CHAPITRE VI
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CHAPITRE VI : LES FORMES FIXES ET QUASI-LITURGIQUES DE LA PRIÈRE PRIVÉE

 

I. Différences entre la prière liturgique, et la prière privée. - Comment celle-ci tend à se rapprocher de celle-là. - Naissance et développements extraordinaires des liturgies privées. - La littérature des prières de dévotion » fâcheusement négligée, soit par les historiens, soit par les philosophes de la prière.

II. Le Thrésor de Jean de Ferrières, 1583. Le Calendrier historiai de l'humanisme dévot. - Traduction de plusieurs prières d'Erasme. - Particularisation croissante des formules. - « Avant d'étudier sa leçon. » - « Pour la Paix de l'Église. » - Esprit oecuménique et désintéressé de ces formules. - Les lacunes du Thrésor et la réédition de 1686.

III. - Le recueil de Godeau, 1646. - Godeau et les courants spirituels de son temps. - Nombre de formules bérulliennes. - Prière « d'un Officier de finance. »

IV. Multiplication croissante des recueils. - Les Avis de Suffren. - Plus de distinction entre religieux et laïcs. - L'Exercice spirituel de 1664. - Perfection et Pur Amour. - Échelles et Degrés. - L'Exercice du matin.

V. L'Exercice spirituel revisé en 1682, par les « habiles ». - L'Académie française et les prières françaises de dévotion. - Les Prières propres de Pellisson.- Le rythme de la prière française. - Dévotion et Atticisme.

VI. Le recueil de Sanadon 1702, et les formules du XVIII° siècle

 

EXCURSUS

Le Bouquet d'Eden.

Huysmans et les « Oraisons » du XVII° siècle.

 

 

I. - « La prière liturgique et la prière privée, écrit Dom Wilmart sont des espèces distinctes » : distinction qui n'est pas nouvelle, puisqu' « elle correspond à la nature des choses et qu'on la retrouve dans l'Évangile », Notre-Seigneur ayant enseigné tour à tour ces deux formes de prière : « Quand tu pries... ferme ta porte et prie ton père en secret... »; « là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d'eux ». « Les chrétiens des premiers siècles, ont entendu et pratiqué ce double enseignement ». Pendant que la persécution de Dèce faisait rage, saint Cyprien « écrit à

 

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un groupe de confesseurs romains : « Nous faisons mémoire de vous, jour et nuit, et soit que (réunis) à plusieurs, nous accomplissions la Prière (canonique) par les sacrifices, soit que, retirés, nous nous livrions à des prières privées, nous supplions le Seigneur » de vous aider à mériter la couronne. Aussi bien, poursuit Dom Wilmart, « la liturgie de l'Église étant limitée dans son exercice, n'épuise pas, ne saurait épuiser, en principe, les activités du chrétien qui s'unit à Dieu par la prière... Strictement, la liturgie consiste en des actes de culte déterminés : dans l'oblation du Saint Sacrifice, l'administration des sacrements, la sanctification des heures canoniales. Tout le reste dans l'espace et le temps, appartient à la piété, selon que l'âme individuelle y est portée par ses propres désirs, ou plutôt selon la souveraine maxime... Spiritus ubi vult spirat. L'Esprit souffle où il lui plan, pour l'épanouissement de l'âme qui demeure dans le concert de l'Église, et telle est la loi qui autorise, tout en la réglant, la piété privée. » Non certes, que l'Esprit ne souffle pas, pendant les Offices liturgiques, et qu'il réserve ses inspirations à qui prie « dans le secret ». « La liberté trouve encore à s'employer, à se déployer dans le domaine auquel préside l'autorité de la liturgie. Car celte-ci n'est point faite pour comprimer les élans du chrétien qui y prend part; tout au contraire, pour leur donner plus de force et de sûreté. Ceci n'ira pas sans une correspondance active et personnelle du sujet; dans les gestes et les mots convenus, les mêmes pour tous, chacun fera passer sa propre ferveur. Dans l'accord de la prière publique, chaque fidèle prie donc selon ses modes à lui, rend l'hommage que lui seul est capable de rendre. Tous ces hommages individuels, nécessairement limités et dispersés, plus ou moins imparfaits, c'est l'Église elle-môme qui les rassemble et les fond dans l'unité de son hommage parfait. » Bref « la liturgie et la piété sont, pour ainsi dire, exactement coextensives... sans cesser d'être distinctes (1). »

 

(1) Dom Wilmart, Pour les prières de dévotion. (La vie et les arts liturgiques, septembre 1923, pp. 481-483.) Cf. des vues analogues chez Romano Guardini, L'Esprit de la Liturgie, Paris, 1929, pp. 97-139.

 

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Si juste qu'elle soit, si intéressante et si nécessaire, il faut bien comprendre, et le savant bénédictin nous y invite lui-même, que cette distinction nous maintient à la surface et à l'apparence des choses. Du point de vue, non plus extérieur et disciplinaire, où se place d'abord Dom Wilmart, mais psychologique, je veux dire proprement religieux, voire littéraire, qui est le mien, les différences entre la prière liturgique et la prière privée s'atténuent jusqu'à disparaître presque. L'une et l'autre de ces deux prières répondent également à la définition de la prière en soi, ou prière pure; l'une et l'autre réalisent une: seule et même expérience, à savoir un certain contact avec le divin, une certaine « élévation de l'âme vers Dieu. » Il en va de même pour ces mystérieux éléments, ou courants, par où telles pages de Bossuet, de Chateaubriand, de Barrès, entièrement libres des contraintes prosodiques, sont rendues poétiques au plein sens du mot. Peut-être même devrait-on dire que, sur les lèvres de chaque fidèle, la prière publique n'est prière que si elle exprime la ferveur personnelle - toujours intime, secrète, ineffable, - de ceux qui la récitent. Quoi qu'il en soit, la distinction qui nous occupe, achèvera presque de se dissoudre, si l'on prend garde à un fait aussi constant que surprenant, et dont jusqu'ici les psychologues religieux ne s'émerveillent pas assez. Comme on l'a vu, Dom Wilmart semble opposer l'entière liberté de la prière privée, aux « gestes », aux « mots convenus », fixés d'avance, commandés par la liturgie. Dans l'abstrait, rien de plus exact. Mais l'expérience de tous les siècles nous montre que la dévotion privée, loin de s'abandonner au « souffle de l'Esprit », est assez communément désireuse d'aliéner son indépendance originelle et de s'enchaîner soit à des formules, soit à des rites convenus, traditionnels, clichés, si j'ose dire, et presque immuables. C'est là, je le répète, un fait prodigieux, et qui, par son universalité dans le temps et dans l'espace, a tous

 

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les caractères d'une loi, si bien que l'histoire de la prière chrétienne, écrite comme il le faudrait, nous ferait assister à un double développement parallèle : d'une part, l'élaboration lente et précautionnée des prières liturgiques; - élaboration qu'on peut regarder comme achevée, ou de peu s'en faut, à la fin du XVI° siècle; d'autre part, une production incessante, surabondante, infinie et indéfinie, de pieuses formules, que l'Église officielle contrôle sans doute, mais qu'elle ne fait pas siennes. S'obstinant à répéter le Doce nos orare des apôtres, chaque génération nouvelle demande qu'on lui « apprenne à prier »; demande, c'est-à-dire, qu'on ajoute au trésor, encombré déjà, mais toujours insuffisant, de ses formules. Bref, nous assistons au développement de deux liturgies, l'une canonique, l'autre privée, et c'est à quoi se ramène, dans l'ordre religieux la distinction dont nous étions partis. Distinction qui, pour nous, du moins s'amenuise encore si l'on songe qu'avant d'être insérées dans les livres liturgiques, nombre de formules dont l'Église prescrit la récitation, ont été d'abord au service de la dévotion privée. D'où vient que, jusqu'au XVI° siècle, la frontière entre les deux reste indécise. Un saint homme du moyen âge trouve trop courtes, trop indéterminées ou trop sèches les prières de la messe. Il les prolonge à son gré, les particularise, les attendrit. D'autres bientôt lui emprunteront ses formules. C'est ainsi que, dans un missel du XVe siècle, le Domine non sum dignus est suivi d'une longue paraphrase. D'après d'autres missels plus anciens, le prêtre, avant de communier « doit observer une rubrique qui annonce : Salutation du corps du Seigneur.

 

Ave in æternum, sanctissima Caro; mihi in perpetuum summa dulcedo.

 

Ainsi, continue Dom Wilmart, « les missels se tiennent assez près des recueils proprement dits de preces ou oraisons privées. Ceux-ci, conçus pour l'usage de tous sans distinction, clercs et laïques, nous fourniraient beaucoup de textes,

 

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non moins dignes de remarque (1). » Autour des antiques formules, une végétation de prières privées qui aspirent toutes, pour ainsi dire, à devenir proprement liturgiques, et qui, pratiquement, sont déjà regardées comme telles par ceux qui les récitent.

Dira-t-on que le peuple chrétien s'attacherait moins à ces formules, s'il ne leur attribuait un caractère plus ou moins magique ? Non, cela n'expliquerait la vogue que d'un petit nombre d'entre elles. Saint Augustin nous apprend que les doctes de son temps corrigeaient « tous les jours beaucoup de prières » qui passaient par leurs mains, et où il se trouvait « beaucoup de choses contraires la foi catholique. » Ils les jugeaient donc peu orthodoxes, mais non pas supertitieuses. Saint Augustin ne croyait même pas qu'on dût trop s'acharner à les proscrire. « Ce qu'il y a de mauvais dans ces prières, disait-il, ne détruit pas ce qu'il y a de bon; au contraire, ce qu'il y a de bon peut suppléer à ce qu'il y a de mauvais » Par où l'on voit aussi que cette curieuse avidité pour les formules ne date pas du moyen âge. Multorum preces emendantur quotidie, si doctioribus fuerint recitatæ. A quelques exceptions près, nul doute, d'ailleurs, que l'immense majorité des formules médiévales n'expriment la piété la plus pure et la plus vive. D'où l'extrème intérêt qu'une telle végétation présente à l'historien. « Cette littérature, dit encore Dom Wilmart, pour être négligée de nos jours. n'en est pas moins

 

(1) D. Wilmart, op. cil., pp. 531-532. On trouvera une foule d'autres exemples dans le beau travail de M. Leroquais sur les Livres d'heures manuscrits de la Bibliothèque Nationale.

(2) Cf. Thiers, De la plus nécessaire de toutes les dévotions, II, p. 753 et. Chaponnet, De l'usage de célébrer le service divin en langue vulgaire, Paris, 1.687, pp 5o-51. De ces textes d'Augustin que Thiers apporte pour montrer le danger des formules dévotes, Chaponnet tire au contraire une réponse aux protestants qui reprochaient à Rome l'emploi du latin dans la liturgie : s Si... les prières composées par les hérétiques ne sont pas iuutiles, selon saint Augustin, à ceux qui ne les entendent pas et qui croient ne rien dire que de bon, si l'affection de celui qui prie supplée souvent au défaut de sa prière, et si Dieu ne regarde pas tant à ce que nous disons qu'à ce que nous voulons dire, combien plus les prières de l'Eglise seraient-elles profitables à ceux qui ne les entendent pas, pourvu qu'ils y assistent avec un esprit de foi et de dévotion ! »

 

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précieuse à consulter. Elle ne traduit pas seulement, parfois dans les termes les plus heureux, l'esprit religieux de nos ancêtres. A son tour, et pour sa part, elle montre en action les principes qui nous semblent régler les formes de la prière chrétienne (1). » Avec les tendances particulières des saints personnages - j'allais dire, des professionnels - qui les ont composées, ces formules nous révèlent aussi les sentiments des foules pieuses qui ne les auraient pas choisies ni préférées, entre beaucoup d'autres, si elles n'y avaient reconnu soit leurs sentiments les plus vrais, soit la dévotion où elles désiraient se hausser. C'est grâce à une sorte de plébiscite qu'elles sont devenues populaires; et grâce à une autre sorte de plébiscite - celui-ci tout négatif - que telles ou telles ont cessé de l'être.

