CHAPITRE V
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CHAPITRE V : L'ART DE MOURIR

 

I. Mme de Sévigné et la peur de la mort. - Les conversions in extremis. - Mourir en honnête homme et mourir en chrétien. - La curiosité publique et les agonies douteuses.

II. L'abbé Boileau et les derniers combats de la duchesse de Luynes. - A la limite du désespoir. - Justice et miséricorde. - Illusions intéressées sur la « mort du juste ». - La « faute » de la duchesse et l'imbroglio pathétique. - Retour définitif à la confiance.

III. La conjuration du silence et le devoir des médecins. - La Bruyère, Théotime et les spécialistes du lit de mort. - Bourdaloue auprès des mourants. - La rhétorique des « exhortations aux malades ». - Erasme et l'Art de bien mourir. - Les Préparations à la mort.

IV. La pensée de la mort : Spinoza, Saint-Evremont et Nicole. - Les exercices de la mort. - L' « Extrême-Onction spirituelle ». -Paraphrase des prières rituelles : les yeux, les narines...

V. Le P. Faber et la critique des « Exercices de la mort ». - Le vrai sens, tout religieux et très sain que la plupart des spirituels attachent à ces pratiques. - Exprimer et fixer le moi profond. - Testaments spirituels. - L'exercice de la mort et le pur amour. - L'oubli de soi et la confiance. - De l'acceptation au désir de la mort. - Quesnel et le Bonheur de la mort -chrétienne.

 

CLEF DU PARADIS

CRASSET

SENTIMENTS CHRÉTIENS

EXCURSUS

CATHERINE FILLE MORTE DE LA PESTE A NIVELLE

APPENDICE

CAMUS ET LA « FRÉQUENTE COMMUNION »

 

 

I. - Quelle idée se faisaient-ils communément de la mort ? Sans aucune espèce de doute, et à peu  d'exceptions près, une idée terrible. Sur ce point, comme sur tant d'autres, de Sévigné nous livre leur secret à presque tous :

 

Vous me demandez, ma 'fière enfant, si j'aime bien la vie. Je vous avoue que j'y trouve des charrias cuisants; mais je suis encore plus dégoûtée de la mort. Je me trouve si malheureuse d'avoir à finir tout ceci par elle que, si je pouvais retourner en arrière, je ne demanderais pas mieux. Je me trouve dans un engagement qui m'embarrasse; je suis embarquée dans la vie sans mon consentement, il faut que j'en sorte; cela m'assomme. Et comment en sortirai-je? quand sera-ce? en quelle disposition?

 

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souffrirai-je mille et mille douleurs, qui me feront mourir désespérée ? Aurai-je un transport au cerveau ? mourrai-je d'un accident?

 

Entendez-la bien; là n'est pas son angoisse véritable. Serait-elle sûre d'une mort confortable, elle ne tremblerait pas moins :

 

Comment serai-je avec Dieu ? qu'aurai-je à lui présenter ? la crainte, la nécessité feront-elles mon retour vers lui? N'aurai-je aucun autre sentiment que celui de la peur? que puis-je espérer? Suis-je digne du paradis? Suis-je digne de l'enfer? Quelle alter-native ? Quel embarras ! Rien n'est si fou que de mettre son salut dans l'incertitude, mais rien n'est si naturel, et la sotte vie que je mène est la chose du monde la plus aisée à comprendre. Je m'abîme dans ces pensées, et je trouve la mort si terrible que je hais plus la vie parce qu'elle m'y mène que par les épines qui s'y rencontrent. Vous me direz que je veux vivre éternellement. Point du tout ; mais si on m'avait demandé mon avis, j'aurais bien aimé à mourir entre les bras de ma nourrice : cela m'aurait ôté bien des ennuis, et m'aurait donné le ciel sûrement et bien aisément; mais parlons d'autre chose (1)

 

Il ne faudrait pas s'y méprendre, dit à ce propos M. Castets, - mais en vérité, le moyen de s'y méprendre? -, ce qui trouble si profondément Mme de Sévigné, ce n'est point la vulgaire frayeur du trépas, mais la nécessité de paraître devant le juge redoutable dont les arrêts sont sans recours (2). » «. Comment serai-je avec Dieu ? » l'angoisse de cette vraie chrétienne, et celle de tout le XVII° siècle tient en ces deux

mots.

Non pas du tout qu'en ce temps-là, comme l'a cru Jules Lemaître, il n'arrive guère « qu'on revienne à Dieu autrement que par la terreur », et aux approches de la mort (3). Ils savent tous, au contraire, et on leur redit sans cesse

 

(1) 16 Mars 16 79.

(2) F. Castets, Bourdaloue, La Vie et la prédication d'un religieux au XVII° siècle, I, Paris, 1904, pp. 161-163. C'est un beau livre.

(3) Cité par Masson-Forestier, Autour d'un Racine ignoré, Paris, 1910, p. 366.

 

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le peu de fond que l'on doit faire sur ces retours de la dernière heure. C'est là-même un des lieux communs, non seulement de la chaire, mais de tous les livres

dévots.

Qu'on ne s'y trompe pas, s'écrie Bossuet, pour qui ne s'y est pas « longtemps préparé »,

 

la mort porte en elle-même ou l'insensibilité, ou un secret désespoir, ou, dans ses justes frayeurs, l'image d'une pénitence trompeuse, et enfin un trouble fatal à la piété (1).

 

Combien y en a-t-il, demande la cruelle bonhomie de Nicole, combien de morts,

 

qui accablent tellement l'esprit par la violence de la maladie, qu'il n'est plus capable de penser sérieusement à rien, ni de pratiquer les actions de religion que d'une manière toute animale?... N'est-il pas clair.., par l'expérience et la raison, que presque tous les hommes ne sont jamais moins en état de penser à la mort que lorsqu'ils en sont plus proches; et que la plupart des actions extérieures de piété qu'ils font en cet état peuvent être à la vérité, dans les gens de bien, des marques de la disposition où la maladie les a trouvés, mais ne sont, dans les autres, que les effets de la coutume, que tous ceux qui font profession de quelque religion que ce soit ont de mourir avec les cérémonies de leur religion, et souvent même de la faiblesse qui rend les malades incapables de résister à ceux qui les y portent.

 

Et quand l'agonisant serait tout à fait maître de lui-même,

 

s'imagine-t-on que l'on doive avoir grande confiance dans ces témoignages de conversion qui ne précèdent la mort que de peu de temps... Dans la voie commune, le coeur de l'homme ne change point tout d'un coup d'objet et de fin... Il faudrait que (cette conversion) fût miraculeuse pour être vraie (2).

 

(1) Oeuvres oratoires, VI, p. 36o.

(2) Essais de morale, IV. Des quatre dernières fins, pp. 21-27. Non sans quelque malice, il cite à ce propos un jésuite, le P. Saint-Jure. Pour que cette conversion in extremis te sauve de l'enfer, « il faut nécessairement que Dieu te donne une grâce efficace. Et qui t'a dit qu'il te la donnera pour lors? As-tu parole de sa part qu'elle ne te manquera jamais? »

 

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Le P. Nouet, qu'on ne peut guère soupçonner de jansénisme, n'est pas plus rassurant :

 

En vain elles allèrent aux marchands pour acheter de l'huile. Elles y devaient aller plus tôt. Sera-t-il temps de courir au confesseur, quand vous serez prêt de rendre l'âme ? Suffira-t-il, après, une vie déréglée, de serrer la main du prêtre, ne pouvant plus parler, pour obtenir votre grâce ? O pénitence incertaine ! o folle vierge (1) !

 

« Il est rare, écrit la Mère de Blémur, que la pénitence qu'on renvoie à l'heure de la mort soit véritable (2). « Dans broute sa prédication (Bourdaloue) maintient la sévérité de la conception chrétienne... et donne ainsi raison, non seulement aux scrupules légitimes des âmes austères, mais, dans une certaine mesure, à ce dédain un peu superficiel des libertins de son temps pour ceux d'entre eux qui démentaient à leur dernière heure les audaces de leur pensée et de leur conduite... Il s'était consumé auprès des mourants, s'efforçant d'éveiller en eux une lueur de foi, de repentir, d'espérance. De cette expérience il rapportait la conviction que, s'il est imprudent de compter sur un temps qui ne nous appartient pas, c'est se faire une idée basse de la justice divine que de se promettre qu'elle accordera quelque prix à ces repentirs forcés et improvisés.

Rien de plus injurieux, disait-il, ni de plus outrageant. pour Dieu que ce dessein prétendu de conversion (3) ».

De ces terribles certitudes qu'ils n'oublient guère, net l'angoisse très particulière - et qui peut-être ne fut jamais plus aiguë qu'au XVIIe siècle -, avec laquelle ils suivent, ils surveillent, de près ou de loin, le spectacle ou le récit

 

(1) J. Nouet,Retraite pour se préparer à la mort, Paris, 1699, p. 21. Cf. ib. pp. 39-5o.

(2) Exercice de la mort, Paris, 1677, p. 64.

(3) Castets, op. cit., II, pp. 295-296. Cf. aussi entre mille témoignages tout semblables, dans le livre du P. Jegou, s. j., L'usage du Sacrement de Pénitence, Rennes 1699 le dernier chapitre : « Ce qu'il faut dire des confessions que dans leurs dernières maladies, les personnes qui ont toujours vécu dans de méchantes habitudes? »

 

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de telles agonies qui, pour une raison ou pour une autre, les touchent davantage. Chose remarquable , et leur bon sens et l'intensité de leur foi chassent de leur esprit les déclamations des prédicateurs sur le désespoir du pécheur

mourant opposé à la sérénité du juste, Au lendemain de la mort de Madame, l'abbé Le Camus écrit à Pontchâteau :

 

Elle est morte avec une fermeté qui a fait que le Roi lui-même doutait de son salut, et le lui a dit à elle-même. Au surplus M. Feillet lui a parlé plus rudement qu'on ne. parle d'ordinaire aux grands et l'a savonnée à sa mode. Elle a reçu Ies réprimandes avec beaucoup de douceur (1).

 

Le duc d'Epernon, écrit l'abbé Boileau (de l'archevêché), « mourut en 1642... Son historien loue sa fermeté dans ce moment terrible. Il serait à souhaiter qu'il eût eu à, louer encore davantage son humilité et sa pénitence. Il reçut les sacrements et dit en mourant de très belles choses. C'est à Dieu qui voit le coeur à donner le prix à ces dernières paroles, signes très équivoques de la conversion (2) ». Et au contraire, trop de courage devant la mort risque d'être un signe de réprobation. Au pied de son échafaud, le chevalier de Rohan dit à Bourdaloue : « Mon Père, je n'ai pas besoin d'exhortation pour mourir en honnête homme; aidez-moi seulement à mourir en chrétien (3) ». Comme s'il lui disait, et c'est bien sa pensée : « Aidez-moi à avoir peur. - C'est le siècle des idées nettes : « Enfin il (Carré), écrit Fontenelle,

tomba dans un état où il fut le premier à prononcer son arrêt. Il dit à un prêtre qui, selon la pratique ordinaire, cherchait des tours pour le préparer à la mort, qu'il y avait longtemps que la philosophie et la religion lui avaient appris à mourir. Il eut toute la fermeté que toutes. ensemble peuvent donner, et qu'il est encore étonnant qu'elles donnent toutes deux

 

(1) Bellet, Vie du Cardinal Le Camus, p. 24.

(2) Fragments de la vie de Mme d'Epernon, publiés par Tamisey de Larroque, Recueil des travaux de la Société... d'Agen, 1877, p. 329.

(3) Menagiana, 3° édit. III, p. 201.

 

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ensemble (1) ». Deux fermetés, et bien différentes, sinon contraires, l'une stoïque et sûre de soi, l'autre chrétienne, c'est-à-dire, humble et tremblante.

 

Mme de Monaco se meurt, écrit Mme de Grignan à son mari... Elle est hors de toute espérance de pouvoir vivre, et se voit mourir avec un jugement sain, qui devrait épouvanter, et qui ne trouble pas sa constance. Elle meurt avec toute la fermeté possible ; elle l'a communiquée à ses amies, car on ne peut pas la voir mourir avec plus de fermeté qu'en témoignent Mme de Louvigny et Mme de Grancey. M. de Monaco est le seul qui leur dispute, mais pour lui, il a ses raisons, et l'on comprend facilement le peu de regret qu'il a de perdre cette personne qui s'était séparée de lui volontairement.

 

« Ce qui étonne la sérieuse Mme de Grignan... c'est cette constance en face de la mort, que la pécheresse avait tant de motifs de redouter ». Non moins étonnés Bussy, et Mme de Sévigné elle-même, celle-ci avec une pointe de dépit. « Ils acceptaient malaisement qu'un moment de repentir fût une expiation suffisante ». Mme de Scudery a moins de peine à croire à ce miracle, et à le bénir. « Mme de Monaco, écrit-elle, est morte en prédestinée ». Notre marquise tient bon :

 

Mme de Monaco en mourant n'avait aucun trait ni aucun reste qui pût faire souvenir d'elle. C'était une tète de mort gâtée par une peau noire et sèche; c'était enfin une humiliation si grande pour elle que, si Dieu a voulu qu'elle en ait son profit, il ne lui faut point d'autre pénitence.

 

Si Dieu lui a fait grâce, après tout, il ne serait peut-être pas sans excuse. Mais qui nous assure qu'il a pardonné?

 

Elle a eu beaucoup de fermeté ; le P. Bourdaloue dit qu'il y avait beaucoup de christianisme; je m'en rapporte.

 

 

(1) Eloges, édit. Bouillier, p. 68. « On peut se demander, écrit M. Benda (Nouvelle revue française, 1er oct. 1927) si ce n'est pas le christianisme, avec l'importance qu'il attache à la mort (comparution devant Dieu) qui a créé, du moins chez les moralistes, la vénération du courage ». Non, pas plus qu'il n'a créé telles autres vertus morales, la tempérance, par exemple.

 

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De toutes les lettres de Mme de Sévigné, c'est une des rares qui nous désole. Faut-il donc que, chez la chrétienne la plus sérieuse, voire la plus humble, si elle n'est vraiment sainte, une dévote sommeille? C'est peut-être la faute de l'éloquence sacrée. Plus docile à la philosophie de ses redoutables sermons sur la mort, Bourdaloue ne croirait pas si aisément au « christianisme » de cette pénitente improvisée. Béni

soit-il de manquer ainsi de logique ! Castets a là-dessus un mot dont je suis jaloux : Bourdaloue, à ce lit de mort e nous avertit que l'orateur ne doit pas nous faire oublier le prêtre (1) ».

 

II. - Un document inappréciable, et qui a curieusement échappé à l'avidité de Sainte-Beuve, nous permet de suivre, heure par heure, une de ces agonies difficiles, dont les péripéties et dont l'issue passionnaient cette société si profondément, parfois même si tragiquement chrétienne. C'est la longue lettre où l'abbé Boileau - le meilleur des trois de ce nom - raconte les derniers combats de la seconde duchesse de Luynes, Anne de Rohan-Monbazon, morte le 29 octobre 16 84, à l'âge de quarante-quatre ans (2). La destinataire de la lettre nous est inconnue.

 

Que dirons-nous à Dieu, mademoiselle, et que nous répondra-t-il ? C'est lui qui l'a fait. Le pot de terre dit-il au potier : pourquoi me brisez-vous ? Et si le potier ne brise le vase que pour le reformer et le rendre plus beau, qui est-ce qui sera assez injuste pour se plaindre ? Je me sers de figures, Mademoiselle, parce que ma faiblesse ne souffre presque pas encore que je regarde les choses en elles-mêmes. Mais pourquoi nous attrister, comme si nous n'avions point d'espérance ? Nous avons tout sujet de croire que celle que nous pleurons n'est pas morte; elle ne fait

 

(1) Castets. op. cit, II, pp. 289-296.

(2) Ils sont trois, comme l'on sait : le prédicateur, qui fut académicien; le frère de Despréaux, longtemps doyen de Sens, puis chanoine de la Sainte-Chapelle, et le nôtre, Jean-Jacques, né à Agen en 1659, mort à Paris en 1735 Comme il fut longtemps le commensal, le bras droit et tout le génie du cardinal de Noaillles, on l'appelait communément, pour le distinguer des autres, M. Boileau de l'archevêché : cf. Port-Royal, VI, p. 59.

 

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que dormir... Je ne parle pas en l'air, Mademoiselle, quand je veux ranimer votre espérance et la mienne. Ce que j'ai vu des dispositions de (Madame de Luynes) dans sa dernière maladie, serait capable de calmer mes frayeurs, quand elles auraient été encore plus grandes qu'elles n'étaient.

 

Elles l'étaient donc, et, en rassurant cette amie de la duchesse, Boileau s'efforce manifestement de se rassurer lui-même. C'est là ce qui doit nous retenir ici davantage, moins curieux que nous sommes du facile mystère de cette pieuse

mort que de la détresse de ceux qu'a tourmentés ce mystère.

 

Elle a toujours témoigné avec une vive connaissance de ses fautes, un profond repentir, mêlé d'une confiance entière en Jésus-Christ.

 

Il n'a pas encore le courage de tout dire, il n'y viendra que peu à peu.

