CHAPITRE VII
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CHAPITRE VII : LES FORMULES DE PRIÈRES, L'ACTIVITÉ DES « PUISSANCES» ET LA VIE DE L'ÂME

 

I. Déjà si attaché aux formules soit liturgiques, soit quasi-liturgiques, l'Ancien Régime a aussi beaucoup de goût pour les formules plus étendues qui l'aident à pratiquer l'oraison dite mentale. - La prière écrite de Boivin l'aîné. - Difficultés de l'oraison méthodique. - Deux solutions : regarder l'oraison comme un exercice d'ascèse, se résigner, comme à une croix, à l'impossibilité où l'on se trouve de discourir. - Mme de Maintenon, Bourdaloue et l'oraison écrite. - Autre solution : les méditations toutes faites.

II. Les formules d'oraison. - Lois du genre. - Jacques de Jésus. - A la manière de saint Augustin. - L'Élévation oratorienne sur la Passion. - Via media entre la prière dite vocale et l'oraison discursive.

III. Les paraphrases de l'Ecriture Sainte et les formules d'oraison. - Pierre de Cadenet. - Les effusions de Dom Morel. - Le maître des méditations bibliques, M. Duguet. - L'Agonie au jardin. - Application des sens et contemplation ignatienne. - Le Chrit au tombeau. - Le christianisme mystique de Fénelon: bourgeois de Duguet.

IV. Lecture et prière. - Bienfait des formules d'oraison. - Que l'effort intellectuel dont elles dispensent n'est pas la prière même.

 

Dimanche dans l'octave de l'Épiphanie - Sur le mystère de N.-S. J.-C. perdu, cherché, et trouvé.

Prière

EXCURSUS

I. - De l'emploi littéraire et pédagogique des formules de prières, en dehors de recueils semi-liturgiques.

§ 1. Prière de Pellisson pour le retour des protestants.

§ 2. - Miroir pour les personnes colères.

§ 3. - Elévations devant la mer ou Digression morale sur les merveilles de Dieu que j'ai vues durant mes visites sur les côtes maritimes, que je consacre à sa divine Majesté comme un divin cantique à sa louange.

Mirabiles elationes maris, mirabilis in altis Dominus. Testimonia tua credibilia facta sunt nimis.. Psal.. XCII.

§ 4. - Directions pour les Fonctions du Prêtre.

II. - Diffusion de la formule oratorienne O Jesu vivens in maria.

III. - Jacques de Jésus et la contemplation imaginative ou romancée des mystères.

IV. - Les méthodes « faciles ».

A. - Facilité de l'oraison discursive.

B. - Facilité de la prière pure.

VI. - Les retraites.

APPENDICE

I. - Notes pour la Défense et l'Illustration de la prière vocale.

A. - Les mystiques et la prière vocale.

B. - Le Procès des formules.

II. - Les gestes de la prière.

 

 

 

I. - Notre premier chapitre a étudié, chez certains représentants de la pensée chrétienne au XVII° siècle, une tendance confuse à déprécier la prière dite vocale : crise bientôt dénouée, en théorie, par le bon sens et la pénétration de Nicole ; dans l'ordre pratique, par la religion vivante de ce temps-là. Solvitur ambulando. On les mettait en garde contre ce que M. l'abbé Vincent appellera « la disgrâce » de la prière vocale; ils ont répondu en manifestant un goût de plus en plus vif, soit pour les formules de la prière liturgiques proprement dite, soit pour les formules également toutes faites, également immobiles, en un mot quasi-liturgiques,

 

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de leurs Trésors, de leurs Exercices, de leurs Conduites ou Journées chrétiennes. Ce n'est pas assez et je voudrais montrer maintenant qu'ils ont poussé beaucoup plus loin cette contre-offensive, qui, certes, ne fut pas conduite de propos délibéré, mais qui, pour avoir été spontanée, n'en paraît que plus significative. Nous allons donc voir que leur vie intérieure la plus « mentale », aime à se traduire par des formules, autant dire à emprunter le secours de la prière dite vocale. Pour prier leur prière, il semble qu'ils aient besoin, non seulement de la parler, mais encore d'emprunter pour cela les paroles d'autrui. En est-elle pour cela moins intérieure, moins « mentale », Si j'ose dire, moins vraie et plus menacée de dégénérer en psittacisme, ou, ce qui ne vaut pas mieux au point de vue surnaturel, en « littérature » ? Non, pensent-ils, et tout au contraire.

Une des gloires de l'ancienne académie des Inscriptions, Boivin l'aîné, ayant perdu sa mère lorsqu'il était encore au collège, fit « un voeu en forme, qui était bien digne d'un savant : ce voeu fut de renouveler tous les ans le souvenir de la perte de sa mère par quelque pièce de prose ou de vers en son honneur ». On a trouvé dans ses papiers quelques-unes de ces lettres, ou de ces prières. L'une « a pour titre : Lettre à mon père et à ma mère dans le ciel. Il serait difficile de rien imaginer de plus affectueux que cette lettre, nous osons même dire de plus sensé, en ce que l'auteur l'a chargée de presque toutes les réflexions qui pouvaient naturellement y servir de réponse ». Vivre et écrire, pour lui c'était même chose. Son maître, Chapelain, lui ayant rudement conseillé de ne plus versifier qu'en latin, « à la lettre, il en pensa mourir, et, peu de jours après, confiant au papier le récit de sa disgrâce, il composa un discours (préromantique !) que nous avons vu écrit de sa main, avec ce titre singulier : Flux de mélancolie. Il commence ainsi :

 

Dans l'état où je suis, il n'y aque Dieu qui puisse me consoler... Je suis si ennuyé du monde que si ce chagrin me continue, j'espère au moins qu'il m'en tirera bientôt. Il me semble que

 

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j'écris mon testament. On m'a fait entendre que ce n'était pas mon talent de faire des vers français, quoiqu'il me semble que je ne saurais vivre sans cela.., Mon naturel est porté aux vers plus qu'à tout autre chose, et un des plus judicieux hommes de France n'approuve pas que j'en fasse de français (1).

 

Précieuse anecdote et deux fois symbolique. Ceux qui reçoivent les confidences littéraires de nos contemporains connaissent hélas! une foule de Boivin qui ne sauraient vivre sans faire de vers. Mais combien plus nombreuses les âmes qui ne sauraient vivre sans prier, et qui ne sauraient prier sans parler leur prière. Non moins désespérés les uns que les autres, les premiers, quand on leur donne à entendre qu'ils n'ont pas la vocation poétique ; les seconds, quand les mots et les phrases se refusent à leurs essais de prière. Entre les deux, il y a pourtant une différence : à ceux-là on répète, depuis le commencement des âges, que l'art des vers est le privilège de quelques rares élus; à ceux-ci, on répète, depuis la Contre-Réforme, que, discourir étant la chose la plus commune du monde, qui n'arrive pas à discourir dans sa prière doit se tenir pour une sorte de monstre ou pour un maudit. D'où la contradiction qui semble présider au développement de l'abondante « littérature » consacrée à propager l'oraison dite mentale : on assure d'une part que toute personne raisonnable et de bonne volonté ne peut éprouver la moindre peine à se passer de formules toutes faites dans ses entretiens avec Dieu; et d'un autre côté, on ne se lasse pas de proposer de nouvelles méthodes qui rendent enfin accessible au commun des fidèles « l'art de prier ».

Je voudrais, écrit le P. Crasset, dans la préface de sa Méthode d'oraison, - encore une après tant d'autres, et ce ne sera pas la dernière,

 

(1) Histoire de l'Académie royale des Inscriptions, 175o, II, pp. 351-357. Délicieux bonhomme. Dans un portrait qu'il a fait de lui-même, il écrit: Je cache « Si peu mes défauts que souvent j'en fais vanité, et rarement qu'imaginé-je qu'ils n'aient pas quelque chose d'héroïque. »

 

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je voudrais faciliter l'usage de la méditation à ceux qui ont beau-coup de distractions dans leurs prières. Le mal est si grand et si universel qu'il se trouve peu de personnes, si spirituelles qu'elles puissent être, qui n'en soient travaillées. Quelques-unes, pour se délivrer de leur importunité, quittent tout à fait l'oraison. D'autres ne vont pas à cette extrémité; ils n'abandonnent pas tout à fait ce saint exercice, mais ils s'y pré-sentent avec chagrin, ils en sortent avec dégoût..., (ils) demeurent continuellement altérés auprès d'un rocher dont ils ne sauraient tirer une goutte de dévotion... Il est certain qu'il y a quantité de saintes âmes qui n'arrivent jamais à la terre de promission, pour ne savoir pas la route qu'il faut tenir dans ces pays déserts et inconnus. C'est ce qui m'a obligé de composer ce petit ouvrage (1).

 

Ce fait n'est que trop constant : mille témoignages nous le révèlent que je n'ai pas à produire ici; et c'est là du reste un des faits les plus considérables dans l'histoire de la spiritualité moderne (2). Prier d'esprit et de cœur - ou « mentalement » - on l'a toujours fait, depuis le commencement du monde, car la prière est mentale ou elle n'est pas. Mais au lieu que, dans le passé, des formules toutes faites - la liturgie; les prières de dévotion; - supprimaient la plus grave des difficultés qu'une religion moyenne éprouve à s'entretenir longuement avec Dieu; la diffusion d'une prière,

non pas sans paroles, mais dont chaque fidèle devrait improviser lui-même les paroles - intérieures, extérieures, peu importe; - cette diffusion, dis-je, a rendu plus aiguë qu'elle ne l'était jadis la souffrance que le P. Grasset vient de nous décrire. Du jour où l'oraison discursive est devenue un des exercices réguliers de la vie dévote, « quantité de saintes âmes » ont gémi de l'impuissance où elles étaient de discourir avec Dieu, de parler à Dieu comme on parle

 

(1) Méthode d'oraison avec une nouvelle forme de méditation. Réédition de Lyon, 1742, préface. J'ai étudié cette e nouvelle forme », dans la Métaphysique des Saints (II), au chapitre du P. Grasset.

(2) Cf. à ce sujet mon Introduction à la Philosoohie de la Prière, Paris, 1929, notamment l'essai : Ascèse ou Prière (pp. 29-123). Sur la prétendue facilité de l'oraison discursive, cf. l'Appendice du présent volume.

 

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aux hommes. De tous les côtés, s'exhale, chaque matin, à l'heure de cet exercice, la plainte du Prophète : Ah! ah! ah! nescio loqui. Tant est grande et douloureuse, disait Malaval, « la difficulté que nous avons à nous figurer que nous ne fassions rien de bon si nous ne parlons! (1) »

En présence de cette détresse quasi-universelle, les spirituels - ceux, du moins, qui ne se paient pas de mots ; ceux qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre; - se partagent. En dehors des mystiques proprement dits qui tranchent le mal par sa racine comme nous l'avons longuement montré dans la Métaphysique des saints, deux solutions principales, ou deux compromis : pour les uns, cette impuissance est une croix, à laquelle il faut se résigner comme on fait aux autres : une croix librement choisie, héroïquement portée. Ils ont fait rentrer la prière dans les cadres épineux de l'ascèse; la méditation discursive est d'abord pour eux un exercice, qui, sans doute a pour but de stimuler les activités de prière, mais qui n'en garde pas moins son excellence propre, l'excellence de l'effort. Ils savent bien que « l'application » persévérante des « puissances », n'est pas la fête facile que vantent quelques naïfs; mais quoi! nul exercice ascétique n'est facile; le cilice n'est pas une volupté. Aussi ne veulent-ils pas que l'en tourne, de quelque façon que ce soit, les exigences de la méthode discursive. Pas de formules toutes faites : sous couleur de l'alléger, la récitation d'une formute paralyse l'application des puissances. A la préparation elle-même de cet exercice, un bref schema, et qui lui non plus n'ait rien d'une formule, doit suffire. «Je me suis contenté, écrit Dom Rainsant, dans l'Avant-Propos de ses Méditations pour tous les jours de l'année,

 

de fournir la matière, laissant à un chacun d'y mettre la forme que le mouvement intérieur de Dieu lui donnera; et quant à la matière même, je la donne succinctement, afin que chacun

 

(1) Pratique facile... p. 40.

 

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ait la liberté de s'étendre, à cause que les pensées que nous formons de nous-mêmes font d'ordinaire une plus forte impression (1).

 

Ainsi pensait déjà, bien avant lui, l'auteur des Exercices spirituels. Mais est-ce bien sûr? Le premier venu est-il communément capable de former des pensées qui n'appartiennent qu'à lui? D'autres diraient que la grêle satisfaction qu'apportent ces « pensées », ne compense pas la peine que l'on éprouve à les produire. Aussi bien, écrit le P. Massoulié, « plus l'entendement fait d'effort à raisonner sur un objet (et donc à former des pensées originales), plus la volonté devient faible à produire des actes... Plus on applique l'esprit, plus la volonté demeure sèche... Les savants.., ne l'éprouvent que trop à leur préjudice (2) ».

Quoi qu'il en soit, plutôt que de renoncer à ces improvisations laborieuses qui leur semblent un des éléments essentiels de l'oraison mentale, quelques-uns vont jusqu'à conseiller le recours aux inspirations de l'encrier Écrire est encore une façon de parler et de prier. Bonus, sinon, optimus magister orandi stylos. Comme Boivin les lettres à sa mère.

Mme de Maintenon écrivait ses oraisons : à quoi Bourdaloue, fort curieusement, ne trouve rien à reprendre.

 

Je trouve très bon, lui écrit-il, que, pour pouvoir fixer votre esprit dans l'oraison, vous écriviez, en la faisant, les lumières et les vues que Dieu vous donne... Il faut seulement prendre garde que l'application que vous aurez à écrire, à force d'occuper votre esprit, ne dessèche votre coeur et ne l'empêche de s'unir à Dieu par des affections vives et tendres... Car alors ce que vous appelez oraison, deviendrait une pénible étude.

 

(1) Firmin Rainsant, Méditations pour tous les jours de l'année tirées des Evangiles qui se lisent à la messe..., Paris, 1647. Ce recueil - un des premiers de ce genre qui aient été publiés chez nous, - fut, je crois, bien accueilli, et mériterait d'être étudié d'assez près.

(2) Traité de la véritable oraison, éd. Rousset, Paris, v. d. II. pp. 14-17. Cf. dans mon Introduction à la philosophie de la prière le chapitre sur « les discours » et la prière », pp. 65, seq.

 

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Pourquoi pénible ? Sur n'importe quel sujet, Mme de Maintenon écrit dans la joie.

 

Ce ne serait plus prier, mais composer. Je connais, en particulier, que votre dernière lettre était pour vous une véritable oraison (1).

 

Amen ! L'heureuse dévote ! Pour moi, je veux bien qu'elle prie, même en écrivant une lettre. Je doute fort néanmoins que saint Ignace eût approuvé cette façon d'appliquer les trois puissances. Après tout, c'est de guerre lasse qu'elle écrit sa prière, après avoir essayé vainement de la parler. Écrire, pour elle, est un moindre effort, n'est même pas un effort. Prier n'est pas composer, nous assure-t-on. C'est bien ma pensée, mais je voudrais qu'on marquât plus précisément où cesse l'exercice proprement dévot de l'application intellectuelle à un sujet; où commence l'exercice proprement littéraire. Quoi qu'il en soit, le moins que l'on puisse dire de cette méthode, est qu'elle contrarie l'idée que presque tout le monde se fait confusément de la prière. Les savants, de qui c'est le métier de composer des sermons, n'auraient aucune peine à suivre dans leur prière l'exemple de Boivin et de Mme de Maintenon, mais de cette facilité ils se défieraient pour la plupart ; quant à l'immense majorité des âmes simples, leur détresse resterait la même, à cela près qu'au lieu de dire, comme autrefois, nescio loqui, elles gémiraient désormais, et encore plus, de ne pas savoir écrire.

D'autres spirituels, beaucoup plus nombreux, font aussi, mais d'une autre façon, la part du feu. Ils ne mettent pas en question, ce qu'à Dieu ne plaise ! l'excellence, la nécessité même de la méditation quotidienne; mais ils pensent que, plus cet exercice est bienfaisant, plus on doit tâcher de le rendre accessible à tous. Vous ne parvenez, dans vos exercices, disent-ils à ces dévots en détresse, ni à « former des pensées » qui vous soient ou qui vous paraissent

 

(1) Oeuvres complètes de Bourdaloue, Cattier, VI, p. XXI.

 

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propres, ni, comme il suit, du reste, nécessairement de cette infirmité initiale, ni à improviser des formules de prières ; qu'à cela ne tienne, nous, vos directeurs, nous penserons et nous parlerons en votre place, vous proposant, non pas des prières toutes faites, mais des « applications » d'esprit, ou des méditations toutes faites, mais des formules toutes faites. Votre effort à vous, le seul dont nous ne voulons ni certes ne pouvons vous libérer, sera de convertir en prières qui soient vraiment vôtres, les for-mules de notre cru. Qu'on me pardonne l'épaisseur de mes propos. Il s'agit ici d'expliquer non pas précisément la genèse des méditations toutes faites, ou de l'oraison men-tale mise en formules - usage beaucoup plus vieux que les Confessions d'Augustin - mais le prodigieux développement de cette littérature spéciale pendant les deux derniers siècles de l'Ancien Régime. On n'attend pas ici de moi que je passe en revue ces miliers d'ouvrages, du milieu desquels émergent de purs chefs-d'oeuvre que tout le monde connaît - les Méditations et les Élévations de Bossuet, entre autres. Comme tantôt, pour les prières non liturgiques de dévotion, quelques exemples nous donneront une idée du genre lui-même et de la philosophie latente qui l'anime.

 

II. - Ces méditations écrites dispensent donc, ou pro-mettent de dispenser le chrétien dévot qui se les approprie en les lisant devant Dieu, le dispensent, dis-je, non pas, certes, de toute activité spirituelle mais de presque tout l'effort d'ascèse intellectuelle, imaginative, affective qu'exige l'oraison discursive, telle que l'a codifiée saint Ignace. De ce chef, les auteurs de ces recueils ressemblent aux écrivains publics d'autrefois, à cela près que, tout en méditant pour nous, ils méditent d'abord ou devraient méditer pour eux-mêmes.

 

J'ai jugé à propos, écrit Jacques de Jésus, dans la préface de ses Exercices de dévotion, de faire part aux âmes dévotes, non

 

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seulement des petits Exercices que je veux pratiquer le reste de mes jours, mais encore leur communiquer, dans un esprit d'humilité et de charité, les pieux mouvements et diverses affections que la Sainte Vierge m'a obtenus.

 

Et dans son invocation liminaire à la Sainte Vierge :

 

Je confesse mon insuffisance , j'espère toutefois que tant d'âmes dévotes... vous prieront instamment de me pardonner, puisqu'elles ont voulu charger ma conscience et m'accuser d'injustice, si je ne leur communique ce que je crois avoir reçu de Dieu par vos saintes intercessions (1).

 

C'est ici une des lois du genre. Si nous passons à ces habiles le plus laborieux de la besogne méditative, nous sous-entendons toujours que cette besogne a d'abord été chez eux un exercice proprement dévot, et non pas seulement littéraire. C'est un métier que d'écrire des méditations, mais ces belles formules, que nous ne saurions composer nous-mêmes et que pour cela nous leur empruntons, ont d'abord exprimé leur propre prière.

Composition du lieu, évocation pittoresque, voire même romancée du mystère, leçons morales qu'il en faut tirer, sondages introspectifs, affections, aspirations, notre « écrivain public » se charge de tout.

 

Entrez dans l'étable, qui est maintenant un lieu sacré et voyez la Sainte Mère à genoux...

 

Prenez garde qu'un de ces pasteurs lève les yeux au ciel, puis regarde l'Enfant divin attentivement, et joignant les mains s'écrie ainsi : O Dieu admirable ! L'autre étend les bras en signe d'allégresse... Le doux enfant, voyant leur ferveur, fait sortir de sa face un rayon de lumière qui leur donne des connaissances admirables de ses grandeurs.

Sachez que si, durant ce saint temps, vous vous montrez fidèle et fervent..., ce béni Rédempteur ne manquera pas de vous illuminer... Dites à ce sujet...

 

suit une longue formule, imprimée en gros caractères.

 

(1) Exercices de dévotion sur la vie de Notre Seigneur..., par Jacques de Jésus, Paris, 1655.

 

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Vous pouvez aussi considérer la Sacrée Mère qui est en oraison..., disant...

 

Encore une formule, celle-ci prêtée à Marie. Une autre enfin. Et voilà une contemplation toute faite (1).

 

Vous vous contenterez, nous avait-on conseillé en commençant, de lire sur chaque mystère autant d'articles qu'il vous plaira, jusqu'à ce que Dieu vous touche de quelque inspiration... Il y a, pour cet effet, sur chaque mystère, plusieurs considérations desquelles vous en pourrez pratiquer plus ou moins autant que votre dévotion s'y délectera (2).

 

« Pour ce qui est de la manière d'écrire dont on s'est servi », lisons-nous dans la préface d'un autre recueil de Meditations, à l'usage, non plus des simples fidèles, mais des religieux,

 

voilà comme l'auteur s'est trouvé engagé à la choisir plutôt qu'une autre. D'abord il n'avait dessein que de composer des méditations pour la retraite qui précède la vêture,

 

et qu'on appelle en d'autres milieux la retraite d'élection.

 

Et comme ceux qui entrent dans les monastères ne savent, pour l'ordinaire, ce que c'est qu'oraison mentale, il crut que, pour leur faciliter dans le commencement la pratique de eet exercice, il fallait, en leur donnant des matières à méditer, leur faire aussi concevoir la manière dont ils pourraient s'en entretenir devant Dieu, et leur donner...

 

quoi donc? Une méthode, un directoire? Non mais

 

comme un modèle des mouvements qu'ils devraient tâcher d'exciter dans leur coeur en les méditant... Ayant ensuite poussé son dessein plus loin, il n'a pas cru qu'il fût nécessaire de changer sa manière d'écrire.

 

S'adressant, veut-il dire, dans la seconde partie de son

 

(1) Jacques de Jésus, op. cit., pp. 63-64.

(2) Ib., Préface.

 

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recueil, a des religieux déjà formés, il n'a pas cru les devoir traiter d'une autre façon qu'il avait fait des novices;

 

et s'en trouvant plus touché lui-même, il s'est persuadé que cela produirait le même effet dans les autres. Au reste, cette manière d'écrire des méditations en forme de colloques, avec Dieu et avec soi-même, n'est pas sans exemples, même dans l'antiquité, et saint Augustin nous en fournit un qui vaut seul tous les autres, dans cet admirable livre de ses Confessions, qui n'est qu'une perpétuelle effusion de son coeur devant Dieu (1),

 

Lui, toujours lui! Les chercheurs de « sources » l'oublient trop souvent ; qu'il s'agisse de théologie, de philosophie, ou plus simplement de dévotion, on ne peut faire deux pas sur les routes spirituelles du grand siècle sans y rencontrer saint Augustin. Il règne en souverain sur la littérature spéciale qui nous occupe présentement.: le roi des formules extra-liturgiques, le modèle, et tout ensemble, si

besoin est, le vengeur des méditations toutes faites. Je me trompe peut-être, mais ne voit-on pas, dans les dernières lignes que je viens de citer, l'indice d'une opposition, d'ailleurs pacifique, entre l'ascétisme discursif des méthodes nouvelles, et la prière, moins laborieuse, de l'antiquité ? L'auteur ne semble-t-il pas éprouver le besoin de justifier, par l'autorité d'Augustin, sa propre « manière d'écrire des méditations en forme des colloques avec Dieu et avec soi-même »

Leur lexique souligne peut-être ce même contraste. A méditation beaucoup de nos spirituels préfèrent élévation, qui éveille moins l'idée de l'effort discursif. Quesnel a publié en 1676, et non sans le marquer de son empreinte, qui, en ce temps-là, n'était pas encore trouble, un petit livre composé jadis par un des premiers oratoriens, le Père Desmarets, et dont les personnes pieuses continuaient à

 

(1) Méditations sur les plus importantes vérités chrétiennes et sur les principaux devoirs de la vie religieuse, pour les retraites.., Paris, 1692. Ce livre dont l'auteur m'est inconnu - un moine toutefois sans aucun doute - est d'un grand mérite. Comme prélude à l'élection, je n'en connais pas d'aussi remarquable.

 

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se disputer les copies. C'est l'Élévation à Jésus-Christ Notre Seigneur sur sa passion et sa mort, contenant des réflexions de piété sur les mystères, pour servir de sujets de méditation durant les carêmes et les vendredis de l'année. Très simple et très sobre, toute populaire, cette Élévation est un des modèles du genre, et un des trésors de l'École française. La préface en est pour nous pleine d'intérêt.