A partir de l'âge moderne, j'entends dès la Renaissance, mais plus particulièrement pendant la période qui nous intéresse, le nombre des prières imprimées dépasse l'imagination; et même le nombre des recueils où ont été rassemblées les plus aimées de ces prières. Six générations bénédictines ne suffiraient pas à défricher ces terres inconnues; puis à suivre de formule en formule, de recueil en recueil, d'édition en édition, les variations de la prière française. Les quelques détails que l'on va trouver ici marqueront du moins l'intérêt de cette littérature, si fâcheusement négligée, et orienteront les recherches de ceux qui viendront après moi (2).

II. - « C'était une humble église au cintre surbaissé - l'église où nous entrâmes... »; ces vieilles prières, que

 

(1) Wilmart, op. cit., p. 536.

(2) Il va sans dire que l'étude comparée que je propose ne devrait pas être limitée aux recueils français. L'Allemagne catholique, la Flandre, l'Italie, l'Espagne ne sont pas, j'imagine, moins riches que nous. Dans les recueils anglicans, et il en a paru plus de quatre-vingts pendant la seconde moitié du XVI° siècle, nombre de prières catholiques ont été rassemblées, cf. par exemple le recueil de Bull qui date de 1566, et qui a été republié en 1852 par la Parker Society : Christian Prayers and holy meditations as well for private as public exercise. Et plus tard, le recueil de l'évêque Cosin : A collection of private devotions in the practice of the ancient Church, called the Hours of Prayer.

 

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feuillette aujourd'hui la tiède curiosité de l'historien ou du philosophe, n'oublions pas qu'elles ont été d'abord et longtemps priées, si l'on ose s'exprimer ainsi. Que notre imagination, essayant d'évoquer les deux siècles du classicime dévot, se fixe donc dans une église parisienne - Saint-Étienne-du-Mont, par exemple ; observatoire où tant de raisons nous invitent; - et qu'elle se penche, avide, indiscrète, sur quelqu'un des fidèles qui se sont tour à tour agenouillés près de telle de ces colonnes. Leurs sentiments les plus intimes nous échappent; nous pouvons néanmoins les entrevoir, en écoutant les formules qu'ils récitent par coeur, ou en lisant, sur leur épaule, les livres qui ne les quittent presque pas. Les minutes - je ne dis pas les heures - vraiment religieuses de leur vie, ces formules les ont son-nées. De ces formules à leur âme, le courant divin a passé : une seule et même grâce, un double courant : celui qui, venant de la formule a réveillé l'âme, et celui, qui venant de l'âme, a vivifié la formule. Pendant ces deux siècles, les recueils ont succédé aux recueils, moins souvent toutefois que les fidèles aux fidèles. Comme anneau extrême de cette chaîne, je prendrai le recueil de Sanadon, qui a eu, pendant tout le XVIII° siècle, une vogue extraordinaire; et, au début du XVII°, un livre publié en 1585, mais dont la vogue, peu à peu déclinante, a dû se prolonger jusqu'à la majorité de Louis XIV. C'est le Trésor des prières et oraisons, compilé par Jean de Ferrières, curé de Saint-Nicolas-des-Champs (1).

Pourquoi préférer ce dernier livre à ses frères, nombreux sans doute, je veux dire, aux recueils du même genre qui ont paru sous les derniers Valois? D'abord, parce que c'est le seul que je connaisse bien, les recueils de ce temps-là étant devenus fort rares, sinon introuvables. Heureux

 

(1) Le Thrésor des prières, oraisons et instructions chrétiennes pour invoquer Dieu en tout temps... Auvray, rue Saint-Jean, Au Bellérophon couronné. - Le titre de l'édition originale ne mentionne pas le nom de l'auteur.

 

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hasard, du reste, car ce Thrésor, qui, même médiocre suffirait à l'enquête présente, est très savoureux. Tout voisin de celui d'Amyot, le style m'en paraît charmant  (1). Que je regrette de n'avoir pas eu ce livre sous les yeux quand je préparais mon volume sur les Humanistes dévôts ! Jean de Ferrière est de leur école. Lisez plutôt le Calendrier hystorial qu'il a mis en tête de son recueil. Vous ne demanderez pas, j'espère, ce que vient faire un calendrier dans un livre qui pourrait s'appeler aussi bien : L'Année sainte, ou la Journée du Chrétien. Tous les anniversaires qui doivent émouvoir un chrétien, un humaniste, et un Français de Paris, s'y trouvent marqués, depuis le déluge jusqu'au 20 décembre 15 71, « jour où fut abattue la croix de Gastine,

érigée en la rue Saint-Denys, et plantée dans le Cimetière des Saints-Innocents »; voire jusqu'au « Brûlement des Cordeliers de Paris ( 19 novembre 15 8o) et qui plus est jusqu'au Io juillet 1585 - le Thrésor est imprimé cette année même - jour où, « le Roi assistant au Palais de Paris, fit abolir l'Édit de Pacification avec ceux de la Religion, la volonté du Roi étant qu'il n'y eût qu'une religion ». L'auteur de ce Calendrier sait tout de la chronologie du déluge, et Noé est un de ses patriarches favoris :

 

14 février. Ce jour, l'an 23o5, devant la Nativité de N.-S., Noé envoya hors de l'arche une colombe.

18 février. Noé mit derechef hors la colombe... Ce jour célébraient les Romains leurs Bacchanales, ce que, de notre temps, au grand scandale de la chrétienté, nous semblons imiter ou faire pire, à mieux parler, le jour qu'on nomme de Carême-prenant.

2 mars. Anthonius Pius fut élu empereur, homme benin, l'an 14o.

 

(1) Nous avons d'Amyot un livre de prières, beaucoup moins complet que le Thrésor et qui ne s'adresse pas au peuple chrétien. C'est le Psaultier des Chevaliers, autrement les prières du Saint-Esprit. Mon exemplaire est de 16o1. Ce n'est, d'ailleurs, que par conjecture que je l'attribue au traducteur de Plutarque. Il me paraît probable que la Prière du Roi au Saint-Esprit est de lui. Pourquoi pas également le Psaultier lui-même ?

 

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3 mars. Monsieur d'Aumale, tué d'un coup de mousquet devant La Rochelle. 1573.

10 mars. Ce jour, Jésus-Christ reçoit les nouvelles de la maladie de saint Lazare - C'est le jour que le roi François -le-Grand revint d'Espagne, ayant laissé ses enfants en hostage.

20 mars. 41 ans après J.-C., naquit Ovide.

21 mars. J.-C. maudit le figuier.

7 avril. Ce jour, 427 devant J.-C., naquit le divin philosophe Platon.

18 avril. Ce jour, le peuple d'Israël passa la Mer Rouge à pied sec.

8 mai. Jeanne la Pucelle fait quitter aux Anglais le siège devant Orléans. 1429.

10 mai. Dieu commanda à Noë de porter vivres en l'arche. La nuit précédente ce jour, fut soustraite l'une des vraies Croix de la Sainte-Chapelle, 1573.

17 mai. Noë entra en l'Arche. Création des Capitaines Bourgeois de Paris par le roi Charles IX. 1562.

27 mai. Ce jour, Noë sortit de l'Arche, 2304 ans devant N.-S.

31 mai. La Pucelle d'Orléans, brûlée à Rouen par les Anglais 1431.

 

De Noé, plus de nouvelles pendant le mois de juillet. Mais l'humanisme dévot ne chôme pas :

 

1er juillet. Thomas Morus, décapité en Angleterre, 1535.

11 juillet. MORT D'ERASME. 1535.

12 juillet. Ce jour naquit Jules César.

14 juillet. Ange Politian naquit à Florence, 1454.

 

La balance est plus égale, dans les autres mois, entre le sacré et le profane :

 

1er août. Aaron mourut en la montagne d'Oreb, âgé de 123 ans.

4 août. Cicéron exilé; le même jour, l'an suivant, rappelé. Le même jour, 154o, mourut Guillaume Budé.

20 août. L'an du monde 93o, ce jour mourut Adam, premier homme.

24 août. La journée dite Saint-Barthelemy, 1572.

28 septembre. Couronnement de Guillaume le Roux à Westmontier par l'évêque de Cantorbie, 1087.

 

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1er octobre. La fête des Trompettes commandés aux Juifs. Ce jour mourut Pompée.

15 octobre. Devant N.-S. 62 ans, naquit Virgile, prince des poètes latins.

16 octobre. Démosthène meurt. 322.

18 octobre. Ce jour, l'Arche se reposa sur la montagne d'Ararat en Arménie.

2 novembre. Pline, 112 ans après J. C. fut englouti dans le Vésève, montagne ardente de soufre.

2 décembre. François Xavier, premier fondateur de l'Ordre des Jésuites, mourut ès Indes de la Nouvelle Espagne, 1552.

10 décembre 15 47. Environ 10 heures du matin, se rompit par le milieu tout le long du flanc le Pont Saint-Michel à Paris, et tombèrent les maisons dans la rivière du côté du Châtelet.

31 décembre. Charles VIII, roi de France, entra en Rome. 1493.

 

Ces carambolages de synchronismes n'offusquaient pas les chrétiens cultivés de cette époque. Ils nous amuseraient moins n'était le divorce qui s'est consommé chez nous entre  la dévotion et l'humanisme. Grâce à eux, les âmes simples

apprenaient confusément à vénérer, devant Dieu, toutes les grandeurs de l'esprit. Montagnes, louez le Seigneur! (1)

Quand j'ai lu pour la première fois, ce Thrésor de Jean de Ferrières, il m'a semblé que d'ici de là je me retrouvais en pays de connaissance. En y regardant de plus près, je me suis aperçu que plusieurs de ses prières, venaient en droite ligne, d'Érasme. On a laissé de côté les quatre oraisons saisonnières. - Pour le printemps; pour l'été; pour l'automne ; pour l'hiver (2) ; - mais on en a traduit plusieurs autres : ainsi, l'Oraison de celui qui se veut mettre sur mer :

 

Seigneur Jésus-Christ, qui, à la requète de tes apôtres et disciples,

 

(1) Quatre vers de mirliton recommandent la lecture perpétuelle de ce calendrier : - « Qui veut savoir par coeur de mainte histoire - Le jour, le mois et l'an sans varier. - Il portera toujours, s'il veut me croire - Avecques lui ce petit calendrier. » - Peut-être le vendait-on détaché du Thrésor.

(2) Cf. Recueil de prières et l'explication de l'oraison dominicale. Traduction d'Erasme, Paris 1712 La prière pour le printemps est délicieuse : « La terre qui semble se renouveler, en quelque endroit que nous jetions les yeux, ne nous parle que de votre bonté. »

 

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as, par ta seule parole, apaisé l'impétuosité des vents, et fait que les eaux enflées furent en bien peu de temps faites calmes, et qui as cheminé à pied ferme sur les eaux coulantes..., fais-nous cette grâce... qu'en rejetant et condamnant l'impiété commise ès personnes d'un Castor et Pollux, dieux étranges, tu nous sois toi-même un astre luisant, comme tu es, pour parachever cette navigation. (1)

 

Sic fratres Helenæ, lucida sidera... Quelquefois Érasme n'a fourni que le canevas. Sa prière « Avant que de voyager » est deux fois moins longue que celle du Thrésor, et les broderies nouvelles ne sont pas à dédaigner :

 

Garde, Seigneur, que mes pieds ne glissent par chûte ou rencontre... Délivre-moi du péril de l'eau; fais que je ne tombe ès mains des voleurs ;

 

et ceci qui est charmant :

 

Fais, quand il me faudra loger que je tombe ès mains de gens de bien, et qui exercent envers moi toutes oeuvres de charité.

