I - CHAPITRE III
Précédente Accueil Remonter Suivante

 

[ Accueil]
[ Remonter]
[ I - CHAPITRE I]
[ I - CHAPITRE II]
[ I - CHAPITRE III]
[ I - CHAPITRE IV]
[ I - CHAPITRE V]
[ I - CHAPITRE VI]
[ I - CHAPITRE VII]
[ I - CHAPITRE VIII]
[ I - ÉPILOGUE]
[ I - EXCURSUS]
[ II - CHAPITRE I]
[ I - CHAPITRE II]
[I - CHAPITRE III]
[ II - CHAPITRE IV]
[ II - CONCLUSION]
[ II - EXCURSUS]

CHAPITRE III : LES NOMS DE LA QUIÉTUDE

 

I. - LES NOMS DE LA QUIÉTUDE

II. - QUIÉTUDE ET CONNAISSANCE

III. - QUIÉTUDE ET AMOUR

 

I. - LES NOMS DE LA QUIÉTUDE

 

Elle en a beaucoup, et tous assez mal venus, gros de contresens. On l'a déjà vu pour « quiétude », qui, des deux éléments essentiels de l'expérience mystique - envahissement de l'âme par Dieu, cessation du discours - ne désigne que le second, comme si l'expérience mystique était d'abord un repos. Néanmoins j'ai préféré quiétude, parce qu'il est d'une bonne langue; parce que la paralysie du discours est le seul indice aisément reconnaissable qui annonce le passage de la prière commune à une prière plus haute, enfin et surtout parce qu'il est plus à sa place que nul autre dans un livre où l'on raconte les querelles du « quiétisme ».

De tous ses autres noms le plus satisfaisant est tellement rébarbatif, il a une couleur ésotérique si violente qu'un mauvais respect humain me l'a interdit. Cette manière d'oraison, écrit le P. de Lagny,

 

est appelée introversion, parce que tout ainsi que le limaçon rentre dans sa coquille et se ramasse en lui-même..., de même l'âme qui est attirée par l'attouchement divin au dedans de soi, se retire (est retirée) du dehors de ses opérations sensitives, pour se recueillir (non! pour être recueillie) au plus intime de son fonds, comme si toutes ses puissances avec leurs actes étaient fondues en l'unité de son essence, afin d'avoir plus de force pour soutenir l'opération de Dieu (1).

 

(1) Paul de Lagny, Le Chemin abrégé de la perfection, 1673, p. 134.

 

389

 

Saint François de Sales l'avait déjà dit, presque dans les mêmes termes et en rappelant une comparaison presque toute semblable de sainte Thérèse (le hérisson). Dieu, ayant fait sentir sa présence, « toutes nos facultés retournent leurs pointes de ce côté-là (1) ». Le mot d'introversion est familier à presque tous nos maîtres. Mabillon ne l'aimait pas. Il le trouvait pédantesque. Palimpseste, l'est-il beaucoup moins, et cependant le moyen de l'éviter? M. Berthod préfère « recoulement » « faire recouler l'âme en Dieu » ; « un grand effort de recoulement (2).

Pour mieux caractériser la quiétude, écrit un spirituel d'aujourd'hui qui n'aime pas les mots savants - il a certes raison,

 

je la comparerai à ce qui n'est pas elle, c'est-à-dire à la pensée ordinaire et discursive. Quand s'exerce la pensée discursive, notre esprit projette l'objet (abstrait) qu'il a conçu, ainsi que l'image, dont cet objet est comme revêtu, en dehors de nous et devant nous. Ce regard de l'esprit dirigé en avant et vers le dehors, nous le localisons dans notre tête. Dans la quiétude, les choses se passent tout autrement : le regard de l'esprit, au lieu de se diriger en avant et vers le dehors, fait, si je puis ainsi parler, machine en arrière; il se dirige vers le fond de l'âme; je parle ici le langage des apparences et ne fais point de métaphysique.

 

Bonne restriction, mais enfin, puisque tous ils en viennent à distinguer ainsi le fond de la surface de l'âme, il faut bien qu'une certaine réalité corresponde à cette distinction, et par suite la justifie.

 

Imaginons... notre esprit comme une lorgnette que nous porterions en nous ; l'orifice orienté en avant et sur le dehors est celui de la pensée discursive. Dans la quiétude, cet orifice antérieur se ferme, ou à peu près, et le regard de l'esprit sort par l'arrière de la lunette sur l'intérieur et le fond de l'âme. Cette

 

(1) Cf. plus haut, p. 351.