 

Arrêtez donc votre pieuse agitation, Mademoiselle; ne craignez plus. Elle est tombée entre les mains du Dieu vivant, il est vrai, et je sais que cela est horrible; mais elle s'est jetée auparavant entre les bras du Dieu mourant. Elle m'a dit au milieu des frayeurs de la mort qui la faisaient frémir : Je me jette aveuglément entre les bras de Jésus-Christ; se retirerait-il pour me laisser tomber?

 

Ainsi jadis la Mère Angélique dont l'agonie épouvantait Sainte-Beuve, si curieusement novice en ces matières : « Mon Père, je vous promets que je n'aurai plus peur de Dieu (1) ». Si l'on pense que Port-Royal a le monopole de ces frayeurs suprêmes, on se trompe bien. Du reste, quelque trente ans plus tôt (1651), ce même hôtel de Luynes voyait s'éteindre, non pas seulement confiante, mais joyeuse, la première femme du duc de Luynes, l'angélique Louise Seguier, assistée par M. Singlin qui s'accordait sans peine à sa joie.

 

(1) Port-Royal, IV, p. 16o.

(2) Ib., II, p. 313. Cette première duchesse est la mère « de ces deux dames de Luynes, toutes deux religieuses de Jouarre... si unies à Bossuet... Dernière couronne de cette sainte duchesse, et non la moins belle! elle est la mère du vertueux duc de Chevreuse, de cet élève de Port-Royal, qui passa depuis à Fénelon. » Ib., pp. 313, 314.

 

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Et cette confiance, Mademoiselle, n'était ni stupidité ni présomption.

 

Comme on sent qu'une à une il tâche d'écarter de son esprit toutes les raisons de trembler! Et, en même temps, le scrupule de voir les choses telles qu'elles sont, de ne rien se cacher, ni à sa correspondante ni à lui-même.

 

Je vis bien qu'elle sentait sa misère et qu'elle n'attendait rien que de la miséricorde de Dieu. Je ne puis pas me rappeler tout ce qu'elle m'a dit durant sa maladie, mais je voudrais que vous eussiez été témoin de ses sentiments.

 

Non pas de tous néanmoins. « Tout ce qu'elle lui a dit », il ne se le rappelle que trop, certaines plaintes surtout, celles-là même - et cela est très émouvant - qu'il n'a le courage ni d'avouer ni de taire.

 

Il s'est passé des choses qui vous auraient pénétrée de crainte, comme ceux qui les ont aperçues en ont été pénétrés,

 

et lui tout le premier certes.

 

Elle a souffert sans aucune douleur apparente une agonie intérieure qui a duré trois jours. Mais j'avais tout sujet de me rassurer par la soumission profonde où elle se tenait... La pauvre Mademoiselle... (celle qu'il appellera bientôt l'infirmière) était désolée quelquefois d'entrevoir l'impression effroyable que la vue de la mort faisait sur cette pauvre malade; mais je lui ai fait remarquer que la soumission à Jésus-Christ et la confiance en son sang n'avaient jamais disparu... Elle a été troublée, mais non pas jusqu'à être entièrement abandonnée... Il est certain que son imagination, vive comme elle était, la vue de ses péchés, l'horreur de la mort et du tombeau, tout cela joint ensemble bouleversait quelquefois cette pauvre âme. On était même obligé de la ménager quelquefois sur cet article. Il fallait se contenter de temps en temps de lui faire adorer la volonté de Dieu sur elle,

 

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sans entrer dans un détail qui lui aurait renversé la tête, comme elle disait.

 

« On était ». Qui est cet on? Boileau lui-même sans doute assez ennemi du je. Mais n'est-ce que lui? N'oublions pas qu'il ne joue ici qu'un rôle de second plan. Vieil ami de la maison, et non le confesseur en titre. Veut-il insinuer que celui-ci - ou que tel autre des prêtres qui se trouvaient là -, fatiguait la malade par trop de questions ou trop précises? On l'a cru; je ne le crois pas. Si elle s'était plainte à lui que le confesseur lui cassât la tête, Boileau très certainement aurait gardé pour lui cette confidence, qui, d'ailleurs n'aurait pu qu'ajouter au trouble de sa correspondante. Il y a là toutefois un petit problème que nous allons bientôt retrouver. Il continue :

 

Mais cette crainte a eu du relâche. La veille de sa mort elle m'envoya quérir et me dit qu'elle était bien plus tranquille. Ce n'est pas que cette agitation ne l'ait reprise encore, avant que de mourir; mais, dans toute cette conduite de Dieu, j'ai toujours reconnu que toutes ses voies étaient miséricorde et justice. Après les premiers mouvements de frayeur, que les douleurs de la mort et les périls de l'enfer lui avaient imprimés, une personne lui fit faire attention sur la justice de Dieu à son égard, qui écrasait ainsi d'une manière sensible la fermeté dont elle s'était tant piquée jusqu'alors. Et, parce qu'elle avait dit un jour à cette personne que l'orgueil était capable de lui faire faire bonne mine à mauvais jeu, on lui fit connaître qu'il n'y a ni orgueil ni force qui tienne devant le Seigneur.

 

Cette « personne », c'est encore, si je ne me trompe, Boileau lui-même. Remarquez bien que cette partie de l'entretien remonte au début de la maladie. Plus tard, et au paroxysme d'épouvante que nous savons, Boileau n'eût pas approuvé qu'on l'accablât de plus belle avec des raisonnements et des souvenirs de ce genre . Nouvelle preuve, du reste, et de la séduction qu'un défi stoïque à la mort exerçait en ce temps-là sur les âmes nobles; et de l'inquiétude que laissait aux assistants, comme nous l'avons

 

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dit plus haut, une agonie trop paisible. Cette fermeté de Madame qui fait « que le roi... doute de son salut » ! D'où chez eux ce déchirement que la lettre de Boileau nous rend sensible; ils ne se résignent ni à une mort trop douloureuse ni à une mort trop facile.

 

Ainsi, Mademoiselle, ces terreurs qui ont transi la pauvre infirmière, ont été peut-être une des plus grandes grâces que le malade eût pu recevoir. Jamais l'orgueil ne saurait être trop maté, jamais l'humilité trop enracinée. Et pour vous faire suivre, Mademoiselle, comme j'ai fait, les traces de la miséricorde de Dieu qui se confondaient avec les vestiges de sa justice, vous ferez réflexion, s'il vous plait, que la veille de sa mort, ces frayeurs s'étaient calmées. Elle s'en expliqua non seulement à moi, mais à un gentilhomme qui était pénétré de son état.

 

Enfin, enfin, pensez-vous ! Moi aussi. Mais notre soulagement est ici un contresens. Suivez son raisonnement qui ne tend du reste, lui aussi, qu'à nous consoler :

 

Mais parce qu'on attribua ce calme à une cause toute naturelle, et qu'on me dit que, si elle n'était plus si agitée, c'est qu'elle n'avait presque plus de force, il plut à Dieu de confondre ces vaines conjectures. Les frayeurs recommencèrent quand la faiblesse fut encore plus grande. Quatre heures avant sa mort, elle se trouva dans l'état du Prophète désolé à la vue du dernier jour. Elle gémit, elle arrosa son lit de ses larmes, son oeil fut troublé par l'appréhension de la fureur du Tout-Puissant. C'est ce qui désola encore la pauvre Mademoiselle, qui fut convaincue néanmoins que le cœur dans ces agitations effroyables demeurait soumis. Je ne vis pas cette dernière épreuve, parce que, étant descendu sur le minuit pour l'extrême-onction, à quoi Mme la duchesse me dit d'une manière ferme qu'elle avait cru que je voudrais bien assister, le Père M. ayant voulu demeurer auprès de la malade, j'étais si accablé de douleur et de tristesse que, m'étant laissé d'ailleurs persuader par des gens plus habiles que moi qu'il y avait lieu d'espérer qu'on irait encore loin, j'allai tâcher inutilement d'assoupir nia douleur et mes maux. J'ai eu depuis un sensible regret de ce qu'on ne m'avait pas rappelé, quoiqu'elle m'eût demandé. Il est vrai que, s'étant peut-être aperçue de mon abattement, elle n'insista pas et remit au lendemain une entrevue que Dieu a voulu remettre à l'éternité.

 

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Plus j'avance dans la lecture de ce document unique, plus j'ai peur qu'on soit tenté d'en fausser le sens et d'en atténuer l'importance historique, en attribuant aux préjugés jansénistes l'austère, mais toute chrétienne philosophie qu'il expose. Même molinistes, les directeurs de ce temps-là n'auraient pas cherché - ni trouvé du reste - une autre réponse à l'énigme désolante qu'était ce martyre de plusieurs jours. On se trouve en présence d'un fait, et qui d'abord parait si troublant que l'abbé n'ose en dérouler le progrès qu'avec une lenteur infinie. On a vu, je ne dis pas avec quel art, mais avec quelle tendresse, il retarde, il espace, il distille, si l'on peut dire, ces détails dont le souvenir le torture lui-même, et que d'ailleurs il aurait vainement dissimulés, la scène ayant eu de nombreux témoins, dont les impressions n'avaient pu manquer de se répandre au dehors. A la place de Boileau, ayant comme lui et à révéler et à expliquer la vérité, qu'auraient fait Bossuet, Fénelon, Bourdaloue, François de Sales lui-même ? Tout comme l'abbé Boileau, ils auraient dit que plus l'agonie avait été « effroyable », plus le salut de la duchesse était assuré. Tremblons plutôt nous-mêmes de murmurer avec le poète : « Vous les voulez trop purs les heureux que vous faites », et de congédier, comme janséniste, le durus sermo de l'Évangile. Les cinq propositions n'ont que faire ici. Pas un mot qui donne à entendre que la grâce a été refusée à cette mourante et que le Christ n'est pas mort pour elle. Tout crie au contraire que son martyre est la grâce des grâces, un sûr indice de sa prédestination bienheureuse. C'est la pensée où Boileau revient sans cesse.

 

Comme nous aimons la tranquillité, on voudrait voir dans tous les justes une fin douce et tranquille, parce qu'on se souhaite à soi-même une fin toute pareille. Mais, mon Dieu, vous êtes juste, et ceux qui vous ont rebuté si longtemps durant leur vie,

 

et nul vrai chrétien n'osera dire qu'il n'est pas de ceux-là : si iniquitates observaveris..., quis sustinebit ?

 

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méritent d'être rebutés au moins un moment à leur mort. D'ailleurs la frayeur et la tranquillité sont des signes fort équivoques d'une bonne et d'une mauvaise conscience. Comme les uns sont livrés à un repos stupide, par un jugement de Dieu juste, mais effroyable,

 

formule qui demanderait à être expliquée,

 

d'autres sont livrés à la crainte et à la désolation par une miséricorde incompréhensible. L'histoire de l'Église est pleine de ces exemples. Et à tout prendre, je crois que la crainte qui paraît à la mort, mêlée avec la confiance qu'avait madame (de Luynes) est l'état... le plus propre à un pécheur pénitent, et le moins sujet à des illusions dangereuses.

 

Superlatif aventureux ! Il ne saurait y avoir de règles générales. « L'état le plus propre » est celui que la volonté divine a choisi pour chacun de nous (1).

Vous ne direz pas que, chez ce chrétien, la foi a paralysé la sensibilité naturelle. Pour trouver enfin la force d'avouer qu'elle a sangloté, il a attendu l'avant-dernière page de cette lettre infinie. Mais non il n'est pas au bout. La lettre recommence. Le plus dur en effet lui reste à dire.

 

Jésus-Christ, le saint de Dieu... n'est-il pas mort dans cet état de désolation?... Je fais toutes ces remarques, parce que je crains que des gens qui ont été frappés de cette désolation..., n'aillent renouveler votre douleur par un récit imparfait. Ils ont vu la désolation, mais ils n'ont peut-être pas assez remarqué la conduite de Dieu pleine de miséricorde et de justice, dans cet état qui effraie la nature et qui console la foi. Oui, cette pauvre défunte pleura, il est vrai, elle sanglota; mais j'ose dire, comme saint Paul l'a dit, en peignant cet état terrible de Jésus-Christ à la mort, que ses plaintes furent écoutées.

Je sens bien que ma lettre est trop longue et pour vous et pour moi. Il faut pourtant faire effort pour achever de vous lever toutes vos craintes. Que Dieu m'en donne la force et la capacité, s'il lui plaît.

 

(1) Exagération commandée ou excusée par les circonstances. Dans une autre lettre, Boileau s'approprie le mot d'Augustin : Qui cupit dissolvi et esse cum Christo..., hic delectabiliter moritur. (Lettres, II. 83o.)

 

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Je vois bien où vous m'attendez...

 

et où nous l'attendons aussi, avec tout le Port-Royal.

Jusqu'ici, on l'a remarqué sans doute, pas un mot du duc de Luynes. C'est à se demander s'il était là. Hélas, oui, mais dans une posture encore plus piteuse que pitoyable. Un gêneur, un intrus, ce ne serait rien. Plus encore, un péché vivant, un péché à deux. Après la mort de sa première femme, il s'était retiré à Port-Royal, partageant la vie et les travaux des solitaires, rebâtissant l'abbaye en ruines, traduisant les anciens auteurs, beaucoup plus inaccessible espérait-on, à certaines concupiscences que le vieux Robert d'Andilly, de coeur si fragile. Puis, après dix ans, un triple scandale. Il se remarie, ce qu'on aurait déjà eu quelque peine à lui pardonner. Avec qui, juste ciel! avec une de ses tantes, Aime de Rohan-Monbazon, « un enfant auprès de lui », et qui, pour comble d'irrégularité était sa filleule ! On avait bien obtenu les deux dispenses nécessaires, mais sans apaiser pour si peu la rigidité de Port-Royal. Pendant près de vingt ans que durera cette union, on les regarde, et, autant du moins qu'il est possible dans les rapports avec les grands de ce monde, on les traite comme des réprouvés. Maintenant elle va mourir. Et dans quelles dispositions? Aura-t-elle songé à se repentir? Cette agonie effroyable, n'est-ce pas le juste châtiment qui commence, et pour s'achever en enfer ? Tel est le vrai sens de ces deux mots de la lettre : « Je vois bien où vous m'attendez ».

 

Mais Dieu ne lui imputera-t-il point ce scandale qui avait été répandu parmi tant de gens à son occasion ? Non, Mademoiselle, non, Dieu ne le lui imputera point.

 

Qu'est-ce à dire ? Boileau, comme l'a cru un de ses biographes, se sépare-t-il sur ce point de ses amis? Pense-t-il qu'il n'y a rien dans ce mariage où la justice divine puisse se prendre ? Non, me semble-t-il. A tort ou à raison il reste avec eux.

 

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J'ose vous dire que je suis croyable en cette matière. Après vous, personne n'a senti si vivement que moi le sujet de vos peines, et personne n'a eu tant de sujet de se rassurer. Considérez, s'il vous plaît, que la faute n'était pas un violement de ces lois qui sont gravées dans le fond du coeur par le doigt de Dieu...;

 

« faute » pourtant, comme toute infraction aux lois de l'Église.

 

Souvenez-vous que, dans une faute, on ne pouvait avoir plus de bonne foi qu'elle en avait eu. Sa condition ni son âge n'exigeaient pas qu'elle eût lu les Canons; et quand elle en aurait oui parler, elle pouvait se rassurer de bonne foi sur la dispense, dont elle n'était pas obligée, comme vous savez, de discuter la validité.

 

Tant il est vrai qu'au défaut du simple bon sens, le coeur inventerait la casuistique !

 

Que si des personnes de lumière et de piété ont troublé pour de bonnes raisons son repos, durant sa vie, vous savez que d'autres personnes d'un mérite fort distingué ont calmé ses alarmes.

 

Qui donc nous avait fait croire que ces Messieurs tenaient le probabilisme pour une invention diabolique?

 

Ajoutez à cela, Mademoiselle, que son coeur a été préparé depuis longtemps à suivre sur cela et en toutes choses ce qu'elle connaîtrait être de son devoir. Son embarras dans cette occasion était extrême. Elle craignait de s'écarter à la droite en voulant éviter d'aller à la gauche. Dieu aura pitié de cette faute qu'elle a été si prête de réparer, et qu'elle a même réparée devant Dieu de toutes les manières dont elle l'a pu.

 

La consolation qu'il apporte n'est donc pas de nier la faute, mais d'affirmer qu'il y a eu réparation pleine et entière. Suit une scène extrêmement pénible, que plusieurs même trouveront odieuse, mais que pacifient le bon sens, le sourire et l'héroïsme de la duchesse,

 

Une personne qui était entrée, malgré toutes les raisons et

 

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l'autorité de tant de gens, dans votre sentiment et dans vos craintes,

 

qui étaient également, ne l'oublions pas, celle de Boileau,

 

a connu jusqu'au fond les dispositions de son coeur dans cette dernière rencontre. Voici, Mademoiselle, ce que j'ai su de bonne part et sur quoi vous pouvez compter.

 

Cette personne, ce prêtre, ne serait-ce pas l'auteur même de la lettre? Je le croirais assez volontiers. Quoi qu'il en soit, rien n'insinue que Boileau juge indiscrète la demande qu'il va dire. Très opportune plutôt :

 

Dès le commencement du mal, Madame de (Luynes) dit à Monsieur son mari, en présence de cette autre personne, que Dieu la retirerait peut-être de ce monde pour sanctifier celui qui restait. On se servit de cette ouverture pour remettre sur le tapis ce dont on avait déjà parlé et qui tenait fort au coeur.