 

Erasme n'avait rappelé qu'un seul voyage biblique, celui du jeune Tobie; Jean de Ferrières ajoute les deux expéditions de Jacob, en Mésopotamie et en Égypte; puis la marche des Enfants d'Israël, « tant par la Mer Rouge que par les déserts inhabitables ».

 

Car je m'assure et promets, que maintenant..., tu ne t'éloigneras jamais de moi, mais que tu m'accompagneras avec ton sauf-conduit. Pour ce je recommande en tes mains mon corps, mon âme, ma femme, mes enfants, ma maison et tout ce que j'ai en ce monde de plus cher. (2)

 

Où nous prenons sur le fait une des multiples lois qui président à l'évolution de ces prières : peut-être la principale de ces lois, à savoir la progression de l'abstrait ou de l'universel au concret et au détail. Loi de particularisation

 

(1) Thrésor, édition de 1686, pp. 93-94.

(2) Ib., pp. 90-93.

 

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croissante, dirai-je pédantesquement (1). Érasme goûtait, mieux peut-être que nous ne faisons, la densité harmonieuse des collectes liturgiques. « Ces sortes de prières, disait-il, ressentent et respirent un certain esprit apostolique, et, pour la plupart en peu de paroles finissent le sens d'une manière très claire (2). » Mais cela ne l'a pas empêché de composer nombre d'oraisons particulières où l'on demande à Dieu qu'il nous préserve ou nous délivre, non pas seulement a malo, mais, un à un, de tel ou tel mal, de la calomnie, par exemple : Prière pour conserver une bonne réputation. Ainsi le Thrésor : Oraison pour dire en sortant hors de la maison ; - avant que commencer son oeuvre; - oraison oour l'enfant à dire devant qu'étudier sa leçon ;

 

Seigneur, qui es la fontaine de toute sagesse et science, puisqu'il te plaît me donner le moyen d'être instruit en l'âge de mon enfance, pour me savoir saintement et honnêtement gouverner tout le cours de ma vie, veuilles aussi illuminer mon entendement, lequel est de soi-même aveugle, à ce qu'il puisse comprendre la doctrine qui me sera donnée; veuilles conserver ma mémoire pour bien retenir, veuilles disposer mon coeur à la recevoir volontiers, et avec tel désir qu'il appartiendra; afin que, par mon ingratitude, l'occasion que tu me présentes, ne périsse. (2)

 

Oraison pour dire au temps de peste; - de sécheresse; - oraison pour dire quand on veut lire la sainte Écriture... (3) oraison de celle qui se veut marier.

 

Seigneur, Dieu et Père de tout l'humain lignage, puisque, dès le commencement, tu as voulu montrer le soin spécial de notre

 

(1) Cette même loi commande aussi le développement des prières anglicanes de dévotion. Deux exemples magnifiques : Lancelot Andrewes, dont nous avons parlé plus haut (cf. p. 207) et William Law. Le principal Whyte admire fort « the power and the beauty, the breadth and at the time the particularity of Andrewes's intercessions ». « William Law, dit-il aussi, is always insisting on particulars, and instances and speci fccations ; on naines of people., names of olaces, and names of things. » A. Whyte, Thirteen Appreciations, Edinburgh, s. d.

(2) La manière de prier Dieu, traduction de 1713, p. 137. Il a même sur le latin liturgique des remarques fort curieuses que la traduction de 1713 n'a pas conservées.

(3) Thrésor, pp. 5o-51.

 

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imbécillité et faiblesse, quand tu as ordonné l'homme pour être comme conduite, support et sauvegarde à la femme, quand il te plait m'appeler pour être mise sous la charge d'un chef et supérieur..., fais-moi accepter d'un franc courage celui qui par ta grâce me sera donné pour mari.

 

Et celui-ci, de son côté :

 

Fais que l'autorité laquelle de ta grâce tu as donnée au mari par dessus sa femme, ne me fasse point élever en orgueil, pour exercer cruauté, ou tyrannie sur elle.

 

Chose curieuse, de ces deux prières, la plus dévote n'est pas celle de la femme (1) :

 

Cependant qu'il te plaise régler cet amour en moi selon ta volonté; que je t'aime par dessus tout, comme mon Créateur et mon Dieu; et que l'amitié que je dois à ma femme ne déroge nullement à l'amour qui t'est dû.

 

On remarquera cette curieuse nuance : à sa femme, l'amitié; à Dieu, l'amour :

 

Mais que tu sois le premier aimé, obéi, servi et honoré. Afin que, sans empêchement aucun, je la puisse instruire, admonester et vivement reprendre, si elle ne se voulait ranger à ton obéissance (1).

 

A les prendre dans leur ensemble, ces oraisons du xvi0 siècle finissant paraissent peut-être plus oecuméniques, ou, si l'on veut, plus sociales, moins saintement égoïstes, si l'on peut dire, que celles de la fin du siècle. Et par là même, plus proches des prières liturgiques. Ainsi l'Oraison pour la paix de l'Église :

 

Nous avons besoin de ta voix, Seigneur Jésus, seulement dis la parole, la tempête s'apaisera... Tu avais promis de pardonner à tant de mille de méchantes gens, si tu eusses trouvé dix hommes justes en Sodome; maintenant tant il y a de milliers d'hommes qui aiment la gloire de ton nom, à leurs prières ne rabaisseras-tu point ton ire ?

 

(1) Thrésor, pp. 1o4-1o8.

 

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Tu agenças le passé ce chaos premier, portant en soi une confusion universelle de toutes choses, en laquelle les semences d'icelles étaient pêle-mêle, sans accord, ordre, ni grâce; et, par un ordre merveilleux, sus bien joindre en perpétuel appointement les choses qui étaient naturellement contraires.

 

Quelle splendide Préface d'une messe pour la fin des guerres civiles qui déchiraient dès lors l'Église.

 

Or combien plus laide est cette confusion en laquelle il n'y a ne charité, ne foi, ne alliance ne révérence aux lois, n'obéissance aux supérieurs, ne accord en doctrine, mais, comme en une danse désaccordante chacun chante sa chanson. Il n'y a point de dissension entre les cieux... et tu permettras ton Épouse, pour laquelle tu as tout créé, être affligée par continuels distords? Endureras-tu que quelques mauvais esprits, auteurs de toute dissensions, exercent leur tyrannie en ton royaume... Tu es le Prince de Paix, inspire nous dilection de l'un à l'autre (1).

 

Chaque dimanche, une oraison « pour tous rois, princes et pasteurs de l'Église, et pour ceux qui soitt en affliction..., et en général pour tous hommes »,

 

et singulièrement pour le Roi notre sire, pour tout le sang royal, pour les Seigneurs tant du Conseil Privé qu'autres..., et les Seigneurs et Magistrats de cette ville,

 

Pour les Pasteurs,

 

afin qu'ils soient trouvés fidèles et loyaux ministres de ta gloire, ayant toujours ce but que toutes les pauvres ouailles égarées soient recueillies et réduites au Seigneur Jésus-Christ, souverain Pasteur et Prince des évêques.

 

Pour les incrédules, les égarés, pour

 

les peuples que tu affliges par peste, guerre ou famine; les per-sonnes battues de pauvreté, prison, maladie, bannissement..., tous nos pauvres frères, destitués quelque part qu'ils soient de la terre habitable, parmi les infidèles et barbares...

 

(1) Thrésor, pp. 164-173 - Toute cette longue prière est d'une grande beauté.

 

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Et ce n'est qu'après avoir ainsi passé en revue tout l'univers, que le fidèle songe enfin à sa propre misère :

 

Finalement, o Dieu et Père.., mortifie notre vieil Adam, pour nous renouveler en une meilleure vie (1).

 

Je ne prétends pas insinuer que, dans la seconde moitié du XVII° siècle, lorsque triomphe de tous les côtés, la renaissance religieuse que nous racontons, les dévots, absorbés par le souci de leur perfection propre, se soient désintéressés de l'Église universelle et de leurs frères humains. Mais on abuse toujours des meilleures choses, et il ne me parait pas douteux que les médiocres de toutes les écoles - Port-Royal compris, bien entendu - ne donnent parfois des signes de self consciousness ou, pour répéter le vrai mot, d'égoïsme. Hypertrophie du moi surmené. D'où vient que les vrais mystiques, de Condren à Fénelon, vont tant insister - et jusqu'à l'excès peut-être - sur l’« indifférence », l' « abandon », la sainte « désoccupation de soi-même ». Le Thrésor n'en dit pas si long, mais il tend ingénument à désoccuper d'eux-mêmes ceux qui en récitent les généreuses formules.

Je tarde à lui dire adieu, ayant rencontré peu de livres, parmi les recueils de ce genre, qui m'aient enchanté davantage. Son vieux françois, j'en ai peur, y est pour quelque chose. Il faut néanmoins que ce Thrésor ait de quoi séduire puisque, Louis XIV glorieusement régnant et Vaugelas, c'est-à-dire en 1686, on ait eu l'idée d'en publier une édition nouvelle, où, détail qui tient vraiment du miracle, on a respecté scrupuleusement le texte de 1585. Dans l'histoire des livres de dévotion, c'est là une des très rares exceptions que je connaisse. En règle générale, on ne les réédite qu'après les avoir mis en français du jour, pour ne pas parler des mille autres remaniements qu'on leur fait subir. Résurrection d'ailleurs franche et courageuse, comme en

 

(1) Thrésor, pp. 14o-145.

 

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témoigne l’ « approbation des Docteurs », morceau, qui, lui non plus, ne manque pas de saveur :

 

La doctrine nous en a paru orthodoxe, et les oraisons d'autant plus propres pour l'usage des fidèles qu'elles sont toutes tirées mot à mot de l'Ecriture sainte, ou composées de ses sentences les plus choisies.

 

Que Dom Guéranger leur pardonne ! C'est chez eux, comme chez le vieil Érasme, une sorte d'obsession. Ils croient que nul ne connaît mieux que le Saint Esprit la philosophie de la prière. Il y a un « mais », et que je n'aurais garde de leur reprocher, puisque moi-même, à la première rencontre de ce livre, je m'étais demandé s'il ne protestantisait pas quelque peu. A quoi, du reste, il avait bientôt répondu sans réplique.

 

Quoique l'auteur ne se soit pas attaché à toutes les actions de la religion catholique, et qu'elle renferme beaucoup de pratiques essentielles dont il n'a pas parlé, ce qui serait à désirer qu'il eût fait, pour l'entière perfection de son Trésor; ce qui en relève le prix, c'est qu'il apprend dans le détail à faire saintement beaucoup d'actions dont il n'est parlé qu'en général dans nos exercices de dévotion.