 

Je ne dis rien, y lisons-nous, de la forme de ce petit écrit, qui est par manière d'élévation à Jésus-Christ même. Je sais bien qu'elle ne serait pas du goût de tout le monde, et que les critiques trouveraient qu'une élévation de si longue haleine n'est guère naturelle, et pourrait être fatigante et ennuyeuse... Mais comme elle n'a pas été faite pour les savants, ils ne trouveront pas mauvais qu'on n'ait point eu d'égard à leur délicatesse, ni au jugement qu'ils pourraient porter de cette manière d'écrire. On l'a préférée à celle d'un simple narré, parce qu'elle est plus touchante, qu'elle est plus capable de rendre le lecteur attentif, de le tenir dans le respect et dans la présence de Dieu, plus approchante de la prière,

 

pesez, je vous prie, ces deux derniers mots qui disent tout;

 

et plus propre à ouvrir le coeur aux mouvements de piété que cette lecture doit exciter avec le secours de Dieu. Saint Augustin,

 

je l'attendais, bien sûr qu'il ne manquerait pas au rendez-vous;

 

et plusieurs autres saints ont employé cette manière d'écrire en des ouvrages beaucoup plus longs que celui-ci, et sur des sujets auxquels elle ne paraissait pas convenir naturellement ;

 

il doit penser à saint Anselme ;

 

mais Notre-Seigneur nous en a donné lui-même un modèle excellent dans le XVII° chapitre de l'Évangile de saint Jean.

 

Comme cette préface est une sorte de discours sur les lois, l'esprit, la technique et la pratique de ce genre d'ouvrage, je continue à la citer.

 

Si c'était un écrit qui fût fait pour être lu tout d'une haleine,

 

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il y aurait quelque chose à redire, mais on a supposé, comme on le devait, qu'on ne le lirait que par articles. Et en effet, le respect qu'on doit à de si grands mystères, et le dessein qu'on doit avoir d'en profiter, demandent qu'on considère attentivement toutes les circonstances, qu'on se donne le loisir de les peser au poids de la foi et de la charité... Il faut interrompre même la lecture de temps en temps pour écouter Dieu, et ce qui lui plaira dire au coeur qui S'APPLIQUE A LIRE, DANS UN ESPRIT ET UNE DISPOSITION DE PRIERE, l'histoire du sacrifice d'où dépend notre sanctification et notre salut.

          On ne doute pas qu'il n'arrive souvent que les pensées et les mouvements de piété qui se trouvent ici, ne serviront que d'ouverture et d'occasion pour recevoir de l'Esprit de Dieu quelque chose de beaucoup meilleur et de plus capable d'élever et d'unir à J.-C. les âmes qui s'y appliqueront (1)...

 

Comme ils savent où ils veulent mener les âmes, et comme ils savent le dire! Pour mieux les apprivoiser avec l'exercice spirituel - et le plus sûr moyen est de ne pas présenter la prière comme une tâche laborieuse, - ils avaient imaginé une sorte de moyen terme entre les formules quasi-liturgiques des Journées chrétiennes et les for-mules méditatives, si l'on peut ainsi parler. Ainsi le recueil, indéfiniment réédité, qui a pour titre : Prières chrétiennes en forme de méditations sur tous les mystères de Notre-Seigneur et de la Sainte Vierge, et sur les dimanches et les fêtes de l'année. Deux parties dans chacun des exercices : la Prière, - il y en a de très belles; - les Pratiques.

 

Dimanche dans l'octave de l'Épiphanie - Sur le mystère de N.-S. J.-C. perdu, cherché, et trouvé.
Prière

 

Je ne m'étonne pas, o Jésus..., de vous voir comme le bon Pasteur courir après une brebis égarée... Je ne suis pas surpris non plus de vous voir cherché par les pécheurs... Mais de vous voir cherché comme égaré et perdu... par votre sainte mère et

 

(1) Je le cite d'après la réédition - il y en eut beaucoup - de 1768. Avertissement, pp. VI-VIII.

 

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par son saint époux, les deux plus saintes de vos créatures, qui n'ont jamais mérité de vous perdre par aucune infidélité et qui vous ont toujours porté dans leur coeur, c'est ce que mon entendement a peine à comprendre...

Vous avez peut-être voulu nous faire connaître dans ces deux excellents membres de votre corps, l'état de l'liglise voyagère, qui était représentée par votre sainte Famille. Toute son occupation sur terre est de vous chercher à la faveur de la lumière de la foi, par les mouvements de son espérance, et par les désirs embrasés de sa charité...

Il me semble aussi que, dans votre sainte Mère, qui représente l'Église, je remarque l'amour et la sollicitude de cette Mère des élus, qui cherche continuellement ses enfants pour les attirer dans son coeur..., et que, dans saint Joseph, l'image des Pasteurs, je vois la vigilance et le zèle des saints évêques..., des bons curés..., et des courageux missionnaires...

Mais n'est-ce pas vous, Seigneur, que tous les chrétiens cherchent en cette vie... C'est vous que nous cherchons dans vos Ecritures... C'est vous que les âmes charitables cherchent dans les cabanes, dans les hôpitaux, dans les cachots... Quand un pécheur pénitent cherche votre grâce qu'il a perdue, un chrétien l'esprit de son baptême qui s'est éloigné de lui, un religieux la ferveur de sa profession qui s'est ralentie..., en un mot, quelque autre chose que l'on cherche qui ait rapport à la piété, à la vérité et au salut, non seulement c'est par vous et pour vous qu'on la doit chercher, mais c'est vous-même que l'on y doit uniquement chercher.

 

Je ne compare pas ces formules à celles de Bossuet, mais songeons qu'elles sont proposées au commun des fidèles : pas une trace de verbiage dévot; familières sans la moindre vulgarité, limpides et à la portée des plus humbles, riches de sens, si profondément, si exclusivement religieuses. Comme via media entre la prière dite vocale et la méditation discursive; comme acheminement aussi impérieux qu'imperceptible de l'une à l'autre, il est difficile de faire mieux. Les Pratiques ne me paraissent pas moins excellentes. J'y relève un paragraphe admirable, et celui-ci, de grand style, sur la Sainte Vierge, reine des penseurs chrétiens.

 

Il les faut chercher particulièrement (les vérités chrétiennes)

 

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sous la protection de la Sainte Vierge, la Mère, la Nourrice, l'amante, la première disciple et l'adoratrice perpétuelle de la Vérité incarnée; la compagne inséparable, l'assistante religieuse, et la sacrificatrice intérieure de la Vérité crucifiée et sacrifiée sur le Calvaire,

 

Virgo sacerdos, chantera Santeul;

 

ensevelie et cachée dans le tombeau; et qui, après les trois jours de la sépulture, figurés par les trois jours de la perte de Jésus en son enfance, fut aussi le premier témoin, la première admiratrice et la coopératrice la plus fidèle de la Vérité ressuscitée et retrouvée dans ce temple de sa gloire.

 

Rencontre imprévue ! à la fin de cette prière-méditation sur le mystère de Jésus-Christ perdu, cherché, trouvé, paraît saint Antoine de Padoue. Dans quelque recherche que ce soit, on peut

 

employer encore l'intercession des autres saints... que l'on a coutume d'invoquer en ces occasions. Car on est bien éloigné de vouloir étouffer ces dévotions ; on désire seulement qu'elles soient réglées, que les saints y viennent à leur rang, après Jésus-Christ, après la sainte Vierge et saint Joseph.

 

Ce dernier « après », cette primauté, veux-je dire, accordée à saint Joseph, est remarquable.

 

Et non seulement, on peut, pour retrouver ce que l'on a perdu, employer l'intercession de saint Antoine de Padoue, mais encore celle des saints Anges gardiens, et de tous les autres saints, dont il plaît à Dieu que nous dépendions dans cette occasion (1).

 

(1) Prières chrétiennes, édition de 1738, pp, 37-48. Le recueil est communément attribué au P. Quesnel, et, de ce chef, réprouvé comme « dangereux » par le P. de Colonie. De 1667 à 1719, il n'a pas été approuvé moins de sept fois (1667; 1687; 1694; 1698; 1704; 1712; 1719); et ces approbations successives disent assez que le livre a été constamment revu et augmenté tous remaniements qui sont dus, sans aucun doute, à la plume intarissable de Quesnel I. 1ère  édition, 1667 est-elle de lui ? Je le croirais assez volontiers, car il a commencé, de très bonne heure, à publier ce qu'il trouvait de plus beau dans les archives de l'Oratoire, ainsi l'Elévation de Desmarets, en 1676; l'Idée du sacerdoce, qui est en partie de Condren, en 1677. Des Prières chrétiennes, compilées beaucoup plus tôt, j'inclinerais à dire ee que Batterel dit de ces deux recueils (Elévation, sacerdoce) : « J'attribue cet ouvrage au P. Quesnel, quoique le fond, non plus que celui du suivant, ne soient pas de lui. Mais il les a si fort retouchés l'un et l'autre, soit pour le style, soit par les augmentations considérables qu'il y a faites que, si le P. Desmarets, auteur de celui-ci, revenait au monde, il ne s'y reconnaîtrait plus, tant il se trouverait embelli. J'en dis de même du P. de Condren. » (Batterel, IV, p. 435). Batterel admirait éperdument les ouvrages dévots de Quesnel. Ainsi faisaient tous les contemporains. Il avait, en effet, pour ce genre d'écrire, une sorte de génie. Dans quelle mesure a-t-il peu à peu quesnellisé ces ouvrages ? Je ne puis répondre à cette question, qui demanderait des années de recherches. Sur la jansénisation, assez probablement délibérée, des Réflexions morales, la Bulle Unigenitus tranche le problème. Pour beaucoup de ses ouvrages antérieurs, pour ceux, veux-je dire, dont je fais état, je les crois innocents. Voici ce que le P. de Colonia trouve d'hérétique dans les Prières chrétiennes. « Ses partisans en ont fait faire grand nombre d'éditions. Dans les Prières sur la Fête de S. Bernard, il insinue l'hérésie de la décadence et de la vieillesse de l'église, et il fait un magnifique éloge des religieuses de Port-Royal, ouvertement révoltées contre les deux puissances. » Jugement qui paraîtra plus que téméraire à qui prendra la peine de lire cette Prière. Il y a bien là un panégyrique de la mère Angélique, mais où il est uniquement parlé de la réforme introduite par elle à Port-Royal. J'y trouve, en revanche, toute une page sur l'Eglise romaine et sur les Papes. « Continuez, grand saint, de les protéger en la personne de leur digne successeur, Clément XI, qui, prenant pour lui les instructions que voua aviez données à un de ses prédécesseurs, s'est rendu votre disciple, dès le moment qu'il est devenu le premier maître des fidèles... Aidez-le donc... à remplir son ministère, en s'élevant contre les erreurs et les nouveautés profanes, et contre le relâchement de la discipline ecclésiastique et de la morale chrétienne » (pp. 267-268). Est-ce là insinuer l'hérésie de la décadence... de l'Eglise? « Cet ouvrage, conclut le P. de Colonia, se reconnaîtra aisément à cette façon singulière de commencer : Il est donc vrai, ô mon Dieu, etc. » Non, il n'y a là de singulier que la critique elle-même qu'on fait du début que voici du reste : « Il est donc vrai, ô mon Dieu, que vous avez tellement aimé le monde que vous lui avez donné votre Fils unique; et que ce Fils que vous engendrez éternellement... s'est anéanti lui-même... » Ce sont les premiers mots de la première de ces prières (sur le mystère de l'Incarnation, pour le temps de l'Avent). Il faut vraiment que le livre soit inattaquable, pour que, faute de mieux, on lui cherche de si absurdes querelles. Nous ne savons pas, du reste, la part qu'a prise le P. Quesnel aux divers remaniements qu'ont subis les premières éditions. Batterel « doute que soit » de Quesnel un très curieux morceau, ajouté à l'édition de 1718: « Prière à J.-C. au nom des jeunes gens et de ceux qui désirent de lire la parole de Dieu et surtout l'Evangile, avec des pratiques et des maximes tirées de l'Ecriture sainte et des saints Pères » (pp. 462-5o6, dans l'édition de 1738). Qui nous donnera enfin un travail vraiment critique sur Quesnel ?

 

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III. - Ils n'ont donc jamais assez de formules. Appartiennent également à cette famille littéraire les paraphrases dévotes de l'Écriture Sainte : formules greffées sur les formules divines. « Je mêle des élévations spirituelles dans l'expression du sens, pour entretenir la piété des âmes dévotes », écrit l'oratorien Pierre de Cadenet, dans la préface de sa Paraphrase dévote, littéraire et mystique sur les psaumes du prophète royal David (166o), vieux livre qui se

 

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laisse lire aujourd'hui encore. Qui dat nivem sicut lanam.. , je ne sais pourquoi, lorsque je pense aux vêpres dominicales, c'est toujours ce mystérieux et poétique verset qui me revient d'abord à la mémoire.

 

C'est lui qui couvre les campagnes de neiges, qu'il fait tomber par petits flocons, comme si c'était de la laine, pour couvrir les blés nouvellement levés et les réchauffer... Il fait élever les brouillards en l'aie, les brumes et les frimas, aussi menus que la cendre, pour conserver les arbres fruitiers.

6. Et comme toutes créatures obéissent à ses ordres, il fait geler les eaux en gros morceaux qui se durcissent... Le froid est la figure des pécheurs endurcis, les uns plus, les autres moins, à proportion de la froide qualité dont ils ont été touchés.

7. Mais toutes ces neiges, ces frimas et ces glaces, au moindre souffle de se parole fondent soudain et se résoudent en eaux, qui fluent pour arroser la terre... Son Verbe, qu'il a envoyé, a réchauffé les coeurs des hommes, qui étaient refroidis et glacés de l'extrême froid qu'ils avaient senti par le péché (1).

 

Le P. Jean Maillard, jésuite, publie en 1683 : Les occupations intérieures de l'âme chrétienne, tirées des sentiments les plus tendres de l'Écriture sainte :

 

Surge Aquilo, et veni Auster.,. Esprit malin, qui es semblable à un vent froid et sec, et qui gâtes tous les bons fruits de mon âme, retire-toi de moi... ; mais vous, o Saint-Esprit, qui portez avec vous, comme un vent chaud et humide, la fécondité des actions saintes, venez (2).

 

Et le P. Dom Innocent Le Masson, général des Chartreux, publie en 1699, la Psalmodie intérieure de l'Office de la sainte vierge. Les livres de ce genre ne se comptent pas. Un des plus goûtés, et des plus dignes de l'être, est l'Homélie ou Paraphrase du Miserere par l'oratorien Edme Calabre :

 

(1) Le livre est dédié à Marie (très belle dédicace:« David... est aussi votre prophète... », et au comte de Charost « capitaine des gardes du corps de S. M..., gouverneur des villes, Calais et pays reconquis... » « La dévotion que vous avez pour la Vierge... la vénération que vous avez pour l'Ecriture Sainte... »)

(2) Les occupations..., pp, 10-11.

 

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Mei, Deus. Ces deux mots augmentent la crainte et la con-fiance de David, et l'on ne fera jamais un vrai pénitent si l'on ne réunit ces deux dispositions, lesquelles, étant séparées, ne font pas un pénitent, mais un désespéré ou un présomptueux... C'est comme s'il disait « Frappez, mais je sais qu'il suffit de s'offrir à vos coups pour les éviter et pour désarmer votre main irritée. Je suis la misère même, et vous êtes la miséricorde essentielle et il n'est pas plus naturel au feu de brûler, ni au soleil de luire qu'à vous de pardonner. Laissez donc faire votre miséricorde et ma grâce est assurée. Vous êtes Dieu, je suis homme ; j'ai péché, je m'en repens : vous n'en exigez pas davantage. Miserere mei, Deus (1).

 

Vers la fin du XVII° siècle, la multiplication de ces paraphrases devient inquiétante. Nos pères qui les ont lues et relues étaient des héros ou de dévotion ou de patience. On me pardonnera sans doute d'être moins cuirassé contre

l'ennui. Nous avons plus haut fait connaissance avec le bon P. Simon Gourdan. Déjà redoutable quand il versifie en latin, combien plus dans ses Elévations en prose française! Si j'avais essayé de lire, ce qui s'appelle lire, le bénédictin Dom Robert Morel (1653-1731), je ne serais plus de ce monde. Je le dis en rougissant, car enfin le jésuite Tournemine, un délicat, « estimait tellement son Effusion du coeur sur chaque verset des psaumes et des cantiques de l'Église qu'il lisait (ce livre)... tous les jours.; et lorsqu'il était obligé d'aller à la campagne, il en portait un volume avec lui. Il voulut même en connaître l'auteur et lui demanda sa bénédiction à genoux. » Ce qui est très bien de sa part, le pieux Dom Morel ayant été odieusement calomnié par le P. de Colonia. Mais enfin, trop est trop : quatre volumes d'Entretiens spirituels sur les Évangiles du dimanche ; un volume d'Entretiens spirituels pour la fête du Saint-Sacrement; un autre « pour servir de préparation à la mort; deux volumes de méditations chrétiennes, etc., etc. Plus une « traduction nouvelle » de l'Imitation « avec une Prière

 

(1) Homélie, édition de 1748, pp. 37-38.

 

 

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affective ou Effusion du coeur à la fin de chaque chapitre. » « Il avait commencé environ un an avant sa mort un ouvrage du même genre sur Job. La plupart de ses ouvrages, dit encore Chaudon - très bon juge, aussi - ne sont que des prières continuelles... C'est ce qui (leur) donna une grande vogue, et ce qui excita en même temps l'envie des ennemis de l'auteur, regardé par eux comme janséniste (1). » Jalousé par ses rivaux, comme aujourd'hui, par les siens, un romancier à gros tirages, voilà qui en dit long sur le goût, constant et croissant, qu'avaient les dévots de l'Ancien Régime pour les formules de méditations, je veux dire, pour la méditation elle-même.

C'est encore du « tout fait», mais d'une qualité infiniment supérieure, que nous trouvons dans les commentaires bibliques de Duguet, plus particulièrement dans les six volumes sur la Genèse, et dans les quatorze volumes sur le Mystère de la Croix. Sainte-Beuve est bien excusable, mais aussi bien à plaindre de n'avoir que feuilleté ces milliers de pages. Pour moi, je ne m'en lasse pas. Incapable d'apprécier la valeur exégétique d'une oeuvre qui se donne d'abord comme une « explication » littérale des Livres Saints, je n'en retiens que les aspects proprement spirituels et poétiques -Daguet est, en effet, un des beaux poètes chrétiens de l'âge moderne. L'auteur des Rayons jaunes, l'a déjà montré comme seul il pouvait le faire. Mais nous n'avons ici qu'à saluer en lui un des maîtres de la prière écrite, et de toutes les formes de cette prière : méditations proprement dites; contemplations ; élévations ; cantiques affectifs ; colloques... Le plus indépendant, et le plus insaisissable des maîtres. Car il ne relève d'aucune école particulière : bérullien certes et à fond, mais plus encore augustinien et biblique. Avec cela médiéval par moments, et, de tous les spirituels de son temps, Fénelon excepté, celui que nous sentons le plus près de nous. Cela encore, Sainte-Beuve,

 

(1) Nouveau dict. hist., Lyon, 1804; et Dictionnaire historique des auteurs ecclésiastiques, Lyon, 1767.

 

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l'a bien vu. Raisonneur acharné et jusqu'à la subtilité, mais incapable de se plier à la contrainte des méthodes modernes. Une liberté magnifique; une spontanéité constamment jaillissante. Je ne crois pas qu'il doive rien aux jésuites : et cependant pour l’« application des sens » et de l'imagination à la prière, combien ne paraît-il pas plus ignatien que Bourdaloue.

Surignatien, oserais-je dire, ou préignatien. La prière faite homme, dirais-je encore, si, d'un côté, son primitivisme rigide, et de l'autre, la tendresse presque féminine de sa dévotion ne l'avaient rendu imperméable au rayonnement - et à la philosophie profonde - des mystiques modernes.

« Rendez-moi », demandait-il à Dieu, et cette prière aurait pu servir d'épigraphe à toute la série de ses commentaires,

 

Rendez-moi les mystères de votre mort et de votre résurrection aussi présents que si j'en avais été le témoin; et faites maintement que l'activité de ma foi me tienne lieu de tout ce que je n'ai pas vu et de tout ce que je n'ai pas entendu; parce qu'en effet, elle peut m'approcher des temps où vous avez vécu, et me lier à vous aussi étroitement que si j'avais été l'un des disciples que vous avez choisis (1),

 

Qui ne sent la plénitude et le bienfait d'un tel programme ! Il semble, lisons-nous encore, aux « personnes saintement affligées », ou persécutées, et Duguet était de ce nombre,

 

que toutes les Ecritures soient faites pour elles ; que tous les psaumes les aient eues en vue, que toutes les expressions des Prophètes aient eu pour objet leur état... Elles se trouvent par-tout et elles s'y trouvent avec vérité... Il n'est pas nécessaire de leur proposer une matière qui serve à fixer leur esprit. Des l'ouverture des Livres saints tout fait impression et tout est capable d'attacher. Il n'est pas même toujours nécessaire de les ouvrir, tant le coeur est préparé à la prière, tant il est attendri, tant il est prêt à s'écouler comme l'eau, et à se répandre. Un

 

(1) Explication de l'ouverture du Célé et de la Sépulture de Jésus-Christ, Bruxelles, 1731, p. 118.

 

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mot, un verset de l'Ecriture, un simple sentiment de leur état, sont quelquefois la source d'une longue prière (1).

 

Ces écluses toujours ouvertes, on ne saurait mieux définir ses propres dons, ni la vocation qu'il avait de stimuler chez ses lecteurs les multiformes activités de la priére. Prenons la scène de l'Agonie au jardin :

 

« Il les trouva encore endormis. » Jésus-Christ savait bien qu'il les trouverait en cet état, et il savait bien aussi que cette seconde visite paraitraît aussi inutile que la première : mais il voulait instruire les Pasteurs, et les consoler : les instruire, en allant troubler le sommeil et la fausse paix de ses disciples; les consoler, en leur montrant par son exemple que le succès ne répond pas toujours aux soins les plus assidus. C'est peu, ce semble, que de réveiller pour des moments des hommes endormis ; mais le mal serait encore plus grand si on ne les réveillait jamais.

Ces intervalles, quoique fort courts, sont comme les éclairs qui percent les ténèbres d'une sombre nuit. Il ne faut pas les regarder comme un réveil sérieux; il faut au contraire s'en défier comme de ces mouvements faibles et passagers que des hommes appesantis par le sommeil font quelquefois quand on les excite. Mais on peut les considérer comme des signes qu'on n'est pas accablé par une léthargie mortelle... En rendant ces réveils plus fréquents, on peut faire qu'ils deviennent continuels. On demandera compte au pasteur de son silence, mais on n'exigera pas de lui qu'il guérisse la surdité. Il est coupable, s'il est muet; mais il ne l'est pas s'il parle à des morts...

Il y a des vérités qui germent plus lentement dans de certains esprits. Elles ne sont pas stériles, quoiqu'elles demeurent Ion-temps cachées. Une pluie salutaire un rayon de soleil, un changement secret arrivé dans le fond de la terre qui les retenait, peuvent les faire promptement éclore. Dans la nature, ni dans la grâce, ce n'est pas le ministre extérieur qui donne la fécondité. Il est douteux, quand il travaille, si son travail réussira, mais il n'est pas douteux que, s'il ne travaille pas, il ne pourra pas recueillir ce qu'il n'aura pas semé (1).

 

(1) Traité de la Croix de Notre-Seigneur ou Explication du mystère de la Passion, t. VI, Paris, 1733, pp. 334-335.

(2) Traité de la croix..., VI, pp. 312-314.

 

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Méditation pure et simple: une vérité paisiblement pénétrée et développée. Il a une telle façon de dire les choses qu'on ne peut se refuser à méditer avec lui. Le ton s'échauffe insensiblement.

 

« Il alla encore prier pour la troisième fois, se servant des mêmes termes. » Je l'ai déjà dit, mais je ne puis m'empêcher de le dire avec une nouvelle effusion de cœur, que rien ne me paraît plus admirable, ni plus digne de nos réflexions que la simplicité de de la prière de Jésus-Christ, sa persévérance à repéter les mêmes termes, et l'ordre qu'il a donné à ses Evangélistes de nous en conserver le souvenir. Pour moi, je ne puis me lasser de considérer la Sagesse éternelle, prosternée pour nous devant son Père, réduite a ce peu de mots : Mon Père, si ce calice ne peut passer..., les répétant comme une leçon qui lui est prescrite, et ne paraissant pas capable d'y rien ajouter de son propre fond.

O Sauveur des hommes, que vous avez bien connu notre orgueil, et quel était le remède qui pouvait le guérir ! O Sagesse incréée, que vous avez bien démontré le mépris que vous faites de la sagesse humaine, de ses fausses lumières, de sa frivole éloquence, de la vanité de ses discours (1) ...

 

Réflexion et prière d'un timide à la vue du Christ agonisant :

 

Toutes mes défiances se convertissent en actions de grâces, et je me hâte d'accourir à mon Libérateur, réduit à un état, où tout est disparu, excepté sa charité et sa compassion pour les pécheurs. Je me prosterne auprès de lui, avec une secrète confiance qu'il ne me rejettera pas, surtout dans l'extrême faiblesse où il est : car je n'oserai pas en approcher de si près, si je ne le voyais par terre.

Je recueille en tremblant quelques gouttes du sang dont il l'a abreuvée; j'en sanctifie mes yeux; je les répands sur ma tête; je les mets sur mon coeur, comme un puissant bouclier contre les tentations; j'en purifie mes mains; j'en dédie et j'en consacre tout ce qui est moi.

Je baise mille fois la terre, qui a reçu le sang du véritable Abel, que les mains de Caïn n'ont point encore versé, mais que la charité, plus puissante que la jalousie et la haine, a fait répandre.

