinal? Non, me semble-t-il.

 

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Richelieu aurait mieux choisi. Mais, averti de l'offensive qui allait se déclancher de ce coté-là, et contre Saint-Cyran et contre Camus, il aura promis qu'il ferait le nécessaire pour obvier aux hasards de la bataille. Le frère de Sirmond - Jean, l'académicien - étant un des agents du cardinal, l'alliance entre la police et l'a théologie se sera nouée le plus facilement du monde. Dites au P. Antoine qu'il est sûr de vaincre, puisque je ne permettrai pas à son adversaire de se défendre (1).

 

Quoi qu'il en soit, la collusion ne hisse aucun doute. Richelieu, par bonheur, n'avait pas le don des miracles, et il en aurait fallu plusieurs pour forcer l'intarissable évêque à un silence absolu. Du moins, la police le réduisit-elle à ne se défendre qu'entre chien et loup. Deux contre-attaques, mais dans l'ombre, et la seconde fois sous le masque. On ne gagnera rien du reste à le gêner de la sorte. Ces deux écrits sont de véritables pamphlets et d'une verdeur inouïe. Près de ce diable d'évêque, Pascal paraîtra presque bénin. Il était hors de ses gonds.

 

Quel moyen, écrit-il, de me persuader des attaques de la part d'un Institut à qui... j'ai rendu de si fidèles services et 'a la défense duquel j'ai tant de fois employé st nia voix et ma plume, pour lequel je me suis immolé et sacrifié à la colère de ceux qui le voulaient opprimer ! Néanmoins, quand je fais réflexion sur ce que j'ai autrefois ouï de la bouche d'un saint personnage... que l'ingratitude n'est pas tant un vice des communautés que leur nature..., j'ai pensé qu'encore que j'eusse dans cet Institut un frère selon la chair, qui m'est fort cher selon l'esprit...

 

même à ce point de surexcitation, il n'est pas homme à se refuser un jeu de mots;

 

et encore plusieurs autres qui me touchent de consanguinité, tous néanmoins n'auraient pas pour moi des sentiments si

 

(1) Nous savons du reste que les approbations doctorales ont été données au livre de Sirmond dans des conditions assez louches. Mats ce détail anecdotique exigerait des recherches qui ne sont pas de ma compétence.

 

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tendres, plusieurs de cette robe s'étant portés en pleine chaire en plusieurs paroles de précipitation contre moi, quoique je ne leur aie rendu que des bénédictions

 

d'ailleurs assez acidulées,

 

pour leurs malédictions, et révéré comme compagnons de Jésus ceux qui, de leur grâce, me traitaient de précurseur de l'antéchrist, comme fait encore l'auteur (1).

 

C'est-à-dire Antoine Sirmond, et il faut bien avouer qu'une telle violence est impardonnable même contre un ami de Saint-Cyran.

Distribué peu après la Défense de la Vertu, le premier de ces pamphlets clandestins a pour titre : Animadversions sur la préface d'un livre intitulé : Défense de la vertu, par J. P. Camus, évêque de Belley, Paris, 1642. Peu d'exemplaires

sans doute, et qui ne se vendaient pas. Que cette copie, écrit-il drôlement, ne vienne pas à la connaissance des libraires,

 

qui chassent de haut vent après un tel gibier. Ce n'est pas maintenant le temps de publier des apologies, quoniam dies mali sunt. Quand il est défendu de se défendre, n'est-il pas commandé d'endurer? Possible quelque jour me permettra-t-on avec autant d'équité la défensive qu'il est à présent permis à mes contrariants de m'attaquer avec impunité (2).

 

Plus de quatre cents pages contre la seule préface du jésuite. Que voulez-vous, disait-il, « il y a une certaine chaleur à écrire, aussi bien qu'à parler et il est malaisé de se retenir quand on est sur la pente (3) ». Que serait-ce, grand Dieu, si on ne le contraignait pas à se retenir! Vous voyez, disait-il, encore,

 

comme ma plume vole plutôt qu'elle ne court en une si belle

 

(1) Animadversions, pp. 18-19.

(2) Ib., p. 209.

(3) Ib., p. 206.

 

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esplanade et que mon style parle de l'abondance de mon coeur. Quand j'entre dans ces matières, j'ai de la peine à m'en tirer; j'y suis comme le poisson dans l'eau et l'oiseau dans l'air, surtout quand il faut dégainer contre les demi-pélagiens de notre âge (1).

 

Sous sa plume, ce dernier lapsus est encore plus significatif que lamentable. Manifestement, il ne se possède plus. J'entends lorsqu'il « dégaine ». Car, dès qu'il se contente soit d'exposer, soit de défendre ses belles idées, il redevient sage. N'entendez par morne. Comme feu d'artifice théologique, je ne connais rien de plus éblouissant que ces deux écrits, si ce n'est la Caritée elle-même.