 

Ces lacunes, quelles sont-elles ? Je n'en vois pas de plus graves que l'oubli de la confession sacramentelle. Il y a plusieurs prières pour la communion, mais l'auteur a l'air de croire qu'on ne se confesse qu'à Dieu. « Confession et reconnaissance des péchés commis pour dire au soir et au matin » ; « Confession générale que les fidèles font des péchés ». Celle-ci, d'ailleurs fort belle :

 

Il n'y a que froidure en nous ; nous sommes vides de ton Esprit; sans la paix intérieure, sans joie, sans justice, sans sapience divine... Nos consciences ne sont point touchées d'étonnement de ton horrible jugement... Notre affection, notre plaisir et joie, gît ès oeuvres de ténèbres... et de mort.

Nous confessons aussi que nous sommes coupables en beaucoup de maux et de concupiscenses furieuses, et infinies pensées

 

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perverses, et consentement à icelles, et en ce dédain fâcheux que nous avons aux choses qui te sont bonnes et agréables...

Nous reconnaissons que nous sommes coupables de tous les fruits malicieux de notre coeur, tout les fruits, dis-je, qui ont accoutumé par trop de sortir du suc de venin intérieur, combien qu'ils ne soient encore venus jusqu'à l'oeuvre.(1)

 

Pour un catholique, évidemment, ce n'est pas assez. Ouvrez le recueil de Sanadon, postérieur de cent ans au Thrésor: tout le chapitre des péchés y est en fonction de la confession sacramentelle. Ainsi : Action de grâce après la Confession :

 

Je l'ai entendue, ô mon Dieu, cette douce et consolante parole : Je vous absous de vos péchés. C'est un homme qui l'a prononcée sur la terre, mais c'est un homme qui tient votre place (2). . .

 

Différence très curieuse, mais qui ne doit pas trop nous troubler. Curé de Saint Nicolas-des-Champs, au temps de la Ligue, il n'y a pas d'apparence que Jean de Ferrières ait fait disparaître, comme de simples lutrins, les confessionnaux de sa paroisse. Nul doute non plus qu'il ait prêché la dévotion à la Sainte Vierge, bien que son Thrésor soit presque muet sur ce point. Pas un mot sur le Rosaire, par exemple. Mais le Père Sanadon n'en parle pas davantage. Le Thrésor a une méditation sur l'Ave Maria. Sanadon se borne à insérer le texte des Litanies de la Vierge, pour la prière du soir. Quoi qu'il en soit, concluent nos Docteurs, la réimpression du Thrésor « ne peut être que très utile; et elle ne sera pas même désagréable à ceux qui s'attachent plutôt aux choses qu'à la manière de les exprimer, qui est un peu vieille dans cet ouvrage » ; un peu est charmant. Rien, du reste, ne donne à penser que la réédition de ce vrai Thrésor ait été destinée aux rares amateurs du vieux style. L'approbation si vigilante des Docteurs montre le contraire, mais, ainsi offert à la religion du commun des fidèles, nous ignorons fâcheusement le succès de sa nouvelle carrière.

 

(1) Thrésor, pp. 135-137.

(2) Prières et instructions chrétiennes, édition de 1738, p. 237.

 

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III. - J'ignore de même - et je n'en suis pas moins fâché -comment furent accueillies, en 1646, les Instructions et Prières chrétiennes pour toutes sortes de personnes, par Antoine Godeau, évêque de Grasse. Fort bien, j'imagine, comme tout ce que publiait alors ce maitre de l'heure. Sur la foi d'une jolie épigramme, qui ne veut pas dire grand'-chose, Godeau, converti fort jeune et à fond, Godeau évêque pendant de si longues années et l'un des plus vénérables de son temps, reste, pour l'histoire littéraire, le Nain de Julie On a d'autant moins de scrupules à ne pas le prendre au sérieux que, pour le juger équitablement, il faudrait avoir lu les mille et mille pages, certes peu folâtres, que son zèle lui a dictées. Pour moi, je ne fais de lui ni un Bossuet ni un Fénelon, mais je m'explique aisément que ses contemporains l'aient placé très haut. D'une érudition, d'une intelligence, et, qui plus est, d'une sensibilité profondément religieuses ; très attentif à l'efficacité croissante des ferments spirituels qui travaillaient alors la conscience catholique; grand admirateur de Saint-Cyran et du Port-Royal, mais aussi en pleine communion avec l'École française : assez fermé, d'ailleurs au sublime des contemplatifs, mais non pas au sérieux de l'Évangile.

Le recueil s'ouvre par un « Discours de la Prière chrétienne », et dès ce noble prélude, on sent que, de 1585 à 1646, la piété française n'est pas restée immobile.

 

Le chrétien doit toujours être dans l'esprit d'oraison, c'est-à-dire dans l'esprit de sacrifice, d'adoration et d'hommage vers Dieu, dans une continuelle oblation de soi-même.

 

            N'est-il pas merveilleux qu'à cette date, 1646, soit proposée au commun des fidèles, si nettement, si expressément une telle définition de la prière? C'est déjà, ramassé en quelques mots, tout ce que nous avons appelé la métaphysique des Saints. Admirez aussi que, dans son lointain diocèse, qu'il ne quitte guère, parviennent à Godeau les ondes spirituelles, les plus subtiles, qui rayonnent de Paris.

 

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De cette oraison, il n'y a ni temps, ni affaires, ni maladies, ni affliction qui nous puissent légitimement dispenser. Car elle ne demande point de temps, elle ne rompt point l'attention requise pour nos affaires, elle s'accorde avec toutes nos infirmités, elle n'exige point de contention d'esprit, elle ne veut ni grandes pensées, ni paroles sublimes, et, en quelque assiette que se trouve l'esprit, il en est capable. C'EST UN ÉTAT CONSTANT DE SERVITUDE ET DE DÉPENDANCE A L'ÉGARD DE DIEU, QUI EST IMPRIMÉ DANS LE FOND DE L'AME ; C'est un poids divin qui entraîne toutes ses affections; c'est une vie secrète qui anime toutes ses oeuvres; c'est une source cachée d'où s'écoulent les ruisseaux que les autres voient; c'est la racine qui produit tous les fruits dont l'arbre est fertile, et qui leur imprime une véritable bonté.

 

Avec la même décision, il s'approprie le théocentrisme salésien et bérullien; il extermine toute espèce de « moralisme ».

 

La prière est un sacrifice ;de louange, et le sacrifice regarde premièrement la gloire de Dieu, auquel seul il appartient.

 

Sacrifice, prière, ils ne séparent pas ces deux notions. Nous avons d'ailleurs constaté maintes fois déjà cette primauté du sacrifice dans la pensée religieuse de l'Ancien Régime.

 

L'Oraison dominicale est la forme de toutes les prières chrétiennes... Or ses premières demandes ne regardent-elles pas la reconnaissance de la grandeur de Dieu et de sa Paternité, la sanctification de son nom, et l'avènement de son règne? Les Juifs, qui priaient dans l'esprit de la Loi, qui était un esprit d'intérét et de servitude, ne demandaient que des biens pour eux et ne glorifiaient Dieu que pour obtenir des récompenses. Mais les Chrétiens, qui ont reçu l'esprit d'adoption, REGARDENT PREMIÈREMENT L'HONNEUR DE LEUr PÈRE, ET APRÈS, ILS SONGENT A LEURS BESOINS PARTICULIERS, DANS LESQUELS MÊMES ILS NE VEULENT ÊTRE ASSISTÉS QUE POUR SA GLOIRE. D'ABORD, ILS LE REGARDENT TOUT SEUL, Et QUAND ILS SE REGARDENT EUX-MÊMES CE N'EST QUE POUR L'AMOUR DE LUI.

 

La prière pure est un « hommage vers la divine Majesté, mais un hommage d'amour » ; car la justice chrétienne

 

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n'est autre chose, selon saint Augustin, que l'ordre de l'amour, et cet ordre veut que l'on regarde Dieu devant que de se considérer soi-même, et que l'on ne se considère soi-même que pour Dieu.

 

Humilité, foi, espérance, toutes ces dispositions en supposent une comme fondamentale et universelle, qui est de prier par Jésus-Christ

 

Prier par Jésus-Christ, c'est soumettre son esprit au sien dans l'action de la prière ; c'est se donner à lui pour faire cette action selon sa volonté, et par sa conduite.

 

C'est ainsi que le climat, si l'on peut dire, de tout ce recueil est bérullien, par où il se distingue du Thrésor de Jean de Ferrières. Nombre d'oraisons relèvent immédiatement de l'École française : « A Notre Seigneur Jésus-Christ comme Prêtre éternel ; - A  Jésus-Christ sur la crèche, pour obtenir la simplicité de l'enfance chrétienne. Cette dernière dévotion est très chère à ce prétendu précieux, au Nain de Julie. A notre Seigneur Jésus-Christ conversant avec les hommes, pour obtenir la grâce de converser saintement. Encore tout érasmien néanmoins, et de deux façons :

 

J'ai affecté les allusions fréquentes au langage de l'Écriture sainte, qui a des expressions merveilleuses pour élever les esprits à Dieu.

 

Comme Erasme aussi, et Jean de Ferrières, il est très soucieux de la particularisation que nous avons dite :

 

Les Chrétiens ne songent pas assez à leurs obligations particulières selon la différence de leur condition. Et j'ai cru que la meilleure façon de (les) leur apprendre, c'était de les leur faire demander à Dieu dans la prière (1).

 

Mais il pousse plus loin que ses devanciers l'analyse de ces mille particularités.

Prière de l'homme marié; et de la femme, mais avec cela :

 

(1) Discours de la prière chrétienne (non paginé), passim.

 

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Prière du mari en la mort de sa femme; - des parents qui veulent marier leurs enfants ou leur donner des charges et des emplois; - des pères et mères en la mort d'un enfant unique; - des personnes mariées qui n'ont point d'enfants; d'un enfant de famille qui veut choisir sa condition; - d'un enfant orphelin... j'en passe : Prière d'un ministre d'Etat; - d'un juge; - d'un officier de finance :

 

Seigneur... qui sera celui, au milieu des trésors, et dans les occasions faciles d'amasser de l'or et de l'argent, qui conservera ses mains nettes... Que je songe incessamment que les deniers que je manie sont sacrés, puisqu'ils sont les finances de l'État... Que je songe que c'est le sang du peuple que l'on tire pour la conservation du royaume; et si je ne puis empêcher ces saignées, qu'au moins je ne triomphe pas de la calamité publique par des dépenses scandaleuses. Que j'aie horreur de faire des festins, tandis que tant de personnes, rachetées comme moi du sang de votre Fils, n'ont pas du pain à manger...

Sur toutes choses, Seigneur, éclairez mon esprit dans mes entreprises, afin que je ne me trompe pas moi-même ou que je ne sois pas trompé, m'engageant dans des affaires injustes, qui ouvrent des moyens de rigueur et de violence contre les particuliers, sous le faux prétexte de la nécessité publique... Si jusqu'ici j'ai acquis du bien par des moyens illicites, faites-les moi connaître, s'il vous plaît, et donnez-moi la force d'imiter Zachée en sa restitution (1).

 

Prière d'un marchand; - d'un serviteur ; - des personnes qui ont des procès :

 

Seigneur, je voudrais bien pouvoir pratiquer ce que nous enseigne votre Fils.. et pouvoir donner ma tunique à celui qui me veut ôter mon manteau; mais comme c'est un conseil de grande perfection,... Enfin, puisque je ne saurais m'empêcher de plaider, et que les intérêts de ma famille m'y obligent, que je plaide en chrétien, et que ce qui, de sa nature, éteint l'union que l'on doit avoir avec le prochain, ne produise pas ce mauvais effet en moi.

 

Prière durant une famine; - pour les besoins de l'Église;

 

(1) Instructions et prières chrétiennes, pp. 38o-381.