 

(1) Traité de la Croix, VI, pp. 324.-325.

 

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« Réflexions sur le bonheur d'un homme plein de foi qui saurait profiter de l'état où la sueur de sang à réduit Jésus-Christ ».

 

Quel séjour pour un homme qui aurait beaucoup de foi, que celui où l'on peut être avec Jésus-Christ offert à son Père par ses propres mains! l'on peut sonder, sans être interrompu par les cris et le tumulte des impies,. l'abîme de son amour ; où l'on peut, en se traînant sur ses genoux, s'approcher tellement de lui qu'on touche ses vêtements, et qu'on ose ensuite se pencher sur sa poitrine (1) .

 

Je doute fort qu'on trouve, dans les oeuvres complètes de Bourdaloue, une « application des sens », comme parle saint Ignace, aussi directe, vive et dramatique. Et chez qui, trouvera-t-on à cette date, une dévotion aussi tendrement humaine envers Jésus-Christ, j'allais dire une dévotion qui surnaturalise sans doute, mais qui redoute si peu les mots, les gestes, les frissons de la chair et du sang. Tendresse frileuse, d'ailleurs, inquiète, peureuse même, toujours menacée de céder la place à la crainte. C'est encore là une des singularités les plus pathétiques de Duguet. Comblé de tant de dons, si affectueusement que je l'admire, je ne l'égalerai jamais aux très grands. Il y a chez lui un je ne sais quoi de presque morbide, et, oserai-je bien le dire, de presque bourgeois. A-t-on remarqué plus haut cette ligne qui vaut une confession et que je n'ai pas transcrite sans répugnance? Le pasteur, le directeur ou l'écrivain religieux, entendez Duguet lui-même, « est coupable, s'il est muet; mais il ne l'est pas, s'il parle à des morts ». Ne dirait-on pas que l'unique affaire pour lui, dans l'exercice de sa vocation apostolique, est de ne pas commettre de faute qui mette en péril son propre salut? S'il parle à des morts, puisque son devoir est de parler, il ira au ciel tout de même que s'il les avait réveillés. Tant pis pour les morts ! J'exagère cruellement; mais enfin, est-ce là, je vous le

 

(1) Traité de la Croix, VI, pp. 417-42o.

 

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demande, la voix de saint Paul. Cupio anathema esse pro fratribus? Après quoi, je m'étonne moins qu'il se sente dépaysé parmi les mystiques. Dans cette zone où règne l'oubli de soi, il respire mal. Sainte-Beuve a beaucoup peiné de tout son génie, mais en vain peut-être, à saisir la nuance qui sépare Duguet de Fénelon. Elle est là : c'est la nuance qui sépare le christianisme bourgeois de la noblesse évangélique ; la dévotion, voire la plus tendre, du pur amour, même le plus sec, des mystiques (1). Relisez la Contemplation du Christ au jardin. Pas une seconde, Duguet ne s'y oublie. Pascal, non plus, je le sais bien, dans une prière toute voisine de celle-ci : « Telle goutte de sang pour toi » Oui certes, mais aussi et d'abord pour Dieu; oui encore, mais en la versant, il a souffert. Ici l'accent est sur le moi racheté, non sur la souffrance rédemptrice (2). Mais enfin, telle est

 

(1) Cf. Port-Royal, VI, pp. 4o, seq. Pour la psychologie religieuse, le parallèle Fénelon-Duguet, a infiniment plus d'importance que dans l'ordre littéraire, le parallèle Corneille Racine; et, précisément, si ces pages de Sainte-Beuve, quoique fort belles, nous paraissent un peu courtes, c'est qu'il semble y ramener tout le débat à un problème de pure littérature.

(2) Ceci me suggère une observation que je me permets de soumettre aux philosophes de la liturgie. - et qui rejoint, du reste, les vues profondes de Dom Wilmart et de Guardini. Le contraste, que nous venons de marquer entre Duguet et Fénelon - christianisme bourgeois; christianisme mystique - nous le retrouvons entre les formules de méditation et les formules liturgiques. Un des avantages de ces dernières, une de leurs gloires est précisément qu'elles coupent court à ces introspections passionnées, dont les prières de Duguet nous offrent un exemple si pathétique, et en même temps si troublant. Cette timidité presque morbide, la liturgie, non seulement ne lui permet pas de s'exprimer et par là de s'exagérer, mais encore elle la guérit, pour ainsi dire, in radice. En nous empêchant de tant penser à nous-même, la liturgie nous fait vivre, sans effort et à notre insu, la religion la plus haute qui est adoration désintéressée et pur amour. Cela est vrai aussi, dans une certaine mesure, des formules semi-liturgiques que nous avons étudiées dans le chapitre précédent. D'où, pour l'historien, le devoir de distinguer entre les deux groupes de formules pieuses, d'une part les recueils semiliturgiques (Thrésor, Godeau: Exercice spirituel) et les formules que nous étudions présentement. Une première différence qui saute aïx yeux : la brièveté relative des uns, la longueur des autres n'est que l'indice d'un contraste plus profond. Dans les méditations écrites (Bossuet, Duguet, Morel, tant d'autres), les variations de la temliérature religieuse, si j'ose dire, se font beaucoup plus sentir. Il arrivera mème que ces dernières ne coïncideront pas toujours avec les autres. Les recueils semi-liturgiques sont plus constamment et absolument théocentriques, ils révèlent plutôt l'idéal permanent où tâche de se hausser la piété d'une époque donnée; les méditations écrites nous renseignent plus complètement sur les difficultés intimes qu'éprouvent certaines âmes à poursuivre cet idéal.

 

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leur vérité profonde - sinon totale - à l'un et à l'autre, et ils ont le don si rare de l'exprimer. Duguet aussi parfaitement que Pascal. Lisez plutôt ses Prières à Jésus-Christ enseveli et dans le tombeau », vous plaindrez Sainte-Beuve de ne pas les avoir connues :

 

J'entre donc dans ce sanctuaire avec une humble frayeur, et me trouvant seul dans le creux de ce rocher, où repose Celui qui est la résurrection et la vie, je me demande à moi-même comment il est possible qu'un Dieu immortel se réduise à l'humiliation du tombeau.

 

« Composition du lieu », suivie de quelques réflexions morales, fort belles, mais prévues et plus ou moins piétinantes. « Où le pêcheur ne doit-il pas descendre en voyant jusqu'où le Créateur lui-même est descendu pour le sauver?» Duguet est lent, thésaurisateur. Bourgeoisie encore. On sent néanmoins, dès les premiers mots, que l'inspiration est proche, ou pour mieux dire, le double frisson - timidité, tendresse - que nous connaissons déja.

 

Ah! Seigneur! qu'il me soit permis de profiter de la solitude où je vous vois, et de l'étrange dénument où vous êtes réduit pour l'amour de moi : tout ce que vous avez quitté et tout ce qui vous manque me rassure ; je n'oserais, si vous étiez environné de vos disciples, m'approcher de vous; je vous dirais, comme saint Pierre. « Seigneur, retirez-vous de moi, parce que je suis pécheur. » Si vous donniez des preuves de votre puissance par des miracles, la majesté seule de votre visage m'intimiderait; vos regards, qui pénètrent jusqu'au fond des coeurs, me mettraient en fuite au lieu de m'attirer; j'aurais peine à soutenir la vue des plaies que mes crimes vous ont faites, si votre corps n'était voilé; je craindrais jusque à la figure de votre visage, dont la mort n'a pas altéré la dignité, s'il m'était montré à découvert. Mais les voiles qui le cachent me donnent la confiance de m'approcher, et de répandre mon âme devant la table sacrée qui vous sert d'autel, et sur laquelle vous ne conservez pas même l'apparence de victime, quoique vous en reteniez toute la réalité et tout l'effet.

 

J'aurais pu laisser tomber ces dernières lignes qui, sous

 

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une autre plume contrarieraient le frémissement de tout le poème; mais Duguet n'oublie jamais non plus son moi doctrinal. Maître en Israël, il se doit à lui-même, et il doit à ses lecteurs de tout expliquer, de tout préciser.. D'autant plus solennel qu'il s'apprête à être hardi. La strophe où nous amènent ces prudents sentiers, prudente elle-même, et, harmonieusement tâtonnante... mais écoutons-la.

 

Souffrez que je verse des l'armes devant vous, comme à votre insu et que j'imprime sur votre sépulcre et sur les linges qui vous couvrent, des baisers pleins de respect et de reconnaissance, que je m'interdirais, s'ils n'étaient comme dérobés en secret, et si mon imagination, trompée par votre silence et par votre immobilité, ne me faisait croire qu'ils ne sont pas défendus, parce que vous n'y êtes pas attentif.

 

Madeleine, Gertrude, Thérèse, les imaginez-vous sentant de la sorte, et osant dire, pesant tous leurs mots, ce qu'elles sentent? Si occupées d'elles-mêmes qu'elles soient heureuses que ces yeux ne les voient pas, que ces oreilles ne les. entendent pas, que ce corps se laisse faire à leurs caresses ; craintives jusque là, enfin rassurées puisqu'il est mort. Quelle vérité néanmoins dans ces extraordinaires propos : la vérité même de Duguet tendre, timide, self-conscious, précieux! Et il s'y enfonce avec délices : un des immenses bienfaits de la prière est qu'elle nous permet de nous mon-

trer, de nous exposer à Dieu tels que nous sommes.

 

C'est ici encore un mystère plus propre à nous rassurer, que celui de votre naissance et. de votre crèche. Le lieu où était votre crèche était solitaire et creusé dans le roc, comme celui de votre sépulcre : mais vous y étiez plein de vie : les anges environnaient votre grotte;. une Vierge encore plus pure que les anges et qui était mère, vous montrait aux pasteurs; et je ne sais si les grâces qui éclataient sur votre visage, auraient pu calmer une conscience aussi justement alarme que la mienne. Mais ici, Seigneur, tous les vestiges, non seulement de votre sainteté, mais de votre éclat et de votre figure sont supprimés; personne n'est enfermé dans votre tombeau; personne n'y parle de vous, et n'apprend aux autres ce que vous êtes ; personne ne vient vous y adorer, et

 

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il semble que, s'il y a un moment favorable pour un pécheur, c'est celui où j,e me. trouve maintenant, où le silence, est général, et où je parais seul pour vous adorer.

 

Ici, encore un scrupule dogmatique

 

Je sais bien que je me tromperais, si je croyais être seul prosterné devant vous, puisque, étant dans le tombeau, aussi bien que dans le ciel, tous les esprits célestes sont en adoration devant vous : mais tout ce que je discerne au dehors me favorise; et je ne saurais me persuader que, dans un abandon extérieur si général, vous entriez en jugement avec un serviteur unique, qui ose vous chercher dans le tombeau, et vous y reconnaître pour son libérateur (1).

 

Ce poème, que d'autres que moi j'espère trouveront prestigieux, s'arrête là; mais l'oraison continue encore pendant plusieurs pages. Duguet nous l'a dit plus haut. Un mot de l'Écriture, pas même cela, le bruissement d'une feuille, il n'en faut pas davantage pour que jaillissent chez liai les sources de l'inspiration; tant son « coeur est préparé à la prière, tant il est attendri, tant il est prêt à s'écouler comme l'eau »! tant sa plume est rompue aux jeux de l'amplification pieuse. Le miracle est que cette abondance ne tourne presque jamais au verbiage. Je ne puis me flatter d'avoir lu; d'un bout à l'autre, les quarante volumes de ses Explications bibliques - sauf les six de la Genèse, dont chaque page est une joie; mais, à quelque page que j'aie ouvert n'importe lequel de ses livres, j'ai constaté mille fois que le charme opère toujours. En tous cas, et c'est ici l'important, il n'ennuyait pas nos pères. Comment s'en étonner si l'on songe queles Effusions de Dom Morel les comblaient. Mais enfin, demandera-t-on, ce perpétuel recours aux formules, quel jour nous ouvre-t-il sur la vraie religion de cette époque. A tant de lectures, leur vie intérieure se nourrit-elle, progresse-t-elle? N'est-il pas à craindre, au contraire qu'une. pratique, si peu ascétique, si peu « exercice » en apparence et qui l'est

 

(1) Explication de l'ouverture du côté et de la Sépulture de Jésus-Christ. Bruxelles, 1731, pp. 1o7-113.

 

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certes beaucoup moins que l'application toute personnelle et vigoureuse des puissances, exigée par les méthodes modernes de la méditation discussives, que cette pratique, dis-je, ne les dispense insensiblement de penser et de prier ? Bref cette littérature, de plus en plus copieuse, destinée à initier les âmes à l'oraison dite mentale, n'aura-t-elle pas atténué, suspendu même l'heureuse évolution qu'elle se proposait de stimuler? Question difficile, qui intéresse plus directement la philosophie que l'histoire de la piété et que j'abandonnerais aux spécialistes si elle n'avait pas occupé les spirituels que je raconte (1).

 

(1) Dans les paragraphes qu'on vient de lire, nous avons vu évoluer les formules des prières sur leur terrain naturel, et dans leur climat propre, la littérature d'édification (méditations et élévations écrites, paraphrases bibliques). Ce domaine, bien qu'assez vaste, ne leur suffit pas. Les chrétiens de l'ancien Régime (humanisme et classicisme dévot) associaient la prière sinon à toutes les activités de l'esprit, du moins aux plus hautes. Pour Malebranche, par exemple, « philosophie et religion, écrit M. Gouhier, ne sont qu'une même chaîne de vérités ... La métaphysique s'achève naturellement en prière et la prière remonte vers Dieu lourde de métaphysique. Il semble que cc soit pour répondre à cette ferveur de l'intelligence que Malebranche ait composé ses méditations. v. Ramasser ainsi toute sa philosophie dans une suite de méditations et de colloques, n'était, dans la pensée de Malebranche, ni une feinte didactique, ni un simple procédé littéraire. « J'ai éprouvé, dit-il lui-même, que cette manière d'écrire m'édifiait » et « j'ai cru qu'elle serait propre à édifier les autres... Dieu m'est témoin de ce que je dis, et j'espère que par sa grâce de tous les ouvrages que j'ai faits, celui-là sera le plus utile à tous ceux qui le liront dans le même esprit que je l'ai composé », c'est-à dire qui le liront en priant, mieux encore qui le prieront comme il a été d'abord prié par Malebranche lui-même, si l'on peut s'exprimer ainsi. Méditations chrétiennes avec une introduction et des notes par Henri Gouhier, Paris, 1928, pp. 33-35.

Tout le monde sait par coeur, et qui mieux est, tout chrétien peut réciter à genoux la sublime formule par où s'achève le Traité de la Concupiscence. « Je me suis levé pendant la nuit avec David... » Le Traité de l'Existence et des attributs de Dieu n'est qu'un tissu de prières, comme aussi bien les nombreux ouvrages de Dom François Lamy, philosophe et écrivain de seconde zone, mais si curieux et si aimable que je me désole de n'avoir pu jusqu'ici le citer qu'en passant. Je recommande notamment aux connaisseurs les « Leçons de la sagesse sur l'engagement au service de Dieu, Paris, 17o3 » : très beau livre. Cet excellent bénédictin, d'ailleurs très original et qui ne détestait pas la bataille - il avait servi avant d'entrer à Saint-Maur, - grand admirateur, voire disciple de Descartes (il lui en coûta quelques lettres de cachet) - de Malebranche et de Fénelon, un des premiers apologistes qui aient exploité les Pensées de Pascal, avec cela d'une belle candeur intellectuelle, Dom François , dis-je, n'a jamais rien écrit de banal. J'espère que nous aurons bientôt sur lui une thèse de doctorat; et en vérité, il n'est que temps. Avec cela, et en dehors des prières philosophiques, on pense bien que lorsqu'un chrétien fervent de cette époque écrit ses mémoires - ses Confessions - il mêlera au récit de sa vie nombre de formules, sur le modèle de saint Augustin. Il yen a de bien curieuses dans les Mémoires de Beurrier, publiés par M. Jovy, notamment une élévation sur l'eau - mirabiles elationes maris - qui est un morceau de haut goût. Moins amusantes, mais d'une grave beauté religieuse, les prières que Thomas du Fossé insère dans ses mémoires. L'oraison finale - que je donne toute entière dans l'Excursus qui suivra le présent chapitre - est un document sans prix sur l'histoire intérieure du jansénisme. La moisson de formules que l'on recueillerait chez les petits moralistes chrétiens des XVII° et XVIII° siècles ne serait pas à négliger non plus. Ainsi, à la fin du Miroir pour les personnes colères, où, en découvrant les malheureux effets de cette passion, l'on trouve au même temps les moyens de s'en guérir (Liège, 1686), il y a de nombreuses formules (plus de cinquante pages) « pour demander la grâce de surmonter la colère ». Une étude sur ce genre littéraire ne serait pas inutile : au moins nous faudrait-il, avec un répertoire bibliographique, un recueil où se trouveraient réunies les plus belles d'abord de ces formules, mais aussi les plus curieuses, celles, veux-je dire, qui ont une valeur de document. Cf. l’Excursus qui va suivre.

 

 

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IV. - Il est impossible de fixer une ligne de démarcation rigoureuse entre les diverses formules qui nous ont occupés jusqu'ici : prières proprement liturgiques; prières quasi-liturgiques; méditations ou élévations écrites. Elles changent de caractère au gré de celui qui en fait usage. Liturgique lorsqu'on le récite à la messe, le Pater, rentre dans la catégorie des formules d'oraison, dès qu'on se donne le temps de le méditer. Il en va de même pour les prières extra-liturgiques, et à plus forte raison pour les plus longues d'entre elles, celles de Sanadon, par exemple. Disons donc simplement que les formules que nous étudions présentement ont cela de propre qu'elles sont faites, non pour être récitées, au sens liturgique du mot, mais pour être lues; on sait bien qu'il y a plusieurs façons de lire, mais justement la question est ici de savoir ce qu'il faut entendre par lecture. Nos maîtres vont nous l'apprendre :

 

Aimez la prière, écrit Duguet dans ses Avis à une religieuse..., dès qu'elle languit tout languit... Préférez la publique et la commune à toute autre. Regardez les Psaumes,

 

ceux manifestement que la prière publique lui prescrit de réciter,

 

comme dictés par le Saint-Esprit pour vous en particulier attendrissez-vous en les prononçant; entrez dans les intentions du Prophète, et prêtez à ses paroles un coeur tel que le sien.

 

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Ces premières lignes sont déjà très lumineuses. Primauté de la prière liturgique, étant bien entendu qu'elle n'est pas moins mentale que vocale. Bienfait des formules méditées :

 

Relisez les Confessions de saint Augustin pour y apprendre à prier...

 

 

Relisez-les, d'abord sans doute comme un modèle sur lequel vous vous façonnerez en dehors des heures consacrées à l'oraison; mais aussi relisez-les pendant l'oraison elle-même,

 

et, si vous ne pouvez suivre son ardeur et son amour, répétez au moins ses paroles; et unissez-vous à ce que vous entendrez, si vous n'êtes pas assez heureux pour I'éprouver et le sentir.

 

 

Mais quoi, lire ainsi, est-ce prier d'esprit et de coeur? oui, certainement, pensent-ils.

 

Faites grand état de la prière intérieure et mentale, pour vous accoutumer à bien faire celle qui a besoin de paroles et qui est très inutile si elle ne consiste qu'en paroles. Persévérez-y malgré votre dégoût.

 

Il n'est donc pas question de renoncer à méditer;

 

mais évitez-y les efforts de l'esprit et de l'imagination qui éptiisent la tête et dégoûtent le coeur. Substituez la lecture à la stérilité de votre esprit, et ne perdez pas inutilement le temps à cher-cher des pensées que la recherche même écarte quelquefois; ou à soutenir un ennui qu'un moment de lecture pourrait dissiper (1).

 

Éviter les efforts » recommande-t-il de nouveau dans une autre lettre. Ce n'est pas là un mol oreiller disposé sur les prie-Dieu; une leçon de paresse. On n'a jamais soupçonné Duguet de quiétisme. Il sait fort bien que le royaume de l'intérieur souffre violence et que la consigne évangélique Abneget semetipsum, tollat crucem, n'est pas suspendue pendant les heures de la prière. Mais il distingue ascèse et ascèse; effort et effort : les épines surnaturelles qui hérissent

 

(1) Lettres sur divers sujets de morale et de pitié, I, Paris, 1735, pp. 66, 67 : Cf. les mêmes avis proposés plus sommairement, t. VIII, Paris, 1736, pp. 47, sq. « Ypersévérer malgré son dégoût; s'y soutenir par la lecture: y éviter les efforts. »

 

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parfois les sentiers de l'oraison et celles que nous y semons de nos propres mains ; le cilice de notre choix et de notre fabrique ; le cilice que Dieu choisit et tisse pour nous; les dégoûts dont nous abreuve la privation des ferveurs sensibles; et les dégoûts qui suivent le stérile surmenage de nos puissances : en un mot, l'effort de qui se laisse faire par Dieu, et l'effort de qui tâche en vain d'amener Dieu à se laisser faire par nous le premier plus pénible sans doute que le second, puisque celui-ci a pour fin d'éviter la rudesse de celui-là. « Persévérez malgré les dégoûts. » - Sustine ; « Y éviter les efforts. » - Requiescite. Ces deux conseils ne sont pas contradictoires, puisqu'ils n'entendent pas régler les mêmes ressorts de l'âme.

On voit par où ces directions rejoignent la méthode discursive, telle que saint Ignace la propose, et par où elles s'en éloignent. Duguet ne demande pas à l'intelligence raisonnante de demeurer tout à fait inactive ou inappliquée pendant l'oraison : mais il ne veut pas davantage que cette application devienne un exercice laborieux et qu'on perde son temps « à chercher des pensées ». Ne pas en chercher et ne pas penser du tout, cela fait deux. Si elles se présentent Dieu aidant, comme d'elles-mêmes, à merveille! loin de gêner votre activité de prière, elles auront chance de la seconder; si elles font grève, n'essayez pas de secouer leur torpeur, comme font les collégiens en mal de dissertation, et contentez-vous bonnement des pensées et des déductions toutes faites que vous offrent les livres dévots. Nntôt que renoncer à « trouver des pensées», disait Bourdaloue, prenez la plume. A quoi bon, répond Daguet? L'oraison n'est pas une composition philosophique ou littéraire, pas même théologique; prenez un Iivre. Pourquoi, d'ailleurs, ce dédain du tout-fait? Ces pensées qui se pressent dans votre cerveau on sous votre plume, le plus souvent, c'est une lecture antérieure - ou un sermon - qui les a déposées chez vous ; les « consolations » intellectuelles n'étant d'ordinaire que des grâces de réminiscence. Avoir lu avant de méditer, lire

 

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en méditant, la différence psychologique de l'un à l'autre est presque nulle, à cela près que la seconde de ces deux méthodes ne risque pas de nous exalter à nos propres yeux. Dans l'une, notre esprit s'avoue stérile - « Substituez la lecture à la stérilité de votre esprit », - dans l'autre, il est parfois tenté de se complaire en sa propre fécondité.

Originales, du reste, ou empruntées; copieuses ou clair-semées; sublimes ou piteuses, peu importe la qualité même des pensées que nous mettons au service de la prière. Que l'eau du moulin ait traversé des champs de violettes ou des chaumes désolés, les roues n'en tourneront ni plus ni moins vite. L'intelligence n'est pas ici à ses pièces, elle ne travaille pas pour son propre compte, si l'on peut ainsi parler : simple servante, indispensable en dehors des hauts états mystiques, mais servante, et comme telle obligée de se plier aux deux activités maîtresses la grâce sanctifiante et la fine pointe - dont la collaboration transforme en prière les mouvements de nos diverses puissances. La prière intérieure, l'adhérence de l'âme profonde à Dieu est l'âme de la prière; les pensées, les raisonnements, les images, les mouvements affectifs n'en sont que l'écorce (1).

 

(1) La métaphore est de Bossuet lui-même dans un curieux passage où d'ailleurs l'influence directe d'Arnauld n'est que trop visible. Nous avons déjà rencontré ce passage mais il n'est pas inutile d'en reprendre l'examen : « Il est maintenant aisé, écrit Bossuet, d'expliquer les actes qui sont commandés (précieuse concession qui va loin, mais qu'il oubliera bientôt) au chrétien, et la manière la plus excellente de les pratiquer. De tous ces actes, les plus impurs et les plus grossiers sont ceux qu'on réduit en formule, et qu'on fait comme on les trouve dans les livres sous ce titre : Acte de Contrition, Acte d'offrande, et ainsi des autres. » - Et ainsi, Monseigneur, s'il m'est permis de vous interrompre, et ainsi de l'acte des actes, qui est l'oraison dominicale, une « formule » n'est-il pas vrai « et qu'on fait comme on la trouve e dans l'Evangile? - Il continue : « Ces actes sont très imparfaits, et même souvent ne sont qu'un amusement de notre imagination sans qu'il en entre rien dans le coeur. Ils ont cependant leur utilité dans ceux qui commencent à goûter Dieu. » - Les mystiques, répondrais-je, sont moins dédaigneux ils ne dispensent personne de ces actes, pas même les parfaits. - « C'est une écorce, il est vrai; mais, à travers cette écorce, la bonne sève se coule; c'est la neige sur le blé, qui, en le couvrant, engraisse la terre, et fournit au grain de la nourriture: on en vient peu à peu aux actes du coeur », (Instructions sur les états d'oraison, livre V. XXIII - Rien que peu à peu, croyez-vous ? Il me semble plutôt que c'est tout l'un où tout l'autre; si un « acte du coeur » n'accompagne pas la récitation des formules, cette récitation n'est qu'un psittacisme. « La prière intérieure écrit Duguet, est... l'âme de la prière vocale » (Traité de la Prière publique, édit, de Paris, 1713, p. 218). l'as de prière vocale qui ne soit, en même temps qu'un peu d'air battu, un « acte du coeur. ». On sent bien la gravité de ce débat. Il s'agit, en effet, de savoir si la prière intérieure - la seule vraie - est le privilège des parfaits. D'après Bossuet, les commençants n'y peuvent prétenare; ils n'y parviennent que peu à peu, c'est-à-dire qu'en cessant d'être des commençants et en rejoignant les parfaits. Quoi qu'il en soit l'image est admirable. Une écorce, tous les mots des formules, oui certes; mais les pensées ne sont pas, si j'ose dire, logées à une autre enseigne que les mots. Comprendre les mots d'une formule, est-ce prier ? Plus encore, ces mouvements affectifs que, très probablement, Bossuet veut signifier par ces a actes du coeur », ces goûts, ces émotions, pris eu eux-mêmes et non encore animés, informés par la volonté profonde de prier et par la grâce sanctifiante, ces affections, dis-je, ne sont pas encore prière, - et chez celui qui prie pour de bon, elles ne sont, comme les pensées, comme les mots, que l'écorce de la prière.