(2) Lettres, IV, pp. 145-146.

 

396

 

perception à reculons et vers le dedans, si tant est qu'on la localise, on la localise dans la poitrine (1):

 

Le mot seul est évité, mais qui ne voit que « perception à reculons » et « introversion », c'est la même chose ? « Un repli, écrit le P. Maréchal, et une concentration de l'âme, qui, fuyant la vaine dispersion des actes; cherche à se ressaisir elle-même comme pure essence (2) ». Je n'aurai pas l'impertinence de redresser un tel maître, il me semble néanmoins que cette définition, psychologiquement excellente, laisse rait croire à tin lecteur pressé que c'est l'âme elle-même qui cherche à s'introvertir ; comme recueillement, introversion doit être pris au sens passif. On ne se recueille ni ne s'introvertit; c'est Dieu qui recueille ou introvertit. Non que la grâce de quiétude retourne la lorgnette ou en bouche l’orifice antérieur. Mais, en se rendant présent à l'autre orifice, Dieu paralyse en quelque sorte, les activités discursives et rend impossible toute perception qui ne serait pas à reculons (3).

On dit aussi communément « oraison de silence », étant bien entendu que « silence» est ici un doublet de quiétude. L'âme se tait parce qu'elle cesse de discourir, silence d'ailleurs passif, et qui n'est pas le résultat d'une discipline; comme le silence des quakers, ou comme les minutes de silence qui viennent d'entrer dans nos moeurs,

Pat « oraison d'abandon » ou de « remise » on met l'accent sur l'acquiescement, sur le « laisser-faire », sur la passivité acceptée. Plus répandus, et dès le avine siècle, les mots d'« oraison de simple regard », ou « de simple vue ».

 

(1) Revue d’ascétique et de mystique, octobre 1921, p. 4123. Article (anonyme) tout à fait remarquable.

(2) Réflexions sur l'étude comparée des mysticismes, Louvain; 1926; p. 67.

(3) Bien que cet affreux mot n'ait jamais souillé la plume de M. Bergson, on peut dire que tout le bergsonisme est une critique de l'extroversion, et même sa philosophie du rire. Un acte devient comique lorsqu'il est tout à fait vide d'introversion, lorsque Animus a coupé toutes les racines qui l'unissent à Anima. Dans tout acte proprement humain, il y a une ébauche d'introversion.

 

391

 

Excellents, l'un et l'autre, pourvu qu'on n'oublie jamais - et beaucoup semblent l'oublier toujours - que ce « regard» et cette « vue » sont d'une espèce très particulière, puisqu'ils ne regardent ni ne voient, au sens discursif et normal des mots. « Que voit-on dans la quiétude? » -Pardon, répond le spirituel que nous venons de citer, le mot voir n'est pas ici entièrement exact, car il suggère trop l'idée d'un objet, d'une création intellectuelle à contour défini, comme les forme la pensée discursive (1) ». Le simple regard, écrit M. Berthod « consiste plus substantiellement dans la volonté que dans l'entendement ; c'est plus véritablement un abandon et un repos qu'un regard (2) ». Que veut dire simple? Il y a une simplicité de plénitude (celle, par exemple des vues synthétiques et parfaitement distinctes de Bossuet sur l'histoire universelle) et une simplicité de carence ou de défaillance. Dans la première l'activité discursive est encore plus intense que lorsqu'elle s'emploie à l'argumentation ou à l'analyse ; dans la seconde, cette activité n'a même plus la force de former des concepts distincts.

A tous ces noms l'ensemble des spirituels semble préférer; contemplation : augustes syllabes qui, par malheur, évoquent presque fatalement elles aussi, comme regard, comme vue, l'idée d'une activité, excellemment mais uniquement ou principalement spectaculaire et donc discursive.

 

La vraie solide et parfaite contemplation, écrit le P. Grasset, est celle qui se passe dans le coeur, où Dieu fait des opérations admirables sans que l'esprit même en ait aucune connaissance. Il est vrai qu'on la doit plutôt appeler union que contemplation ; mais on lui laisse ce nom parce qu'elle est souvent accompagnée de connaissances merveilleuses qui tiennent l'esprit dans une espèce de ravissement.

 

ce sont les éclairs discursifs dont nous parlions tantôt; la contemplation mystique est toute autre chose, à savoir :

 

(1) Revue d'ascétique et de mystique, octobre 1921, p. 4o3.