 

Dessein moins déplaisant qu'il ne paraît. La duchesse a probablement tendu la perche, si j'ose dire, à cette « personne », en tout cas, elle acceptera volontiers qu'on mette à profit cette ouverture. Ensemble, ils ont souvent discuté, elle et Boileau, et avec beaucoup de sérénité, ce cas de conscience qui, bon gré, mal gré, les occupe depuis si longtemps. Sans cacher son opinion personnelle, la plus rigide, Boileau, si c'est bien lui, s'est toujours défendu de l'imposer comme certaine. La duchesse paraissant de bonne foi, il n'y avait pas lieu de la tourmenter. Mais il se peut, il est même probable, qu'aux approches de la mort, elle éprouva le besoin de s'éclaircir, une suprême fois, sur ce point. En reprenant la conversation d'autrefois, on va peut-être au-devant d'un désir au moins confus.

 

Quand cette personne en trouva l'occasion, « Savez-vous bien Madame, dit-elle, que vous pourriez bien avoir prophétisé? Je ne doute pas que la sanctification de l'un et de l'autre ne dépende de la séparation. Je souhaite cependant que cette séparation se fasse par la pénitence plutôt que par la mort. ». - Elle se

 

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défendit d'abord un peu, pour faire avouer à cette personne que cette séparation n'était pas tant de nécessité que de surérogation.

 

Comprenez-la et admirez-la. Déjà prête au sacrifice où elle devine bien qu'on l'invite, elle ne défend que le passé, je veux dire la régularité de son mariage. Comme Boileau le lui a jadis et tant de fois concédé, comme il le concède encore, la « séparation » serait sans doute un plus grand bien, elle n'est pas un strict devoir. On fera donc appel à un autre argument.

 

Comme on ne croyait pas devoir laisser échapper ce moment, on lui prouva en peu de mots et avec assez de modération que, quoiqu'on espérât que Dieu lui ferait miséricorde à elle, pour les raisons qu'on lui toucha,

 

celles-là même qu'il a rappelées plus haut,

 

il fallait être insensible pour ne pas craindre les jugements de Dieu sur une personne qui avait eu plus de lumière qu'elle et plus de grâce,

 

à savoir notre pauvre duc, de qui Port-Royal s'obstinait à croire que la bonne foi n'avait pas été entière. A la duchesse de le défendre.

 

« Mais si vous saviez, dit-elle, avec des sentiments mêlés de confusion et d'espérance, les grâces que Dieu m'a faites en cela même, vous ne trembleriez peut-être pas tant. J'étais perdue si j'étais tombée en d'autres mains; j'était perdue, je n'en puis douter, »

 

Sophisme délicieux de candeur, d'humilité, de tendresse. Ah! si vous saviez ce que le duc a été pour moi! Il m'a sauvée de moi-même.

 

« Cela se peut, lui répliqua-t-on, mais il faut se souvenir que Dieu tire le bien du mal même; et que s'il le faut remercier pour le bien qu'il a tiré du mal, il se faut humilier et corriger du mal qui a donné occasion au bien. » - Elle ne répliqua rien; mais, paraissant encore plus touchée par le Maître des coeurs dans le fond de l'âme qu'elle ne le témoignait au dehors,

 

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entendez que la réponse qu'elle va faire a dû trahir un peu d'agacement, d'impatience;

 

Ce que vous souhaitez, ajouta-elle, est comme vous le souhaitez. Dieu seul nous unit.

 

La « séparation » était donc chose faite. Mais un tel secret ne lui appartenait pas à elle seule. D'où cette révolte de sa pudeur blessée (1).

 

« Dieu en soit loué! reprit la personne qui lui parlait, mais il ne faut pas seulement que cela soit, il faut qu'il paraisse » - Comme elle avait l'esprit fort pénétrant, elle alla d'abord au but : « Je l'avoue, dit-elle, Je me rends; il faut réparer le scandale autant qu'on pourra, il faut édifier l'Eglise; le dessein en est pris. Vous en verrez l'exécution, si Dieu me rend la santé. »

 

Cette fin de la relation ne doit traduire exactement ni les sentiments ni môme les propos de la duchesse. J'ai du moins quelque peine à m'y reconnaître. Tout à la joie de la grande nouvelle qu'il vient d'apprendre, Boileau ne s'aperçoit pas que les rôles sont intervertis. Ce n'est pas à sa propre inquiétude, c'est à celle de son vieil ami que la duchesse veut ici mettre fin. Comme si elle lui disait, et non sans une vivacité un peu coupante : mais ne vous tourmentez donc pas; tout est réglé et aussi bien que vous le pouviez

 

(1) En acceptant cette « séparation », dont je ne serais pas surpris qu'il ait en le premier l'idée, le duc, autant qu il me semble, n'entend pas avouer et ne songe pas à expier l'invalidité de son mariage. Honnête homme, devenu théologien à force de vivre dans un milieu où l'on argumente du matin au soir, sa conscience est parfaitement tranquille. Il laisse soupirer et gémir ses amis de Port-Royal et, quand besoin est, il tranquillise, d'ailleurs sans beaucoup de peine, les alarmes que périodiquement on cherchait à éveiller chez la duchesse. Aucun remords sérieux ni chez l'un ni chez l'autre; mais ils auront vu dans cette grave maladie de la duchesse une invitation au plus parfait. Quelque vingt ans plus tôt, « M. et Mme de Luynes - la première duchesse » - avaient fait dessein d'imiter dorénavant, dans un pur et spirituel hyménée, saint Paulin et Thérasie. « (Port-Royal, II, p. 313). Qu'une même inspiration leur soit venue, lorsque, à son tour, la seconde duchesse tomba malade, il n'y a là rien qui doive nous étonner. Il peut nous paraître plus singulier qu'après ces deux projets de « séparation », le duc se soit marié une troisième fois, un an après la mort d'Anne de Rohan. « Il aimait le mariage », dit plaisamment l'auteur du Livre d'Amour. En tout cas, il n'avait pas fait voeu de ne pas se remarier. Il mourut en 169o, toujours « en fort bons termes », mais « de loin », avec Port-Royal.

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souhaiter. Il paraît sûr, en effet, que la solution, quelle qu'elle soit, dont elle parle, qui apaisera tous les scrupules et qui édifiera l'Église, que cette solution, dis-je, elle n'a pu s'y fixer, que de concert avec son mari. Ce que j'en dis n'est pas pour reprocher à Boileau d'avoir si lourdement et si inutilement harcelé la mourante, mais pour qu'on ne se méprenne pas sur la vraie portée du beau document qui nous occupe. Ce dernier épisode n'appartient pas à l'histoire même, au drame de cette agonie. Pendant l'entretien auquel nous venons d'assister, la duchesse est encore parfaitement calme un ferme bon sens, la paix foncière d'une conscience bien faite. Cela se voit, du reste ; l'on voit aussi que, de ce chef, toutes les raisons de craindre, toutes les portes du désespoir ont été fermées. Dans l'agonie elle-même, ce n'est pas le souvenir précis d'une faute, réelle ou imaginaire qui torture la mourante, c'est l'horreur confuse de la mort prochaine. La longue lettre de Boileau nous permet de suivre chez les témoins de ces scènes d'épouvante, les réactions du peuple chrétien; la crainte des jugements de Dieu poussée jusqu'au paroxysme, mais une crainte que désenvenime la pensée du Sauveur mourant et qui, d'elle-même cède peu à peu la place à la confiance (1).

 

(1) Lettres de Monsieur B... sur différents sujets de morale et de piété, Paris, 1727, I, pp. 1-24. De ces deux volumes, très riches pourtant, les. curieux n'ont retenu que la fameuse lettre sur le vertige de Pascal. Tamisey de Laroque, op. cit., et mieux encore, M. le chanoine Durengues en ont pourtant montré l'intérêt. M. Durengues cite quelques lignes du beau document que nous venons d'étudier, mais il le comprend autrement que je ne fais. Pendant cette longue agonie, écrit-il, « des docteurs du jansénisme le plus pur auxquels elle était livrée, se relayèrent à son chevet pour lui reprocher son crime inexpiable (son mariage avec son neveu et parrain). Avec leur cruelle théologie, ils la jetèrent dans des angoisses plus horribles mille fois que les affres de la mort et enfin dans le désespoir. Seul, M. Boileau sut lui parler de la miséricorde divine et il le fit avec tant de bonheur qu'il rendit enfin le calme à cette âme bourrelée. » (A. Durengues. Monsieur Boileau de l'Arehevêché, Agen, 19o7, p. 71). Rien, que je sache, dans nos documents, au moins dans l'unique document où on nous renvoie, qui justifie cette accusation; rien qui nous montre les autres prêtres qui se trouvaient là plus féroces que M. Boileau. Trois de ces prêtres sont mentionnés. 1° le confesseur ordinaire de la duchesse, le P. M... de qui nous ne savons absolument rien. 2° un prêtre que la duchesse envoya quérir la veille de sa mort, « pour faire une revue de toute sa vie », c'est-à-dire une nouvelle confession générale : dangereux scrupule auquel ce prêtre, janséniste ou non, refusa de se prêter (pp. 23-24); 3° enfin « la personne » qui « mit sur le tapis » le cas de conscience du mariage, et qu'une foule de petits indices me ferait prendre pour Boileau lui-même. S'ils sont deux, même « théologie cruelle » chez l'un et chez l'autre, Boileau ne cachant pas, dans sa lettre, que ce mariage, « faute » plus ou moins grave, mais « faute » mais source de « scandale », l'a toujours troublé. Remarquons en passant que, cruelle ou non, cette théologie n'est pas à proprement parler janséniste. Ces messieurs estimaient que la double dispense n'avait pas été donnée dans des conditions régulières. Quoiqu'il en soit, l'intervention harcelante de « cette personne » pas un mot de Boileau ne la blâme. Tout au contraire, il se félicite qu'elle se soit produite; et lui, tout le premier, elle l'a tiré d'inquiétude. La relation montre également que ce n'est pas cette intervention qui a jeté la duchesse dans le désespoir. On a vu avec quelle sérénité elle mène la discussion, et que, d'ores et déjà, pleinement d'accord avec son mari, elle avait tranché le problème par le plus court, bien résolus qu'ils étaient l'un et l'autre à vivre désormais « comme frère et soeur ». La crise de désespoir ne s'est déchaînée qu'après, au cours de laquelle, ceux qui l'assistaient lui ont parlé « de la miséricorde divine », et même ne lui ont pas parlé d'autre chose. L'un d'eux lui dit, par exemple « qu'il ne fallait pas tant hésiter si nous aimions Dieu ou si nous en faisions semblant » - c'était là une de ses inquiétudes : pouvait-elle dire : Mon Dieu, je vous aime ! - qu'il fallait dire, sans tant chicaner avec ces défiances superflues, que rien ne nous séparerait jamais de la charité de Dieu » (p. 21). On ne lui suggère que des pensées de confiance (p. 19). Rien ne prouve enfin que le duc de Luynes n'ait laissé pénétrer auprès de la mourante que des jansénistes forcenés.

 

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III. - Une ordonnance du cardinal de Noailles (17o7), « pour recommander le soin de préparer de bonne heure les malades à la mort », nous apprendrait, si, par impossible, nous imaginions le contraire, qu'alors beaucoup moins souvent qu'aujourd'hui, sans doute, mais comme aujourd'hui, on laisse mourir nombre de malades, « sans qu'ils aient cru être dans le moindre danger (1) ». Longtemps avant Noailles, Ph. Cospean déplorait déjà

 

cette méchante coutume que l'on a prise parmi nous; lorsque nous allons visiter un parent ou un ami malade, au lieu de lui rendre le bon office « Ami, pensez à votre conscience, car il semble que Dieu veut vous appeler à soi », on ne lui dit autre chose sinon : Infirmitas haec non est ad mortem. Non, non, cher frère, il n'y a rien à craindre. Courage, courage, mon bon ami, votre mal n'est pas mortel; nous nous réjouirons encore ensemble... (2)

 

 (1) A. Blanchard donne un extrait de cette ordonnance dans son Nouvel essai d'exhortation pour les états différents des malades, Paris, 1717 ; je cite l'édit. de 1732.

(2) Miroir de la bonne mort ou méthode pour bien mourir tirée... des dernières paroles de Ph. de Cospean, dressée en forme d'oraison funèbre par le R. P. David de la Vigne..., Paris, 1646, pp. 22-23.

 

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Nos anciens règlements, dit Noailles,

 

ont défendu aux médecins, sous peine de censure, de visiter plus de deux ou trois fois les malades, s'ils n'ont commencé à régler leur conscience,

 

faute de quoi le Concile de Latran interdisait aux médecins l'entrée de l'Église; décrétale, « renouvelée dans presque tous les Conciles provinciaux de France, depuis le Concile de Trente, et dans la plus grande partie des rituels modernes et anciens ».

 

C'est donc une loi domestique pour nous, et aussi vénérable par l'autorité légitime d'où elle part, que nécessaire par l'expérience malheureuse de tant de malades, qu'une mort prompte et imprévue enlève et fait périr pour l'éternité. Ainsi nous la renouvelons autant qu'il est en nous et exhortons de toutes nos forces les médecins de s'y soumettre.

 

L'histoire de la médecine au XVIIe siècle nous montrerait, j'en suis sûr, que ces prescriptions ne restaient pas lettre morte. Pour les membres de l'Académie française, et, j'imagine, des deux autres, le secrétaire perpétuel avait mission de leur porter à domicile l'antienne funèbre de la Trappe : Frère, il faut mourir. Nos registres sont fort discrets sur ce point, mais il paraît que l'usage n'a dû s'éteindre qu'avec l'Académie elle-même (1). En 1772, une dévote lettrée, Mlle de Lubert, annonce en ces termes la mort du secrétaire perpétuel Duclos :

 

Il n'y a plus ni religion, ni moeurs, ni décence. Duclos vient de mourir en esprit fort. Vous vous en doutez bien. Lui qui, par état, était chargé d'aller avertir ses confrères de recevoir les sacrements lorsqu'ils étaient en danger de mort, il n'a pu s'avertir lui-même (2)

 

 

 

(1) Serait-ce pour rendre cette mission plus facile et plus efficace, que la charge de secrétaire perpétuel a été plusieurs fois confiée à des ecclésiastiques, l'abbé Regnier-Desmarais, l'abbé Duhos, l'abbé Houtteville ?

(2) Mlle de Lubert à M. de Géniaux, 5 avril 17 72. Dans les Lettres du Président de Brosses à Ch. C. Loppin de Gémaux, publiées par Yvonne Bézard, Paris, 1929, p. 338.

 

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On tardait toutefois beaucoup moins qu'aujourd'hui à faire appeler un confesseur, et non pas toujours le premier venu, mais, s'il faut en croire La Bruyère, quelque spécialiste imposé par la mode :

 

Une chose folle, et qui découvre bien notre petitesse, c'est l'assujettissement aux modes, quand on l'étend à ce qui concerne le goût, le vivre, la santé et la conscience. La viande noire est hors de mode et, par cette raison, insipide ; de même l'on ne mourait plus depuis longtemps par Théotime; ses tendres exhortations ne sauvaient plus que le peuple et Théotime a vu son successeur (1).

 

« La viande noire », le confesseur, ce rapprochement est d'un goût exquis ; non moins savoureuse cette rare ellipse : mourir par, au lieu de être assisté à la mort par Théotime. La pensée me parait plus bilieuse que juste. Il est des prêtres dont la seule présence pacifie une chambre de malade. Consolateurs, avant même de parler. Ce ne sont pas ceux du reste qui parlent le plus. Que, peu à peu la mode reconnaissante impose leur nom, et que, grâce à elle, un plus grand nombre d'agonisants leur doive une mort moins amère, quoi de mieux ? Théotime était de ceux-là, M. Sachot, curé de Saint Gervais, nous dit-on; son « successeur» serait Bourdaloue. Avouez que la mode savait choisir. Le duc de Lesdiguières « est mort d'une pleurésie. M. de Condom et le P. Bourdaloue l'ont assisté pendant le cours de son mal ». Peu après, le même Bourdaloue aide Mme de Fontanges à mourir. Puis, en 1683, c'est « M. Colbert assisté à la mort par M. Cornuaille et par le P. Bourdaloue (2) ». Ainsi, à toutes les pages de son histoire. Que si La Bruyère veut une victime, je lui abandonne Michel Le Tellier.

 

M. le Chancelier mourut mardi..., après une maladie de dix

 

(1) De la mode, I.

(2) Griselle, Bourdaloue, histoire critique de sa prédication..., Paris, 1901, pp. 532-561. et passim.

 

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jours. Dès le lundi, il pria sa femme de ne plus le voir, parce que cela ne ferait que l'attendrir, (lui, et non pas elle), et l'empêcher de songer à son salut. Il resta entre les mains de son curé (Sachot, Théotime), du P. Bourdaloue, du P. de Mouchy de l'Oratoire et d'un autre ecclésiastique (1).