 

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On pourrait aussi comparer, je crois, la part des activités proprement intellectuelles dans la prière, à la part du souffleur dans une tragédie. Si belle que sa propre voix lui paraisse, le souffleur n'est pas là pour que le public l'entende, mais uniquement pour aider l'acteur à tenir son rôle. Comparaison, d'ailleurs défaillante, puisque après tout le souffleur, lui aussi, parle comme fait l'acteur, et en se servant des mêmes organes, au lieu que l'activité propre de la prière diffère de l'activité discursive. Et, pour prendre cette même comparaison d'un autre biais, comme il importe peu au succès d'une tragédie que l'acteur puisse ou non se passer du souffleur, il n'importe pas davantage au succès de l'oraison qu'elle emprunte ou non à des formules toutes faites les quelques pensées que la mystérieuse alchimie de l'intérieur transformera en prières (1).

 

(1) L'histoire vraie de l'oraison dite mentale, aux XVII° et XVIII°» siècles, nous échappe. Des deux doctrines que nous venons d'exposer : l'une qui fait appel à la seule activité spontanée des puissances, l'autre qui permet le recours fréquent aux formules d'autrui, nous ne savons quelle est celle qui s'est imposée avec le plus de succès, lI me paraît néanmoins assez probable que les contraintes ascétiques de la première sont allées se desserrant peu à peu. C'est ainsi que nous avons vu succéder aux schémas squelettiques de Dom Rainssant les méditations intarissables de Dom Morel. D'où l'abondante littérature que nous venons d'explorer et qui a dû servir, le plus sou-vent, non pas à la simple préparation de l’« oraison mentale », comme les textes de Rainssant, mais à la pratique même de cette oraison. Revanche éclatante des formules et de l'oraison dite vocale : retour insensible et comme instinctif à l'ancienne Lectio divina. Celui qui préside à l'évolution de la prière, similis est homini patrifamilias qui profert de thesauro suo Nova ET VETERA.

 

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EXCURSUS

 

I. - De l'emploi littéraire et pédagogique des formules de prières, en dehors de recueils semi-liturgiques.

 

A l'appui de ce qui a été dit plus haut, pages 292, 293, voici quelques-unes de ces formules qui donneront une idée du genre. J'emprunte la première à un ouvrage de controverse (Pellisson); la seconde à un traité de morale (Miroir pour les personnes colères); la troisième aux Mémoires de Beurrier ; c'est un pastiche très amusant de saint Augustin ; la quatrième, au manuel d'initiation sacerdotale de Mathieu Beuvelet, livre très remarquable par sa date, 164o; d'ailleurs sans éclat, mais plein d'onction, livre aussi tout bérullien et qui montre à. quel point la spiritualité de l'Ecole française avait pénétré le clergé de l'ancien régime. Inutile de citer les belles prières métaphysiques de Fénelon et de Malebranche. Qui ne les connaît ? Cf. les éditions excellentes qu'ont données M. Bridet des Conversations chrétiennes (Garnier, 1929) et M. Gouhier des Méditations chrétiennes ( Ed. Montaigne, 1928).

 

§ 1. Prière de Pellisson pour le retour des protestants.

 

Mais c'est vous, Père Eternel, Père des miséricordes, qui commencez et qui finissez en nous votre propre ouvrage.

Fils éternel, Fils bien-aimé, c'est vous qui par amour pouvez tirer toutes choses au Père et à vous.

Esprit Eternel et Saint, c'est vous qui touchez les esprits.

Unité que nous adorons en la Trinité, il n'appartient qu'à vous de réunir au grand et véritable Corps des Chrétiens tous ceux qui vous adorent, et qui vous invoquent.

Pour les péchés des hommes, Seigneur, vous avez justement affligé votre Eglise de tant de schismes. Veuillez la consoler pour l'honneur de votre nom même.

Le grand Roi que vous nous avez donné, comblé de tant de bénédictions, couronné de tant de gloire, fait sa plus grande

 

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gloire pourtant de n'être que votre image. Que ses soins et ses travaux ne soient aussi qu'une légère image des vôtres.

Qu'on vous reconnaisse, qu'on vous obéisse en lui, d'une obéissance véritable et sincère.

Pasteur des pasteurs, ne courrez-vous point après ces brebis égarées, soit qu'elles vous layent, soit qu'elles vous cherchent;

Et que deviendra cette bonté infinie qui vous a fait mettre jusqu'à votre vie pour elles?

Encore que tout le troupeau ne puisse vivre sans vous, si vous écoutez ses voeux et ses souhaits, vous le quitterez plutôt que d'abandonner celles qui périssent.

Fortifiez, Seigneur, ce qui est infirme, guérissez ce qui est malade, rétablissez ce qui est démis ou rompu, rapportez sur vos épaules ce qui n'est pas en état de vous suivre.

Vos entrailles ont été émues de compassion, quand vous avez vu une grande multitude errante après vous au désert, comme brebis sans pasteur, prête à défaillir en chemin, si on la renvoyait sans nourriture.

Vos Apôtres doutaient ; nais cinq pains se sont multipliés entre vos mains pour se partager à cinq mille personnes, et demeurer néanmoins en plus grande abondance qu'auparavant..

Pain descendu du ciel, pain du ciel, pain de vie, pain vivant, il ne vous est pas plus difficile de vous multiplier vous-même pour la nourriture de vos fidèles, sans qu'il y ait aucun changement en vous.

Que le coeur de nos Frères brûle en eux, quand vous leur expliquerez les Ecritures qu'ils croyent entendre, et n'entendent pas. Obligez-les de vous désirer, afin qu'ils vous forcent de demeurer avec eux.

Que leurs yeux soient ouverts à la fin pour vous reconnaître en la fraction du pain; et que tous ensemble, en ces sacrés symboles d'union et de paix, ou plutôt en votre propre corps, et en votre propre sang, nous ne soyons qu'un avec vous, comme vous n'êtes qu'un avec votre Père céleste.

(Réflexions sur les Différends de la Religion, Paris, 1686, pp. 98-1o1.)

 

§ 2. - Miroir pour les personnes colères.

 

A. - Prière pour demander la grâce de surmonter la colère.

 

Jésus-Christ, mon Seigneur et mon Dieu, je suis persuadé que si l'on peut modérer sa colère en se regardant dans un miroir,

 

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je trouverai un secours bien plus prompt et bien plus efficace en vous regardant étendu en croix entre deux larrons, où vous êtes un parfait miroir de patience, et de douceur. Si les Juifs en regardant le serpent d'airain, ont été guéris des morsures des serpents, sans doute qu'en vous considérant attentivement avec foi, espérance, et charité, ou je ne me laisserai pas mordre par le serpent cruel de la colère, ou, s'il me pique, j'en serai infailliblement guéri en faisant réflexion sur votre patience, qui a été si grande, qu'elle a été une preuve suffisante de votre Divinité et qu'elle a rendu les Juifs inexcusables dans leur endurcissement, puisqu'ils auraient dû vous reconnaitre pour le vrai Dieu; un simple homme n'étant pas capable d'une telle patience. Faites, mon Sauveur, que je jette souvent les yeux du corps et ceux de l'esprit sur votre image, et que j'aie honte de ne pas vouloir souffrir sans murmurer et sans me fâcher, après que vous m'en avez donné si souvent l'exemple vous-même.

 

B. - Aux saints Anges.

 

Esprits bienheureux, qui par la condition de votre nature spirituelle, êtes exempts des mouvements sensibles et corporels que produisent dans nos corps la colère et les autres passions, j'ai recours à votre intercession pour obtenir de Dieu la grâce de vaincre ma colère. Obtenez-moi, je vous supplie, de sa bonté et de sa miséricorde infinie, que je considère tous les premiers mouvements qui s'élèvent malgré moi dans mon cœur comme des sujets de honte et de confusion... Que, par le secours efficace de la grâce de Jésus-Christ, j'écrase ces petits serpents dès leur naissance, j'étouffe ces enfants de Babylone contre la pierre, qui n'est autre que la douceur de Jésus-Christ...

Vous êtes les ministres de Dieu..., qui êtes plus Iégcrs que le vent et plus prompts et plus ardents que le feu, lorsqu'il s'agit d'accomplir ses ordres : un seul d'entre vous, dans une seule nuit, a défait une armée entière et tué cent quatre-vingt-cinq mille hommes...; mais vous n'êtes pas émus de colère non plus que lui, parce qu'il vous rend participants de son immutabilité, et que vous ne cherchez dans tous les maux que vous faites souffrir à ces malheureux que la simple exécution de sa justice adorable. Les officiers des rois.., qui punissent les criminels..., y mêlent souvent leur intérêt et leur passion... Vous êtes bien éloignés de ces défauts... Priez sa divine Majesté qu'elle me fasse la grâce de ne jamais agir par colère..., lorsque mon état et ma condition m'obligeront de reprendre et de châtier les personnes

 

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qui seraient soumises à ma charge : que je sois tout de feu comme vous par un zèle très ardent, mais qu'il ne s'y mêle point de fumée; que je sois aussi prompt que le vent, mais qu'il n'y ait point de tourbillon qui renverse aussi bien ce qui était solide que ce qui était fragile...

 

C. - Si vous ne pouvez vous guérir, passez du moins votre colère sur le démon.

 

Disons-lui pour décharger notre colère toutes les injures que la vérité nous permet de proférer, appelons cet infortuné un esprit impur ; c'est la qualité infâme que les Evangélistes et les Apôtres lui ont donnée. Nommons-le la plus laide et la plus difforme de toutes les créatures, un calomniateur; c'est ce que signifie le mot de diable, un serpent dangereux, un lion rugissant, un père de mensonge, un fourbe, un trompeur, un homicide dès le commencement du monde, un singe de la Divinité, un jaloux de la gloire du vrai Dieu, un corrupteur des bonnes moeurs, qui a introduit toutes les tromperies, toutes les superstitions, l'idolâtrie, toutes les impiétés et toutes les abominations qui ont paru dans le monde; le Prince des ténèbres, l'inventeur de la malice, l'empoisonneur du genre humain, qui a présenté au premier homme le poison qui lui a donné et à tous ses descendants la mort de l'âme et du corps, un enragé, un furieux, un damné, en un mot l'auteur de tous les maux.

Ajoutons, si nous voulons, toutes les autres imprécations qu'il est aisé de recueillir dans la Sainte Écriture, et dans les ouvrages des saints Pères de l'Eglise, chassons par des anathèmes et des malédictions ce malheureux, crions après lui, il sera contraint de s'enfuir, confus de notre résistance vigoureuse. Résistez au diable et il prendra la fuite. Retire-toi dans les cachots souterrains, où tu as été justement précipité par tes péchés, ennemi de tout bien, source de tout mal, demeure à jamais dans une confusion éternelle. Tu étais plus beau que le soleil, tu étais l'image la plus parfaite de la Divinité, tu étais la première de toutes les créatures; mais ton orgueil t'a fait tomber dans le plus profond de l'abime. Je me réjouis de tout mon coeur avec toute la dilatation dont il est capable, de ce que la tyrannie que tu avais usurpée a été détruite par Jésus-Christ, mon Sauveur et mon Roi, que les temples profanes où tu étais honoré ont été détruits, que les idoles et les simulacres abominables dans lesquels tu rendais de faux oracles ont été renversés.. J'ai une joie indicible de ce que les Gentils que tu avais abusés ont reconnu la vérité de

 

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la Religion chrétienne, que toutes les persécutions sanglantes que tu as excitées contre l'Eglise de Jésus-Christ par la fureur des empereurs idolâtres, par toutes les puissances de la terre, par la fausse sagesse des philosophes païens,. par le zèle indiscret et emporté des Juifs, par la fureur des Schismatiques, par l'aveuglement des Hérétiques, par le dérèglement des Chrétiens, par les fausses maximes des, mondains, par les folies des Athées, n'ont pu et ne pourront jamais jusqu'à la fin du monde ébranler la vérité de la foi catholique, ni ralentir la charité des fidèles, ni ravir un seul des prédestinés des mains de Jésus-Christ. Je me réjouis de ce que tu as été réduit à la nécessité de demander à notre divin Sauveur comme une faveur et une grâce, la liberté de te jeter dans le corps d'un troupeau de cochons pour les précipiter ensuite dans la nier : tu as été contraint malgré toi de faire connaître clairement par cette demande que tu es un esprit plein de malice, et qui te plais dans l'ordure.

Je suis ravi de ce que toutes les entreprises que tu as faites depuis le commencement du monde, et que tu continueras jusqu'à la fin pour détourner les hommes du service de Dieu, et pour les engager avec toi dans les supplices de l'enfer, ne serviront qu'à te charger de honte, et augmenter la grandeur de tes tourments. Plus tu auras de complices de tes crimes, et plus grands seront tes supplices. Tu en seras l'infâme bourreau durant toute l'éternité; leur grand nombre ne servira qu'à allumer le feu qui te tourmente, et le rendre plus ardent; plus ce lieu de toutes les immondices de l'univers sera rempli, plus tu seras enfoncé dans l'ordure et dans la puanteur ; la bonté de Dieu paraîtra en dépit de toi, dans le salut de ses élus ; et son indépendance dans le grand monde des damnés. Et tout l'univers par ce moyen publiera à jamais sa miséricorde et sa justice qui sont également adorable. (Miroir pour les personnes colères, où, en découvrant les malheureux effets de cette passion, l'on trouve au mdme temps les moyens de s'en guérir, Liège, pp. 3o4-3o5 ; 338-342, soixante pages de prières.)

 

§ 3. - Elévations devant la mer ou Digression morale sur les merveilles de Dieu que j'ai vues durant mes visites sur les côtes maritimes, que je consacre à sa divine Majesté comme un divin cantique à sa louange.
Mirabiles elationes maris, mirabilis in altis Dominus. Testimonia tua credibilia facta sunt nimis.. Psal.. XCII.

 

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I. Je me sens obligé, ô mon Dieu, de confesser votre nom adorable et de vous remercier des bons sentiments que vous m'avez communiqués en voyant les ouvrages de vos toutes-puissantes mains, et singulièrement cet élément de l'eau, qui est une belle glace et un excellent. miroir de vos grandeurs et qui me doit faire souvenir de ma naissance chrétienne, puisque vous me l'avez voulu choisir pour servir de matière à ma régénération : c'est en cette eau salutaire que j'ai déposé les ordures contractées dans ma première naissance, sans que cette eau en soit souillée.

II. Votre grand serviteur, saint Anastase Sinaïte, dans son ouvrage des six jours, m'apprend. que nous ne devons approcher de cet élément qu'avec respect, et que la raison pour laquelle, mon Seigneur Jésus, vous l'avez fait servir à votre baptême et au nôtre plutôt que toute autre matière, c'est que l'eau est une vierge féconde., qu'elle est le lieu et la demeure de la pudeur, que les poissons qui la remplissent aiment la pudicité, dont Tertullien me fait connaître la raison tirée de votre Sainte Lcriture, à savoir que votre divin esprit de pureté la lui a communiquée en la couvrant de son ombre. Aussi Pline et lien m'enseignent que la plupart des poissons évitent les approches, qu'ils conçoivent par le vent et par l'eau à laquelle vous avez communiqué une vertu séminale et féconde, ce qui se voit par l'expérience des turbots, des huîtres. et de tous les poissons qui naissent danse des coquilles, comme aussi ceux dont le sang tient de la pourpre; les. conques qui conçoivent les perles sont autant de productions vierges qui s'engendrent du limon vivifié par le soleil. Je puis dire avec fondement que le dauphin qu'on nomme le roi des poissons, a une naissance virginale : car faisant un jour la visite dans notre maison de Graville, à une lieue du Havre-de-Grâce, l'après-dîner du jour de la rénovation des voeux que j'avais fait faire, nous étant allés promener par récréation sur les bords de la mer pour y admirer vos merveilles, j'eus la curiosité de ramasser deux moules, l'un était rond et l'autre carré, dans le dessein de considérer la nature et les membres des. huîtres qui y étaient enfermées, ce que je fis le soir en présence de nos religieux. Je fis apporter un réchaud de feu., une grande écuelle pleine d'eau, je la mis, avec ces deux moules dans cette écuelle, sur le réchaud, et, après que la chaleur du feu eût ouvert ces coquilles, je pris celle. qui était ronde qu'on appelle communément coquille de Saint-Michel, parce que ce lieu en est bien plus peuplé, et on les voit sur le sable en allant au Mont. Je retirai l'huître fort adroitement de sa conque avec

 

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une épingle, je la considérai et la montrai à nos religieux anatomiquement. Je leur fis remarquer un petit poisson de la même forme que les dauphins; sur sa tête il y avait une petite couronne de chair jaunâtre qui y tenait par deux petits filets de chair; elle était ouverte par le milieu, et le tout était comme ciselé en forme de tresse et le reste du corps fait comme les dauphins. Dans l'autre qui était plus longue que large, nous y trouvâmes un petit poisson qui ressemblait à un petit cochon de lait, ce qui nous fit conjecturer que les dauphins et les marsouins prennent leur naissance virginale dans des coquilles pareilles à celles-là. Soyez béni à jamais, mon Dieu, auteur de ces merveilles!...

III. Il est constant que rien ne me fait mieux connaître votre virginale fécondité, ô mon Dieu, comme la fécondité des eaux : car si j'entre dans ces abîmes de l'océan et que je veuille faire le compte de tous les poissons qui y naissent et qui y vivent, il me sera impossible d'y réussir. J'ai vu en une pêche d'un seul filet, étant un jour au Tréport, une infinité de poissons grands et petits de différentes espèces qui me surprirent par leur diversité. L'on fit présent au R. P. Boulard qui avait demeuré autrefois dans notre abbaye d'Eu, d'une morue fraîche que nous mangeâmes le lendemain; c'était un mets très délicieux. Les naturalistes et les physiciens sont tous d'accord qu'il y a plus d'animaux dans la mer qu'il n'y en a dans les airs et sur la terre ensemble : aussi voit-on des poissons qui ressemblent et portent le nom de la plupart des animaux terrestres et des oiseaux, et Pline nous assure que dans la mer il y a au moins cent septante et six espèces différentes de poissons, sans les autres qui nous sont inconnues, et le P. Rapine, traitant de votre divine Providence, prouve que, dans les trois éléments de l'air, et de la terre, et de l'eau, il y a deux cent cinquante-deux mille six cent vingtquatre millions d'animaux dont chacun est estimé aussi gros et aussi pesant que l'homme. O que votre maison ou votre famille est grande, ô mon Dieu, et que le lieu de votre possession est peuplé et étendu: 11 faut avouer que vous êtes un grand Père nourricier, qui satisfaites à tant de bouches et qui ne laissez périr de faim aucun de ces animaux...

C'est vous qui dites à la nier lorsqu'elle paraît la plus furieuse et la plus indomptable : « Vous ne passerez point les bornes que je vous ai marquées, vous viendrez jusque-là et vous briserez là l'orgueil de vos flots », comme je l'ai plusieurs fois remarqué avec admiration de ce que des petits grains de sable arrêtaient

 

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toutes ces vagues impétueuses, lesquelles, un jour que j'étais au bord de la nier monté sur mon cheval, pour lui affermir les jambes fatiguées par son eau salée, une vague poussa l'eau sur ma tète et s'arrêta incontinent, car vous donnez, ô mon Dieu, des limites à la fureur des méchants, et selon l'ordre de votre sagesse et de votre justice, la tempête de la persécution s'élève ou se calme quand il vous plaît. J'en ai remarqué cent exemples à mon égard...

Cette vérité constante me fait connaître, particulièrement dans le passage de vos serviteurs, les enfants d'Israël, par la mer Rouge, que votre route est dans la mer et vos sentiers sur les grandes eaux, qu'on ne pourra connaître que dans le ciel les traces de vos pas et les ressorts de votre divine conduite sur vos élus :

 

Ta main fit dans l'Egypte avec magnificence

Paraître jadis sa puissance

Pour ton peuple affligé.

Déployant de ton bras la force redoutable,

Tu tiras de Jacob la race misérable

Des fers d'un tyran enragé.

 

Du superbe océan les campagnes te virent,

Leurs tremblants abîmes te firent

Un passage nouveau.

Nos pères à pied sec sur le bord arrivèrent

Et leurs persécuteurs à leur honte y trouvèrent

Et le supplice et le tombeau.

 

Toi seul à tes enfants, juste arbitre du monde,

Pouvais faire au milieu de l'onde

Un sentier inconnu.

Toi seul la refermant après ces grands prodiges

Pouvais dessus les flots effacer les vestiges

Du chemin qu'ils avaient tenu.

 

(Ernest Jovy. Pascal inédit. III : Les contemporains de Pascal... d'après les mémoires inédits du P. Beurrier, Vitry-le- François , 191o, pp. 47-54. Les vers sont, je crois, de Godeau.)

 

§ 4. - Directions pour les Fonctions du Prêtre.
Pour baptiser.

 

Je vous adore, mon Sauveur, instituant le Sacrement du Baptême pour le salut des hommes : ô que béni soyez-vous à

 

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jamais de cette grâce ! Faites, mon Sauveur, que nous soyons tous affranchis de nos péchés ; je déteste tous ceux que j'ai jamais commis, en considération de vos bontés. Et puisque vous désirez que je sois l'organe de votre parole pour la sanctification des âmes par le saint Baptême, je me donne à vous pour entrer dans ce haut dessein, spécialement à l'égard de cet enfant que j'ai intention de baptiser, pour être fait membre de votre corps mystique ! Bannissez-en par vos opérations intérieures tout esprit de Satan; et prenez-en possession pour jamais : Sainte Vierge, impétrez la méme grâce à tous les Infidèles par le désir très ardent que vous avez de la sanctification du nom de votre Fils, et du salut de ceux qu'il a rachetés par son précieux Sang.

 

Pour donner la Communion.

 

Jésus, mon divin maître, je vous adore, donnant votre précieux Corps à vos Disciples, je me donne à vous pour entrer dans vos saintes dispositions. 0 que ne puis-je vous loger dans tous les coins du monde, et vous y faire régner entièrement ! Donnez, mon Seigneur à tous ceux qui se présentent pour vous recevoir et à tous les hommes, une faim de cette sacrée viande, une pureté angélique, un amour cordial, une humilité profonde, et toutes les dispositions que vous désirez en eux, ne permettez pas qu'il y ait un Judas à votre Table, et que mes péchés, dont j'ai regret pour l'amour de vous, empêchent les effets de vos miséricordes en eux.

 

Pour le Sacrement de Pénitence.

 

Deus propitius esto mihi peccatori abominando et terra ipsa indigno ! 0 Dieu de miséricorde ! je vous adore en qualité de souverain Prêtre et Juge de tous les hommes. Hélas, mon Seigneur, je suis criminel, et comment osé-je prétendre de sanctifier les autres ? Toutefois, vous le voulez, et je le dois pour obéir à vos ordres. Que. ce soit donc, mon Dieu, le motif unique de mon ministère de détruire le règne du péché dans les âmes pour y établir le vôtre. Je me donne à vous pour entrer dans l'horreur que vous avez du péché ; dans vos lumières pour juger les hommes et connaître vos desseins sur eux; dans votre charité divine pour concevoir des sentiments d'une compassion chrétienne à leur égard; je renonce à tout respect humain, tout intérét particulier, toute sensualité et curiosité. Donnez, mon Sauveur, à tous ceux que votre Providence adressera à moi, un

 

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coeur contrit, un esprit docile, une persévérance constante de votre service, et ne souffrez pas que sanctifiant les autres, jà devienne esclave du péché. C'est ce que j'espère par votre precieux Sang. Ainsi soit-il.

 

Pour la visite des malades.