(2) Lettres, IV, pp. 210-216.

 

392

 

une vue de Dieu sans forme et sans figure, sans bornes et sans limites, qui pénètre le coeur. Et voilà ce qui trompe le vulgaire, car il s'imagine que les contemplatifs sont des gens qui ont toujours l'esprit attaché inséparablement à un objet et dont ils ne se peuvent presque point divertir (1).

 

Le vulgaire, c'est moi, et c'est vous sans doute. Sur la foi du mot, nous nous représentons la contemplation comme le plus haut point de l'activité discursive. A l'étage inférieur, on cherche la vérité: une fois trouvée et démontrée, on la contemple, comme Paris du haut des tours Notre-Dame. Spectacle sans fatigue, mais spectacle, et qui rassasie les plus nobles curiosités de l'esprit. Lorsque Platon contemple, très peu se doutent qu'il cesse par-là même de philosopher. Une seule vérité, si l'on veut et si cela est possible, mais claire et distincte, de plus en plus riche et inépuisable à mesure

qu'on s'y enfonce davantage. C'est que dans une contemplation, dans celle d'Ostie par exemple, on ne s'arrête d'abord qu'au bloc de l'expérience et qu'on ne songe pas à démêler les phases successives, si profondément différentes, par où elle passe. D'abord un regard synthétique ou panoramique, vue simple de l'entendement, ou. pour être plus exact, agrégation, succession rapide de vues simples, de vérités claires. Ce n'est là, au fond, qu'une méditation plus facile, plus vibrante ; la méditation, non plus de qui cherche, mais de qui a trouvé une certitude. Puis, et au plus beau de cet essor ou de ce branle-bas, discursif, un étrange ralentissement, une tendance à l'arrêt, un commencement de suspension. Tantôt une clarté souveraine dessinait les

moindres contours des vérités contemplées ; un rythme harmonieux, paisible, puissant les enchaînait les unes aux autres sans jamais les confondre; une abondance qui promettait d'être inépuisable. Déjà peu de paroles, mais parce qu'il y aurait eu trop à dire. Maintenant des ailes mouillées dans le crépuscule ; des idées de moins en moins

 

(1) Considérations sur les principales actions de la vie, 1675, p. 197.

 

393

 

nombreuses, de plus en plus vides. On ne dit rien, mais parce qu'il n'y a plus rien à dire. Enfin et lorsque l'union se desserre, les facultés discursives, nourries, exaltées par la quiétude même qu'elles viennent de subir, s'élancent avec une nouvelle vigueur vers leur objet propre, des lumières, des vérités.

Content de donner une idée globale de cette expérience complexe, Augustin ne se soucie pas encore d'en distinguer les moments. Perspicuae veritatis jucunda admiratio. Admiration délectable d'une vérité lumineuse. La contemplation a bien en effet pour point de départ les évidences du discours perspicuae veritatis, mais elle n'est contemplation que lorsqu'enfin ces vérités s'éclipsent, le distinct faisant place au confus, le clair à l'obscur, le notionnel au réel, la considération à la saisie amoureuse. Saint Bernard laisse tomber ces clartés pour ne retenir que l'immense joie qu'elles provoquent. Contemplatio est ipsa dulcedo quae jucundat et reficit. C'est là un grand pas de fait. Insuffisant toutefois, puisque ces mêmes notes conviendraient aussi bien à la méditation affective et même à certains moments de la méditation discursive. Comme le travail des abeilles, le discours est joie, Gorgias et le grand Arnauld se grisent littéralement de syllogismes. La méditation ignacienne ne tourne au supplice que par accident. Saint Bernard, du reste, ne s'en tient pas à cette définition où l'hédonisme dévot domine. Il en propose une autre qui me semble presque parfaite, en ce sens qu'elle rejoint plus aisément la doctrine moderne de la quiétude. Mentis in Deum suspensae elevatio, aeternae dulcedinis gaudia degustans. Une élévation suspensive de l'âme vers Dieu où l'on savoure une douceur de paradis. Aeternae, synonyme de céleste, nous permet de prendre joie au sens mystique; une joie qui parfois rejaillit sur le sens, mais qui d'elle-même est supra-sensible, et, de ce chef, très différente des affections pieuses. Elévation suspensive nous va tout à fait. Suspension de quoi ? Manifestement du discours. Remarquez aussi que, si le

 

394

 

discours est suspendu, la vraie contemplation ne peut se terminer à une vérité, en tant que telle.