Cependant les jours continuaient à être mauvais et Camus à s'impatienter de n'avoir réfuté encore - du moins ex professo - que la Préface de Sirmond. Il eut donc recours à un subterfuge qui a été d'usage courant pendant tout l'ancien régime et que les mystiques eux-mêmes, le P. Surin par exemple, se permettaient volontiers. Lisez

plutôt l'avis de. l'éditeur anonyme offrant aux curieux quelques Notes sur un livre intitulé : La Défense de la vertu, extraites de plus amples animadversions :

 

Je n'ai pu tirer des mains de l'auteur la réponse entière (au livre de Sirmond) sur la préface duquel je vous ai fait voir, lecteur, des Animadversions... J'ai appris

 

que la réponse complète

 

était faite et qu'elle contenait trois petits tomes ;

 

un pour chacun des trois traités sirmondiens. « Petit » est une façon de parler.

 

Je ne sais pas ce qui en retarde la publication ! mais ils me sont demandés de plusieurs endroits avec grande instance. Pendant cette attente, voici que... un de mes amis m'a promis de me faire voir un abrégé de ces trois volumes, fait secrètement

 

(1) Ib., p. 184.

 

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et promptement par un homme qui en aurait en la communication...

 

Camus aurait donc perlais qu'on fit un rapide résumé de sa réponse intégrale, mais non qu'on la copiât de mot à mot. Tout cela parait cousu de fil blanc, et ce prétendu résumé, qui a bel et bien plus de cinq cents pages, ne doit pas différer beaucoup du texte original. Bien que, d'ailleurs, ces Notes portent le millésime de 1643, elles ont dû être imprimées dans les derniers mois de 1642. Nul ne prévoyait alors que l'heure de la délivrance allait sonner, et pour le prisonnier de Vincennes et pour le défenseur du Pur Amour. Richelieu meurt le 4 décembre 16 42. Si la cause de Sirmond n'avait pas été perdue d'avance, les Notes de Camus lui auraient donné le dernier coup (1).

 

VII. - En vérité, le P. Antoine Sirmond ne peut se plaindre de moi. Il m'aurait trouvé peut-être un peu tiède à son égard, mais il ne me reprocherait pas d'avoir diminué ou méconnu l'importance de son livre. J'avoue bien que de ce livre, pris en lui-même, nous n'avons encore rien dit, mais pouvait-on l'annoncer avec plus de tapage, éveiller chez les moins Curieux un plus vif appétit de le connaître ? Cinquante pages de fanfare pour préluder à l'entrée en scène de ce personnage oublié, que lui faut-il davantage ? Ainsi préparés, nous ne risquons pas de perdre un seul de ses mots. Qu'il paraisse donc enfin, dans sa vérité entière, cet homme étonnant, Caritée à rebours, de qui l'on a répété pendant plus de deux siècles, Pascal aidant et Nicole et Boileau, qu'il rayait I'amour de la liste des vertus chrétiennes. Nescio quid majus nascitur... Evangelio.

Pour entrer, à ce coup, et après de si longs préliminaires,

 

(1) Voici, eu un court tableau, le bilan de la campagne camusienne pour le pur amour. En 164o, la Défense du Pur Amour ; en 1641, la Caritée ; en 1642, les Animadversions ; en 1643, les Notes. C'est beaucoup sans doute, mais à peine trop. Fénelon n'en écrira pas beaucoup plus long. Les deux livres clandestins sont naturellement devenus très rares. On les trouve néanmoins à la Bibliothèque Nationale.

 

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in medias res, voici, d'abord, le livre de Sirmond tel que Pascal l'a compris et résumé. Les corrections, et il est assez probable que nous en devrons faire, viendront ensuite.

 

« Je vois bien, répondit le Père, par ce que vous me dites, que vous avez besoin de savoir la doctrine de nos Pères touchant l'amour de Dieu. C'est le dernier trait de leur morale et le plus important de tous... Ecoutez Escobar... » Je laissai passer tout ce badinage où l'esprit de l'homme se joue si insolemment de l'amour de Dieu. « Mais, poursuivit-il, notre P. Antoine Sirmond, qui triomphe sur cette matière, dans son admirable livre de la Défense de la vertu... discourt ainsi au second traité.

 

Nous l'avons déjà dit, le premier des trois traités est consacré à la défense des voeux, les deux derniers à la casuistique de l'amour. Ecoutons du reste, avec confiance ; les citations qu'en apporte Pascal sont exactes.

 

« Saint Thomas, écrit donc le P. Antoine, dit qu'on est obligé à aimer Dieu aussitôt après l'usage de raison.

 

Splendide système, et qui suffirait à la gloire d'un philosophe chrétien, d'un philosophe tout court. Mais non, déclare Sirmond,

 

« c’est un peu bientôt. Scotus, chaque dimanche. Sur quoi fondé?