 

Mon Sauveur Jésus-Christ, je vous adore visitant le serviteur du Centurion, ou la belle-mère de saint Pierre, avec une indicible charité. O que vous êtes un sage médecin ! vous rendez la santé, mais à l'âme plutôt qu'au corps; et c'est en vous seul que je trouve la parfaite consolation des affligés. J'adore votre sainte conduite en cette occasion, visitant plutôt le pauvre que le riche. Je me donne à vous pour être un instrument digne de vous. Donnez à mon coeur un sentiment de charité et de sainte compassion, que je considère davantage l'infirmité de l'âme que celle du corps : mettez en ma bouche des paroles d'une consolation solide, et ne souffrez pas que dans le dessein que j'ai de vous visiter en ce malade, je fasse aucune chose qui puisse déplaire à Votre Majesté.

 

Pour le Sacrement de Mariage et Bénédiction du lit.

 

J'adore, ô mon Seigneur Jésus, toutes les dispositions sainte avec lesquelles vous avez assisté aux noces de Cana en Galilées J'adore le très saint usage que vous y avez fait de vos très chastes yeux, de vos oreilles, de votre langue, et de tous vos sens. J'adore cette immense charité par laquelle vous y avez fait paraître la gloire de votre saint Nom opérant un miracle. J'adore enfin tous les mystères qui me sont cachés, et les desseins que vous aviez sur moi, et sur tous les hommes en cette occasion. Faites, mon Seigneur, que ma présence, par le mérite de vos dispositions divines, soit un moyen efficace pour empêcher toute dissolution, et que mon ministère contribue à la sanctification actuelle de mon prochain. Eloignez, mon Dieu, de l'âme de vos serviteurs tout obstacle à la grâce du Sacrement, afin qu'elle soit en eux un principe de bonnes oeuvres et de la sainte éducation des enfants pour la gloire de votre saint nom.

 

Pour le Clerc des Sacrements.

 

Mon Dieu, puisque la sainte obéissance m'assure, que Votre Majesté veut se servir de mon ministère pour coopérer à la

 

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sanctification des âmes, bien que je m'en connaisse très indigne pour mes péchés, dont je vous demande pardon; je m'offre à vous pour entrer dans la disposition de Jésus-Christ sanctifiant les hommes ; je désire de vous y glorifier uniquement, moyennant votre sainte grâce. Ainsi soit-il.

 

Pour le Catéchisme.

 

Etant arrivé à l'Église, il faut adorer la Sagesse incarnée résidante au très Saint Sacrement, faire un acte de contrition, el demander sa bénédiction pour faire cette action purement pour sa gloire...

Pour s'y porter avec plus de zèle, il faut considérer des yeux de la foi la ferveur de Notre-Seigneur, avec laquelle il allait de ville en ville, de village en village, annoncer aux pauvres le royaume de Dieu, et en cette considération se donner à lui pour entrer dans son saint zèle, et en recevoir quelque participation, disant :

O Jésus, mon cher Maître ! quand sera-ce que votre zèle me consommera, et que je n'aurai de l'amour et de la ferveur que pour la sanctification de votre Nom?

Ensuite, regarder par la Foi l'estime que Dieu fait des âmes et en particulier de celle du plus pauvre et du plus abject des enfants que l'on va enseigner; disant en son coeur; O Jésus mon Seigneur! que vous aimiez cette âme lorsque vous épanchiez votre Sang Précieux pour elle, et que vous souffriez tous les mépris, ignominies, toutes les croix et fatigues pour la sauver! O Dieu débonnaire, faites que je sois tendrement amoureux de ces âmes, et que nulle autre considération ne me fasse jamais entreprendre cette action. O pauvre enfant ! que tu es vil et abject aux yeux des hommes! mais que ton âme est précieuse et aimable dans les plaies sacrées de notre Sauveur !

Pacte avec Notre-Seigneur pour lui faire offre de toute la journée.
Bonorum meorum non eges. Psal. 15 v. 52 .

 

O Jésus, Dieu de miséricorde, je suis très indigne, pour mes innombrables péchés, de paraître devant votre face, ou de vous donner aucune louange, néanmoins, sur la confiance que j'ai en votre bonté, pour la gloire de votre saint Nom et le salut de mon âme, je vous offre ce pacte que présentement je fais avec Votre

 

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Majesté, que toutes les fois que je regarderai le Ciel, je frappe-rai ma poitrine, que je regarderai quelque dévote image, que j'entendrai l'horloge ou le son des cloches, que je tiendrai un livre ou chapelet, à chaque moment, battement de mon coeur, clin de l'oeil, mouvement de mon coeur et de mon âme, lorsque le monde, la chair et le démon me livreront quelques attaques, et me solliciteront à faire quelque chose contre votre volonté, je déclare maintenant, que j'ai le désir de produire en la meilleure manière qu'il se peut, ces actes suivants, bien que je n'y fasse alors aucune réflexion, et n'en aie la pensée.

Je me réjouis et vous bénis de tout mon coeur, de ce que vous êtes infiniment parfait, et heureux que toutes les créatures dépendent entièrement de vous.

Je me réjouis et vous rends grâces de tous les biens qui se sont faits, se font et se feront, et que c'est par votre grâce qu'ils sont faits, de toutes les louanges que vous rendent tous les Saints et Anges à jamais.

Je vous offre tous les sacrifices qui ont jamais été offerts sont et seront, et pourront être offerts, dans une infinité de mondes à tout jamais, avec tous les sentiments de religion et de reconnaissance, que vous aviez sur la Croix.

Je suis très marri de vous avoir offensé, j'espère en votre miséricorde, et propose, moyennant votre grâce, de me corriger.

Je suis très marri des péchés qui se commettent par tout le monde, et voudrais pouvoir les empêcher en donnant mille vies, si je les avais, désirant que les Saints et les Anges vous bénissent à jamais pour réparer aucunement ces injures qui sont faites à Votre Majesté.

Je pardonne de tout mon coeur à tous ceux qui pourraient m'avoir offensé, leur désirant pour chaque injure une grâce nouvelle, afin que jamais ils ne vous offensent.

Je m'abandonne tout à vous, corps, âme, vie, actions, volonté, entendement, liberté pour en disposer et dans le temps, et dans l'éternité, selon votre bon plaisir.

Enfin, je vous offre votre vie, vos actions, vos peines, votre passion, et tout ce qui s'est passé en vous durant votre vie mortelle, pour être éternellement loué, béni et glorifié par vous-même, et en action de grâces de vos miséricordes.

J'ai intention de confirmer et réitérer chacun de ces actes à chaque instant de ma vie, en la meilleure manière qu'il se peut. (Conduite pour les exercices principaux, par Maître M. Beuvelet, pp. 219-226; 256 à 258.)

 

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II. - Diffusion de la formule oratorienne O Jesu vivens in maria.

 

Cette formule parfaite qui, grâce à l'esprit traditionnel des Messieurs de Saint-Sulpice, est familière aujourd'hui encore au clergé de France, devait être assez répandue, au XVII° siècle, en dehors des milieux bérulliens, puisque je la retrouve dans un livre de la Mère de Blémur Exercice de la mort contenant diverses pratiques de dévotion très utiles pour se disposer à mourir, Paris, 1677. Il est vrai que la distance n'est pas longue de Saint-Sulpice à la rue Férou, où était la maison mère des Bénédictines du Saint-Sacrement (fondation de la Mère Mechtilde, cf. t. IX, p. 207, sq.) et que Jacqueline de Blémur, sacramentine elle aussi, a dû vivre dans cette maison.

 

O Jésus, vivant en Marie, venez et vivez en moi, en votre esprit de sainteté, en la plénitude de votre vertu, en la perfection de vos voies, en la vérité de vos vertus, en la communion de vos divins mystères. Dominez en moi sur toutes les puissances ennemies, le monde, le diable et la chair, en la vertu du Saint-Esprit et pour la gloire de votre Père. (p. 14o.)

 

Et la revoici abrégée en latin, à la page 293.

 

Veni, domine Jesu, et vive in his famulabus tuis, in plenitudine virtutis tuæ, et dominare potestati adversæ.

 

« Famulabus » donnerait à croire que la formule latine était en usage chez les Sacramentines de la rue Férou.

 

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III. - Jacques de Jésus et la contemplation imaginative ou romancée des mystères.

 

Je voudrais ici attirer l'attention des bibliographes, des historiens, et plus encore des spirituels sur un très curieux personnage que je viens à peine de découvrir, et par qui se continue chez nous, jusque vers le milieu du XVII° siècle, la tradition médiévale du Pseudo-Bonaventure, de Ludolphe, de Gerson..., tradition qui jusqu'ici a plus occupé les historiens de l'art, que les historiens et que les philosophes de la prière. Cf. dans mes notes sur les Exercices de saint Ignace K Vie spirituelle, juin 1929) : la Composition de lieu [164-168]; la Contemplation de la Nativité [174-182]; cf. aussi, dans la même revue, avril 193o, mes Adieux à la Controverse [13-15].

Exercices de dévotion sur la vie de Notre Seigneur Jésus-Christ et de sa très sainte Mère la Sacrée Vierge Marie, où sont pieusement et familièrement déduits, non seulement les Mystères fréquentés de toute l'Eglise, mais encore les actions particulières de l'un et de l'autre, jusques aux moins connues aux fidèles, par Jacques de Jésus, prêtre, Paris, 1655. Le titre à lui seul vaut un long poème. Quant à la personne même de l'auteur, je n'en sais que ce qu'il a bien voulu nous en dire lui-même, dans son Avis au lecteur.

« Mon cher lecteur, après avoir excité les fidèles de l'Eglise l'espace de dix-huit ans, à compter dès l'an 1636, par centaines de milliers d'actes de piété, en livres, images et manuscrits, les uns sous le nom de Jacques de Sainte Barbe, - à savoir les Entretiens spirituels pour adorer le Saint Sacrement de l'Autel.., neuvième impression ; et les autres, sous le nom de Jacques de Sainte Marie, à savoir le livre intitulé : Exercices et considérations très utiles pour une âme dévote, qui désire fléchir Dieu à miséricorde pendant le temps de guerre..., dixième impression; le livre des Litanies des Saints Anges... quatrième impression; le livre intitulé Avis aux âmes dévotes touchant l'intérêt de Dieu

 

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négligé; le livre du Bouclier invincible, et celui de l'Ambassade de l'Eglise souffrante en purgatoire, envoyée à l'Eglise militante avec la réponse de l'Eglise militante à la souffrante : le tout imprimé chez Jacques Langlois, imprimeur du Roi à Paris, vis-à-vis de la Fontaine de sainte Geneviève.

« Après, dis-je, avoir tâché d'allumer la ferveur des fidèles par ces petites étincelles de zèle.., voici qu'enfin je viens me prosterner aux pieds de mon adorable Sauveur Jésus-Christ..., avec telle confiance que j'ai osé prendre le très aimable nom de Jacques de Jésus. Nomen Domini turris fortissima...

« Il est vrai que j'ai hésité sur le dessein de donner cette dernière effusion de mon coeur au public, jusqu'à ce que je me sois vu contraint de le faire éclore par les aimables poursuites de deux des plus vénérables et grands prélats de l'Eglise, lesquels mêmes ont demandé que ce dernier volume fût encore donné par parcelles (fascicules), afin de le rendre plus communicatif. »

Ces deux prélats sont peut-être l'évêque de Condom, et celui-de Périgueux : ils donnent en effet leur approbation aux Litanies des saints Anges dont il a été question plus haut, et qui sont reliées, avec d'autres opuscules de Jacques à la fin de nos Exercices.

Il ne sera sans doute pas difficile d'identifier ce personnage aux trois noms de plume, mais c'est l'affaire des érudits. Sa prière seule nous intéresse. Il nous dit lui-même qu'il a recueilli dans ce gros volume « les pieux mouvements et diverses affections » qu'il a obtenus de la sainte Vierge pendant ses années de prédication. Quant aux sources de cette prière, il nous les indique dans sa préface : « les contemplations de saint Bernard, de saint Bonaventure et de sainte Gertrude », à quoi il faut ajouter un commerce prolongé (immédiat ou non) avec les Évangiles apocryphes. Dès le début, il explique et justifie cette façon de contempler :

« Quoique le Saint-Esprit, par la bouche des Prophètes et des Evangélistes, ait suffisamment décrit les mystères de la Foi, si est-ce qu'il n'en a pas déclaré toutes les circonstances, afin que les âmes pieuses, en les ruminant, eussent de quoi s'exercer en la recherche et méditation de nouveaux objets de dévotion, non imprimés au Texte sacré, puisés pourtant en son fonds, sans préjudice de la première et principale vérité. De là vient que quelque-lois les saints personnages ont diversement considéré les gestes, les paroles et affections du Fils de Dieu et de sa très sainte Mère; et, suppléant à ce que les textes sacrés avaient omis, ils

 

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ont ajouté plusieurs pieux colloques, pour l'instruction et édification des fidèles, mais toutefois avec cette différence que la vérité du texte sacré ne peut recevoir aucun contredit et aucune altération, au lieu que les conceptions et méditations des saints Pères peuvent être différentes les unes des autres, sans obliger le lecteur à les suivre; bien que l'on puisse sans danger y adhérer. »

Ainsi pour la naissance de Marie :

« Vous pouvez pieusement croire que Dieu miséricordieux ne voulut exclure de cette joie les saints Pères du Limbe... Adam et Eve se conjouissent de ce que voici le commencement de la réparation... Abraham, David..., mais, sur tous autres le prophète Isaïe, qui depuis longtemps avait prophétisé l'avènement de cette Vierge.., tressaillit d'allégresse. » p. 7.

Fiançailles de la Vierge. Son « excellente beauté » : « Considerez, non seulement la beauté intérieure de la chaste Marie.., mais de plus concevez ce que vous pourrez avec saint Epiphane et autres... La prunelle de ses yeux était noire.., ses bénites lèvres pourprines, celle de dessous avançant tant soit peu celle de dessus qui... faisaient une porte de corail à la chasteté de ses paroles...; ses doigts étaient droits, longs et menus...; elle portait une robe de pourpre écarlate, et un manteau de bleu céleste. » p. 17.

Pour la Nativité : « Pensez que par bonheur vous rencontrez saint Joseph, lequel va en sa maison faire savoir cet Edit à son Epouse... » Plusieurs contemplations sur la fuite et le séjour en Egypte : « Voyez le Sauveur en l'âge de trois ans, dans la ville d'Amatheria, qui est debout sur le pas de la porte, et attend les petits enfants de la rue pour se promener avec eux... Contemplez ce bel Enfant.., et sa chevelure que sa bonne mère lui a agencée avec sa main délicate », et dites-lui : « Doux Jésus.., que je serais heureux d'être votre esclave... ! Je passerais souvent la nuit à deux genoux devant votre couche..., je vous chanterais un petit hymne le soir pour vous endormir..., j'irais tous les ans... en Bethléem, et verrais les Pasteurs, pour m'informer d'eux si Mérode est mort, et si on tue encore les petits Innocents; je porterais aussi de vos nouvelles au petit Jean-Baptiste... ; je dirais aux petits enfants de la rue qui vous êtes, et les exciterais à vous adorer avec moi : je leur apprendrais un petit air de musique pour se moquer d'Hérode qui n'a su vous trouver », pp. 113-115. J'imagine que ce dernier trait est de sa façon.

Moins de liberté dans l'évocation des scènes évangéliques ; mais

 

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toujours un vif souci du détail pittoresque et vivant. Lazare ressuscité : « l'un court aux habits de Lazare pour le vêtir; sainte Marthe va en diligence préparer à dîner... Entrez là-dedans pour considérer ce qui se passe, vous aurez ample matière de tirer diverses affections. » p. 241.

Gethsemani : « Faites état que vous êtes à la porte du Jardin, et que, dans l'obscure nuit, vous entendez un tintamarre de cris et cliquetis d'armes... Bouillants de furie, ils mènent Notre-Seigneur..., la lueur des falots vous donnera peut-être quelque peu de jour pour apercevoir sa face toute hâlée... Ils le mènent à travers les haliers épineux, ronces et chardons, choppant et heurtant à tous coups contre les cailloux, ce qui déchire ses jambes et la plante de ses pieds, voire lui arrachant les ongles de ses pieds, teignant tous les lieux où il passe du vermillon de son sang précieux. » p. 296.

Il y a là des pages d'un tel réalisme, d'une telle crudité que je n'oserais les transcrire : « L'un lui souffle au visage par mépris; l'autre par dérision le contrefait en ses miracles, mêle sa puante salive avec de la poussière et lui en frotte les yeux, voulant comme un singe représenter la guérison de l'aveugle-né... Ah ! Prophète royal, voici vos paroles accomplies : Circumdederunt me vituli multi, tauri pingues obsederunt me. Ces veaux et taureaux indomptés se prennent par les mains et dansent à l'entour du pitoyable Jésus... Pensez que l'on n'a pas épargné le vin afin d'attiser leur furie et que... ces ivrognes ayant bu, lui jettent au nez le reste de leur verre et disent une chanson à son mépris. Et in me psallebant qui libebant vinum. » pp. 309-31o.

« Comment Notre-Seigneur apparut à Joseph d'Arimathie... Vous pouvez méditer sur ce qui est écrit dans l'Evangile des Nazaréens, qui est tenu pour apocryphe, mais n'y ayant rien contre la foi, je l'ai mis ici, parce que vous en pouvez tirer quelque dévote affection. » p. 436. Après tout, n'est-il pas « certain que le Saint-Esprit communique toujours ses lumières à ceux qui s'exercent sérieusement à méditer par le menu » la divine histoire? p. 3o8. Nombreuses contemplations sur les dernières années de la Vierge. « Si la dévotion que vous avez envers la sainte Mère vous incite à tournoyer autour de sa maison... » p. 489. Marthe visitant la Mère de Jésus et lui amenant « des petites vierges », avant d'être transportée en Provence, où elle érigera « une congrégation de vierges », p. 49 . Une des dernières, est « sur le départ de saint Jean de la ville de Jérusalem » après la mort de Marie.

 

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« Le pieux disciple... prit congé des chrétiens et, avant que de se mettre en chemin, il recommença les stations de la voie douloureuse, portant son petit paquet, ou plutôt son trésor, j'entends quelques épines de la couronne de Jésus-Christ, ou bien l'éponge et quelques bouts des fouets encore teints du sang de son Seigneur, avec le suaire de... la sacrée Vierge Marie. Suivez-le de près en esprit, et voyez qu'ayant adoré et baisé chaque lieu où son Sauveur avait enduré quelque notable tourment, il par-vient au Calvaire où... il étend les bras et s'écrie tout haut : Adieu, Calvaire; Adieu, rochers qui avez témoigné votre compassion au Rédempteur du monde plus que les coeurs des humains.... Adieu, chère Croix ; Adieu, air consacré par le souffle de mon bon Maître, lorsqu'il ouvrit sept fois la bouche, proférant ses dernières paroles..., Adieu, pierre sacrée de l'onction ! - Puis, venant au sépulcre... Adieu, sépulcre, puisqu'en toi a été achevée la Passion de mon doux Jésus, qu'en toi il a commencé une vie immortelle... Afin qu'il vous communique ses dévots sentiments, présentez-lui la suivante prière : O disciple d'amour! puisqu'il faut que vous abandonniez ces saints lieux pour aller prêcher l'Evangile, désignez-moi Concierge du Calvaire..., afin que je n'aie ci-après autre demeure que les trous de la pierre, j'entends le tombeau de mon Rédempteur. » pp. 533, 534.

 

J'ai gardé pour la fin une de ses pages les plus étonnantes.

 

» De toutes les vertus que le Fils de Dieu a exercées durant sa Passion, la débonnaireté et la patience tiennent les premiers rangs; ce qu'il démontra clairement lorsqu'il connut que Judas approchait, car il leva la tête que sa détresse avait fait incliner sur la terre et se retira de la sueur sanglante dans laquelle son sacré corps baignait. De là il vint pas à pas vers ses disciples, le sang découlant de ses vêtements et, au lieu de les tancer comme il avait déjà fait, il leur dit amiablement : Dormez maintenant et reposez; et incontinent après, il ajoute : Levez-vous. . comme s'il disait : Dormez si vous pouvez, mais vous en êtes bien empêchés, car voici mes ennemis qui me cherchent : ne voyez-vous pas déjà les flambeaux et le traître... Surgite... Sus, sus, allons au-devant de Judas et de ses complices, afin qu'ils ne vous trouvent pas cachés dedans ces grottes, mais qu'ils sachent que volontairement et gaiement je me livre à la mort. »

Il est difficile etde peindre cette scène avec des couleurs plus vraies et plus chaudes; pas un détail n'est perdu.; ni d'en mieux rendre le mouvement; ni d'en saisir plus profondément l'esprit.

 

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« Ames pieuses, considérez attentivement ce qui se passe à l'heure que votre bien-aimé est appréhendé ; écoutez qu'ils font la huée. Puisque vous ne pouvez retenir la rage de ces tigres, regardez ce qu'endure votre Sauveur, afin de l'en remercier; voyez des yeux de l'âme que l'un lui met la main sur le collet, l'autre lui prend les mains, l'autre se jette à ses pieds, un autre lui met la corde au col, et les autres, de rage et d'indignation de ce qu'il les a renversés, le bouleversent, et comme s'il le voulaient écraser, le foulent aux pieds, lui marchent . sur la face, lui donnent du genouil dans le ventre, lui arrachent les cheveux et en après le garrottent... Ecoutez le cliquetis des armes et les magistrats du temple, qui incitent ces mâtins, disant : Empoignez, serrez-le étroitement, qu'il ne vous échappe point des mains. Judas aussi, à cause qu'il se voit découvert, court autour des soldats criant tout haut : Tenez-le bien, car il mettra les liens en pièces s'il veut; souvenez-vous que, lorsque vous le voulûtes précipiter, il passa à travers de vous; mettez-lui les menottes et les fers aux pieds. Soyez attentive, âme pieuse, à cette confusion de voix épouvantables, qui retentissent dans l'obscurité de la nuit : Ah ! séducteur, disent-ils, ah ! factieux, ô samaritain, magicien, disciple de Belzébuth, c'est à ce coup que nous te tenons; fais miracle, si tu peux, pour échapper de nos mains.

« Hé quoi! très chère âme, les cheveux de votre tête ne hérissent-ils pas? Votre poitrine ne s'échauffe-t-elle pas par l'abondance des sanglots qui en sortent; et vos yeux ne fondent-ils pas en larmes de voir ce doux agneau qui ne résiste à personne, ainsi se laisse enchaîner cruellement, et de plus il se relève du mieux qu'il peut.

« Voyez en après qu'il suit ses ennemis qui le traînent indignement hors du jardin et qui, d'une rage endiablée lui donnent de grands coups de poing sur les épaules, et de la paume de la main sur le col nu, qui dans les flancs, qui sur la joue, qui sur la bouche même et si rudement que, comme le même Sauveur révéla à sainte Brigitte, ses dents en furent ébranlées et ses gencives enflées.

« Pensez que volontiers vous l'empêcheriez d'endurer telle cruauté, mais vous craignez qu'il ne vous dise comme à saint Pierre : Ne veux-tu pas que je boive le calice... ? Or, puisque tel est son plaisir, du moins ne permettez pas qu'il sorte du jardin sans quelque reconnaissance de votre part. Vous lui donnerez un agréable soulagement, si vous faites propos d'imiter sa patience; si, parmi vos travaux et persécutions du prochain,

 

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vous ne laissez de pratiquer la vertu, et de rendre le bien pour le mal ; et de plus, si d'un coeur dévot, vous offrez au Père éternel les infinis mérites de cet adorable Rédempteur. »

Suit l'aspiration sur laquelle s'achève l'exercice, et qui, pour qu'on la puisse lire et relire plus commodément, est imprimée en caractère deux fois plus gros. Ainsi tout le long du volume.

« Recevez, Père débonnaire, les ferveurs d'oraison et les travaux que votre très aimé Fils vous a offerts dans le jardin des Olives, avec tant d'amour et de charité pour vous. Je vous offre le mérite Infini qu'il en a acquis pour votre louange éternelle, et pour le souverain remède de nos âmes, vous suppliant de convertir les pécheurs endurcis et dévoyés de votre grâce, et nous faire à tous miséricorde, » pp. 290-296.

 

*

*  *

 

On ne s'étonnera pas, je pense, que j'aie cité longuement un écrivain si remarquable, aujourd'hui tout à fait oublié et dont les oeuvres doivent être extrêmement rares. Que ne l'ai-je connu, lorsque je préparais mon volume sur l'Humanisme dévot! Mais, présentement, c'est d'un autre point de vue qu'il nous intéresse, je veux dire comme un des maîtres de la contemplation romancée ou imaginative.

On sait bien que cette façon de prière n'est pas nouvelle. Jacques de Jésus nous le rappellerait au besoin, lui qui, de son propre aveu, ne fait souvent que s'approprier les contemplatifs du moyen âge. Sur les origines, cf. le P. Rousselot dans Christus, (Le Christianisme du moyen âge), les nombreuses études de Dom Wilmart sur les prières de dévotion, et E. Mâle. Nombreux exemples dans les Lettres de François de Sales, et chez d'autres humanistes dévots. En soin me Jacques de Jésus ne fait qu'adapter, soit aux exercices de la vie intérieure, soit au goût du temps de Louis XIII, la grande vie de Ludolphe. Mais il le fait avec une continuité de vues, une ampleur, et une ferveur dévote qui n'ont peut-être jamais été dépassées.