Saint Thomas et les scolastiques brûlent plus encore, si j'ose dire: « Une simple vue intellectuelle, accompagnée d'admiration (1) ». Ils ont bien pressenti qu'il fallait négliger le jucundum d'Augustin et la dulcedo bernardine. Mais il semble que leur simple vue Intellectuelle soit encore un acte discursif, et se termine, comme celle d'Augustin, à une claire et distincte vérité. Ainsi définie, on ne comprend pas qu'une vue simple puisse s'accompagner d'admiration, puisque l'admiration, dès qu'elle intervient, suspend le discours. Saint Thomas; qui devine tout, l'a Si bien dit. « L'admiration est une certaine crainte, une angoisse, un accablement, quidam timor, causée par la saisie d'une certaine chose qui dépassé nos puissances discursives ; quidam timor consequens apprehensionem alicujus rex excedentis facultatem nostram (1). Elle est donc bien, où elle implique une certaine connaissance, apprehensio, mais non plus discursive, puisque nos activités discursives n'en sont pas capables; excedentis facultatem: Si la contemplation avait pour objet une vérité claire, comment par cette vue, simple mais distincte, l'entendement serait-il étourdi ? Qui croira qu'ayant formé une représentation conceptuelle quelconque, il s'effondré aussitôt devant son propre ouvrage, éperdu, suffoqué et comme épouvanté? Quidam timor. Qu'y a-t-il dans la vérité la plus sublime qui soit de nature à suspendre une puissance qui a précisément pour;objet de saisir des vérités? Loin de suspendre l'entendement, la claire appréhension d'une vérité le comble au contraire. Ce qui le dépasse, et par suite, l'accable, l'invite au repos, c'est la

 

(1) On pourrait objecter que, dans la méditation discursive, les actes d'admiration peuvent être fréquents. Sans doute, mais les scolastiques prennent ici admiration à l'état fort, au point où elle commence à devenir suspensive, à faire cesser le discours ; dans la méditation son effet suspensif est si fuyant, si imperceptible qu'il ne compte pas ; éclairs de quiétude comme nous ditons plus loin.

(2) On trouvera toutes ces définitions dans un très beau chapitre du P. Le Gaudier, I, p. 160, seq.

 

395

 

saisie du réel par l'âme profonde, la possession, l'union. Et c'est du reste précisément parce que cette saisie dépassé l'entendement, que la contemplation, cette saisie mérité, résiste fatalement à tous les essaie de définition: Jean de la Croix la définit « une attention amoureuse, simple et fixe en Dieu », et François de Sales « une amoureuse simple, permanente attention de l'esprit aux choses divines (1) ». Evidemment on ne trouvera pas mieux. Mais enfin attention reste équivoque, puisque telle-ci ne peut être pie passive et que, d'un autre côté les psychologues nous affirment « qu'une attention passive est un pur non sens (2). » «Amoureuse » lève l'équivoque, mais encore ne faut-il pas oublier qu'il ne s'agit pas ici d'une attention commandée par l'amour, et distincte de cet amour même; mais d'une attention d'amour, ou d'un amour attentif. Et de l'équivoque nous retombons dans le pléonasme comment concevoir un acte d'amour qui ne serait pas « attentif », c'est-à-dire qui ne serait pas contact avec « l'Autre », saisie de « l'Autre », possession de « l'Autre? (3) »

« Intuition » enfin synonyme de contemplation, de simple regard, de quiétude, n'est pas plus satisfaisant. Je me suis fait une loi de l'éviter autant que possible patté que lui aussi, et plus encore peut-être que « simple vue

 

(1) Cf. Lamballe, La Contemplation, Paris, 1916, pp. 47-48.

(2) Badin, Psychologie; p. 69.

(3) La contemplation de Platon serait, d'après le P. de Guibert, «  le simple repos d’une pensée purement philosophique en face de la vérité possédée. » R. A.  17 octobre 19 20, p. 340. La contemplation mystique serait donc « le simple repos d'une pensée purement religieuse en face d'une vérité révélée ». Qu'est-ce qu'une « pensée » au repos ? Philosophique ou religieuse, la pensée, adhésion présente et active à des vérités claires et distinctes, ne se repose qu'en cessant son occupation normale, autant dire qu'en ne pensant plus. Dans le repos dont parle le P. de Guibert, on continue à posséder une vérité, On s'y arrête donc, on la regarde, on l'approfondit. On se repose de démontrer puisque cette vérité on la tient pour certaine, mais non de la penser distinctement, au sens fort du mot, mais non de discourir. Ainsi on retire d'une main ce qu'on accorde de l'autre. On baptisé quiétude une activité discursive. C'est qu'au fond on ne se résigne pas à Jean de la Croix. C'est là même, ce qui rend si décevants tant d'écrits théoriques sur les choses spirituelles. On y garde les noms que les mystiques ont canonisés - repos, simple vue, simple regard - mais on les vide de tout leur contenu mystique.