 

Eh! ne serait-ce que sur l'obligation d'assister à la messe, et de participer au plus parfait des actes d'amour? Mais « ne m'interrompez donc pas », avait déjà dit Sirmond.

 

D'autres, quand on est grièvement tenté. Oui, en cas qu'il n'y eût que cette voie de fuir la tentation. Scotus, quand on reçoit un bienfait de Dieu. Bon pour l'en remercier. D'autres à la mort. C'est bien tard. Je ne crois pas non plus que ce soit à chaque réception de quelque sacrement; l'attrition y suffit avec la confession, si on en a la commodité. Suarez dit qu'on y est obligé en un temps. Mais en quel temps ? Il vous en fait juge. Or ce que ce Docteur n'a pas su, je ne sais qui le sait ».

 

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Remarquez, je vous prie, cette gradation descendante, de saint Thomas au XVI° siècle. Qu'elle est pathétique ! Osera-t-on bien reprocher à François de Sales, à Bérulle, à Séguenot, à Fénelon, voire au grand Arnauld et à Saint-Cyran, d'avoir voulu remonter le courant!

 

Et il conclut enfin, reprend en son nom l'interlocuteur de Pascal, qu'on n'est obligé à autre chose à la rigueur qu'à observer les autres commandements, sans aucune affection pour Dieu, et sans que notre coeur soit à lui, pourvu qu'on ne le haïsse pas.

 

Encore une fois mesurez la distance. Pour saint Thomas, le commandement d'aimer Dieu est obligatoire dès l'âge de raison. Pour Sirmond, il n'est jamais obligatoire. Pour remplir toute la loi, il suffit d'observer « les autres commandements ». Peu importe qu'en les observant on songe ou on ne songe pas à aimer Dieu.

 

Vous le verrez à chaque page, et entre autres, aux 16, 19, 24, 28, où il dit ces mots : « Dieu en nous commandant de l'aimer, se contente que nous lui obéissions en ses autres commandements. » Si Dieu eût dit : « Je vous perdrai, quelque obéissance que vous me rendiez, si de plus votre coeur n'est à moi : ce motif, à votre avis, eût-il été bien proportionné à la fin que Dieu a dû et pu avoir? »

 

La phrase est embarrassée. Nous aurons bientôt l'occasion de l'expliquer. 11 est donc dit, plus humainement et raisonnablement,

 

« que nous aimerons Dieu en faisant sa volonté »

 

c'est-à-dire en observant les « autres » commandements.

 

C'est ainsi que nos Pères ont déchargé les hommes de l'obligation pénible d'aimer Dieu actuellement.

Et cette doctrine est si avantageuse que nos Pères Annat, Pintereau, Lemoyne, l'ont défendue vigoureusement,

 

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quand on a voulu la combattre chez Antoine Sirmond. Pour ne citer que celle-ci, la réponse du P. Pintereau

 

vous fera juger de la valeur de cette dispense par le prix qu'il dit qu'elle a coûté, qui est le sang de Jésus-Christ. Vous y verrez donc que cette dispense de l'obligation fâcheuse d'aimer Dieu est le privilège de la loi évangélique, par-dessus la judaïque ».

O mon Père, lui dis-je, il n'y a point de patience que vous ne mettiez à bout... On viole le grand commandement qui comprend la Loi et les Prophètes, on attaque la piété dans le coeur; on en ôte l'esprit qui donne la vie, et on va même jusqu'à prétendre que « cette dispense d'aimer Dieu est l'avantage que Jésus-Christ a apporté au monde ». C'est le comble de l'impiété. Le prix du sang de Jésus-Christ sera de nous obtenir la dispense de l'aimer (1) !

 

Tel est, dressé de maîtresse main, et, cliché, pour ainsi dire, en naissant, le terrible réquisitoire, que l'épître de Boileau sur l'Amour de Dieu traduira quelque jour en prose presque pure, et que reprendront sans fin les ennemis des jésuites, sans même se demander, les bons apôtres, si telle est bien la doctrine officielle de toute la Compagnie. Non qu'après tout, à la surexcitation près et à l'éloquence, je sois très éloigné de donner raison à Pascal sur plus d'un point; et d'autant moins que tout ce qu'on vient de lire, le salésien Camus l'avait écrit déjà, quatorze ans plus tôt. Mais l'historien a mieux à faire que de stigmatiser une fois de plus ce « comble d'impiété ». Comprendre, comprendre que le bonhomme Sirmond, un religieux, un prêtre, ait pu soutenir, d'une plume si placide, un tel ramas d'absurdités ; comprendre que plusieurs jésuites, Annat, Pintereau et autres aient ahanné à le défendre, voilà où doit tendre notre unique effort, et j'espère qu'il sera largement récompensé. Je no m'en tiendrai donc pas à la solution paresseuse du P. Daniel, dans ses Entretiens d'Eudoxe et de Cléandre, réponse tardive aux Provinciales. Puisque vous n'avez rien

 

(1) Xe Provinciale.