Ce livre néanmoins paraît encore plus curieux si l'on songe qu'il annonce la décadence prochaine de cette prière imaginative dont il marque l'apogée. En employant, pour faire court, le mot de décadence, je veux dire simplement qu'à partir de 166o les innombrables recueils de méditations sur les mystères délaisseront de plus en plus cette méthode. Déjà, au moment où il est publié, 1655, plusieurs l'auront trouvé plus ou moins archaïque. Dix ans

 

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plus tard, il le serait tout à fait : il ne répondrait plus, ou du moins, il semblerait ne plus répondre aux goûts religieux du XVII° siècle. Cette remarque, si elle est juste, fait naître des réflexions infinies.

Ce qui rend cette décadence deux fois significative, est que les jésuites qui auraient pu l'entraver ne l'ont pas fait. Qui auraient pu, et, semble-t-il, qui auraient dû, puisque enfin la méthode de Jacques de Jésus est une de celles que saint Ignace avait codifiées, et qui, manifestement, lui tenaient le plus au coeur. Lorsqu'on écrira, d'une manière vraiment critique, l'histoire posthume des Exercices, on ne pourra pas ne pas constater que, plus on avance dans le XVII° siècle, plus les spirituels de la Compagnie se désintéressent - pratiquement - de cette méthode : application des sens ; contemplation au sens ignatien du mot. Le P. Cotton l'emploie encore avec beaucoup de suavité. Mais prenez l'ouvrage capital du P. Le Gaudier, De Perfectione vitae spiritualis, publié, posthume, en 1629. Cherchez à l'Index le mot contemplatio. Vous y trouverez nombre de renvois aux passages du livre où contemplatio est pris au sens classique du mot ; pour l'ignatienne, une seule référence : Contemplatio de Vita Christi, vide Meditatio. Ce vide est déjà très curieux, puisqu'il semble assimiler cette façon de contempler à l'oraison discursive. Le recours au texte aura bientôt confirmé cette impression. Évidemment quand il se borne à transcrire le texte d'Ignace, Le Gaudier fait une part à la méthode imaginative : speculari personas omnes... aspectus personarum... inter quos me adesse fugam... (III, p. 293, 297). Mais dès qu'il parle en son propre nom, il ne fait plus que discourir. Autant que possible, il réduit l'application des sens. « Dans les exercices qui vont suivre, nous pourrons bien, de temps en temps (interdum) regarder les personnages autres que Notre-Seigneur (et nous savons de quels yeux Jacques de Jésus les regarde) ; mais c'est le Christ lui-même qu'il nous faudra, non pas tant contempler que considérer : ses faits, ses paroles, ses pensées, tout cela nous le discuterons (discutienda), afin d'imprimer en nous la forme, non pas de ses traits, mais de son esprit. » (IJI, p. 291.)

Peut-être ont-ils senti qu'en France du moins cette manière de prier est moins suave et facile qu'on ne le croirait d'abord ; ou encore et surtout qu'elle ne peut être réduite en méthode. Tout le monde n'a pas l'imagination de Jacques de Jésus. Songez à l'embarras où nous nous trouvons presque tous s'ilnous faut décrire une scène, non seulement qui s'est déroulée jadis sous nos yeux,

 

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mais encore à laquelle nous venons d'assister. Pour beaucoup d'âmes pieuses que mettrait, d'ailleurs, en dévotion, la simple lecture de Jacques de Jésus, des essais personnels d'évocation pittoresque seraient une gêne ; et pour celles, au contraire, qui se livreraient à des exercices de ce genre avec la facilité de Jacques de Jésus, cette facilité même serait un danger. « Il vaut mieux, écrit un grand spirituel du XVII° siècle, Dom Le Masson, s'habituer à regarder par la foi (les scènes de la vie de Jésus) que de se former dans l'esprit quelques images de sa personne et de ses actions. » Cf. Vie spirituelle, juin 1929, pp. 181, sq.

Et puis et cette décadence - ou cet abandon - doit être commandée par les grandes lois qui président à l'évolution intellectuelle, littéraire et religieuse de ce temps-là. Rationalisme cartésien; débuts de la critique historique ; distinction des genres et mépris pour le moyen âge, (Boileau et « nos dévots aïeux... »). Chez la plupart des spirituels, la religion préférée, très justement d'ailleurs à la dévotion proprement dite. Chez d'autres, chez Bourdaloue, par exemple, si représentatif de son temps, la primauté du moralisme religieux: Les deux principaux courants : Religion d'abord, - et, bien entendu, chrétienne - et par suite, union, application, adhérence au Christ intérieur... Morale d'abord, et par suite, Notre-Seigneur considéré presque exclusivement comme un modèle...

Aussi bien n'avons-nous pas à discuter cette méthode de prier, Nous nous bornons à constater qu'elle paraît de moins en moins attrayante, utile, pratique aux maîtres de l'heure. L'enquête, sur ce point, devrait être menée, mystère par mystère. J'ai cru remarquer, par exemple, dans les sermons sur l'agonie, le peu de place qu'ils donnent à la sueur de sang. On peut, d'ailleurs, regretter cette réaction - instinctive, semble-t-il - contre la naïveté et la tendresse médiévale. Il y a là une lacune que le peuple chrétien sentait confusément et dont il souffrait. Ainsi, Mme de Sévigné, déçue par un sermon de Bourdaloue sur Noël : « J'ai été au sermon; mon coeur n'en a point été ému; ce Bourdaloue,

 

tant de fois éprouvé

L'a laissé comme il l'a trouvé.

 

« C'est peut-être ma faute. Adieu, mon enfant. » Avait-elle vraiment tort, demande Castets, et les sermons de Bourdaloue, sur ce mystère le plus aimable du christianisme, sont-ils aussi touchants qu'on le souhaiterait? La solidité de l'exposition, la richesse et la justesse de l'application morale ne suffisent point

 

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complètement dans un tel sujet. » Bourdaloue, II, p. 109. Et dans quel sujet suffiraient-elles ? Bourdaloue, écrit le P. Dæschler, « plutôt que de décrire les souffrances extérieures de la divine Victime avec le pathétique des sermonnaires du moyen âge finissant - eh ! c'est aussi le pathétique où conduit la contemplation ignatienne! - préfère emprunter à saint Paul un développement de « solide théologie »... ». La spiritualité de Bourdaloue, Paris, 1927, p. 146.

Il ne faut toutefois rien exagérer. Sainte Gertrude a eu des lecteurs au XVII° ne siècle. Saint Bernard ne leur était pas étranger. Il est aussi probable que la dévotion des foules réagissait à sa façon contre celle des écrivains spirituels. Aussi bien, avons-nous montré plus haut, que, dès avant la fin du grand siècle, la dévotion des élites retrouve, avec Duguet, non seulement la tendresse, mais encore la simplicité et même, dans une certaine mesure, le pittoresque de Jacques de Jésus.

 

IV. - Les méthodes « faciles ».

 

« Sera-t-il dit - se demandait en 1702 l'auteur de « réflexions sur l'état présent du clergé » - que tant de bons laïques, de l'un et de l'autre sexe, attachés par leur condition au monde et à ses nécessités trouvent tous les jours pour faire oraison une demi-heure et que des ecclésiastiques s'en excusent pour n'en avoir pas le temps ! » Abrégé de la discipline de l'Eglise... (par Loehon ?), Paris, 1702. (Bon livre, soit dit en passant ; critique discrète et non satire du clergé, et qui est bien loin de faire croire à une décadence.) « Tant de bons laïques », ainsi façonnés à la pratique de l'oraison mentale, que veut dire « tant » et que veut dire « oraison »?. Et les statistiques nous manquent et les précisions qu'il nous faudrait. Je pense que la plupart se contentaient d'une lecture méditée. Mais enfin de quelque façon qu'on la comprit, l'oraison mentale était quasi de règle dans les milieux

 

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dévots. A plus forte raison dans les couvents. La bibliographie, très abondante, des méthodes le prouverait au besoin. (J'ai déjà étudié quelques-unes de ces méthodes - Grasset, Séguenot - dans la Métaphysique des Saints et dans l'Introduction à la Philosophie de la prière. Pour la méthode bérullienne, cf. avec Séguenot, les Direction et Avis du Bourgoing, qu'on trouvera dans mon Introduction; le chapitre VII de la Ve partie du Trésor spirituel du P. Quarré, et l'avertissement de Quesnel en tête de la Piété envers Jésus-Christ, Rouen, 1696. Pour la méditation discursive, rien de mieux que le Traité de l’Oraison de Nicole.)

Mais cette « littérature » surabondante prouverait à elle seule que beaucoup, soit dans le inonde, soit dans les couvents, avaient une peine extrême à réussir dans cet exercice. Les quelques pages où j'ai étudié ce malaise (Introduct., pp. 28-36) deviendraient un in-folio si on les accompagnait des textes sans nombre qui avouaient cette détresse. Avec vos méthodes, écrira plus tard le P. Grou, craignez de « dégoûter de la méditation même le plus grand nombre dee personnes pieuses qui n'en sont pas capables » Intérieur de Jésus et de Marie, édition Ramon, Paris,

19o9, p. 166. Comprenez bien cet insigne mystique : il n'entend pas du tout que la majorité des personnes pieuses soit incapable d'oraison, mais seulement de méditation méthodique ou discursive. C'est là, du reste, un vaste et douloureux problème où nous n'avons pas à nous en engager. Ce que j'en dis est pour expliquer un fait bibliographique très intéressant, à savoir le nombre des méthodes qui se présentent comme faciles. Il en est de cieux catégories : dans les unes, - celles qui ont pour objet d'apprivoiser les dévots avec la méditation ignatienne ou discursive, - la méthode est « facile » parce que le « discours » est facile; dans les autres, - celles où on attache moins d'importance au « discours », - l'oraison est facile, parce qu'elle est un exercice d'amour, et qu'aimer est à la portée de toutes les âmes.

 

A. - Facilité de l'oraison discursive.

 

Dosithée ou la manière de bien méditer ou de faire l'oraison mentale expliquée méthodiquement et d'une façon familière et très facile, par le P. François Pomey, de la Compagnie de Jésus, Lyon, 1673. Très, très curieux, et même amusant. C'est le Pomey de l'Indiculus universalis et du Noves Rhetoricae candidates que remaniera le P. Jouvency. En passant de sa chaire de rhétorique au confessional, Pomey reste le même homme. Rien

 

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appris, rien désappris. Dosithée est encore un manuel de rhétorique, mais dévote. Un bon juge, le R. P. Cavaliena- ne reconnaît-il pas également dans l'Art de méditer du R. P. Roothaam « le procédé usité autrefois dans nos vieux traités de rhétorique si précieux pour former à l'art de la composition, » ou tout aussi bien, paraît-il, de l'oraison. Cf. Introduction à la philosophie de la Prière, p. 75, Sa préface est joviale, - comme tout son livre - mais significative plus encore :

« J'ai déjà prévu ce que vous m'allez dire, que je fais une chose déjà faite, et que je ne devais pas m'amuser à traiter un sujet sur lequel on a déjà fait tant de livres... J'avoue que cette objection m'est venue plus d'une fois à l'esprit; et elle m'a paru si raisonnable qu'il ne s'en est fallu de rien qu'elle ne m'ait fait quitter mon entreprise. Mais. croirez-vous bien qu'il s'est trouvé des gens de sens et de réputation qui, pour m'encourager à poursuivre... se sont servi de ce que vous m'objectez? Ils me disaient que bien loin de me rebuter par là multitude des (méthodes)... c'était pour cela que je devais donner celui-ci au public. Les raisons sur lesquelles ils appuyaient ce paradoxe sont de telle sorte qu'il est. mieux de vous les laisser deviner ». Ce à quoi nous n'aurons aucune peine. On lui aura dit que jusqu'à lu Pomey, ni saint Ignace, ni aucun de ses innombrables commentateurs n'avaient réussi à proposer une méthode vraiment pratique et facile. Qu'a-t-il d’une imagine de si neuf? Je l'ai déjà dit plus explicitement, plus minutieusement, surtout plus naïvement ou étourdiment que ses précurseurs, il ramène sa méthode aux procédés ordinaires de l'art de penser, de discourir et de parler. Son confrère, le P. Crasset un vrai et grand spirituel celui-ci  tentera bientôt de donner une méthode nouvelle, plus facile ou moins décevante que les autres, mais dont l'originalité sera toute autre : au lieu d'enseigner l'aride discourir  ce qui'avait été déjà fait des milliers de fois il essaiera de façonner les âmes à ne plus discourir et à contempler. « Si vous pouvez aimer, je vous dispense de  méditer ». Cf. la Métaphysique des Saints, Il, pp. 298, seq. Ce qui ne veut pas dire que la prière doive se passer de toute espèce de discours.

Reste donc à prouver que la rhétorique est à la portée des plus humbles, femmelettes. Rien de plus simple « Il n'est personne-au monde... qui ne sache méditer. et qui ne médite effectivement plusieurs fois le jour. Les plus méchants mêmes le savent faire. Dolos tota die meditabantur.... Voyez, je vous prie, comme un,

vindicatif, se souvenant de l'injure qu'il a reçue, en examine

 

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toutes les circonstances et toutes les suites. -Il m'a donné un soufflet, dira-t-il à part soi; c'est au milieu de la rue qu'il m'a fait cet affront... ; il m'a traité en faquin; il n'a point eu égard à mon âge... Si je dissimule cette injure, c'est fait de mon honneur, je passerais pour un lâche. Il en faut donc tirer raison... Eh bien! ne voilà-t-il pas une méditation achevée? Si, pour bien méditer, il faut employer les trois puissances de l'âme..., cet homme n'en sait-il pas excellemment la méthode? Premièrement, il se souvient de l'affront reçu: voilà l'exercice de la Mémoire; il en pèse les circonstances : voilà la considération de l'Entendement; il conçoit un désir efficace de s'en venger : voilà l'affection de la Volonté... Tout de bon, qu'en pensez vous; Dosithée? Cela ne s'appelle-t-il pas méditer? Or, dites-moi : si ce méchant homme changeait seulement de sujet; s'il voulait penser aussi facilement à l'offense que lui-même a commise contre son Dieu? Ne pourrait-il pas en considérer lagravité...? Qui peut douter que l'un ne soit aussi facile que l'autre?... Il  est tout vrai, me direz-vous, mais c'est le malheur de notre nature que les objets surnaturels ne nous touchent point... D'où vient que notre esprit ne s'y peut attacher qu'avec peine et violence... Vous avez raison... c'est le malheur de notre nature..., mais nous pouvons lui faciliter ce qu'elle trouve pénible. Quoi! l'on apprend... à des éléphants à danser, et l'homme, aidé de la grâce..., ne pourra pus vaincre les petites difficultés qu'il ressent à penser aux choses célestes? », pp. 18-21.

 

Pour nous aider à vaincre ces difficultés, Ponrey nous propose seize manières de méditer. Rien d'original que ce chiffre.

P. Boutauld, s. j. Méthode pour converser avec Dieu, Paris, 1679. C'est une tentative différente, et beaucoup plus sérieuse. Discourir a deux sens : Raisonner ; parler. Boutauld ne retient que le second. Laissant de côté la méditation proprement dite, il n'entend montrer que la facilité des colloques. Mais au fond c'est toujours la même philosophie exclusivement active et ascétique de la prière. Comme l'autre à raisonner, Boutauld nous apprend à parler. De quoi? peu importe; l'essentiel est de ne pas se taire.

« On ne vous demande autre chose sinon... que vous fassiez envers Dieu ce que vous faites chaque jour... envers ceux qui vous. aiment et que vous aimez. Il est comme. eux auprès de vous; dites-lui les mêmes choses que vous leur dites », p. 6. « Dites-lui ce que vous, savez de votre personne et de votre famille, et ce que vous ne. manqueriez pas de dire à un autre ami qui serait

 

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chez vous... Tout Dieu qu'il est, il lui est important de le savoir... Ne le prenez pas pour un roi qui ne voudrait avoir en l'âme que des pensées de roi », pp. 17-18. Exemple : « En vérité, mon cher Maître, je ne puis aller en aucun endroit, où je ne trouve des gens qui pleurent; et je puis dire que, depuis que j'ai commencé à voir des hommes..., je n'en ai connu presque aucun qui ne se plaignît et qui ne pleurât, ou qui n'eût de très justes sujets de le faire », pp. 4o-59.

Il y a là un étrange parallèle entre l'oraison mentale solitaire et la prière publique : la première toute de crainte, la seconde toute d'amour : « XVI. Ainsi donc, ô sainte Sulamite, dans le temple et aux heures des adorations et des sacrifices, ne paraissez en sa présence que comme une ombre anéantie par l'humilité; mais aux endroits et aux heures que j'ai dit, et durant vos conversations solitaires ou domestiques, vous êtes coupable et ingrate si vous n'avez toute la liberté et la familiarité et toute la tendresse qu'on doit avoir pour un époux qui aime tendrement, et qui pour lors ne parle point d'autre langue que celle de la tendresse et de l'amour. C'est là (il veut dire : c'est là seulement) qu'il vous appelle sa bien-aimée, son immaculée, sa colombe et qu'il vous défend de l'appeler Seigneur et Maître. Appelez-moi, vous dit-il, le Dieu de votre coeur... Non vocabis me ultra Baalim... »

Vue neuve, c'est bien le moins qu'on eu puisse dire; et que nous n'avons pas à discuter. Ce livre, si peu conforme qu'il nous paraisse au goût religieux du XVII° siècle, a eu, je crois, du succès. Encore une « méthode» et qui se disait « facile »; décourageante néanmoins pour les pauvres âmes qui précisément se désolent de ne pouvoir converser avec Dieu, comme « un ami avec un ami ».

 

Le secret de l'oraison mentale où l'on découvre la parfaite idée de la méditation et un moyen facile de la faire, Dijon, 168o.

Anonyme, l'auteur paraît tout ignatien. Préface : « Je découvre dans cet ouvrage un moyen de réussir dans les communications que nous avons avec Dieu. (Enfin! enfin!) C'est un secret important, c'est un secret curieux. Ayons la curiosité de l'apprendre. » Bien volontiers, certes ! Mais n'est-il pas, ou pathétique ou bizarre qu'en 168o on en soit encore à chercher cet indispensable secret. - Hélas! parturiunt montes... Notons néanmoins qu'il distingue expressément la méditation de la prière proprement dite. « Deux choses bien différentes en elles-mêmes. » pp. 2, 3. Dans le chapitre IX : « Que toutes sortes de personnes peuvent et

 

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savent méditer », il m'a tout l'air de copier purement et simplement le bon Pomey, son aîné de huit ans (1672). Le livre de celui-ci- un peu trop bonhomme à cette date - était peut-être mort en naissant.

 

Méthode facile d'oraison, par le P. Nepveu, s. j., Paris, 1691. Très souvent réédité. Je cite d'après l'impression lyonnaise de 1833. C'est toujours Pomey - plus que Boutauld - mais modernisé par un homme de goût. Quoi de plus facile! « Il ne faut qu'être raisonnable..., car l'oraison n'est autre chose qu'un exercice des trois puissances de notre âme. » - Eh! la composition d'une oeuvre littéraire, qui « n'est pas autre chose » non plus qu'un exercice de nos puissances, est-elle facile? Pour ma part, je le voudrais bien! « Un marchand sait fort bien réfléchir sur son commerce..., une femme sur son domestique... Qui empêche qu'on en fasse autant pour son salut? C'est là ce qu'on appelle méditer », pp. 56-59. Mais Nepveu a l'expérience des âmes. Il doit bien sentir que ce cliché laisse la difficulté entière. Résignez-vous, leur dit-il ou presque, à discourir moins facilement qu'on ne le fait dans le commerce. Au fond, que la méthode dite facile vous réussisse ou non, peu importe. « Comment peut-on mieux acquérir (les vertus) qu'en les pratiquant? Cet état d'aridité... nous donne une belle occasion d'exercer les plus excellentes vertus », p. 42. Bien entendu! Se résigner à ne pouvoir appliquer ses puissances dans l'oraison, et, par suite, se résigner à ne pouvoir « méditer », est un acte de patience très méritoire, bien plus sanctifiant que l'acte même de discourir. Mais, s'il en est ainsi, la méditation discursive sera d'autant meilleure, d'autant plus « pratique » qu'elle sera moins méditation discursive... A noter ce sage conseil qui est encore un aveu : « Si l'on n'est pas capable d'une longue méditation - mais quoi! tout le monde n'en est-il pas capable? un marchand..., une maîtresse de maison? - on peut au moins faire une lecture méditée », p. 33.

 

B. - Facilité de la prière pure.

 

Le parfait dénuement de l'âme contemplative dans un chemin de trois jours..., par le R. P. Alexandrin de la Cieutat (Ciotat), prédicateur capucin (20 édit.), Marseille, 1681. J'ai souvent mentionné ce beau livre, et dernièrement encore dans le tome II de la Métaphysique des saints où j'ai rappelé qu'un des maîtres principaux de la philosophie de la prière, le P. Piny, approuvait

 

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sans réserves la doctrine du P. Alexandrin. Métaphysique des saints, II, pp. 88 sq. C'est un traité de mystique, au sens fort de ce mot. Dans la « première journée :» toutefois, il n'est question que de « l'oraison mentale » commune. On y trouve au chapitre XX une « méthode pour l'oraison mentale très facile à toutes sortes de personnes »; et, au chapitre XXI°, un « exercice d'oraison selon cette même méthode ».

Le parallélisme entre lui et Pomey- parallélisme qui tourne vite au contraste - est extrême meut piquant. Lui aussi, Alexandrin, compare l'activité qu'on déploie dans l'oraison aux activités profanes, voire criminelles. La première est aussi « facile » que les secondes; mais ce qui lui parait facile, ici et là, ce n'est pas, comme chez Pomey, l'art de discourir, bien qu'il sache fort bien qu'ici et là, d'une manière ou d'une autre, on ne peut se dispenser de discourir : « D'éteindre tout d'un coup tout le discours, et de retrancher absolument tout raisonnement, c'est une illusion », p. 78. Mais écoutons-le :

« C'est une invention du démon de persuader aux gens du monde qu'il n'y a rien de plus difficile que la méditation, et que fort peu de personnes la peuvent et la savent faire... Elles s'imaginent que les personnes d'Eglise seulement peuveut s'appliquer à ce saint exercice... Et cependant je soutiens qu'il n'y a personne dans le monde qui ne doive, qui ne puisse et qui ne sache faire tout ce que l'on fait dans la méditation...; les jeunes et les vieux, les ignorants et les savants.

« Vous serez surpris si je vous dis (avec Pomey) que cet avare, que ce libertin, que ce cavalier et que cette jeune demoiselle..., qui ne s'emploie qu'à dérober des coeurs à Dieu, tous ceux-là sont très propres à bien faire l'oraison... » (Mieux encore! non seulement ils la savent faire, mais ils) « la font très bien chacun à sa mode ». Comment cela? Parce que tous ils raisonnent, disait Poney ; évidemment, répond Alexandrin, mais qu'importe, puisque raisonner n'est pas prier. Songez plutôt « qu'il n'est pas un de ceux-là qui ne fasse pour plaire au monde tout ce qu'on fait pour plaire à Dieu dans la parfaite méditation.

« L'avare n'aime-t-il pas son or? » Le cavalier ne hasarde-t-il pas sa vie pour plaire à son prince? « Et cette jeune délicate, ne sait-elle pas très bien l'art d'aimer et de se faire aimer? Or, pour bien et parfaitement méditer, le tout consiste à aimer et à se faire aimer... Il ne faut que changer d'objet. »

« Pour ne rien oublier de ce qui peut porter les gens du monde à ce saint exercice, je veux leur adresser une méthode qui sera

 

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conforme à tous les états, puisque je la veux minuter selon l'art d'aimer, qui est si familier dans le siècle où nous sommes, qu'il n'y a personne qui ait besoin de maître pour l'apprendre : les vieux, les jeunes… et tout ce qu'il ya de l'un et de l'autre sexe, sont tous des maîtres profès, sans ,passer par le noviciat... Je les prie donc de remarquer que l'oraison, que je veux appeler l'art d'aimer Dieu... a les mêmes moyens pour arriver à sa fin et pour s'y perfectionner que l'art d'aimer les créatures. Car l'un et l'autre, et le sacré et le profane, n'ont pour fin que l'union des coeurs, et les moyens que l'un et l'autre ont pour y arriver sont les mêmes, que je réduis à trois les reproches, les protestations et la jouissance, ou l'union. »

Les spécialistes, à qui s'adressent les présentes notes, n'auront aucune peine à retrouver dans cette « méthode» les directions essentielles de la Métaphysique des saints. Ils verront notamment d'eux-mêmes qu'il n'y a pas de distinction réelle entre cette « protestation » - c'est l'acte d'adhérence - et l'union. Que ce mot de « jouissance » ne les trouble pas  : « Quand je dis que, dans cette union, il faut goûter cette douceur et ce plaisir, je ne veux pas dire de le goûter comme plaisir et y adhérer comme à l'objet de la méditation. » Ce panhédonisme ue saurait tenter un si haut mystique. « Il le faut goûter sans adhésion (sensible), et seulement pour mieux imprimer dans l'esprit la bonté des miséricordes divines, parce que Dieu seul doit être l'unique objet de notre occupation », pp. 91-117.