 

396

 

intellectuelle », il évoque, chez beaucoup, l'idée d'une connaissance qui ne se distingue des autres connaissances discursives que par la soudaineté de ses prises. Au lieu qu'elle est tout ensemble amour et connaissance ; moins connaissance qu'amour, ou, pour mieux dire, au lieu qu'elle ne connaît que dans la mesure où elle aime. Quand on nous rappelle la fameuse intuition d'Henri Poincaré, nous nous figurons volontiers que ce grand mathématicien a vu soudain s'inscrire en lettres de feu sur un mur blanc la solution d'un problème qui le désespérait depuis des années. Une sorte de révélation, comme une dictée quasi-miraculeuse. Mais non. Son intuition n'a rien révélé du tout, rien appris à Poincaré. Elle a déclanché en lui une certaine activité supra-discursive qui ensuite a réagi, en les exaltant, sur ses activités discursives. Ainsi pour l'inspiration du poète, laquelle est, du reste, une des formes de l'intuition. La muse ne lui souffle pas à l'oreille un vers tout fait, mais grâce à un je ne sais quoi qu'elle lui apporte, elle le met en état de composer, activité purement discursive - des vers qui soient vraiment poétiques. Pour moi, écrit excellemment le P. Maréchal, intuition signifie aussi bien « toucher » ou « contact » que « vision (1) ». Au lieu de « aussi bien », je dirais « surtout » ou « d'abord ». Au sens où les mystiques le prennent, et que les philosophes ne sauraient trop méditer, l'intuition est toujours produite par un mystérieux « envahissement », par une « infusion » ou insertion du divin, ou du réel. Elle suppose nécessairement quelque sorte de contact. Mais en soi elle n'est immédiatement ni ne peut être « vision », soit imaginaire, soit intellectuelle

 

(1) Nouvelle revue théologique, février 1929, p. 127.

 

(2) « L'intuition est pensée... mais la pensée qui se donne », écrit M. Le Roy. La Pensée intuitive, Paris, 1931, pp. 183-184. A pensée, je préférerais connaissance, mais il est bien évident que, pour M. Le Roy, l'intuition est une activité supra-discursive.

 

397

 

II. - QUIÉTUDE ET CONNAISSANCE

 

La quiétude, écrit le P. Baïole, « est vraiment, intimement et essentiellement amour... Encore que le mot de contemplation semble plutôt signifier le regard de l'Aine que l'amour, si est-ce pourtant qu'... elle tient plus de l'amour que du regard (1) ». La quiétude leur semblerait donc plus aimante que connaissante. En un sens, rien de plus vrai, mais ce comparatif, n'en est pas moins, lui aussi, gros de contresens. A la vérité, on n'aime pas plus qu'on ne connaît. On aime en connaissant et l'on connaît en aimant. Acte unique d'une activité unique. Autant l'on aime, autant l'on connaît. Elle connaît dès qu'elle aime, en tant qu'elle aime. « Amour lumineux et connaissant », dit M. Berthod (2). Il n'y a pas amour d'abord, regard ensuite. Ni inversement. Mais un amour qui regarde. « L'amour, dit le P. de la Taille, lance, porte, oriente et baigne le regard (3). » Il ne s'en distingue pas; il est tout regard ; et le regard tout amour.

Le danger de contre sens vient de l'impossibilité où nous sommes de concevoir une connaissance qui n'emprunte pas ses ressorts à la machine discursive. Bon gré, mal gré, nous associons à l'idée de connaître, l'idée de former des notions distinctes, d'atteindre des vérités précises. Nous ne concevons l'amour que mis en' mouvement par la présentation rationnelle de son objet. Peu d'objections qui reviennent plus souvent chez les adversaires de la mystique. « Votre quiétude, disent-ils, est tout ensemble union amoureuse et paralysie du discours. Or, on ne peut aimer un objet qu'on ne connaît pas, c'est-à-dire, dont on ne se fait aucune idée distincte, dont on ne sait même pas qu'il est aimable. Ignoti nulla cupido.. Nil amatum nisi prius

 

(1) De la Vie intérieure, Paris, 1649, p. 413.