 

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- pour les Pasteurs de l'Église.., pour demander les différentes vertus; il y en a ainsi pour tous les besoins imaginables ou presque. Si abondantes qu'elles soient, ces for-mules gardent néanmoins ce caractère de discrétion, voire de sobriété qui est le propre des oraisons liturgiques. Elles sont plus religieuses que dévotes, et, par là, diffèrent assez profondément des longues effusions qui nourriront la piété du XVIII° siècle.

 

IV. -Pendant la seconde moitié du XVII° siècle, les recueils de prières vont se multipliant de plus en plus, et se transformant. Faut-il répéter que je ne saurais dessiner que d'une manière très approximative la courbe de cette évolution : soit parce que je n'ai pu mettre la main sur tous les recueils qui furent alors publiés, soit parce que l'étude comparée de ces innombrables formules d'abord, puis de leur fortune, occuperait plusieurs vies? En chacune d'elles, se reflètent, d'une manière ou d'une autre, la spiritualité consciente ou les tendances confuses, soit de celui qui l'a composée, soit du compilateur qui l'a jugée de bonne prise. Chaque recueil, lui aussi, peut avoir, expresse ou latente, sa philosophie propre, qu'il n'est pas toujours facile de dégager. Telle omission qui nous frappe peut-être révélatrice; elle peut n'avoir presque pas de sens. Pourquoi le P. Sanadon a-t-il presque oublié la Sainte Vierge dans son recueil? Ferons nous tourner les tables pour le lui demander ? Avec cela, d'imperceptibles coups de plume suffisent parfois à faire passer une formule d'une école à l'autre. Rassemblez, si vous le pouvez, et rapprochez, dans un tableau à trois colonnes, tous les actes de contrition qui ont été récités en France de Louis XIII à Louis XVI. Deux ou trois lignes, mais où s'affrontent la peur de l'enfer et le pur amour. Le peu que nous savons déjà sur les principaux courants spirituels qui ont traversé le siècle nous est souvent d'un grand secours. Pas besoin d'un microscope pour constater le bérullisme de Godeau. Mais, en bien des cas, le fil

 

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conducteur nous manque, et notamment lorsqu'il s'agit de constater le progrès ou le fléchissement de dévotions particulières. Certaines perdent peu à peu du terrain; d'autres, résistent vigoureusement aux variations de la mode ; ainsi, la dévotion aux saints Anges ou à l'Ange gardien qui n'oscille presque pas chez nous, me semble-t-il, jusqu'à la fin de l'Ancien régime.

Dans l'histoire de cette évolution, j'attacherais une assez grande importance aux Avis et Exercices spirituels, du Père Jean Suffren, pour bien employer les jours, les semaines, les mois et les années de la vie, que nous connaissons déjà. A suivre scrupuleusement l'ordre chronologique, ce recueil, publié pour la première fois en 1642, aurait dû nous occuper avant celui de Godeau (1646), mais il a, je crois, vécu plus longtemps, et de deux façons; d'abord parce qu'on l'a sou-vent réimprimé et jusqu'en 1688; ensuite, parce qu'il servira de modèle à la plupart des recueils analogues qui, bien avant la fin du siècle, le remplaceront.

Suffren ne particularise pas moins que Godeau. C'est la loi première du genre, et sa raison d'être. Nos recueils sont destinés en effet à monnayer, pour ainsi dire, l'oraison dominicale et les quelques formules essentielles de la prière. Mais au lieu que Godeau, fidèle à la tradition érasmienne et à l'exemple du Thrésor, diversifie ses formules au gré des circonstances particulières où peuvent se trouver les fidèles, Suffren se limite aux seuls besoins immédiats du chrétien en soi. Vous ne trouverez pas chez lui d'oraison pour les « personnes qui ont des procès », ni celle « du mari à la mort de sa femme », ni celle du juge ou de l'artisan ; encore moins, hélas! l'oraison d'Érasme et du Thrésor pour celui qui va prendre la mer. Ce retour à l'universel et à l'abstrait nous désole un peu. Puisque le libera nos a malo, qui disait déjà tout le nécessaire, a inspiré l'oraison liturgique : pro quacumque necessitate, pourquoi arrêter l'analyse en si beau chemin, et ne pas spécifier un à un, avec Érasme et Godeau, les divers fléaux, voire les

 

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menues misères qui nous affligent. Pour l'historien, et pour le simple curieux, il y a là une déception que n'expliquent pas seules, du reste, les variations du goût et la fatale victoire de la raison classique, mais aussi la « division du travail » C'est qu'en effet, de 1646 à la fin de l'Ancien Régime, les bibliothèques dévotes s'enrichiront sans mesure. Au lieu d'une formule à l'usage des « mariés », ils auront trois, quatre volumes uniquement consacrés au mariage chrétien. Vous regrettez la formule de Godeau pour un « serviteur » : qu'à cela ne tienne : vous aurez bientôt l'admirable ouvrage de Fleury, puis les Instructions et Prières de Collet à l'usage des domestiques et des personnes qui travaillent en ville (1758). Ainsi pour les Magistrats, les Vierges, les Célibataires, les Pauvres, le Clergé séculier, que sais-je encore ? Il y a mieux toutefois, et cette nouvelle étape dans l'évolution de nos recueils montrerait à elle seule, que, dès le milieu du XVII°  siècle, on admet communément que tout chrétien, est appelé à la vie parfaite ; qui est le principe fondamental de la doctrine salésienne.

 

J'ai évité autant que possible, disait Godeau la sublimité des pensées, et les élévations d'esprit, qui sont plus propres aux personnes déjà avancées en la vie spirituelle et retirées du monde, qu'aux personnes qui sont engagées dans le siècle, et qui mènent une vie commune, comme sont ceux pour qui j'ai entrepris ce travail (1).

 

Suffren en dirait peut-être autant, mais, à son insu, il ne fait aucune distinction entre les gens du monde et les religieux. Compilé à l'usage, non plus du commun des fidèles, mais des jésuites ses frères, ce livre, qui nous invite constamment à la pratique des méthodes ignatiennes, différerait à peine de celui que nous avons (2). C'est, d'ailleurs, une véritable forêt d' « adresses », de pratiques et de recettes.

 

(1) Discours de la Prière chrétienne,

(2) Cela est encore plus vrai des deux volumes de l'Année chrétienne; le résumé que les Avis donnent de ces deux volumes semble d'une pratique plus facile, mais ce n'est là qu'une apparence.

 

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Le malheureux qui voudrait suivre de point en point ces directions absorbantes tournerait bientôt soit au formalisme dévot, soit à la manie. Les recueils qui vont suivre seront plus discrets, et, de plus en plus.

Quelque vingt ans après Godeau et Suffren paraît un nouveau recueil de prières, qui aura bientôt fait oublier les anciens, et qui, pendant plus d'un siècle, jouira d'une vogue extraordinaire. C'est l'Exercice spirituel où le chrétien peut apprendre la manière d'employer toutes les heures du jour au service de Dieu, par V. C. P., dédié à Madame la Chancelière (Séguier, manifestement). Comme le recueil s'achève par une prière des auteurs à Jésus-Christ pour ce livre :

 

Seigneur, bénissez cet ouvrage,

Qu'il touche le coeur des lecteurs

Et qu'il ne souffre aucun dommage

De l'indignité des auteurs!

 

on peut étre sûr que ces auteurs sont au moins deux ; trois plutôt V. C. et P. ; mais je n'ai pu percer leur anonymat. Ils ont puisé à toutes mains dans les anthologies de leurs devanciers, et sans mépriser le moyen âge. Quelques-unes de leurs formules relèvent de la tradition que, pour faire court, j'ai appelée érasmienne. Ainsi la Prière que les femmes enceintes peuvent dire le matin : d'autres doivent remonter plus haut : par exemple, les Oraisons de sainte Brigitte sur la Passion ; formules longtemps populaires et auxquelles on attribuait plus d'efficace qu'une saine théologie ne le permettrait ; ou encore une Prière qu'on peut dire quand il tonne (1) .

Pour les autres prières, plus modernes, et qui ont fait, je le crois, le succès du livre, les auteurs doivent beaucoup au

 

(1) Celle-ci est extrêmement cuvieuse. Au cas où les érudits ne la connaîtraient pas, en voici les premières lignes : + Christus vincit; + Christus regnat; + Christus imperat. - JÉSUS, MARIA, ANNA, JOSEPH - Mulier amicta sole, in te est Deus, in te est Dominas salvator noster, in te est Deus homo Tu circumdas Deum Emmanuelem nostrum... L'édition de 1744 l'a conservée, Cf., pp. 372-373.

 

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P. Suffren, esprit et méthode. Comme lui, ils visent très haut, aussi haut que les mystiques les plus sublimes. Voici, par exemple, une des «résolutions chrétiennes » qu'ils font prendre à leurs lecteurs, dès l'entrée du livre:

 

Je ferai tous mes efforts pour acquérir l'état de la vie future sous le bon plaisir de Dieu, non pas tant pour y trouver mon contentement propre, que pour y chanter ses louanges, pour n'y respirer que sa gloire, pour lui être uni plus intimement, et pour voir toutes mes puissances et mes opérations parfaitement soumises à l'empire de la bonté souveraine de mon Créateur (1).

 

Les exercices pour chaque jour de la semaine, à la manière de Suffren, nous proposent la perfection la plus haute. Un peu trop de morcellement peut-être, comme chez Suffren. Mais on sait que la dévotion a toujours aimé les échelles, les degrés, les partitions de tout genre, la réalité et les apparences de l'ordre. Pour le dimanche on se façonnera, tout en invoquant les Saints Anges, aux Douze degrés d'humilité:

 

... 4. Choisir les dernières places dans les compagnies...

8. Refuser les charges et les offices honorables...

12. Et sur toutes choses, ne point mépriser nos parents à cause de leur bassesse et de leur pauvreté.

Avoir toujours eu mémoire cette parole du Fils de Dieu : « Si vous ne devenez petits comme des enfants... Pour cet effet, imaginez-vous être en présence de Dieu comme un enfant dont les infirmités sont telles :

1. Qu'il ne peut de lui-même se soulager des infirmités et saletés de la nature...

6. Pour comble de ses véritables misères, il ne peut demander ce qu'il lui faut et même il ne le connaît pas pour le demander.

Prière à Jésus pour demander l'humilité...

 

Le lundi, - saint Jean-Baptiste, les Patriarches et les Prophètes - Six degrés d'obéissance. Le mardi, - saint Pierre et tous les Apôtres - Quatre degrés de patience.

 

(1) Exercice spirituel, édition de 1744, p. 5.

 

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Le mercredi, - les saints Innocents - Trois actes de la parfaite mansuétude. Le jeudi, - saint Étienne et tous les martyrs - Conditions de la Charité. Le vendredi, - les saints Confesseurs et Pontifes - Cinq actes de la pauvreté spirituelle. Le samedi, - la sainte Vierge - Six actes de la parfaite chasteté.

Dans ces Exercices, les formules proprement dites alternent avec ce que les spirituels appelaient alors si joliment des « adresses » : courtes directions ; petites sommes de morale ; chapelets de « maximes chrétiennes » ; « Avertissements généraux pour se conduire » ; - « Avis pour employer le temps utilement » ; - « Moyen de dire l'Office de la Vierge avec attention. »

 

Gardez l'uniformité dans votre vie, et faites en sorte qu'il ne se rencontre ni des hauts ni des bas dans votre conduite, c'est-à dire soyez égal dans vos exercices  (1).

 

Dans la « formule de confession pour les personnes qui se confessent souvent » :

 

J'ai chancelé touchant quelque article de foi.