 

Quatre, c'est beaucoup. Espérons qu'ils ne faisaient pas assaut d'éloquence. Mais l'usage du grand siècle permettait, s'il ne commandait, qu'on harcelât les mourants par des discours infinis. Le confesseur de Louis XIII, le P. Caussin s'en plaignait déjà :

 

Je n'approuve point la façon de quelques-uns qui font des remontrances étudiées à des personnes mourantes, comme s'ils étaient en une chaire de prédicateurs ; ni ceux-là, qui leur cornent sans cesse aux oreilles des paroles importunes et font autant de bruit de la langue que jadis les païens avec leurs chaudrons dans l'éclipse de la lune. Il faut laisser détacher paisiblement ces bonnes âmes, sans les inquiéter jusque dans l'ombre de la mort. Saint Augustin voulut mourir dans un grand silence (2).

 

Ainsi Dom Le Masson, général des Chartreux, dans un directoire à l'usage de son Ordre :

 

C'est agir indiscrètement que de fatiguer les oreilles d'un malade et, lorsque étant plusieurs assistants, on vient, les uns après les autres, l'étourdir, en lui faisant comme un sermon appris par mémoire (3).

 

Il n'y a rien, lisons-nous encore, dans une autre Méthode.

 

en quoi l'on manque plus souvent et plus considérablement que par un zèle trop importun. On fait consister tout l'art d'assister un mourant à être continuellement à lui parler et lui faire produire des actes; et cela, pour l'ordinaire, ne sert qu'à le faire impatienter et faire perdre tout le fruit qu'on aurait pu tirer en lui disant beaucoup moins (4).

 

(1) Griselle, op. cit., 599.

(2) Nicolas Caussin, La cour sainte. T. III (réédition de 1655), p. 366.

(3) Le Directoire des Mourants à l'usage de l'Ordre des Chartreux. A la Courrerie, 1686, pp. 13-14.

(4) Méthode utile pour se préparer à la mort, Bordeaux, 1693; avertissement Cf. dans un livre dont nous parlerons bientôt, les résolutions que le malade devrait signifier à sa famille : « Que si... la bonté de Dieu veut bien m'accorder jusqu'au moment de la mort la liberté de mon esprit, grâce que je lui demande... avec insistance..., comme néanmoins les sens d'un malade s'affaiblissent à mesure qu'il approche de sa fin et que son esprit se trouble à la présence d'un si grand nombre de personnes, ou inutiles au soulagement de ses maux, ou nuisibles au salut de son âme, soit par les mouvements tumultueux qu'elles causent, soit par les larmes que la tendresse leur fait répandre; je supplie mon confesseur, ou un ami véritablement chrétien qui tiendra sa place dans les dernières heures de ma vie, de leur déclarer que je n'ai plus besoin que de leurs prières, et qu'ils me rendront un double service s'ils veulent bien les aller offrir à Dieu aux pieds des autels (si c'est pendant le jour, ou dans quelque lieu à l'écart, si c'est pendant la nuit) et me procurer ainsi le repos et le silence nécessaires pour entendre et goûter les sentiments chrétiens où je dois être pour présenter mon âme au Seigneurs. Sentiments chrétiens propres aux personnes malades... Paris, 1744, pp. 354-355.

 

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Peut-être voulaient-ils faire, si j'ose dire, d'une pierre deux ou trois coups, espérant, qu'avec le malade, leurs discours iraient également toucher quelques-uns de son entourage. Une agonie était pour eux comme une leçon de choses, parade

sainte dont on ne craignait pas d'étendre le bienfait autant que possible. En de certains pays, entrait, semble-t-il, qui voulait. Nous lisons, par exemple, dans les précieux mémoires de. M. Feydeau, qui fut curé de Vitry : Pendant je ne sais quelle maladie contagieuse,

 

on faisait des exhortations à chaque malade, et lorsque le prêtre les faisait, il était suivi d'un grand nombre de personnes,. qui accompagnaient le Saint Sacrement; car on a dans Vitry cette louable coutume de suivre en foule les prêtres qui le portent, et il est ordinaire d'y voir quatre ou cinq cents personnes. Il y eut un vicaire qui s'attirait encore plus de monde parce qu'il récitait tout haut en français des hymnes, des psaumes et des. prières..., et qu'il avait assez de talent pour parler aux malades (1).

 

 

Il va sans dire que la plus grande partie du cortège attendait sur le seuil - et peut-être à genoux - que le prêtre reparût. Mais quelques-uns devaient pénétrer jusqu'au malade, ou se presser dans l'escalier. Indiscrétion qui nous choquerait moins si notre foi au mystère de l'Église, corps.

 

(1) Mémoires de M. Feydeau, publiés par M. E. Jovy. Société des Sciences et Arts de Vitry-le- François , 1904, 1935, pp. 256-257.

 

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mystique du Christ, était plus vive. Quand un Fils de France va naître, on ouvre toutes grandes les portes du Louvre. La foule chrétienne est-elle moins à sa place près de celui de ses frères qui va la précéder au ciel? « Dans ces derniers moments, dit Erasme, la plus sensible consolation est la vue de la mort du Sauveur, et l'idée de la communion de toute l'Église, qui est le corps de Jésus-Christ. »

 

C'est, à mon sentiment, disait-il encore, un remède.., contre le désespoir d'exposer aux yeux du mourant la communion de toute l'Eglise... Toute cette multitude unit ses voeux et son crédit en faveur d'un mourant... Pourquoi abandonnerait-il son bouclier, lorsqu'il a des troupes si nombreuses qui viennent à son secours (1) ?

 

Tant il y a qu'on parlait beaucoup, et, sans doute, beaucoup trop. C'est ainsi que l'éloquence sacrée poussa une nouvelle tige et assez imprévue. Règles et modèles, la rhétorique du lit de mort.

 

Souvent, écrit Dom le Masson, les habiles hommes..., par une infirmité qui leur est naturelle..., sont d'abord si vivement frappés par l'affreux spectacle de la mort,

 

les habiles dont il parle, chose émouvante, ce sont des chartreux!

 

que leur langue devient comme attachée à leur palais. Ils perdent en quelque manière le conseil et le bon sens, ne pouvant presque rien dire au malade... La présence de ceux qui assistent à cette triste cérémonie augmente leur trouble, en sorte qu'un homme, même habile, ne souhaite rien davantage que de se retirer précipitamment, après s'être acquitté de son devoir le mieux qu'il a pu. D'où il se voit qu'il est d'un grand secours à tous d'avoir à la main de certaines règles déterminées et des

 

(1) D. Erasmi... De preparatione ad mortem, Col. 1539; je cite, quoique nécessairement médiocre, la traduction de 1711. Le manuel du soldat chrétien... et la préparation à la mort, pp. 4o7-4o8-443. Erasme tient beaucoup à cette idée. Elle se réalisait au XVIIe siècle d'une autre façon et non moins touchante. « Quand (M. de Montmort) fut extrêmement mal et que, selon la coutume, on l'envoya recommander aux prières de trois paroisses dont il était Seigneur, les églises retentissaient des gémissements et des cris des paysans ». (Éloges de Fontenelle, édit. Fr. Bouillier, p. 143.)

 

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sujets de conférence..., dont le ministre des sacrements se serve (1).

 

Combien plus interdits, de jeunes prêtres de paroisse, et plus encore lorsque leur ministère les appelle chez les délicats de ce monde! Les innombrables « méthodes de préparation à la mort », dont nous parlerons bientôt, ne suffisaient pas à ces prêtres; il leur fallait des discours tout faits, qu'ils pourraient apprendre par coeur. Marchandise assez demandée, sans doute, puisque de 17o3 à 1718 paraissent coup sur coup au moins trois de ces recueils. Exhortations aux malades en leur administrant le saint viatique, par M. Jean Pontas, le fameux casuiste - livre dédié à Bossuet - Paris 17o3. Je ne l'ai pas lu. En 1717, le Nouvel essai d'exhortations pour les états différens des malades... par M. A. Blanchard, Prieur de Saint-Marc-les-Vendôme; deux volumes et très drus ; dans le premier, plus de cent discours en bonne forme et « cent cinquante exhortations très courtes ». Enfin à Toulouse, en 1718, Essais d'exhortations avant et après l'administration du très saint viatique... par un prêtre de l'Oratoire. Plusieurs de celles-ci sont adaptées à l'année liturgique. Eh! sans doute, écrit cet oratorien dont le nom m'est inconnu, mieux vaudrait qu'auprès d'un mourant le prêtre laissât parler son coeur,

 

mais il y en a très peu qui aient cette heureuse facilité qui dépend en partie de la vivacité de l'imagination et d'un long usage de parler en public, et... si l'on n'a préparé ce que l'on doit dire, on est exposé à des redites ennuyeuses aux assistants, et quelquefois à ramper, ce qui rend le ministre et le ministère méprisables (2).

 

Ne croirait-on pas qu'il s'agit d'un discours à l'Académie? Un homme qui se meurt devant eux, une famille qui pleure, et ils ont peur de « ramper » ! Il y a mieux encore :

 

(1) Directoire des mourants, pp. 6-7.

(2) Essais d'exhortations... avant-propos.

 

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Cette lettre N, qui est mise au commencement des exhortations signifie : Mon cher frère ou Ma chère soeur, Monsieur, Madame ou Mademoiselle, selon la condition des personnes à qui on parlera. Celles qui sont plus qualifiées par leur naissance ou par leurs emplois pourraient peut-être s'offenser qu'on se servît de ces termes : Mon cher frère ou Ma chère soeur; il faut les ménager, et épargner même la délicatesse de celles à l'égard de qui on ne devrait pas craindre, ce semble, d'en user par rapport à la médiocrité de leur famille ou de leur fortune. Il vaut mieux faire honneur à tous ceux qui sont au-dessus du commun artisan, que de les indisposer et révolter leur orgueil en les traitant trop familièrement (1).

 

On pense rêver. Blanchard nous réveillera peut-être. Voici l'exorde de sa première exhortation : Etsi vereor, judices, ne turpe sit...

 

Ce serait, M. (Monsieur, Madame, ou Mademoiselle), mériter de justes reproches, si, étant averti de votre maladie, je ne venais dans le moment même m'en instruire et vous témoigner la part que j'y prends... Cette vie est une alternative de biens et de maux...

 

Et il va de ce ton, le bourreau, pendant huit bonnes pages (2)! Exhortation pour un pécheur endurci... qui ne veut point entendre parler ni de confesseurs, ni de sacrements. Plus de quinze pages :

 

Je suis dans une extrême surprise, M., de vous voir si tranquille, au milieu des plus grands périls... Votre insensibilité m'effraie, M., et je tremble que vous n'ayez un sort pareil à celui d'un seigneur anglais, favori de Coerende, roi des Merces, dont la mort est décrite par le vénérable Bède. Peut-être que son exemple pourra vous ouvrir les yeux... Souffrez que je vous le rapporte...

 

Il souffrira tout, ce malheureux, ce héros plutôt, qui, bien qu'il ne veuille « point entendre parler de confession »,

 

(1) Essais d'exhortations, avertissement.

(2) Nouvel Essai, t. I, p. 2.

 

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déploie une merveilleuse patience à laisser parler le confesseur. Ils en seront tous les deux récompensés :

 

Puisque vous me témoignez, M., que ce que je viens de vous dire... a fait beaucoup d'impression sur vous, que vous voulez penser à votre salut et examiner votre conscience..., il est juste de vous donner un peu de temps... Mais, comme vous ne pouvez pas vous appliquer beaucoup, après toute l'attention que vous avez donnée à ce que je viens de vous dire,

 

ah! je le crois bien!

 

je suppléerai à votre défaut par mes interrogations... Abandonnez-vous aux gémissements... Vous aurez soin de me faire avertir quand vous serez en état de commencer (1).

 

Les maladroits! Pourquoi faut-il, dirait Fénelon, que les médiocres s'en mêlent? Eh! Le moyen de se passer d'eux? Au demeurant, il ne me paraît pas que l'usage soit devenu commun de débiter ainsi par coeur ces harangues deux fois mortelles. Ceux qui avaient peur de rester court les repassaient avant de partir pour leur auguste et troublante besogne. Une fois là, ils se livraient à l'inspiration et aux grâces du moment. Ainsi faisait, nous le savons, le Théotime de la Bruyère, M. Sachot. « Son principal talent, dit de lui assez dédaigneusement le chanoine Legendre, (était) de disposer à bien mourir... Ce grand consolateur des âmes effrayées avait toujours dans sa poche le traité d'Erasme, De Arte bene moriendi ».

C'est qu'en effet, le petit livre d'Erasme, très dévot et très consolant, se trouve à la source de cette immense littérature, dévote et consolatrice, qui, pendant deux siècles au moins, enseignera l'art de mourir doucement à des chrétiens innombrables. Si ces minuties critiques étaient ici de saison, je m'amuserais à retrouver, un peu de tous les côtés, les traces de cet héritage imprévu. Non qu'Erasme

 

(1) Nouvel essai, II, pp. 31-48.

(2) Mémoires de Legendre, p. 6o.

 

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ait rien inventé. Sur la mort tout a été dit. Mais la cristallisation est de lui et le mouvement, et l'accent, déjà tout moderne, l'accent, qu'il sent bien qu'on devra mettre désormais sur la confiance. « Deum enim ignorat qui nescit ilium esse infinitae misericordiae : » « N'allez pas jeter les mourants dans le désespoir. » Pour les suprêmes tentations contre la foi, pas de discussion avec l'ennemi : « Arrière Satan, je crois, les yeux fermés, tout ce que nous enseigne l'Église, enseignée elle-même par le Saint-Esprit. » « A vouloir argumenter, jadis un philosophe perdit la foi. » Sur tel point, quelle est ta croyance, demande le diable à une âme simple. - Réponse : ce que croit l'Église. - Mais que croit l'Église?- Ce que je crois. - Autre dialogue : « Tes péchés sont aussi nombreux que le sable de la mer. - Copiosior Dei misericordia. - Tu n'es qu'injustice. - Justitia mea Dominas. - Couvert de crimes, tu te flattes d'aller jouir du repos avec saint Pierre et saint Paul. - Non, mais avec le bon larron (1). »

La liste des Préparations à la mort qui ont été publiées chez nous pendant les XVIIe et XVIIIe siècles - j'entends de celles que j'ai pu manier, - minces plaquettes ou gros livres, remplirait à elle seule plusieurs pages du présent volume, pour ne pas parler des méthodes plus brèves qui se trouvent dans presque tous les livres d'heures ou dans les manuels de piété. Il va sans dire que beaucoup de ces ouvrages sont faits d'emprunts. Mais ce qui nous intéresse présentement, beaucoup plus que leur valeur propre, que nous discuterons bientôt, c'est leur prodigieuse diffusion.

 

(1) Comme il le fait plus souvent qu'on ne croit, Erasme met ici une sourdine à son ironie. Quelques vives pointes, mais légères, contre les superstitions de son temps. En revanche, j'ai déjà dit (cf. plus haut, p. 214) qu'il recommande certaines pratiques de dévotion, chères au moyen âge, l'Horloge de la Passion, par exemple . « Rem piam commenti suni qui dominicae mortis historiam per certas horas partit sunt, quo pueri consuescerent singulis diebus aliquam illius portionem commemorari. » Voici le trait le plus méchant. Songe, « quanto plus aloes quam mellis attulerit uxor cujus amore nunc horres mortem. » Mais revoici le pur Evangile : N'attends pas la dernière heure pour pardonner à tes ennemis. Fais-le dès aujourd'hui, « non ob mortis metum, sed ob amorem. »

 

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Le goût des fidèles pour ces arts de mourir était même si vif, si constant que les imprimés ne suffisaient pas, comme nous l'apprend l'avant-propos d'un des meilleurs de ces livres : Les sentiments chrétiens propres aux personnes malades et infirmes pour se sanctifier dans leurs maux et se préparer à une bonne mort (1).

 

Un magistrat, connu par sa piété, trouva entre les mains d'une dame attaquée d'une longue et mortelle maladie, ces Pieux Sentiments, qu'un ecclésiastique lui avait confiés pour l'encourager à faire un saint usage de ses maux et à se préparer à faire une mort chrétienne. Ce magistrat, qui en avait ouï et fait lui-même par occasion quelque lecture, jugea qu'ils pourraient être fort utiles à bien des personnes... Voilà ce qui a donné lieu à ce magistrat de souhaiter souvent l'impression de cet ouvrage, et cet ecclésiastique n'y a enfin consenti que parce que, se voyant tout à fait hors d'état de rendre visite aux malades qui le demandaient, le manuscrit qu'il leur prêtait a couru plusieurs fois risque, ou d'être perdu, ou entièrement déchiré, entre les mains de ceux qui en faisaient usage. D'ailleurs, l'impression de cet ouvrage met l'auteur en état de satisfaire au désir que plusieurs autres personnes lui ont témoigné de l'avoir en propre.