 

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à vous mettre sous la dent, mangez Sirmond et laissez-nous tranquille.

 

Homme fort peu connu et de peu de conséquence... Eudoxe et moi nous ne voulons ni bien ni mal aux mânes de ce bon Père... « Ce particulier, pour nie servir des termes poétiques du P. Lemoyne, ne fut ni un géant, ni un homme à plusieurs corps, comme le Géryon de la fable, pour faire dire, sur l'autorité de son petit livre, de tous les jésuites ensemble...

 

ce qu'en a dit Pascal (1). Bien entendu, mais ce n'est là, me semble-t-il, qu'une échappatoire. Pour moi, j'ai peine à trouver Sirmond aussi insignifiant. Au contraire, il me passionne. Un hanneton sans doute, mais aussi peut-être une façon de philosophe. Sous ses élytres étourdies, se cache une métaphysique profonde. Son bourdonnement s'adapte, vaille que vaille, aux plus hautes musiques de l'esprit. Il

ne sait pas où il va, mais les idées qui l'agitent le savent. Chose amusante, Pascal n'y voit pas beaucoup plus clair. D'un côté comme de l'autre, ce mémorable duel se poursuit dans la zone des instincts, presque de l'inconscient. Ni d'un côté, ni de l'autre, l'esprit géométrique n'est de la partie, et l'on sait bien que lorsqu'il n'intervient pas, l'esprit de finesse fait l'école buissonnière. De tout son être, Pascal se révolte ici contre une doctrine dont il ne soupçonne ni la portée ni la force. J'ai déjà dit, qu'il juge Sirmond du point de vue de la morale et que, de ce point de vue, Sirmond me parait inattaquable. Il est temps de nous expliquer.

Au point de départ, s'offre à nous la distinction classique entre les préceptes affirmatifs : Tu aimeras le Seigneur... ; et les négatifs : Tu ne rendras pas de faux témoignage. L'obligation du second est perpétuelle ; il n'est jamais permis de se parjurer; au lieu qu'à l'obligation d'aimer Dieu - c'est Bossuet qui parle,

 

(1) Extraits des Entretiens d'Eudoxe et de Cléandre, ap. Documents historiques, critiques, apologétiques, concernant la Compagnie de Jésus, Paris, 1828, II, pp. 1o3-106.

 

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hors des cas forts rares, on ne petit jamais assigner des moments certains. Qu'on m'entende bien

 

c'est-à-dire qu'on ne me fasse pas sirmondiser ;

 

je ne dis pas que l'obligation de pratiquer les préceptes affirmatifs sait rare. A Dieu ne plaise ! Je parie des moments certains et précis de l'obligation. Car qui peut déterminer l'heure précise à laquelle il faille satisfaire au précepte intérieur de croire, d'espérer, d'aimer (1) ».

 

Suarez, quoi qu'en dise Pascal, est au fond du même avis.

 

 

Il est difficile, enseigne-t-il, de déterminer le temps de l'obligation.. Mais l'acte de l'amour de Dieu ne saurait être différé longtemps après le premier usage de la raison.

 

C'est presque la doctrine de saint Thomas.

 

De plus il doit être réitéré quelquefois dans la vie

 

Ce « quelquefois » ne paraît pas très heureux.

 

Car il est évident qu'il ne suffit pas à l'homme d'aimer Dieu une fois ou deux dans sen existence. Il y aurait péché à passer longtemps sans faire un acte d'amour. Mais quel doit être ce temps. C'est à la prudence de le déterminer (2).

 

Il veut dire, si je le comprends bien, à la prudence, non pas des simples chrétiens,-mais à celle, parfais très imprudente, voire un peu folle, des casuistes. Déterminer, dans le temps et dans l'espace, « les moments précis et. certains » où l'acte d'amour est obligatoire, « l'heure précise » de croire ou de prier, Bossuet estime que cela ne se peut ; Suarez, simplement que c'est peu commode. C'est là néanmoins une curiosité comme une autre, comme de savoir si

 

(1) Préface sur une instruction pastorale de M. de Cambrai : cité par Maynard, dans son édition des Provinciales, p. 7.

(2) Cité par Maynard, ib., p. 35.

