CHAPITRE III
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CHAPITRE III : HYMNI GALLICANI

L'hymnaire gallican refuge de notre poésie religieuse pendant plus d'un siècle. - Raison d'étudier cette poésie oubliée.

 

§ 1. - La scola gallicane et l'évolution de l'hymne liturgique.

 

Originalité de la scola.- Méprise et injustice de Dom Guéranger. - Boileau et Santeul.

 

I. Différences entre l'hymnaire gallican et celui de la Renaissance. - Restaurer, à la manière d'Urbain VIII, et non détruire. - Un exemple de ces restaurations gallicanes : le Primo dierum de saint Grégoire et le Die dierum principe de Coffin.

II. Exégèse lyrique des Livres saints. - Ils ne prient et ils ne chantent que bibliquement.

III. Didactisme catéchétique de l'hymne gallicane, - Letourneux et l'hymne apologétique de Pâques. - Coffin et les hymnes fériales. -Le symbolisme statique et spectaculaire des anciennes hymnes; dynamique des nouvelles.

IV. Caractère populaire de nos hymnes.

V. La formule acceptée par toute la scola. - Les trois grands : Santeul, Besnault, Coffin.

VI. La scola gallicane et la résurrection des proses. - La longue disgrâce des proses. - L'hymne et la prose.

 

§ 2. - Le lyrisme liturgique de la scola gallicane. Prière et poésie. - Les trois ferments lyriques.

 

A. LE LYRISME TRIOMPHAL

 

a) Le triptyque santolien de la Purification : Templi sacratos... Fumant Sabæis... Stupete gentes... - Vaines critiques du Stupete. - Bossuet et le caractère proprement religieux du lyrisme triomphal.

b) La marche des saints. - Saint Pierre, saint Paul et les saints de France. - Le triomphe des Communs. - Les Apôtres : topant, coruscant, perpluunt. - Le cortège des Docteurs. - Rancé et la Trappe. - Les Veuves. - Le tryptique santolien de la Toussaint. - Jam vos pascit Amor...

 

B. LE LYRISME DRAMATIQUE

 

Du récit évangélique à l'hymne. - Gourdan et Béthanie. - De fessus ad Martham Deus. - Le triptyque de Besnault pour la Circoncision. - Hors du temps et de l'espace : Intrat; Stillat, graditur. - La danse de Salomé.

 

C. LE LYRISME MYSTIQUE. PRIÈRE ET POÉSIE

 

Gourdan et les Proses de « l'Intérieur de Jésus » . - Constant retour à l'intérieur : Intimus; Inscrit, Cordis penetratio. - Tendresse confiante des hymnes gallicanes : Opus taenen su,nus tuum. - Dévotion à Marie : les hymnes de Claude Santeul pour l'Expectatio Partus : Nascere ! nascere ! - La Sainte Tunique. - Tendance à ne plus assez distinguer la prière liturgique de la prière privée.

 

CONCLUSION

 

Léonce Couture et l'excellence de l'hymnaire gallican. - O Christe, dum fixas... O quando lucescet... Moraris heu... Que le rite romain aurait pu s'accommoder et de la prière et de la poésie française. - On préféra tout détruire. - Rupture funeste entre le classicisme dévot et le romantisme catholique.

 

EXCURSUS

§ 1. - O luce qui mortalibus...

§ 2. - Santeul et Coffin, ou les deux péchés originels de l'hymnaire gallican.

A : L'indignité de Santeul

B : L'indignité de Coffin.

§ 3. – « Tombelaine » dans le bréviaire de Huet.

§ 4. - Les hymnes rimées du P. Clairé.

§ 5. - Les pièces liturgiques traduites en vers français.

§ 6. - Le « lutrin » de Santeul.

 

 

C'est à dire hymnes que l'Eglise de France, ou que le catholicisme français a chantées pendant la longue période que nous explorons. Ai-je besoin de rappeler que gallicanes ne signifie pas gallican au sens sinistre que peut prendre ce mot ; pas plus que res publica ne signifie république? Ces deux mots indiquent assez, du reste, que le présent chapitre sera tout panaché, tout fleuri, ou, si l'on préfère, tout hérissé de latin. Mais que ceux de mes lecteurs qui ne seraient pas bacheliers ne s'effarouchent pas pour si peu. Le Stabat est si simple, disait Ozanam, « que les bonnes femmes et les enfants en comprennent la moitié par les mots, l'autre moitié par le chant et par le coeur (1). » Il en ira de même pour la plupart des vers latins que je serai amené à citer.

 

Stupete, gentes, fit Deus hostia

 

n'est pas plus difficile que

 

Quis est homo qui non fleret?

 

 

(1) Les Poètes franciscains. Paris, 187o, p. 182.

 

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et

 

Da, Christe, nos tecum mori

 

est au moins aussi limpide que

 

Fac ut portem Christi mortem !

 

Aussi bien, quand nous nous heurterons à quelque passage d'apparence plus rébarbative, en demanderons-nous la traduction à nos anciens livres d'heures et, par exemple aux Hymnes selon l'usage de Paris traduites en vers (1706), ou aux Hymnes du nouveau bréviaire de Paris traduites en vers français (1786). Et puis, comme disait J. J. Ampère dans son histoire littéraire de la France avant le XIIe siècle,

 

ce que nous cherchons dans la littérature, c'est ce qu'y cherchent tous ceux qui en font une étude sérieuse; nous prétendons tracer l'histoire du développement intellectuel et moral de notre nation.

 

Nous, de son développement religieux.

 

Que ce développement se traduise dans une langue ou dans une autre,

 

il importe peu ;

 

Ce n'est pas ma faute si César a conquis les Gaules; si le christianisme les a trouvées latines; si les Barbares ont été forcés de dépouiller leur propre idiome, si le moyen age, même après l'introduction de la littérature vulgaire, a continué l'usage du latin; si, à la Renaissance, l'Europe a été latine encore une fois, si le XVII° siècle, averti par son instinct profond du génie de notre langue... s'est refait presque complètement latin (1).

 

Après tout, le latin de nos hymnes, même et surtout celui de Santeul et de Coffin, est si français et si chrétien qu'Horace l'aurait pris pour de l'étrusque; mais, quoi qu'il en soit, est-ce ma faute, dirai-je à mon tour, si la poésie catholique

 

(1) Cf. Montalant Bougleux, J. B. Santeul et la poésie latine sous Louis XIV, Paris, 1855, p. 16.

 

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des XVII° et XVIII° siècles, exorcisée par Boileau, s'est réfugiée dans les catacombes de nos bréviaires et de nos missels? Je la prends où je crois la trouver. Splendide ou piteuse, nous verrons bien, mais je ne la trouve que là. « Une conséquence heureuse de la révolution liturgique en France, écrit Ulysse Chevalier, à été la renaissance de la poésie chrétienne. L'honneur de voir leurs oeuvres insérées dans les bréviaires a excité parmi les poètes latins de l'époque une noble émulation. Il en est résulté un ensemble de productions qu'il n'est pas possible de passer sous silence dans les études d'ensemble sur la littérature des XVII° et XVIII° siècles (1) », encore moins dans une histoire littéraire du sentiment religieux en France. Alors même, du reste, que de ces mille et mille poèmes toute poésie serait absente, comme on le répète les yeux fermés, depuis quelque cent ans, nos hymnographes n'en mériteraient pas moins le long et trop sommaire chapitre que je me suis fait une fête de leur consacrer (2). Ouvriers, si l'on peut dire, et témoins de notre prière nationale sous l'ancien régime, ils ont aidé et ajouté à la dévotion de fidèles sans nombre; leurs hymnes ont été chantées avec autant de ferveur que de joie dans toutes les églises de France : fait certain, dont nul historien des choses religieuses ne contestera l'importance. Que si de beaucoup plus grands que moi ont voué nos vieilles hymnes, fond et forme, au mépris des connaisseurs, voire à l'exécration du monde chrétien, dois-je pour cela me

 

(1) Poésie liturgique des Eglises de France aux XVII° et XVIII° siècles. Recueil d'hymnes et de proses usitées à cette époque et distribuées suivant l'ordre du Bréviaire et du Missel, par le chanoine Ulysse Chevalier, Paris, 1913, p. XX.

(2) « Si l'Eglise a cru dans sa sagesse devoir éteindre autant qu'il était en elle un des rayons de la gloire de Louis XIV, il appartient à la littérature, sans perdre son respect pour l'Eglise, de rallumer ce rayon en faisant passer Santeul, ou une partie de lui, des pages du bréviaire qui le repoussent dans les pages de l'histoire littéraire qui le réclament », Montalant-Bougleux op. cit. brave p. 84. Ceci est dit en toute bonne foi, et sans ombre de malice, par un brave homme en qui luttent plusieurs sentiments : l'admiration pour les hymnes de Santeul, le respect pour les décisions de l'Eglise, et la peur de Dom Guéranger. Mais le texte est si amusant et au fond si juste, que, sans m'en approprier la candeur, je ne puis me tenir de le citer.

 

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croire tenu à dissimuler l'admiration, la confiance et l'amitié qu'elles m'inspirent? Non, me semble-t-il. Qui dispute, je ne dis pas seulement à Sainte-Beuve, mais au plus humble des critiques, le droit de réhabiliter les poètes d'avant Malherbe, tant méprisés par Boileau? Du point de vue exclusivement poétique et historique où je me place, l'autorité de Dom Guéranger ne saurait me paralyser. Ce qui passionne l'Abbé de Solesme, et souvent jusqu'à l'aveugler, à savoir le retour à la liturgie romaine, n'est pas de ma compétence. Question de discipline pure, sur laquelle je m'en tiens bonnement aux volontés de l'Église. Ces querelles, du reste, sont bien loin de nous. Lorsque furent balayés les derniers débris des liturgies dites gallicanes, Walter Scott et Jules Verne faisaient tout mon bréviaire. J'avoue bien que, plus tard, il m'est arrivé de regretter le peu de place que fait le Missel romain aux Proses d'Adam de Saint-Victor, voire de trouver telle hymne de Coffin plus pieuse que l'Ut queant laxis de notre bréviaire. Mais ce sont là des excentricités innocentes, qui ne mettent en péril ni la foi ni les moeurs. Je ne les abjure certes pas, mais à Dieu ne plaise que je me livre, dans les pages qui vont suivre, au petit jeu facile et ridicule des comparaisons. Le lyrisme chrétien de saint Ambroise est-il plus lyrique, est-il plus chrétien que celui de saint Thomas ? Qui agite de tels problèmes n'entend rien ni à la poésie ni à la prière. Je prends nos hymnes telles qu'elles sont, et en elles-mêmes et pour elles-mêmes, uniquement curieux de leur qualité soit poétique, soit religieuse, si tant est qu'on puisse distinguer dans une hymne ce qui est poésie de ce qui est

prière (1).

 

(1) Autant que je sache, le sujet tel que je le comprends est à peu près vierge. Jusqu'ici l'épée flamboyante de Dom Guéranger en garde l'entrée. En 1855, un brave homme, Montalant-Bougleux, essaie timidement de défendre Santeul contre l'auteur des Institutions liturgiques : six chapitres, dont un seul est consacré aux Hymnes. Ce livre, qui ne manque pas tout à fait d'intérêt a surtout le mérite d'avoir amené Sainte-Beuve à écrire son article sur Santeul. (Lundis, XII, 1857) ; De 1854 à 1857, Bonnetty s'acharne contre Santeul, - une vingtaine d'articles, - dans les Annales de Philosophie chrétienne. Campagne parallèle à celle du gaumisme. Quoique bien documentée, on n'imagine rien de plus diffus, ni de plus mais que cette série. C'est vraiment le coup de pied de l'âne. Quand on songe qu'un philosophe aussi débile, qu'un tel illettré a régenté pendant si longtemps le clergé de France, on est frappé de stupeur. Dans sa thèse (classique parce qu'elle n'a pas encore été remplacée) sur la Poésie latine en France au siècle de Louis XIV, l'abbé Vissac, bien qu'il reconnaisse que « les hymnes sont le triomphe de notre poésie latine », ne consacre à ce triomphe qu'une dizaine de pages, et très superficielles. Manifestement, il tremble lui aussi. La thèse latine de Gazier, De Santolii Victorini sacres hymnis, Paris 1875, ne tremble naturellement pas. On y trouve quelques remarques intéressantes, notamment dans le dernier chapitre où Letourneux, Coffin et les autres hymnographes sont comparés à Santeul. Tous les préjugés littéraires d'il y a plusieurs siècles : Santeul et Coffin mis très au-dessus d'Ambroise, de Prudence, etc... Fourier-Bounard, Histoire de Saint-Victor de Paris (19o6), a un chapitre, superficiel mais judicieux, sur Santeul (p, 169-187); presque rien sur les hymnes de Gourdan. Bref le sujet n'est enfin abordé sérieusement que par Ulysse Chevalier : Poésie liturgique des Eglises de France au XVIII siècle, ou recueil d'hymnes et de proses... Paris, 1913. Longue introduction de 90 pages, mais où il se place exclusivement au point de vue littéraire. D'ailleurs, il tremble encore lui aussi. Très certainement il n'ose pas dire toute sa pensée. Son recueil est indispensable, bien que très incomplet, et je m'y réfère constamment; nous devons aussi à Chevalier : Hymnes et proses inédites de Claude Santeul (de Saint Magloire), Paris, 1900. Enfin quelques pages de Léonce Couture, que je citerai à la fin de mon chapitre, et qui disent tout.

 

§ 1. - La scola gallicane et l'évolution de l'hymne liturgique.

 

Lorsque François de Harlay entreprit la réforme des livres liturgiques de son diocèse, il trouva toute prête, une équipe d'hymnographes, Habert, Letourneux, Santeul et d'autres. Achevée en 168o, la réforme fut si bien accueillie que bientôt les autres diocèses voulurent l'imiter. D'où une nouvelle moisson d'hymnes. Près de cinquante ans plus tard, (1736), sous l'épiscopat de Vintimille, nouvelle réforme parisienne; révision des hymnes que l'on chantait déjà; création d'hymnes nouvelles. J'ai déjà dit que les questions de droit canonique ou liturgique n'étaient pas de mon ressort; pas davantage, bien que je le regrette, la poésie essentielle de tous ces livres liturgiques, à savoir la distribution du psautier, les collectes, les antiennes, les répons et autres pièces de ce genre, liturgiquement beaucoup plus importantes que les hymnes. Mais ces technicités me dépassent. Seules m'intéressent les hymnes, où, du reste, qu'elles se trouvent. Car il s'en est produit un nombre infini, et plu-sieurs de celles que j'aurai à citer ne figurent dans aucun bréviaire. Une voie lactée, ou trois nébuleuses, de chacune desquelles se détache un astre de première grandeur. Au début de l'évolution, c'est la nébuleuse Harlay, avec son étoile du matin, J.-B. Santeul; au terme de l'évolution, la nébuleuse Vintimille, avec son étoile du soir, Ch. Coffin. Entre les deux, une nébuleuse provinciale qui nous est à peine connue, mais où étincelle un autre soleil, Sébastien Besnault. Évolution, disons-nous, mais d'un seul et même genre, l'hymne gallicane. La formule en est fixée bien avant l'entrée en scène de Santeul le Victorin, et nos trois grands,

 

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Santeul, Besnault, Coffin s'y adapteront scrupuleusement, chacun selon son génie. Formule mi-traditionnelle, mi-nouvelle que nous aurons à fixer, ou, plutôt, qui se fixera elle-même, chemin faisant. Petits ou grands, qu'ils se connaissent et s'entraident ou non, ils se tiennent tous. C'est une famille, une véritable scola : Facies haud omnibus una, haud diversa tamen. Qu'on me pardonne ces précisions pédantesques, mais indispensables. La méprise fondamentale de Dom Guéranger est, me semble-t-il, d'avoir méconnu l'originalité, profondément dévote et toute française, de cette scola.

Expliquer la genèse de sa méprise nous mènerait dans un pays où nous n'avons pas encore le droit d'aborder. Qu'il me suffise de dire que la violente campagne que nous savons, contre la poésie liturgique de l'Ancien Régime, se rattache étroitement à l'histoire générale, si belle et si trouble, du romantisme catholique. Il en va de même pour la campagne toute voisine qui fut menée par les mêmes chefs vers le même temps contre les « classiques païens » Ultramontain et gothique - pour eux ces deux panaches n'en faisaient qu'un ; - le romantisme catholique - celui dont je parle et qui n'est exactement celui ni de Chateaubriand, ni d'Ozanam., ni de Manzoni - faisait profession, plus ou moins ouvertement, de haïr le siècle de Louis XIV. C'est là peut-être son péché originel, et peut-être aussi la raison principale de ses nombreuses faillites. Haïr n'est que le mot juste. Nous avons vu, dealers yeux, l'arrière-garde frénétique et pitoyable de ce mouvement, brandir, comme un trophée, dans ses conseils de guerre, le ridicule papier où ils croyaient lire un contrat de mariage entre Bossuet et Mlle de Mauléon. Réponse bien plus foudroyante, pensaient-ils, que le Concile du Vatican aux articles de l'Église gallicane ! D'où venait cette fureur? Ils l'avaient héritée en partie, je crois, du romantisme profane, mais plus encore de Joseph de Maistre et de Lamennais. Anticlassicisme à la fois littéraire et religieux, tour à tour exaspéré par l'Art Poétique et par la Déclaration

 

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de 1682. D'un siècle tout païen naît un siècle schismatique, ou inversement, car ils brouillent tout.

 

Comment ne voit-on pas, écrit Dom Guéranger, que les hymnes de Santeul sont tout simplement le produit, ou même si l'on veut, le chef-d'œuvre d'une école littéraire qui ne voyait le beau que dans la seule imitation des classiques anciens? Faut-il donc que l'Eglise aille prendre parti dans cette querelle, et décider, jusque dans ses Offices, pour le Parnasse de Boileau? Voilà pourtant ce qu'on a fait.

 

Eh! que faites-vous autre chose?

 

 

Mais, comme il arrive toujours, le monde littéraire a fait un pas;

 

 

Hernani a bousculé Phèdre,

 

la notion du véritable chef-d'œuvre a été tant soit peu déplacée. Que fera enfin la France de son Santeul, quand elle s'apercevra enfin qu'il a vieilli comme l'Art poétique de Despréaux (1) ?

 

comme les cantiques de Racine, la chapelle de Versailles, les Élévations de Bossuet? Multa renascentur... Mais ce n'était pas assez de confusion. Même secondé par Bossuet et par Louis XIV, Boileau n'aurait pas été de force à paganiser, du jour au lendemain, la France d'Adam de St-Victor, de saint Louis et des cathédrales. Le mal venait de plus loin, et l'on ne tarda pas, du reste, à étendre l'excommunication jusqu'à la première coupable : c'est, comme vous savez, la Renaissance, bloc maudit où s'amalgament, Dieu sait comment, la Réforme et l'Humanisme.

Mais, quoi qu'il en soit de cette philosophie romantique de l'histoire, qui annexe au paganisme une demi-douzaine au moins de siècles chrétiens, et qui met le Saint-Siège lui-même en assez fâcheuse posture; comment ne voit-on pas

qu'il n'y a quasi rien de commun entre notre scola gallicane et les hymnographes - païens ou non - de la Renaissance

 

(1) Dom Guéranger, op. cit., II, p. 125. Notons en passant que Boileau n'aimait pas Santeul.

 

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- à cela près, bien entendu que, de part et d'autre on reste éperdument fidèle à la prosodie classique. Une formule nouvelle, disions-nous : il est temps de le montrer; déterminons en quelques mots, cette nouveauté.

 

I. - S'il faut en croire Dom Guéranger, notre scola se serait imposé « la rude tâche de refaire en masse le répertoire des chants chrétiens », remplaçant ainsi « l'oeuvre successive des peuples chrétiens par les simples ressources d'une inspiration unique et individuelle ». On assure encore qu' « ils se mirent à refaire la Liturgie de fond en comble, sans s'être jamais douté que c'était sur la plus haute poésie qu'ils s'exerçaient » Autant de contre-vérités que de mots. Détruire de fond en comble l'antique poésie chrétienne, lui substituer des hymnes toutes neuves, c'est bien peut-être ce qu'avait ambitionné l'hymnographe officiel de la Renaissance, Ferreri, encouragé en cela, du reste, par Léon X et solennellement approuvé par Clément VII (2). L'insolation cicéronienne les avait presque tous détraqués, Érasme excepté et quelques autres. Crimes contre le goût, si l'on veut, ou du moins contre notre goût, non pas nécessairement contre la piété elle-même, la strophe alcaïque n'étant pas irréductiblement brouillée avec l'Évangile. Quoi qu'il en soit, de telles innovations ne pouvaient satisfaire que les raffinés. On s'aperçut bientôt que l'on allait trop vite et trop loin. Peu à peu une réaction se dessina, qui fut puissamment aidée, me semble-t-il, par la renaissance religieuse du XVI° siècle et qui aboutit, dans la première moitié du xvlle, à la réforme poétique d'Urbain VIII. Cette réforme, tant critiquée et que, si l'on osait, on appellerait païenne, on n'a pas assez vu qu'elle faisait vaillamment la part du feu. Il n'était plus question, comme sous Léon X et Clément VII, de détruire; simplement de corriger, ou, comme nous

 

(1) Guéranger, op. cit., II p. 41o.

(2) Sur l'hymnaire de Ferreri cf. Batiffol, Histoire du Bréviaire romain, Paris, 1911, pp. 269-274.

 

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dirions aujourd'hui, de « restaurer ». Viollet-le-Duc et non pas Soufflot. C'est tout différent. Les oreilles des humanistes ne seraient plus déchirées par les hiatus et par les rythmes prétendus barbares des vieilles hymnes, mais la foule s'apercevrait à peine de ces imperceptibles métamorphoses. Je suis trop ignorant pour rien affirmer, mais j'ai le sentiment que notre scola gallicane s'est formée et cristallisée sous le signe des abeilles barbériniennes. Non pas que la France ait beaucoup goûté le travail des quatre jésuites. Mais le principe même qui avait présidé à ce travail dut les enchanter : le principe du vieux-neuf, si j'ose dire : restaurer sans rien détruire de ce que l'on tenait alors chez nous pour infiniment précieux. Dom Guéranger s'est fait de ces prétendus révolutionnaires l'idée la plus fausse. Dévotes personnes, pour la plupart, recueillies, solitaires même, aussi peu esthètes ou académiciennes que possible. Léon X les eût trouvées quelque peu rustiques, sauf peut-être le grand Victorin dont il aurait fait un cardinal; je dis peut-être, parce que les Italiens n'aiment pas Santeul. - Entre nous, il était beaucoup plus fervent que le cardinal de Retz; mais il n'aurait pas fallu trop le montrer. - Versifier était pour eux une façon de prier. Pourquoi pas? Rien du gendelettres. Heureux d'entendre chanter dans les églises cinq ou six de ses hymnes, Claude Santeul - le frère du Victorin - en gardait quelques centaines parmi ses cahiers de méditations. Quant à leur faire entendre qu'il n'y a pas de différence appréciable entre un trochée et un iambe, autant prêcher à un fort en thème la beauté du solécisme. En face des vieilles hymnes, leur coeur et leurs oreilles se livraient de rudes combats. Leur prière s'y épanouissait, leur culture de collège y souffrait mort et passion. Nec tecum possum vivere, nec sine te. L'initiative d'Urbain VIII mettait fin à ce martyre. Quoi de plus simple, de plus innocent! On garderait toutes les perles du collier, on n'en laisserait tomber, avec la monture, que les fausses. Ils ne se doutaient pas, nous dit-on, que «c'était sur la plus haute poésie qu'ils s'exerçaient. » Dieu fasse que

 

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cette poésie, nous la. sentions aussi voluptueusement que les Gourdan, les Claude Santeul, les Coffin ! Une édition critique de l'hymnaire gallican rendrait palpable la vénération dont ils entouraient ces antiques merveilles. II suffirait d'imprimer en lettres rouges les fragments d'Ambroise, de Prudence, voire d'Adam de St-Victor qu'ils ont enchassés dans leurs propres poèmes. Adam, que plusieurs d'entre eux - c'est du moins mon impression savaient par coeur. Prenons, par exemple, la première strophe de l'hymne pour les matines du dimanche. Je transcris d'abord, côte à côte, l'ancien texte et la correction des quatre jésuites.

 

 

(St Grégoire) 

 

Primo dierum omnium

Quo mundus extat conditus,           

Vel quo resurgens Conditor

Nos morte vicia liberat.

(Urbain VIII)

 

Primo die quo Trinitas

Beata mundumn condidit,

Vel quo resurgens Conditor

Nos morte vicia liberat.

 

Hélas! hélas ! se désole le bon abbé Pimont, dans son livre sur les Hymnes du Bréviaire romain, « la non élision (dierum omnium) n'a pu trouver grâce devant les correcteurs d'Urbain VIII. Nous le regrettons d'autant plus que le nouveau texte nous semble singulièrement altérer la beauté primitive du passage... (Saint Grégoire) a voulu, avant tout, mettre ici en relief l'éminente dignité de ce grand jour, qui, dans L'ordre du temps comme dans ceux de la grâce et de la gloire, prime tous les autres, qui a vu l'accomplissement du plus grand mystère, et dont les clartés, etc... etc... Primo die tout court ne réveille aucune de ces grandes idées mystiques; comme il est pâle- à côté de l'imposant début de saint Grégoire ! Bien plus, le retranchement de ces deux grands mots entraîne fatalement, la ruine du deuxième vers : Quo mundus extat conditus, lequel implique une pensée capitale qu'on ne retrouve pins dans la substitution des correcteurs. L'un et l'autre texte expriment, à la vérité, la condition du monde, mais l'ancien accuse sur le nouveau une supériorité incontestable, en paraissant résumer la création

 

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tout entière dans celle de la lumière, dont l'apparition ne fut cependant que l'oeuvre unique du premier jour. Mundus extat conditus. Le monde est, en quelque façon, tout créé avec la lumière... Or quand on songe que cette lumière du premier jour n'est que l'image de la lumière incréée, de la lumière vraie qui illumine tout homme venant en ce monde, quand surtout on étudie le rapport de ce deuxième vers, avec les deux suivants

 

Vel quo resurgens Conditor

Nos morte vicia liberat,

 

n'est-on pas induit à penser que cette clarté matinale, qui renferme, comme dans un germe divin, toute la création première, est la même dont les splendeurs fécondes, au jour glorieux de la résurrection de Jésus-Christ, enfanteront le monde nouveau de la grâce (1)? » On verra bientôt pourquoi j'ai dû me résigner à transcrire jusqu'au bout ce texte candide.

Voici donc face à face une hymne de l'ancienne Rome et une de la nouvelle - saint Grégoire et Urbain VIII; - la première accompagnée de sa paraphrase, en prose, mais extatique. A la France païenne maintenant, je veux dire à Ch. Coffin et au classicisme dévot :

 

Die dierum principe,

Lux è tenebris eruta;

Christus sepulcri carcere,

Lux vera mundi, prodiit (2),

 

Que peut-il sortir de bon du bréviaire gallican ! Absorbons-nous sur le premier vers, le véritable enjeu du débat, s'il faut en croire Pimont, ou le thème du concours : Primo dierum omnium - Primo die quo Trinitas - Die dierum principe : Pimont a raison, l'élève Urbain VIII est déjà battu

 

(1) Abbé Pimont, Les hymnes du Bréviaire romain; études critiques, littéraires et mystiques, Paris, 1874, I, pp. 27-28.

(2) Chevalier, op. cit., p. 3.

 

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par la vieille Rome, avec son die évanescent, honteux, encore plus maigre que « pâle », un jour de quelques secondes, alors qu'il fallait lui donner l'immensité d'un siècle. Quo ne fait que rendre pesante cette fâcheuse anémie. Trinitas est plat et opaque; il bloque les ondes lyriques; en France, du moins, il invite les chantres et les serpents à un tass plus que douloureux. Quatre mauvais points aux quatre jésuites. Mais Primo dierum omnium, vous parait-il aussi grandiose qu'à Pimont? Non, j'espère. Il dit bonnement et prosaïquement ce qu'il veut dire. Un germe néanmoins, une amorce de talisman poétique : dierum. L'Église gallicane ne laissera pas tomber ce génitif sonore, peu commun, et riche d'évocations. Mais elle saura en dégager, en tripler la valeur poétique.

 

Die dierum principe.

 

Par cette splendide mise en place, le morne die d'Urbain VIII nage dans une lumière éternelle et le dierum de Grégoire, aveuglé par ses acolytes : primo, omnium, brille enfin de tous ses feux. Coffin a-t-il songé au dies diei du psaume ou au truditur dies die d'Horace? Je ne sais, mais il a fait mieux? Ou s'est-il rappelé Racine : le jour annonce au jour? Un des lieutenants de Newman, Isaac Williams, scholar et poète, a peut-être embelli encore cette merveille franco-latine :

 

Morn of morn and day of days (1)

 

Principe achève l'incantation; comparez-le, pour le son, au Trinitas d'Urbain VIII, et pour la mystique à ce primo

 

(1) Hymns translated from the Parisian Breviary, London , 1839, p. 1. Je supplie le lecteur de bien regarder ce titre : the Parisian Breviary. Si peu anglicisant qu'il soit, il ne traduira pas Parisian par Roman. Pour humilier nos hymnographes, Dom Guéranger, Pimont, et d'autres font sonner très haut l'admiration des Tractarians d'Oxford pour le Bréviaire romain. A merveille ! Newman l'a célébré en effet. Mais il avait célébré d'abord le Bréviaire de Paris et si chaudement qu'un de ses disciples, Isaac Williams, se mit aussitôt à traduire en vers les hymnes de Santeul et de Coffin. Etrange façon d'écrire l'histoire!

 

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de Grégoire qui enlève l'abbé Pimont au troisième ciel; « Le grand mot! », dit-il. Comme Pimont, Coffin sait bien que ce jour doit « primer tous les autres n; mais ce primat, il ne se contente pas de l'énoncer : primo; il le chante : principe. Le premier de tous les jours, en est devenu le roi.

Gémirons-nous avec Pimont sur « la ruine du deuxième vers :

 

Quo mundus extat conditus?