 

Ces gros cahiers qu'on se dispute, qui passent d'un lit

 

(1) Je cite la 7e édition, Paris, 1744. D'après le Privilège, le magistrat qui procura la publication de ce livre, doit être le Sieur Duperray, avocat au Parlement, lequel aurait aussi publié l'Homme de Cour de Balthazar Graciait. Sur la feuille de garde de mon exemplaire, une note au crayon attribue le livre à Marius Filassier. Et nous lisons, à la page xx de cette réédition, qu'après de cruelles maladies l'auteur est mort le i3 juillet 1733, âgé de 55 ans. Je m'explique, du reste, le grand succès de ce livre, un des plus personnels, notamment pour le style, de tous ceux qu'il m'a fallu au moins feuilleter. Qu'on en juge sur cette page si vraie, si prenante : «  Ah ! Seigneur, dans l'épuisement total de mes forces, et à la vue du tombeau qui s'ouvre à mon esprit, je suis dans une ennuyeuse attente de me voir affranchi des liens de la mort et du péché. C'est avec douleur que je me vois encore assujetti à cette vanité qui domine sur toute chose. cette vile portion qui rampe encore en moi m'est insupportable. Je suis las d'étayer ce misérable corps ébranlé en tant de manières... ; les fréquentes et douloureuses secousses qu'il éprouve, et qui m'exposent à la dangereuse tentation de l'impatience, me font soupirer après le moment de ma délivrance pour me réunir à vous. La demeure de ce séjour de la mort, dont les ombres couvrent déjà mes yeux, m'est d'un dégoût sans égal. Puis donc, Seigneur, que la coignée est depuis longtemps au pied de l'arbre..., puis donc que la vie m'abandonne, qu'elle ne tient plus à rien..., puis donc que la mort et moi ne sommes séparés que d'un seul point..., prononcez au plus tôt sur ma chair le jugement de sa destruction. » pp. 28o-282.

 

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de mort à l'autre, nous en disent long sur la vie intérieure de nos pères. Mais il y a peut-être plus significatif. Dans leur collection, où déjà le plus que profane l'emportait sur les manuels dévots, les bibliophiles voulaient avoir, comme tout le monde, mais plus digne de voisiner avec leurs autres trésors, un art de mourir. C'était l'ouvrage, lourdement et curieusement illustré, de M. de Chartablon : La manière de se bien préparer à la mort avec de belles estampes, Anvers, 17oo. On trouvera ici même la reproduction de quelques-unes de ces estampes. Aussi bien l'iconographie de la mort et des fins dernières, pendant la période qui nous occupe, prêterait-elle à de curieuses remarques. M. É. Male nous édifiera sur ce point. Peut-être constatera-t-il, comme je crois l'avoir fait, d'ailleurs en courant, que l'illustration, où se marie souvent la pompe du grand siècle à la naïveté macabre du moyen âge, s'accorde mal avec le texte. Au frontispice du livre de l'Oratorien Thorentier : Consolation contre les frayeurs de la mort (1), se trouve une image de cauchemar (2).

 

(1) La première édition est de 1695.

(2) Dans la méthode chrétienne pour finir saintement la vie et se rendre heureux en ce monde et en l'autre, par un prêtre de la Mission de saint François -de-Sales, du diocèse de Viviers, nouvelle édition, Lyon 1745, l'illustration aggrave singulièrement le texte, assez terrible déjà, et même, par endroits, malsain.

Je signale aux spécialistes de l'histoire des dévotions, à Dom Wilmart, à Dom Gougaud, les diverses pratiques pieuses, recommandées aux mourants dans ces « Préparations ». Ainsi la Prière en forme de Litanies pour obtenir une bonne mort, que le P. Grasset a empruntée, je crois, à un jésuite d'Augsbourg, Jérémie Drexelius, non sans l'avoir excellemment francisée, et que d'autres manuels ont empruntée à Crasset. A. la fin du Testament spirituel du P. Lallemant, dont nous parlerons bientôt, se trouvent d'autres Litanies, « tirées de l'Ecriture Sainte », et fort belles. Non moins souvent republiée une protestation à l'Ange gardien, que Pou attribue à saint Charles Borromée. (Cf. Exercice de la mort (Mme de Blémur), p. 174. Le P. Nouet, le P. Crasset, un manuel bordelais qui résume Crasset, et d'autres préparations, ont une ou plusieurs oraisons à sainte Barbe. On avait alors recours à elle afin d'éviter la mort subite et de a recevoir les sacrements en temps et lieu ». J'ignorais, et d'autres comme moi ignorent peut-être le caractère particulier de ce culte de sainte Barbe, patronne des mourants, mais en t'onction, si j’ose dire, du viatique. « A Lintz en Autriche, nous apprend le P. Nouet, il y a deux autels dans l'église de la Compagnie de Jésus, dont le premier est dédié à Dieu en l'honneur de la B. Vierge, avec cette inscription : Vitae principium, le Principe de la Vie; le second en mémoire de sainte Barbe, avec cette inscription : Mortis Viaticum, le viatique de la mort ». Nouet, Retraite pour se préparer à la mort, p. 399. Cette dévotion, ainsi comprise, était fort répandue en France. Jacques de Jésus lui consacre plusieurs pages dans ses Exercices de Dévotion (1653; deux longues oraisons; deux Litanies dont l'une est un pastiche assez irritant du Te Deum et un petit office : Tu decus Nicomedae civitatis... Ad te currunt morientes (image un peu forte)... In te sperant agonizantes... (Exercices, p. 214) :

Pour d'autres néanmoins, sainte Barbe serait d'abord et surtout la patronne, si l'on peut dire, de la confession in extremis. Dans les annotations du Bonum Universale de Apibus (Th. de Cantimpré) édition de Douai, 1627, je trouve cette précieuse indication : « Hinc et quod in Francia et locis adjacentibus, S. Barbaram matrem confessionis appellant, adjiciuntque laïci pene omnes in generali confessione quae praemittitur sacramentali haec verba : Et dominae S. Barbarae, Matri Confessionis. Verum recte docet Cantipratanus tales traditiones non esse... infallibiles »: Et il cite un canon très intéressant du Concile de Cambrai, en 1565 : Statuit abominandam esse eorum vanitatem ac superstitionem, qui certe pollicentur non ex vita migraturos sine paenitentia et sacramentis, eus qui hunc illumve ex Divis coluerint. » (p. 84 des Notes.)

« Sainte Barbe est communément nommée la Mère de la Confession, d'autant qu'elle aide fortement ses bons amis à ne point sortir de cette chétive vie que par la porte d'une vraie pénitence... Elle a mis ici sa robe entre les flammes dévorantes et le corps de ses bons serviteurs; là elle a porté la main au devant de la pointe des épées... Ici, sous la neige, elle a fait une voûte et soutenu une masse horrible de frimas qui allaient étouffer ses pauvres serviteurs. Là elle a soutenu ceux qui s'en allaient abîmer au fond de l'Océan; elle les a fait ou nager jusqu'à terre, ou les a soutenus si longtemps sur les flots qu'ils ont eu le loisir de demander pardon à Dieu. » Les belles morts... par le R. P. Jean Hanart, Douai, 1667, pp. 86-87.

 

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IV. - On l'a bien compris. Dans cette immense « littérature » il n'est surtout question que d'une « préparation » en quelque sorte fictive ou mimée. Parmi ceux qui lisent et

relisent ces arts de mourir, peu de grands malades, peu de mourants pour de bon. Nos auteurs nous ont assez mis en garde contre l'inefficacité d'une préparation improvisée.

« L'homme libre, disait Spinoza, ne pense à aucune chose moins qu'à la mort (1) ». Et Saint-Evremont :

 

Socrate est mort véritablement en homme sage, et avec assez d'indifférence; cependant il cherchait à s'assurer de sa condition en l'autre vie, et ne s'en assurait pas. Il en raisonnait sans cesse... et pour tout dire, la mort lui fut un objet considérable. Pétrone seul a fait venir la mollesse et la nonchalance dans la sienne... Nulle action, nulle parole, nulle circonstance qui marque l'embarras d'un mourant. C'est pour lui proprement que mourir est cesser de vivre. Le vixit des Romains lui appartient justement (2).

 

(1) Cf. Port-Royal, IV, p. r6o.

(2) Oeuvres choisies (Gidel), pp. 268-269.

 

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A quoi nos auteurs répondent : le chrétien ne doit penser à aucune chose autant - ni même plus - qu'à la mort. Il n'est pas pour nous d'objet plus « considérable ».

 

Il n'est jamais trop tôt de s'y appliquer; quand nous ne ferions autre chose tout le reste de notre vie... C'est une folie de remettre cette pensée à un autre temps... S'agissant d'entrer dans un état éternel, nul temps qui nous est donné pour nous y préparer ne nous doit paraître long. Il n'y a point de temps fini qui ait quelque proportion avec l'éternité qui est infinie... Il n'y a qu'une préparation éternelle qui pût avoir quelque rapport à un état éternel (1).

 

Le Vixit des Romains est l'absurdité même. Il nous faut considérer la mort, dit encore Nicole, « comme un état où l'on commence de voir et de sentir Dieu », et « comme l'entrée dans la société des esprits », autant dire des véritables vivants (2). Par malheur, s'il n'est pas d'objet plus « considérable », il n'en est pas non plus que l'on ait plus de peine à réaliser. Durant la vie, les hommes ne se représentent la mort « que par une idée si sombre et si confuse qu'elle n'est pas capable de les émouvoir ». « Par une malheureuse adresse », nous ne la regardons presque toujours que « dans la personne des autres », En vérité, « on ne conçoit presque rien par le terme de mort » (3). De tous les mots de notre lexique, c'est le moins réel. Il ne le devient, il ne se gonfle de chaudes réalités qu'aux approches de la dernière heure, lorsque le plus souvent nous n'avons de forces que pour le maudire. D'où il suit que l'occupation

 

(1) Nicole, Essais, IV, pp. 10-11.

(2) Ib., pp. 57, 62.

(3) Ib., pp. 8, 31, 55. « Si l'on dit, par exemple, qu'il est mort dix mille hommes dans une bataille, on n'a presque point d'autre idée dans l'esprit, sinon qu'on ne verra plus tous ces gens-là, et qu'ils sont devenus incapables de nous nuire ou de nous servir. Mais on serait sans doute autrement touché... si on concevait qu'à l'égard de la plupart d'entre eux, le même coup qui leur a donné la mort » leur a fermé le ciel. « Si l'on était, dis-je, plein de ces pensées, on aurait une autre idée des guerres que l'on n'en a et l'on trouverait de grands sujets de gémissements et de douleur, dans les plus nécessaires, les plus justes, et les plus heureuses ». II; p. 55.

 

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constante du chrétien doit être de s'apprivoiser, non pas seulement avec la pensée de la mort, mais avec la mort elle-même ; de se façonner sur elle, de s'identifier avec elle. Ce personnage de mourant qu'il doit jouer tôt ou tard, qu'il s'y exerce d'ores et déjà, qu'il le répète et si bien qu'à la manière des hommes de théâtre, ce rôle devienne enfin pour lui comme une seconde nature. Diligenter exerceri in vita, dit Erasme, ut actio subinde repetita transeat in consuetudinem, consuetudo in habitum, habitus in naturam. Sous une forme ou sous une autre, presque toutes nos préparations proposent quelque méthode pour faire cette répétition générale : presque toutes pourraient s'appeler, comme celle que la Mère de Blémur a composée à l'usage des Bénédictines : Exercice de la mort contenant diverses pratiques de dévotion très utiles pour se disposer à bien mourir (1).

 

C'est une espèce de retraite pour trois jours, pendant lesquels on fait les mêmes préparations que si on était assuré de mourir

 

(1) Paris, 1677, (anonyme). Cet exercice est bien sans doute une méditation, au sens large du mot, mais plutôt une réalisation dramatique. Pour les spéculations sur la mort considérées en elle-même, nous avons une foule de textes qu'il serait trop long d'explorer ici. Les entretiens de Malebranche, par exemple. Je n'ai retenu que l'Essai de Nicole, et parce que je l'admire fort, et surtout parce qu'il a eu des lecteurs innombrables. Je recommande aux curieux, comme tout à fait remarquables, deux chapitres de la Mère de Bellefonds, sur le désir et sur la crainte de la mort (Les Oeuvres spirituelles de Mme de Bellefonds, Paris 1688). Voici d'elle une page singulière : « L'ancienne philosophie a pénétré autant qu'il se peut dans l'essence des choses en raisonnant sur leurs qualités et sur les effets, Mais la Chimie, quittant le discours, pour donner davantage à l'expérience, a pris un chemin plus court et souvent plus certain. Elle connaît mieux les corps par les opérations que par la spéculation, et jamais on n'est plus assuré de ce qui compose un sujet que lorsque, par ces exactes séparations, les principes se divisent : les plus subtils s'élèvent et s'évaporent et laissent les plus grossiers dans leur terre. Ainsi l'on peut dire que nos raisonnements ne nous font pas assez connaître à nous-mêmes; nos qualités sont suspectes et trompeuses et tous les effets qu'elles produisent sont incertains et inconstants... Mais c'est à la mort, où se fait la division de l'âme et du corps..., où nous devons nous rappeler pour nous bien connaître. C'est lorsque l'âme, cette partie achevée, s'élève et quitte le corps. Et c'est en nous regardant ainsi que nous connaissons ce que nous sommes. Cette dissection nous en instruit au juste. » (pp. 254-256.) Cette religieuse avait lu Bacon. Les Sermons sur la mort ne manquent certes pas, et l'étude comparée de ces pièces d'éloquence aurait peut-être quelque intérêt. Cf. les éditions classiques des sermons de Bourdaloue sur la mort (Hatzfeld)... Grisolle surtout). Mais de telles recherches nous sont défendues. Comment dégager de la gangue des clichés quelques parcelles vraiment significatives?

 

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à la fin de l'Exercice. Les maisons religieuses qui le font en commun s'assemblent deux fois le jour pour dire les prières de l'agonie et les recommandations de l'âme... Plusieurs personnes le font entre Dieu et elles avec un grand fruit. Le saint temps de Carême est le plus propre à la préparation à la mort et c'est une sage coutume de s'y appliquer tous les ans. Hoc fac et vives (1).

 

« Il est bon de mourir de temps en temps, écrit le P. Nouet, pendant que vous êtes en vie, c'est-à-dire de faire tous les devoirs d'un malade et d'un agonisant, lorsque vous avez encore toutes les forces du corps et de l'esprit (2). » Et le P. Judde :

 

S'exercer à mourir, c'est, ou tous les mois, ou au moins quelquefois durant l'année, prendre un jour où nous fassions ce qu'il faudra faire dans les derniers jours de la vie ; une bonne revue, une communion fervente avec les actes qui conviennent à la réception du saint viatique; lire, dans un rituel, les prières de l'Extrême-Onction, celles que l'Eglise fait pour les morts, qui conviennent si bien aux mourants, se regarder ensuite comme étant présents au tribunal de Dieu...; revenir à ses occupations comme une personne renvoyée par grâce des portes de l'enfer pour faire pénitence (3).

 

Tout les ans, plusieurs fois par an, tous les mois; quelques-uns conseillent même de greffer sur chaque « prière du soir » un « exercice de la mort », nécessairement très sommaire. Avant de vous coucher, écrit le P. Le Maistre,

 

prenez quelque bonne pensée comme celle de la mort dont les ténèbres de la nuit, le linceul où vous êtes et l'assoupissement des sens pendant le sommeil vous doivent faire souvenir (4).

 

Il est néanmoins assez remarquable que, dans les formules les plus populaires de la prière du soir, aucune allusion expresse ne soit faite à la mort prochaine. A-t-on craint, très

 

(1) Exercice, avertissement.

(2) Retraite, avertissement.

(3) Oeuvres spirituelles, I, pp. 181-183.

(4) Le Maistre, s. p. Pratiques de piété..., Lyon, 1711, p. 232, Cf. du côté jansénisant, La journée chrétienne de Pacori, Paris, 176o, p. 3o1.

 

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humainement, très pieusement, de trop assombrir la dernière prière du jour? In pace, in idipsum dormiam et requiescam (1).

 

Presque tous nos « exercices » font une belle place à ce que le P. Crasset appelle « l'Extrême-Onction spirituelle ».

 

Il y a peu de chrétiens, dit ce Père, qui aient une véritable dévotion envers ce dernier de nos sacrements; on l'appréhende plus qu'on ne l'aime... (aussi bien y a-t-il) peu de malades qui reçoivent ce sacrement avec toute la dévotion qui serait requise, soit parce qu'ils manquent de foi..., soit parce qu'ils n'entendent pas ce que le prêtre leur dit, et ne le reçoivent que lorsqu'ils n'ont plus de connaissance. Pour remédier à ce désordre, il n'y a rien de meilleur que de le recevoir souvent spirituellement pendant la vie, produisant les actes qu'on ne sera peut-être pas en état de produire à cette extrémité (2).