 

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les anges sont en nombre pair ou impair; curiosité d'école - « badinage » disait cruellement Pascal - dont j'avoue ne pas saisir l'intérêt, mais enfin qui ne tire pas à conséquence chez un théologien bien équilibré. Or Sirmond ne l'était pas. Dans presque toute cette discussion il s'emprisonne, portes et fenêtres fermées, dans la casuistique pure, au risque non seulement d'ahurir les profanes, mais aussi « d'attaquer la piété dans le coeur », d'en ôter « l'esprit qui donne la vie ». Non, certes, que la casuistique soit d'elle-même une école de pharisaïsme et de sottise, comme Pascal l'a cru dans une heure d'étourderie. Discipline parfaitement raisonnable, voire nécessaire, et que saint Thomas n'aurait eu garde de mépriser. Ce grand Docteur s'est posé lui aussi le même problème ; mais pour le transporter aussitôt, d'un vol soudain et magnifique, dans la région des vérités éternelles. Il ne cherche à fixer ni le nombre ni les dates des actes d'amour commandés par le Décalogue. Mais il veut qu'un acte d'amour suive sans retard le premier éveil de la conscience. Règle plus métaphysique et psychologique, en quelque sorte, que morale. Comme s'il disait : aimer Dieu, et vivre, soit humainement, soit, à plus forte raison, chrétiennement, c'est la même chose. Quand faut-il qu'un enfant commence à respirer? Eh! dès qu'il est sorti du sein de sa mère. Puis jusqu'à la mort. A quoi Sirmond répond d'un air malin : Pas si vite. Oseriez-vous affirmer qu'on soit obligé d'aimer Dieu, le 1er janvier? De quel droit? Et le 2, et le 3 ? Ainsi jusqu'au 31 décembre. La date précise, rien ne vous permet de la fixer. D'où il conclut pharisaïquement que l'acte de charité n'est jamais obligatoire.

N'oublions pas, du reste, qu'il en veut d'abord à Camus qu'il soupçonne de méditer la ruine des « ignatiens ». C'est pour torpiller la Caritée qu'il s'est lancé à pleines voiles sur l'océan des sophismes. « Son dessein, écrit le P. Daniel, est d'examiner principalement ce point : « S'il est permis d'agir par crainte ou par espérance, ou pour autre motif que celui

 

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du pur amour de Dieu, » comme il parle dans sa Préface (1) ». Autant dire que son point de départ est un contresens. Cette question-là, répond Camus, ne me touche ni de près ni de loin :

 

Car je vous prie, de quel de mes ouvrages.., peut-il tirer qu'il soit défendu de craindre Dieu et d'espérer en lui? Quelle âme si impie et si désespérée a jamais conçu une si horrible imagination? Ne faut-il pas être plus calomniateur que celui-là même qui en porte le nom, et qui est appelé l'Accusateur de ses frères, pour attacher de telles propositions à quelque chrétien que ce soit, fût-il schismatique, fût-il hérétique (2) ?

 

Calomniateur est un peu gros. Simplement, Sirmond n'a pas compris, et d'autant moins qu'il ne voulait pas comprendre. Ainsi fera plus tard Bossuet, adressant à Fénelon ces mêmes reproches que, d'après Camus, on devrait épargner « à quelque chrétien que ce soit ». Sirmond néanmoins a mieux vu que Bossuet que, si l'amour est intéressé, il n'est plus l'amour, et que, pour exterminer Caritée, il n'y a pas d'autre moyen que d'exterminer avec elle le premier commandement ; car il l'extermine avec une conviction intrépide, n'en déplaise aux sauveteurs qui tentent de l'arracher à la juste indignation de Pascal. Je le répète : Sirmond n'est qu'à moitié sot. Il ne conçoit qu'à raz de terre, mais le peu qu'il conçoit, il l'exprime avec une limpidité merveilleuse,

 

et les mots pour le dire arrivent aisément.

 

S'il lui arrive d'employer des termes équivoques - ainsi dans sa distinction fondamentale entre l'amour effectif et affectif - il souligne aussitôt le sens que, pour sa part, il attache à ces termes, décourageant d'avance les interprétations bénignes par où on tentera plus tard de lui faire dire

 

(1) Daniel, op. cit., p. 112.

(2) Animadversions, p. 79.

 

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ce qu'il n'a pas dit. Avant de se jeter à l'eau, il a mis de si lourdes pierres dans ses poches, il s'est ligoté les bras si solidement, que nulle bouée ne le tirerait de l'abîme.

 

Il distingue donc amour effectif et amour affectif, et il soutient que le premier seul est d'obligation. Distinction et doctrine classique, et que nul ne reprocherait au P. Sirmond s'il donnait à ces deux épithètes le sens que tout le monde leur donne.

 

La divine dilection, écrit saint François de Sales, a deux actes issus proprement et extraits d'elle-même, dont l'un est l'amour effectif qui, comme un antre Joseph, usant de la plénitude de l'autorité royale, soumet et range tout le peuple de nos facultés, puissances, passions et affections à la volonté de Dieu, afin qu'il soit aimé, obéi et servi sur toutes choses, rendant par ce moyen exécuté de grand commandement céleste : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur.