 

Ma foi, non! il est trop mauvais. Quoi qu'on en dise, ce fut d'abord pour éliminer ce monstre que les quatre jésuites ont voulu remanier la strophe. Car, entre nous, ils valaient à eux quatre plusieurs centaines de Piments. Extat me torture comme fait aujourd'hui l'odieux s'avère. S'il évoque la création de la lumière - ce dont je ne suis pas sûr - en même temps il l'enténèbre. I1 coule dans un plomb vil l'éclair de la genèse : Fiat lux et facta est. Elle a jailli, vive et légère, d'une épaisse nuit :

 

Lux e tenebris et uta... (1)

 

Quant aux mystiques symbolismes que l'on prête à la strophe grégorienne, ils y sont peut-être, mais comme le soleil plongeant dans la nuit avant le premier matin, au lieu que la strophe gallicane rapproche expressément les deux lumières, la visible : Lux e tenebris; l'invisible : Lux vera mundi; et non moins expressément l'apparition du soleil et la sortie du tombeau : e tenebris eruta... Christus sevulcri carcere. Curieux phénomène de contamination! Pimont croit lire Grégoire, en réalité il lit Coffin qu'il savait, du reste, par

 

(1) Qu'on m'entende bien! malgré le quo, qui me glace, malgré les deux us, - mundus, conditus, - qui m'agacent, malgré le coup de massue que me donne extat, le vers de Grégoire (?) m'est infiniment précieux. A la place d'Urbain VIII, je l'aurais laissé tel qu'il est, même si j'avais eu sous la main un Virgile pour le corriger. Chantées pendant tant de siècles, ces vieilles hymnes sont pour moi des objets religieux », comme des sacramentaux. Si les quatre jésuites n'ont pas senti cela, tant pis pour eux. Mais ici, j'accepte la discussion telle que me la proposent Dom Guéranger et Pimont, et sur le terrain de la poétique pure.

 

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coeur, puisque, en 1874, date de son livre, il venait à peine d'échanger le bréviaire de Paris contre le romain. Après cela comment prendre au sérieux le cliché déclamatoire du même Pimont : « L'Église, écrit-il dans sa préface, n'a pas cru devoir encore emprunter une seule pièce au répertoire de ces divers auteurs (nos hymnographes), pour les mettre à la place de la plus humble de ses hymnes; et il n'est venu jusqu'ici à l'esprit de personne de s'appliquer sérieusement - eh! à son insu peut-être, que vient-il de faire? - à l'interprétation de ces productions faciles (??), où le vers horatien (et ambroisien) se joue plus ou moins élégamment sans doute, mais qui demeurent généralement fermées aux larges et profonds horizons du mysticisme, et dans lesquelles l'âme qui vise Dieu d'abord... se trouve le plus souvent attardée par un vain luxe de mots qui l'embarrassent toujours, quand ils ne l'amusent pas. Notre vieil hymnaire, au contraire, où, sous l'écorce d'une diction qui déconcerte parfois par son étonnante simplicité, on sent circuler la sève divine des Écritures, etc… etc... (1)» On a vu que tout le mysticisme que Pimont a glissé entre les lignes de saint Grégoire, il l'a emprunté à Coffin. « De ce vain luxe de mots » un lecteur impartial ne trouvera pas la moindre trace dans une hymne dont le seul défaut serait peut-être une excès de densité. En quatre petits vers il ramasse et il vivifie cinquante lignes de Pimont. J'avoue bien que je suis encore plus prolixe moi-même, et je m'en excuse. Mais l'occasion était bonne de rendre sensible, par l'analyse attentive de quelques vers, la légèreté et l'injustice criante de ces excommunications globales. Aujourd'hui plus qu'oublié, Pimont a eu jadis son heure d'importance. Avec ses trois volumes sur les Hymnes du Bréviaire romain s'achevait triomphalement la campagne, commencée vingt ans plus tôt par les Institutions liturgiques. Le coup de grâce, la dernière pelletée de terre (2).

 

 

(1) Pimont, op. cit., p. LXXXIII.

(2) Piment, du reste, manque de courage. Pour les quatre jésuites d'Urbain VIII, à peine les a-t-il effleurés de sa férule, qu'il se hâte de leur demander pardon : « Pourquoi faut-il que, au premier vers de notre premier hymne (Primo die quo Trinitas) nous nous trouvions en désaccord déjà avec la revision d'Urbain VIII ?... Ceci pourrait bien peut-être faire prendre le change sur le véritable caractère de ce travail... Ces études ne sont pas et ne veulent pas être une attaque plus ou moins inconvenante contre l'oeuvre d'un Pape illustre et si bien intentionné (!!), mais simplement une discussion. toujours respectueuse, en dépit même quelquefois de la vivacité du mot... et toujours humblement soumise au jugement du Saint-Siège. » (pp. 26-25). Que ce maladroit se tienne en paix. Le Saint-Siège n'est pas si ombrageux. Il nous laisse libre de préférer le syllabisme du moyen âge à la prosodie des quatre jésuites ou inversement. Libre aussi d'admirer la poétique de Coffin qui est celle des jésuites. Du point de vue exclusivement esthétique où on se place, pourquoi deux mesurés ? Il y a, d'ailleurs, de bonnes choses dans les volumes de Piment, une érudition sérieuse pour ce temps-là, et une chaleur émouvante. Mais trop d'éloquence et le parti pris enfantin de trouver mille merveilles dans chaque vers, dans chaque mot. Ainsi pour les hoc de Aeterne rerum conditor : Hoc excitatus... Hoc munis errorum... Hoc nauta,.. Hoc ipsa petra... « Le Hoc, écrit Pimont, quatre fois reproduit et symétriquement placé à la tête des vers n'est pas... une disgracieuse redondance,. mais un mot de rappel, dont le heurt réfléchi provoque de plus en plus l'attention sur chacun des effets symboliques du chant du coq ». (p. 52) Pour un peu il y verrait un chef-d'oeuvre d'harmonie imitative : Hochochoc... A ce propos, je dois confesser un des rares péchés mortels de Coffin. Disciple de Boileau pour une fois, - et, du reste avec Racine : « L'oiseau vigilant nous réveille » - Gallus doit lui paraître peu noble! En suite de quoi, il a étranglé, je crois, presque tous les coqs du bréviaire. C'est peut-être aussi qu'il n'y avait pas de coqs sur la montagne Sainte-Geneviève, ou bien qu'il y eu avait trop.

 

 

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Nous verrons chemin faisant, ce que pèsent leurs autres mépris. Divide et impera. Dans le présent paragraphe, je me borne à dégager une de leurs directions principales : le souci constant qu'ont nos hymnographes de n'innover que le moins possible et de greffer sur le vieux tronc de l'hymnaire romain leurs créations les plus neuves (1). Nous aurons souvent l'occasion de constater cette libre et

 

(1) Sans doute aussi voulaient-ils par là comme apprivoiser les simples avec ces innovations qu'à tort où à raison ils croyaient nécessaires. Ce n'étaient pas du tout les hurluberlus que l'on nous a dits. Dans la refonte de son Bréviaire d'Avranches, Huet nous explique lui-même qu'il n'osa pas toucher aux hymnes « où les changements eussent dérouté les habitudes populaires ». « Ab iis solum abstinuimus quibus insuefactæ piæ plebis aures mutationem ægre tulissent »- Sa préface est, d'ailleurs, très intéressante : « Ita instaurata est hæc Breviarii nostri forma ut in ea adornanda caverirnus imprimis ne a priscis Abrincensis Ecclesiæ et Breviarii legibus.., discederemus, rati scilicet tenendas traditiones quas didicimus, nec transgrediendos termines antiques quos posuerunt patres nostri, et sanctus sacres que habendos esse unicuique Ecclesiæ suos ritus quos multorum. armorient consuetudo et perpetuus majorum consensus consecravit. » Je ne crois pas que l'auteur des Institutions liturgiques ait cité ces graves paroles. Cf.. J. Travers, le Bréviaire de P. D. Muet, (Mémoires de l'Académie de Caen, 186o). Le Breviarium Abrincense de Huet a été imprimé à Paris en 1698.

 

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virgilienne dépendance. Mais on a pu voir, avec quelle respectueuse et poétique tendresse ils s'approprient les infaillibles talismans de leurs devanciers. Die dierum principe... Entre tous Coffin y excelle et notamment dans les hymnes des dimanches et des féeries qui passent pour son chef-d'oeuvre (1).

II. - Que penseriez-vous d'une étude littéraire qui débuterait ainsi : « M. Pierre Loti, nous assure-t-on, est officier de marine. A le lire qui l'eût soupçonné? Il a dû arriver au Borda parla voie des airs, puisqu'il ne parle jamais de Brest. De ses voyages, nulle trace. Pas une Japonaise dans ses romans, pas même une Turque... » Vous penseriez que ce critique se moque de vous, si quelque mauvais plaisant ne l'a d'abord mystifié lui-même. Pimont n'est pas moins ahurissant quand il se plaint que ne « circule » pas, dans les hymnes gallicanes, « la sève divine des Écritures ». Empêcheront-ils l'hymnaire gallican d'être ce qu'il est de sa première à sa dernière page, à savoir une exégèse lyrique des Livres saints? La plume nous tomberait des mains si nous tentions de réunir et de mettre en ordre les mille et mille souvenirs scripturains qui traversent et illuminent ces

 

(1) Ainsi encore, dans cette même hymne du dimanche, - qui n'est pas comme celle d'Urbain VIII une simple correction du Primo dierum, mais une oeuvre originale, - la seconde strophe commence par : Et mors et horrendum chaos, qui nous. rappelle aussitôt l'illabitur tetrum chaos d'une autre hymne. Les quatre jésuites avaient remplacé le Sicut Prophetam novimus un peu incertain de Grégoire par un Propheta sicut præcipit qui n'est que bourre. De ces deux vers médiocres, la dextérité prodigieuse de Coffin sauve le mot principal : Legem, Prophetas, et sacro - Psalmos calentes numine, - Probana dum silent loca, - Divina templa personent. Rien de plus ambrosien ni tout ensemble de plus moderne et vivant que ces derniers vers. Comparez-les à la strophe de Summæ Deus clementiæ ; Ut quique horas noctium - Nunc concinendo rumpimus. - Et qui n'aimerait la troisième strophe : Umbris sevulta dum stupet. - Natura, lucis fui... Surgamus et noctem piis. - Exerceamus canticis. - While the dead world sleeps around.- Let the sacred temples sound. (Williams) Pimont est assurément bien à plaindre s'il a pu réciter pendant quelque vingt ans cette hymne du bréviaire parisien, sans y rien trouver de poétique. Son siège était fait. Si l'hymne de Coffin était de saint Grégoire, avec quel enthousiasme ne soulignerait-on pas la fidélité du poète au symbolisme des deux lumières! Lux e tenebris..., Lux vera mundi..., Lucis filii..., sacro lumine, quatre rappels! tandis que dans le Primo dierum, la mystique de la lumière ne paraît pas une seule fois, sauf peut-être et encore ! dans le Paterna claritas de la 5e strophe.

 

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poèmes. On aurait plus tôt fait de recopier la Bible elle-même. Pourquoi disputer au XVII° siècle sa gloire la plus éclatante qui est de n'avoir pensé et prié, si j'ose dire, que bibliquement. Pour une citation de la Bible dans les hymnes anciennes, vous en trouverez vingt chez Claude Santeul, trente chez Coffin. La symbolique du moyen âge leur est familière, mais elle ne leur suffit pas. De tous les côtés ils la débordent. Agnus implebo moriens figuras... Christi figuram prætulit... Legis figuris pingitur - Christi corona nobilis (1). De ce point de vue le contraste paraît encore frappant entre les hymnographes de la Renaissance et les nôtres. Soit que le latin de la Vulgate les choquât, soit que les extravagances du moyen âge finissant les ait dégoûtés du symbolisme, soit enfin que, dans leur engouement pour la jeune critique textuelle, ils n'aient trouvé d'intérêt qu'à l'interprétation littérale de la Bible, les premiers humanistes avaient besoin qu'Érasme leur rappelât que la prière chrétienne ne saurait trop s'approprier « les termes et les pensées de l'Écriture ». « Car il y a dans ces paroles, leur disait-il, une force particulière et Dieu les écoute plus volontiers parce que ce sont ses propres paroles (2). » « Saint Bernard, s'il faut en croire l'abbé Thiers, n'a presque rien mis de l'Écriture dans l'Office de Saint Victor qu'il a composé. » Et, pour revenir à l'humanisme, « Vivès... n'a presque rien pris de l'Écriture sainte dans l'Office qu'il a composé de la Sueur de Jésus-Christ (Sacrum diurnum de Sudore Tesu Christi) (3). » Comparez à l'hymne de Santeul sur la couronne d'épines :

 

Quo forma cessit par Deo

Non vultus idem, non decor;

 

(1) Chevalier, op. cit., pp. n5, 36, 199.

(2) Erasme, La manière de prier Dieu, Paris, 1713, p. 136. Il revient souvent à cette idée. Au demeurant, ce que je viens de dire sur l'Ecriture sainte et la prière de la Renaissance demanderait à être contrôlé. Je parle à vue de pays.

(3) Observations sur le nouveau Bréviaire de Cluny, Bruxelles, 1702, I, PP. 192-193.

 

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Atro fluentem sanguine

Et ora fædum vidimus (1).

 

D'abord saint Paul : « Cum in forma Dei esset » ; puis Isaïe : « Non est species ei, neque decor. »... « Vidimus eum, et non erat aspectus... Et quasi absconditus vultus ejus ... » Dans l'hymne du même Santeul sur la Nativité de la Vierge :

 

Uti potens exercitus,

Tu, Virgo, terror hostium,

 

suit, d'aussi près que possible. « Terribilis ut castrorum acies ». Si vous tenez à castrorum, vous l'aurez ici quelques lignes plus bas : Ut castra quæ bellum parant (2).

 

Cette strophe de Letourneux

 

Granum solo reconditum

Iners manere non potest;

Vix mortuum, jam germinat.

Hinc quanta pullulas seges (3)

 

c'est manifestement l'Évangile qui l'a dictée; comme Isaïe cette strophe de Claude Santeul :

 

Deserta florebunt Deo,

Inculta fructus proferent;

Ponet leo ferociam

Venena serpens nesciet (4).

 

« Laetabitur deserta... et florebit.... prius dracones... non exit ibi leo. » Autant qu'ils le peuvent, ils insèrent, dans leur mosaïque, les paroles mêmes du texte sacré. « Hostiam noluisti, dit le Christ dans l'épître aux Hébreux, corpus autem aptasti mihi ». Et Besnault, aux Laudes de la Circoncision :

 

(1) Chevalier, op. cit., p. 199-

(2) Ib. p. 22o.

(3) Ib. p. 44.

(4) Hymnes et Prose inédites de Claude Santeul, publiées par le chanoine Ulysse Chevalier, Paris, 1909, p. 6.

 

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Non placet fusas cruor hostiarum,

Quad mihi aptasti, Pater, ecce corpus (1)!

 

Mais sait-on jamais? Quand il récitait dans son bréviaire ce vers de Coffin :

 

Rorate, caeli, desuper (2),

 

peut-être M. Pimont le prenait-il pour un vers d'Horace.

 

III. - Deux fois catholique, puisqu'elle plonge de toutes ses racines dans le double trésor universel - l'ancienne prière chantée de l'Église et la Bible - l'hymne gallicane est aussi, comme on pouvait s'y attendre, toute gallicane, je veux dire française. Honni soit qui mal y pense ! Vous la reconnaîtrez à ce signe qu'elle ne peut souffrir - pas assez peut-être, - ni la savante incohérence d'Horace ni le « beau désordre » recommandé par Boileau. Didactisme d'abord! la poésie suivra comme elle pourra. Le prodige est que, d'ordinaire, elle emboite le pas à cette prose. Elle traîne un peu la jambe, mais elle est là. Il faut savoir que, dans la pensée de nos réformateurs, le bréviaire devait être une sorte d'encyclopédie - biblique, théologique, historique, mystique et parénétique - où le commun du clergé et l'élite des fidèles apprendraient ou repasseraient l'essentiel de la religion. Un memento, un catéchisme de persévérance. Dom Guéranger se gausse fort de cette conception, mais je ne crois pas que Rome la trouve si ridicule. A cet enseignement quotidien, l'hymne doit participer aussi activement et directement que les autres pièces liturgiques. Aucune d'elles n'échappe aux consignes de la « composition classique ». Comme n'importe quel « discours », chacune peut être réduite en un tableau synoptique : a); b); c). Pas beau-coup plus de caprice ni de fantaisie chez Coffin que chez Bourdaloue. De Santeal lui-même le prétendu pindarisme

 

(1) Chevalier, op. cit., p. 24.

(2) Ib. p. 2o.

 

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n'est qu'une apparence. Ce bouillant poulain ne s'écarte jamais de la piste quo ses managers lui ont d'avance tracée, M. Letourneux, par exemple, aussi peu fait aux bêtes de sang que le jésuite du maréchal d'Hocquincourt. Je vous les donne tels que nous les a donnés le fabricateur souverain, avec leurs qualités et leurs impuissances. Et avec leurs préjugés, d'où qu'ils viennent. Car pour moi, c'en est un de vouloir trop enchaîner soit la poésie, soit la prière au pesant quadrige du discours. Ici trop d'ergo en toutes lettres, et combien plus d'ergo qui, pour être invisibles, n'en font pas moins sentir leur présence impérieuse.

Mais enfin ils sont Français, et qui plus est scolastiques. Ainsi Letourneux, dans son hymne pour les matines de Pâques. Je traduis grossièrement pour mieux souligner les attaches dialectiques;

 

L'aube va naître du jour promis. Sors enfin du sépulcre, ô toi qui es Dieu. A cette heure nul doute n'est plus possible, ta mort est trois fois prouvée.

 

Satis superque probata; ce souci apologétique va conduire toute la pièce. Mais dès le second vers, éclate déjà la passion ratiocinante :

 

Sepulte jam prodi, Deus!

 

Il imite certainement le Salve festa dies de Fortunat :

 

Pollicitam sed redde fidem, precor, alma potestas (1)

Tertia lux rediit, surge sepulte meus!

 

Poésie, d'un côté et quelle poésie! prose de l'autre. Cet adorable meus remplacé par Deus; la prière éteinte par l'argument. Sors du tombeau, puisque tu es Dieu; pour montrer que tu es Dieu.

 

C'est d'ailleurs en vain que leur folle fureur fait garder la

 

(1) « Pollicitam... redde fidem » est traduit pars « Promisses en instat dies » et ne gagne certes pas au change.

 

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tombe, en vain que ces perfides ont apposé leurs scellés sur la porte du caveau. Quittez cette crainte ridicule : Nemo cadaver auferet. - Il se ressuscitera de lui-même, lui (nouvel argument) qui n'est mort que parce qu'il l'a voulu.

Et, en effet, il peut bien sortir du tombeau sans en briser les scellés, puisqu'il a pu venir au monde sans blesser la virginité de sa Mère.

Il est vrai que la foule ricanait le voyant pendu à la croix : - Descends, lui criait-elle, et nous te croirons Dieu » - Mais toi, comme tu voulais obéir jusqu'au bout à ton Père, tu as achevé le sacrifice, jusqu'à la dernière goutte de ton sang.

C'est vrai, il n'est pas descendu de la croix, mais il a fait beaucoup plus. Plus fecit. Tout mort que vous l'avez vu, le voici qui se rend lui-même à la lumière. Avouez donc enfin qu'il est Dieu.

Evidemment cette progression rectiligne ne rappelle guère les zig-zag bondissants de l'Ad coenam ou du Victimæ paschalis, aubades célestes, aussi enfantines que sublimes. C'est que la grave Église gallicane veut raisonner son

allégresse avant de la chanter - ou de la danser plutôt, comme elle fera demain avec cet O Filii qui lui est si propre et si cher : une des trop rares miettes de son trésor qu'elle ait sauvées du naufrage. Au surplus, on aura bien vu avec quelle mauvaise foi pédagogique, ma traduction s'est amusée à pétrifier et à peindre en rouge les articulations de ce poème-discours. Et puis n'est-il pas bon qu'avant de sonner les cloches de Pâques, notre piété s'attarde sur le Calvaire encore. chaud du sang divin?

 

At tu, Paternis obsequens

Ad usque mortem legibus,

Orbem sacerdos victima

Toto piabas sanguine (1).

 

Cela vous parait-il si prosaïque ? Au demeurant, Letourneux n'est-il qu'un excellent catéchiste. Mais, soit par son

 

(1) Chevalier, op. cit., p. 43-44. Dans le bréviaire de Vintimille, la première strophe Promissus en instat dies a été remplacée par une autre que je croirais de Coffin. L'étude de ces remaniements indéfinis serait bien curieuse.

 

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exemple, soit par ses conseils, il a montré à d'authentiques poètes que l'hymne gallicane doit catéchiser.

Trois hymnes pour les grandes fêtes, sinon davantage, trois compositions, mais non pas indépendantes les unes des autres, ni encore moins de l'Office particulier dont elles orchestrent le thème et dont elles doivent suivre le mouvement. Ce difficile programme, Coffin l'a rempli avec une extraordinaire maîtrise. « Lorsqu'il compose toutes les hymnes d'un Office, écrit Chevalier, elles sont liées par le sens et il ne serait pas possible d'en intervertir l'ordre. C'est pour chaque fête un, petit poème en trois chants, parfaitement homogène ». Il a fait mieux. « Les anciennes hymnes du dimanche et des féries avaient pour thème les différents moments de la journée, avec des pensées morales qu'ils suggèrent, sauf celles des vêpres qui s'inspiraient des époques de la Genèse. » On mariait ainsi, au petit bonheur, le Cathemerinon de Prudence et l'Hexameron des Ambroise et des Basile : noces délicieuses, mais où ni la raison ni la poésie ne s'accordent sans effort. Coffin n'a plus voulu de ce dualisme. Il a sacrifié sans pitié, et en poète plus encore, me semble-t-il, qu'en logicien, le poème des heures aux poèmes des six jours. L'art est fait de tels sacrifices. Je veux certes bien qu'on lui reproche d'avoir tiré le rideau sur les deux crépuscules ou d'avoir coupé le cou aux coqs du Romain, mais ne regrettez-vous pas aussi que ce même Romain - pour ma part, je ne m'en console pas - nous ait privés de l'hymne prudentienne. « Pour l'heure où l'on allume les lampes ». Amiel ne pardonnait pas à La Fontaine d'avoir ignoré, je ne sais plus quelle bête, le tapir, je crois. Quoi qu'il en soit, reprend Chevalier, « Coffin n'a conservé le rappel de l'heure que dans l'office du dimanche; il a formé des hymnes des sept jours un tout suivi et varié, en s'inspirant chaque jour du récit mosaïque de la création, ou des souvenirs évangéliques; il a écrit de la sorte un ample et majestueux cantique à la gloire de Dieu créateur », - ou, pour parler plus exactement, à la gloire parallèle de

 

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la Trinité créatrice et du Verbe rédempteur - « et en a déduit pour les hommes les plus nobles leçons. Dom Gué-ranger n'a pu s'empêcher de reprocher à Coffin ce « symbolisme arbitraire de la semaine », et il le définit ainsi : « Accomplis chaque jour le devoir présent. » Evidemment tout est discutable, surtout les conceptions de la prière, mais pourquoi nier un effort vers un idéal esthétique (1)? » On peut tout ridiculiser, ajouterai-je : livrez à Voltaire, ou simplement à Scarron, le Bréviaire romain. lls auront tôt fait de le « travestir ». Dom Guéranger a le goût trop fin et trop chrétien pour ne pas sentir la religieuse beauté de ces hymnes. Mais il s'est donné une cause à plaider : l'indignité de l'ancienne France, et il la plaide par tous les moyens. Jouant, du reste, sur le velours, car il sait bien que la trop facile offensive du tac au tac ou du talion - hymne pour hymne - répugnerait aux catholiques romains qu'il flagelle. Nul ne lui dira qu'à travers notre scola gallicane presque toutes ses épigrammes tombent sur Rome. Me faut-il répéter qu'il n'est ici question que de poésie ?

Invisibilia enim ipsius... per ea quæ facta sunt intellecta conspiciuntur. Remplacez ce discursif intellecta par un mot, si vous en connaissez un, qui désigne une connaissance proprement poétique, vous aurez ici le dogme principal de la poésie chrétienne (et, pour moi, de toute poésie). Symbolisme donc, mais il en est de deux sortes : il y a, qu'on me pardonne ces vilains mots - un symbolisme statique et spectaculaire, celui des Pères et du moyen âge (Honorius d'Autun, Hugues et Adam de Saint-Victor... Émile Mâle) et un symbolisme dynamique et pragmatiste, celui du classicisme dévot et de Coffin. Pas plus que le second, le premier ne se perd dans les choses visibles, mais il s'y arrête avec une complaisance que s'interdit le second. Celui-là est descriptif et pittoresque; celui-ci presque tout spirituel. C'est que le premier contemple d'abord l'oeuvre des six

 

(1) Chevalier, op. cit., p. LXXXIII.

 

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jours, le soleil; océan; animaux... - qui sont pour lui des images ou des reflets de la beauté divine; le second s'absorbe d'abord sur l'activité créatrice elle-méme, image de l'activité rédemptrice ou de la grâce sanctifiante. Ici le poète s'unit longuement, savoureusement à l'approbation dominicale que le Créateur donne à son oeuvre ; là, il se prête au travail divin par où se poursuit et se renouvelle sans cesse la création du monde surnaturel. Au cantique de l'hexameron patristique et médiéval, tous nos sens participent, les yeux surtout : l'hexameron de Coffin est le cantique d'un aveugle-né, ou d'un homme pour qui le monde extérieur n'existe pas. Si donc vous attendez de lui des descriptions colorées et chaudes, vous serez déçu. A peine a-t-il pris ses mornes pinceaux qu'il les abandonne :

 

Ad templa nos rursus vocat

Surgentis auroræ nitor.

 

Un aveugle, vous dis-je; il n'a jamais vu naître le soleil. Nitor, ce mot noir, ou abstrait - c'est la même chose Comparez aux aurores de Prudence :

 

Lux ecce surgit aurea (1)...

 

Le bond, l'éblouissement!

 

Lux intrat, albescit polus     

 

Ce nitor, du reste, assez maussade pourtant, et qui ne donnerait de distractions à personne, Coffin se hâte de l'effacer :

 

At victor auroram suo

Fulgore Christus obruit (2).

 

L'aurore surnaturelle replonge l'autre dans la nuit, elle l'éteint, la découronne, l'écrase, obruit.

 

(1) Par respect pour la tradition prudentienne, le bon Coffin s'est appliqué une ou deux fois à peindre l'aurore. Sinusque pandens aureos, - Ignita vibrat spicula. (Chevalier, op. cit., p. 5) Simple cliché. On voit bien que le coeur n'y est pas.

(2) Chevalier, op. cit., p. 3.

 

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Poète néanmoins, quand il évoque, en deux ou trois vers, et parfois avec un art consommé, les grandes scènes cosmogoniques des premiers jours de la création, mais toujours pressé de rejoindre, derrière ces augustes paysages, ce qu'il

appelle magnifiquement les «occulta... Numinis magnalia », et le jour éternel :

 

 

Quem vix adumbrat splendida

Flammanlis astri claritas (1).

 

La journée du lundi est consacrée à la séparation des eaux :

 

Poli stupemus alveo

Stagnare pensiles lacus

 

Pesez ces trois derniers mots ; et aux infiltrations de la grâce jusqu'au plus intime des âmes. Le mardi, à la formation de la terre et à l'amour du prochain :

 

Quos orbis unus continet,

Fac una jungat caritas.

 

Des arbres, des fleurs pas un mot (1). Le mercredi est le jour de l'Espérance : les vicissitudes perpétuelles des astres opposées à l'immobilité des promesses divines.

 

Sol novit occasus suos...

 

Encore une citation biblique :

 

Sol cognovit occasum suum .

 

Tour à tour les astres nous volent (furantur) et nous rendent le jour, au lieu que

 

Tu semper idem, nescius

Mortalium spem fallere.

 

(1) Chevalier, op. cit., p. 4-6.

(2) Duguet, au contraire, dans son Commentaire sur l'oeuvre des six jours, a de longues pages sur le vert des herbes et sur la peinture des fleurs. Ami sans doute de Duguet, Coffin a lu cet ouvrage, publié en 1732, et lorsqu'il travaillait déjà, je le crois du moins, à ses hymnes. Délibérément il n'a rien retenu de tant d'exquises descriptions.

 

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On pouvait bien s'y attendre, les poissons et les oiseaux du jeudi l'inspirent moins.

 

Pisces natant, volant oves...

 

Bien entendu, quoiqu'il y ait aussi des poissons qui volent, des oiseaux qui nagent. Mais, volants ou non, Coffin n'a jamais vu de poissons. Tout ce qu'il en sait est qu'on les mange : paratur esta corpori. Qu'est-ce que le corps? Seule compte la nourriture de l'âme, qui est la foi. Le vendredi : création première, chute et nouvelle création de l'homme. Enfin le sabbat du septième jour et le repos du ciel :

 

O caritas, o veritas!

O Lux perennis ! en erit

Post tot labores, ut tuo

Tandem fruamur sabbato (1).

 

Il y a plus d'ordre que dans l'ambroisien, un didactisme plus précis, mais n'est-ce pas le même esprit, et ce qui leur importait davantage, la même ferveur? L'architecture, à la fois massive et capricieuse, lourde et ailée, confuse et printanière de l'ancienne semaine liturgique (Ambroise et Prudence; Hexameron et Cathemerinon; les hymnes traduites par Racine); a changé, mais ils en ont gardé précieusement et l'âme et les pierres les plus émouvantes. Pour ma part, je me serais passé de cette refonte et je ne

regrette pas du tout que Dom Guéranger ait rouvert la vieille église hispano-lombarde à laquelle, du reste, le bréviaire de Harlay n'avait pas osé toucher.. Mais, puisque le goût et la prière du XVIII° siècle demandaient une refonte, je ne crois pas qu'il eût été possible de mieux concilier l'amour du passé et les tendances du moment.

IV. - Dans l'oeuvre de justice poétique et religieuse que poursuit le présent chapitre, si je ne devais éviter jusqu'à l'apparence du paradoxe, j'ajouterais une quatrième

 

(1) Chevalier, op. cit., pp, 7-16, passim.

 

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caractéristique et je dirais bravement que l'hymne gallicane veut être, qu'elle est en effet la traduction en vers de la prière commune, ces prétendus pastiches d'Horace obéissant très docilement aux consignes de la poésie populaire. Par là, elles se rapprochent, une fois encore, de l'idéal primitif. Lorsque saint Ambroise compose ses hymnes, il ne songe certes pas à mériter les éloges de Symmaque ni à convertir Augustin. C'est pour le peuple, le très petit peuple de Milan qu'il écrit. Nos hymnographes, pour le « bas clergé » de France qui est peuple aussi, et pour ses ouailles. L'évêque de Verdun ayant soumis à Fontenelle de nouvelles hymnes qu'il se proposait d'insérer dans son bréviaire, eut cette réponse : « J'insiste principalement sur l'obscurité de certains endroits, et rien ne me paraît plus contraire à la nature d'Hymnes ecclésiastiques, ,qui doivent être chantées par des gens peu savants pour la plupart, et entendues par un nombre d'autres qui ne le sont pas davantage (1). » C'est bien ainsi que nos hymnographes comprennent leur humble besogne. Auprès d'eux, je ne dis pas seulement l'hymnographe de Léon X, mais Adam de Saint-Victor, non moins subtil que charmant, font figure de raffinés. Au prêtre le moins cultivé, au collégien même le moins précoce, le latin bonhomme de Letourneux, de Claude Santeul, paraîtra presque aussi limpide que celui de l'Évangile. Quoique foncièrement simple, ingénu même, Coffin est un tel artiste que ses talismans - comme, du reste, ceux de Prudence, voire d'Ambroise, - n'agissent que d'une manière confuse sur la foule.. Le charme opère néanmoins et le courant passe. Quant à Santeul, eût-il parlé grec, on l'aurait compris. Patricien et badaud de Paris, Horace et Rouget de l'Isle, parmi tous les poètes de l'Ancien Régime, je n'en connais pas de plus populaire.