(2) Lettres, III, pp. 218-219.

(3) Recherches, p. 302.

 

398

 

cognitum. Donc la quiétude est un monstre psychologique. » Eh! bien entendu, s'il n'est de connaissance que par l'intermédiaire du discours. Mais c'est là toute la question.

La quiétude, écrit le P. Maréchal, philosophe de profession, est « une saisie immédiate de Dieu par un amour sevré de toute détermination intellectuelle (1) ». L'infirmité foncière du discours est qu'il ne saisit rien de réel, qu'il ne nous rend possesseur d'aucune réalité, qu'il ne nous donne que des représentations conceptuelles de ces réalités que pourtant nous aspirons à posséder. « La spéculation philosophique, écrit le P. de la Taille - et donc la méditation discursive - n'unit pas à Dieu; ce qu'elle nous fait étreindre est autre chose, pure spéculation de notre esprit. Qu'il y ait dans cette production une vérité, et une vérité sur Dieu, soit; mais ce n'est pas tenir la vérité incréée (c'est-à-dire la réalité suprême) que de posséder sur elle des vérités créées (2). » La gloire de l'amour est au contraire de saisir directement le réel, de nous unir à lui. Il n'y a pas néant de connaissance, écrit encore le P. de la Taille ; il y a connaissance, « sans savoir ce que c'est que l'on connaît », parce que la voie de cette connaissance n'est pas proprement intellectuelle (rationnelle), bien que ce soit tout de même l'intelligence qui connaisse, mais dans une lumière empruntée à l'amour, plus profonde encore que notre amour, parce qu'elle est une union de l'âme même à l'amour incréé. Dans une belle lumière, l'objet central n'est ni représenté, ni conçu, ni décrit, ni dessiné, ni retracé d'aucune façon, mais il est subi; il est palpé; il est possédé ou mieux encore possédant (3). Eh quoi! Saisir, posséder, s'unir, cela peut-il s'appeler connaître? Mais oui, et sans aucune espèce de doute. Et c'est même la plus parfaite

 

(1) Réflexions, p. 7o.

(2) Recherches, p. 321.

(3) Recherches, p. 316.

 

399

 

façon de connaître. Les savants vous apprendront non seulement qu'on peut saisir Dieu sans le penser, puisque les anges ne pensent pas, mais encore qu’il faut beaucoup plus d'intelligence pour le saisir que pour le penser.

 

Connaître, écrit le P. Rousselot, c'est principalement et premièrement saisir et étreindre en soi un autre, capable aussi de vous saisir et de vous étreindre,

 

et que nous ne saisirions pas si d'abord il ne nous avait saisi.

 

C'est vivre de la vie d’un autre vivant. L'intelligence

 

au grand sens du mot, le Noùs et non pas la mens ou l'entendement ou le discours,

 

est le sens du divin pares qu'elle est capable d'étreindre Dieu en cette sorte... Son rôle est de capter des êtres, non de fabriquer des concepts ni d'ajuster des énoncés (1).

 

La quiétude, qui saisit Dieu, est donc beaucoup plus intelligente, autant dire plus connaissante que la raison qui le pense et qui le démontre. Laissons les techniciens disputer entre eux sur les mérites comparés de l'intelligence

et de l'amour. Seul nous intéresse le fait concret de la quiétude... Pour nous, cette « saisie immédiate de Dieu », est ensemble connaissance et amour. La quiétude connaît, parle que et en tant qu'elle aime; en aimant, elle connaît. Amour immanent à la connaissance ; connaissance immanente à l'amour.

 

(1) L’intellectualisme de saint Thomas, réédition, Paris, 1924, p. XI.