 

Ou, en d'autres termes, de toute ta volonté, le véritable amour n'étant autre  chose « qu'un poids qui porte la volonté vers la chose aimée ».

 

L'autre, est l'amour affectif ou affectueux, qui, comme un petit Benjamin, est grandement délicat, tendre, agréable et aimable (1).

 

De ces deux, il est bien évident que Dieu ne pouvait pas nous commander le second, puisqu'il ne dépend pas de nous de sentir que nous aimons Dieu. Nous ne disposons que de notre volonté. Vouloir aimer Dieu, c'est l'aimer, c'est obéir au premier commandement. Eh bien ! si invraisemblable que cela semble, c'est précisément de cet acte ide volonté pure que nous dispense le P. Sirmond. Avec tout le monde, il enseigne que l'amour effectif est seul de précepte,

 

(1) Cité par Arnauld dans sa dissertation sur l'amour de Dieu que Nicole Wendrock a reproduite dans son édition des Provinciales. Note sur la Xe Lettre. Edition d'Amsterdam, 1735, pp. 252, seq.

 

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mais il appelle amour effectif l a volonté d'observer tous les commandements à l'exception du premier. Il a imaginé ce beau cercle carré : un amour qui ne veut aucun bien à celui qu'il aime; qui ne songe même pas à celui qu'il aime.

 

Qui fait du bien, dit-il, à un autre sans intention ou affection pour lui ne l'aime qu'en effet, et non d'affection qui avec intention fait du bien à un autre, a de l'amour pour lui et effectif et affectif.

 

Prenons un exemple : je dors sous un palmier au milieu du Sahara. Une troupe de lions s'apprête à fondre sur moi. Un chasseur qui passait par là, tue ces fauves ou les met en fuite : non pas du tout qu'il me veuille le moindre bien. Il ne m'avait même pas aperçu. Mais enfin ce bien qu'il ne me voulait pas, il me l'a fait. Il m'a donc aimé effectivement, il s'est gouverné exactement comme il eût fait s'il m'avait aimé d'intention et d'affection. Ainsi de nous, quand nous obéissons aux règles de la loi morale, sans penser d'ailleurs que cette obéissance fait plaisir à Dieu.

 

Il est donc dit, écrit-il encore, que nous aimerons Dieu, mais effectivement, opere et veritate, faisant sa volonté COMME si nous l'aimions effectivement... ; COMME si le motif de la charité nous y portait.

 

Il serait « encore mieux » sans doute que ce motif nous y portât. Mais enfin,

 

s'il ne le fait, nous ne laisserons pas pourtant d'obéir en rigueur au commandement d'amour, en ayant les oeuvres. De façon que, voyez la bonté de Dieu ! il ne nous est pas tant commandé d'aimer que de ne le point haïr soit formellement, par haine actuelle, ce qui serait bien diabolique, soit matériellement, par transgression de la loi (1).

 

Autant dire, conclut Camus, que pour être en règle avec les devoirs essentiels, il suffit d'observer les neuf commandements

 

(1) Cité dans l'édition Brunschwig des Provinciales, pp. 226-227.

 

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« sans se mettre en peine du premier (1) ». Sur quoi les apologistes de Sirmond essaient vainement de nous faire prendre le change, l'abbé Maynard par exemple :

 

La doctrine de Sirmond, écrit-il, bien que certainement fausse, a été dénaturée et calomniée par Pascal. A. Sirmond distingue dans le commandement de l'amour le précepte effectif et le précepte affectif.. Le premier, ayant pour objet la fidélité à toute la loi, serait obligatoire sous peine de damnation ; le second, consistant dans les actes affectueux du coeur, n'aurait pas une sanction si terrible et ne serait qu'une paternelle invitation que nous ferait Dieu de l'aimer (2).

 

Si j'étais Pascal, je lui dirais qu'il ment. Contentons-nous d'affirmer qu'il dénature, du tout au tout, la pensée de Sirmond. J'ai souligné ses deux tours de passe-passe. Remarquez d'abord le second : « actes affectueux du coeur », par où il veut nous faire croire que le seul amour dont Sirmond nous dispense est l'amour sensible et tendre : en quoi, il rejoindrait saint François de Sales. Rien de moins exact : affectif, dans le lexique de Sirmond, est synonyme non pas d'affectueux, mais d'intérieur. « Sans intention ou affection », écrit-il, ou plus brièvement sans « intention ». L'amour effectif de François de Sales soumet directement, immédiatement toutes nos puissances à la volonté de Dieu ; l'amour effectif de Sirmond, bien qu'en fait il obéisse à Dieu, n'a pas l'intention de lui obéir ; il peut même ignorer Dieu tout à fait.