 

V. - Traditionnelle, biblique, didactique, populaire, tels seraient donc les caractères distinctifs de la scola

 

(1) Mélanges historiques et philosophiques de Michault, Paris, 1755, II, p. 25.

 

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gallicane. Telles les directions essentielles qu'ils suivent tous. La poésie elle-même de ces hymnes, nous l'analyserons tout à l'heure; pour la formule que nous venons d'en dégager, chacun l'appréciera comme il le voudra, mais j'ai assez montré qu'une critique attentive ne nous permet pas de la confondre avec la formule de l'humanisme, comme a fait dom Guéranger. L'évolution saute aux yeux : progrès, très grand progrès, me semble-t-il, mais certainement l’action, spontanée d'ailleurs et inévitable, si l'on songe aux autres évolutions -mystiques, intellectuelles, morales, littéraires - qui se poursuivaient ou s'achevaient, ou commençaient à décliner pendant le demi-siècle (168o-1736) où fut élaborée la réforme des liturgies gallicanes. La formule était dans l'air. Letourneux et Claude Santeul en fixeront les contours. Santeul l'électrisera, mais elle se dessinait déjà très nettement dans les hymnes d'Habert, évêque de Vabres, mort en 1668, et de La Brunetière - condisciple de Bossuet et mort évêque de Saintes en 17o2. Le Bréviaire de Paris leur a emprunté plusieurs hymnes à l'un et à l'autre, honorables sans plus, mais que les réformateurs n'auraient pas conservées si elles avaient contrarié leur idéal. Ils ont aussi entr'ouvert notre hymnaire à deux jésuites, Pétau, mort en 1652 et Commire, en 1702. Pour le premier, trois hymnes seulement (sainte Geneviève) d'un pindarisme asthmatique; pour Commire, quatre (sainte Ursule; saint Martin) un peu moins académiques, mais aussi tièdes. Simples invités et qui ne sont pas de la maison. Il est, d'ailleurs, significatif que les jésuites, ces princes du vers latin, se soient tenus à l'écart de l'entraînement hymnographique de ce temps-là, j'allais dire de l'épidémie. Ont-ils eu peur, comme l'a dit Vissac, de collaborer à une entre-prise gallicane? Non : l'ultramontanisme du P. La Chaise n'allait pas jusqu'à la phobie (1). Je croirais plutôt que la formule nouvelle, humble et populaire, souriait peu à leur

 

 

(1) Sans craindre d'encourager le gallicanisme, un de leurs poètes les plus exquis, le P. Oudin - l'ami de Bouhier et de La Monnoie, - avait composé, de toutes pièces, un bréviaire de Verdun, resté manuscrit je crois, un Office de saint François Xavier et des hymnes pour l'Eglise d'Autun, Oudin était incapable d'écrire rien de médiocre, malheureusement je n'ai pu me procurer ces divers morceaux. Cf. le t. II, des Mémoires de Michault où il est longuement parlé de ce charmant homme. - Je recommande ce sujet de thèse à un jeune travailleur. - Un des rares hymnographes de la Compagnie au XVII° siècle, le P. Glairé nous est plus connu. Nous aurons, chemin faisant, l'occasion de le saluer.

 

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humanisme (1). N'oublions pas toutefois qu'ils ont deviné - qui ne l'eût fait? - et formé Santeul. Mais seulement le Santeul - génial certes déjà! - des Inscriptions, de Pomone, des pièces de salon ou d'apparat. Comme Port-Royal, le jeune Racine. Élève perpétuel, du reste. Même après ses abjurations intermittentes, on le voit constamment chez les jésuites, pressé de leur soumettre ses brouillons ou de leur réciter ses chefs d'oeuvre. Santeul ne savait de prosodie que l'indispensable et son latin n'était pas des plus scrupuleux. Son vieux maître, Cossart, Jouvency, toutes les muses de Clermont, du noviciat ou de la Maison Professe radoubent ses hymnes. Au besoin, s'il n'est pas sage, s'il fait mine de chanter les saints ou les saintes de Port Royal, on le menace de révéler le cuisant secret. Preuve, entre cent autres, que ce chanoine tzigane n'était pas le scandaleux, le vitandus que Dom Guéranger nous a dit. Les jésuites l'auraient caché, au moins aux novices. Il les a si follement amusés sa vie durant que la Compagnie aurait dû l'inscrire au nombre de ses bienfaiteurs. Mais on n'aura pas voulu chagriner l'irritable P. Comnlire qui n'a jamais compris qu'on lui préférât ce primaire. O tempora, o mores! Mais enfin pour l'hymne, l'étincelant Victorin a d'autres maîtres : son frère Claude, M. Letourneux, le P. Gourdan, victorin lui aussi. Partage amusant, et symbolique. D'un côté le métier, la forme; de l'autre le fond ; et entre les deux, Santeul, qui, dans cette division du travail, n'apporte, n'a en propre que son génie, écoutant docilement tour à tour et tout ensemble les uns et les autres. Apis mantina et calvariana. Car, pas plus que la prosodie, la spéculation n'est son fort. Letourneux et Claude font ses

 

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maquettes. Ils lui passent les idées qui l'allumeront. Les moins imprévues l'émerveillent : un Dieu qui se fait hostie, est-ce possible? Stupete gentes, fit Deus hostia! A peine sûr d'avoir d'abord bien compris, il rumine sa leçon, il la transpose insensiblement sur le plan poétique, il la fait lyriquement sienne. D'autres grands poètes se gouvernent tout de même, sans nous confier toutefois le nom de leur Letourneux. J'ai de la peine à expliquer ce que je veux dire, mais il faut admettre que, dans l'histoire de notre scola, Santeul n'a pas l'importance prépondérante qu'on lui attribue. Un accident, un panache. S'il n'avait pas éclaté au bon moment, si les jésuites avaient réussi à l'emprisonner sur la pente du Parnasse, ou dans les jardins du P. Rapin, si enfin, trop pudibond, Claude et Letourneux avaient hésité à s'annexer ce bohème, rien d'essentiel n'aurait été changé à la ligne de notre hymnaire. Il n'aurait perdu que son flamboiement.

Mais c'eût été là une catastrophe, sinon liturgique, au moins poétique. De l'une à l'autre, soit dit en passant, il n'y aurait pas si loin. Et non seulement parce qu'un hymnaire n'est jamais trop beau, mais parce que les feux de Santeul ont montré la voie à d'autres poètes authentiques, Besnault et Collin. lls doivent beaucoup à leur aîné, et bien qu'ils se promettent de ne pas imiter ses défauts, ils l'admirent fort. Je crois qu'on les aurait surpris et peinés si on leur avait dit qu'un jour viendrait où ils seraient exaltés l'un et l'autre aux dépens d'un si grand maitre1. Et moi-même si j'avais à

 

(1) Gazier ne goûte qu'à moitié Santeul, bien qu'il le mette au-dessus de Prudence. Mais très au-dessous de Coffin. Dom Guéranger pensait déjà de même. C'est aussi Gazier qui, le premier je crois, des modernes, a mis en évidence les mérites éclatants de Besnault. Il n'était pas loin non plus d'égaler Claude Santeul à Jean. Ce qui ne serait peut-être pas non plus l'hérésie que l'on pourrait croire. Pris en lui-même, le jugement de Gazier, - scrupuleusement conforme à la poétique de l'ancien concours général, - pèserait peu. Mais comme il était le gardien pieux de la tradition janséniste, on peut croire que les appelants admiraient fort, non seulement Coffin, ce qui va sans dire, puisqu'il est mort appelant, mais Claude et Besnault. Du moins n'avaient-ils rien à leur reprocher. Ulysse Chevalier plus érudit que lettré, fait siennes les impressions de Gazier. Il tend, lui aussi, à déprécier quelque peu la poésie de Santeul. Pour moï, sans fixer de rangs, je tiens avec eux Santeul et Coffin bien entendu, mais aussi Claude et Besnault pour d'authentiques poètes.

 

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dresser un palmarès... mais quelle sottise! De Sébastien Besnault nous ne savons rien sinon qu'il était curé de Saint-Maurice de Sens et qu'en 168o il avait peut-être l'âge déjà du vers latin, puisqu'on incline à lui attribuer certaines hymnes anonymes du bréviaire de Harlay. Vocation aussi tenace que précoce : il hymnographiait encore après la majorité de Louis XV. Nous le retrouverons. C'est lui qui fait le pont entre Santeul et Coffin. Chez ce dernier (1676-1749) c'est bien toujours la même formule., mais parvenue à l'état parfait. On pense bien, du reste, que dans une si longue évolution la formule seule technique ; métier - reste identique. La poésie même de Coffin n'est plus celle de Santeul ; sa prière, pas davantage. Nous essaierons de tracer la courbe de ces variations, mais auparavant, je dois signaler la singularité la plus charmante et la moins connue de notre scola gallicane (1).

 

(1) Nul besoin de confesser que cette rapide esquisse est insuffisante. Il suffisait à mon dessein de montrer que la scola gallicane a une existence propre : hymnographie spéciale qu'on ne saurait confondre comme on l'a fait trop souvent avec l'hymnographie de l'Humanisme. C'est un vaste sujet et que les érudits n'ont pas encore défriché. Pour stimuler leurs recherches, je veux indiquer les lacunes qui me font le plus de honte. 1° Je prends notre scola en 168o, au moment où elle affirme avec éclat son existence, s'étant trouvée toute prête à intervenir dans la réforme de Harlay. Mais de sa pré-histoire, j'ignore à peu près tout et je n'ai retenu, parmi les précurseurs immédiats de Letourneux, que La Brunetière et Habert. Il faudrait, je crois. chercher aussi du côté de Saint-Maur et de Saint-Vanne. Voici un texte tantalisant, dans l'Histoire de la Congrégation de Saint-Maur par Dom Martène, publiée comme l'on sait, avec une érudition infinie, par Dom G. Charvin, T. IV, (1656-1667), Ligugé, 193o, p. 225... « Ouvrages de Dom Hugues Vaillant. Il paraît par quelques lettres de Dom Hugues Vaillant, maître de rhétorique à Pont-Levoi, qu'on imprimait cette année (1667) à Paris quelques poésies de sa composition, qu'il avait composé un office de saint François de Sales que l'évêque d'Auxerre voulait faire recevoir dans son diocèse, de même que l'archevêque de Narbonne dans toute sa province qui est composée de 11 évêchés, et qu'il était alors occupé à faire des hymnes pour les chanoines de l'église cathédrale de Saintes. » Qui ne serait bouleversé par ces quelques lignes! Les hymnes du Propre bénédictin que Solesme, .chante encore aujourd'hui sont, comme on sait, de Dom Vaillant. Mais l'Office de François de Sales, mais les hymnes de lui qu'on a dû chanter dans les 11 évêchés de la Narbonnaise... qui les retrouvera? Avec cela, il travaille pour la cathédrale de Saintes, ce qui est peut-être grave : les hymnes du bréviaire de Harlay que l'on attribue à La Brunetière ne seraient-elles pas, au moins un peu, de Vaillant ? Thiers, juge difficile, l'estimait fort. « Dom Hugues Vaillant... avait beaucoup de talent pour les hymnes... Les trois de Saint-Maur (dans le bréviaire de Cluny) sont de lui ». Op. cit. II. 245. Je laisse la ruche de Harlay, qui nous est moins inconnue et j'arrive à la fièvre hymnographique allumée précisément par la réforme parisienne. Coup sur coup, les bréviaires des autres diocèses se renouvellent. Soit une végétation d'hymnes, très certainement luxuriante. J'incline à croire qu'à Sens et grâce à liesnault, l'activité lyrique a été d'une intensité particulière. Aux érudits d'étudier, de ce point de vue, tous ces bréviaires (j'ai dit un mot de celui de Huet qui est plein d'intérêt). 3° pendant la dernière période hymnographique, - celle où étincelle Coffin et qui arrive à son apogée avec le bréviaire de Vintimille, que d'hymnes encore que j'ignore! Ce chant du cygne gallican a pu être merveilleux. Je lis, par exemple, - nouvelle secousse! - dans l'éloge de Dom Mopinot (1685-1724), encore un mauriste, et de la race des géants, puisqu'il a continué Doue Pierre Cous-tant. Tout jeune, on l'envoya professer « les humanités à Pontlevoy, abbaye dans le diocèse de Blois, où les bénédictins ont un collège très estimé. » Certes! le voici donc en possession de la chaire poétique de Dom Le Vaillant : « Les bénédictins, continue-t-on, estiment qu'ils n'ont jamais eu un professeur d'humanités si estimé... Il réussissait.., dans tous les genres de poésie...; il lit une tragédie... On chante dans plusieurs monastères de sa congrégation des hymnes de sa composition aussi claires et aussi pompeuses que celles de Santeul et plus pieuses, je dirais même plus latines que celles de cet illustre poète. » Me croira-t-on si je dis que plusieurs de nos mauristes d'aujourd'hui suppliés, sommés par moi de retrouver ces hymnes, ont dû renoncer à me satisfaire? Etiam periere ruinæ. Je ne me console pas davantage d'ignorer les épigrammes de Mopinot. Car, nous dit-on encore, « il n'eût pas moins réussi dans la satire, si la piété n'eût arrêté son génie; oà a cependant quelques pièces en ce genre, qui lui sont échappées et qui lui ont coûté bien des remords : une entre autres, qu'il fit sur le chemin de Saint-Denis en passant entre Montmartre et Montfaucon. » Perte irréparable! Encore un trait de lui, et qui éclaire tout le présent chapitre : « Quoique ses vers fussent excellents, il les faisait très facilement et quelquefois sur le champ. Un jour, ayant offert le redoutable sacrifice de la Messe pour un saint évêque (M. de Langle, évêque de Boulogne) à qui il avait été fort attaché, comme il était tout occupé de la sainteté de ce prélat, il fit ces quatre vers en sortant de l'autel et avant que d'arriver à la sacristie : Si pietas, si religio, si regula veri. - Non perit, æternum vives venerande sacerdos... » Par où l'ont voit que le latin n'était pas pour eux une langue morte, et que ce latin, bien que tout imprégné de Virgile, n'était pas plus païen, quoi qu'en dise Dom Guéranger, que n'importe laquelle des langues par où les fidèles expriment leur prière (Cf. Continuation des Mémoires... (Desmolets) Paris 173o, I, p. 27-3o. - Pour Saint-Vanne, nous avons plusieurs hymnes de Dom Gody. Cf. Jean Godefroy : Un moine poète. La vie de Dom Simplicien, Gody poète et écrivain mystique, Ligugé, 1931. 4° le mouvement ne s'est pas arrêté net avec le bréviaire de Vintimille. Il a dû se poursuivre et peut-être jusqu'à Louis-Philippe. Après les Institutions liturgiques, les hymnographes se cacheront dans des caves. Mais avant ??

 

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VI. - Un prêtre de mes amis, plus romain que Dom Gué-ranger et farouche anti-moderniste, me confiait un jour, non sans rougir, qu'à la sainte Messe, dans le court trajet de l'Épître à l'Évangile, il avait chaque matin à refouler une tentation, non pas de révolte ni précisément de colère, mais

 

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de mauvaise humeur contre le Saint-Siège, ou, du moins, contre saint Pie V. Et comme j'allais me scandaliser, « eh quoi! me dit-il, auriez-vous le malheur de ne pas adorer les proses, ou bien ne sauriez-vous pas que des quantités de proses que chantait le moyen âge, une par jour ou à peu près, ce cruel pape n'en a conservé que cinq. Victimae Paschali; Veni sancte spirites; Lauda Sion; Stabat Mater; Dies Iræ? Que voulez-vous? La poésie n'est pas leur affaire. Rome l'a reconnu elle-même depuis longtemps. Excudent alii spirantia mollius... A d'autres les hymnes splendides et les séquences frissonnantes, Adam de Saint-Victor et Santeul; Tu regere... D'ailleurs, toute prête à romaniser le génie des autres races. Tous les éléments poétiques ou dramatiques de ce qui est devenu sa liturgie, la sévère majesté de Rome les a tour à tour empruntés à l'Orient, à Milan, à l'Espagne, à l'Irlande ou à nos Gaules. Si les proses lui paraissaient trop simplettes ou trop sautillantes, était-il indispensable qu'elle en imposât le très dur sacrifice à l'infirmité française ? Un savant bénédictin, Dom Wilmart fait écho à cette plainte innocente. « On sait, écrit-il, que le Missel de Saint Pie V, n'a conservé, et ainsi légitimé, que cinq proses... Et c'est fort peu assurément, un très faible souvenir d'une immense littérature qui fit la joie des chrétiens du rit latin, depuis le Xe siècle jusqu'au XVI° siècle (1). »

Hâtons-nous d'ajouter que notre Scola gallicane jugea comme nous que cinq proses, c'était bien peu, et que, grâce à elle, cette chère littérature devait renaître et fleurir chez nous jusqu'au milieu du siècle : épisode bien oublié aujourd'hui et qui prouve une fois de plus l'attachement que gardaient ces prétendus novateurs à ce qu'ils trouvaient de plus pieux tout ensemble et de plus populaire dans la tradition liturgique du moyen âge. Le recueil d'Ulysse Chevalier - une anthologie et assez timide - qui fait naturellement la part du lion aux hymnes proprement dites, n'en renferme

 

 

(1) Dom A. Wilmart, L'Hymne et la séquence du Saint-Esprit, La vie et les arts liturgiques, Juillet 1924, p. 481.

 

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pas moins une soixantaine de proses dont plusieurs sont de vrais bijoux.

Sur ce point encore, nous sommes mal renseignés.. J'imagine qu'il y avait une gauche et une droite dans les commissions de réforme : les partisans farouches de la quantité et les amis impénitents du syllabisme; sans doute aussi les solennels et les tendres. La vieille séquence les départagea. Pour les Hymnes, on obéirait religieusement à la prosodie classique, mais, en même temps, on sauverait du naufrage les plus belles proses du passé et an en composerait de nouvelles. Par là je crois aussi qu'on aura voulu donner un apaisement, comme on dit aujourd'hui, au goût et à la piété des fidèles. « On connaît par expérience, écrira plus tard le savant abbé Lebeuf, grand érudit et grand musicien, que le chant des Proses bien cadencées est un grand attrait pour Les fidèles ; la mesure qu'on sait à présent leur donner, fait sur eux le même effet que les chants dont saint Adelin, évêque de Sherborn en Angleterre, sut adroitement se servir au vile siècle pour gagner à Dieu quantité de peuples. A Rome, où les Proses sont plus rares, la coutume était, aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles, d'en chanter à la fin du repas que le pape donnait aux grandes fêtes à tout le clergé, et il est certain que plusieurs papes (Hélas! Pie V n'était pas de ceux-là) conçurent une grande idée de Notker .. sur ce qu'il en avait mis en chant un grand nombre. Il y a un livre de proses imprimées sans chant à l'usage du diocèse de Paris. Il y aurait aussi de quoi en former un de celles qui sont à la fin du nouveau Missel de Sens (1). » Nouvelle raison d'admirer Sébastien Besnault, si, comme tout nous le fait croire,. c'est bien à lui qu'est dû le Missel de Sens. Cet hymnographe génial avait donc, lui aussi, beaucoup de goût pour ces humbles proses : plus soucieux, lui aussi, de piété que de beau langage, puisqu'il a emprunté plusieurs des proses de son missel à un Victorin, beaucoup moins éclatant

 

(1) Mercure de France, août 1726.

 

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que Santeul, et qui même n'éclatait pas du tout, le bon Père Simon Gourdan.

De ce dernier, Santeul écrivait un jour : « Il a fait une prose de saint Augustin dans le genre qui est la turpitude du nôtre, mais c'est un jargon dont les dévots sont convenus (1). » Précieux aveu : encore une preuve de l'alliance qui s'était nouée chez nous, entre la prière et les proses.

Avant de la dénouer, pourquoi faut-il qu'on ait négligé de consulter les intéressés ? Quieta non rnovere; religiosa, moins encore. Il est facile de les proscrire, moins facile de les remplacer. Mais gardez-vous de prendre au sérieux le mépris de Santeul. Il fait plus de cas de ce prétendu jargon et du syllabisme qu'il ne veut le dire. A certains moments, je crois bien qu'il enrage du somptueux exil qui l'emprisonne sur le Parnasse latin, et de ne pouvoir chanter en sa langue maternelle. La nature le voulait poète français et syllabisant. Les jésuites, ses Inaitres, lui ont fait manquer sa vocation. Il vénérait, du reste, son confrère Gourdan, il lisait les innombrables proses qu'enfilait ce bonhomme, moins génial qu'appliqué et il en faisait son profit. L'Hymne et la Prose : l'aigle et la colombe. Oh! une colombe grise et dolente, mais toute dévote. Les voici de compagnie : Santeul pour les matines de saint Jean l'Évangéliste.

 

Tu, quem præ requis Christus amaverat

O dattes hominis deliciæ Dei...

 

Fortunate nimis, cul licitum fuit

Attrectare manu Verbum   

 

Jesu, tu placido dunt recabas sinu,

Potas, plena Deo flumine ;

Illapsu tacito se propius tuis

Numen sensibus inserit.

 

La Prose maintenant, et Gourdan :

 

O te Deo saturatum,

Ipso Deo te potatum,

 

(1) Fourrier-Bonnard, op. cit., II, p. 170.

 

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Nunc, Joannes, colimus;

Sinu Christi recumbebas,

Inexhaustum lac sugebas

Præ sociis intimus

 

Caena dulci dam pinguescis,

Sacras inter conquiescis

Ulnas dilectissimus...

 

Per te caelo suspirare,

Sedem pacis habitare,

Fonte vitæ redundare

Et ad Agni recubare

Det Pater convivium.

Cujus induis observasti,

Cujus artus contrectasti,

Cujus pectus penetrasti,

Cujus throno pervolasti,

Christo sit imperium (1).

 

Cette doxologie, si affectueusement traînante, si on l'avait rencontrée parmi les Proses d'Adam..., mais qu'allais-je dire, n'est-il pas entendu que nos gallicans manquent d'onction ?

Beaucoup de ces proses, - on ne sait pas exactement lesquelles, - sont de François Vivant, docteur de Sorbonne, chancelier de l'Université (le Paris, et, soit dit en passant, un des marteaux du jansénisme (1688-1739). On peut suivre d'assez près l'élaboration naïve et savante de ces petits poèmes : sorte de compromis entre les anciens modèles et la formule de l'hymnographie gallicane. Il est touchant de voir les gros doigts de ces docteurs parcourir avec allégresse les touches du carillon médiéval. La prose gallicane est si l'on peut dire, une hymne détendue, l'hymme de Letourneux et de Santeul.

Santeul, par exemple, pour l'Assomption :

 

Cunctis caelitibus celsior una,

Solo facta minor, Virgo, Tenante.

 

(1) Chevalier, op. cit., pp. 125-128.

 

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La prose :

 

Virgo cælo celsior...

Solo minor Numine;

 

puis un rappel du voeu de Louis XIII.

 

Tibi se rex consecrat

Et suum imperium;

Salva Regem Galliæ (1).

 

Santeul, pour l'Invention de la sainte Croix:

 

Tu lectus in quo nos paris,

Suggestus è quo nos docet;

 

La prose :

 

Lectus Dei morientis

Est cathedra nos docentis (2).

 

On voit la transition du latin savant au populaire; de suggestus a cathedra; de tu lectus, sans verbe à est cathedra.

La prose de sainte Madeleine ne fait que transposer sur un ton preque aussi joyeux que celui de l'O Filii l'hymne auguste de Santeul.

 

Maria sacro saucia vulnere...

Myrrham quid a ffers, vanaque balsama... ?

 

Les beaux mots ! Combien plus simples, mais si affectueusement vulgaires :

 

Christi noces ultimas

Audit totis auiribus.

 

« De toutes ses oreilles, elle écoute les dernières paroles du Christ.

 

(1) Chevalier, op. cit., pp. 2o2-2o4.

(2) Chevalier, pp. 154-155. Une de nos hymnes pour la fête du Sacré-Coeur s'inspire également de Santeul : Ultoris exarmas manum - Placatur, ut te respicit - Iras et obliviscitur (p. 154).

 

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Santeul :

 

Ingens amantem te dolor indicat;

 

la prose :

 

At non morte vincitur

Fortior dilectio;

Ad sepulcrum sequitur

Amal sub sudario.

 

Pour la rencontre, Santeul :

 

Amans vicissim se Deus obtulit ;

 

la prose :

 

Amorem mutuum !

Ad te venit obvius!

 

Dans la noble strophe de Santeul, Tu prima testis, jadis fameuse, le mouvement de Madeleine, bien que rapide, garde une majesté céleste :

 

Tu prima testis, prima que nuntia,

Velox in urbem pralinas advola,

Christique nutantes ministros,

Plena Deo propiore firma.

 

Si pleine de Dieu qu'on ne songe pas à la regarder courir. Dans la prose, les va et vient de la désolée, puis de la messagère, combien plus près de la vie réelle !

 

Surgit, urbem circuit,

Ne vigil prohibent.

Heu! dilectus latuit;

It, redit, dum teneat...

 

Prima Christi gloriæ

Testis est et nuntia...(1)

 

A ces rythmes légers ils plient sans trop d'effort les plus

 

(1) Chevalier, op. cit., pp. 188-189.

 

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hauts de nos mystères. Ainsi dans la prose pour la sainte Trinité.

 

Molis expers et mens tolus,

In se manens, se beatus

Sibi Deus sufficit

Est in Deo totum quod est

Quod  est Deus, lotus hoc est :

Mens narrando deficit.

 

Ante tempus, tempus supplet ;

Extra locum, locum implet

Ipse locus omnium;

Cuncta creat increatus,

Mutat cuncta non mutatus,

Agens servat otium (1).

 

On a reconnu au passage un souvenir de saint Thomas, sufficit, deficit; voici maintenant les Actes des Apôtres;

 

Non egentem cujusquam colimus,

In hoc sumus, movemur, vivimus...

 

Les grelots ingénus que n'intimide point cette haute métaphysique : les doutes contre la foi balayés dans l'allégresse de croire : et toujours ce je ne sais quoi qui change en prières ces mnémotechnies.

 

Os superbum conticescat,

Simplex fides acquiescat

Dei magisterio (1).

 

On ne saurait plus habilement, ou pour mieux dire, plus naïvement, ou continuer ou renouer une ancienne tradition. Aux nuances près, qui n'arrêtent que les connaisseurs, le passage est insensible de la prose médiévale à celle du dix-

septième siècle finissant. On hésite parfois à croire tel de ses poèmes contemporain de Louis XIV et de Boileau. C'est qu'aussi bien il s'en trouve dans le nombre qui nous viennent, à peine retouchés, semble-t-il, de cet âge d'or

 

(1) Chevalier, op. cit., p. 55.

 

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qu'on accuse notre scola d'avoir méprisé, et qu'après tout Dom Guéranger ne nous a pas rendu. Ainsi la prose prestigieuse de la Dédicace, qu'on avait délaissée depuis la réforme de Pie V, et que nos classicistes se sont donné la joie ou de ressusciter ou de maintenir.

 

Jerusalem et Sion

 

Unique merveille, sauvée par un autre miracle de la ruine universelle et que, gràce à eux, nous pouvons chanter aujourd'hui encore, sinon, hélas ! par toute la France, au moins dans le diocèse de Paris. Aussi exaltante que pacifiante et d'un branle-bas qui réveille les plus inertes. A Notre-Dame, lorsque j'arrive impatient et déjà comblé à la strophe du milieu, j'ai le sentiment que l'immense nef se détache de ses ancres et cingle vers l'éternité.

 

Hæc est cymba qua tuti vehimur,

Hoc ovile quo tecti condimur,

Hæc columna qua firmi nitimur

Veritatis (1).

 

Mais les caractères distinctifs de notre scola nous ont assezretenus. Venons à l'étude plus immédiatement poétique et religieuse de son oeuvre.

 

(1) Chevalier, op. cit., p. 210. Chevalier semble attribuer cette prose à nos hymnographes. Mais elle est probablement d'Adam de Saint Victor. Il y a des variantes bien curieuses. Ainsi au lieu de Mater Eva, qui est heureusement resté, plusieurs missels donnent Hostis Eva, qui est bien dur. La strophe, si jolie mais un peu redondante, où l'Eglise est comparée à la reine de Saba - Hæc quae venit a terrae finibus, - est souvent retranchée. Le bon P. Gourdan s'est approprié, mais en l'immobilisant, la strophe mer-veilleuse. Navis Petri non quassatur. Navis, et qui plus est Petri, au lieu de cymba : quelle cargaison! Avec quassatur, la barque s'enlise déjà. Contra fluctus obfirmatur, Hac in in arca grex salvatur, - Integer credentium. Ce n'est même pas un dreadnought. C'est un rocher. Obfirmatur! arcagrex! On pense à Boileau quand il coule son plomb dans une fable de La Fontaine. Cf. Chevalier op. cit., p. 69. Au surplus, ce corpus des proses gallicanes mériterait-il d'abord d'être rassemblé, puis d'être critiqué à fond? Beaucoup d'hymnographes semblent persuadés que la séquence n'a pas survécu au moyen âge.

 

§ 2. - Le lyrisme liturgique de la scola gallicane.

 

D'un poème lyrique profane - Horace, Victor Hugo - à un poème liturgique - hymme ou séquence - il y a plus loin que d'une fable de La Fontaine à l'Odyssée. L'hymne en effet a ceci de particulier qu'elle doit mettre en branle chez celui qui la récite, comme on doit la réciter, deux activités, parallèles d'ailleurs et toute voisines, mais distinctes : l'activité poétique et l'activité de prière. Il est vrai qu'un incroyant peut trouver à lire Adam de Saint-Victor le même plaisir qu'à lire Virgile (1); mais du fait de son incroyance, l'hymne cesse d'être pour lui une hymne au sens propre du mot; tout comme à ce même incroyant la messe, n'est plus la messe, mais une simple représentation dramatique (1). Laissant néanmoins de côté ces précisions méta-physiques, je ne veux insister ici que sur les modifications profondes, essentielles même que l'Église fait subir aux poèmes qu'elle insère dans sa liturgie. Perrault l'a fort bien dit dans son éloge de Santeul. « On ne les aura pas chantées (ses hymnes) cinq ou six fois aux grandes fêtes..., qu'elles ne respireront plus que la sainteté des mystères et des grandes actions qu'elles célèbrent (2). » C'est beaucoup plus vrai que Perrault ne le pensait, puisqu'on en peut dire autant d'une pièce au-dessous du médiocre, comme il

 

(1) Un incroyant, disons-nous, et non pas un homme, s'il en est de tels, chez qui le sentiment religieux se trouverait tout à fait paralysé; cet homme, eu effet, serait aussi incapable de poésie que de prière; c'est du moins ce que j'ai essayé de montrer dans Prière et Poésie et dans Racine et Valéry.