 

Comme ils écrivent pour les simples, la plupart paraphrasent la densité, d'ailleurs magnifique, des formules rituelles, et parfois assez longuement. La Mère de Blemur, entre autres :

 

Aux yeux. O Etre de mon être, source de ma vie, vous m'aviez donné des yeux pour considérer les merveilles de votre puissance, pour recevoir les objets qui me conduiraient à votre amour, et pour m'écarter de ceux qui me porteraient au mal. Mais hélas! o perfide, j'ai abusé de vos dons... J'ai fait de mes yeux deux instruments de curiosité, d'envie, d'impureté et de mille crimes. Et, après les avoir salis de la sorte, je viens vous les offrir. Ah ! misérables, pleurez, pleurez, et, après vous être lavés dans vos

 

(1) Aussi bien cette demi-affirmation devrait-elle être contrôlée de plus près que je n'avais à le faire. Les érudits n'auront pas de peine à suivre dans ces formules pieuses, la genèse et les variations du rapprochement entre le sommeil et la mort. Certaines formules populaires montrent cependant que la pensée de la mort ainsi mêlée à la prière du soir, ne rend pas cette prière sinistre et tout au contraire. Voici, par exemple, une ancienne formule quercynoise : « L'aygo benito - Veou te preni... Eau bénite - je te prends. - Si la mort me surprend, - Qu'elle me serve de Saint-Sacrement. - Dans un grand lit - je me coucherai; - Cinq anges j'y honorerai, - Deux au pied, - Trois à la tète. - Notre-Seigneur qui est au milieu - m'a dit que je m'endorme sans crainte. - Saint Pierre pour parrain, - Notre-Dame pour marraine - m'ont dit que je n'aie ni crainte ni peur. - Quatre anges conduiront - mon âme en paradis. » E. Sol, Le vieux Quercy, Paris s. d. (1927), p. 415.

(2) Préparation à la mort (édit, de Lyon, 1741), pp. 86, seq.

 

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larmes et dans le sang de Jésus-Christ, entrez dans une ferme confiance que l'union sacrée de sa divinité avec son humanité les purifiera, et qu'enfin la sainte Onction qu'il a laissée à son Église... achèvera cet ouvrage.

Père éternel, ne jetez point les yeux sur mes désordres, mais sur la sainteté de mon Sauveur; souvenez-vous qu'il est à moi par votre donation et par la sienne. Je vous offre la modestie et la pureté de ses regards, pour satisfaire au dérèglement des miens; et j'ai cette consolation que le paiement est plus grand que la dette, et que vous aimez mieux la sainteté de ses yeux divins que vous n'avez d'horreur de l'impureté des miens.

O mon cher Sauveur, faites un collyre de votre sang et l'appliquez sur mes yeux; permettez-moi que je les enchâsse dans les vôtres, afin que l'esprit qui a dirigé vos regards pendant les jours de votre pèlerinage, gouverne les miens jusqu'à la mort (1).

 

Ici encore les comparaisons critiques ne manqueraient pas d'intérêt. Car ils trouvent le moyen de ne pas trop se rassembler. Ainsi pour « l'onction des narines ».

 

CLEF DU PARADIS

 

Mon très doux Jésus, je vous prie par la douce odeur de vos vertus, et par la patience avec laquelle vous souffrîtes la puanteur du Calvaire pour me délivrer de celle de l'enfer, de me pardonner les péchés que j'ai commis par ma délicatesse et par les dépenses superflues que j'ai faites pour contenter mon odorat, afin qu'à l'heure de ma mort rien ne m'empêche de vous dire : « Attirez-moi à vous; nous courrons à l'odeur de vos parfums (2). »

 

CRASSET

 

O Père de mon Seigneur J.-C., je vous conjure par la douleur que lui fit souffrir sur le Calvaire l'infection du lieu et la corruption des corps exécutés sur cette montagne, de me pardonner tous les plaisirs que j'ai pris aux douces odeurs, aux eaux et autres satisfactions criminelles (3).

 

(1) Exercices de la mort, pp. 265-267. Elle ne paraphrase pas l'onction des reins.

(2) Le P. Nouet s'est approprié cette formule, Retraite, pp. 261-262.

(3) Cf. Préparation... p. XCVIII - Comme on le voit, Crasset ne fait que modifier légèrement la formule de la Clef du Paradis qu'il a empruntée à Nouet. Il est plus vigoureux dans la formule de confession qui précède : « Je me confesse des péchés que j'ai commis par l'odorat; faisant des dépenses superflues et recherchant avec trop de passion les bonnes odeurs; parfumant ma tête et mes vêtements à mauvaise fin; fuyant les hôpitaux et les maisons des pauvres malades, parce qu'on y sent mauvais. » Ib., p. 93.

 

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SENTIMENTS CHRÉTIENS

 

Pardon, o mon Jésus, de la sensualité de mon odorat. J'unis la mauvaise odeur des remèdes et de mon corps malade à celle que vous sentîtes sur lé calvaire, par l'infection des corps exécutés sur cette montagne ; en expiation, et du plaisir que j'ai pris aux douces odeurs et de l'aversion que j'ai toujours témoignée pour les hôpitaux et pour les maisons des pauvres (1).

 

 

V. - Si l'historien que je suis, que je dois rester, faisait place au moraliste, je dirais librement que tout ne me paraît pas également bienfaisant dans le détail de ces pratiques. « Quelques-unes d'entre elles, écrit le P. Faber, ne doivent pas être recommandées à tous : ainsi nous contempler nous-mêmes sur notre lit de mort, like corpses, assister en esprit aux cérémonies de l'Extrême-Onction, ou bien à nos funérailles. Les âmes se ressemblent si peu! Nous ne pouvons trop nous rappeler qu'en matière de direction spirituelle, la seule loi vraiment absolue est qu'il n'y a pas de loi

 

(1) Sentiments chrétiens, p. 252. On voit qu'il dépend des deux autres. Pour montrer la flexibilité de ces pratiques, voici une curieuse méthode d' « Extrême-Onction spirituelle », que je trouve dans le P. Nouet, « Le P. Wolfang Gravenegg, religieux très prévoyant en ce qui regarde l'éternité, Providus aeternitatis (admirable expression!), tous les jours avant de se coucher..., prenant le crucifix, comme s'il eût dû expirer un moment après, il l'appliquait premièrement au front, pour expier ses sens intérieurs, en disant: Per istam sanctam crucem..., plaise au Seigneur de me pardonner tous les péchés que j'ai commis par ma mémoire, par mon entendement, par ma volonté et par mon imagination. Puis il portait la croix sur les cinq sens extérieurs, récitant à chacun la formule qui lui est propre. » Retraite, pp. 26o, 261. Cette initiative est pleine d'intérêt. Nous y prenons sur le fait deux des lois qui président au développement des exercices dévots : 1° greffer le nouveau sur l'ancien, je veux dire sur les formules ou pratiques consacrées. Per sanctam crucem au lieu de per istam unctionem; développement d'une spiritualité profonde puisque le bienfait des onctions vient de la croix. 2° progrès constant, mais non sans de curieuses intermittences, de l'extérieur à l'intérieur. L'application de la Croix est plus mystique que celle des saintes huiles. Remarquez aussi l'addition des sens intérieurs; Cf. une méthode toute semblable dans la Préparation du P. Suffren (Avis et exercices, p. 4o6.)

 

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absolue. Les règles qui nous semblent devoir être les plus générales ne sont jamais que des approximations. J'avoue toutefois que je résiste de mon instinct le plus profond à ces représentations dramatiques. Je crains qu'elles ne soient plus sentimentales que religieuses, et qu'à jouer ainsi à la mort on ne devienne unreal. Assurément, la mort n'a déjà que trop d'empire sur nos imaginations. En présence de ce terrible mystère, c'est quelque chose d'autre que l'imagination qu'il faut allumer. J'ose à peine parler d'une manière si catégorique, puisque des spirituels particulièrement solides, le jésuite Bellecius, par exemple, recommandent des pratiques de ce genre. Mais enfin, pour ce qui me concerne, j'ai toujours senti que ces pratiques me faisaient perdre la pensée de Dieu et qu'elles ne me rendaient pas sérieux (did not make me serious) (1). » A la bonne heure! Pour moi, en effet, je ne serais pas moins décisif sur ce point. Mais j'ai hâte d'ajouter que, dans la plupart de nos exercices de la mort, nos auteurs font preuve d'une rare délicatesse (2). L'exercice, tel que les meilleurs

 

(1) F. W. Faber, Spiritual Conferences; Préparation for death, pp. 116-117 ; je traduis au galop.

(2) Quelques exceptions néanmoins. Ainsi, donc les Réflexions sur la mort, que l'on publie souvent à la suite de la Préparation de Crasset : « Regardez aujourd'hui la mort dans votre propre personne... Considérez-vous dans un lit, sans mouvement, brûlé de la fièvre, un pouls convulsif, une poitrine gonflée d'humeur, un soulte entrecoupé, des yeux tournés... » Crasset, édit. de Nancy, p. 137). Il y a plus affreux. Littérature facile où le mauvais goût le dispute à l'étourderie. Sur ce point encore, je dois renoncer à mener une enquête approfondie qui permettrait de suivre la tradition : ici des aggravations malsaines, là des atténuations progressives. Il faut aussi l'aire la part à la grossièreté ou aux raffinements des moeurs ambiantes. Ne pas oublier non plus que cette littérature est faite d'emprunts : non seulement on s'approprie les écrivains de chez nous, mais aurai les Espagnols, les Italiens, les Allemands. Ni François de Sales, ni Fénelon n'eussent approuvé du moins n'eussent-ils pas conseillé indifféremment à tout le monde, telle méthode bizarre du missionnaire breton, Michel le Noblets. Celui-ci donna à sa jeune pénitente, Mlle de Quisidic, « une tête de mort ornée de beaux cheveux blonds... Elle avait d'ordinaire ce spectacle devant les yeux, avec un crucifix, quand elle faisait ses méditations de la mort, qui consistaient toutes en interrogations ou réponses qu'elle faisait à la tète de mort, s'imaginant de l'entendre répondre... D. « Etais-tu marquise, demoiselle bourgeoise ? » R. « Ma coiffure fait encore juger de ma qualité. » D. « Qui pourrait te discerner d'avec la plus misérable ? » R. La mort nous fait tous égaux. D. Qu'as-tu fait de cette langue ? R. C'est cette partie par laquelle j'ai commencé à pourrir ». Cf. Les Belles Morts de plusieurs séculiers, par le R. P. Jean Hanart, prêtre de l'Oratoire, Douai, 1667. Comparez cet exercice à la retraite d'Anne de Caumont, comtesse de Saint-Paul, et duchesse de Fronsac. Trois jours de retraite. « Le premier de ces trois jours, elle s'établissait en la personne d'un malade à qui un Père spirituel dénonce l'extrême nécessité... Elle recevait cet ordre avec une... soumission non pareille... et faisait une exacte confession. Le second jour, elle recevait le Saint-Sacrement en qualité de viatique. Avec cette munition sacrée, elle poursuivait son voyage d'un grand coeur... Enfin, le troisième jour, après avoir reçu l'onction de l'Esprit, par une sérieuse méditation de celle que l'Eglise ordonne aux malades, et comme embaumée de cette huile sacrée, elle descendait dans le sépulcre en résignant son corps à la terre et son âme entre les mains de Jésus-Christ... Faisant ainsi l'amour à la mort - qui est le conseil que donne saint François de Sales, elle ne pouvait que bien mourir. » Les belles morts, pp. 218 seq.

 

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d'entre eux l'entendent, n'a rien de sentimental. L'imagination y a aussi peu de part que possible. Rien de malsain ni de macabre; tout y est religieux au contraire, et au sens le plus rigoureux de ce mot (1).

En vérité, et quoi qu'il en soit des apparences, leur dessein n'est aucunement de surexciter l'imagination et d'exaspérer la sensibilité par cet appareil dramatique; mais bien plutôt de mettre en branle la fine pointe de l'âme. Pour les comprendre, il faut se rappeler leur subtile psychologie des e conventions » pieuses. Il y a là une sorte de contrat entre Dieu et l'âme, par où l'âme d'aujourd'hui, toute sereine et maîtresse d'elle-même, entend se substituer à l'être incertain, douteux, incohérent que les approches de la mort peuvent faire d'elle. Il s'agit de fixer, d'immobiliser ce vrai moi, et avec une telle intensité, de l'exprimer si parfaitement que Dieu ne garde de nous que cette image, étant supposé, bien entendu, que cette image nous ne l'aurons pas effacée depuis et avec une même intensité, par quelque décision délibérément criminelle (2).

 

 

(1) Nicole a sur ce point un paragraphe tout d'or. » Je ne prétends point parler de quelques personnes réglées, qui, ayant l'imagination trop vive, sont trop frappées de la pensée de la mort ; car on avoue que ces personnes font bien d'épargner leur faiblesse et de nourrir leur piété par d'autres objets » (Essais IV, p. 21). « Quelques » n'est pas assez dire. Mais, de la part de Nicole, un tel « aveu » est deux fois précieux. Que d'inutiles souffrances seraient épargnées, si tous les directeurs de conscience pensaient comme lui, tous les prédicateurs de retraites, et même tous les missionnaires.

(2) Un contrat et dont l'ange gardien est le témoin. La Mère de Blémur lui demande de rendre « un fidèle témoignage des protestations présentes, autant de fois qu'il sera nécessaire... comme mon fidèle témoin. » Exercice, P. 177.

 

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Je proteste, écrit la mère de Blemur, qu'en cas - ce qu'à Dieu ne plaise! - que je tombasse (au lit de la mort) en quelque désespoir, en doute de la foi, par quelque faiblesse d'esprit, ou par crainte du terrible jugement de Dieu..., ou par tentation du démon, maintenant que j'ai l'esprit sain, je le révoque, le casse et l'annule; je le tiens pour non fait, parce que cela n'arrivera point d'une volonté délibérée, me soumettant totalement à la divine Providence.

 

En lisant ces lignes, comment ne pas songer à ce fameux testament, où Renan révoque d'avance lui aussi, casse, tient et veut qu'on tienne pour « non fait », tout acte de foi, de repentir, de rétractation, qui pourrait lui échapper dans la déliquescence de l'agonie? Et de là vient que, pour nos auteurs, l'essentiel de « l'exercice de la mort» est tout entier dans l'activité intense que je viens de dire, le reste n'ayant pour objet que de rendre cette démarche essentielle aussi profondément humaine, aussi absolue et invincible que possible, et, si j'ose dire, aussi expressive du vrai moi. Ce n'est pas une méditation comme les autres, ce n'est pas une contemplation imaginative ou, comme parle saint Ignace, une « application des sens »; c'est un testament.

Il faut bien, du reste, qu'on les ait compris de la sorte, puisque de toutes les préparations qui nous occupent, la plus populaire a été, pendant deux siècles, le Testament spirituel du Génovéfain Lalemant, chancelier de l'Université de Paris (1) : autant de formules, ou, comme ils disent souvent, de « protestations », ou comme dit, et mieux encore, le P. Suffren « d'actions » (2) par où, non seulement on se veut,

mais encore on se rend, tel qu'il faudrait être à l'heure de la mort. Voici du reste la conclusion de cet admirable petit livre :

 

(1) Très souvent réimprimé. La 1ère édition est de 1669; Bossuet est un des deux approbateurs.

(2) « Pratiquez ces douze actions » : acquiescement à la mort, etc... Avis et Exercices, p. 4o2.

 

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Avec cette disposition, en laquelle, je vous prie, mon Dieu, de me confirmer de plus en plus, je me tiens en repos pour le reste de mes jours; et afin que je ne veuille et ne puisse jamais révoquer ces résolutions, qui me tiennent lieu de Testament spirituel, et d'une vraie et sincère déclaration de ma dernière volonté, je m'engage à le lire souvent pour en faire le plus ordinaire sujet de mes méditations et de mes prières (1).

 

Laissant donc de côté les enfantillages, et les irréalités dont se plaint justement le P. Faber, infiltrations quasi fatales d'une éloquence malsaine, je puis affirmer que l'inspiration foncière et constante des meilleurs de ces livres est profondément, est exclusivement religieuse. Dieu et Jésus-Christ. Plus que religieux, si j'ose dire, la plupart de ces « exercices de la mort» n'étant en effet que des exercices du pur amour.

 

Par la mort, nous protestons... le souverain pouvoir de Dieu sur nous ; de Dieu, dis-je, qui est le maître et le seigneur de notre être, pour en user comme le potier fait de ses pots de terre...

Par la mort, nous faisons une offrande et un sacrifice de notre être à Dieu, qui est un acte de religion; Jésus-Christ même nous en donne l'exemple...

Nous protestons et publions que Dieu est souverainement aimable, et, pour marque de notre amour envers lui, nous lui donnons tout ce que nous avons de plus cher... Nous faisons aussi une publique protestation, par notre mort, que Dieu est juste, car la mort est le supplice dû à nos péchés... Enfin la mort est une reconnaissance de nos devoirs envers Jésus-Christ, qui nous a donné sa vie et qui est mort pour nous (2).

 

(1) Testament spirituel ou prière à Dieu pour se disposer à bien mourir, par le R. P. Lalemant, nouvelle édition, Paris, 1727, p. 193.

(2) Considérations sur la mort « faites, nous dit-on, par un des plus sages et des plus pieux magistrats de ce royaume ». Dans l'édition de Bruxelles, 1733, on a ajouté ces Considérations au Testament spirituel de Lalemant. « On ne doute point, dit l'avis au lecteur, que ce ne soit pour tous les fidèles un sujet de très grande consolation de. voir en nos jours un homme de la première qualité et continuellement employé dans les affaires publiques, envisager si bien la mort et se familiariser avec elle au milieu des plus grandes et des plus glorieuses occupations ». Je n'ai pu identifier ce personnage.