La première prestidigitation, si l'on peut dire, n'est pas moins flagrante. Sirmond exigerait, nous assure-t-on, « la fidélité à toute la loi ». Pas le moins du monde, puisque de cette loi, il supprime le premier commandement, à savoir l'obligation d'aimer Dieu. Comment s'y tromper ? Sa pensée, quoique fausse, est tout ce qu'on peut imaginer de plus limpide. S'il conserve « le nom d'amour et de commandement... ;

 

(1) Annotations; p. 119.

(2) Maynard, op. cit., p. 37.

 

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il ruine en effet l'obligation où nous sommes d'aimer Dieu ». Car enfin, continue Arnauld,

 

qu'est-ce qu'aimer, sinon avoir une inclination et une affection intérieure pour la chose qu'on aime ? L'amour et l'affection (volontaire) n'étant donc qu'une même chose, un amour sans affection, tel qu'est cet amour effectif du P. Sirmond, n'est point un amour, mais un fantôme et une pure illusion... (Il) détruit en effet l'amour, n'en laisse que l'apparence ; ou, pour mieux dire, il n'en laisse que le nom, et un nom qui ne signifie plus rien.

 

Aussi pour justifier le jeu de mots à quoi se ramène toute sa doctrine,

 

les effets, dit-il, prennent souvent le nom de leur cause ordinaire, comme les signes des choses signifiées. De là est qu'on peut donner celui d'amour aux effets extérieurs, sans avoir égard si l'intérieur y est.

 

C'est le grand Arnauld qui souligne, et fort opportunément. Quand on aime Dieu d'un amour véritable, pourrait dire Sirmond, on observe les autres commandements. Cette obéissance aux règles de la morale est un effet nécessaire de l'amour proprement dit, que l'on porte au souverain législateur. D'où il suit, que celui qui, sans d'ailleurs penser à Dieu, observe les autres commandements, se gouverne exactement COMME font ceux qui aiment Dieu, ou, en d'autres termes, comme s'il l'aimait lui-même. Ce comme si, qui lui appartient, est quelque chose d'admirable. Qu'importe que l'on aime Dieu, si on fait comme si on l'aimait ! Cet ersatz de l'amour pourquoi ne pas l'appeler amour? Ce n'est là sans doute qu'une figure de style, mais puisque je vous la présente comme telle, pourquoi tant crier? Eh! répondrait le grand Arnauld, je ne puis penser qu'en criant.

 

Bien loin que cette distinction le justifie, elle ne fait que le rendre plus criminel. Car, qui avait jamais pensé dans l'Eglise... que le premier commandement n'est qu'un commandement figuratif et que Dieu, en nous ordonnant de l'aimer, ne demande de nous en rigueur que le signe et la figure de l'amour ;

 

que de nous conduire, comme si nous l'aimions.

 

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Le seul terme d'aimer suffit... pour réfuter le P. Sirmond. Et il y a autant d'impiété de le détourner de sa signification naturelle, pour lui faire signifier un amour métaphorique et imaginaire, qu'il y en a d'interpréter ces paroles : Ceci est mon corps, de la figure du corps de Jésus-Christ (1).

 

Tous ces gros mots sont de trop; mais pour être venimeuse, la logique d'Arnauld n'en est pas moins invincible. Il est certain que Sirmond n'est pas ici la franchise même. S'il conserve le nom d'amour, u il ruine, en effet, l'obligation où nous sommes d'aimer Dieu (1) ».

 

VIII. - Il semble atténuer, mais en vérité il confirme, il redouble, pour ainsi dire, sa doctrine par une nouvelle distinction, que je regrette infiniment que Pascal n'ait pas remarquée ; d'ailleurs prodigieusement intéressante, et dont Sirmond n'aura sans doute pas soupçonné la vaste portée. La voici tragiquement présentée par le grand Arnauld.

 

Le P. Sirmond, craignant d'exciter trop de scandale, a eu soin de conserver le terme de précepte, comme nous venons de voir qu'il a eu soin de conserver celui d'amour; mais il détruit aussitôt la chose que ce terme signifie, par la distinction qu'il fait de deux commandements, l'un de rigueur, l'autre de douceur. Il avoue que l'amour affectif (avec intention, ou intérieur, on proprement dit) est de commandement. Voilà comme il conserve le nom de précepte. Mais il nie que ce soit un commandement de rigueur, en sorte que celui qui, pendant toute sa vie, n'aurait jamais fait un acte d'amour de Dieu fût damné pour cela. Et par là il détruit la chose signifiée par le terme de précepte.

 

Sans aucune espèce de doute, Arnauld est ici l'interprète de la tradition, violer un précepte proprement dit - tu ne tueras pas... - c'est commettre un péché mortel : et, de soi, tout péché mortel mérite l'enfer.

 

Cependant il n'est pas toujours tellement sur ses gardes, qu'il

 

­(1) Nicole, op. cit., pp. 263-267, passim.