Je n'ai pas eu tout le respect et toute la vénération que l'on doit avoir pour les décisions de l'Église.

J'ai voulu pénétrer avec trop de curiosité la profondeur de nos mystères...

J'ai menti par crainte ou par complaisance.

 

Suit une parenthèse significative : Le mensonge est un péché, pour quelque léger et sous quelque prétexte que ce soit.

 

Je ne me suis pas retiré des engagements de tendresse, dans lesquels je ne voyais point clairement de fin légitime.

 

Pour les formules, je me bornerai à citer, mais un peu longuement, si on le veut bien, celles de l'Exercice du matin.

 

(1) Exercice, p. 89.

 

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Au réveil

 

Faites, o mon Dieu, que mes yeux ne s'ouvrent que pour admirer vos merveilles, et ma bouche que pour chanter vos louanges; agréez l'offrande que je vous fais de moi-même; soyez toujours le maître de mon coeur.

 

Autre

 

Pendant que je repose commodément, combien y a-t-il de femmes qui souffrent par les nécessités de la vie... Que vous ai-je fait, o mon Dieu, et quel service vous ai-je rendu pour me traiter plus favorablement qu'eux?

 

En sortant du lit, faites le signe de la croix, et dites :

 

Que la sainte et indivisible Trinité soit bénie maintenant et toujours et pendant la durée de tous les siècles. Ainsi soit-il ! C'est ainsi qu'un jour je sortirai du tombeau...

 

En prenant vos habits, élevez votre coeur à Dieu, et dites :

 

Mon âme, confuse en la honte de sa nudité, s'offre à vous, mon Dieu, pour être parée du riche vêtement de votre grâce.

 

En vous habillant :

 

C'est mon péché, o mon Dieu, qui m'oblige à cette servitude d'habits, et a tant d'autres nécessités de mon corps. Quand est-ce que j'en serai délivré et que je me verrai en état de ne penser qu'à. vous et de n'aimer rien que vous (1)...

 

En vous lavant les mains, dites

 

Ayez la bonté, mon Dieu, de me laver, et d'effacer toutes mes iniquités, afin que je puisse paraître sans tache à vos yeux. Ne permettez pas que l'intérieur démente l'extérieur, et que je ressemble à un sépulcre blanchi.

Lorsque vous serez habillé, entrez en votre cabinet ou oratoire... mettez-vous à genou, et récitez les prières suivantes. Si le temps ou vos affaires ne vous permettent pas de les dire, et toutes les

 

(1) « Il n'est pas impossible en vous habillant d'entendre lire quelque livre spirituel, afin que le temps qui est si précieux ne se passe point sans quelque fruit. » Exercice, p. 15.

 

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autres prières françaises, qui conviennent pour le matin, vous pourrez, ne dire que les prières latines dont l'église se sert, qui sont en quelque manière d'obligation.

 

Suivent de nouvelles formules, dont plusieurs se trouvent encore dans nos manuels d'aujourd'hui.

 

V. - Tout cela me paraît d'un tour exquis, d'une sobriété proprement romaine - au sens liturgique du mot - et d'une justesse parfaite. Et le beau français ! Quel progrès depuis le balzacien prolixe et un peu mou qu'était Godeau ! A cet ensemble de développements, vingt ans auraient-ils suffi, 1646-1664 ? Non, sans doute, mais c'est ici que nous attend la plus délectable surprise. Lisez plutôt dans l'Avis au lecteur de l'édition de 1682, ces lignes prestigieuses.

 

Ce livre est en même temps ancien et nouveau. Il est ancien, ayant été fait pour et de l'ordre de Madame la Chancelière Séguier : le nombre presque incroyable d'éditions que l'on en a faites du depuis (de 1664 à 1682), prouve l'estime universelle avec laquelle il a été reçu de toute la Chrétienté : IL EST NOUVEAU, PAR LES SOINS QU'ONT PRIS MESSIEURS COUSIN, PELLISSON ET AUTRES HABILES, DE REMANIER TOUTES LES PRIÈRES ET LES TRADUCTIONS FRANÇAISES, ET D'EFFACER LES RIDES DE LA VIEILLESSE QUE LE GÉNIE DE NOTRE LANGUE NE PEUT SOUFFRIR, ET SANS LEUR RIEN ÔTER DE CE QUI LES RENDAIT ESTIMABLES, LEUR DONNER PLUS DE FORCE ET DE BEAIITÉ QU'ELLES N'EN AVAIENT EU CI-DEVANT (1).

 

Que de merveilles dans ce bienheureux Avant-Propos !

 

(1) Je cite d'après l'édition de 1744, mais celle ci reproduit très certainement l'Avant-Propos de 1682. - La comparaison entre le texte pie 1664 et celui de 1682 serait plus qu'intéressante. Mais je n'ai pu m'y livrer, ayant à ma disposition que la réédition du XVIII° siècle. J'ai rencontré jadis, il y a bien longtemps, je ne sais plus où, un exemplaire de 1664. Mais les quelques notes où j'ai fixé le souvenir de cette rencontre sont trop sommaires. A coup sûr, toutes les formules de 1661 n'ont pas été reproduites en 1682. Il y aura eu des additions ; et la révision n'aura pas uniquement porté sur le style. Bref, il y a là tout un travail de comparaison, dont je n'ai pas besoin de souligner l'intérêt, mais que je dois abandonner aux jeunes chercheurs.

D'après une note manuscrite - sur l'exemplaire de l'Exercice que possède l'Arsenal (c'est la réédition de 1735) « des lettres V. C. P. (qui figurent sur le titre) les deux dernières désignent dit on, M. Cousin et Pellisson. » - Non certainement, puisque l'édition de 1664 est attribuée aux mêmes V. C. P. et qu'en 1664 Pellisson n'était pas encore converti.

 

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Faire sonner ainsi les qualités proprement littéraires et linguistiques d'un recueil de prières, c'est là déjà un fait peu commun. Les « habiles », dont on nous parle vivaient encore en 1682. Qu'on nous ait livré leurs noms, et manifestement pour que nul doute ne fût possible sur l'excellence de la révision dont ils s'étaient chargés, cela non plus n'est pas ordinaire. Ces nouveautés, déjà si curieuses, pâlis-sent néanmoins devant l'événement mémorable qu'on nous apprend, à savoir la part, assurément prépondérante qu'a eue, dans ce minutieux travail, le fameux académicien, Paul Pellisson, qui passait alors, et à bon droit, pour l'héritier légitime de Vaugelas et de Patru, pour une des meilleures plumes de France. Et des plus savantes, on ne disait pas encore des plus artistes. On l'a trop oublié, mais Pellisson est un styliste consommé, bien supérieur de ce chef, je le sens ainsi du moins, à La Bruyère. Il possède mieux que lui tous les secrets de notre langue et il les applique avec une aisance où l'autre n'eût jamais atteint. Ce n'est pas à lui qu'il faut donner le conseil accablant par où le grand goût du XVII° siècle a marqué l'infirmité congénitale de La Bruyère : utere lactucis. Grand écrivain? Non pas. L'autre, non plus, du reste ; mais parfait et qui ne nous donne que trop de plaisirs. Quand je transcris ses prières, comme je le fais ici, la séduction de ces beaux mots, si bien choisis et si bien placés, est telle sur moi que j'ai beaucoup de peine à en goûter le suc proprement dévot. Lex orandi, lex credendi; les oraisons liturgiques nous apprennent la foi de l'Église, disent les théologiens; Lex orandi, lex loquendi gallice, dirai-je à mon tour des prières qu'a revisées l'Académie française elle-même, en la personne de Pellisson. Pendant plus de cent ans, les fidèles sans nombre qui ont lu et relu, qui ont récité par coeur les formules de l'Exercice spirituel, se sont formés à parler le français le plus exquis, à penser et à sentir en français. De tous les académiciens, nul n'aura mieux que Pellisson rempli la mission fondamentale de l'Académie française.

 

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VI. - Pellisson ne s'est pas contenté de franciser dextrement, par de menus coups de plume, les formules archaïques de 1664. Cette besogne, qui très certainement lui fut chère, lui aura, je crois, révélé son génie propre, sa vocation, qui était d'amener le français liturgique à la perfection dont il est capable. Nous avons parlé dans un autre volume des courtes prières qu'il avait composées pour la messe et que lui ont empruntées plusieurs auteurs dévots du XVIII° siècle,

notamment l'insigne Père Judde. Pellisson a publié, de son vivant, deux ou trois recueils de ce genre, et qui furent dès lors très goûtés, comme en témoigne M. Bergeret, en recevant à l'Académie Fénelon, qui succédait à Pellisson. « Il y a dans ces prières, disait-il, un feu divin et une sainte onction qui marquent tous les sentiments d'une véritable piété. » Moins frivole que nous, Bergeret n'ajoutait pas que ces mémes prières sont d'un style incomparable. « Je vais me rouler un peu, écrivait un jour Elémir Bourges, sur Perret d'Ablancourt, qui me paraît un bien raffiné joueur de flûte et à modulations exquises (1). » Les prières de Pellisson l'auraient enchanté davantage. Mais, d'une langue plus exquise que celle de d'Ablancourt, elles ne sont pas d'un raffiné : simplement d'un délicat. Mlle de Scudéry écrivait de lui à Huet :

 

L'éloquence qui paraît dans le Traité de l'Eucharistie,

 

ouvrage de Pellisson, malheureusement inachevé,

 

n'est pas une éloquence qui farde, car, après avoir persuadé l'esprit, elle touche le coeur, et je vous assure, Monseigneur, que cette foi vive, cette charité et cet amour de Dieu qui vous touchent encore plus que tout le reste, vous toucheraient moins sans ce petit rayon d'éloquence naturelle qui brille dans tout cet ouvrage, sans lui ôter rien de cette noble simplicité qui doit accompagner ces sortes de matières (2).

 

(1) Lettres publiées par A. Thomas, Le Divan, juin 1926, p, 245.

(2) Rathery et Boutron, Mademoiselle de Scudéry, sa vie et sa correspondance, Paris, 1873, p. 376.

 

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C'est encore plus juste que charmant, et encore plus vrai des Prières que du Traité. Malheureusement, je n'ai pu retrouver qu'un seul de ses recueils, les Prières au Saint-Sacrement de l'Autel pour chaque semaine de l'année, avec des méditations sur divers psaumes de David (1).

 

Je m'approcherai donc, Seigneur, avec confiance du trône de votre grâce. O Vie! O Vertu! O Chemin!

 

S'il a mis chemin, plus vrai, plus simple, au lieu de voie, soyez sûr qu'il l'a fait délibérément.

 

Je ne puis aller à vous que par vous... Je vous apporte toutes mes iniquités, afin qu'elles disparaissent devant vous. Portez encore une fois toutes mes langueurs, toutes mes faiblesses. 0 Créateur, vous n'exigez de votre créature que ce qu'elle peut. Je vous imiterai selon ma mesure, c'est-à-dire comme le rien et le néant peuvent imiter l'Être des êtres;... Je veux, Seigneur (mais je ne le puis que par votre grâce), m'unir et me confondre tout entier avec vous, par les mouvements de mon amour et du vôtre : être en vous, Seigneur, au moins durant ces précieux et délicieux moments où vous serez en moi (1).

 

Même dans la révision de 1682 qui en respecte le rythme, les formules de l'exercice rappellent d'assez près les périodes, les balancements, les suspensions, le nombre savant des collectes liturgiques. Ici, très délibérément Pellisson a brisé

ce rythme. De courtes phrases, d'ailleurs très pleines, et que des liens imperceptibles relient les unes aux autres. Ce n'est pas non plus le style litanistique, mais un entre-deux, le style parlé.