 

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S'il était en mon pouvoir, lisons-nous dans le Testament spirituel,

 

de disposer de ma vie, ou de m'exempter de la mort, je voudrais... qu'il me fût permis d'ajouter aux voeux de mon baptême (et à ceux de ma profession ecclésiastique et religieuse) le voeu de mourir. Oui, Seigneur, je voudrais que, pour mieux imiter la mort de cet Homme-Dieu, vous me donnassiez le pouvoir, tel qu'il l'a eu, de vous vouer et de vous consacrer la mienne. Je voudrais que, dans la ferveur de mon coeur, je puisse dire comme ce divin Maître : Nul ne m'ôte la vie ; c'est de moi-même que je la quitte, je l'ai toujours entre les mains et je la remets volontairement entre celles de mon Père (1).

 

Les « adorateurs de Jésus-Christ expirant » - société fondée par l'oratorien Edme Calabre, et approuvée solennellement par Clément XI -, récitaient cet « acte d'acceptation de la mort » :

 

J'adore, o mon Dieu, votre être éternel; je mets entre vos mains celui que vous m'avez donné pour être détruit, quand il vous plaira, par la mort... Je désire, Seigneur, vous faire par ma mort un sacrifice de moi-même et rendre hommage à la grandeur de votre être, par l'anéantissement du mien.

Je désire que ma mort soit un sacrifice d'expiation qui vous, agrée, o mon Dieu, et qui puisse satisfaire à votre justice... Je consens, o grand Dieu, à la séparation de mon âme d'avec mon corps, en punition de ce que, par mon péché, je me suis séparé de vous... J'accepte, o mon Dieu, que je sois foulé aux pieds et caché en terre, pour punir mon orgueil, qui m'a fait chercher à paraître aux yeux des créatures. J'accepte qu'elles m'oublient..., en punition du plaisir que j'ai eu d'être aimé d'elles, J'accepte la solitude et l'horreur du tombeau, pour réparer mes dissipations et nies amusements. J'accepte enfin la réduction de mon corps en poudre et en cendre, et je consens qu'il soit la pâture des vers, en punition de l'amour désordonné que j'ai eu pour lui. O poudre, o cendre, o vers, je vous reçois, je vous chéris et je vous regarde comme les instruments de la justice de mon Dieu. Vengez ses intérêts, réparez les injures que je lui ai faites;

 

(1) Testament spirituel (1727), pp. 10-11. Saint-Cyprien disait de la mort qu'elle est le « votum christianorum ».

 

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détruisez ce corps de péché, cet ennemi de Dieu..., et faites triompher la puissance du Créateur de la faiblesse de son indigne créature (1).

 

Nous avons d'un jésuite anonyme une « très belle pratique pour bien mourir » Acceptez la mort, pour honorer Dieu, et dites-lui :

 

Mon Dieu, si votre vie dépendait de la mienne, je voudrais perdre la mienne pour assurer la vôtre, et si votre immortalité dépendait de ma mort, je voudrais mourir pour vous faire vivre (2).

 

C'est le pur amour avec ses« suppositions impossibles » , où, comme disent certains, ses extravagances ». Quis me liberabit a corpore, disait le P. Rubelin mourant et son biographe l'explique aussitôt : «Ce qu'il souhaitait pieusement n'était pas d'être heureux, c'était de voir la gloire de l'humanité adorable du Sauveur (3) ».

 

Toute religieuse, elle aussi, la crainte qu'ils n'ont pas honte d'avouer et qui, du reste, se distingue à peine de la plus ferme espérance. « Je suis plongée dans mes offenses depuis les pieds jusqu'à la tête », mais rappelez-vous, grand Dieu, que vous m'avez donné votre Christ.

 

Il est donc à moi, poursuit l'incomparable Jacqueline de Blémur, il n'y a rien de si bien acquis que ce qui est donné. Je l'accepte, je le possède, je m'en sers à présent pour l'usage que vous me l'avez donné... Il est mon espérance, il est mon amour... Je ne saurais donc périr. Ainsi j'aurai la vie éternelle... Vous direz que je suis un superbe, un désobéissant... Il est vrai, mais votre miséricorde souffrira-t-elle que votre justice punisse un crime détesté et soumis au tribunal de votre Eglise. Jamais je

 

(1) Homélie ou paraphrase du Psaume L, avec une pratique de piété... composée par feu le R. P. Edme Calabre, nouvelle édition, Paris 1748, p. 146: excellent petit livre et très souvent réimprimé, 1ère édition en 1713. On y trouvera de curieux détails sur la Société des Adorateurs de Jésus-Christ Expirant. Le P. Calabre est un des saints de notre Oratoire. Cf. la longue notice que le P. Cloyseault lui a consacrée. Bibliothèque Oratorienne, T, III.

(2) La Belle Mort... par un Père de la Compagnie de Jésus; Paris 166o, p. a4. Nous retrouverons bientôt cet ouvrage, cf. plus bas, p. 381.

(3) Bibliothèque oratorienne, III, p. 242.

 

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ne serai damné pour les péchés que je n'ai pas détestés, puisque, en vérité, je renonce et désavoue, non seulement tous ceux que j'ai commis, mais je déteste encore et je demande pardon de ceux que je commettrai le reste de mes jours. Que ceux qui veulent persévérer dans le désordre soient l'objet de votre justice, pour moi, je me déclare du parti de votre miséricorde. Quand vous cesserez d'être bon, je cesserai d'espérer... C'est dans cette paix et dans ses bontés que j'entrerai dans le sommeil de la mort et dans le repos éternel (1),

 

« La crainte est bonne pendant la vie, mais elle est dangereuse à la mort », écrit le P. Grasset :

 

Il ne faut qu'un mauvais désir pour perdre le ciel, mais il ne faut qu'un bon soupir pour le gagner. Si tu gémis du fond du coeur, tu ne périras point... On ne se convertit jamais trop tard (1).

 

« C'est bien tard se reconnaître qu'à la mort, dit un merveilleux consolateur dont le nom m'est inconnu, mais enfin c'est se reconnaître. »

 

Quand vous m'avez pardonné pendant ma vie, vous risquiez votre grâce, vous pardonniez à un pécheur inconstant qui pouvait revenir à vous offenser. Maintenant, o bonté infinie, en me pardonnant, vous êtes assuré de ma fidélité. Puis-je douter que vous ne vouliez muon salut, après m'avoir souffert si longtemps dans le crime? Si vous vouliez me perdre, combien d'occasions n'avez-vous pas trouvées? Cependant, vous avez attendu... Voudriez-vous, maintenant qu'il ne me reste qu'un moment de vie, exercer sur moi la rigueur de vos châtiments, les ayant suspendus pendant quarante ou cinquante ans ? Vous voulez même que je meure dans la participation des sacrements, vous m'envoyez vos ministres, vous mettez dans mon coeur des désirs sincères de retour vers vous. Sont-ce des marques que vous ayez résolu de me perdre? Donne-t-on les moyens quand on ne veut pas la fin? Oui, Seigneur, je suis sûr que vous voulez me sauver.

 

Ainsi nous finissons par où nous avons commencé, par le

 

(1) Exercice de la mort..., pp. 33-38.

(2) Préparation, 5° préparation, pp. 79, seq.

 

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contraste que nous marquions à propos de Bourdaloue, entre le prédicateur et le prêtre. Deux éloquences et toutes contraires. lei les raisons de trembler, là celles d'avoir confiance. Pour peu qu'on ait lu de sermons sur la mort, on verra que ces raisons sont précisément les mêmes :

 

Moins je vous ai aimé, o mon Dieu, pendant la vie, plus je dois vous aimer en mourant... Je veux, dans le peu de temps qui me reste, vous aimer avec tant d'ardeur que je puisse réparer cette longueur d'années que j'ai vécu sans vous aimer...

Mes péchés sont énormes, o mon Dieu, ils sont sans nombre : dois-je perdre espérance ? Non, pourquoi abaisser la tête ? C'est pour me donner le baiser de paix. Pourquoi étendre les bras? C'est pour m'embrasser. Cette posture parle, elle m'inspire la confiance. Vos plaies, o mon Dieu, sont les portes du paradis. Je les trouve ouvertes. Cela me persuade que vous voulez que j'y entre.

 

Voulez-vous que je vous dise en mourant : « Mon père, vous m'avez abandonné! (1) »

S'apprivoiser avec la mort, se préparer, à l'accepter, à lui être doux quand elle viendra, on peut, on doit demander davantage aux seuls lecteurs de ces livres, c'est-à-dire à de « vrais chrétiens » dont les défaillances passagères sont vite effacées. - Aux autres, à ceux qui ne font pas de « lectures spirituelles », les sermons terrifiants que, bon gré mal gré, la bienséance les oblige à subir. « Heureux moment, s'écrie Bossuet, qui ne te désire pas n'est pas chrétien ! » (2) Comme supplément à son Testament spirituel, le P. Lalemant a tout un gros livre dont voici le titre : Les saints désirs de la mort ou recueil de quelques pensées des Pères de l'Église, pour montrer comment les chrétiens doivent mépriser la vie et souhaiter la mort (3).

 

 

(1) Entretiens affectueux d'un malade qui se prépare à bien mourir, Bordeaux, 1699. Avec ce livret en est relié un autre - dans mon exemplaire - également délicieux, et sans doute du même auteur : La manière de vivre... en parfait chrétien, Bordeaux, 1699.

(2) Oeuvres oratoires, VI, 361.

(3) La Ire édition est de 1673. Souvent réimprimé depuis.

 

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Faisons-nous justice, écrit à ce sujet Fénelon. En vérité regarderions-nous le désir de la mort comme une spiritualité raffinée - car c'est le langage des mondains,

 

ces panégyriques de la mort n'étaient donc pas du goût de tout le monde (1);

 

si nous regardions la mort comme notre foi nous oblige de la regarder...? Attendre la mort comme notre bienheureuse délivrance des dangers infinis de cette vie; regarder la mort comme l'accomplissement de nos espérances, c'est ce que le christianisme nous enseigne le plus clairement. Que ceux qui ne connaissent et n'espèrent rien au delà de cette vie misérable, y soient attachés, c'est un effet naturel de l'amour-propre.

 

Pour eux le paradis ne serait « qu'un pis aller ».

 

Ce ne sera que dans l'extrémité d'une maladie incurable qu'ils voudront bien accepter, faute de mieux, le royaume du ciel (2).

 

Mais à de vrais croyants, la logique, le bon sens même commandent des sentiments tout contraires. Accepter la mort ne suffit pas. Ils doivent encore la souhaiter. Montaigne le reconnaît :

 

Ces grandes promesses de la béatitude éternelle, si nous les recevions de pareille autorité qu'un discours philosophique, nous n'aurions pas la mort en telle horreur que nous avons (3).

 

Evidemment. Il faut néanmoins plus que du bon sens, plus qu'une foi languissante pour oser prétendre qu'on désire la mort. Vous et moi, ne trouverions-nous rien à répondre au candide P. Nouet, quand il nous demande :

 

Qu'est-ce donc qui vous plaît dans cette vallée de larmes? Répondez encore une fois : Pourquoi aimez-vous la vie (4)?

 

(1) Tel écrivain dévot se joint, assez lourdement assez niaisement, à ces « mondains »; l'abbé de Vignacour. Enfonçant allègrement des portes ouvertes, il s'attache à prouver que la mort en soi n'a rien d'aimable ! La volonté de Dieu, conduite spirituelle pour une âme, Rouen, 1684, p. 552 seq.

(2) Oeuvres complètes, V, p. 629.

(3) Cf. Janssen, Montaigne fideiste, Nimègue, 193o, p. 153.

(4) Retraite, avertissement.

 

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Il est donc vraiment remarquable, merveilleux même, que de ces livres innombrables que nous venons de parcourir, un des plus beaux sans contredit, un des moins suspects de sentimentalité ou de psittacisme, enfin un de ceux qui ont eu

le plus de vogue, soit : Le Bonheur de la mort chrétienne, retraite de huit jours par le R. P. Quesnel... La première édition est de 1687. En ce temps-là, Quesnel, l'enfant chéri de l'Oratoire, n'était pas encore le maniaque jansénisant, le sectaire qu'il va devenir. Le P. de Colonia lui-même n'a rien pu dénicher de suspect dans ce livre, sinon que « les évangiles et les épîtres qui s'y trouvent sont de la version de Mons ». Ce n'est là, du reste, comme tous les livres de Quesnel, qu'un recueil de textes anonymes, réunis par le ciment bérullien. J'en ai retenu d'admirables pages, mais

que, faute de place, je dois renoncer à transcrire. Voici, du moins, le début de la lettre-préface, adressée à la maréchale duchesse de Gramont. Toute la substance de cette retraite s'y trouve parfaitement ramassée. Saint Paul et les exemples des saints, écrit-il, nous font assez voir

 

qu'il est plus facile à un vrai chrétien d'aimer la mort et d'en faire ses délices que d'aimer la vie et d'y trouver son plaisir et sa joie. Je dis à un vrai chrétien, à une âme qui vit de la foi. Car pour les hommes charnels..., la seule pensée de la mort est... un supplice. Mais un homme qui connaît pourquoi Dieu l'a créé, et pourquoi, par une nouvelle création, il l'a adopté pour un de ses enfants, en le faisant membre du corps mystique de Jésus-Christ... , un chrétien qui sait ce que le Saint-Esprit, qui lui a été donné dans le baptême, veut faire de son coeur; que ce peintre adorable en veut faire une vive image du Fils de Dieu même, en formant ici-bas par la foi les premiers traits de sa ressemblance, pour l'achever dans le ciel par la lumière de la gloire (1) ; celui qui comprend

 

 

(1) C'est ici le résumé de la cinquième journée, la plus belle, dirais je, si l'on pouvait choisir. « Tant que nous sommes sur la terre, nous sommes des enfants à l'égard de la vérité éternelle. La foi est comme l'enfance du chrétien... Jusques à quand donc, enfants que nous sommes, aimerons-nous notre enfance, en aimant la vie présente... (Au ciel,) plus de lumières empruntées, plus de docteurs..., plus de saint Paul, plus d'Evangile... Ce sont des lampes pour la nuit et le grand jour sera venu... Nous ne recevons ici que de petits rayons, plusieurs fois réfléchis, et qui n'arrivent à nous que par des voies obliques et indirectes, là la lumière se communiquera directement, immédiatement et tout à nu. Toute la vie présente devrait donc se passer à désirer d'en sortir et d'être réuni à la vérité essentielle... Que ce corps de boue, qui fait un chaos infini entre vous et mon âme, et qui l'empêche de courir à vous, de se joindre à vous, de se perdre en vous, o Vérité souverainement aimable !... que ce corps périsse bientôt par une mort chrétienne. » (Edit. de 1708, pp. 144-145.).

 

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ce qu'il doit à la justice de Dieu comme pécheur, et ce qu'il doit haïr en lui-même comme enfant d'Adam; celui qui fait profession de n'être point de ce monde...; enfin celui qui peut dire avec saint Paul : Mihi vivere Christus est; Jésus-Christ est ma vie; celui-là n'aura pas de peine à ajouter avec cet Apôtre : Et mori lucrum; la mort est mon bien, mon avantage et mes délices (1).

 

Saturés que nous sommes de textes éblouissants, ici encore, comme à chaque page, et de ce dernier chapitre et de tout le présent volume, ceux qui ont lu, relu, médité. aimé tous ces livres, nous intéressent plus que ceux qui les ont écrits. Il y a tant de façons de lire! Tant d'hommes qui savent Racine par coeur et qui n'en restent pas moins fermés à la poésie. Mais il s'agit bien de littérature! Notre curiosité voudrait percer le mystère déjà impénétrable de la zone littéraire, pour atteindre jusqu'à la vie intérieure de ceux qui ont lu et relu ces livres. Comprendre, admirer, n'est rien; qui n'admirerait un tel sublime? Le vivaient-ils? Oui, je crois. Oh! non pas tous, je le répète, mais beaucoup d'entre eux. Dans ces livres qui les consolaient et les comblaient, ils se retrouvaient eux-mêmes. - « Seigneur, vous avez dit mon âme! - Au moins leur moi des grands jours, leur moi de grâce, leur vrai moi, celui qu'ils tâchaient, comme ils le pouvaient, d'immobiliser. Comme à nous, la mort leur fait horreur. Et cependant ils se façonnent à la désirer. Quand elle se montre, ils tâchent de chanter, ils chantent le cantique de la délivrance. Laetatus sum in his quae dicta sunt mihi... Dominus adent, et vocat te. « Le jour de la Toussaint, raconte Feydeau dans ses Mémoires, je m'aperçus que Madame de Tourotte (n'était pas à la messe.) Je l'allai voir le soir à l'hôpital et la trouvai dans la chambre des malades, où elle

 

(1) Préface.