(2) Cf. Vissac, op. cit., p. 148.

 

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s'en rencontre dans toute les liturgies. Telles strophes de l'Iste confessor, du Te Joseph, ou des hymnes plus récentes du romain, si défaillantes qu'elles nous paraissent, respirent elles aussi, on ne sait comment, « la sainteté des mystères ». Quelle qu'en soit la splendeur ou la tendresse, une pièce liturgique se trouve revêtue d'un caractère sacré; elle rentre dans la catégorie des « objets religieux », au même titre que les voûtes d'une église ou que les cires de l'autel. Et comme il y a ce qu'on appelle des «messes blanches », où tous les rites ordinaires se déroulent, la consécration exceptée, on devrait pouvoir dire qu'ily a aussi des « hymnes blanches », toutes celles qu'une liturgie officielle n'a pas consacrées en les adoptant. Nous en avons beaucoup, par exemple, de Claude Santeul, publiées récemment par Ulysse Chevalier, et dont plusieurs sont d'une grande beauté. Blanches toutefois, puisqu'elles sont restées sur le seuil de l'hymnaire gallican. Ai-je besoin d'ajouter que la consécration liturgique dont nous parlons ne transforme pas en poésie ce qui est né prose. D'une plate versification l'Église ne peut faire un poème. Pour l'hymne, l'idéal serait et il se réalise souvent, qu'à la grâce de prière qui seconde et récompense la récitation pieuse d'une formule, bien ou mal venue, s'ajoutât cette mystérieuse incantation qu'opère la poésie véritable, incantation, servante elle-même de la prière. Quoi qu'il en soit, nous n'avons pas à nous occuper ici du dynamisme surnaturel dont l'Église enrichit les hymnes de son choix. « Blanches » ou proprement liturgiques, peu nous importe pour l'instant. Seule nous intéresse leur poésie même dans sa beauté propre et dans ses rapports avec la prière de l'ancienne France.

Nous distinguerons, schématiquement bien entendu, et sans oublier que l'hymne, comme tout poème, est un organisme vivant, nous distinguerons dans nos hymnes, trois moments, ou, pour mieux dire, trois courants lyriques. D'abord un premier contact soudain, ébloui, confus, global, avec le mystère, que l'Office du jour a déjà commencé

 

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de célébrer - car l'hymne n'est que par accident une pièce de cabinet, elle fait partie intégrante de la liturgie; ensuite une application plus paisible, plus ordonnée au;détail, si l'on peut dire, dogmatique ou historique de ce mystère; enfin une appropriation personnelle, intime, de ce même mystère. Émerveillement, contemplation, prise de possession. La seconde de ces trois phases, si on pouvait l'isoler - ce qu'il ne faut pas - des deux autres, ne serait qu'improprement lyrique; des réflexions; des descriptions; un récit; les deux autres, au contraire, où le sentiment domine, sont essentiellement lyriques ; mais la première, d'un lyrisme en quelque sorte pur, c'est-à-dire où le poète s'oublie tout à fait lui même pour se perdre dans l'objet qui l'enthousiasme; la dernière, d'un lyrisme plus réfléchi, plus apaisé inquiet, douloureux même parfois, où se mèle à l'amour et au désir d'union que la première exaltation a fait naître, et que la contemplation du mystère a rendu plus pressant, le sentimeut des impuissances qui gênent la réalisation de ce désir. Bref, si l'on veut bien me pardonner la trompeuse rigidité de mes pédantismes, trois sources, ou trois ferments de lyrisme nous occuperont tour à tour : un lyrisme que j'appellerai triomphal; un autre, dramatique; un troisième enfin mystique.

 

 

A. LE LYRISME TRIOMPHAL

 

a) L'embarras est de choisir. Car, plus ou moins exalté, voilé par endroits, ce lyrisme entraîne presque tous nos poèmes. Ainsi la strophe émerveillée de Besnault pour les premières vêpres de la Circoncision :

 

Debilis cessent elementa legis,

Sat diu mentes timor occupavit,

Foedus æterni stabilire Jesus

Coepit amoris,

 

ou, en vers français - omnibus debitor sum – fatalement

 

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médiocres puisqu'ils ne rendent que le gros du sens :

 

Disparais, faible Loi; disparais, Loi de crainte !

Tu n'as que trop régné. Que la grâce ait son tour!

Jésus vient établir une alliance sainte,

Alliance d'amour (1).

 

Mais nous retiendrons de préférence le groupe lyrique de la Présentation de Jésus au Temple et de la Purification de Marie : trois hymnes particulièrement fameuses de Santeul (premières vêpres; nocturne; secondes vêpres) ; et la Prose anonyme de la messe (2) : ensemble triomphal d'une éclatante sonorité (2).

A travers le bariolé charmant et dévot de la scène - l'enfant au bras de sa mère, les tourterelles, le vieillard Siméon, la prophètesse - le poète va, d'un premier bond,

au plus invisible et au plus sublime du mystère : que la porte s'ouvre au Christ prêtre et victime.

 

Templi sacratas pande, Sion, fores :

Christus sacerdos intrat et hostia :

Cedant inanes veritati

Quæ se animis aperit figuræ

 

Ouvre ton Temple, O Sion bienheureuse

Jésus victime et prêtre y doit entrer (3).

 

C'est là, du reste, - le sacerdoce et le sacrifice du Christ - un des thèmes les plus familiers à la dévotion du XVII° siècle, comme nous l'avons montré dans le volume

précédent; et sacerdos un des mots qui reviennent le plus souvent dans nos hymnes.

Dès cette heure doit paraître néanmoins, et parait, en effet, mais elle aussi, toute sublime, celle qu'ils appelleront Virgo Sacerdos.

 

(1) Hymnes du nouveau bréviaire de Paris, traduites en vers français. Paris, 1786, p. 73.

(2) Je laisse de côté l'hymne de Laudes, qui est de Coffin.

(3) Chevalier, p. 140. Traduction de 1706.

 

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Testes tot inter magnanimo, Deus,

Tibi litabat firma silentio;

Verbi silentis muta mater,

 

ainsi associée directement au sacrifice : litabat. Il va sans dire que nulle traduction ne rendra ces quatre mots : Verbi silentis muta mater. Une seule l'a tenté du reste :

 

Entre tant de témoins, magnanime et fidèle,

La Mère, en se taisant, sacrifie au Seigneur;

Le Verbe est sans parole, elle en fait son modèle (1).

 

Nul ne traduira non plus le vers étonnant, une des prouesses de l'ex-abrupto santolien, par où commence l'hymne du nocturne :

 

Fumant Sabæis temples vaporibus

Nos sacra poscunt : jam præit hostia...

 

On reconnaît le fragrans odor thuris Sabæi de Prudence (O sola magnarum). Mais ici tout le Temple - et quel Temple! nous le voyons, nous y sommes - fume comme un encensoir. Sortilège des mots bien choisis et bien placés. Il ne dit pas que c'est aussi la fête des lumières; il fait mieux :

 

Lumen ministret splendidior fides...

D'une foi vive apportons la lumière (2).

 

Un rapide regard an vieillard Siméon, mais qui ramène aussitôt le thème du sacrifice :

 

Sit fas beato cum sene commori!

Ut quem sub aris immolatum

Vidimus, hoc etiam fruamur.

 

Hoc est malheureux, mais le moyen de ramasser tant d'émotions en si peu de mots ?

 

O que ce Dieu qui s'immole pour nous

Nous inspire une forte envie,

Heureux vieillard de mourir avec vous! (3)

 

(1) Traduction de 1786, p. 170.

(2) Traduction de 1706.

(3) Traduction de 17o6, p. 174.

 

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Puis, avec la messe, l'apaisement délicieux de la prose; mais le sacrifice n'est pas oublié

 

Ave plena gratia,

Cujus inter brachia

Se litat Deo Deus.

Fac me templum visere,

Tibi fac occurrere,

Amor, o Jesu, meus!

 

De la majesté écrasante du Temple - Fumant Sabæis, - au désir enfantin : Fac me Templum visere; de la religion à la dévotion, toute la gamme de la prière. Non moins délicieux le passage du Nunc dimittis au nunc dimitte.

 

Nunc dimitte famulos,

Nil tenet hic oculos;

 

encore le latin des enfants :

 

Da te palam cernere!

 

Mais s'il nous faut vivre encore, donnez-nous la grâce de croître avec cet enfant et par lui de ressusciter.

 

Da cum Jesu crescere,

Da per Nunc resurgere.

 

Une autre prose - le galoubet et le tambourin après les orgues de Santeul, - répète, â sa façon, mais de mot à mot, les deux premières hymnes et prépare les émerveillements de la troisième.

 

Tellus et sidera

Vos obstupescite.

Virgo puerpera

Se piat; pandite,

Templi vos ostia;

Fit Deus hostia.

 

Siméon naturellement n'est pas oublié

 

Senex, jam morere...

Seni da commori...

 

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Mais cet inconcevable mystère - Deus hostia, - qui a déjà ébloui toute une journée, plus on tâche de le pénétrer, plus on s'y abîme. Le second soir venu, l'émerveillement bouillonne encore; il éclate enfin

 

Stupete gentes : fit Deus hostia!

Se sponte legi Legifer obligat ;

Orbis Redemptor nunc redemptus;

Seque piat sine labe Mater.

 

 

Quelle merveille! un Dieu se sacrifie !

Sous la loi même est le Législateur.

Une Vierge se purifie,

Et l'on rachète ici le Rédempteur (1) !

 

Le second vers a un je ne sais quoi d'abstrait, Voltaire n'aimait pas l'antithèse du troisième – redemptor ; redemptus — qui lui paraissait un jeu de mots (2). Mais s'il y a des pauvretés, elles disparaissent dans les fracas du premier vers, tant admiré par nos pères. On n'entend que lui. Un médiocre, le seul de ses contemporains qui ait méprisé Santeul, l'abbé Thiers - qui a gagné, pour si peu, les bonnes grâces de Dom Guéranger; ce même Thiers qui ne souffrait pas davantage les claquettes du Stabat Mater! - jugeait le Stupete ridicule. « Quel si grand sujet d'étonnement pour les

nations, écrit-il, que Jésus-Christ devienne une victime?... Ne dit-il pas lui même dans le Prophète-Roi : In capite libri, etc. S'il s'y est engagé de toute éternité, doit-on être surpris qu'il accomplisse sa parole, lui qui est la vérité même? » Faut-il répondre à de telles niaiseries? La merveille des merveilles n'est pas que Dieu ait tenu sa parole, mais qu'il l'ait donnée. Et puis qui ne voit que l'accomplissement - ici les premiers sacrifices du Christ - ajoute au merveilleux de la promesse? Quand l'auteur des Élévations et du Discours

 

(1) Traduction de 1706, p. 168.

(2) « Fallait-il racheter le Rédempteur ? Le Rédempteur portait en lui-même la figure des esclaves et des pécheurs: sa sainte mère ne pouvait le conserver en sa puissance qu'en le rachetant... Rachetez-le, pieuse mère ! » Bossuet, Elévations sur les mystères, 18e semaine.

 

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sur l'histoire universelle s'extasie devant les mystères, lui direz-vous : Eh! Monseigneur, d'où sortez-vous? Quel âge avez-vous? Puisqu'elles vous étonnent à ce point, auriez-vous oublié les vérités du catéchisme? - Au surplus nous n'avons pas à défendre ici la poésie elle-même, qui est seule en cause, le poète - sacré ou profane - ayant précisément pour mission de réveiller en nous le sens du mystère. Il s'agit bien de comprendre ou de savoir! Au poète qui les réalise de toute son âme, les vérités les moins imprévues semblent nouvelles, à plus forte raison les vérités de la foi. Obstupescite, crie le prophète, et admiramini... ; inebriamini et non a vino. Et Adam de Saint-Victor :

 

Super tali genitura

Stupet usus et natura,

Deficitque ratio.

Res est ineffabilis,

Tam pia, tam humilis

Christi generatio !

 

L'hymne continue :

 

Ara sub una se vovet hostia

Triplex : honorem virgineum immolat

Virgo sacerdos, parva mollis

Membra puer, seniorque vitam.

 

Un même autel donne une triple hostie

La Vierge pure offre un honneur si cher,

Un vieillard immole sa vie,

Un saint Enfant son innocente chair.

 

Ha! que de traits doivent percer votre âme

Mère divine, et que de coups mortels!

Cet Agneau dans sa vive flamme

 De tout son sang rougira les autels (1)

 

Thiers a fait de l'hymne, dans son ensemble, une critique à peine moins incongrue. « Ces trois façons de parler, dit-il, Fit deus hostia; se sponte legi...; orbis Redemptor... ne signifient-elles

 

(1) Traduction de 1706, p. 17o.

 

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pas la même chose...? Ces paroles : Quem gestas in ulnis - imbuet hic sacer agnus aram, disent-elles quelque chose de plus que celles-ci : Crescet, profuso vir cruore - Omne scelus moriens piabit? Il y a trop souvent de ces tautologies dans les hymnes de Monsieur Santeul (1). » C'est toujours, chez ce malheureux, la même atrophie congénitale du sens poétique. L'admiration lyrique ayant pour objet ce qui ne peut ni se comprendre ni se dire, les miracles soit de la nature soit de la grâce, quoi d'étonnant que, si elle essaie de s'exprimer, elle se répète? A la cinquième strophe, le miracle d'un Dieu prêtre et victime n'est pas moindre qu'à la première. Une excellente manière d'honorer les mystères, disait Bossuet, « c'est, à la vue des bontés et des mer-veilles de Dieu, de demeurer devant lui en grande admiration et en grand silence ». On ne peut demander au poète de se taire, mais, après tout, ses « tautologies » prétendues sont une ébauche du silence extatique. Dans ce genre d'oraison, poursuit Bossuet - ou de poème - « il ne s'agit pas de produire beaucoup de pensées, ni de faire de grands efforts; on est devant Dieu; on s'étonne des grâces qu'il nous fait, on dit cent fois, sans dire mot - ou avec les premiers mots venus - avec David : Quid est homo?... Et on s'abîme dans l'étonnement et la reconnaissance. »

« Il y a dans l'admiration, dit-il encore, une ignorance soumise qui, contente de ce qu'on lui montre des grandeurs de Dieu, ne demande pas d'en savoir davantage, et, perdue dans l'incompréhensibilité des mystères, les regarde avec un saisissement intérieur, également disposée à voir et à ne voir pas... CETTE ADMIRATION EST UN AMOUR. Le premier effet de l'amour, c'est de faire admirer ce qu'on aime. Cette manière d'honorer Dieu est marquée dans les saints dès les premiers temps. Mais quoi! elle est de David, lorsqu'il dit : Quam admirabilia! Quid est homo... » (2).

 

(1) Observations sur le nouveau bréviaire de Cluny, Bruxelles, 1702, II, PP. 245-247.

(2) Elévations sur les mystères, 18e semaine, XIe Elévation.

 

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Baissez le ton de plusieurs degrés, comme il convient lorsqu'on descend de l'extase à l'enthousiasme, et vous aurez, dans ces fortes paroles de Bossuet, la définition de ce que nous appelons le lyrisme triomphal. Sa justification aussi, puisque, de nos jours, il faut, parait-il, le défendre. C'est que la vraie notion de l'hymne est presque perdue. Nous oublions que ces poèmes ont leur fonction propre dans l'ensemble liturgique et qu'ils ne doivent remplacer ni le Pater, ni les Collectes, ni les Litanies, bref qu'ils ne répondent pas à tous les besoins des âmes pieuses. Aujourd'hui, lues dans le privé, méditées et savourées plutôt que chantées, beaucoup d'hymnes - et non pas seulement celles de Santeul - nous intéressent plus qu'elles ne nous émeuvent, quand elles ne nous ennuient pas. « Lisez, écrivait Joseph de Maistre - lequel d'ailleurs ne manquerait pas cette occasion de diminuer le grand siècle - lisez les hymnes de Santeul, un peu légèrement adoptées peut-être par l'Église de Paris (non ! par toute la France). Elles font un certain bruit dans l'oreille, mais jamais elles ne prient (1) ». « Elles prient peu », corrige un juge moins absolu, Léonce Couture, que nous retrouverons bientôt. Beaucoup trop durs, l'un et l'autre. Remarquez toutefois qu'ils opposent cette carence - vraie ou prétendue - non pas aux hymnes du Bréviaire romain mais aux autres hymnes du Parisien Santeul à la mer, le vaisseau voguerait encore. Fluctuat nec mergitur. Qu'il y ait chez Santeul moins de ferveur sensible que chez Coffin, nul ne le nie, bien que certaines strophes iambiques du Victorin soient vraiment pieuses. Eh! delà justement vient

 

(1) Soirées de Saint-Pétersbourg, VIe entretien. « Il était seul quand il les composa », explique J. de Maistre. C'est-à-dire loin de Dieu ou dans la lune. Jugement deux fois téméraire. D'une part, en effet, Santeul, j'en suis persuadé, a plus de vie intérieure qu'il n'en faut, non pour être un saint, mais pour remplir décemment, surnaturellement même, sa vocation d'hymnographe; et, d'autre part, il ne fait d'ordinaire que s'approprier les idées, foncièrement dévotes, de son frère Claude ou de Letourneux. « La beauté de la prière, dit encore J. de Maistre, n'a rien de commun avec celle de l'expression. » Il confond deux choses très différentes; la prière même de chacun, et les formules écrites dont s'aide cette prière; formules qui, en règle générale, ont d'autant plus d'efficacité qu'elles sont mieux composées.

 

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en partie la confusion. Ce qui nous paraîtrait d'abord ou ne pas prier, ou « prier peu » dans ces grandes odes, c'est moins la poésie même de Santeul; que le cadre savant dans lequel il les emprisonne : saphiques, alcaïques, asclépiades, et autres formes dont la prière privée s'accommode malaisément. Moins prévenus, ou plus francs, nous ne trouverions pas plus d'onction - pour ma part, j'en trouve moins - à l'Ut queant laxis, au Te Joseph, aux hymnes classiques d'Urbain VIII ou de Léon XIII qu'au Stupete Gentes. Beaucoup avoueraient de même que tel distique, pourtant con-sacré par la liturgie, les entraîne peu... In tua se clausit... Le paganisme n'a rien à voir là-dedans, à moins qu'on ne fasse de Léon XIII un prêtre de Jupiter. L'iambique, d'ail-leurs, n'est ni plus ni moins chrétien que l'asclépiade. Mais c'est un fait d'expérience que la prière occidentale préfère à tous les autres ce vers léger, si voisin de la prose et frère aîné de nos octosyllabes, sans doute parce qu'elle n'aime ni le bruit, ni l'artifice, ni la contrainte. La prière privée, s'entend, ou encore celle des féries liturgiques, non pas celle de la cathédrale, aux jours des fêtes solennelles. Le Stupete ne fait pas plus de bruit que les orgues. Plus religieux que dévot, je le sais bien, religieux tout de même, puisque l'admiration est aussi prière. Laudate eum... in cymbalis bene sonantibus (1).

b) Comme pendant au triomphe de la Présentation – Christus sacerdos intrat et Hostia - écoutez maintenant leur Marche des Saints. Cymbales, trompettes et autres bruits somptueux. De Rome au Ciel, en passant par la France, la Rome de Pierre et de Paul, qu'on nous dit que le bréviaire gallican n'aime pas !

 

(1) Il va sans dire que la stupeur leur est commune à tous. Amoris o miraculum ! - O cordis humanis stupor (p. 4). De Coffin encore, première strophe d'une hymne de la Passion : Fando quis audivit? Dei. – Quis grande dicta brachium? - Perculsa mens confunditur, - Stupet fides, vox deficit. (P. 4o) En français : Quel prodige inouï ! quel mystère ineffable ! - Oeuvre du bras du Tout-Puissant; - Il étonne la foi la plus inébranlable, - Glace la voix, l'esprit succombe en y pensant. (Traduction de 1786, p. 110.)

 

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Magna vos vidit, stupuit que Roma;

Roma, tot diris habitata monstris,

Vidit excisis penitus sepulta

Numina fanis

 

Dans ces deux derniers vers, respirez le parfum et la poésie des fouilles archéologiques.

 

Totus in Roma superatus orbis (1).

 

Et encore, pour la commémoration de saint Paul, ce vers magnifique :

 

Tandem Roma virum vidit, inanium

Cultrix Roma deum... (2)

 

Ceci est de Claude; à Coffin maintenant :

 

Superba sordent Caesares cadavera

Queis Urbs litabat impii cultus ferax

Apostolorum gloriatur ossibus

Fixamque adoras collibus suis crucem (3).

 

Interminable cortège où pas un de nos Français n'est oublié : saint Eloi :

 

Spirat in gemmis amor et decoro

Fulget in auro.

 

Fulva metalla... Dum faber... Saint Josse. Judocus; d'après Gazier une des plus parfaites de Santeul (4). Saint François de Sales :

 

Excubans cassis Amor in libellis...

 

Saint Séverin, sainte Opportune, saint Honoré :

 

Honorantes Honoratum,

Christe tibi psallimus,

 

(1) Chevalier, op. cit., p. 166 (L'hymne est de Claude Santeul.)

(2) Ib. p. 173.

(3) Ib. p. 17o.

(4) « Haut equidem dubitaverim inter pulcherrima Santolii opera hymnum de sancto Judoco numerari. » Gazier, op. cit., p. 41. L'hymne me paraît d'ailleurs assez médiocre.

 

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Merito sic nominatum...

Honoratus ad honorum

Apicem erigitur...

 

Comment imaginer que les fidèles n'aient pas compris ce latin? Saint Germain de Paris :

 

Voce clara, corde puro

Plebs Parisiensium...

 

Sainte Clotilde, saint Médard. Saint Landry, pendant la famine :

 

Se bonis postquam spoliavit ultro;

Mox Dei sacras spoliavit aras ;

Nudus in terris Deus induendus,

Pauper alendus

 

Vasa templorum bene fregit audax;

Quod manus fabri studiosa sculpsit

Charitas rumpit, meliore flamma

Sponte liquescunt.

 

La tradition populaire a son intérêt :

 

Landry vend sa vaisselle encor que de bas prix.

Quand il a tout donné, sa bonté surprenante

Dépouille les autels pour couvrir Jésus-Christ...

L'or des vases sacrés sert à leur nourriture,

La charité du saint consent qu'ils soient vendus ;

On eût dit qu'à l'ardeur d'une flamme si pure,

Ils se hâtaient d'être fondus.

 

Saint Cyr et sainte Juliette, les saints Gervais et Protais, saint Martial, Exultet Aquitania! Saint Christophe :

 

Qui, si mole gigas, plus meritis fuit.

D'un homme encor plus grand en vertu que de corps;

 

Saint Germain d'Auxerre, saint Roch, saint Fiacre, saint Médéric, saint Cloud, saint Marcel :

 

Ille, sub Francis rudioris oevi

Regibus         

 

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Saint Eustache, saint Martin... Combien encore! (1) Mais nous ne regarderons que la fin du cortège, à savoir ces groupes anonymes que la liturgie appelle d'un mot fâcheux « le commun des Saints ». Hélas ! d'autres hymnographes, que je ne veux pas nommer, ont fait la chose aussi morne que le mot. Vous vous rappelez, ces vagues confesseurs non pon tifes, qui nous ont appris, dès le collège que la perfection manque de charme :

 

 

Pieux, prudent, humble, pudique

Sobre non moins, voire sans tache,

 

et cela qui l'eût cru?

 

 

Pendant qu'il était en vie,

 

comme le certifient deux vers infinis :

 

Donec humanos animavit ore

Spiritus artus.

 

Le puzzle de ces deux vers m'a toujours exercé, quand j'étais enfant. Après cela, qu'on reproche à nos hymnographes de parler pour ne rien dire. Quoi qu'il en soit, une de leurs gloires incontestables est d'avoir tiré de sa cave le « Commun des Saints » (2). Ils rendent la vie à ces familles de fantômes, une vie extraordinaire et flamboyante. Mors et vita duello. Dans cette série de duels entre les Universaux et la Poésie, Santeul, me semble-t-il parait le premier. Tous les autres l'ont suivi.

Du feu d'artifice santolien pour le Commun des Apôtres, la première allumette, si j'ose dire, vient d'Isaïe : Qui sunt

 

(1) Pour la liste que je viens de donner, je me suis contenté de feuilleter les Hymnes propres des saints Patrons des Paroisses et Communautés du Diocèse de Paris, livret qui,malgré la pagination et le caractère différents, fait suite dans mon exemplaire et, sans doute, dans beaucoup d'autres, à la traduction anonyme des Hymnes de l'Eplise selon l'usage de Paris, 1706. Les Hymnes de Claude Santeul célèbrent un grand nombre d'autres saints.

(2) Nul besoin de dire que les pièces antiques du bréviaire échappent à toute comparaison. Nos hymnographes ont remanié le Tristes erant apostoli auquel manifestement il ne fallait pas toucher.

 

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isti qui ut nubes volant; la seconde, d'Adam de Saint-Victor :

 

Hi sunt nubes coruscantes,

Terram cordis irrigantes,

Nunc rore, nunc pluvia.

 

Nunc... nunc... Santeul avait donc à choisir entre la rosée et la foudre. On peut croire qu'il n'aura pas hésité longtemps :

 

Totum per orbem nuntii,

Nubes velut, titi volant :

Verbo graves, verbo Deo

Topant, coruscant, perpluunt.

 

Verbo graves ! A la gravité souriante des vieux âges le XVII° siècle ajoute un sublime qui n'est qu'à lui. Non sans quelque fracas. Mais la foudre s'en prive-t-elle?

 

Christum sonant; versæ ruunt,

Arces superbæ Dæmonum;

Circum tubis clangentibus,

Sic versa quondam moenia.

 

Lourds de sommeil, que ces trompettes célestes nous réveillent; aveugles, que ces éclairs nous rendent la vue. C'est l'hymne du Nocturne, attendrie bientôt et comme décongestionnée dans la prose de la Messe :

 

Deo pleni, citi volant,

Ardent, mitant, umbras fugant...

Verbo potens, turba sacra

Mox evertit simulacrat

 

 

(1) Thiers lui-même avoue que les deux premiers vers (Totum per orbem) sont bien, et que le troisième est beau. (Verbo graves) Mais, grogne-t-il, « pour que le quatrième le fût aussi il fallait renverser la gradation, et dire : pluunt, coruscant, detonant..., car quoiqu'il éclaire et qu'il tonne quelquefois en un temps fort serein, néanmoins il pleut fort souvent avant que d'éclairer et il éclaire avant que de tonner. » (op. cit., p. 321). Misset donne les sources de la prose d'Adam. Santeul a pu les trouver dans la cellule de Gourdan ou chez Letourneux ou chez Claude. Clef de Meliton : « Nubes apostoli; » Pierre le Chantre : « la pluie de leur doctrine, le tonnerre de leurs paroles; l'éclair de leurs menaces » ; Hugues de Saint-Victor, cher à Gourdan « Nubes enim pluunt et protegunt, coruscant et volant » ; « Dogmata sacra pluunt » dit l'Hortus déliciarum. La prose d'Adam est merveilleuse, mais pour la cristallisation poétique du Nubes volant biblique, Santeul me semble presque parfait. Cf. Misset, Symbolisme d'Adam de Saint Victor (Lettres chrétiennes, 1882, pp. 388, 889.

 

116

 

Cette transposition constante de l'hymne à la prose, que nous avons déjà constatée plusieurs fois, est un des phénomènes poétiques et liturgiques les plus curieux que je con-naisse. Transition manifestement voulue, et commandée par une psychologie de la prière, inconsciente peut-être, mais très sûre. Et quel hommage rendu à la fascination de Santeul !

Pendant que je m'amuse, étourdi, à ces commentaires, le gros de la procession, anges, martyrs, pontifes... a disparu dans l'azur. Mais le grondement d'une fanfare prochaine renouvelle nos attentions. On dirait la marche wagnérienne des pèlerins. Des auréoles s'allument, de lourdes bannières claquent au vent; le silence de la foule qui nous bouscule se fait plus haletant. Voici venir de l'auguste rue Saint-Jacques, si voisine de Saint-Victor, les héros de la pensée, les théologiens, ou, pour leur donner le plus éclatant de leurs noms, les Docteurs. Santeul disait qu'il n'avait rien écrit de plus beau que son hymne pour le Commun des Docteurs : O qui perpetuus nos monitor doces. Et ce premier vers, à lui seul, pourrait bien lui donner raison. Gazier y déplore une certaine jejunitas - maigreur, sécheresse, densité ? - qui sent, dit-il, son théologien. Il en admire la technique vertigineuse : incredibilis... poeseos scientia. Mais ces vers ne lui semblent pas assez brouillés avec la prose, non salis abhorrere; si bien que le poète semble plutôt marcher sur la terre solide que nager dans les nues, in coelum tolli. Eh! c'est justement par là que Santeul nous montre, une fois de plus, qu'il est poète, électrisé, possédé tour à tour par la poésie particulière du sujet qu'il traite. Voler ou tonner comme les apôtres - sicut nubes, citi volant - ne convient pas aux Docteurs. La science sacrée n'a même pas le droit de courir. Et le pourrait-elle

 

(1) Gazier, op. cit., p. 39.

 

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dans l'étroit chemin de ronde, aux dalles glissantes, où elle monte la garde autour du dépôt divin?

 

Hi semper vigilant, ne quid adulterum

Corrumpat fidei virgineum decus :

Lædi vel leviter non patitur fides,

His custodibus integra...

 

Patrum canitiem, tot venerabiles

Rugas objiciunt, unde nitet fides ;

Quæ sunt prisca, docent; quae nova, subruunt;

Servant depositum Dei

 

Ce n'est pas là du tout la jejunitas théologique, ou plutôt c'est la théologie elle-même réalisée et comme sentie par un poète. La dernière strophe revient splendidement au Perpetuus monitor de la première, au maître intérieur de Malebranche :

 

Sit suprema tibi gloria, Veritas,

Quæ per scripta Patrum quando foris sonas,

Nullo vocis egens corda doces sono

Et te mentibus inseris.

 

Religion profonde de tout cela : les bannières sonores des Docteurs s'inclinant devant le silence tout-puissant du Verbe. Les hymnes de l'office nocturne et de Laudes me

paraissent presque aussi vibrantes :

 

Nobis qui vehimur cæca per æquora

Lacent perpetuæ faces...

Vos succensa Deo splendida lumina...

 

A la prose maintenant d'attendrir la gravité doctorale, et de fondre, aux pieds de l'autel, dans une même prière joyeuse, la simplicité et la science :

 

Mendax eloquentia

Vana sapientia,

Tui, Christe, nescia!

Verus hic est sapiens

Cujus Christus patiens

Omnis est scientia.

 

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Évidemment, les docteurs en savent plus long que nous; mais toute leur science, ils nous la donnent, et si, d'aventure, nous les comprenons de travers, ils nous redressent d'une main gentille :

 

Et manum errantibus Dat

amicam placidus.