 

Comment vous me donnerez votre chair à manger, ce n'est pas ce qui me met en peine. Mais comment, après m'être éprouvé par votre ordre, Seigneur, mon impureté pourra servir à la pureté même, et ma corruption se mêler et s'incorporer au Saint des Saints, voilà, Seigneur, tous mes doutes et toutes mes craintes.

 

Ici, le sujet même, un problème, voulait une quasi-

 

(1) Edition de 1734.

(2) Prières, p. 14.

 

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période. La suite ira d'une allure plus vive, mais sans haleter :

 

Vous dirai-je comme un de vos Apôtres : Éloignez-vous de moi?... Non, Seigneur, si je ne puis me rendre digne de votre grâce, je puis encore moins la rejeter. Je lui laisse toute son étendue. Qu'elle comble, s'il vous plaît, l'abîme qui me sépare de vous. Je sais que je vous offenserai sans cesse, mais je sais que j'aurai sans cesse le dessein de vous plaire et de vous servir (1).

 

Parfois des raccourcis qui gênent un peu notre épaisseur d'aujourd'hui; le XVII° siècle, précisément parce qu'on y adore la raison, ne croit pas nécessaire de tout expliquer :

 

Je vous offre mes sécheresses, même pour vous, et la misérable surdité de mon esprit sur votre sujet, au lieu de sa vaine fertilité pour tout ce qu'il y a de frivole (1).

 

Et encore, pour commenter le : comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés :

 

Otez-moi, Seigneur, toutes mes répugnances, toutes mes aversions, toutes mes tiédeurs, toutes mes précautions d'une fausse prudence pour mes ennemis réconciliés.

 

Remarquez cet enchevêtrement d'ellipses.

 

Que je m' abandonne, que je me donne intimement à eux, et par eux, à vous-même; qu'ils me crucifient, qu'ils me méprisent qu'ils abusent de ma facilité. Que me peut-il arriver... qui ne vous arrive tous les jours, mon Seigneur et mon Dieu (2) !

 

Quelle richesse de sens - relisez plutôt ! - quelle densité même. Et cependant, aux quelques mots près que j'ai soulignés, quelle limpidité, et quelle musique !

 

Mais, Seigneur, pardonnez à la poudre et à la cendre, si elle ose vous parleravec trop de confiance. Où sont nos frères que vous nous avez commandé d'aimer, comme nous-mêmes? Ils vous cherchent

 

(1) Prières, p. 3o.

(2) Ib., p. 49.

(3) Ib., pp. 68-69.

 

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et ils ne vous trouvent pas... Qu'avaient-ils fait de plus que nous contre votre divine Majesté?... Il ne vous en coûtera, Seigneur, ni un nouveau sang à répandre, ni une nouvelle mort à souffrir... O abîme de sagesse, de justice et de miséricorde, nous ne vous sondons point. Le vase d'argile ne dira point à celui qui l'a fait : pourquoi m'avez-vous fait ainsi? Mais, Seigneur, pour l'honneur de votre saint nom, multipliez le nombre des vases d'honneur, et diminuez celui des vases d'opprobre (1).

 

Il pense manifestement, et avec douleur, à ses anciens coréligionnaires. On voit bien, j'espère, que ce ne sont pas là des exercices de style, des prières faites sur commande. Il y a là un accent de vérité qui ne trompe pas :

 

Dieu tout puissant, mais tout bon..., pour peu que vous m'abandonniez, je vous prierai de la langue et non de l'esprit; je m'approcherai de l'autel avec l'orgueil du pharisien... Je vous rendrai grâces de n'être pas aussi méchant que beaucoup d'autres, comme si vous m'étiez fort obligé de n'être pas tombé dans les grands crimes où l'occasion ne m'a pas encore porté. Je vous mettrai en ligne de compte les prétendus services extérieurs que je vous rends tous les jours, ou chaque semaine, par règle et par habitude, bien plus que par dévotion et par zèle. Je vous craindrai, mais en esclave, non en fils, comme on craint un ennemi, comme s'il ne fallait vous révérer que pour le mal que vous pouvez faire; ma prière enfin ne sera qu'intéressée : Je m'aimerai beaucoup moi-même, mais sans vous aimer (2).

 

J'ai souligné quelque-unes de ces familiarités étonnantes. On s'at'eadait sans doute à trouver un auteur, et on trouve un homme. Un « honnête homme » d'ailleurs, avec Dieu, comme avec tout le monde, mais là est justement le charme, et même la nouveauté. Ni tirades solennelles, ni transports célestes :

 

Ces instants d'amour que je sens pour vous (3).

 

(1) Prières, pp. 44, 45.

(2) Ib., pp. 1-3.

(3) Ib., p. 158.

 

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Un entretien coeur à coeur, d'une parfaite décence, mais de l'abandon le plus confiant.

 

Vous savez, Seigneur, que je vous aime, et que je désire de vous aimer, ou que je désire de le désirer. Subvenez à mes faiblesses infinies par votre infinie bonté. Je ne vous ai pas promis de vous servir ni de vous plaire sans vous... Ce joug sera comme tous les autres, qui se portent à deux; oui, Seigneur, vous porterez vous-même votre joug avec moi (1).

 

Et encore :

 

Dites-lui, Seigneur, mais d'une voix haute et forte qui perce la pierre de son tombeau : Lazare, sortez dehors! et elle viendra à vous toute enveloppée et liée qu'elle est, comme à celui qui seul peut la développer et la délier. Alors elle vous aimera beaucoup, parce que vous lui aurez pardonné beaucoup, parce qu'elle aura beaucoup aimé (2).

 

 

Il aime la vivacité de ces beaux mais: « Que je comprenne, mais que je comprenne parfaitement (3)... »

 

Non, Seigneur, pour être véritablement bon, il est bon que vous soyez bon aux mauvais (4).

Que je sois, je ne le puis dire sans confusion, tout le contraire de ce que je suis (5).

Toutefois, Seigneur, combien s'en faut-il que je ne vous aime; puisque je ne veux pas le mal que je fais, puisque je veux le bien que je ne fais pas, il faut sans doute que je vous aime (6).

Oserai-je vous le dire, Seigneur, tout misérable et tout détestable que je suis, vous savez que je vous aime. Vos paroles me paraissaient dures autrefois et le joug de votre foi insupportable. Vous me l'avez rendu, non seulement léger, mais charmant (7).

Ne perdez point le sang que vous avez répandu pour nous.

Qu'en présence de mon maître..., et non seulement en sa

 

(1) Prières, pp. 157-159.

(2) Ib., pp. 125-126.

(3) Ib., p. 129.

(4) Ib., p. 143.

(5) Ib., p. 13o.

(6) Ib., p. 124.

(7) Ib., p. 39.

 

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présence, mais aussi avec lui tout entier, d'esprit à esprit, de corps à corps et de chair à chair (1)...

 

Je ne sais comment louer ces formules sans me répéter, ou sans les blesser en quelque sorte elles-mêmes par des épithètes grandiloquentes. Exquis est encore le seul mot qui en dise exactement la qualité. Attique vaudrait mieux encore, mais j'ose à peine l'employer ici. Laissons donc le mot, tout en gardant la nuance, indéfinissable en de tels sujets. Puis-je dire encore le précieux défaut que je trouve à ces prières ? Elles sont trop vraies. Il semble que pour obtenir la faveur des fidèles, ce genre de littérature soit condamné à dépasser quelque peu la vérité commune des âmes. Plus sonores, plus augustes ou plus enflammées, elles nous donnent l'illusion, sinon, comme dit Pellisson, d'être tout le contraire de ce que nous sommes, au moins d'être plus religieux ou plus dévots que nous ne le sommes. C'est peut-être mieux ainsi. En prêtant leur sublimité à notre néant, les Préfaces et les Collectes liturgiques nous élèvent de quelques degrés au-dessus de nous-mêmes. Il est possible aussi que l'extrême ferveur de tant de formules dévotes nous échauffe quelque peu. Quoi qu'il en soit, j'ai peine à croire que les prières propres de Pellisson aient pu être aussi populaires que celles de l'Exercice spirituel remaniées par lui. La mission académique dont nous parlions tantôt, c'est par ce minutieux travail de révision qu'il l'aura le mieux remplie. Mais enfin n'est-il pas beau que ces humbles recueils d'oraisons, restent parmi les rares, les très rares témoins de l'atticisme français? Comme le disait en 1734 l'avant-propos des Prières au Saint-Sacrement de l'Autel, M. Pellisson est « le plus excellent modèle que l'on puisse se proposer presque en tous les genres ».

 

VII. - L'heureuse carrière de l'Exercice spirituel n'a dû s'achever qu'à la fin de l'Ancien régime. Toutefois, dès les débuts du XVIII° siècle, la vogue extraordinaire dont il avait joui depuis 1664, et qu'avait redoublée la révision de 1682,

 

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semble plus ou moins menacée par le recueil du jésuite Sanadon : Prières et instructions chrétiennes pour bien commencer et pour bien finir la journée, pour entendre saintement la messe haute et basse, et pour approcher avec fruit des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie. La première édition est de 17o1, mais on n'a pas cessé de le réimprimer pendant tout le XVIII° siècle.

J'ai cru, lisons-nous dans la préface,

 

que je ne pouvais rien faire de plus conforme aux devoirs de ma profession et de mon emploi que de faciliter l'usage de la prière, en composant quelques oraisons, qui, d'un côté, remissent devant les yeux à un chrétien, plusieurs fois le jour, l'importance de son salut, son indigence et le besoin continuel qu'il a de la grâce; et, de l'autre, lui fournissent des sentiments tendres et affectueux pour représenter ses misères à Dieu et pour attirer sa misericorde... Ma vue a été qu'on trouvât dans un seul livre, et les avis nécessaires pour vivre en parfait chrétien, et des prières pour obtenir en tout temps la grâce sans laquelle on connaît en vain tous les devoirs de la religion.

 

Il y a là beaucoup moins de formules que dans les recueils précédents; et il n'y en a aucune qui ne convienne également à tous les chrétiens. Je ne m'explique pas bien cette simplification croissante ni le peu de goût que trahit ce recueil pour les oraisons spéciales, particulières, d'autrefois. Ce n'est certainement pas sobriété, mais ce livre répondrait plutôt au besoin, croissant lui aussi, qu'ont alors les fidèles qu'on leur « fournisse... des sentiments tendres et affectueux. » Moins nombreuses, les formules sont beaucoup plus longues. Nous remarquons, du reste, une même évolution, dans les autres livres religieux de cette époque. Chez presque tous, l'oraison tourne à l'effusion. Ici, de la page 6o à la page 152, - prières « pour entendre saintement la messe », - près de cent pages consacrées à la « paraphrase » de quelques psaumes; quime à la « paraphrase » du Pater. Ajoutez des préparations non moins longues à la confession, et à la communion, à la mort, et vous aurez tout le volume.

 

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Formules non plus quasi-liturgiques, ou modelées sur la liturgie, comme dans les autres recueils, mais extra-liturgiques. La prière rie se distingue plus de la méditation dis-cursive proprement dite. Ainsi le voulaient les contemporains. Les formules des recueils jansénistes ne sont pas en effet moins abondantes. Triomphe de l'onction et de l'éloquence. Ce n'est pas ici le lieu de ramener à leurs causes profondes - il y en a tant! - les variations du goût et du sentiment religieux. Il nous suffit de les constater, et non sans rappeler, une fois encore, en finissant que, pour mille raisons, le présent chapitre ne pouvait être qu'une esquisse. Quelles que soient néanmoins les variations, il reste infiniment remarquable - infiniment n'est pas assez dire - que, du milieu du XVII° à la fin du XVIII° siècle, ces recueils ignorent délibément l'ancienne opposition entre religie ux et laïcs, entre parfaits et imparfaits. Ils supposent tous, chez ceux qui récitent leurs formules, un désir sincère d'aller à Dieu par le plus sublime.