Nul besoin, non plus, de montrer que cette philosophie de la prière et de ses méthodes, résout, ou plutôt supprime l'imbroglio où tantôt se débattait le P. Nepveu. Qui ne voit que si la prière est un art de raisonner, celui qui se trouve, comme il arrive souvent, dansl'impuissance de raisonner, croira se trouver, par l'a même dans l'impuissance de prier. On le console en lui disant qu'il pratiquera de hautes vertus en se résignant à cette impuissance. Ersats de prière, plus sanctifiant, si l'on veut, que la prière, mais enfin qui n'est pas prière. Acceptez la philosophie d'Alexandrin et de tous nos maîtres; le problème s'évanouit. Qui aime fait oraison ; qui adhère par amour à la volonté divine qui nrrus met dans l'impossibilité de « discourir », prie donc réellement, fait une oraison véritable et proprement dite, même en ne discourant pas.

 

Considérations sur les principales obligations de la vie ecclésiastique, pour servir de sujets de méditation, avec une méthode

 

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qui donne beaucoup de facilité pour le saint exercice de l'oraison, par messire Laurent Chénard, prêtre et docteur de Sorbonne, Paris, 1726. La première édition est de 1687. Encore une méthode facile! Remarquez, en passant, qu'elles crépitent, si j'ose dire, entre 167o et 1690. Ce qui en dit long sur la ferveur de cette période. J'aurais pu faire état d'un autre livre également significatif, mais plus confus : Les Progrès de l'âme chrétienne dans les progrès de la vie intérieure, par M. Louis Féraud, Paris, 1689. Chap. XII. : De la méthode de l'oraison : « Comme vous avez lu quantité de livres sur la méthode de l'oraison, je ne prétends point vous en donner une forme, et je serais d'avis que vous laissassiez l'ordre de la vôtre au Saint-Esprit. Gardez néanmoins fidèlement les règles qui vous ont été données, et ne manquez jamais de choisir un sujet d'oraison. Soyez cependant en assurance après que vous aurez fait toutes vos préparations ; car il est certain que très souvent Dieu ne permet pas à l'âme », de suivre, dans l'exercice lui-même la route qu'elle avait prévue en le préparant. Dieu « peut l'occuper d'abord et il s'en saisit souvent par la moindre vue des saints mystères... Ou enfin il permettra que l'âme reste impuissante», pp. 83, 84. Vue intéressante : Feraud limiterait volontiers à la préparation même l'effort proprement ascétique et discursif. On remarquera le néanmoins, bientôt quasi rétracté par le cependant ; mais bien plus significatif le très souvent que j'ai également souligné. Revenons à Chénart qui me semble plus remarquable. On le prendrait d'abord pour un discursif éperdu. Discursif, un docteur de Sorbonne ne peut pas ne pas l'être, mais celui-ci l'est tout autrement que Pomey. On se rappelle que son livre est un recueil de considérations : « Il ne faut donc pas croire, écrit-il, que, dans cette méthode d'oraison, l'on ne se serve point de considérations, et que l'on ne donne aucun lieu aux exercices de l'entendement. » Curieuse précaution, et qu'en apparence le titre à lui seul aurait dû rendre inutile. Mais Chénart sait fort bien que certains reprocheront à sa méthode de ne pas assez respecter la primauté du Discours. « Au contraire, poursuit-il, on l'y exerce (le discours) avec bien plus d'espérance de fruit, et moins de danger de s'incommoder, et l'on y trouve aussi plus facilement de quoi s'y entretenir ». Pour sa méthode, la voici appliquée à l'humilité : 1° considérer cette vertu en Notre-Seigneur ; 2° la considérer en elle-même, nature, causes, effets, etc. ; 3° considérer les pratiques, moyens, et occasion de la pratiquer. Tout cela excellent, mais sans grand intérêt pour nous. L'excellence vraie de ce qu'il

 

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écrit est dans la philosophie qui l'anime : philosophie essentiellement panmystique, et, de ce chef, toute semblable à celle que nous avons exposée dans la Métaphysique des saints.

« Il y a trois manières de considérer... La première est d'envisager une vérité, une vertu, un mystère, d'une vue simple, comme on envisagerait un tableau. Cette considération se doit faire par un acquiescement de foi, qui assujettit et captive notre esprit, et le tient lié à l'objet qui lui est présent; et cet acte se doit continuer doucement et sans effort... ; que si on est obligé de le renouveler, ce ne doit point être avec inquiétude et empressement d'esprit. Cette façon de considérer est la meilleure, et dont toutes sortes d'esprits sont capables, pourvu qu'ils soient simples et humbles. C'est néanmoins (quoique facile au commun) la façon où parviennent enfin les parfaits, et où tout homme qui désire de bien faire l'oraison doit tendre, tâchant toujours de simplifier son esprit, et de l'accoutumer à ne point tant agir, et à ne point tant multiplier ses considérations..., mais à s'arrêter et se reposer en une bonne, dont le suc se tire doucement comme d'un alambic, par le moyen du feu sacré de la sainte charité... Exercice de la foi, (qui) ne consiste qu'en un simple acquiescement. C'est là la vraie opération de la lumière divine et de la grâce, qui doit être le principe unique de toute bonne oraison : tout autre principe que le Saint-Esprit profane et souille son sacrifice. »

« La seconde sorte de considération est par manière de raisonnement » ; quoique ce ne soit pas la meilleure, « nous pouvons bien en user », car « la bonté de Dieu a coutume de s'accommoder... à nos faiblesses ». Discursif assez tiède, comme on voit ! Mais en user avec des précautions infinies. « Il se faut donner de

garde de l'amusement de l'esprit qui aime naturellement à raisonner. » Relinque curiosa. « Notre esprit, principalement dans les personnes d'étude, n'est jamais content, s'il ne trouve quelque chose de nouveau et de subtil, et s'il ne pénètre les difficultés qui le travaillent... ; ce qui l'occupe tout, et dessèche la volonté, qui secondant l'esprit, s'amuse avec lui en ce qui lui est agréable. » On trouvera les mêmes vues, lourdement orchestrées - comme si ce n'étaient pas des truismes ! - dans mon Introduction à la Philosophie de la Prière, pp. 75-8o. La troisième sorte est par

manière d'examen : conséquences pratiques, résolutions à prendre, etc.

Les « avis généraux touchant les affections » ne sont pas moins précieux. « C'est ici le principal et l'essentiel de l'oraison. »

 

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« L'oraison est la fille et la mère du saint amour; et tout ce qui se pratique dans l'oraison doit être une disposition à l'amour, ou un effet de l'amour. La meilleure règle... c'est qu'il faut aimer. Il n'est point besoin... d'autre méthode à celui qui aime, sinon d'acquiescer à l'amour et le laisser faire. » « Le meilleur n'est pas d'avoir multiplicité d'affections et d'actes différente souvent réitérés. . Et comme il est mieux pour les considérations,de n'en avoir qu'une par laquelle on s'applique par une seule vue, un regard et un acquiescement d'esprit très simple; de même aussi pour les affections, le mieux est de n'en avoir qu'une, eu laquelle on se repose par un simple acquiescement de la volonté, qui se laisse imbiber et pénétrer à l'affection qui la possède. »

Tout me paraît exquis dans ce chapitre sur les affections, dont je regrette de ne pouvoir donner ici que des fragments.

Il n'importe pas dans quelle affection l'âme se repose, d'anéantissement, de respect et d'adoration, d'admiration..., etc. Car toutes sont comprises les unes dans les autres, surtout (je ne m'explique pas ce surtout) quand l'amour en est le principe; et qui en produit une, les produit toutes ; et qui acquiesce et se repose en l'une, acquiesce et se repose en toutes. »

Le paragraphe 5 seule sensible est parfait. Si cela dépendait de moi, je le ferais afficher dans toutes les cellules de tous les couvents. Rien de nouveau, d'ailleurs, que la manière ferme, touchante et prenante d'énoncer les axiomes fondamentaux de la métaphysique des saints.

« Il faut bien se donner de garde de vouloir trop sentir et exprimer sensiblement les affections qu'on doit avoir dans l'oraison. Ce n'est point (par) des effets sensibles de coeur ni de tète qu'on vient à bout de bien faire l'oraison. Il se faut bien souvenir que les deux principes de ce divin exercice, c'est la foi et la charité. L'une et l'autre ne dépendent point .des sens, mais l'une et l'autre règlent et corrigent les sens extérieurs et intérieurs... S'il y a donc du sensible dans nos affections, la sainte charité le doit régler et s'en servir, mais elle n'en doit point dépendre, et son acte quoique souvent insensible, ne laisse pas d'être aussi véritable et efficace qu'accompagné de ce sentiment. Il est même quelquefois à craindre que (le sensible) ne fasse quelque tort, parce qu'on s'y amuse, on s'y plaît, on ne va pas plus outre... on fait effort pour s'exciter... Et on croit aussi n'avoir rien fait en l'oraison si on n'a senti ce qu'on y fait. »

On ne vient h l'oraison que u pour s'unir à son Dieu par la pure foi et charité. Il suffit d'être sincère et véritable au fond

 

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du coeur, nonobstant même tous les sentiments qui s'élèveraient au contraire. C'est assez de protester intérieurement à Dieu je crois, j'adore, j'aime..., quoiqu'on ne le sente pas; et quand même on serait tenté.., de haine de Dieu ou du prochain..., il suffirait de protester doucement qu'on n'y consent pas, et qu'on adhère aux actes contraires... Mente servio legi Dei : j'adhère dans la partie supérieure aux saints mouvements de l'amour... »

« Le mieux est, dans l'oraison, de ne point réfléchir sur soi... Si l'on a à examiner si l'on a bien fait, ce doit être hors de l'oraison... La réflexion sur la divine présence, et non pas sur nous-mêmes, nous doit remettre quand nous nous trouvons dissipés. » (Cette méthode est publiée, non paginée, en tête des considérations.)

 

VI. - Les retraites.

 

« C'est la coutume de tous les dévots de donner chaque année huit à dix jours à la retraite spirituelle ». Lemaître, Pratiques de piété, p. 11. Dans plusieurs communautés religieuses, la retraite durait dix jours. Ainsi chez les Minimes et à l'Oratoire. De cette coutume est née une « littérature » nouvelle qui mériterait une longue étude. Je me borne à quelques indications. Pour les retraites ignatiennes on trouvera, non pas encore le travail d'ensemble qu'il faudrait, mais de nombreux détails dans les fascicules de la Bibliothèque des Exercices. Je ne mentionnerai donc, parmi les livres de cette école que la Solitude de dix jours de l'insigne P. Paul Lejeune, Paris, 1665. C'est une adaptation très libre, toute personnelle et foncièrement bérullienne, des Exercices de saint Ignace. Lejeune amalgame curieusement en un seul exercice, la méditation fondamentale et la contemplation ad Amorem (première et dernière page des Exercices). Belle contemplation sur la Communion des Saints, curieuse adaptation des Deux Etendards : « Le matin, à mon réveil, je

 

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saluerai Jésus-Christ dans les honneurs que lui rendent les trois grandes armées qui composent ses trois Eglises. Je réunirai leurs respects et leurs adorations clans le coeur aimable de mon Sauveur, pour adorer la Très Sainte Trinité avec lui et avec ses troupes.

« J'entrerai dedans Dieu comme dans un temple tout rempli de la majesté de sa gloire. Je me trouverai là avec ses trois grandes armées. Je les verrai comme portées en divers quartiers, et me joignant avec l'escadron avec lequel je veux converser, et avec lequel je veux agir plus particulièrement ce jour-là, je rendrai avec lui mes profonds respects à la majesté de mon Dieu. Et si je me sens occupé de sa présence et de la vue de ses troupes, si je me trouve dans leurs respects et dans leurs adorations, je demeurerai là en silence, faisant ce qu'ils font, disant ce qu'ils disent, sans parler. Que si la porte de leur sanctuaire m'est fermée, je tâcherai de m'entretenir sur le sujet que j'aurai préparé... Que si je inc trouve sec et aride, si mon esprit s'enfuit de leur présence, je l'arrêterai si je puis, je lui ferai tourner visage, je parlerai tantôt aux uns, tantôt aux autres; je les provoquerai, je les visiterai, je frapperai si fort qu'on m'ouvrira la porte, ou du moins je crierai si haut qu'on m'écoutera. Que si, nonobstant mes cris et mes poursuites, personne ne me répond, si je demeure toujours dans les ténèbres..., je souffrirai. La Croix n'est pas un mauvais partage et la fidélité dans ce combat n'est pas moindre que la douceur de la dévotion », pp. 85, 86.

 

Exercices spirituels pour une retraite de dix jours. A l'usage des communautés ecclésiastiques et des séminaires, même des gens du monde... (par le P. Aveillon, oratorien; ne pas confondre avec Avrillon), Paris, 1699. Avertissement très remarquable. J'en cite le dernier paragraphe :

« Enfin il faut prier dans la vérité de Jésus-Christ; c'est-à-dire qu'il faut entrer dans les sentiments de son coeur au regard des sujets proposés dans l'oraison. Car il ne suffit pas de MÉDITER EN HOMME, c'est-à-dire en considérant et en approfondissant avec respect les vérités saintes : ni aussi de méditer en pécheur, c'est-à-dire en se tenant dans son néant, et en ressentant vivement devant Dieu la corruption de son coeur et la profondeur de ses plaies : mais il faut encore PRIER EN CHRÉTIEN, c'est-à-dire en adhérant à Jésus-Christ, en s'appuyant sur sa force, sur ses lumières, sur sa grâce ; et c'est ce qu'on appelle faire oraison dans la personne, dans la vérité et dans l'esprit du Fils de Dieu. »

Pratique familière pour se préparer à faire les voeux solennels

 

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de la Religion en esprit et en vérité, par le R. P. Soyer, religieux cordelier..., prédicateur ordinaire du Roi; revue et corrigée sur les manuscrits de l'auteur par le R. P. Courtot, du même Ordre, Paris, 1669. - Livre extrêmement savoureux. Il a - chose assez rare chez les spirituels du commun, et plus rare encore chez les prédicateurs, - l'horreur du psittacisme religieux. Ainsi, proposant à ses religieuses, une formule d' « entretien sérieux avec Dieu », il s'interrompt de vingt en vingt lignes

pour leur dire : « Relisez encore une fois cette protestation et pesez-la bien... ; n'allez pas si vite; pesez bien ce que vous dites », pp. 448, 449. Quand vous êtes au moment de commencer la retraite, « recommandez-vous... aux prières de la Communauté. Ce qui ne se devrait pas faire en courant et tracassant par tout le monastère avec des caresses, des larmes et des reproches si on a oublié une soeur ; mais, à mon avis, en pleine communauté, à genoux », p. 499. - L'examen de conscience qu'il propose est plein d'intérêt. Ainsi pour le premier commandement : « J'ai estimé les hérétiques en voie de salut, j'ai voulu savoir leurs opinions... ; j'ai assisté à leurs prêches », p. 125.

Beaucoup apprendront en le lisant que la coutume d'écrire ses péchés, en vue de la confession était alors assez répandue, cf. pp. 115, sq : « Comment il faut écrire les péchés? » « C'est une confession que vous écrivez et non pas une histoire... Qu'il est ennuyeux d'entendre dire à des pénitents : Je n'ai pas gardé dans mes paroles tolite la sincérité que j'ai due, et n'ai pas été exacte à dire en tout et partout la vérité... ; retranchez ce ridicule et inutile amas de mots... Il suffira de dire : J'ai menti tant de fois. » Qu'elles imitent la rondeur des gens du monde : « J'ai péché, disent-ils, ...en adultère vingt fois, j'ai blasphémé mille fois, j'ai fait dix homicides... Voilà une horrible vie et néanmoins cela est écrit en peu d'espace. »

Faut-il prendre des notes pendant une retraite? « C'est une étrange et fàcheuse prière pour une fille... ; néanmoins vous devez croire que c'est la plume qui rend l'homme savant. Vous devriez toujours avoir un portefeuille plein de remarques écrites des bonnes choses que vous lisez...

« C'est pendant la retraite qu'il faut absolument soulager votre mémoire par l'écriture. Je ne suis pourtant pas d'avis de vous accabler, eu vous obligeant à écrire toutes vos pensées, et à transcrire toutes vos oraisons, quoique de grands hommes le

souffrent et l'ordonnent; il faut qu'ils aient des lumières que je n'ai pas. Mais selon celles qu'il a plu à Dieu de me donner, je

 

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pense qu'il vous suffira de faire pour chaque jour un petit écrit qui contienne, en huit ou dix lignes, les réflexions qui vous oncle plus touchées, et la résolution que vous aurez prise. »

 

Méditation sur les plus. importantes vérités chrétiennes et sur les principaux devoirs de la vie religieuse pour les retraites de ceux qui veulent embrasser cet état, Paris, 1692 ouvrage. non seulement curieux, mais remarquable. Nous en. avons déjà cité quelques lignes peu banales (cf. plus haut, p. 275). Soyer nous introduisait derrière les grilles des couvents, de femmes; nous entendions les religieuses rire pendant ses entretiens, à l'évocation de leurs petits manèges, ou au catalogue des crimes séculiers - dix homicides, dans une seule confession. L'auteur anonyme de ces méditations - un bénédictin peut-être - nous révèle, si l'on peut dire, les dessous, la vie réelle d'une abbaye, et plus expressément d'un noviciat. Ecrivain très au-dessus du médiocre, bien qu'il ne méprise peut-être pas assez l'éloquence.

« Pour le mépris, Seigneur, oh! j'avoue qu'il m'est encore plus insupportable. Oui, j'aime beaucoup mieux être haï que d'être méprisé... L'amitié même qu'on aurait pour moi sans m'estimer, me serait un supplice. Mon coeur ne peut absolument souffrir qu'on ne l'aime que par pitié... »

Sur les mauvais supérieurs : « Quel serait mon malheur, ô mon Dieu, si je tombais quelque jour entre les mains d'un Supérieur à qui ces qualités manquassent ! Hé ! ne s'en trouve-t-il point, Seigneur? Ne se peut-il faire quelquefois que des habitants d'Aquilon, des gens sans zèle et sans charité, s'introduisait dans Jérusalem et se mettent pour ainsi dire sur son trône, pour gouverner votre peuple saint?... Peut-être, hélas ! tomberai-je quelque jour entre les mains de ces gens d'esprit... qui savent manier une affaire avec adresse ; qui peuvent conduire ou développer finement une intrigue ; qui considèrent une société régulière comme une espèce d'Etat politique; qui ont assez d'art pour en conserver l'ordre extérieur, mais en ne le regardant que comme une espèce de police humaine

« Et peut-être aussi, mon Dieu, trouverai-je de ces personnes dont la molle condescendance laisse faire à chacun cequi lui plaît... Que sais-je si je ne trouverai point encore pis que tout cela ?...

« Autre chose est d'obéir, autre chose d'avoir ces rapports intimes de confiance et d'ouverture de coeur  où l'on trouve tant de consolation... Comment pouvoir ouvrir, son coeur à des gens qui n'ont que de la sécheresse et de la dureté?... Comment

 

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confier ses peines à ceux qui semblent devoir les augmenter, par la manière sèche et dégoûtante dont ils recevront nos confidences? Et si je vais m'imaginer, ou même s'il est vrai que. mon Supérieur ne m'aime pas..., assurément je ne vois pas qu'il me soit possible de répandre mon coeur clans le sien.,. Que faudra t-il donc que je fasse?...

« Ah ! si je suis humble et simple dans mes voies, je n'ouvrirai pas tant les yeux, pour chercher des défauts dans ceux que vous me donnerez pour me conduire, le grand caractère de votre puissance gravé dans mon Supérieur imprimera dans mon coeur des sentiments si vifs de respect et de soumission, qu'ils suffiront pour m'empêcher de porter mes vues ailleurs... O mon Dieu..., faites que j'entre dans cet esprit d'enfance que vous chérissez avec tant de tendresse; donnez tant de larmes à mes yeux, pour pleurer mes propres misères, qu'elles forment une espèce de nuage qui m'empêche de voir autre chose que ce qui se passe au-dedans de moi », pp. 8o-86.

Très belles méditations sur les trois voeux de religion, et, à ce sujet, sur les trois concupiscences. Le problème de la vocation - et, de l'élection, pour parler comme saint Ignace - est traité avec une sincérité absolue.

« Avec quelle indignation, mon Dieu, ne regardez-vous pas ceux qui entrent dans votre Maison, non point pour se faire aimer de vous, mais pour y trouver des hommes qui vous aiment... Il y en a, Seigneur, qui commettent cette profanation presque sans y penser. Ceux qui les portent à s'engager, par les témoignages d'affection qu'ils leur donnent, par les caresses dont ils se servent... ne manquent pas en même temps d'employer des raisons spirituelles, des discours édifiants, des moiifs très purs et très saints. Tout cela fait une légère impression sur la surface de l'esprit, qui suffit. pour qu'on s'imagine être uniquement porté par ces raisons à s'engager dans la Religion... La piété n'est que le prétexte de l'engagement dans lequel on entre, et des raisons toutes humaines en sont le principe », pp. 161. 162.

 

APPENDICE

 

I. - Notes pour la Défense et l'Illustration de la prière vocale.

 

Ceux qui m'ont bizarrement reproché de ne connaître qu'une seule forme de prière, l'oraison dite de quiétude ou de silence, et de vouloir imposer à tous une oraison aussi transcendante, auront été fort surpris, s'il leur a plu de parcourir le présent volume, de le voir passionnément voué, à l'histoire, sans doute, mais aussi à la Défense et Illustration de la chétive prière vocale. Grâce à eux, me serais-je donc converti à une vue plus raisonnable des choses? Non, assurément. Pour tout ce qui touche à la philosophie même de la prière, ils chercheraient en vain l'ombre d'une contradiction entre ce dernier volume et les précédents. Qu'on me permette de reproduire ici, et en reprenant la discussion de plus haut, les passages les plus significatifs de la réponse que j'adressais à un de ces critiques. « 0 bonheur! s'était écrié celui-ci, la pierre philosophale est enfin trouvée ! M. Bremond résout tout en mystique! » A cette ironie, je répondais : « Mais, bien entendu!... (Cette) pierre philosophale, saint Paul l'avait trouvée avant moi : Vivo ego, jam non ego... Qu'y a-t-il donc là de si risible ? Aussi bien ai-je rappelé quelque soixante fois que je ne prends pas mystique au sens spécial, et beaucoup plus étroit que lui donnent communément les modernes. Est déjà mystique pour moi toute activité de prière, parce que, en vertu de la grâce sanctifiante, il n'est pas de prière, si chétive qu'on l'imagine, que N.-S. ne prie, si j'ose ainsi dire, avec nous... » « De même, écrit le R. P. Lemonnyer, que, par la grâce sanctifiante, nous avons part à la propre nature de Dieu, de même, par la toute première et foncière activité de la grâce, nous entrons, en participation de la vie essentielle de Dieu, qui est purement intérieure et

 

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contemplative. La contemplation de grâce n'est pas réservée à une caste spirituelle. C'est EN TOUTE ÂME CHRÉTIENNE, SI SIMPLE ET SI RÉDUITE QU'ELLE SOIT, LE FOND NÉCESSAIRE DE SA VIE SURNATURELLE. »

Splendide formule - combien plus riche et plus profonde que tout ce que j'ai pu écrire moi-même! - de ce que j'ai appelé panmysticisme. En revendiquant pour tout membre du corps mystique du Christ la qualité de mystique; en appelant proprement mystique l'activité à deux par laquelle le chrétien le moins extatique se réalise comme membre du Christ, bien loin de risquer une innovation dangereuse, je ne fais que rendre au mot mystique son sens étymologique et primitif...

« Bien loin de détraquer la moyenne des âmes, en faisant miroiter à leurs yeux des perspectives chimériques, mes deux volumes (VII et VIII) ont pour principal objet de glorifier, j'allais presque dire de venger la prière de tous. S'il m'était resté assez de place pour cela, j'aurais ajouté un dernier chapitre - (c'est tout le présent volume) - qui eût été un vrai chant à la louange de la prière liturgique et de la prière vocale, les seules prières que je puisse célébrer en mon nom sans impertinence, hermétiquement fermé que je suis pour ma part, non seulement à l'oraison de quiétude, mais encore à l'oraison discursive. Docile aux maîtres dont je dois présenter l'enseignement, s'il m'arrive avec eux, dans ces deux volumes, de toucher aux prières sublimes, c'est toujours, c'est uniquement pour montrer que, de toutes ces sublimités, la semence, le maître ressort, si je puis dire, se trouvent déjà dans la plus courte des oraisons jaculatoires ; ou en d'autres termes plus clairs et plus simples, pour montrer, avec le P. Lemonnyer, que nous sommes tous contemplatifs, « la contemplation de grâce » n'étant pas réservée « à une caste spirituelle ». Je ne fais même pas le panégyrique de l'oraison de simple regard, bien que celle-ci n'ait rien d'extraordinaire, et que, le plus souvent sans le savoir, des âmes sans nombre la pratiquent. C'est la paroisse de M. le chanoine Saudreau. La mienne est tout ce qu'on peut imaginer de plus humble. Pour nous, les discursifs eux-mêmes sont de si gros messieurs que nous n'osons pas les regarder. Du moins comprenons-nous, après quelque effort, ce qu'ils veulent dire avec leur application des puissances, bien que cette application nous paraisse quelque chose de prestigieux. Ah ! nous ne sommes pas tiers ! Et tout au contraire, nous avons sans cesse besoin qu'on nous relève à nos propre yeux. Et c'est là précisément l'immense bienfait que nous devons aux Maîtres de la Métaphysique des Saints, au bon Camus,

 

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entre autres, qui nous a presque persuadés que nous avions accès, nous aussi, à la « Divine Ténèbre », tout comme les princes de la quiétude, et par une voie plus simple que l'application des puissances. »

(Vie spirituelle (Supplément), avril 193o, pp. 15-17.)