 

Auprès de l'unique lumière, leur flambeau et nos pauvres cierges, c'est tout un :

 

Ad te, Deus, oritur

Et ad te reyertitur

Omnis sapientia;

Tu lux es scientium,

Doctor es docentium

Extra quem nox omnia (1).

 

Suit la cohorte, à peine moins éclatante, de saint Benoit et de ses moines ; ou plutôt, de saint Benoit, de M. de Rancé et des trappistes Le poète encore ! Incapable de se passionner pour le vague. Santeul est allé à la Trappe, au moins de désir; il en est revenu bouleversé.

 

Felices nemorum pangimus incolas,

Certo concilio quos Deus abdidit

Ne contagio secli

Mores laederet integros.

 

Pendant longtemps, la France chrétienne a su par coeur la noble strophe :

 

Illis summa fuit gloria, despici;

Illis divitiæ, pauperiem pati;

Illis summa voluptas,

Longo supplicio mori (2).

 

Sainte-Beuve, pour qui le Stupete gentes « a été touché

 

(1) Chevalier, op. cit., pp. 81-184.

(2) Ib. op. cit., p. 85.

 

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du souffle sacré », n'était pas loin de lui égaler le Felices memorum.

J'en passe, j'en passe... Enfin se glisse, à la suite des autres triomphateurs, le groupe noir et mauve des veuves. Les cuivres alcaïques se sont tu. Pour scander cette marche timide, essoufflée, l'iambique lui-même serait trop vif ou trop éclatant; les rimes d'Adam trop joyeuses. Un cantique néanmoins, mais c'est Gourdan qui bat la mesure :

 

Pulchra viduitas

Qua pene feminæ

Redit Virginitas...

Secundas femina

Nescit hæc nuptias...

Evadens retia,

Non quærit amplius...

 

Toutes maigres - apparet macies, - mais leur interna facies scintille comme une étoile, sidereis radiis :

 

O vere vidua !

 

et qui ne se mêle jamais aux jeux d'ici-bas :

 

Et cum ludentibus

Nunquam se miscuit;

 

pas même aux jeux de la poésie, et on le voit bien (1) !

La liturgie gallicane n'est dont pas la païenne raffinée et dédaigneuse qu'on nous avait dit. Poésie, jargon même, s'il le faut; que lui importe, soucieuse d'abord de donner une voix à la prière de tous.

Que s'ouvrent maintenant à cette foule bienheureuse les portes du Ciel. Pour ses trois hymnes de la Toussaint, Santeul s'inspire des hymnes du Romain, vieilles pièces plus vénérables que belles, et d'une rusticité qu'il m'est impossible de trouver délicieuse. Elles ont donné beaucoup de mal aux quatre jésuites d'Urbain VIII. Il n'est manifestement

 

(1) Chevalier, op. cit.. pp. 1o5-1o6.

 

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pas vrai, d'ailleurs, quoi qu'on en ait dit, qu'elles « nous transportent sur le seuil du Paradis, pour nous en décrire les splendeurs (1). » Étrange paradis, d'où le Très-Haut est absent et où l'on n'entend que les supplications désolées de l'Église militante. Praeterita, præsentia - Futura mala pellite. Il semble que de prochaines catastrophes menacent. Gentem auferte perfidam; ou bien c'est la difficulté du salut qui fait trembler ces voix apeurées. Salutem posce miseris. Rien de mieux, et tel était je crois le caractère primitif de la Toussaint. Dans la liturgie gallicane, cette fête célèbre d'abord le triomphe des saints. Ainsi le veut leur théocentrisme foncier, et leur « Pur Amour ».

 

Læti vestra simul præmia pangimus...

 

Si joyeux de la joie des saints que nous en oublions nos misères :

 

Jam vos pascit amor, nudaque Veritas;

De pleno bibitis gaudia flamine.

Illic perpetuam mens satiat sitim

Sacris ebria fontibus.

 

Encore une de ces strophes santoliennes - et il y en a tant! - qui se fixent à jamais dans la mémoire! Intraduisible, bien entendu. En voici un pauvre décalque :

 

L'Amour, la Vérité qui, pure, se déploie

Font désormais votre aliment;

Vous buvez à pleins bords au fleuve de la joie,

Et la soif de votre âme, éternelle, se noie

A la source sans fond d'un doux enivrement (2).

 

L'ordonnance de ce triptyque est à elle-même un chef-

 

(1) Albin, La poésie du Bréviaire, I, Les hymnes, Paris, s. d., p. 374. « On reconnaît du reste, que cette supplication répétée donne à la prière une impression de tristesse douce, que nous appelons, d'un mot tout évangélique inconnu des anciens, le recueillement. » C'est très bien, pourvu qu'on ne limite pas au « recueillement » ainsi compris le lyrisme liturgique ; ou bien sacrifiez l'Exultet du samedi saint.

(2) Montalant-Bougleux, op. cit. 323.

 

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d'oeuvre. Aux premières vêpres, la description du ciel : dans un lointain auguste, le trône inaccessible :

 

Altis secum habitans in penetralibus,

 

et, au milieu, la vision de l'Apocalypse :

 

Altari medio cui Deus insidet,

Agni fumat adhuc innocuus cruor.

 

L'hymne du nocturne fait « passer comme en revue tous les ordres du bienheureux avec les traits singuliers qui les caractérisent (1). »

Enfin, à Laudes, le désir du Ciel :

 

Quand viendra le moment, où libres de nos chaînes

Nous nous joindrons à vous, sainte et céleste cour;

Où, quittant notre exil, et finissant nos peines

Les ombres feront place à la clarté du jour (2)?

 

Hymnes presque trop belles, ou trop accablantes, de sublime d'abord, puis de pathétique. Mais voici bientôt, avec la prose de la messe, une catharsis toute céleste :

 

Nudato numine,

Agnus qui cernitur,

In suo sanguine

Adhuc immergitur.

 

Perennis hostia.

Non est qui Filio

Matre sit propior,

Erecta solio

Et coelo purior.

 

Que je voudrais connaître le nom, les traits, l'histoire intime du prodigieux anonyme,, qui, en se jouant, dégage ainsi des eaux de vie santoliennes ces élixirs de simplicité et d'allégresse ! Le chancelier Vivant peut-être, mais

 

(1) Traduction de 1786, p. 197.

(2) Ib., p. 301.

 

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assurément quelque docteur de Sorbonne. Quel autre eût-il remarqué et déploré l'absence des docteurs dans l'hymne de Matines ? Fâcheux oubli que la prose va réparer :

 

Doctores lucidi,

Victis erroribus,

In Deo placidi,

Paris de fontibus

Verum exhauriunt.

 

Un soupçon de malice ou d'humour : lucidi... placidi... Après quoi plus rien ne manque à ce chef-d'œuvre collectif; le triomphe des saints chanté par la scola gallicane (1).

 

B. LE LYRISME DRAMATIQUE

 

 

Le thème dramatico-lyrique - j'allais dire le scenario - leur est imposé par l'évangile du jour. Mais, pas plus que le texte, la traduction en vers latins de cette page d'histoire ne serait à proprement parler poétique, encore moins lyrique, ou ne le serait, si j'ose dire, qu'en puissance. Il

 

(1) La 3e strophe de la 1ère des hymnes pour la Toussaint, Altis secum habitans in penetralibus, portée aux nues par les uns, a été sévèrement censurée par les autres? Un seul vers litigieux; le Rex ipse suo contuitu beat. Quelle image, écrit Dinouart (un des compilateurs du Santoliana). Ici l'esprit. frappé... se perd dans la contemplation de l'Idée de l’Etre suprème qui fait lui-même son propre bonheur. - Non, répond Voltaire, « s'exprimer ainsi, n'est-ce pas peindre Dieu comme un fat occupé sans cesse à se regarder dans sa glace ? » Et il traduit fort irrévérencieusement : « Dans ses appartements le monarque suprême - se voit avec plaisir et vit avec lui-même ». Cf. Montalant-Bougleux, op. cit., pp. 67, 407. Il est visible que Voltaire ne veut pas comprendre, mais je ne dirais pas avec Montalant-Bongleux que cette cri-tique est uniquement voltairienne. Le problème est beaucoup moins théologique qu'esthétique. « Suo contuitu beat », bien qu'irréprochable du point de vue métaphysique, éveille, peut-ètre par le seul mot beat des associations fâcheuses. Santeul s'est contenté de mettre en latin l'idée qui lui avait été fournie par ses conseillers ordinaires, mais cette idée. il ne l'a pas réalisée poétiquement, comme il l'avait fait pour le premier vers. Voici quelques traductions qui, consciemment ou non, tâchent d'éviter l'écueil « Qui seul trouve sa gloire en son être divin » (anonyme de 1706). « Se contemple en son être et fait seul son bonheur » (anonyme de 1786). « Dieu, de son propre aspect fait sa béatitude » (Montalant-Bougleux). « L'éternel se complaît dans ses propres grandeurs ». Trad. de Poupin, 177o.

« Lui seul qui créa tout trouve en lui son bonheur », Saurin, 1699. « Trouve en son propre sein la source du bonheur », Duval, 18o6. La traduction anglaise d'Isaac Williams a laissé tomber le vers.

 

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nous faut donc essayer de saisir, de rendre sensible, autant que possible, la réalisation toute personnelle, l'assimilation émue, enfin le mystérieux courant grâce auxquels le récit évangélique devient, dans nos hymnes, un véritable poème.

Ce je ne sais quoi parait déjà, bien que presque imperceptible et très intermittent, dans l'hymne du moins poète de la bande, le bon Gourdan, pour la fête de saint Lazare. Les fins lettrés qui ont présidé à la confection de l'hymnaire gallican ne se faisaient aucune illusion sur le génie du saint homme. Ils voyaient mieux que nous ce qui lui manquait. Si donc ils lui ont emprunté cette hymne c'est qu'ils l'ont jugée convenable à l'idéal qui les inspirait, et digne de figurer, quoique assez chétive, à côté des deux hymnes parallèles, l'une et l'autre éminemment santoliennes.

J'aurais fait comme eux, n'eût-ce été que pour la première strophe dont le premier vers m'enchante, et qui nous offre, chose rare parmi nos hymnes, une « composition de lieu » à la manière de saint Ignace. Chose rare, et qui doit l'être, soit dit en passant. Pour y faire tenir un vaste mystère, l'hymnographe ne dispose que de cinq ou six strophes. Quel besoin, par exemple, que Paul Diacre nous parle de ses lèvres souillées : solve polluti labii? Comme il assiste à l'Office - ou devrait y assister - il a déjà récité quatre fois : Domine labia mea aperies. Qu'il s'abandonne pour le reste à l'indulgence de saint Jean-Baptiste. Il va sans dire que notre scola pose ses décors ainsi qu'il lui plaît. Mais, d'ordinaire, quelques mots suffisent : Fumant Sabæis templa

vaporibus, qui vaut une toile de Lebrun. Dans l'hymne de Santeul pour la Visitation, si on donne deux vers aux collines, c'est qu'on veut qu'elles participent au mystère.

Montes superbum verticem - Qua Virgo transit subdite. Ici néanmoins quatre vers :

 

Intrante Christo Bethanicam domum,

Curramus omnes : hospite splendidam

Simone coenam proeparante,

Tam celebrem penetremus aulam.

 

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Je suis sûr que les réformateurs, bons humanistes, mais avant tout dévots, n'ont pas résisté à la séduction de Bethanicam domum. Naïf talisman, mais authentique. Hospite splendidam ne les aura pas moins gagnés. Ce n'est plus une composition de lieu, une maison, mais un buisson ardent. Pour qu'on goûte mieux la saveur populaire de cette pièce à forme savante, la voici devenue cantique.

 

Sans plus tarder, allons d'un pas léger

Dans la maison où Jésus veut loger;

Passons au lieu de l'aimable festin

Que fait Simon au monarque divin.

 

Quand Marthe a soin de l'hospitalité,

Et qu'au banquet son frère est invité,

Alors Marie à ce Maître des cieux

Offre humblement des parfums précieux.

 

La traduction suit le texte de très près. Je ne lui par-donne pas toutefois d'avoir escamoté la trépidation de Marthe. Hic dum ministrat Martha celer gradu ; bien qu'entre nous, ces mots charmants, Gourdan les ait, j'en ai peur, volés à Santeul : Quo tendis et cito gradu. - Conscendis alta montium? (Visitation) - à moins qu'ils ne l'aient volé de compagnie à quelque païen. Avec les poètes on ne sait jamais.

 

Ses pieds sacrés sont baignés de ses pleurs,

Elle y répand d'abondantes liqueurs;

Et brise même un vaisseau de grand prix.

Dont l'odeur seule embaume le logis.

 

Le latin, bien que de Gourdan, est moins simplet : Et vase fracto mox inundans - Tecta novo recreas odore.

 

Aveugles Juifs, pourquoi vous indigner?

Un grand amour peut-il rien épargner?

Ah! vous montrez plus d'ardeur pour l'argent

Que vous n'avez de soins de l'indigent.

 

125

 

Celle de qui le zèle est censuré

Verra ce zèle à jamais révéré.

Elle prévient les honneurs du tombeau

Que l'on doit rendre à l'immortel Agneau.

 

Dans tous les lieux où règnera la foi,

Où des Chrétiens se répandra la loi

Résonnera, dans ces climats divers

Ce qu'elle a fait au Dieu de l'univers (1)

 

Comme on le voit, bien que très pieuse, ce n'est là qu'une sorte de mnémotechnie exgétique et oratoire ; assez inutile, d'ailleurs puisque l'Évangile du jour qu'elle traduit docilement, verset par verset, a été déjà lu et commenté au cours de l'Office, ou qu'il le sera bientôt. Parmi les nombreux sujets d'où l'inspiration aurait pu naître, Gourdan. ne choisit pas ; successivement il donne à chacun d'eux les quatre vers dont il dispose. Pour mieux dire, l'inspiration n'est pas venue : une leçon bien récitée et non pas un chant. L'hymne, telle que la conçoivent d'ordinaire nos

hymnographes, est tout autre chose. Le poème anonyme des premières vêpres, pour ce même jour, rendra sensible cette différence. De la riche matière qui s'offrait à lui, le poète n'a retenu que l'épisode central, les deux soeurs ; et de ces deux, il n'a retenu que Marthe. Quoi de plus inattendu! mais l'inspiration souffle où elle veut.

 

Flagrans amore, perditos

Dum nos Redemptor qucereret,

Defessus ad Martham

Deus Sese recepit hospitam.

 

Caprice lyrique et qui semble narguer l'exègese littérale. Ce n'est plus la Bethanica domus que Gourdan nous ouvrait tantôt ; c'est la maison de Marthe. Les quatre notes

 

(1) Traduction de 1706, p. 16o-162. L'avant-dernier vers, tel qu'on l'imprime, étant faux : on saura dans ces climats divers, je me suis permis, d'accord avec Gourdan : per populos resonabit omnes, de le corriger.

 

126

 

de la mélodie ont déjà sonné : Defessus ad Martham Deus.

 

Beata quæ tantum suis

Amica tectis hospitem

Fovere gaudes, et Deo

Inferre convivæ dapes !

 

Le poète avouera-t-il qu'elle n'a pas choisi la meilleure part? Oui, puisqu'il ne peut s'en dispenser, mais en courant, et pour la lui rendre aussitôt.

 

Dum Martha pascit, pascitur

Maria felix, ac sedens

Magnoque tutu judice,

Partem potitur optimam.

 

Primauté donc de Marie, mais éphémère. Si, d'ailleurs Marthe restait assise, qui servirait l'hôte fatigué? Un peu d'agitation, mais nécessaire et toute sainte, que récompensera demain la passivité bienheureuse.

 

Nunc Martha, nunc sedens Deo

Et ipsa verbo pasceris:

Et juge se tuas tibi

Conviva dat convivium.

 

Hospitam, hospitem; pascit, pascitur; sedens, sedens; conviva, convivium, quelle musique profonde et suave dans le retour ou dans l'opposition de ces mots ! et quelle exquise tendresse dans le nunc, nunc sedens Deo! Enfin, enfin, tu te reposes. Mais j'admire peut-être encore davantage, et d'autant plus qu'on ne l'attend pas, la reprise triomphale du thème mélodique dans la doxologie :

 

Da Christe, sanctorum quies,

Sic nos ad unum tendere…

 

L'activité de Marthe - de celle à qui il a été dit : turbaris - ainsi présentée, réalisée, je voudrais pouvoir dire sentie, comme une ascension constante vers la quiétude ; le drame de Béthanie évoqué et dénoué tout à la fois ; la leçon

 

127

 

de ce mystère - Unum necessarium - rappelée - et tout cela en quatre petites strophes sans apparence, n'est-ce pas vraiment merveilleux?

Commandée, le plus souvent, par un événement historique, - l'hospitalité de Béthanie par exemple - l'hymne n'est pourtant pas un récit. Le minimum de curiosité que doit éveiller le récit lui est étranger, contraire même. Elle commence par le dénouement, ou plutôt le dénouement lui est déjà présent quand elle commence, puisqu'elle a pour premier mobile une impression de « stupeur ». Fit Deus hostia : dès le second vers le noeud du mystère est tranché. Nul ordre chronologique parmi les détails qu'il plaira au poète d'évoquer. Dans le triptyque de Besnault sur la Circoncision, un des modèles les plus achevés du genre, le sacrifice précède l'acceptation du sacrifice. Aux premières vêpres : Stillat excisos pueri per artus... sanguis; à Laudes :

 

Noxium Christus simul introivit

Innocens orbem : Pater, inquit, adsum.

 

Bien que dramatique au sens large du mot, l'hymne n'est pas davantage un drame proprement dit, un « mystère » médiéval en miniature. Les très rares dialogues où elle s'aventure, ne sont qu'une feinte. Un seul acteur, et qui ne quitte jamais la scène : ni le Christ, ni la Vierge, mais le poète lui-même, s'appropriant les sentiments, l'activité de la Vierge ou du Christ; entraînant dans son propre mouvement les mouvements divers par où s'est accompli, dans le temps et dans l'espace, le mystère, l'unique mystère, toujours le même et aux réalisations sans nombre, l'incarnation du Rédempteur. Parmi ces mouvements, tels que l'Évangile les a fixés, le poète choisit à son gré celui ou ceux que l'inspiration du moment a revêtu pour lui d'une je ne sais quelle phosphorescence ; il y entre, il les plie à

 

(1) Chevalier, op. cit., p. 215.

 

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sa musique intérieure, il les active de son propre élan, il les prolonge; il les sort du temps et de l'espace, il les replonge par là, si j'ose encore dire, dans l'activité immo-

bile et éternelle qui s'est manifestée par ces démarches passagères.

 

Christus sacerdos intrat et hostia.

 

Dans la réalité historique, l'entrée de l'enfant Dieu aux bras de sa Mère n'est qu'un prélude à la Présentation, et celle-ci, à son tour, n'est qu'une cérémonie fugitive. Dans l'hymne, cette même entrée ne fait qu'un, non seulement avec le rite de l'oblation, mais avec la réalité perpétuelle du divin sacrifice ; l'élan lyrique de Santeul s'est comme fondu dans l'élan intime du Christ, acceptant dès l'aube des jours, le décret divin qui le veut prêtre et hostie, et renouvelant à jamais son sacrifice. Invincible élan qui jaillit de la première strophe de la première hymne, et qui se communique aux trois poèmes : Intrat. L'incantation poétique aurait pu s'allumer à un autre geste, se produire par d'autres mots, mais c'eût toujours été le même élan, et du Christ et du poète. Ainsi pour la Circoncision, le Stillat du début, qui se prolonge jusqu'à la fin du poème. Ce n'est pas : j'ai versé, mais je verse telle goutte de sang pour toi. Ainsi l'emergit undis de l'hymne du Baptême (1) ; par ces mots-mouvements, l'activité essentielle, le momentum, le pondus de la scène évangélique, se trouve captée et chaque fidèle entraîné à la faire sienne ; et cela, je le répète, grâce à une sorte de magnétisme, suspendu, non pas à l'idée elle-même, si belle soit-elle, mais aux mots qui auréolent de poésie cette idée. Comparez la strophe maîtresse de Besnault que je viens de rappeler :

 

Stillat excisos pueri per artus

Efficax noxas abolere sanguis ;

Obligat morti pretiosa totum

Stilla cruorem,

 

(1) Chevalier, op. cit., p. 34.

 

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à cette traduction exacte, mais fatalement prosaïque

 

C'est pour les abolir (nos crimes) qu'en un âge si tendre

Il verse ici son sang pour la première fois ;

Et par ce rude essai, s'engage à le répandre

Tout entier sur la Croix (1).

 

Il saute aux yeux que ce miraculeux stillat, avec le stilla du dernier vers qui en redouble le rayonnement, perd toute sa force poétique, et même le plus exquis et le plus vibrant de son sens, d'abord à être transporté dans le second vers et précédé du lourd : c'est pour..., ensuite à être traduit une fois par verse, et une autre fois par répandre. Beaucoup moins artiste que Besnault, l'auteur de l'hymne délicieuse pour la Présentation de Marie, nous donne un autre exemple de ces vibrations cristallisées si j'ose dire, autour d'un présent de l'indicatif – temps lyrique par excellence, puisqu'il est en dehors du temps

 

Quam pulchre graditur filia principis,

Templi cum properat limina tangere (2) !

 

Flanqué de ce pulchre naïf et charmant, et de l'heureuse imprécision : Filia principis, ce graditur est irrésistible. La fresque de Tiepolo qui nous montre la jeune Vierge déjà parvenue au haut des degrés, et presque noyée dans l'ombre de l'immense grand prêtre, n'est pas une invitation à monter, celle de Titien plutôt, mais la petite Vierge de celui-ci, a plus de peine à franchir les hautes marches cette robe relevée trahit un effort. La princesse gallicane est toute à la joie de monter - pulchre graditur - et nous avec elle. On dit que chez Santeul la pensée ne marche pas. C'est possible, mais peu importe, si le branle donné dès le premier vers ne s'arrête plus. Pas de reposoirs : son chant ne s'essouffle ni ne piétine. De ce point de vue, les

 

(1) Traduction de 1786.

(2) Chevalier, op. cit., p. 24o.

 

13o

 

deux hymnes pour la Décollation de saint Jean-Baptiste me paraissent d'une virtuosité presque troublante; grave et sauvage tout ensemble, la danse abominable autour du plat sanglant, scande et obsède toute les strophes.

 

Ecce saltantis pretium puellae

Fertur in disco caput amputatum.

 

La danse rebondit aux secondes vêpres, et avec une telle frénésie que la commission du bréviaire a pudiquement supprimé la strophe la plus contagieuse.:

 

Palluit coelum, trepidavit aula,

Ipsa sese horret feritas tyranni;

Soles saltairix ovat, execrandi

Conscia facti

 

Sévérité inutile. Santeul est si maître de son archet qu'il saura bien plier ce rythme cruel à une musique céleste :

 

Non tamen frontis, gravitas serenae

Cessit immiti violata ferro;

Dura mitescit placido sub ore

Morris imago (1).

 

Le maudit charme est rompu ; le démon en fuite. Salomé danse toujours, mais comme si elle n'était pas là ; nous nous abandonnons à l'hérolque sérénité de cette auguste relique, hîératisée déjà, qui ne saigne plus.

C'est ainsi que chez eux la description épouse le chant sans le retarder ; abstraite, imprécise le plus souvent, plus chaude que pittoresque. D'ici de là néanmoins une enluminure s'ébauche, mais rapide elle-même et chantante : les tourterelles de la Purification; teneras volucres (2); le gril de saint Laurent : ardens cubile (3) ; la couronne d'épines : junco

 

(1) Chevalier, op. cit., pp. 213, 214.

(2) Ib., p. 14o.

(3) Ib., op. cit., p. 96.

 

131

 

palustri… textilibus spinis (1) ; les parvae manus de saint Louis enfant (2) ; la prison mamertine : nigro specu (3); Jean-Baptiste, cinctus hirsuti spoliis cameli (4) ; la croix renversée de saint Pierre : invertis in terram caput (5) ; Ies cheveux blancs : frontis canities, de saint Jean dans l'huile bouillante (6); les amica stagna de Tibériade (7); le silex de la Circoncision : vulnus silicis cruentae (8) touches concrètes qui fixent l'imagination et qui n'effleurent les réalités de la terre que pour nous rendre plus réels et plus attirants les mouvements de la grâce.

 

C. LE LYRISME MYSTIQUE. PRIÈRE ET POÉSIE

 

Si humbles, presque tous, et si fervents, la plus cruelle peine qu'on eût pu faire à nos hymnographes eût été de leur dire que leurs hymnes « ne priaient pas ». Et, de toutes les critiques c'eut été assurément la plus injuste. Envoyant aux Messieurs de Saint-Sulpice les hymnes et les proses de « l'Intérieur de Jésus », que ces bérulliens l'avaient prié de composer,

 

« pour traiter un si admirable sujet, écrivait Dourdan, il aurait fallu être tout retiré, tout perdu, tout consommé dans l'intérieur de Jésus et ne plus respirer que son amour et une haute religion pour ses plus adorables mystères; il aurait fallu être mêlé de coeur aux adorations et aux hommages de l'incomparable Marie; il aurait fallu être animé de l'esprit du Sacerdoce et du Sacrifice et n'être embrasé que du feu de l'autel. Cependant je ne nuis

 

 

(1) Chevalier, p. 198.

(2) Ib., op. cit. , p. 206.

(3) Ib., op. cit., p. 193.

(4) Ib., op. cit., p. 16o.

(5) Ib., op. cit., p. 166.

(6) Ib., op. cit., p. 156.

(7) Anonyme de 2706; p. III.

(8) Chevalier, op. cit., p. 25.

 

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qu'un profane, indigne d'entrevoir des mystères si sublimes et d'expliquer des profondeurs de grâce et de sainteté si impénétrables. Je l'ai fait pour obéir... Priez donc N.-S. J.-C. qu'il ne m'impute point cette témérité, qu'il me retire dans son intérieur divin, qu'il veuille accepter mon offrande et mon holocauste, et qu'il n'y ait rien en moi qui mette obstacle à l'oeuvre de sa grâce... L'excellence et l'étendue de la matière m'a charmé et m'a comme emporté... Il faudrait une plume d'or et un coeur pour ainsi dire divinisé, pour traiter un sujet si vaste (1).

 

Gourdan est un saint à canoniser, de ce chef une exception. Mais cette lettre admirable, toute notre scola l'eût signée en rougissant, et, tout le premier, Santeul. Le Vietorin, veux-je dire, car son frère Claude paraît à peine moins perdu en Dieu que Gourdan. « Se mêler de coeur » aux mystères qu'ils célèbrent, les revivre lyriquement certes, mais plus encore pieusement, aider le peuple fidèle à les revivre avec eux, telle est leur ambition première, telle la règle fondamentale de leur Art poétique.

J'ai dit à quel point leur était familier le lexique du sacrifice : hostia, sacerdos, litat - plus familier encore le lexique de la vie intérieure. Intimus revient mille fois.

 

Altis medullis intimus

Tostos per artus it dolor,

Menti Deus sed intimae

Praesens dolorem tempera (2).

 

Par delà les dernières fibres martyrisées, une retraite plus profonde où la souffrance ne parvient pas. Pour les Mages,

 

Dum sidus admonet foris..,

Lux fulget intus clarior (3).

 

(1) Lettre inédite, récemment publiée par M. Levesque, dans sa brochure sur les Anciens Offices propres de Saint-Sulpice, Dumont, Limoges, 1922, PP. 7-8.

(2) Chevalier, op. cit., p. 197.

(3) Ib., op. cit., p. 3o.

 

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Le chant lugubre du carême déplaît au Seigneur

 

Ni corde pulsas intimo

Sensum doloris indicet (1)

 

O divine vérité, qui frappe si délicieusement nos oreilles clans les écrits de saint Augustin, mais qui nous pénètre sans le secours d'aucune parole, au plus intime de nous-même !

 

Sit suprema tibi gloria, Veritas,

Quæ, dam scripta foris auribus insonant,

Nullo vocis egens corda dotes sono,

Et te mentibus inseris (2)!

 

Ils aiment ce dernier verbe :

 

Quam libenter hic pudicis

Inserit se cordibus (3)!

 

Et Santeul, dans l'hymne de saint Jean :

 

Se propius tuis

Numen sensibles inserit (4).

 

Leur dévotion au Sacré-Cceur ne s'arrête pas au coeur de chair et va droit au plus intime du Christ :

 

Quae Christi latitant Corde sub intimo...

In templum Genitor pectoris intima

Praesens ipse suo numine consecrat...

Ardens interius...

 

Que de richesses cachées dans ces profondeurs, in penetralibus !

 

O vitæ latices, vivida flumina!

O sacros aditus pectoris intimi (5)!

 

(1) Chevalier, p. 38.

(2) Ib., op. cit., p. 21o.

(3) Ib., op. cit., p. log.

(4) Chevalier. op. cit., p. 125.

(5) Ib., op. cit., p. 59-6o.

 

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Ces deux vers ont été pris à une strophe antérieure de Claude Santeul; pourquoi ont-ils laissé tomber le dernier vers : O Cordis penetralia? Ce ne sont pas là de simples transports lyriques. De l'intérieur des mystères ils rapprochent leur propre intérieur, soit pour approfondir leur indignité, soit pour la diminuer en y insérant la force du Christ. Passage du lyrisme proprement dit à l'introspection et à l'union mystique. Horace, dans Caelo tonantem, s'approprie lyriquement Regulus, mais pas une fois, au cours de cette ode, l'impétuosité du poète n'est ralentie ou déviée par un retour humilié sur les défaillances morales qui, dans la vie réelle, l'empêchent d'être lui-même un héros. Pas davantage, il ne songerait - idée absurde pour lui! - à s'appliquer cet héroïsme, sur lequel il n'a aucun droit, n'étant pas uni à Regulus, comme les membres le sont au chef. La doctrine bérullienne de la vie du Christ en nous, préside au contraire au développement de l'hymne gallicane. Le passage y est constant de l'émerveillement à l'humilité; de l'union lyrique à l'union mystique. Ainsi dans l'hymne de Coffin pour Noël :

 

Agis magistrum vel tacens,

Ex hac cathedra nos doces.

 

Un maître et un modèle, sans doute, mais beaucoup plus que cela :

 

Castos aurores nutriens,

Sanans tumentes spiritus,

Divine, nostris, o Puer

Præcordiis innascere (1).

 

Tuos per ortus nascimur, avait déjà dit Claude Santeul (2).

Une plus belle étoile et plus active que celle des Mages rayonne jusqu'au plus intime de nos coeurs.

 

(1) Chevalier, p. 22.

(2) Claude Santeul, op. cit., p. 2.

 

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Micante dum nos allicis,

O Christe, stella gratiæ,

Ne tarda coelesti sinas

Obstare corda lumini (1) .

 

Ce sont les épines de nos péchés qui ont tressé la couronne de Jésus : qu'il les arrache de nos coeurs, et qu'il sème à leur place les épines célestes de la pénitence :

 

Culpis satæ mortadium

Te, Christe, spinæ vulnerant:

Evelle nostras, cordibus

Tuasque nostris insere (2).