 

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ne mette quelquefois le commandement d'aimer Dieu d'un amour intérieur au nombre des conseils.

 

Et c'est là très certainement sa vraie pensée ; une fois encore, il joue sur les mots, soit qu'il veuille délibérément jeter de la poudre aux yeux de l'adversaire - ce que pour ma part, je ne crois pas - soit qu'il perde la tète dès qu'il s'aventure dans ces profondeurs ; assez intelligent pour les entrevoir, trop hanneton pour s'y reconnaître.

 

Comme quand il dit : « Qu'aimer Dieu actuellement... c'est le propre des parfaits, qui tâchent, selon le conseil qui leur en est donné, de s'actuer le plus qu'ils peuvent en la sacrée dilection ; et, ne pouvant le faire sans cesse, c'est beaucoup, ajoute-t-il, qu'ils le fassent de temps en temps, et ne serait pas peu, quand ils n'en viendraient à bout qu'une fois en leur vie;

 

c'est Arnauld qui souligne, et il y a certes de quoi;

 

« ce qui irait même au delà du précepte en rigueur ». Et un peu après : « le grand commandement nous ordonne de conserver l'habitude de l'amour,

 

variante pour les « effets » de l'amour

 

par l'observation du décalogue, et il nous avertit, par manière de conseil, de produire des actes d'amour le plus fréquemment qu'il nous est possible (1) ».

 

Avertissement assez platonique, du reste, ou de pure forme, puisqu'il n'est pas sûr que les parfaits eux-mêmes puissent produire, dans toute leur vie, deux actes d'amour.

Tout cela, du reste, est beaucoup moins simple qu'il ne paraît au grand Arnauld, et Sirmond beaucoup moins absurde. Il soulève maladroitement un très gros problème, mais enfin

 

(1) Nicole, op. cit., pp. 269-270. La réponse de Sirmond à laquelle Arnauld se réfère ici était introuvable, dès avant la fin du XVII° siècle. Il n'est pas téméraire de supposer et qu'elle avait paru sans l'approbation des supérieurs, et que ceux-ci en auront voulu détruire tous les exemplaires Les jansénistes, en cela bien maladroits, n'eu ont pas sauvé un seul du naufrage.

 

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il le soulève; celui de savoir si l'amour véritable peut se commander, ou, ce qui revient au même, si la seule peur de l'enfer peut l'allumer dans une âme. Voici, dit-il,

comme Dieu et a dû et a pu nous commander son saint amour. Il a dû nous le commander quant à l'effet avec rigueur :

 

tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, et le reste. Mais

 

la douceur y a été plus propre pour presser l'affection cordiale. S'il eût dit : je vous perdrai, quelque obéissance que vous me rendiez, si de plus votre coeur n'est à moi, ce motif, à votre avis, eût-il été bien proportionné à cette fin? Certes, difficilement, est-ce aimer d'amour - ou je me trompe - de dire : je vous aime, parce que je crains que vous ne me fassiez du mal.

 

Ce disant Sirmond ne s'aperçoit pas qu'il ajoute de l'eau à la cruche de Caritée. N'aimer Dieu que pour éviter l'enfer ce n'est pas l'aimer. Le premier commandement exige tout autre chose, à savoir que nous aimions Dieu parce qu'il est aimable. Nous ne pouvons l'aimer ainsi que s'il nous parait aimable, que si, dès avant qu'il nous fasse un commandement de l'aimer, la pente de notre coeur nous porte à l'aimer. Pourquoi ne concéderait-on pas à Sirmond que ce n'est pas là un commandement comme les autres, bien qu'il nous oblige en toute rigueur, et d'autant plus rigoureusement qu'en le violant c'est notre être lui-même, notre nature profonde que nous détruisons? Un surcommandement pourrait-on dire, comme les vertus théologales sont des survertus (1). Certaines obligations - aimer Dieu, aimer sa famille, sa patrie, - le coeur humain tend à les accepter, avant même qu'elles lui soient juridiquement imposées, et elles ne revêtent le caractère d'une contrainte que par accident. Quoi qu'il en soit la subtile pensée de Sirmond a tout l'air de se heurter à vingt affirmations des Ecritures : « Anathème

 

(1) Daniel le remarque fort bien. Les « actes d'amour, écrit-il, sont de leur espèce tout différents des actes des autres vertus par lesquels on observe les autres préceptes ». Op. cit., p. 108.

 

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contre celui qui n'aime pas le Seigneur »... « Celui qui n'aime point demeure dans la mort »... « Maître, que faut-il faire pour posséder la vie éternelle ?... Vous aimerez le Seigneur de tout votre coeur ». Comment donc Sirmond ose-t-il promettre le ciel « à ceux qui n'ont jamais fait ce que Jésus-Christ enseigne... qu'il faut faire pour le mériter (1)? » Il pousse néanmoins sa pointe :

 

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