(2) « Amour immanent à toute intellection » écrit Rousselot, Les yeux de la foi, p. 453. Mais aussi intellection immanente à tout amour, cf. de la Taille, Recherches, p. 316. La distinction entre  « discours » et « intelligence » est un des lieux communs de la littérature mystique. Leur grande originalité – il en fallait, paraît-il, pour cette rare découverte – est de ne pas admettre que la fine pointe de l’âme soit stupide. «  Les théologiens, écrit Baïole, divisent l’entendement (mot malheureux) comme en deux facultés ou offices qui sont l’oraison (discours) et l’intelligence. L’oraison est comme les pieds, d’autant qu’elle court çà et là… L’intelligence… est comme l’œil, lequel s’arrête sur son objet avec un regard simple et constant. » Op. cit., p. 411. Brancati cite de beaux textes de saint Bonaventure « Ratio est vis animae quae rerum corporearum naturas et formas modo incorporeo percipit, abstrahens a corporeis... Intellectus est vis animae quae invisibilia percipit, sicut angelus, et illa ad contemplationem cooperatur. » Au-dessus de l'intellectus il y aurait aussi l'intelligentia : « Quaedam vis clarior, qua Deus, quantum in via fieri potest, immediate cognoscitur ». Cf. Brancati de Lauria, De oratione christiana, Montreuil, 1896, pp. 137-138. Mais ceci nous replonge dans la controverse. Cf. Dom Butler, Western mysticism, p. LXVII, seq.; Dom Chapman, What is mysticism (la connaissance mystique ressemblerait à la connaissance angélique), Downside Review, janvier 1928. R. P. Jean de Dieu. Contemplation. Cf. Contemplation acquise d'après saint Bonaventure, Etudes franciscaines, juillet 1931. M. Blondel, op. cit.

 

 

400

 

III. - QUIÉTUDE ET AMOUR

 

Baïole vient de nous le dire : la quiétude est « vraiment intimement et essentiellement amour ». « L'amour est l'âme de la contemplation », affirme le P. Le Gaudier (1). Ainsi tous nos maîtres, et entre tous, saint François de Sales. Cette philosophie soulève néanmoins une difficulté des plus spécieuses et que je m'étonne qu'on exploite si rarement. Songez, en effet, que si les mystiques n'enseignent pas expressément, ils sous-entendent et doivent sous-entendre que, l'amour étant l'âme de la quiétude, c'est par ce caractère essentiel que la contemplation se distingue des formes communes de la prière. Il semble donc que, pour eux, non seulement toute quiétude soit amour, mais encore que tout amour soit quiétude, ou, en d'autres termes qu'en dehors de la quiétude il soit impossible d'aimer Dieu. Pour être franc, j'avouerai sans plus tarder que ce paradoxe ne me choque pas le moins du monde, m'enchante plutôt. Mais d'abord il fait jeter les hauts cris. Il n'y a déjà que trop peu d'amour en ce monde, qu'en restera-t-il, dira-t-on, si l'amour du commun des chrétiens n'est qu'une illusion? C'était bien la peine de tant s'échauffer contre le P. Antoine Sirmond. Lorsqu'il prétend que Dieu n'a pu imposer à tous l'obligation de l'aimer, qu'enseigne-t-il, que n'enseignent ou que ne doivent logiquement enseigner, tous les mystiques? Pour résoudre cette difficulté que, d'ailleurs ils n'abordent pas de front, certains proposent de distinguer

 

(1) De perfection, I, p. 361.

 

401

 

deux amours. Au-dessous de l'amour mystique supra-discursif qui se forme dans la nuit de la quiétude, il. y aurait un amour discursif et tout lumineux qui se fonderait sur une appréhension claire et distincte de la bonté ou de la beauté divine. « Je vous aime, parce que vous êtes infiniment aimable. » Quoi de moins mystique, de moins caligineux qu'un « parce que »? Écoutez là-dessus M. Boudon.

 

Le P. Simon de Bourg eu Bresse, religieux capucin, admet en son livre de l'oraison trois sortes de connaissances. Une première faculté connaissante qui est la sensitive..., suivie de l'appétit sensitif. Une seconde faculté, qui est la raisonnable; c'est-à-dire l'entendement, en tant qu'il déduit une conséquence d'une autre ; à cette faculté correspond l'appétit raisonnable, qui est la volonté en tant qu'elle se porte au bien qui lui est représenté par la raison... La troisième faculté connaissante est appelée Intelligence, et est le même entendement, en tant qu'il connaît par une vue simple, sans discours, d'une manière angélique ;

 

c'est la contemplation, c'est la quiétude.

 

A cette faculté correspond la volonté en tant qu'elle est portée au bien par cette simple vue (1).

 

Ainsi deux volontés, comme il y a deux connaissances ; l'une « raisonnable », l'autre quasi-angélique. Deux amours, l'un discursif, l'autre mystique. Et voici qui nous sauverait de toute solidarité avec Sirmond. Car c'est uniquement de l'amour rationnel - sans doute, il n'en connaissait pas d'autres, - que cet étourdi rêvait de nous dispenser; du seul amour qui puisse être l'objet d'une obligation précise. Comme la théologie et comme tous les didactismes, la morale chrétienne est uniquement discursive ; le décalogue ne nous impose que des actes conscients, distincts, raisonnés, délibérés. L'amour discursif produit par « la volonté en tant qu'elle se porte au bien qui lui est présenté par la raison », bien loin d'être le privilège de

 

(1) Le Règne de Dieu en l'oraison mentale, 1700, p. 123.