 

Plus une âme pénètre et se fixe dans ces retraites de l'intérieur, plus sa religion s'attendrit. Ce qu'on trouve ainsi dans les profondeurs du Christ, et de Dieu lui-même, c'est bien toujours la sainteté sans doute, mais plus encore la bonté. Ainsi l'hymne de Santeul pour la fête du Saint-Sacrement :

 

Non ut olim, monte sancto

Hic, Deus, nos territas.

Inter ignes non minaris,

Hic amas mitescere (4).

 

Cette vérité si admirablement exprimée, - Hic amas mitescere - tous les mystères la leur redisent. Nos pires misères ne l'offusquent point. Est Deus melior, chante une de nos Proses (4). Au mépris des élégances classiques, ils

répètent ce tamen, si peu janséniste, que nous avons déjà rencontré :

 

Judex tremende, nos premit

Immensa moles criminum;

Immensa sed, clemens Pater,

Parcendo vinces crimina.

 

(1) Chevalier op. cit., p. 3o.

(2) Ib., p. 200.

(3) Ib., p. 58.

(4) Ib., p. 88.

 

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Nos, testa quanquam fictilis

Opus tamen sumus tuum (1).

 

C'est pour ne pas nous épouvanter qu'il se cache sous les voiles eucharistiques :

 

Quam bonus prudensque celas

Hic tuam praesentiam (2)!

 

ou sous les traits d'un nouveau-né :

 

Ut blandiaris sontibus,

Divina celas lamina;

Adire nunc mortalibus

Jam Numen in cunis licet (3).

 

Que si parfois la crainte du Très-Haut menaçait de les accabler, la Sainte Vierge, toujours présente à leur prière, les aura bientôt rassérénés. A elle du moins, Dieu ne peut rien refuser.

 

Matris nihil tibi

Potens proles negat (4).

 

C'est par toi que nous sommes liés à Dieu, chante Santeul :

 

Per te Dei nos filii,

Per te Dei fratres sumus (5).

 

Et encore :

 

Audi, namque potes fleclere Natum

Virgo mater, amas nos quoque natos (6).

 

Et encore :

 

Ne dedisce genus, nostra fuisti (7).

 

(1) Chevalier, p. 37.

(2) Ib., p. 58.

(3) Claude Santeul, op. cit., p. 4.

(4) Ib. op. cit., p. 59.

(5) Chevalier, p. 218.

(6) Ib., p. 202.

(7) Ib., p. III.

 

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Claude Santeul regrettait sans doute que l'ancienne liturgie de l'Avent ne fit pas assez de place à la Sainte Vierge - et l'Église avait bien ce sentiment puisqu'elle a voulu fêter d'une manière plus spéciale l'Expectatio Partus. Il a composé pour cette fête cinq poèmes de grande allure, mais où.. on ne peut dire ce qui domine le plus de la solennité ou de la tendresse :

 

Foecunda Virgo Numine proximam

Expectat horam…

 

L'heure va sonner qu'ont appelée tant de siècles :

 

Hora venit, venit hora sæclis.

 

Il s'adresse tour à tour, et sur un ton différent, à l'enfant qui va naître,

 

jamque prodi

Magne puer medeare mundo;

 

et à celle qui va l'enfanter :

 

Depone, Mater, pondus amabile;

 

et il l'interroge :

 

Maria partus conscia Numinis

Quis sensus in te? Quae tua mens erat

Tot rapta miris?

 

Il la fait parler; il l'entend qui hâte de ses voeux la bien-heureuse naissance

 

Hæc virgo tecum : nascere, nascere (1) !

 

Notre : venez, venez, venez sur les lèvres de la Vierge, quel ravissement ! Nascere, nascere ! Dès qu'ils parlent d'elle, une suavité baigne leurs strophes. Pour fêter la Visitation,

 

(1) Claude Santeul, op. cit., p. 1-2

 

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les deux frères, le Victorin et Claude, rivalisent de tendresse :

 

Beata quam pressit pede

Tellus ! beata semita !

Colles beati, qui simul

Cum Matre sensistis Deum (1) !

 

Claude trouve ces chemins trop pierreux, ces collines trop hautes

 

Judæa saxa molliat

Montesque sternat asperas,

Promptos humus flores ferat

Aspirez aura Virgini (2) !

 

Que les anémones réjouissent les rudes sentiers ; qu'une brise embaumée rafraichisse « la fleur des Vierges » : O flos... virginum (2) ! Même intimité affectueuse avec les saints. On a dit que les rapports de nos gallicans avec saint Pierre étaient quelque peu tendus. J'ai déjà répondu qu'à les entendre, il n'y paraît pas.

 

Serva, tuere, pasce nos, Pastor bone:

Illius et nos, Petre, pars gregis sumus (3).

 

Et, pour que Dom Guéranger les entende bien, ils insistent : nous sommes du troupeau et de la moisson :

 

Quæ, quanta surrexit seges!

Et ista nos seges sumus (4) !

 

Mais quoi! n'a-t-on pas affirmé de même - et avec quelle assurance ! - qne la dévotion à la Sainte Vierge leur pesait et que leur religion ne connaissait que la crainte? En vérité, loin de regretter qu'ils n'aient pas assez d'onction, une critique sérieuse leur reprocherait - oserai-je bien le

 

(1) Chevalier, p. 174.

(2) Claude Santeul, op. cit., p. 53.

(3) Chevalier, p. 134.

(4) Ib., p. 68.

 

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dire ? - d'en avoir trop. En cela, notre scola aurait de qui tenir et continuerait une antique tradition nationale. « Le Gallicanum, écrit Dom Cabrol... si étroitement apparenté au missale Gothicum, ne lui cède en rien pour la richesse, l'élévation, et d'ordinaire, la précision de la doctrine... ; plusieurs oraisons, adressées directement au Christ sont très remarquables..., surtout par l'onctïnn, le ton de tendresse

et d'intimité dont on a fait avec raison ressortir la différence avec le style plus précis et plus austère des formules . romaines. » Parfois, hélas ! « ce style gallican tombe dans la préciosité, le raffinement, la prolixité (1) ». Qualités, défauts, nuances caractéristiques, on en peut dire autant de notre hymnaire moderne. Mais, en ces délicates matières, il n'est pas toujours facile de décider où finissent les qualités, où

commencent les défauts. Prenez par exemple une hymne de Claude fort belle, me semble-t-il, sur la sainte Tunique :

 

Par Deo Verbum, Patris æqua Proles,

Quam dies pestit rutilumque lumen,

Hoc adorandum tenuiore cinxit

Tegmine corpus.

 

Début grandiose, qui suffit, me semble-t-il, à sublimer, je veux dire à rendre profondément religieuses et proprement liturgiques les strophes qui suivent, même celle-ci qui pourrait inquiéter un liturgiste sévère : Heureuse, cette laine qu'ont travaillée les mains de la Vierge !

 

Quam fuit felix manibus Mariæ

Lana tractari, docilis magistræ

Vincla nectebat, properans in aptos

Numinis usus ! (2)

 

Vincla nectebat est d'un joli métier. Mais n'y a-t-il pas là quelque raffinement, corrigé, du reste, plus ou moins par l'auguste Numinis de la fin ? Mièvrerie ne serait pas le mot

 

(1) Dictionnaire de théologie catholique, fascicules LXXII-LXXIII, p. 810.

(2) Claude Santeul, op. cit., p. 43-44.

 

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juste ? La dévotion privée n'a pas à s'embarrasser de ces scrupules ; mais il semble que la prière publique de l'Église doive être plus austère, peut-être même moins tendre. Quoi qu'il en soit, telle serait la nuance propre ne nos hymnes : plus dévotes parfois que religieuses - parfois, dis-je et non pas toujours, de beaucoup s'en faut; - elles tendraient à confondre la prière liturgique avec la dévotion privée ; l'oratoire et l'Église. Plus près de saint François de Sales que de saint Grégoire. Tendance moins sensible dans les hymnes du XVII° siècle, bien que déjà très pieuses, que dans celles du XVIII° Robinet, Coffin sont moins romains que Letourneux, que Santeul. Progrès ou décadence ? II faut bien que le problème se pose, puisque Dom Guéranger, qui se croit tout romain, préfère Coffin à Santeul.

 

CONCLUSION

 

J'ai gardé pour la fin une page de Léonce Couture qui résume excellemment, et avec une autorité qui me manque, tout ce que j'ai essayé de dire : « Considérée comme oeuvre littéraire - j'entends de littérature sacrée - la liturgie auscitaine (ou gallicane ; la distinction de celle-ci à celle-là n'aurait ici aucun intérêt) mérita l'admiration et l'amour de plusieurs générations d'ecclésiastiques à la fois intelligents, instruits et pieux : tous les hommes de mon âge ont pu recevoir des confidences décisives à ce sujet. » Ceci a été écrit en 1891. « Il entrait sans doute dans cette admiration quelques préjugés d'éducation et un certain classicisme exagéré. Aussi la réaction en faveur de l'art médiéval, qui a marqué le commencement de ce siècle, a-t-elle été pour beaucoup dans les anathèmes souvent injustes jetés aux oeuvres religieuses des deux derniers siècles, y compris la liturgie. En somme, nos véritables maîtres n'avaient pas tort d'admirer en général le choix et l'agencement des textes scripturaires, la belle série des leçons patristiques, la rédaction correcte et noblement élégante des leçons historiques, enfin les proses et les hymnes, pour la plupart modernes, de notre liturgie auscitaine. Je voudrais bien dire quelque chose de chacun de ces articles, le défaut d'espace me permet à peine de toucher seulement à l'hymnographie, et encore en fort peu de mots... »

Les hymnes « de Santeul sont parfois tapageuses à l'excès, j'en conviens, mais c'est trop de les appeler« creuses »

 

 

142

 

(comme avait fait le savant dont l'article de Couture louait les travaux), et il faut bien convenir que si elles prient peu, elles rendent souvent avec quelque éloquence le sens de nos grandes solennités. » (Et n'est-ce pas là le principal mérite d'une hymne liturgique ? Aussi bien me suis-je déjà expliqué à ce sujet.) « Mais ce que les nouveaux critiques liturgiques devraient surtout reconnaître, c'est l'onction

touchante des hymnes quotidiennes composées par Coffin. Notez que la pensée en est habituellement empruntée aux hymnes romaines correspondantes, en quoi l'auteur s'est montré plus sage que la plupart de ses émules, mais il les a dépassés principalement dans l'expression des sentiments les plus intimes de la piété chrétienne. M. Dubarat cite avec une juste admiration une strophe ((émue »i de l'une des hymnes bayonnaises à saint Léon ; je pense qu'il accorderait la même admiration à beaucoup de strophes des hymnes fériales du Parisien et de l'Auscitain, Peut-être faut-il les avoir chantées souvent au plus bel âge de La vie pour les aimer comme je les aime, mais dites-moi pourquoi Alfred de Musset adorait ce quatrain de l'hymne de none, l'heure où Jésus-Christ fut mis en croix :

 

O Christe, dum fixus  cruci

Expandis orbi brachia,

Amare da crucem, tuo

Da nos in amplexu mori ?

 

« Dites-moi pourquoi les plus durs pédants s'attendrissaient en faisant réciter cette strophe de complies, qui avait obtenu les honneurs de la prosodie classique :

 

O quando lucescet tuas

Qui nescit occasum dies!

O quando sancta se dabit,

Quae nescit hostem patria !

 

« Enfin ne contestez pas que l’Oluce qui mortalibus remuait les âmes les moins mystiques par ces beaux élans de nostalgie céleste

 

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Moraris, heu ! nimis diu,

Moraris optatas dies !

Ut te fruamur, noxii

Linquenda moles corporis.

 

His cum soluta vinculis,

Mens evolarit, o Deus !

Videre te, laudare te

Amare te non desinet.

 

« On sait que Louis Veuillot, qui ne devait pourtant pas avoir de faiblesses gallicanes, a voulu traduire cette hymne en vers français. Je ne dis pas qu'il y ait réussi pleinement. Me permettra-t-on de citer ici, au même sujet, un petit trait de ma jeunesse enseignante ? C'était au collège de Lectoure, à l'époque où nous prîmes le. rite romain, sans plainte aucune, et même avec joie. Mais quelques regrets partiels se produisaient, et par exemple, nos jeunes élèves eux-mêmes, privés aux vêpres de leur chère hymne O luce, demandèrent instamment et obtinrent qu'elle fût chantée quelquefois pendant la messe quotidienne.

« La liturgie auscitane est morte, et elle ne méritait pas de vivre. Ce n'est pas une raison de lui refuser pleine justice pour ce qu'elle renfermait de bon et de beau (1). »

C'est ici un témoignage capital, d'autant plus décisif qu'il vient de plus haut et qu'il s'enveloppe de plus de réserve. Manifestement Couture ne livre ici que le moins possible de sa vraie pensée. Il se borne à orienter les jugements de l'avenir sur une controverse dont les cendres fument encore; il empêche la prescription. D'où l'incohérence apparente ou l'équivoque de ses conclusions. La liturgie gallicane « ne méritait pas de vivre. » Pourquoi donc? Ou plutôt qu'est-ce à dire? Ne vient-il pas lui-même

(1) Revue de Gascogne, novembre 1891, pp. 521-523. Couture dit encore : « La plupart des usages et des textes liturgiques, dénoncés comme suspects de jansénisme, ou d'autres erreurs, n'ont pas nécessairement cette portée; par là-même, une fois admis dans des milieux. d'une irréprochable orthodoxie, ils ont été pris et interprétés en bonne part, et cette interprétation, a fait loi. » Ib. pp. 513-514.

 

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de proclamer les très hauts mérites de cette liturgie, et dans une autre page que je n'ai pas citée, d'écarter les soupçons d'hétérodoxie qu'on a fait peser sur elle? Si belle, si profondément pieuse, si chère à plusieurs générations cléricales, qu'y a-t-il en elle qui exige qu'on l'extermine? Elle méritait si peu de mourir que déjà Benoît XIV en aurait voulu faire siennes les directions principales, et que la récente réforme de Pie X l'a implicitement, si l'on peut dire, ressuscitée (1). Qu'il plaise demain à l'Église de nous imposer cette liturgie, et elle vivra. Il était bon toute-fois qu'au prix de n'importe quels sacrices, la France revint à la liturgie romaine, et c'est là sans doute ce que veut dire Léonce Couture. Il aurait pu ajouter, et c'est l'évidence même, que ce retour au rit romain n'entraînait pas l'abandon total de notre littérature liturgique. Rien dans nos hymnes qui les empêche d'être naturalisées romaines, comme l'ont été avant elles le Veni sancte spiritus, le Mea maxima culpa du Confiteor et tant d'autres prières. Pour être française, O Luce qui mortalibus ne professe ni les cinq propositions de Jansénius ni les « quatre articles. » Je ne parle ici que des hymnes, mais on sait bien que telle de nos préfaces ne déshonorerait pas le Missel romain. Malheureusement, écrit un spécialiste encore plus autorisé que Léonce Couture et non moins romain, « malheureusement, écrit Dom Cabrol, cette réforme se fit trop souvent sans discernement, et les diocèses, en même temps qu'ils rejetaient les liturgies sans autorité, par lesqu'elles on avait remplacé la liturgie romaine, ne s'avisèrent pas de conserver des usages locaux, consacrés par des siècles de possession et qu'ils auraient pu garder légitimement (2). » Où commence la possession? Combien de siècles faut-il pour qu'une hymne soit conservée? Qu'elle ait réchauffé et réjoui pendant plus de cent ans la prière de tout un peuple, cela ne suffit-il

 

(1) Sur Benoît XIV, Cf. Chevalier, op. cit., pp. LXXXVI, seq.

(2) Dictionnaire de théologie, op. cit., p. 843.

 

 

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pas? Deux heures après sa naissance, le Veni sancte Spiritus n'appelait-il pas de toutes ses strophes incomparables, la consécration officielle qui l'égalerait aux poèmes de Fortunat? Je n'entends rien, du reste, 'à ces choses canoniques. Mais, vers 184o, j'eusse imaginé volontiers une commission de réforme, dont Rome aurait eu, comme il se doit, la présidence et où quelques prêtres éminents de notre ancien clergé se seraient rencontrés pacifiquement avec les leaders ultramontains et romantiques, Ozanam et Dom Guéranger. Elle n'aurait proposé son rapport qu'après un demi-siècle de recherches, de tâtonnements. Elle aurait écarté le médiocre d'où qu'il fùt venu; conservé ou restauré ce que notre poésie latine, de Fortunat à Coffin, présente de plus exquis. Catholique dans le temps comme dans l'espace, tout romain d'ailleurs, cet hymnaire nouveau eût permis de suivre les variations de la piété et de nous associer tour à tour, à la prière de tous les temps. Semblable à la cathédrale d'Aix en Provence, dont les assises datent de l'Empire romain, et où s'enchevêtrent, sans trop se déchirer, tous les styles imaginables. Au cours du demi-siècle ainsi consacré à la composition de cette sorte d'anthologie liturgique, la première effervescence de Dom Guéranger se serait calmée. On aurait eu le temps de lui accorder beaucoup plus qu'il ne demandait, par exemple l'insertion au Missel romain, ou au Propre français de ce Missel, quelque trente proses d'Adam de Saint-Victor; en retour, il aurait fait grâce aux plus beaux poèmes des deux Santeul, de Besnault et de Coffin. Un siècle de poésie chrétienne eût été sauvé. Quoi de plus sage, de plus conforme à la tradition? Mais le vent de l'ultramontanisme romantique n'était pas à la sagesse. On préféra tout détruire. Du point de vue de la poésie et de la religion elle-même, sinon de la liturgie, il est permis de le regretter. Bien plus déplorable toutefois la rupture que cette campagne précipita entre le classicisme dévot et le romantisme catholique. La Révolution française avait commencé à couper les ponts, les agités de l'antigallicanisme

 

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en, achevèrent la ruine. Il fut admis, dès lors, comme un fait constant, que de Louis XIV à Louis XVI, le sens de la vie chrétienne avait été profondément perverti chez nous. « Depuis bientôt deux siècles, écrivait Dom Guéranger, le jansénisme est le grand fait religieux de l'Église de France (1). » Mes gros volume n'auraient-ils fait qu'exterminer ce paradoxe encore plus néfaste qu'insoutenable, ils n'auraient pas été inutiles.

 

(1) Institutions liturgiques, II, p. IX.

 

EXCURSUS

 

§ 1. - O luce qui mortalibus...

 

Plus d'un lecteur sera content de trouver ici le texte complet de cette hymne, si chère à la piété de l'ancienne France (cf. plus haut, p. 142).

 

O Luce qui nortalibus

Laces inaccessâ, Deus!

Præsente quo Sancti tremunt

Nubuntque vultus Angeli :

 

Hic, ceu profondâ conditi

Demergimur caligine;

Aeternus at noctem suo

Fulgore depellet dies.

 

Hunc nempe nobis præparas,

Nobis reservas hunc diem,

Quem vix adumbrat splendida

Flammantis astri claritas.

 

Moraris, heu ! nimis diu

Moraris, optatus dies!

Ut te fruamur, noxii

Linquenda moles corporis.

 

His cum soluta vinculis

Mens evolarit, o Deus,

Videre te, laudare te

Amare te non desinet.

 

Ad omne nos apta bonum,

Foecunda donis Trinitas :

Fac lucis usuræ brevi

Æterna succedat dies.

 

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Voici la traduction de Duval (18o6)

 

Roi qu'une lumière environne,

Inaccessible aux sens, invisible à nos yeux :

Qui vois les Séraphins jusqu'au pied de ton trône

Effrayés de l'éclat que tu répands sur eux.

 

Plongés dans une nuit profonde,

Et comme ensevelis, nous vivons ici-bas.

Mais au jour éternel, retirés de ce monde,

Une clarté nouvelle éclairera nos pas.

 

Non, le bel astre qui partage

Les saisons et les jours dans son cours radieux,

N'est qu'un faible tableau, qu'une infidèle image

Du jour que tu promets à tes saints dans Ies cieux.

 

Hélas ! quand paraîtra l'aurore

De ce jour par les tiens si longtemps désiré?

Mais pour te posséder, il faut attendre encore

Que le voile de chair soit enfin déchiré.

 

Quand l'âme aura brisé sa chaîne

Qu'elle aura pris l'essor pour s'élever vers toi;

Enivrée à ta vue, o Beauté souveraine

T'aimer et te louer sera son seul emploi.

 

Voici le Moraris traduit par Isaac Williams :

 

Why lingers thus light's golden wheel

Which shah Io us that day reveal?

But we must cast this flesh aside

Ere we with Thee aside.

 

But when the soul shall take her wing

From out her dark enveloping,

To see Thee, praise Thee, love  Thee still

Her urn within shall fill.

 

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Je donnerai aussi l'hymne de Complies :

 

Grates, peracto jam die

Deus, tibi persolvimus;

Pronoque, dam nox incipit,

Prosternimus vultu preces.

 

Quod longa peccavit dies

Amarus expiet dolor,

Somno gravatis ne nova

Infligat hostis vulnera.

 

Infestus usque circuit

Quærens leo quem devoret :

Umbra sua alarum taos

De fende filios, Pater!

 

O quando lucescet tuus

Qui nescit occasum dies!

O quando sancta se dabit

Quæ nescit hostem patria !

 

La doxologie est banale - La traduction paraphrasée de l'abbé de Majainville (1786) n'est pas tout à fait insupportable :

 

Avant qu'au jour fuyant la nuit sombre succède

Et nous dérobe ses rayons,

Nous vous prions, Seigneur, nous implorons votre aide,

Vous rendant grâces de vos dons...

 

Des esprits ténébreux rompez pour nous les armes,

Brisez les traits de l'ennemi :

Ecartez loin de nous ses songes pleins de charmes

Qui flattent le corps endormi...

 

Mettez vos enfants sous votre aile...

 

Oh ! quand paraîtrez-vous, Éternité chérie,

En votre éclatante beauté,

Quand luira de ce jour en l'aimable patrie

La pure et charmante clarté?...

 

15o

 

Je préfère Williams :

 

And now the day is past and gone,

Holy God, we bow to Thee,

Again as nightly shades come on,

To Thy sheltering side we flee.

 

For all the ills this day hath done,

Let our bitter sorrow plead,

And keep us from the wicked one

When ourselves we cannot heed.

 

Ravening he prowls Thy fold around,

In his watchful circuitings :

Father, this nibht let us be found

Neath the shadow of Thy wings.

 

O when shall that Thy day have conte,

Day ne'er sinking to the west;

That country aud that hoty home,

Where no foe shall break our rest.

 

Comme les enfants du collège de Lectoure, les graves disciples de Newman aimaient ces hymnes : quelle gloire pour Coffin, et pour le bréviaire gallican!

 

§ 2. - Santeul et Coffin, ou les deux péchés originels de l'hymnaire gallican.

 

Ce procès ne me paraissant pas sérieux, et, du reste, ayant été jugé depuis longtemps par de plus autorisés que moi, je n'ai pas cru devoir l'aborder à mon tour dans le chapitre qu'on vient de lire. Un excursus schématique et sommaire sera plus que suffisant. En deux mots voici le réquisitoire : La seule collaboration de

 

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Santeul et de Coffin à l'hymnaire gallican, leur seule présence dans nos livres liturgiques, salit, disqualifie, déshonore à jamais cette liturgie ; le premier, par ses extravagances et par son adhésion à l'hérésie janséniste ; le second, par son appel. A quoi je pourrais répondre que, de sa nature, l'hymne est un poème impersonnel, anonyme, ou qui ne porte d'autre nom que celui de l'Église qui l'a inséré officiellement dans ses livres liturgiques Jam lucis est une hymne romaine; Stupete gentes, une hymne gallicane - ou pour mieux dire romano-gallicane. Dans quel embarras ne plongerez-vous pas les fidèles, voire les chanoines, si, avant de chanter une hymne, il leur faut mener une enquête sur la vie intérieure et les moeurs du poète qui l'a composée? Beaucoup nous sont inconnus. Rien ne prouve qu'un priscillianiste obstiné, qu'un faux dévot, qu'un pécheur impénitent, ou qu'un simple esthète ne se soit pas glissé parmi eux. D'ailleurs, où commence l'indignité? Fortunat était ou se proclamait gourmand :

 

Deliciis variis amide me ventre tetendi

Omnia sumendo...

 

Première enquête : est-ce un aveu sincère ou un simple jeu poétique? Seconde enquête : sa gourmandise le rend-elle si indécent que l'on doive renoncer au Vexilla Regis? - Votre autel, y compris le tabernacle, a été sculpté par un huguenot, répondait humblement Santeul à un religieux qui ne voulait pas de ses hymnes, sous prétexte que leur auteur ne serait jamais canonisé. - En si absurde chemin, où s'arrêter?

Ce vieux marbre sur lequel nous célébrons nos mystères, nous rougirions peut-être s'il nous racontait par le menu son histoire d'avant le Christ. Tel pape, à I'heure même où il fulmine telle bulle, où en est sa conscience? Le rédacteur de tel document pontifical, ou sans chercher si loin, tel prédicateur de carême... A vous suivre, l'Église enseignée ne sera bientôt plus qu'une Haute-Cour en permanence. Qui aura le temps de prier? L'Évangile nous a sauvés de ces casse-tête: Faites ce qu'ils vous disent et ce que l'Église vous dit par leur bouche ; s'ils font mal ne faites pas comme ils font. Tout ceci pour le principe ; mais dans les deux cas particuliers qui nous intéressent, nul besoin d'en venir à ces extrémités.

 

A : L'indignité de Santeul

 

Les extravagances. - Laissons le Santoliana ou autres almanachs

 

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de ce genre. Naïf ou malveillant qui prend au tragique et même au sérieux de tels ragots, Voici le pire et peut-être un peu forcé : « A le voir, on eût dit d'un Cou, d'un Jean Farine, d'un saltimbanque, et quelquefois d'un possédé. Je l'ai vu faire des cabrioles, je l'ai vu faire la couleuvre et siffler comme cet insecte; je l'ai vu en fureur contre ses serins (il en avait une volière toute pleine), parce qu'ils s'obstinaient à ne point chanter. Quand l'enthousiasme le prenait, son visage, ses pieds, ses mains étaient dans une agitation qu'on ne peut bien représenter; cet air maniaque ou polisson - au sens propre « se dit des jeunes écoliers et autres petits garçons malpropres et un peu fripons » - le faisait désirer dans les meilleures compagnies, pour y servir de baladin, rôle bien indigne d'un religieux. D'un autre côté ses poésies étaient si belles qu'on oubliait en les disant toutes ses indignités, ou du moins on ne faisait qu'en rire...» (Mémoires de Legendre, p. 184.) On a là toute la gamine: à une extrémité, le délire de la Pythie, at Phoebi nundum patiens : crise physiologique, non jouée, indépendante de sa volonté, mais dont il n'est pas fâché de prolonger le spectacle, quand l'accès commence à passer; à l'autre extrémité, l'instinct bouffon. Au reste, ces deux états dépendent l'un de l'autre (Cf. sur la liaison de ces deux expériences, le cas de saint Philippe de Néri étudié dans mes Divertissements devant l'Arche, pp. 96 sq. « Revers bouffon d'une émotivité extraordinaire ou détente aussi invincible que bienfaisante, etc. » ) Nul besoin, j'espère, de marquer les différences. Parmi tant d'excentricités, Santeul garde, je ne sais comment, un je ne sais quoi de très distingué. Baladin n'est certainement pas le trot juste. Le régal des délicats. « Vous ne sauriez croire, écrit La Monnoye, combien les personnes qui aiment l'esprit le regrettent... Ses saillies, ses plaisanteries, au travers desquelles il faisait paraître un sens exquis, étaient les plus agréables du monde. Je voudrais que vous eussiez assisté à la description d'un chapitre que tinrent ses confrères, pour délibérer s'ils chanteraient ses hymnes dans leur congrégation. Je défie tous les Scaramouches de mieux copier les personnages qui composèrent cette assemblée : ce n'était plus Santeul, c'était une vingtaine de visages, d'airs et de sons... » (Oeuvres choisies de B. de la Monnoye, 177o, III, p. 215). Tout le monde sait par coeur le Théonas des Caractères : « Simple, ingénu, volage..., un enfant aux cheveux gris... Permettez-lui de se recueillir ou plutôt de se livrer à un génie qui agit en lui... quelle verve, quelle élévation..! Il crie, il s'agite, il se roule à terre, il se relève, il tonne..., et, du milieu de cette tempête, il sort une

 

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lumière qui brille et qui réjouit. Il parle comme un fou, et il pense comme un homme sage... Deux âmes qui ont chacune leur tour ou leurs fonctions toutes séparées. » (Des jugements, II, pp. 101-1o2.) Une de ces âmes est à Dieu. La lettre de La Bruyère à Santeul est peut-être encore plus significative. « Tout le monde est fort content de vous, vous loue, vous estime, vous admire. » II, p. 515. Voilà comme le jugent ceux qui l'ont vu. Rancé, Bourdaloue, Bossuet, Fénelon, Pellisson, etc., l'aiment tous. « On ne pouvait le pratiquer sans l'aimer. » (La Monnoye, loc. cit.. S'il avait été l'indésirable qu'on nous présente, comment expliquer l'intimité de ses relations avec ce que le XVII° siècle a de plus grave, de plus raffiné, de plus religieux? Pour s'avouer lui-même indigne de chanter les saints, il n'a pas attendu les remontrances de Dom Guéranger ; ce contraste lui est un remords constant. Abélard disait déjà : « Censebam... quasi sacrilegium videri antiquis sanctorum carminibus nova peccatorum preferre vel æquare. » Cf. son Traité d'hymnologie, préface des hymnes qu'il envoie au Paraclet. Annales de phil. chrét., janvier 1844, p. 22. Pour les moeurs, pas une tache, pas l'ombre d'un soupçon. Et cela seul en dit assez long. La piété la plus vive. « Souvent il allait à l'église la nuit avec le saint P. Gourdan, pour y passer de longues heures à genoux en prière. » Cf. Fourrier-Bonnard, excellent sur ce point, et la belle lettre qu'il cite. Santeul écrit à son ancien supérieur le P. Gourreau : « Si l'amour de la liberté - je ne veux pas dire libertinage - ne m'avait aveuglé, j'allais à vous d'inclination. Ma vie dément entièrement les vertus que j'ai mis en beaux vers... Une femmelette sera sauvée, n'ayant su que son chapelet et les poètes orgueilleux, élevés sur leurs cothurnes, seront humiliés... Ne désespérons de rien. Dieu est bon. Venite ad me omnes qui laboratis. J'y viens; j'y accours.» (Fourrier-Bonnard, op. cit., pp. II, 183-184.) Pour moi, si j'étaisl'Eglise gallicane, je ne voudrais que cette lettre pour lui ouvrir mon hymnaire. Nous avons mieux sa prière au Christ non seulement si belle, mais si manifestement vraie ou vécue !