Après quoi, je montrais que la philosophie de la prière, telle que je l'ai dégagée, dans mes tomes VII et VIII, de l'enseignement de nos maîtres, se réalise aussi bien dans la prière de demande que dans l'oraison la plus sublime. Il en va fatalement de même pour la prière vocale, comme je l'ai démontré dans le premier chapitre du présent volume. Dès qu'elle cesse d'être un simple psittacisme, dès qu'elle est prière, en elle se réalise également la définition même de la prière.

 

A. - Les mystiques et la prière vocale.

 

Il est vrai, du reste, et on l'a bien vu par l'exemple du P. Guilloré (cf. plus haut, chap. I) que certains mystiques, moins précautionnés se donnent l'air de mépriser la prière vocale (comme aussi bien, et pour les mêmes raisons, la méditation discursive). C'est qu'ils veulent sauvegarder avant tout l'essence même, toute mystique, de la prière; mais rien n'est plus contraire que ce mépris à la tradition constante des contemplatifs les plus sublimes.

Ecoutez d'abord Mme Guyon : « Qu'ils disent donc ainsi leur Pater en français, comprenant un peu ce qu'ils disent, et pensant que Dieu, qui est au dedans d'eux, veut bien être leur père... Après avoir prononcé ce mot de Père, qu'ils demeurent quelques moments en silence avec beaucoup de respect... Ensuite poursuivant le Pater... Ainsi du reste du Pater, dont messieurs les Curés peuvent les instruire.

« Ils ne doivent point se surcharger d'une quantité excessive de Pater et d'Ave... ; un seul Pater, dit à la manière que je viens de dire, sera d'un très grand prix... La manière de lire en ce degré est que, dès que I'on sent un petit recueillement, il faut cesser et demeurer en repos, lisant peu et ne continuant pas, sitôt qu'on se sent attiré... à moins que les prières ne fussent d'obligation; en ce cas, il faut les poursuivre. » C'est là, je le répète, l'enseignement commun des mystiques ; Guilloré, lui-même, n'y contredirait pas. Mais voici beaucoup plus profond et beau :

« La louange de la seule bouche n'est pas une louange, ainsi que Dieu le dit par son prophète... La louange, qui vient purement

 

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du fond, étant une louange muette, et d'autant plus muette qu'elle est plus consommée, N'EST PAS UNE LOUANGE ENTIÈREMENT PARFAITE : puisque l'homme étant composé d'âme et de corps, il faut que l'un et l'autre y concourent. La perfection de la louange est que le corps ait la sienne, qui soit de telle manière que loin d'interrompre le silence profond et toujours éloquent du centre de l'âme, ELLE  L'AUGMENTE PLUTOT; et que le silence de l'âme n'empêche point la parole du corps, qui sait donner à son Dieu une louange conforme à ce qu'il est. En sorte que la consommation de la prière, et dans le temps et dans l'éternité, se fait par rapport à CETTE RÉSURRECTION DE LA PAROLE EXTÉRIEURE UNIE A L'INTÉRIEURE. » (Textes empruntés au Moyen Court, et au Cantique dans Les Justifications de Mme J. M. B. Guyon..., II, Cologne, 1720, pp. 174-177; suivent dix pages d'Autorités.)

 

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On pourrait croire, on a cru que si les mystiques recommandent la prière vocale, c'est uniquement par prudence, et pour afficher leur orthodoxie. Rien de moins exact, ni même de moins intelligent. Leur philosophie même le leur permet, le leur commande. A savoir la distinction fondamentale entre l'activité de la fine pointe et l'activité des puissances. La première de ces deux activités, plus elle est intense, plus elle ébranle l'organisme tout entier, et plus elle tend à se manifester au dehors par des signes. Songez à la glossolalie, et, beaucoup plus tard, à certaines danses On pourrait dire que la fine pointe a son langage propre, qui rejoindra fatalement le langage des puissances intellectuelles, ou plutôt qui se l'appropriera, en le dépouillant de ce qu'il a précisément d'intellectuel. Dépouillement qui va quelquefois jusqu'à forger des mots qui n'ont aucun sens. Comment faire comprendre cela à un pur intellectualiste? Eh! par définition n'est-ce pas incompréhensible? Quand nous lisons ces deux mots : oraison de silence, notre premier mouvement est de croire qu'on veut désigner par là une prière sans paroles. Non. Le bruit dont les mystiques (parvenus à de certains degrés) ne veulent pas, est beaucoup moins le bruit des mots que le bruit des idées.

 

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S'ils méprisaient la prière vocale, en tant que vocale, les mystiques ne recommanderaient pas si chaudement, si unanimement

 

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la pratique des oraisons jaculatoires. Deus meus et omnia : ce sont là des mots. Donc prière vocale. Prenez-y garde toutefois; sur leurs lèvres ce ne sont pas là des mots comme les nôtres. Dans la plupart des ouvrages de vulgarisation, l'oraison jaculatoire est présentée comme la plus facile des prières, comme un succédané à l'usage des intelligences débiles : « La plus aisée et la plus douce à pratiquer», dit le P. Pomey (Dosithée ou la manière de bien méditer, pp. 267, 268). Les vrais contemplatifs, Blosius par exemple, et Dom Baker ne proposent ces oraisons, en apparence, diminuées qu'à des âmes déjà très avancées. Par ces quelques mots, se traduiraient, non pas des notions, mais, comme dit Baker, des actes immédiats de la volonté. Ces mèmes actes, les maîtres de la Métaphysique des Saints, le P. Piny surtout, nous ont aidé à les décrire. Les chapitres de Dom Baker sur ce sujet (extrêmement difficile à mon incompétence) me paraissent d'une importance majeure ; il serait fort à désirer qu'un philosophe de métier les étudiât plus directement qu'on ne le fait d'ordinaire. Baker a fait tout un recueil de ces oraisons jaculatoires, si ressemblantes, croirait-on, à celles de Pomey et des manuels pieux, en vérité si différentes. Devout exercises of immediate arts and affections of the will. Une centaine de pages, cf. Holy Wisdom, or Directions for the prayer of contemplation... by the V. F. Augustine Baker, édité par Dom Sweeney sur l'édition de 1657. Il est fort à désirer que ce livre soit enfin traduit dans notre langue.

 

B. - Le Procès des formules.

 

Sujet deux fois délicat, mais deux fois magnifique, puisque c'est aussi le procès de la poésie elle-même, Bien entendu, c'est aussi le procès de la prière liturgique. Mais, fort curieusement les philosophes de chez nous, j'entends ceux-là même qui, dans ces derniers temps, ont le mieux travaillé à exalter la prière liturgique, semblent négliger plus ou moins le problème préalable de la valeur des formules. Ou bien, se borner à prouver que les formules de prières ne sont pas nécessairement ni d'abord des « charmes », comme une psychologie religieuse rudimentaire (Wundt, par exemple) veut qu'elles soient. Vieux système, heureusement périmé, qui ne met pas de différence entre religion et magie. Le vrai problème des formules est beaucoup moins simple. Pour en donner une idée sommaire et globale, je citerai une page de M. Robert Will, professeur à la faculté de théologie

 

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protestante de Strasbourg. Il est vrai que, dans cette page, M. Will n'étudie qu'un problême particulier et plus immédiatement pratique : la question de savoir, si dans les assemblées religieuses (protestantes) le « Iiturge », doit « prier d'abondance » ou simplement réciter une formule fixe. Mais on voit bien que la même question se pose au sujet de la dévotion privée, au sujet de toute espèce de prière, liturgique, semi-liturgique, oraison discursive, etc., etc.

« La prière spontanée... exercera par sa puissance immédiate une action (plus efficace) sur les coeurs... Les grandes personnalités religieuses (en dehors du catholicisme) ne font usage que d'elle. Spencer ne se lasse pas de mettre en garde ses amis contre les formules liturgiques. Bunyan et Fox polémisaient contre la Common Prayer Book (de l'anglicanisme). Milton dit dans son Iconoclastes : « De vouloir emprisonner dans un enclos de paroles les deux choses les plus libres, notre prière et l'esprit divin qui nous y pousse, c'est une tyrannie », et il compare, dans la Defensio pro populo, la liturgie « au chant du coucou qui répète sans cesse la même litanie ». (Pour le dire en passant, il aurait pu comparer aussi à l'oiseau qui dépose ses oeufs dans le nid d'autrui, le fidèle qui s'approprie la prière toute faite qu'on improvise ou qu'on récite devant lui.) « Schleiermacher oppose également la prière spontanée et enthousiaste à l'usage formaliste et endormant des liturgies. Il faut, dit-il, « que la prière se crée ses propres paroles ». - Pour le dire encore en passant, je trouve prodigieux que ces critiques des formules ne sentent pas l'incohérence fondamentale de leurs propos. S'il n'est en effet de vraie prière que celle qui « se crée sa propre parole », les simples fidèles qui se borneront à s'approprier la prière - spontanée ou fixe - de leur pasteur, ne prieront donc pas pour de bon ! - « Il est certain, continue M. Will, que la prière qui sera le cri de l'âme sincère et simple..., d'un liturge doté du charisme de la prière, empoignera plus profondément l'assemblée que la prière lue, d'autant plus (observation très curieuse et qui va très loin) que la communauté n'a pas besoin, pour bien prier, de s'assimiler chaque parole, pourvu que l'émotion du coeur obéisse aux directives données par l'émotion de l'officiant. Cette prière libre expose pourtant le liturge à bien des écueils. (Ceci est fort bien développé, je renvoie le lecteur au texte lui-même)... Bersier parle des « cantilènes conventionnelles, des échauffements factices et des familiarités déplacées » de la prière improvisée. Th. Harnack résume judicieusement les arguments que l'on peut

 

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faire valoir contre la prière spontanée, en disant : « La prière libre procède d'une personnalité individuelle; quand même celle-ci vivrait intimement liée à la communauté, elle ne pourrait jamais (se défaire) d'une subjectivité qui s'opposerait à celle des autres. Dans ces conditions, les fidèles ne peuvent que répéter la prière (nach beten), mais non s'y associer (mit beten). » A. Bitzius fait remarquer qu'en négligeant la prière des liturgies, le pasteur prive la communauté de beaucoup de fruits du passé (A la bonne heure!) et... affaiblit son sentiment de solidarité. » Nous ne condamnons pas la prière d'abondance, quand, émanation d'une personnalité douée d'un charisme prophétique, elle réussit à être à la fais la puissante projection de la piété personnelle du liturge et de la conscience sociale de l'assemblée, mais nous recommandons le juste milieu entre l'objectivité réfrigérante d'une prière prescrite et la déliquescence d'une prière toute subjective; et, selon l'inspiration de l'heure, la combinaison des formes fixes et de formes libres. »

(Le Culte, étude d'histoire et de philosophie religieuses, par Robert Will, Strasbourg, 1925, t, I, pp. 23o-232. Cf. aussi dans le tome II, Strasbourg, 1929, nombre de passages qui se rapportent à notre sujet, notamment le beau chapitre sur la Parole Sacrée, pp. 342-391.) Je citerai encore quelques lignes que je goûte fort: La parole sacrée (lecture, homélie, cantiques) est appelée e à conduire la communauté empirique à la hauteur de la communauté idéale. Le choral protestant dépasse par exemple... les possibilités religieuses de la paroisse moyenne. Celle-ci (néanmoins) chante hardiment : « Ah l laissez-moi, terrestres joies, c'est en Jésus qu'est mon plaisir. »... EST-CE UN MENSONGE ? NON. En faisant rayonner l'image idéale et pourtant réelle d'une communauté chrétienne parfaite, le cantique invite le croyant à se rallier à cette communauté qui a déjà réalisé ce qui en lui n'est encore que dans le devenir. » (II, p. 379.) Le dogme de la grâce sanctifiante permet à la philosophie catholique de la prière d'articuler plus vigoureusement le « Non » de M. Will. Nous pouvons faire nôtres, en toute vérité, les sentiments des saints, puisque nous appartiennent aussi en quelque façon les sentiments mêmes du Christ. Puisque nous avons le droit de nous « appliquer » toute sa vie d'adoration et d'union à Dieu, nous avons également le droit de nous appliquer les paroles mêmes par où cette vie s'est exprimée. Ainsi toutes les demandes du Pater, le non sicut ego volo, etc., etc. Cf. à ce sujet le texte magnifique de Duguet cité plus haut, (pp. 3o, 31), secundum Verbum tuum.

 

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Mihi vivere Christus est, dit saint Paul, mihi loqui Christus est, pourrait-on dire, et pour la même raison, si le latin le permet-tait. On aura vite remarqué à quel point est débile la philosophie de la prière que supposent les critiques de Milton, de Bunyan contre les formules. Il me semble que du premier au second de ses volumes, la philosophie propre de M. Will va se rapprochant de la nôtre. C'est ainsi que (dans le paragraphe qu'il étudie) ee qu'il appelle, d'après Otto, « la parole numineuse », M. Will fait sienne et la parabole claudellienne d'Animus et Anima, et l'interprétation que j'ai moi-même donnée de cette parabole toute mystique : « Tant ce que M. Bremond dit de la Poésie pieuse, écrit M. Will, nous pouvons l'appliquer à toutes les expressions cultuelles de la parole numineuse » (p. 357). Mais, c'est bien ainsi que je l'entends.

 

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Bien que d'une psychologie assez courte, cette critique des formules (Milton; Bunyan; Schleiermacher...) nous étonnerait moins sous la plume d'un incroyant.. Celui-ci du moins, pour peu qu'il eût de logique, ne permettrait pas plus l'emploi des formules scripturaires - le Pater, les Psaumes - que l'emploi des formules proprement liturgiques. Mais un chrétien, comme Bunyan? Oui ou non se prive-t-il de réciter le Pater, les Psaumes... Si non, je ne comprends plus. Pour avoir une origine divine, ne sont-ce pas là des formules toutes faites, fixes; le contraire d'une prière spontanée, improvisée ?

 

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Le problème des formules a toujours occupé les théologiens anglicans. Ce qui nous a valu un beau sermon de Newman : Forms of private prayer.

« Seigneur, apprenez-nous à prier. » Curieuse demande! Disciples de Jean, puis de Jésus, ne semblent-ils pas avoir déjà all that was necessary for making prayers for themselves? Non, cependant; leurs coeurs sont comblés; leurs lèvres muettes. Ils demandent une formule. Their need has been the need of Christians ever since. Néanmoins, dans ces derniers temps, de prétendus sages sont venus qui, méprisant les formules, ont cru bien préférable to pray out of their own thoughts at random,

 

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using words which corne into their minds at the lime they pray. »

Pour la prière publique, la question ne peut sérieusement se poser. Mais il est moins évident que, dans la prière privée on doive recourir à des formes fixes, au lieu de prier extempore, comme ils disent.

La prière improvisée risque de devenir irreverent... et vagabonde... L'excellence de la prière à forme fixe est qu'elle nous sauve des excited thoughts... Il y a là quelques phrases parfaites : les apologistes contemporains des formules liturgiques, Guarini lui-même, ne diraient pas mieux : As a general rude, Forms of prayer should not be written in strong and impassioned language; but should be calm, composed and short. Our Saviour's own prayer is our model in this respect. How few are its petitions! how soberly expressed! how reverentlyl and at the saine time how deep are they! » L'exaltation ne doit pas être la disposition normale du chrétien. If we are encouraging within us this excitement, this unceasing rush and alternation of feelings, and think that this, and this only, is being in earnest in religion, we are harming our minds and (in one sense). I may even say, grieving the peaceful spirit of God, which would silently and tranquilly work His divine work in our hearts. » - Enfin, grâce aux formules, aucune des demandes essentielles n'est oubliée. (Parochial sermons, I, p. 2o.) J'en ai assez dit pour montrer l'intérêt de ce beau sermon. Il n'épuise pas le sujet, de beaucoup s'en faut, mais il en dégage les voies principales.

Sans critiquer directement son maître de ce temps-là, et même en se réclamant expressément de lui, William G. Ward souligne, dans the Ideal of a Christian church (ouvrage publié, comme on le sait, avant sa conversion, cf. Inquiétude religieuse, jra série), les inconvénients des formules et l'excellence de la prière improvisée, ou de l'oraison discursive : « It is quite neeessary that the Church should teach and encourage a practice of more individual, free, unrestrained, heartfelt, personal prayer, than consists with the exclusive adoption of appointed forms; that to divergence of individual character should correspond variety of individual devotion, and that each peculiarity of mind should have its full and unfettered scope, in fastening itself on some Heavenly correlative. » The Ideal..., p. 347. Il venait de découvrir l'existence de notre littérature ascétique, découverte qui l'avait très excité. Il y a là, me semble-t-il, et eût-il semblé à Newman, une bonne part d'illusion ou de chimère. J'y crois voir aussi une philosophie assez défaillante de la prière chrétienne.

 

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Il souligne par exemple le mot personal, sous-entendant par là que la prière liturgique n'est pas personnelle : une sorte de plagiat : le geai revêtu des plumes de paon. Difficile de pousser plus loin l'incompréhension.

 

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Il est très remarquable que Newman ne songe même pas à résoudre la plus grave des difficultés que l'on oppose aux formules; à savoir leur unreality essentielle, leur psittacisme, et, pour dire le mot, leur mensonge. Newman qui, dès ce temps-là, dénonçait très haut le danger et la honte des unreal words, et qui, dans le dernier de ses ouvrages, la Grammar of Assent, insistera encore, et si fort, sur la différence entre le real et le notional assent. Il sait mieux que nous que les formules de prière ne sauraient échapper à la malédiction qui pèse, depuis le péché originel, sur l'humain langage. Mais il sait aussi que nos pensées elles-mêmes ne psittacisent pas moins que nos paroles. Ou, en d'autres termes, que le mensonge peut aussi aisément se glisser dans une élévation ou dans une méditation sans paroles que dans la récitation d'une formule. Dans un sermon sur l'excellence de la prière à forme fixe, nul besoin d'insister sur un défaut dont cette prière n'a pas le monopole. Newman eût fait siennes, je le crois, ces fortes paroles de Godeau, par où je termine :

« Le Fils de Dieu, enseignant à ses disciples, la façon de prier, leur dit qu'ils ne doivent pas imiter les Gentils qui parlent beaucoup et qui pensent être exaucés par le nombre de leurs paroles. Or cette abondance de paroles ne doit pas seulement être entendue de celles que profère la bouche, mais je crois qu'elle regarde aussi la parole intérieure de l'esprit, la superfluité et la curiosité (à plus forte raison l'irréalité) des pensées, soit en l'oraison que l'on appelle mentale, où ce mal est principalement à craindre, soit dans l'oraison vocale où il se peut aisément glisser. (Discours sur la prière, en tête du recueil que nous avons étudié plus haut.)

 

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II. - Les gestes de la prière.

 

La piété de l'ancien régime est beaucoup plus démonstrative que la nôtre. Je m'étais promis de consacrer un chapitre aux manifestations extérieures du sentiment religieux ; mais j'ai dû y renoncer, déjà submergé que je suis par l'intérieur. Voici quelques pierres de cet opus interruptum.

« Eloignez-vous de l'autel et vous mettez dans les derniers rangs autant que vous le pouvez sans être observé, et souvenez-vous que vos crimes auraient dû vous interdire l'entrée de l'Eglise. » (Lettres édifiantes, de Dom F. Lamy.)

« On pourrait se tenir fort éloigné de l'autel, sans affectation, afin de se souvenir davantage de ce qu'on a mérité par ses crimes. »

(Lettres de M. (Boieau) sur différents sujets de morale et de piété, Paris, 1737, I, p. 34.)

Mme Maton « aimait à se tenir au pas de l'Eglise, et proche les fonts, se regardant comme une simple catéchumène. » Mémoires de Feydeau, édit.. Jovy, p. 370.

 

« Vous vous prosternerez cinq ou six fois pendant un intervalle fort court et vous prononcerez dans cette situation quelques versets tirés des Psaumes de la pénitence. » (Lettres édifiantes, de Dom Lamy.)

 

« Je voudrais qu'on commençât toujours la prière, quand on est seul, en se prosternant contre terre, et se reconnaissant comme un animal immonde, à l'exemple de la Chananéenne. » (Lettres de M. (Boileau), I, p. 33 )

 

« O mon Sauveur,... on peut se prosterner devant vous sans

 

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crainte; on peut baiser vos pieds adorables sans être frappé comme le téméraire Oza. » (Duguet, Lettres, I, p. 226.)

 

Les cinq plaies... « Nous baiserons en esprit avec un profond respect ces sacrées plaies l'une après l'autre »... (M. de Blémur) (Exercice de la mort, p. 148.)

 

« Se prosterner devant le crucifix, et même en baiser les pieds avec une foi humble et fervente. » (Lettres de M. (Boileau) sur différents sujets de morale et de piété, Paris, 1737, 1, p. 37.) Remarquez le même.

 

« Dom J. Mabillon avait coutume dans son voyage, lorsqu'il commençait à entrer dans quelque pays, d'en saluer aussitôt les saints tutélaires... Lorsqu'il apercevait l'église.., il descendait ordinairement de cheval et il se mettait à genoux... Le jour que nous devions arriver à Clairvaux., il ne fit autre chose, pendant tout le chemin, que de chanter... des hymnes et des cantiques... Mais quand, à la sortie du bois, nous arrivâmes à la vue de cette sainte maison, il se sentit transporté d'une dévotion si extraordinaire que j'en fus tout surpris. Il descendit de cheval et se prosterna à terre pour faire l'oraison. » (Dom Ruinart, cité par E. de Broglie, Mabillon et la Société de l'Abbaye de S. G. des Prés, II, pp. 324, 3a5.) Les personnes vraiment pieuses, « si elles font voyage, et qu'elles passent devant nos églises, elles ne manquent pas de descendre de cheval, si elles y sont, pour donner des marques de leur respect. » (Boudon, L'Homme intérieur ou la vie du V. P. Jean Chrysostome, Paris, 1684, p. 123.)

Mabillon à Subiaco. - « On ne peut se prosterner sur le rocher de ce saint antre sans jeter des larmes en abondance. Je n'oserais exprimer tout ce que j'en pense ». (E. de Broglie, op. cit., p. 1888, II, p. 2o.)

 

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« Il y a derrière le grand autel de l'église de l'Oratoire de Dijon un petit réduit ou ordinairement il (le P. Antoine Colongue, 1637-1684 ) passait la plus grande partie de la nuit à s'entretenir avec Jésus-Christ, lui parlant bouche à bouche et coeur à coeur; car il mettait tantôt sa bouche, tantôt sa poitrine contre l'ais du tabernacle dans lequel était enfermé le Saint Sacrement. » (Cloyseault-Ingold... Vies de quelques prêtres de l'Oratoire, III, p. 98.)

 

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Question XXI. - Faut-il s'empêcher de soupirer?

R. - Il n'y a point de tyran au monde qui ait empêché les misérables de se plaindre et de soupirer. Cependant l'amour de Dieu ne permet point ces faiblesses à ses chastes amantes. Il est vrai que les soupirs échappent quelquefois aux saintes âmes sans qu'elles s'en aperçoivent, et alors ils procèdent du Saint Esprit, ou plutôt de l'âme blessée d'amour et unie à ce divin Esprit. Mais quand on les pousse volontairement, ils peuvent procéder d'une âme tendre et d'un cceur,étroit qui ne peut porter les opérations de la grâce, et qui cherche secrètement sa consolation. » (Jean Crasset, Considérations sur les principales actions de la vie, Paris, 1675, p. 2o1.)

 

« La dévotion solide qu'il (l'académicien Boissat) embrassa pour le reste de ses jours, et même, si cela se peut, avec quelque sorte d'excès... Il négligeait ses cheveux, se laissait croître la barbe, affectait de porter des habits grossiers, attroupait et catéchisait les pauvres dans les carrefours, faisait de fréquents pèlerinages à pied. » (Pellisson, Histoire de l'Académie, édit. Livet, II, p. 84. Différent en cela de quelques autres écrivains convertis, Boissat « mutila ses oeuvres. » (Ib., p. 86.)

« Mais pour lui (B. Joly) la majesté de cette église, l'une des plus belles du monde (Reims), la pompe sacrée des belles cérémonies qu'on y fait, la magnificence des ornements dont on s'y sert, la sainte gravité des ministres destinés au service de l'autel, tout cela lui inspira un si profond respect pour Dieu... que... ce fut dans cet auguste temple qu'il prit sa dernière et invariable résolution d'embrasser un état qui l'approchait si près du sanctuaire. » (Vie de Beniggne Joly, p. 24.)

 

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« Sa coutume (de Jeanne Absolu) était de prendre le plus souvent qu'elle pouvait de l'eau bénite; particulièrement quand elle pensait avoir donné quelque liberté à quelqu'un de ses sens, elle les lavait d'eau bénite pour effacer cette tâche. » (M. Auvray, Modèle de la perfection religieuse, en la vie de la V. M. Jeanne Absolu, Paris, 164o, p. 12o.)

 

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