 

EXCURSUS

 

Le Bouquet d'Eden.

 

Le Bouquet d'Eden ou recueil des plus belles prières et méditations des principaux auteurs modernes sur divers sujets par Abraham Preye, Hanau-Francfort, 1673. Ce recueil doit être bien oublié aujourd'hui. De mes amis protestants que j'ai consultés à son sujet, aucun ne le connaît. On y trouvera néanmoins de très belles formules. L'anthologiste, Abraham Preye, qui les a recueillies, était un homme de goût. Voici la « Table des auteurs qui ont composé les prières et méditations du présent recueil » : Joseph Hal, évêque de Norwich, spirituel des plus aimables et qui a été plusieurs fois traduit chez nous; Pierre du Moulin (Paris, Sedan); Louis Bayle, chapelain du roi de la Grande-Bretagne ; Jacques Merlin « ministre du grand amiral de Châtillon »; François Murat, pasteur à Grenoble; Simon Goulard, à Genève; Michel Le Faucheur, à Paris; Bénédict Tunetin, à Genève; Fratley, docteur anglais; H. Belon; Daniel Pastor, pasteur à Pragela; Edouard Saporte, à Montpellier; Jean Fonquembergues, à Dieppe; Pierre du Moulin (fils) chapelain du roi d'Angleterre. Nombre d'anonymes. C'est un énorme recueil, carré, de l'épaisseur de deux briques; 936 pages, sur un gros papier de misère. Pathétique, par endroits, mais sans amertume : Prière générale pour l'Eglise militante et pour tous les martyrs qui sont au monde; - pour celui qui perd ses biens pour la profession de l'Evangile ; - prière de celui qui est banni de son pays pour la profession de l'Evangile; - du fidèle absent de saintes assemblées à cause des persécutions ». Les prières des persécutés, qui d'ailleurs, sont en petit nombre, me paraissent, dans l'ensemble, plus belles que les prières analogues de Port-Royal. La plupart n'ont rien de proprement « confessionnel »  si

 

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l'on peut parler ainsi. Admirable « Prière du fidèle qui s'afflige de ce qu'il ne prie point Dieu comme il faut ». Il y en a une pour les soldats « qui entrent en garde en temps de guerre », une pour ceux qui se préparent « pour le jour de la bataille ».

 

: « Nous sommes sur le point de rencontrer aujourd'hui l'ennemi qui, premier, nous a injustement suscité cette guerre; et de notre part nous sommes assurés en nos consciences, par ta parole, que nous défendons une bonne et juste querelle... O Éternel, tu es un vaillant guerrier... Ne permets donc, Seigneur, que nous perdions le jugement lorsqu'il sera question du choc et de la mêlée et qu'ayant bien commencé nous tournions le dos... Fais-nous la grâce, O Seigneur, qu'en la poursuite de nos ennemis (si tu nous en donnes le dessus...), nous n'abusions point en la capture des prisonniers de la licence des armes en cruauté, ne discernant point entre le temps du sang justement ému ou du sang froid. » pp. 651-654.

 

Cette dernière est de Merlin, à qui je donnerais volontiers le premier prix, dans ce concours des belles prières. Voici de lui encore, très supérieure à celle d'Erasme, la « Prière de celui qui voyage sur mer ».

« Seigneur notre Dieu, il semble bien à la raison humaine que nous soyons plus proches de la mort, étant sur mer que voyageant sur terre. Mais tu es le conservateur de tous les hommes, et sur la mer et sur le sec... Et comme ainsi soit que ceux qui descendent sur mer dedans navires, faisant trafic parmi les grandes eaux, voient tes oeuvres et tes merveilles aux lieux profonds : élève notre coeur à toi en la considération d'icelles, pour admirer en ce grand amas d'eaux et en tant de sortes d'animaux que tu y nourris, ta puissance, ta bonté et ta sagesse.

« Tu as commencé, Seigneur, à donner un vent propice au vaisseau, continue, s'il te plaît... Que si toutefois il te plaît de faire comparaître le vent de tempête pour élever les vagues de la mer, afin de monter jusqu'aux cieux, et puis descendre aux abimes, notre âme se fondant d'angoisse, et la sagesse défaillant tant au maître pilote qu'aux autres mariniers : fais-nous la grâce que nous adressions notre clameur vers toi en ces détresses... »

« Que si les pirates... etc., etc.

 

Plusieurs prières pour les vieillards, curieusement oubliés dans nos recueils catholiques. J'ai, pour ma part grande dévotion à celle du vieux Drelincourt : Prière pour la vieillesse :

 

« 0 Dieu, qui es l'Ancien des jours et le Père d'éternité; tu veux

 

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qu'en tout âge et saison, tes enfants soient disposés à la mort. Combien plus m'y dois-je préparer, qui suis rassasié de jours, et qui ai déjà un pied dans le tombeau ! Que cet homme extérieur, qui se déchêt à vue d'oeil, fasse que l'intérieur se renouvellc de jour en jour. Que ce corps infirme, qui se courbe vers la terre, m'apprenne à élever mon esprit jusque dans le Ciel... Que l'âge qui fait trembler mes genoux et blanchir mon poil, fortifie ma foi et fasse reverdir mes espérances : et que la mort qui me talonne me fasse embrasser le Prince de vie...

« Ne me délaisse point en ma blanche vieillesse. Et maintenant que ma vigueur se retire, sois le rocher de mon coeur et la force de ma vie. Mes ans se sont écoulés comme une ravine d'eau et je ne suis plus que l'ombre d'une ombre qui n'est plus... Ravive et réchauffe cette morte et froide cendre. Mais plutôt, tends-moi la main d'en haut. Tire-moi hors de cette maison qui est toute pourrie de vieillesse, et me retire en ta nouvelle Jérusalem. J'ai perdu le goût de la viande et du breuvage de la terre. Il est temps que tu me rassasies des délices de ta sainte table et que je boive le vin nouveau de ton royaume. Je suis déjà comme hors du monde. Ma vie ne tient plus qu'à un filet. Seigneur, laisse aller ton serviteur (ta servante) en paix, selon ta sainte et divine parole, car mes yeux ont vu ton salut. Amen » (pp. 665-668). De Gerson, - voire de saint Bernard - à l'auteur des Paroles d'un Croyant, qui nous donnera une histoire comparée du français biblique, ou de l'influence de la Bible sur le développement et de la langue et de la stylistique française ?

 

Huysmans et les « Oraisons » du XVII° siècle.

 

« Durtal referma le volume (oraisons de Gaston Phoebus) et déplora qu'il fût si parfaitement inconnu des catholiques. Ils en étaient tous à remâcher le vieux foin déposé en tète ou en queue dés Journées du chrétien ou des Eucologes, à lapper

 

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des oraisons solennelles, issues de la lourde phraséologie du XVII° siècle, des suppliques où l'on ne percevait aucun accent sincère, rien, ni un appel qui partît du coeur, ni un cri pieux. » La Cathédrale, p. 302.

- « Il n'avait que cela pour lui, mais il l'avait au moins, l'amour passionné de la mystique et de la liturgie, du plain-chant et des cathédrales... Ah ! pensait-il, comment ressasser ces prières toutes faites dont les paroissiens débordent, dire à Dieu, en le qualifiant « d'aimable Jésus », qu'Il est le bien-aimé de mon coeur, que je prends la ferme résolution de n'aimer jamais que Lui, que je veux mourir plutôt que de Lui déplaire. N'aimer jamais que Lui ! quand on est moine et solitaire peut-être, mais dans la vie du monde ! puis sauf les saints, qui préfère la mort à la plus légère des offenses? Alors pourquoi vouloir le berner avec ces simagrées?... Non, fit Durtal, en dehors des exorations personnelles, des entretiens intimes où l'on se risque à lui raconter tout ce qui passe par la tête, seules les prières de la liturgie peuvent être empruntées impunément par chacun de nous, car le propre de leur inspiration c'est de s'adapter à travers les temps, à tous les états d'âme, à tous les âges. Si nous exceptons encore les prières consacrées de quelques saints, qui sont, en somme, des adjurations de pitié et d'aide, des appels à la miséricorde, des plaintes, les autres suppliques, issues des froides et fades sacristies du XVII° siècle, ou, ce qui est encore pis, imaginées à notre époque par des marchands de piété qui transfèrent dans ces paroissiens, les bondieuseries de la rue Bonaparte, toutes ces mensongères et prétentieuses oraisons sont à fuir pour les pécheurs qui, à défaut d'autres qualités veulent se montrer au moins sincères. » Ib. pp. 94-95.

 

Tout cela est plus amusant que sérieux. En veut-il aux « prières toutes faites » ? Si oui, qu'il brûle missel et bréviaire; qu'il ne récite plus le Pater. « Se montrer... sincère », qu'est-ce à dire ? Pense-t-il que le premier chrétien venu s'assimile sans effort toutes les formules liturgiques? La plupart de celles-ci ne disent pas notre vérité du moment, mais celle où nous désirons nous hausser, et où ces formules même nous aident à nous hausser. Il en va de même pour la poésie. Des principes de Huysmans, il faudrait conclure que Virgile seul peut lire poétiquement Virgile. Si dénué qu'il soit de dialectique, il trahit quelque embarras. De quel droit sauver du feu « les prières consacrées de quelques saints? », celles, précisément n'est-il pas vrai, qu'osera le moins s'approprier celui qui veut se montrer « au

 

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moins sincère ». Il aime passionnément la mystique ou la liturgie. Rien de mieux. Mais par écrits mystiques, il entend surtout les oraisons gertrudiennes, mechtildiennes et autres seinblables formules qui ne sont pas moins enflammées que celles de nos Journées chrétiennes. Que si, des principes ou en vient aux faits, presque toutes les formules du XVII° siècle qui se lisent encore aujourd'hui dans nos manuels - les prières du matin, par exemple, certaines méthodes pour la messe, - me paraissent excellentes, et d'une telle sobriété, d'un tel goût que le chrétien moyen peut les réciter de tout son coeur - Huysmans confond ici deux choses, les journées chrétiennes ou les manuels et l'ensemble des livres dévots. -Dans ces livres-là, mais seulement à partir du XVIII° siècle, abondent les « effusions » - Notons en passant le jugement sur Jeanne de Matel « mystique », au sens que Huysmans donne à ce mot, et, qui plus est, célébrée par Hello, Huysmans est obligé de l'admirer, à quoi il ne parvient pas sans peine, - et je le comprends. Cf. le chapitre de mon t. VI sur les mystiques flamboyants. » « Parfois, écrit-il, la mendicité de son style secouru afflige, mais enfin, étant donné qu'elle vit au XVII° siècle, elle n'est pas au moins une bredouilleuse de pâles oraisons, ainsi que la plupart des écrivains pieux de son temps. » Lesquels, je vous prie? En bon romantique, Huysmans continue la tradition ; il ignore tout du XVII° siècle (ou il aurait trouvé cent mystiques dont les écrits sont infiniment supérieurs à ceux de J. de M.), et il le maudit. Romantisme et en même temps mandarinat esthétique. Si Pellisson au lieu d'écrire : Seigneur, avait écrit, Sire, on l'égalerait à Gaston Phoebus.

 

 

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