 

O nostri miserere, humilemque agnosce poetam

Qui non sese audet dicere jure tuum...

Nec crucies flammis qui paris ignibus arsit

Interdum, laudis raptus amore tuae.

 

A qui ne sent la force de ces vers, a qui ne reconnaît dans cet interdum pathétique, sa propre histoire, piteuse presque toujours, mais par moments élevée de terre, je n'ai rien à dire.

 

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Le jansénisme. - « On sait par l'histoire, écrit Dom Guéranger, que la soumission de ce personnage - Santeul - aux décisions de l'Église fut, toute sa vie, un problème. » Non, « l'histoire » n'a jamais su rien de pareil. Janséniste si l'on veut, mais comme nous le sommes tous depuis Sainte-Beuve, c'est-à-dire poétiquement. Port-Royal est notre vallée de Tempé, et qui vaut bien la païenne. Parce qu'il a célébré la campagne romaine, ferez-vous de Chateaubriand un Veuillot? On continue : « Il osa composer cette inscription pour le monument destiné par les religieuses de Port-Royal à recevoir le coeur de leur Athanase :

 

Ad SANCTAS rediit SEDES ejectus et exul.

Hoste TRIUMPHATO, tot tempestatibus actus,

Hoc PORTU in PLACIDO, hac SACRA TELLURE quiescit,

Arnaldus VERI DEFENSOR et ARBITER ÆQUI. »

 

Les majuscules sont, bien entendu, de Dom Guéranger. Et il poursuit : « Quel catholique aurait jamais appelé Arnauld le Défenseur de la vérité!... Cet ennemi terrassé, serait-ce le Siège Apostolique, qui tant de fois a fulminé contre ses écrits incendiaires (par exemple en se refusant, malgré la pression que l'on sait, à condamner la Fréquente Communion. Ces bulles innombrables contre Arnauld, où sont-elles?) Cette Sainte demeure... c'est Port-Royal, c'est la demeure de ces filles rebelles à l'Église... En faut-il davantage aux gens d'une foi vraiment catholique, pour signaler Santeul comme fauteur des hérétiques? » (II. pp. 117-118). Mais oui, il en faudrait beaucoup plus, ces vers ne prouvant absolument rien, sinon que Santeul est poète et qu'il a beaucoup lu Virgile. Car, pour moi, je les trouve beaux. Les derniers surtout, d'une telle humanité !

 

Huc coelestis Amor rapidis cor transtulit alis

Cor nunquam avulsum, nec amatis sedibus absens.

 

Tout cela est poésie, n'est que poésie. La théologie n'y viendrait que faire. Le seul nom du vieux proscrit remuait profondément les imaginations de ce temps-là. Un Victor Hugo qui serait mort à Guernesey. Il s'agit bien des cinq propositions! On ne songe qu'à la grandeur de cet invincible. Au pied de cet autel.. Rappeliez-vous l'épitaphe « de toute beauté et de toute grandeur », a dit Saint-Beuve, que Boileau tint renfermée dans son tiroir « de peur que les jésuites ne lui fissent des affaires

 

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fâcheuses ». Santeul n'est pas moins inspiré. Son thème est d'ail-leurs plus émouvant : ce coeur ballotté, enfin au repos; l'exil et la terre promise; les vautours et les colombes..., pour le roi des antithèses, quelle fête. Rebelles, les religieuses? Qu'importe si le poète qui les vénérait et à qui elles avaient toujours été bonnes, ne songe ici qu'à la joie douloureuse que leur apporte ce cor nunquam avulsum? A identifier ces hostes triumphatos, il ne songe pas davantage. Ce n'est certainement pas le Saint-Siège. Qui donc? Eh! il n'en sait rien. Le bloc des pygmées acharné contre le géant. Pour la bataille burlesque entre lui et les jésuites, autour de cette épitaphe, Sainte-Beuve l'a réduite, j'espère, à ses vraies proportions. « Les jésuites firent les furieux contre Santeul; le Père Jouvency lui écrivit une lettre (trente suivirent, et en vers) qu'on ne peut croire qu'à demi-sérieuse. » (Port-Royal, V, p. 622.)

La seconde preuve - on n'en apporte que deux et pour cause! - est de même force. Dans une des hymnes pour l'office des Évangélistes, Santeul - sous la dictée de plus savant que lui, probablement M. Letourneux ou Gourdan, ou Claude; - compare à la Loi nouvelle que vont prêcher les Fvangélistes, l'ancienne qui fut promulguée sur le Sinaï, coelo tonante - Inter tubas et fulgura. Thème vénérable, magnifiquement développé par Adam de Saint-Victor.

 

Lex proecessit in figura,

Lex poenalis, lex obscura

Lumen evangelicum.

 

C'est à propos de la Pentecôte.

 

In tabellis saxeis,

Non in linguis igneis.

 

Et encore :

 

Ignis, clangor buccinae

Fragor cum caligine..

Terrorem incutiunt,

Nec amorem nutriunt

Quem infundit unctio (1) ,

 

(1) Oeuvres poétiques d'Adam de Saint-Victor (Gautier) 3e édit., Paris, 1894, pp. 66-67.

 

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Santeul, serrant de plus près la pensée de saint Paul sur « la Loi », écrit.

 

Insculpta saxo lex velus

Præcepta, non vires dabat :

Inscripta cordi lex nova

Quidquid jubet dat exequi.

 

Il saute aux yeux que, de la maquette paulinienne à lui fournie par Ietourneux, Santeul a retenu surtout l'antithèse entre les deux lois. L'étincelle est partie de là. Mais venons à l'opposition plus profonde - tout abstraite et subtile - que traduisent, comme ils peuvent, le troisième et le quatrième vers. S'il faut en croire Dom Guéranger, ces deux vers rendraient « avec énergie » au moins trois des propositions quesnelliennes que la Bulle Unigenitus a condamnées. (N'oublions pas que ni Letourneux ni Santeul n'ont pu connaître cette Bulle.) L'abbé de Solesmes, écrit le cardinal d'Astros, regarde « comme un problème insoluble... de savoir comment quelqu'un peut être obligé, sous peine de péché, à réciter une hymne qui contient matériellement une doctrine qu'on ne pourrait soutenir sans encourir l'excommunication... Examinons la chose de sang-froid... » Après avoir cité les propositions de Quesnel, « la strophe, continue le cardinal, dit seulement que la loi de Moïse... « imposait les préceptes sans donner force de les accomplir ». Elle ne dit pas que ceux qui vivaient sous cette loi ne recevaient cette force d'aucun endroit; de manière que Dieu leur imposât des commandements qu'il leur était impossible de garder. Erreur grossière ». Comme ceux du Nouveau Testament les justes de l'Ancien ne peuvent rien (pour le salut) sans la grâce. « Or ce n'était assurément pas la loi de Moïse... qui leur donnait cette grâce; ils la recevaient d'en haut en vertu des mérites du Sauveur. » Præcepta non vires dabat. D'Astros justifie ensuite le quatrième vers et il conclut que la strophe n'est pas hérétique. Il ajoute un détail plein d'intérêt. Pour que la strophe ne donnât prise à aucun contresens, on avait ainsi modifié le quatrième vers dans le Bréviaire parisien de 1787 : Dat posse quidquid imperat. La première version toutefois « a été rétablie clans le Bréviaire publié par Hyacinthe de Queslen. A coup sûr, on ne s'y est déterminé qu'après un mûr examen ». Dom Guéranger reconnaissant lui-même que, dans le bréviaire de Queslen, « les maximes qui avaient présidé à la rédaction du bréviaire de Harlay et de Vintimille ont été reniées ». Bref « tout le venin consiste dans les intentions qu'il prête aux

 

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rédacteurs ». (L'Église de France injustement flétrie dans un ouvrage ayant pour titre : Institutions Liturgiques... par Mgr l'Archevêque de Toulouse, 2e édition, Toulouse, 1843, pp. 95-96, 109.

Pour moi, sans entrer dans un débat où je n'entends goutte (cf. R. P. Lemonnyer, Théologie du Nouveau Testament, pp. 85-89) je m'en tiens 'a la réponse qui fut faite à Dom Guéranger par une âme simple : « Au point de vue littéraire, écrit Montalant-Bougleux, nous voyons là une des belles antithèses (santoliennes)... Au point de vue religieux, nous avions tiré de là cet enseignement plein d'onction, que l'obéissance est plus facile quand elle a sa source dans le coeur, que quand elle est dictée par la crainte; qu'en un mot l'amour est plus persuasif que la menace des lois... ; mais Dom Guéranger, qui juge Santeul au point de vue théologique et rigoureux, y voit ce que, dans notre simplicité de coeur et d'esprit aussi bien que dans notre enthousiasme de curieux... nous n'avions nullement aperçu : il y voit une tache d'hérésie, et Santeul et son oeuvre sont chassés du Temple comme impies... Dès que la poésie affectueuse est transformée en poésie militante, nous n'avons rien à voir dans la question; nous n'avons plus qu'à nous incliner en soupirant. » (op. cit. pp. 51-52). On le trouvera un peu simplet, mais ce cri du coeur est à retenir. Nous en avons dejà entendu un autre, presque tout semblable, la désolation de ces jeunes clers privés d'une hymne de Coffin qui leur donnait beaucoup de dévotion (cf. plus haut pp. 143). Dans le cas présent néanmoins, soupirons et résistons. Encore une fois, c'est la seule strophe de tout Santeul qui ait paru hérétique à Dom Guéranger. S'il en avait trouvé d'autres, soyez sûrs qu'il nous l'aurait dit. Aussi l'a t-il citée je ne sais plus combien de fois, jouant avec elle comme le chat avec la souris. Par bonheur un autre chat, le jésuite Arevalo, fameux hymnologue, peu tendre d'ailleurs à Santeul, mais certainement incapable de transiger sur la question janséniste, un autre chat, dis-je, après l'avoir retournée sur toutes ses faces, a rendu la liberté à cette bestiole innocente « L'abbé Desfontaines, écrit-il, à déjà réfuté la censure portée par je ne sais plus qui contre cette strophe de Santeul : Inscripta saxo... Je sais bien que certains ont accusé le bonhomme d'avoir incliné vers les erreurs de ce temps-là, bien que d'autres plus nombreux l'aient jugé incapable de comprendre quoi que ce soit à l'hérésie janséniste. Pour ma part, je n'arrive pas à trouver dans cette strophe l'ombre même d'une erreur. » Dom Guéranger essaie en vain d'atténuer cette sentence (II. p. 780). Arevalo sait fort bien

 

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de quoi il parle. Que Montalant-Bougleux se rassure : « In illa certe stropha nihil mali subesse puto. » Ou, en anglais : Much ado about nothing.

Puisque je la tiens, je conseille aux amateurs la lecture de cette critique de Santeul par Arevalo. Le morceau est d'autant plus curieux que Arevalo commence par critiquer la critique de Santeul par B. de La Mannoye. Il justifie Santeul sur plus d'un point, Le conflit de ces deux experts, La Monnoye et lui, est tout ce qu'on peut imaginer de savoureux. On peut en rapprocher, pour que rien ne manque au symposium - les critiques toujours rageuses, parfois justes, souvent ridicules de l'abbé Thiers dans ses Observations sur le nouveau bréviaire de Cluny. Arevalo censure ces deux vers dans l'hymme du pape saint Célestin :

 

Fleverat quando triplici tiara

Vidit ornatant radiare frontena...

 

Anachronisme, corrige Arevalo : la triple tiare date d'Urbain V. Santeul ayant dit que N-S. « se sponte fecit exulem », Arevalo lui rappelle que le Christ jouissant de la vision béatifique n'était pas exilé du ciel. Il n'aime pas, dans l'hymne de sainte Barbe : Deo superba conjuge, superbus ne pouvant signifier qu'arrogant. C'est un gallicisme. Santeul en est du reste rempli. Il n'aime pas qu'on appelle obstetrix la lance qui a percé la poitrine de Jésus en croix, et il a certes raison. Mais cette image ne choquait pas les contemporains de Santeul. Il n'approuve pas le Vix Pater dans l'hymne sur la Passion ; théologiquement, la censure me parait sévère : ut quid me dereliquisti justifie suffisamment, me semble-t-il, Vix Pater; mais poétiquement, il me choque. En somme, Arevalo trouve Santeul plutôt médiocre. C'est son droit. Je note là-dessus deux lignes de lui assez amusantes : « Une autorité grave en faveur de Santeul serait le Père Bourdaloue, s'il n'était pas Français et s'il se fût distingué dans la poésie comme dans la chaire. » Et encore : « Si les Italiens sont experts en fait de poésie latine..., Santeul ne doit pas être placé au premier rang parmi les poètes... Je n'ai trouvé les hymnes de Santeul à Rome... que dans la bibliothèque du Collège romain... Jamais les Italiens ne citent Santeul, mais les Français, je pense, n'ont pas besoin d'admirateurs; il leur en natt assez chez eux. »

Le texte latin d'Arevalo est reproduit à l'appendice des Instutions liturgiques (t. II). Les Annales de phil. chrét. en ont donné la traduction (1843), et le texte de La Monnoie (1854).

 

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B : L'indignité de Coffin.

 

La pureté de nos sources, un ciel ami des amandes, et d'autres circonstances que les érudits n'ont pas encore débrouillées, ont fait de la ville austère où je suis né, Aix-en-Provence, une des capitales de 1a, gourmandise. Il se trouve aussi que, depuis des siècles, le monopole de la haute confiserie a été laissé chez nous à nos frères de la Réforme. Qu'en eût dit Calvin, deux fois intéressé en cette affaire, puisque nos confiseurs nous étaient venus de Suisse? Entre eux et nous, libéraux que nous sommes, jamais le moindre conflit. Avant de quitter Aix pour Paris, où il allait s'immortaliser par son bréviaire, Vintimille aura dégusté maintes fois les dragées ou les calissons des Riederer, des Cangina, des Kuntzmann, noms suavement familiers à mes oreilles d'enfant. Ils étaient restés d'ailleurs, c'est bien le cas de le dire, la créme des gens. Trève trois fois séculaire des confiseurs ; mais que, de mon temps, je ne sais plus quel ardélion fut pressé de rompre. Nous vîmes donc s'élever une confiserie catholique, mais si lamentable que ceux-là même qui s'étaient d'abord, et non sans héroïsme, dévoués pour elle, cessèrent bientôt de la fréquenter. Elle s'abîma dans le dégoût. Plus sage que nous, comme il me semble, ou plus insensé, comme il plaît à Dom Guéranger, Mgr de Vintimille ne connut pas ces déchirements entre l'orthodoxie et le goût. Les poèmes qu'il Iui fallait pour son bréviaire, il les demanda bonnement à un poète, au prince des poètes latins, à Charles Coffin. Celui-ci, par malheur, en appelait de la Bulle Unigenitus au prochain Concile. Vintimille s'en doutait bien, mais, une fois de plus sa gourmandise fut la plus forte. Au grand scandale de Dom Guéranger, comme Cangina jadis, il garda Coffin (1).

Dom Guéranger est ici victime d'une illusion d'optique ; il ne réalise pas la complexité infinie et désespérante des cas de conscience qui se posaient alors à l'épiscopat français, j'entends, comme il va sans dire aux évêques constitutionnaires, à ceux qui ne pactisaient ni de près ni de loin avec les adversaires de la Bulle. Vintimille était de ceux-là et au premier rang. C'est parce qu'on était quatre fois sûr de lui qu'on l'avait appelé à gouverner le diocèse de Paris. On ne peut, sans calomnie, le soupçonner de

 

(1) Waprès Vissac, Coffin, pour une de ses hymnes (fête des saints Pierre et Paul), aurait reçu du pape un bref de félicitation (op. cit. 149). Il ne donne malheureusement pas sa référence. Mais si le fait est certain, il rend toute discussion inutile.

 

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la moindre compromission doctrinale. Aussi catholique certainement et plus chrétien que les pamphlétaires impertinents qui le rappellent à l'ordre et auxquels Dom Guéranger n'aurait pas dû faire l'honneur de les approuver. Déjà difficile au temps du premier jansénisme, la situation était devenue inextricable. Au lieu de 5 propositions, admirablement dressées, il y en avait plus de cent et celles-ci, rien ne prouve que les appelants les aient acceptées au sens où l'Eglise les condamnait. Dom Guéranger semble confondre appelant et hérétique. Non, cela fait deux. Désobéissance formelle, révolte, schisme, si l'on veut. C'est déjà beaucoup trop, mais jusqu'à preuve du contraire, nous n'avons le droit de prêter à Coffin ni les erreurs de Jansénius ni même celles de Quesnel. Aussi bien faut-il prendre garde que, pendant cette « affaire » qui dura près d'un siècle, les ponts n'étaient pas coupés entre les deux camps. En dehors des frénétiques - il y en eut malheureusement des deux côtés, - on ne vivait pas sur le pied de guerre. Relations fréquentes, amicales, où l'on évitait charitablement de toucher au point névralgique. Pour assister à la messe d'un appelant, on n'était pas excommunié. Jusqu'à la résistance des lits de mort, on ne les regardait pas comme retranchés de la société chrétienne.

Quoi qu'il en soit, plus Coffin paraît suspect, plus on est sûr. - connaissant Vintimille comme nous le connaissons - que chaque strophe, chaque vers auront été soumis à l'examen le plus rigoureux. On voulait bien du poète, on n'aurait pas souffert l'appelant. Je ne dis pas seulement la moindre affirmation hérétique, ni même la moindre insinuation, mais la moindre phrase équivoque, susceptible de suggérer un mauvais sens, auraient été impitoyablement condamnée. Et de fait la critique prévenue et passionnée de Dom Guéranger n'a rien trouvé à lui reprocher. Dieu sait pourtant qu'il excelle à voir dans la perle la plus pure une pierre de scandale. S'il rencontre, par exemple, dans le bréviaire de Paris ces paroles de la Bible : Scuto circumdabit te veritas ejus ; non timebis a timore nocturno, défions-nous, écrit-il, latet anguis in herba : « Qu'est-ce que cette vérité qui sert de bouclier au fidèle? Quelle est cette nuit dont il ne faut pas craindre les terreurs? La Vérité, c'est la doctrine opposée à la Bulle; la nuit, c'est l'obscurcissement de l'Eglise (1). » A ce jeu, le Pater lui-même devient diabolique : regnum tuum, c'est-à-dire la la canonisation du diacre Pâris; a malo, c'est-à-dire des jésuites.

 

(1) Institutions llturgiques, II, p. 323.

 

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Est-ce bien sérieux? A de telles perversions, Coffin toutefois ne semble pas avoir fourni l'ombre d'un prétexte. Son crime à lui est tout négatif. Coupable, non d'avoir enseigné ou insinué les erreurs de Quesnel, mais de n'avoir pas réfuté dans ses vers les cent et une propositions condamnées. A cela, le cardinal d'Astros répond fort pertinemment, et qui plus est, en homme qui a le sens des choses poétiques : « On accuse les hymnographes du bréviaire parisien de ne jamais rien dire contre les hérésies du temps... Si les mystères de la religion sont de beaux sujets pour la poésie, il n'en est pas de même des points de controverse. Par exemple, que le Fils de Dieu soit mort pour le salut du monde, cette bonté incompréhensible est bien capable d'enflammer le génie du poète; mais s'il lui fallait argumenter pour prouver aux jansénistes que le Sauveur n'est pas mort pour les seuls élus, son enthousiasme se soutiendrait difficilement. Du reste, le mystère de la mort de Jésus-Christ pour notre salut est souvent traité dans nos hymnes. On y dit même qu'il est mort pour le salut de tous :

 

Lignum crucis mirabile

Totem per orbem prominet,

In qua pependit innocens

Christus, redemptor omnium.

 

« C'est encore une erreur des jansénistes de dire que la grâce fait tout en nous dans le bien que nous opérons; que notre libre arbitre n'y est pour rien... Eh bien! cette erreur est attaquée dans l'hymne que l'on dit à Laudes, depuis le dimanche de la Septuagésime :

 

Qui nos creas solus Pater,

De pristino lapsos statu,

Non solus instauras : simul

Nostros labores exigis (1). »

 

De cette orthodoxie foncière et constante, aussi précautionnée, précise, formelle, qu'on peut la demander à un poète, nous avons une preuve amusante et douloureuse tout ensemble. L'Eglise de France avait alors un nouveau François de Sales, M. de Lamotte, évêque d'Amiens. Sa foi alarmée, raconte le biographe de ce bon prélat, « trouvait des dangers jusque dans les formules

 

(1) D'Astres, op. cit., pp. 144-146.

 

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traditionnelles de la liturgie romaine » - eh! Dom Guéranger n'en trouve-t-il pas dans les psaumes? Il crut donc « s'apercevoir que maintes formules du bréviaire romain... ne présentaient pas une parfaite innocuité, à raison des erreurs du moment et il n'hésita pas à remanier ce livre de la prière (1). » Et cependant, qui le croirait! ainsi anxieux d'expulser du bréviaire romain tous les textes qui pouvaient induire en tentation de jansénisme, ce même prélat n'a pas hésité à insérer dans son nouveau bréviaire les hymnes du janséniste Coffin, et non, j'imagine, sans les avoir épluchées ligne à ligne, avec une vigilance presque morbide. A lui aussi elles ont paru, non seulement innocentes, mais toutes bonnes.

Il n'est pas seul, du reste, avec Vintimille. « Dom Guéranger, écrit encore le cardinal d'Astros, nous dit que « trente ans après l'apparition du bréviaire de 1736... plus de cinquante cathédrales » (l'avaient adopté) ; j'en conclus, et tout homme qui connaît l'attachement des évêques de Franee à la foi ne pourra s'empêcher d'en conclure, que ce bréviaire, que tant d'évêques s'empressaient d'adopter, devait non seulement être exempt d'erreurs, mais encore offrir de grandes beautés (2) ».

Mais à quoi bon tant d'arguments extrinsèques? Les hymnes de Coffin, nous avons vu qu'elles se défendaient toutes seules. Elles respirent, si l'on peut dire, contre le jansénisme. Pas un mouvement de crainte que ne submerge aussitôt une vague de confiance

Turbata quid mens fluctuet ?

Cura Paterna nos regis.

Aeterna si cordi salus

Aeterna nos salus manet (Chevalier, p. 10)

 

et encore :

 

Desideratam si dare

Opem moraris; spes tamen,

Tenacis instar ancoræ

Immola fundat pectora. (p. 11 )

 

Ce tamen me gêne : du moins n'est-il pas janséniste. Le voici encore :

 

Flagella nos terrent tua

Non illa spem demunt tamen. (p. 13.)

 

(1) Delgove, Histoire de Monseigneur de La Motte, Paris, 1872, p.441, 442.

(2) D'Astres, op. cit., p. 153.

 

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Nos testa quanquam fictilis,

Opus tamen sumus tuum. (p. 37.)

 

Et ainsi à toutes les pages.

Il n'est pire sourd néanmoins... Voici quelques lignes, où le candide Charles Sainte-Foi - menaisien connu - s'essouffle à répéter et à dépasser Dom Guéranger : Les réformateurs du bréviaire « ne nièrent point les rites et les cérémonies del'Eglise, mais ils essayèrent d'en retrancher tout ce qu'elles renfermaient de symbolique, d'onctueux et d'édifiant. » ! ! La liturgie parisienne « est, dans son ensemble et dans ses détails et dans son principe et dans son but l'oeuvre » des jansénistes Arnauld et Letourneux, « chefs du parti janséniste » ! ! « Ils se servirent de la parole de Dieu elle-même pour détourner de lui les âmes dont il avait le salut en vue.., cherchant ainsi par un monstrueux renversement des choses à rendre l'Esprit saint complice de leurs erreurs et de leurs funestes desseins ». Est-il besoin d'ajouter que, pour lui aussi, nos hymnes ignorent la Vierge et les saints? (Université catholique, 1843, pp. s31-136.) - Parmi les sottises de Ch. Jourdain, il en est encore une que je veux citer, non sans m'excuser au préalable auprès des RR. PP. Dominicains. L'historien doit avoir tous les courages. Que ceux-ci apprennent donc qu'ils ne sont pas catholiques, aussi longtemps du moins qu'ils s'obstinent à garder leur antique liturgie. « La patrie du chrétien, gémit Sainte-Foi, ne s'étend pas chez nous au delà d'un rayon de vingt lieues », etc. etc. (p. 132). Entendez que, si l'on va de Paris à Rouen, on ne croit plus se trouver en terre chrétienne, Pourquoi? Eh! parce que le bréviaire de Paris n'est pas identique au bréviaire de Rouen. A plus forte raison a-t-on l'impression que l'on se trouve dans une mosquée, lorsqu'on assiste à la messe du P. Lacordaire ou à la milanaise des Borromée et de Mgr Ratti. Niaiserie? C'est bien mon avis, mais aussi bourrage de crâne. C'est par de tels moyens qu'on a surexcité chez nous, pendant de longues années, l'humeur frondeuse du jeune clergé. Quel besoin de leur rendre odieuse la liturgie de l'ancienne France ! Il suffisait de prêcher pacifiquement le retour à la liturgie romaine.

 

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§ 3. – « Tombelaine » dans le bréviaire de Huet.

 

Dans le nouveau bréviaire d'Avranches, les hymnes pour la fête de saint Aubert sont de Huet. Pendant qu'Aubertus fundit preces, saint Michel sereno labitur axe, et demande

 

Ut sibi templum struat, ac novenis

Alitum turmis jubet in propinqua

Rupe, quam TUMBAM populus vetusto

Nomine dixit.

 

Ille cunctatur trepidatque jussa

Esxsequi, verum Michael morantem

Increpans rursus redit ac severis

Vocibus urget.

 

Præsul accingens operi, cacumen

Montis exscindit, spatiumque laxat,

Quo superstructi pretiosa surgant

Moenia templi.

 

(Cf. Travers, op. cit., p. 136). En dehors de ce remarquable Rumbam, il y a là un essai de paysage assez intéressant.

 

§ 4. - Les hymnes rimées du P. Clairé.

 

Les Hymnologues se contentent de mentionner en deux mots la curieuse initiative du jésuite Martin Clairé. Donnons-lui sans barguigner les deux pages qu'elle mérite. Je ne connais qu'un de ses livres : Hymni ecclesiastici novo cultu adornati, mais qui m'a beaucoup

 

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amusé. C'en est - chose remarquable, - la troisième édition publiée à Paris en 1681, et dédiée au prince Ferdinand de Furstemberg, évêque de Munster, lequel consacrait ses loisirs aux bonnes lettres et n'avait garde d'aspernari decentem politamque poesim. Entendez qu'il avait demandé des hymnes au P. Glairé pour le diocèse de Munster. La préface est pleine d'intérêt. Elle prend le taureau par les cornes, je veux dire qu'elle aborde nettement le conflit entre la poésie quantitative et la syllabique - « An vero ad sacros exornandum hymnos adsiscendi etiam rhythmi sint, non levis potest esse controversia. Non desunt enim qui Ecclesiæ precibus et canticis rhythmice scriptis impense faveant; (à la bonne heure, et voilà une précieuse constatation!) aliis tamen reclamantibus, qui hunc extremarum syllabarum lusum (ce jouet d'un sou) novum veluti ac barbarum imperitorum inventuin vix ac ne vix quidem ferre possint. » La vraie question est de savoir ce que l'Église approuve. Or il n'est pas douteux qu'elle adore le rythme et la rime. « Si universam hymnorum quotquot exstant conberiem inspicere non piget fatendum erit omnino illorum quamplurimos et vetustissimos quidem reperiri, qui nulla carminis lande, sed solius rythmi commendatione valeant. » On voit que le P. Glairé, nulla carminis laude, suppose le problème résolu et contre le syllabisme. Mais il parle ad hominem, trop bon Français, du reste, pour ne pas admettre que si, d'aventure, la poésie avait horreur du rythme, mieux vaudrait renoncer à la poésie. En effet, poursuit-il rien ne vaut notre syllabisme, d'abord pour enfoncer les vers dans la mémoire, ensuite et surtout pour rendre la piété délicieuse au coeur des fidèles. Harmonie préétablie - necessitudo - entre l'hymne et les rythmes. Pour peu qu'on ait de sens ou d'oreille, qui ne voit que l'hymne idéale est celle qui marie le syllabisme à la quantité, ou qui ad legitimam (toujours le même préjugé !) quidem poeseos formam elaboratus, paribus, nihilominus et similiter desinentibus verborum juxta ac cantus sonis, simul constet? D'où sa grande trouvaille : coudre des rimes et marquer le rythme, tout en observant scrupuleusement les règles de la prosodie classique : et par là novum aliquod formare ecclesiastici carminis genus. Le malheur est que Glairé n'avait pas le je ne sais quoi. Voici quelques-unes de ses prouesses : Ceux qui lisent cet excursus n'ont pas besoin que je donne les références des textes remaniés.

 

Crux, Dei sedes beata

Digna coeli culmine,

 

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Ligna vincis una cuncta

Fronde, flore, germine;

Tota dulcis, tota sancta

Tincta Christi sanguine.

 

Qui diceris Paraclitus

Fons vivus, ardor inclytus,

Donum Dei, dilectio,

Et spiritalis unctio.

 

Comme on le voit il aime tant la rime qu'il ne manque pas une occasion de léoniser : vivus, inclytus ; mundus Christus ; dans Ales diei nuntius

 

Auferte, clamat, lectulos

En sponsus, adsint lampades;

Vult hic amantes sedulos;

Odit sopore desides.

 

C'est ce qu'il appelle un délice.

 

Vexilla Christi regia

Crucis micant insignia...

 

Vagit infans inter arcta

Conditus cunabula;

Membra pannis inroluta

Alligat Virguncula ;

Et manus pedesque stricta

Jam coercent vincula.

 

Virguncula! Son Ave Maris stella n'est pas moins extraordinaire :

 

Ave Maris stella,

Summi regis aula,

Digna Dei mater

Manens virgo semper.

 

Ce mélanee odieux a et er l'enchante :

 

Solve culpæ vincla,

Longe fac pericla...

Esto nobis mater,

Quibus Christus frater.

 

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Saint Thoner lui semblait un peu confus, et il corrige : Fitque sanguis ante vinum. Le Tantum ergo lui-même y passera :

 

Ecce panem consecratum.

Procidamus cernui;

Omne cedat institutum

Christiano ritui;

Det fades juvamen aptum

Sensuum defectui.

 

Il a eu, au moins, trois éditions, ne l'oublionspas. Pour saint André

 

Qui pauper arte victitans,

Tendebat hamos piscibus,

Cymbaque prædam quæritans

Vitam trahebat retibus.

 

Sot métier, pense Clairé :

 

Hac sorte despicabilis,

Captator ante piscium

Christo votante, nobilis

Piscator es peccantium.

 

Ce novum carminis genus il ne pouvait pas ne pas en faire bénéficier les saints de la Compagnie, saint Louis de Gomague par exemple.

 

Et in Deo se perdidit...

 

Saint Ignace,

 

Urget palam nefarios,

Pravosque mores corrigit,

Et hæresum sectarios,

Et caeteros non negligit.