 

402

 

quelques rares parfaits, comme le voulait Sirmond, est à la portée de tout le monde.

Cette distinction néanmoins me gêne. Telle connaissance, disent-ils, tel amour. Est-ce vrai? Je vois bien qu'il y a plusieurs façons de connaître. Je ne vois pas qu'il y en ait plusieurs d'aimer. Par où ces deux amours se distingueraient-ils, en tant que tels, essentiellement, l'un de l'autre ? « Quoiqu'on aime Dieu avant de le contempler, écrit Baïole, si est-ce que dans l'exercice (de la quiétude) on l'aime encore davantage (1). »

C'est bientôt dit, mais ce plus ou moins se retrouve également dans la prière commune. « Contempler, écrit Mgr Hedley, est la même chose qu'aimer; aimer toutefois d'un amour plus actualisé, plus constant et plus pur (2) ». C'est encore assez vague. Saint Jean de la Croix esssaie de préciser. Ces deux amours n'auraient pas le même foyer. Il y aurait l'amour d'Animus, l'amour d'Anima.

 

Les sentiments spirituels ,sont de deux sortes. La première comprend les sentiments qui résident dans la volonté; la seconde renferme ceux qui, tout en ayant leur siège dans la volonté, sont si intenses, si élevés, si profonds et si secrets qu'ils ne semblent pas la toucher, mais se produire dans la substance même de l'âme (3).

 

Tout cela me paraît manquer de limpidité. Pourquoi ne pas admettre bravement qu'une volonté d'aimer Dieu qui serait uniquement conditionnée par le discours, emprisonnée dans les concepts distincts et le raisonnement, uniquement proportionnée aux parce que, aux raisons claires qu'elle a de vouloir, qu'une telle volonté, dis-je, bien qu'orientée vers l'amour, en réalité n'aime pas encore ? Il n'y a d'amour véritable que celui qui saisit l'aimé, qui le possède, qui s'unit à lui de substance à substance ; on

 

(1) Baïole, op. cit., pp. 412-413.

(2) Cité par Dom Butler, Western mysticism, p. XXX.

(3) Montée, livre II, ch. XXXII, cité par Lamballe, op. cit., p. 39.

 

4o3

 

n'aime pas les qualités d'une personne, mais cette personne elle-même, et la personne n'échappe-t-elle pas invinciblement aux prises de la raison? Si claires que soient les raisons d'aimer, on n'aime jamais que dans la nuit du discours. Un amour exclusivement discursif serait donc impensable. Si humble soit-il, on ne conçoit pas un acte de charité où Anima n'ait aucune part. Tout acte de charité unit, plus ou moins profondément, plus ou moins solidement, mais unit réellement à la réalité même de Dieu le chrétien qui récite cette formule avec une volonté vraie de la vivre. C'est qu'en effet, me semble-t-il, l'élan volontaire dépasse toujours les représentations notionnelles et les motifs rationnels qui l'ont préparé. De Dieu pensé comme bon, et de la notion distincte de cet attribut, la volonté s'élance jusqu'à l'être même de Dieu pour s'unir à lui, et le posséder tout entier dans sa réalité obscure. Au point de départ, la lumière, à l'arrivée, la nuit du discours. Mais cela ne Veut pas dire que tout acte de charité nous fasse passer de l'ordre discursif dans l'ordre mystique. Ce qui est proprement mystique, ce n'est pas une cessation telle quelle du discours; ce n'est pas une quiétude fugitive aussitôt évanouie qu'ébauchée ; c'est l'oraison de quiétude, entendant par là une nuit qui se prolonge - « Constant » dit Mgr Hedley - et dans et par cette nuit, une saisie de Dieu assez prenante, intense et durable pour que, d'une manière ou d'une autre, la conscience du contemplatif en soit avertie. Pas un seul acte de charité qui ne se forme dans un éclair de quiétude, mais un éclair de quiétude ne fait pas la vraie quiétude, pas plus qu'un nuage évanescent ne fait la vraie nuit. Nous reviendrons bientôt à ces éclairs ténébreux.

 

Haut du document

 

 

 

 

Précédente Accueil Remonter Suivante