 

Que pensez-vous de ce dernier vers, déjà gros d'impérialisme. Il y a néanmoins plus beau :

 

UNUS, IGNATI, LOCA CUNCTA REPLES !

 

Horreur ou fou-rire, qu'il a dû exaspérer ou divertir les humanistes de la Compagnie!

 

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Puisque j'en suis à ces ressemelages désolants, voici comment d'autres que le P. Clairé ont martyrisé le Dies irae :

 

Dies iræ, dies illa

Crucis expandens vexilla,

Solvet soeclum in favilla.

 

On a voulu par là congédier la Sibylle. Ils n'ont pas senti que cet expandens rompait le rythme.

 

Dies illa, dies irae,

Debet saeclum qua perire

Et in flammas totum ire.

 

ou encore :

 

Dies irae, dies illa,

Pandit Christus cum vexilla

Qua nigrescunt sol et luna.

 

(Chevalier, p. 116.)

 

§ 5. - Les pièces liturgiques traduites en vers français.

 

C'est un fait que, pendant les deux derniers siècles de l'ancien régime, le peuple fidèle a toujours manifesté un goût très vif pour ces traductions. Ne pouvant songer à traiter ce vaste sujet, je me borne à quelques détails. Je prends pour point de départ : Le Thrésor des prières, oraisons et instructions chrétiennes pour invoquer Dieu en tout temps, Paris, 1585. Curieux livre qui nous occupera bientot, ayant été réédité avant la fin du XVII° siècle (i686). Cette réédition nous donne le nom du compilateur, Jean de Ferrières, curé de Saint-Nicolas-des-Champs.

J'y trouve une « paraphrase sur le Libera » qui a belle allure :

 

Délivre-moi, Seignenr, de la mort éternelle

Et regarde en pitié mon âme criminelle,

 

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Languissante, étonnée et tremblante d'effroi:

Cache-là sous ton aile au jour épouvantable,

Quand la terre et les cieux s'enfuiront devant toi,

En te voyant si grand, si saint, si redoutable,

 

Les anges frémiront au regard de ta face.

Hélas ! oit pourront donc les méchants trouver place?

Où se pourront cacher ceux qui sont réprouvés?

Où faudra-t-il, Seigneur, que lors je me retire,

Si les justes seront à grand peine sauvés,

Misérable pécheur, pour apaiser ton ire ?

 

Que dirai-je, o chétif!, que me faudra-t-il faire?

Je ne trouverai rien qui ne me soit contraire,

Je verrai mon péché s'élever contre moi.

Mon juge est juste et saint, je suis plein d'injustice,

Hélas! je suis rebelle et je verrai mon Roi,

Mon Roi clair et luisant, et moi noirci de vice.

 

Une bruyante voix est partout épandue,

Et du plus haut des cieux en la terre entendue :

Or vous, morts, qui gisez nourriture des vers,

Laissez les monuments, reprenez la lumière;

Notre grand Dieu se sied pour juger l'univers.

Accourez et oyez la sentence dernière

 

O Seigneur, dont la main toutes choses enserre,

Père éternel de tout, qui m'as formé de terre,

Qui rends par ton pur sang mes péchés nettoyés,

Et qui feras lever mon corps de pourriture,

Entends mes tristes cris jusqu'au ciel envoyés,

Et prends pitié de moi qui suis ta créature.

 

Exauce, exauce, o Dieu, ma prière enflammée,

Détourne loin de moi ta colère allumée,

Fais porter mon esprit par un doux jugement

Dans le sein d'Abraham avec tous les fidèles,

Afin que ton saint nom je chante incessamment

Jouissant, bienheureux des clartés éternelles.

 

La traduction du Te Deum est beaucoup plus ancienne.

 

Le Seigneur Dieu des armées est saint.

Le Seigneur est environné et ceint

 

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De grand vertu...

Le noble choeur des douze apôtres tiens

Et I'ordre saint des pères anciens.

 

« Oraison pour dire avant le repas »

 

O Souverain pasteur et maître,

Regarde ce troupeau petit,

Et de tes biens souffre le paître,

Sans désordonné appétit ;

Nourrissant petit à petit

A ce jourd'huy ta créature,

Par Jésus, qui pour nous vétit

Un corps sujet à nourriture...

 

Dans l’Étendart de la saint Croix, François de Sales transcrit tout du long le Vexilla. « saint et dévot hymne composé (pense-t-il), par le bon Théodulphe, ( Oeuvres, II, pp. 341-342. Je n'en sais rien, mais je présume que la traduction n'est pas de lui. Il la goûtait fort. (Cf. Ib. p. 37o).

 

L'étendart vient du Roi des rois

Le mystère luit de la Croix

Ou pend en chair sainte, sacrée

Cil qui toute chair a créée

 

Où de plus est ja mort blessé

Le flanc par la lance percé,

Pour nous rendre nets de souillure

Le sang sort, et l'eau tout à l'heure.

 

Ores on voit vérifié

Ce que David avait crié

Que Dieu par le bois qui le serre

Régnerait un jour sur la terre.

 

Arbre beau, tout resplendissant

De la pourpre du Roi puissant,

Arbre sur tous autres insigne

Par l'attoucher de chair si digne !

 

Heureux qui tins es bras pendu

Le prix du monde tout perdu,

Le corps deça comme en balance,

Delà l'enfer et sa puissance !

 

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Je te salue, o sainte Croix,

Notre espoir seul en ces détroits,

Donne aux bons accroit de justice,

Pardonne aux pécheurs leur malice.

 

 

Pour traduire le psautier en français,  Blaise de Vigenère avait imaginé un moyen terme, à base octosyllabique, entre la prose et la poésie. J'en ai déjà parlé dans mes Deux musiques de la Prose (Paris, 1924). Mais je ne connaissais pas alors que sa traduction du psautier. Depuis j'ai trouvé à l'Arsenal, un livre du même pionnier qui a pour titre : Des prières et oraisons qui se doivent conformer toutes à l'Écriture sainte, selon que l'Église catholique les règle et les ordonne. Paris, 1595. C'est déjà la thèse que soutiendront les réformateurs du bréviaire gallican. Dans la dédicace à Louis de Comague, « Il vous plut de me commander, écrit Vigenère, de ranger les psaumes de David en prières, de cette sorte de DEMI-POÉSIE dont j'avais quelques années auparavant orné le psautier ». Il y donne de nouveaux exemples de cette « demi-poésie ». De profundis

 

De ces profondes solitudes,

A toi, j'ai élevé ma voix,

Seigneur exauce ma prière. !

 

Tes oreilles soient attentives

A la voix de mon oraison,

Rends-toi propice à ma complainte.

 

Si tu regardes à nos fautes

De si près, Seigneur, qui pourra

Subsister devant ta présence ?

 

Dès que l'aube du jour se lève

Jusqu'à la nuit close, Israël

Au seigneur sa fiance mette.

 

Car en Dieu toute grâce abonde,

Et c'est lui qui rachètera

Les siens de toutes leurs offenses.

 

Cantique d'Ezechias :

 

A mi carrière de ma vie,

J'irai donc aux portes d'enfer...

 

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Même méthode pour les hymnes :

 

Viens à nous, Esprit créateur,

Visite des tiens les pensées,

Emplis de la divine grâce

Ces coeurs-ci que tu as créés.

 

Tu es dit le Consolateur,

O doigt de la dextre divine...

 

Il n'est pas impossible que cette demi-poésie ait séduit le Père Suffren, qui, malheureusement, n'était pas même une moitié de poète : Adoro te.

 

Dévotement je vous adore Divinité cachée

Qui vous couvrez de ces espèces et figure du pain ;

Mon coeur se soumet tout à vous

Car en vous contemplant il défaut en lui-même.

 

Jésus, mon Sauveur, pitoyable Pélican,

Nettoyez avec votre sang les souillures de mon coeur,

Puisqu'une goutte de votre sang a été bastante pour ôter

tous les péchés du monde.

(Année chrétienne, I, pp. 395-396).

 

Celui qui a ramassé en un petit volume les énormes inquarto de Suffren, aura eu honte de transcrire l'original : et l'a poétisé de son mieux.

 

Mon âme vous adore, o Déité cachée,

Jésus sous cette espèce où vous êtes voilé...

O sacré pélican, Jésus-Christ mon Seigneur,

Que votre sacré sang mon âme purifie!

Une goutte seule peut être notre bonheur

Et le rachat de nous tous le salut et la vie

 

(Avis et exercices spirituels... par le R. P. Suffren... Lyon, 1688, p. 51.) Dans ce même recueil se trouve un Abrégé qui veut être octosyllabique de la Vie du Verbe Incarné ; une sorte de rosaire.

« Le mardi. Pater Noster : Gloire vous soit mon doux Jésus, qui ayant quitté Nazareth et pris Capharnaüm pour demeure, votre renom croissant alliez parmi la Galilée parcourant les villes et les villages, préchant et guérissant partout. Ave, gloire, etc. Qui avez

 

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appelé saint Pierre, saint André, saint Jacques (et) saint Jean (et étant pécheurs de poissons), les avez fait des pêcheurs d'hommes » (p. 147).

J'ai souligné les quelques syllabes indiscrètes qui se sont glissées dans ce concert. Si ce pieux divertissement m'était ici permis, j'aimerais à déblayer les chemins obscurs par où cet humble cursus octosyllabique rejoint les iambes de saint Ambroise et de Coffin. On ne saurait dire a quel point la prière est amie de la poésie. Il semble que la prière occidentale oscille entre deux cursus : celui des anciennes Collectes et de quelques préfaces (notre incomparable préface gallicane de la Messe des morts par exemple); cursus que j'appellerais ciceronien; et le cursus iambique, réalisé plus ou moins gauchement dans l'Abrégé dont je viens de citer une strophe, parfaitement dans l'hymne ambrosienne.

Des deux le premier paraîtrait plus religieux, voire plus liturgique, le second plus dévot. Si je reviens toujours à cette distinction, c'est que je la crois très importante. Il y aurait à étudier â ce sujet la jolie contreverse entre Dom François Lamy et Gibert : celui-ci apologiste, celui-là ennemi de la rhétorique d'Aristote. D'après Lamy, la rhétorique - et par suite, la poétique - seraient au service des trois concupiscences. En faisant appel aux passions, la rhétorique menacerait de corrompre « le goût de l'esprit », « cette finesse de discernement pour la vérité »... La dangereuse efficace du style figuré vient du péché originel. Comme Gibert lui opposait les figures des Livres saints et des Pères, Lamy répond que les figures du rhéteur nous empêchent de goûter, celles de la Bible nous aident à goûter « la vérité toute pure ». Au fond Lamy annonce Fontenelle, Lamotte et la campagne rationaliste du XVIII° siècle contre la poésie. (Cf. Prière et poésie, passim). Voici toute la controverse in a nutshell, comme disent les Anglais. M. Gibert, écrit Lamy, « dit encore qu'un homme ne sera point touché de ces paroles : Sancte Spiritus, veni et coelitus emitte radium tuæ lacis, à moins qu'on ne les lui dise de cette manière nombreuse et cadencée : Veni Sancte Spiritus...; pouvait-il mieux déclarer qu'on n'en veut qu'au sensible, qu'on n'aime la vérité que par ses parures et que sans cela, elle n'a que de la sécheresse » (La Rhétorique de Collège trahie par son apologiste, Paris, 17o4, p. 183.) On voit qu'il y va de tout et que Lamy rejoint ici l'auteur du Traité de la Concupiscence. Par bonheur, l'Église ne leur donnera jamais raison.

Ici devrait venir une étude sur les traductions poétiques des Psaumes, mais je ne m'embarquerai pas sur cet océan. Aux

 

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psaumes de Desportes qui enchantaient saint François de Sales, succèdent les psaumes de Godeau et de beaucoup d'autres (Cf. Dans mes Divertissements devant l'Arche, Paris, 193o, le chapitre : A propos d'une anthologie de la poésie catholique, où est cité et commenté le splendide Domine probasti me de Germain Habert, p. 246, seq.) La Mère Fontaine « avait continuellement au cœur et à la main les psaumes de David mis en vers par le P. Le Breton jésuite; elle les chantait encore sur la note » (La vie de la P. M. Louise Eugenie de Fontaine... Paris, 1695, p. 255. Atria longa patescunt...

Je devrais explorer aussi la traduction des hymmes du breviaire par les Messieurs de Port-Royal, Saci, Racine et d'autres. Bien qu'effleuré par Sainte-Beuve (Port-Royal, VI, p. 91. à propos de Racine) et serré de plus près par Paul Mesnard, dans le Racine des grands écrivains, le sujet est loin d'être épuisé; c'est ainsi, par exemple, que tout le monde n'a pas lu, bien que très amusante et plus qu'amusante, la « Lettre au P. Adam jésuite sur la traduction qu'ila faite envers de quelques hymnes de l'Eglise, Paris 1651, par De La Tour, lequel n'est autre que l'abbé de Haute-Fontaine, G. Le Roy (Cf. dans mon Abbé Tempête le duel Rancé-Le Roy).

Le P. Adam y est traité sans entrapélie, mais il ne l'a pas volé. Ne pouvant souffrir le grand succès des hymnes port-royalistes, il s'était juré de faire mieux, c'est-à-dire plus poétique et plus orthodoxe. Il éclipsera les poèmes ennemis, et tout ensemble il redressera les hérésies que ces poèmes, venant d'un tel lieu, ne peuvent pas ne pas professer. Et nous revoici à l'assommante ritournelle : un ami de Port-Royal n'écrit pas une ligne que les cinq propositions n'empoisonnent. Quel besoin, par exemple y avait-il, lui dit Le Roy « de faire imprimer en grosses lettres ce

vers : «VEUT BIEN SAUVER TOUS LES HUMAINS », pour marquer cette

grande vérité, dont tout le monde demeure d'accord qui est contenue dans ces paroles latines : « Christe redemptor omnium »? Mais vous avez prétendu, par ce beau vers faire un reproche à cet exellent traducteur (Saci) qui s'est contenté de traduire en cette manière : « Jésus divin Sauveur... » Si vous aviez été intelligent et équitable vous auriez considéré que cet auteur, ne voulant pas faire plus de vers qu'il y en a dans le latin, a pu fort raisonnablement se contenter d'expliquer ces paroles : Christe redemptor omnium par celles-ci Jésus divin Sauveur... » (p. 9),

Des hérésies, mais on trouverait aussi bien dans les hymnes du P. Adam, cette doxologie, par exemple :

 

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Gloire soit au Père éternel,

Au fruit de son coeur Paternel,

Au Saint-Esprit qui en procède ;

Et gloire soit encore au ventre qui possède La fleur de sa virginité

En nous donnant le fruit de sa maternité.

 

En effet, mais c'est encore plus atrocement laid qu'hérétique.

A quoi l'on oppose la doxologie correspondante dans les hymnes de Port-Royal :

 

Gloire au Père éternel, au Fils notre espérance,

A l'Esprit, notre heureuse paix !

Qu'ils règnent en ce jour qui jamais ne commence

Et ne finit jamais.

 

« Si forts, si fidèles, si éloquents, si pleins d'onction ». Autre doxologie adamite.

 

Au Père, au Fils, au Saint-Esprit

Vole une hymne sur les étoiles

Et demeure à jamais au fond de nos mouelles,

Ecrit en lettres d'or le nom de Jésus-Christ!

 

« Il faudrait écrire estouelles ou écrire mollies, en quoi vous ne trouverez pas votre compte. » p. 19. Le Pange lingua est d'une rare bouffonnerie :

 

Quand la mort d'un morceau de pomme

Eut étranglé le premier homme...

 

« Je laisse à part. ce qui semble selon la construction.., qu'un morceau de pomme mourut et que sa mort étrangla le premier homme, et je demeure d'accord de bonne foi que vous avez voulu dire : quand la mort eut étranglé le premier homme avec un morceau de pomme... En vérité, vos vers ne font-ils pas concevoir que la mort précède la désobéissance de l'homme et qu'elle a employé la pomme pour le faire mourir... A-ce été la mort, mon révérend Père, n'a-ce pas été Satan qui nous a séduits...? De plus, mon Père, où avez-vous vu dans l'Ecriture qu'Adam, après avoir mangé de cette pomme, en ait été étranglé?

 

Quand, ça-bas le Verbe éternel

Vint de juge être criminel...

 

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Et, prenant au sein de sa mère

Ce qu'il faut pour payer pour nous,

Exécute à ses propres cousts

Cet étrange arrêt de son Père :

En la mort d'un, la vie à tous.

 

« A ses propres cousts, cela ne peut avoir lieu que dans le style des notaires et des procureurs. Ne dissimulez point, mon Père, est-il pas vrai qu'il ne faut que jeter les yeux sur vos vers pour connaître combien ils sont hideux et difformes, rustiques et ridicules? Mais quel est le stoïcien, quel est l'Héraclite qui ne donnât quelque moment de surséance à sa gravité et à sa tristesse en lisant ceux-ci :

 

Il fit lors la première brèche

Au camp du monde par sa crèche ?

 

« Car, pour avoir fait ces deux vers ne faut-il pas s'être imaginé que N.-Seigneur, comme un géant formidable a pris sa crèche, étant encore dans le berceau, et l'a jetée avec impétuosité contre un camp pour y faire brèche? » (p. 28-29)

« Quel horrible chaos voyons-nous entre le Père Adam et M. l'évêque de Grasse, M. d'Andilly, l'excellent traducteur du poème de saint Prosper (Saci), et l'illustre M. Dumont! Qui n'est rempli de satisfaction en lisant les beaux vers de cet auteur :

 

Dieu, voyant a regret la blessure profonde

Dont Adam, par un fruit funeste à tout le monde,

S'était percé le coeur,

Voulut, pour réparer cette injure soufferte

Que si l'arbre autrefois avait causé sa perte,

Il causât son bonheur.

 

Le véritable Dieu nait enfant véritable,

Il est faible et muet, il pleure en une étable,

Et le Verbe est sans voix.

Sa mère de drapeaux l'enveloppe et le serre

Liant ses petits bras qui lancent le tonnerre

Et font trembler les rois.

 

« Vous entremêlez presque toujours le burlesque avec l'obscur dans votre composition, et il n'y a rien de si grand dans nos mystères que vous ne fassiez concevoir bassement. » (p. 35). C'est

 

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là, en effet, le péché mortel de ces traductions, et un reproche que nul ne peut faire à celles de Port-Royal.

 

Vierge avant et après tes couches

 

« Pourquoi avez-vous été si hardi que de vouloir faire imaginer des couches d'une vierge? ». « Mais, mon Père, a-ce été pour donner lieu de faire des allusions et des montmorismes sur votre nom que vous avez pris plaisir à faire des fautes grossières sur le sujet de ce fruit qui fit pécher nos premiers parents ? Pourquoi avez-vous voulu que la pomme vous fût si funeste ?

 

La faute qu'Ève fit jadis,

Quand par une extrême folie,

Pour une pomme un peu jolie,

Elle perdit son paradis. (pp. 51-53)

 

« Pourquoi n'avez-vous pas été averti par le P. Le Moyne, qui a tant de naturel pour la poésie, et qui fait quelquefois de si beaux vers ? Etant beaucoup plus intelligent dans ce genre d'écrire que vous n'êtes, et ayant bien vu l'excellence des vers de Port-Royal, il n'a eu garde d'entreprendre ce que vous avez entrepris. » (p. 64). Bref le P. Adam a fait « ce livre en travaillant de tout son coeur à donner aux catholiques un manuel de dévotion capable de faire haïr et de faire abandonner les excellentes Heures (de Port-Royal), qui reçoivent chaque jour de nouveaux éloges..., qui sont regardées comme un chef-d'oeuvre. » (p. 41)

Chef-d'oeuvre n'est pas le mot juste. « M. le pasteur Verny me disait un jour : « Le Veni Creator de M. de Saci est charmant. » - Eh bien! non, je viens de relire ce Veni Creator traduit; ce n'est pas mal, mais ce n'est pas charmant... » (Port-Royal, VI, p. 93) Bien entendu ! Si l'on en excepte les traductions de Racine, cet hymnaire n'est que décent. Mais les simples fidèles sont moins exigeants que nous. Aussi bien ne semble-t-il pas, que, depuis, on ait fait mieux. Albin, dans son recueil, La Poésie du Bréviaire, où il donne la traduction de toutes les hymnes, s'approprie souvent les traductions de Port-Royal.

Venons à l'hymnaire gallican.

La première traduction - médiocre et d'ailleurs très incomplète-, des hymnes de Santeul, est d'un abbé Saurin, de l'académie royale de Nîmes ; 1er édition en 1691. A la fin de la préface, deux lignes de Santeul : Je reconnais cette traduction « comme

 

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une copie parfaite de l'original ». J'espère qu'il n'en croyait rien. Dédiée à mine de Maintenon : « Si l'on veut savoir ce que vous valez, il suffit de consulter... » Louis XIV. Plusieurs fois réimprimée. L'approbation sorbonique nous assure que « la traduction ne s'écarte non plus des sentiments de la vraie foi que son original. » A la fin de mon exemplaire (1699). « Divers airs de musique composés par M. Mon tarin sur lesquels l'on chantera la traduction ci-dessus. » Six airs passe-partout (Pour les hymnes elles-mêmes, on en trouvera douze notés, à la fin de l'édition des Hymni sacri (1698). Deux airs pour le Stupete.) Nouvelle traduction, celle-ci complète, mais également médiocre, publiée en 176o par Jean Poupin, prieur d'Auxonne. J'ai mentionné la traduction de quelques hymnes choisies par Montalant-Bougleux. Mais on en trouverait beaucoup d'autres, sans parler de celles qui accompagnent dans les livres d'Heures, les autres hymnes du bréviaire. Ces recueils nous intéressent plus particulièrement ici, où nous ne voyons en Santeul qu'un des maîtres de la Scola gallicane.

J'en connais trois : Les Hymnes de l'Eglise selon l'usage de Paris traduites en vers. La Sorbonne de 17o6 « ne peut refuser son approbation à un ouvrage si utile au public. » C'est la traduction populaire que j'ai citée plusieurs fois. Trois livrets : dont la pagination est différente, mais qui devaient être reliées en un seul volume de poche : Hymnes de l'ordinaire ; Hymnes propres des saints patrons des paroisses et communautés pariennes; Proses des principales fêtes ; plus deux tables « des hymnes.. avec les airs sur lesquels on peut les chanter ». Chansons du temps. -

Hymnes du nouveau bréviaire de Paris traduites en vers français :

attribuée, dans le privilège, à M. L. M. B. de M. (Besgue de Majainville ?). La traduction est décente, et le commentaire perpétuel qui l'accompagne me parait excellent;- Les Hymnes de l'Office de l'Eglise de France, traduites en vers français par M. Duval, prêtre, Angers, veuve Pavie et fils, 18o6. Dédicace à Charles Montault, évêque d'Angers. La préface a bien son prix. Ou n'a point à lutter ici, écrit Duval, « contre mille difficultés qui étonnent un traducteur de Pindare ou d'Horace. Quelque élégante et quelle que soit la latinité d'un homme né français, son génie est toujours à peu près le nôtre, et ses idées conservent toujours beaucoup d'analogie avec celles du siècle où il écrit. » Il écrit encore : « Comment l'homme sans foi.., qui regarde cette vertu comme la vertu d'un niais, pourrait-il être frappé des beautés d'une hymne chrétienne dont l'objet est de ranimer

 

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la foi... ? » D'après Duval, M. de la Harpe aurait traduit, et fort. bien, en prose « la plus grande partie des hymnes de Coffin. » Je n'ai pu retrouver cette traduction. Celle de Duval n'est pas sans mérite, mais je lui préfère les deux précédentes.

 

§ 6. - Le « lutrin » de Santeul.

 

Bien que tout profane, qu'on me permette de citer ici un poème de Santeul, qui a fait pendant longtemps les délices des délicats. Divi Maglorii Querimonia. On verra bientôt à quelles enseignes je le compare au Lutrin. Dans l'article de lui que j'ai déjà cité, (Mercure de France, août 1726) l'abbé Lebeuf résume fort bien l'épisode qui a été l'occasion de ce poème.

« Lorsque Santeul eut composé des hymnes en l'honneur de saint Magloire, évêque de Dol, le Père Fursy, de l'Oratoire, grand Maître des Cérémonies du séminaire qui porte son nom dans Paris, eut la faiblesse de condescendre à ceux qui n'aimaient pas qu'on les tirât de leur grand commun, et de la routine ordinaire, et il empêcha qu'on ne chantât les nouvelles hymnes dans la propre église du saint le jour de sa fête. Ce revers de fortune ne tarda guère à exciter dans l'esprit de Santeul certains mouvements qui lui firent bientôt apercevoir le P. Fursy atteint d'une maladie dangereuse, forcé et contraint de demander humblement pardon au saint évêque de ce qu'il avait empêché qu'il n'y eût de l'extraordinaire à sa solennité. Le saint apparut au malade dans une nuée lumineuse et terrible, et lui fit une verte réprimande de la hardiesse qu'il avait eue de s'opposer à l'ardeur que toute la jeunesse du séminaire avait témoignée pour ces nouveaux chants, et on lui promit d'obtenir sa guérison à condition que l'année suivante il se donnerait bien de garde de retomber dans la même faute. J'ai entre mes mains cette pièce précédée d'une vignette qui représente l'apparition fort

 

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au naturel. C'est saint Magloire qui parle d'un ton de maître au pauvre Père de Fursy étendu sur son grabat :

 

Sic habitas mea templa, et templis demis honores

Alme senex...

Et fraudas cultus et laudibus invidus obstas...

Crudelis ! quo cessit honor, quo gloria nostri

Numinis? Anne putas impune lacescere divos?»

 

Pour saisir l'humour des vers qui suivent, il faut savoir que le P. de Fursy était, comme dit Batterel (III, p. 438.) « le plus parfait rubriquaire qui fût à Paris de ce temps-là. Il possédait à fond le cérémonial écclésiastique. Aussi était-il consulté comme un oracle sur ces matières, et il se faisait peu de sacres où il ne fût appelé. » Le voici représenté dans l'exercice de ses augustes fonctions.

 

Pontificum ritus et jura antiqua tueri,

Sacrorumque rudes scis informare ministros,

Atque incompositas modulari et flectere voces

Certos ad numeros; concessum hoc munus ab alto

Crediderim; neque te proestantior extitit unquam

Imperitare choris et corda accendere cantu.

Ungendi si pontifices, si sacra paranda,

Promptus ades; numero e magno tu posceris unus ;

Ad tua suspensi stant circum jussa ministri,

Quo tu cumque vocas, dociles, nutumque sequuntur...

 

Cantoris si munus obis, quae gracia vocis!

Quam gravis incessus! qua majestate sacerdos,

Longe omnes supra, in mediis penetralibus adstans,

Aureâ veste nites, stratamque tapetibus amplis

Quam bene verris humum! Media inter sacra putarim

Te sentire Deum, præsensque agnoscere Numen.

In te omnes defixi oculos, mirantur et hærent

Attonite, tanta est placidi reverentia vultus!

 

Il faut être d'Église pour rendre à cette merveilleuse évocation la justice qu'elle mérite. Quam bene verris humum est « une joie pour toujours. »

Le saint continue : Grâce aux fils de Bérulle à qui a été confié mon sanctuaire - Saint-Magloire - je m'étais promis que me serait désormais rendu un culte digne de moi. Suit un magnifique

 

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éloge de l'Oratoire, rehaussé de quelques vers bouffons contre les moines.

 

Sic ego legitimos sperabam posse renasci

Qui duri exciderant vitio sermonis, honores.

Hanc spem animo dederat, novus hospes et ora disertus

Hospes, purpurei proies generosa Berulli,

Aurea gens, ipsi Superum acceptissima Regi,

Vororum leges quam milice et vincla coercent,

Sed pietatis amor regit, et pars optima nostri

Religio, ratioque cornes non indiga fræni.

Illa quidem humanos ut se componat ad usus

Non habitu bicolor, torta non cannabe cincta,

Non pedibus male nuda, gravi non horrida sacco,

Nec gestans patulo promissam in pectore barbam...

 

N'oublions pas que toute la pièce n'est qu'une plaisanterie.

« Sur la fin, reprend Lebeuf, le saint évêque s'adresse au Père Senault, à qui il témoigne son chagrin de voir l'ignorance rentrer dans les temples du Seigneur, et l'exhorte à fronder avec son style d'orateur contre un tel procédé; puis, se retournant pour la dernière fois vers le malade, il lui fait sentir la témérité de son entreprise, d'avoir voulu détruire ce que des gens en place, des gens de meilleur goût que lui, avaient puisé de tous côtés dans les livres de son église, pour augmenter la célébrité de l'Office, et la tirer du grand commun.

 

Illi carus eram, mihi charus et ille vicissim,..

Quin etiam addiderat dulces mihi providus hymnos,

Omnibus e libris quos barbarus expunxisti.

Et causam morbi ulterius temerarie quæris!

 

Tout cela me paraît d'un goût exquis, et Boileau bien épais si on le compare à Santeul. Barbarus expunxisti ! mais rien n'égale : quam bene verris humum !

Sur la technique de nos hymnographes, voici quelques observations de Lebeuf.

« Maintenant on ne se borne plus comme autrefois à n'avoir dans les offices divins presque que des vers iambiques, une ou deux hymnes saphiques, autant d'asclépiades, et quelques trochaïques en petit nombre. On a cru qu'il convenait assez de faire pour l'Eglise des hymnes de toutes sortes de mesures. Le nombre

 

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des saphiques est augmenté de beaucoup, aussi bien que celui du genre d'asclépiade dont la strophe finit par un vers glyconique. Il y a à présent dans les livres d'office beaucoup plus d'hymnes trochaïques et alcmanes... On a même pris l'anacréontique des poésies de Prudence. Le siècle dernier a produit des poètes dont la veine fut trouvée plus féconde en ces sortes de vers lyriques, que dans ceux de la mesure iambique..., et on n'a pas lieu d'être mécontent de leurs ouvrages... » Dans le nouveau bréviaire de Paris, (Harlay) au siècle dernier, « rarement étaient-elles alcaïques, ou de cette sorte d'asclépiades dont le 3e vers est phérecrace et le dernier glyconique. Il n'y a eu que le célèbre Santeul qui en ait donné un grand nombre de tous les mètres, et qui le premier a eu la gloire d'avoir multiplié les hymnes de toute sorte d'espèces, aussi bien que celle d'avoir surpassé tous les autres poètes sacrés, par la sublimité de ses pensées, la noblesse de ses expressions, et la clarté presque inimitable de son style... Ceux qui ont essayé de le remplacer ont peut-être mieux imité les actions des saints qu'ils ne les ont chantées, et, quoique la perte soit irréparable, il a cependant paru depuis sa mort des hymnes suffisamment pleines d'onction, et assez remplies de nobles expressions » (Lebeuf, op., cit., p. 1734-I735).

Lebeuf d'un goût si exquis, se rallie donc sans hésiter au jugement presque unanime de l'Ancien Régime, Lebeuf, dis-je, qui n'ignorait pas Coffin. Pour lui, nul de nos hymnographes n'est comparable à Santeul.

 

 

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