 

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avait toujours couché, afin d'être plus en état de les servir la nuit... Je l'abordai en chantant : Requiem aeternam. - Croyez-vous, me dit-elle, que ce soit pour cette fois (1)?» -

 

(1) Mémoires de Feydeau, p. 174. - Bien que démesurément long, le présent chapitre est très sommaire. Deux lacunes principales, que je signale à qui voudrait traiter le sujet à fond. 1° Sauf la grande lettre de l'abbé Boileau, que j'ai retenue pour les raisons que j'ai dites, j'ai laissé inutilisées les innombrables lettres de consolation qui ont été écrites pendant la vaste période qui nous occupe. Le triage de ces documents - car les trois quarts d'entre eux n'offrent qu'un intérêt médiocre - puis l'étude comparée des lettres les plus significatives, aurait demandé un travail infini et hors de proportion avec l'objet particulier et le cadre de notre volume. Il y a là, non seulement les condoléances proprement dites, mais encore les consolations aux malades. Celle de Duguet - 1o volumes de lettres - sont d'une rare beauté, notamment sur le chapitre de la maladie. Il faudrait les comparer, et par le menu à la fameuse lettre de Pascal. Sur cette voie, où s'arrêter? 2° lacune. A quelques exceptions près, je n'ai pas fait état des « belles morts » dont le récit nous a été conservé. C'est un océan sans rivages. Songez que dans la plupart des biographies que nous possédons se trouvent plusieurs pages sur les derniers moments du héros. Où s'arrêter? Ici, plus encore, le triage d'abord, la critique ensuite sont difficiles. Peu de ces récits qui ne soient plus ou moins romancés. Et deux fois, puisqu'à l'éloquence du biographe s'ajoute souvent l'éloquence du mourant. Relisez par exemple l'oraison funèbre de Le Tellier! ! Je recommande aux curieux un livre peu connu : Les belles morts de plusieurs séculiers, par le R. P. Jean Hanart, prêtre de l'Oratoire, Douai, 1667. Sa « protestation » à la fin du volume est remarquable. « J'ai proposé ceux (des mourants) qui étaient plus de mon goût. Ils sont quasi tous modernes... Je suis ainsi fait : je suis dans l'appétit des pièces qui, pour être en notre siècle, touchent davantage mes sens et mon coeur que celles qui sont plus éloignées. » De l'homme qui a écrit ces lignes, on peut attendre beaucoup. On ne sera pas déçu. Mort de Léopold Guillaume, archiduc d'Autriche; de Nicolas Le Febvre, conseiller et précepteur de Louis XIII : « Il a vécu toute sa vie au célibat, quoique je n'ose assurer qu'au travers les bouillons de sa jeunesse, sa virginité n'ait point fait de naufrage... Comme il disposait de ce qu'il désirait être observé en ses obsèques, il ordonna qu'on y porterait une douzaine seulement de torches de cire jaune. On lui dit : « M. vous n'avez point été marié, il faut qu'elles soient de cire blanche, car telle est la coutume. - Hélas ! dit-il. les larmes aux yeux, il est vrai, mais je n'ai pas toujours été pur; que sert de tromper le monde? » - O belle âme, que j'estime votre humilité, que je crois mille fois plus agréable devant Dieu que la virginité présomptueuse d'une foule d'autres... Le vierge peut bien déplaire à Dieu, mais il ne se peut faire que l'humble ne lui soit agréable. » (p. 141) - « Comme on croyait qu'il dût à l'heure rendre l'âme, en lui réveilla la mémoire des paroles que saint Etienne prononça en mourant... A ces paroles, se réveillant : « C'est, dit-il, au 7e chapitre des Actes. Faites-moi, sil vous plaît, apporter ma Bible, afin que moi-même je les lise » (p. 151). La perle du volume est la mort de « Catherine », fille morte de la peste à Nivelle » en 1633. Histoire prodigieuse ! '''out devrait la rendre macabre, et elle ne l'est pas. (Cf. l'excursus prochain.) - Le grand spécialiste de la mort, si l'on peut dire, le P. Lalemant, de qui nous connaissons déjà deux volumes sur le sujet : Testament... Désirs de la mort, a aussi écrit : La mort des justes ou recueil des dernières paroles de quelques personnes illustres. » Mais sa propre mort ne lui a pas permis de continuer ses récits jusqu'à l'époque moderne. Non moins précieux, le livre que je n'ai pu citer qu'en note ; La Belle Mort exprimée en la personne d'un jeune enfant dévot à Notre-Dame avec une très belle pratique pour bien mourir. Par un Père de la Compagnie de Jésus; nouvelle édition revue et augmentée, Paris, 166o. - Ce jeune enfant s'appelait Charles Clarentin, natif de Roye, élève des jésuites d'Amiens « Il était venu en pensée au Père X d'écrire ce qui se passerait en cette maladie », qui dura plusieurs mois. Heureuse inspiration! Ce journal, plein de détails précis, réalistes même parfois, est du plus grand intérêt. « C'était une chose merveilleuse de voir un écolier de 3e , de l'âge de 15 ans, parler presque toujours latin et citer les passages de l'Ecriture si justes et si à propos » (p. 48). Mort le 31 juillet 1652.

Autre document et fort curieux, le « Directoire », que Mgr Jean d'Arenthon d'Alex, évêque et prince de Genève. avait dressé pour sa « maladie de mort », et qu'il relisait souvent « Vie de M. J. d'A. d'Alex, par Dom Le Masson, (nouvelle édition) Clermont-Ferrand, 1834, II, pp. 268-286. Près de vingt pages).

 

EXCURSUS

 

CATHERINE FILLE MORTE DE LA PESTE A NIVELLE

 

(Extrait des Belles Morts, p. 253-271)

 

 

Le feu du ciel, comme du temps des Machabées, se prend assez souvent à la boue, je veux dire que la vraie et solide piété se trouve plutôt parmi les petites gens qui semblent être le rebut et la baillieure du monde, que parmi ceux de plus haute qualité. Ce qui s'est vu par une remarquable expérience, dans la ville de Nivelle en Brabant, l'an 1633, le 17 d'août, au trépas d'une fille nommée Catherine, âgée de 25 ans, d'une humeur fort paisible et qui gagnait sa vie à filer.

Il semble que Notre-Seigneur ait voulu par son aimable Providence, la disposer de bonne heure à une mort précieuse devant ses yeux; car ce fut bientôt après une préparation très exacte qu'elle avait faite pour se renouveler en esprit, et se dédier derechef à Dieu et à sa sainte Mère, le jour de l'Assomption.

Le 14 du mois, veille du dit jour, elle fit avec larmes et grands ressentiments, une confession générale de toute sa vie. Le même jour sur le soir elle commença de sentir un mal de tête, et passa la nuit non sans inquiétude à raison de la fièvre qui l'avait saisie; nonobstant le lendemain elle ouït la messe de sa paroisse, et y reçut la sainte Communion.

La nuit entre le 16 et 17, se voyant manifestement frappée de la contagion, elle ne se troubla point, quoiqu'elle vit comme sa

 

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condamnation à la mort, elle en agréa la nouvelle, tout ainsi qu'une fille obéissante recevrait la lettre de sa très honorée mère qui l'appelle à soi. Elle se résolut aussitôt de se transporter en un cimetière situé hors de la ville, éloigné de 4oo ou 5oo pas, pour y trépasser et y être enterrée, ainsi qu'elle avait prémédité quelque temps auparavant, au cas qu'elle fût atteinte de maladie.

Avant tout, dès les trois heures du matin, elle fit supplier les Pères Recollects, commis au secours des pestiférés, de lui venir administrer les sacrements, qui se rendirent en diligence à la porte de la maison où elle demeurait avec son père. Après s'être confessée, elle reçut le Sacré Viatique et l'Extrême Onction, les genoux en terre et puis, ayant fait sa recollection, environ les quatre heures elle dressa son petit équipage .pour s'acheminer vers le Gontal (ainsi appelle-t-on le susdit cimetière), où elle alla accompagnée de sa soeur, qui l'a charitablement aidée jus-qu'à la mort. Au partir, elle en chargea une sienne compagne de faire dire la messe dans la grande église à l'honneur de sainte Gertrude, pour sa disposition tant corporelle que spirituelle, elle prit en une main la chandelle bénite, et le bénitier en l'autre, ainsi qu'une Vierge prudente pour aller au devant de son Epoux, et avisa sa soeur de porter du feu pour allumer la chandelle à l'occasion; comme aussi de porter un coussin et un oreiller. Passant par la rue, elle donna le dernier adieu à quelques voisines, leur demandant pardon du mauvais exemple qu'elle leur avait donné. Etant interrogée où elle allait : Je m'en vais, dit-elle, en Paradis s'il plait à Dieu, j'espère en sa miséricorde. On lui repartit qu'elle pourrait bien évader la mort; voire mais (répliqua-t-elle, montrant son corps entaché des marques de la peste), voyez-vous, je porte mon jugement avec moi, il me faut mourir indubitablement, adieu mes chers amis. Elle fit le chemin et marcha avec tant de courage que quelqu'un la considérant ne put se tenir d'éclater en ces mots avec admiration : Voyez ! elle va à la mort comme si elle allait aux noces! Et il disait vrai, car elle se disposait pour assister aux noces de l'Agneau sans macule.

Elle arriva devant les cinq heures au Gontal, auquel, sitôt qu'elle fut entrée, elle en remercia Dieu, disant : Dieu soit béni! c'est ici où mon corps reposera, d'où je ne partirai que pour m'acheminer au Ciel, puis se tournant vers la grande église de la ville, elle se recommanda à Dieu, à la sainte Vierge, à saint Michel, à saint André, patron de sa paroisse, à sainte Gertrude, au bon ange de toute la ville, à l'Ange gardien de sa famille, à son propre ange et généralement à tous les saints, les priant de

 

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lui être secourables en cette extrême nécessité, et leur demandant la grâce de bien ménager le peu de la vie qui lui restait.

Quand les cinq heures sonnèrent, elle commença à pratiquer les Exercices qui lui sont enseignés dans un livre qui a pour titre Horloge de la Passion, qu'elle possédait et savait par coeur. Elle prononça à cinq heures : Notre très innocent Rédempteur Jésus Christ, le Saint des Saints, a été en pleine assemblée des Juifs condamné à la mort par envie, etc. Elle s'arrêta à méditer un quart d'heure sur ce mystère, après quoi elle récita l'Ave Maris Stella, les Litanies de Notre Dame, le Sub tuum praesidium avec la collecte adressée à saint Joseph; elle fit le même à six heures, à sept, à huit, à neuf, à dix et aux autres suivantes, se nichant à guise d'une innocente colombe dans les sacrées plaies de Jésus-Christ, pour y être garantie des embûches et atteintes de l'ennemi. Elle continua cette dévotion, repassant par sa mémoire les mystères propres à chaque heure, jusqu'à quatre après-midi qu'elle cessa de vivre.

Elle fit souvent et longtemps des prières pour les âmes des trépassés et signamment pour la sienne propre, pour quand elle sortirait de son corps; elle récita par trois fois à divers temps neuf Ave Maria à l'honneur des neuf choeurs des Anges, qu'elle nommait chacun par son nom, devant que prononcer chaque Ave Maria.

            D'abondant, à toutes les heures elle produisait des actes de foi, d'espérance de charité, de contrition, surtout de confiance en Dieu, et de résignation à sa sainte volonté. Elle redisait souvent cette courte Litanie : Jésus, Marie, Joseph, Catherine, Ignace, aidez-moi, elle variait quelquefois, disant : Assistez-moi, autres fois : Secourez-moi, ou bien : Soyez-moi propices et secourables. D'où l'on peut connaître comme elle faisait ses dévotions non par routine, en s'entendant et s'écoutant soi-même, pour être écoutée de Dieu et des Saints du Paradis.

Quand elle se sentait abaisser, et qu'elle pensait bientôt rendre l'âme, elle-même quelquefois allumait la chandelle bénite, autrefois elle priait sa soeur de l'allumer et puis, la tenant en main, elle répétait très souvent les doux noms de Jésus et de Marie. Ainsi l'espace de douze heures à peine débanda-t-elle l'esprit, apportant une attention assidue à la prière, et ne cessant comme une cigale à un jour d'été d'aspirer toujours après son Dieu, si ce n'est qu'elle prenait entre deux quelque repos, ou qu'elle parlait avec sa soeur ou autres personnes des choses nécessaires.

Il était impossible qu'elle ne fût altérée et forcée de boire à

 

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raison tant de la violence de la fièvre que des ardeurs du soleil dont elle était brûlée. Parfois néanmoins elle attendait quelque temps avant que de se rafraîchir. Je m'abstiendrai, disait-elle, et mortifierai mon appétit à cette heure pour l'amour de mon Sauveur, qui travaillé d'une soif excessive sur la Croix, a été abreuvé de fiel et de vinaigre. Elle ne but presque que de l'eau, encore qu'elle eût pu boire de la servoise que sa soeur avait apportée, mais elle affirmait que l'eau n'était que trop bonne pour elle, ayant de la confusion d'être traitée plus délicieusement que son aimable Sauveur.

Pendant qu'elle attendait la mort, des paysans voisins du Gontal, sur les sept à huit heures du matin, la vinrent quereller fort brusquement de ce qu'elle s'était venue rendre en ce lieu pour y dresser une cabane, car ils le pensaient ainsi, et la voulaient contraindre de déloger de là, contestant qu'elle avait grand tort d'apporter chez eux la contagion, mais elle les apaisa, et leur promit de prier pour eux, de sorte que ces bonnes gens la quittèrent bien édifiés et ravis de son aimable douceur.

Environ les neuf heures, les porteurs des pestiférés vinrent au Gontal avec le corps d'un petit enfant de trois à quatre ans, elle les pria notamment qu'ils lui creusassent aussi sa fosse. Ils alléguèrent que c'était contre la coutume, de faire une fosse pour une personne encore vivante, mais elle les sollicita si puissamment qu'ils s'accordèrent d'en creuser une capable de la contenir avec l'enfant, le corps duquel ils mirent à part jusqu'à ce qu'elle serait trépassée, pour les enterrer conjointement. Les porteurs s'étant mis à fossoyer, mais sans prendre garde comme ils tournaient la fosse, elle les admonesta sagement de la dresser droit vers l'Orient : Tournez-la bien, dit-elle, vers le soleil levant, et même haussant la tête pour discerner à la vue du choeur de la grande église où était l'Orient, c'est là, dit-elle, leur montrant l'endroit avec la main.

Pendant qu'ils fossoyaient elle s'entretint avec eux de sa sépulture, aussi franchement, comme si la chose ne lui eût touché de rien; elle leur fit promettre qu'ils la mettraient en terre sans la dépouiller de ses habits, si grande était l'affection qu'elle avait pour la pudeur! Elle leur promit pour salaire son chapelet auquel était enfilée une médaille d'argent, de quoi ils se tinrent contents.

S'étant levée du lieu où elle était assise près de son oreiller, elle prit en main la chandelle allumée, disant à sa soeur : Cette chandelle est le bâton de la foi, elle représente notre Seigneur, je la porte comme le vénérable vieillard Siméon porta l'Enfant

 

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Jésus entre ses bras. Elle prononça le Nunc dimittis, marchant vers sa fosse où elle se tint sur le bord un long temps, la considérant sans sonner mot, et rehaussant son esprit à la foi de la résurrection des corps, et de l'immortalité des âmes. Voilà, dit-elle, où mon corps pourrira, attendant le jour de la résurrection, et mon âme comme j'espère sera logée en Paradis, ce qu'elle réitéra diverses fois durant qu'elle tint la vue sur ce triste objet. Puis, imitant les cérémonies de l'Église qu'elle avait diligemment remarqué assistant,aux sépultures des Morts (ce qu'elle avait fait très souvent par un esprit de dévotion), elle versa dans le tombeau des gouttes de cire esprinses de la chandelle bénite, en trois places diverses, commençant à celle des pieds, de là au milieu, troisièmement à la tête, elle arrosa ces mêmes places d'eau bénite, récita les prières que les prêtres ont accoutumé de dire sur les fosses des trépassés auparavant que de les mettre en terre. Ayant remis la chandelle et le bénitier dans les mains de sa soeur, elle fit plusieurs fois le signe de la croix sur la fosse, avec la croix de son chapelet, à faute d'une plus grande, comme elle disait. Et comme un fer balancé entre deux aimants, tantôt baisant et rebaisant la croix ou la serrant amoureusement sur sa poitrine elle disait avec une incroyable tendresse ; Nous vous adorons Seigneur et bénissons, d'autant que par votre sainte Croix, vous avez racheté le monde; puis s'adressant à l'image de la Vierge attachée à son chapelet, et la baisant avec des soupirs ardents elle lui recommandait son dernier combat.

Cependant les porteurs s'apercevant qu'elle endurait beaucoup parce qu'il faisait un chaud extraordinaire, coupèrent quelques rameaux des arbres voisins, afin d'en façonner quelque feuillée pour la garantir des rayons du soleil, mais elle ne s'en voulut pas servir, s'abandonnant du tout aux souffrances pour le peu qui lui restait à vivre. Mieux vaut, disait-elle, endurer présentement les peines de cette vie, qu'à l'avenir les cuisantes flammes du Purgatoire : les peines d'un jour en cette vie sont de plus grand mérite, et valent plus que celles des années entières dans le Purgatoire.

Quelquefois elle se couchait à l'ombre et à couvert d'une haie prochaine, d'où elle sentait un petit rafraîchissement tant à cause de l'ombre que du ventelet qui coulait à travers de la haie; de là elle s'exposait aux ardeurs du soleil disant qu'elle ressemblait aux âmes du Purgatoire qui des froidures excessives vont d'assaut aux brûlantes chaleurs d'un feu purifiant.

Elle retourna diverses fois pour contempler sa fosse à loisir,

 

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qui plus est il ne tint pas à elle d'y entrer pour y attendre la mort, et sans point de doute elle y fût descendue, si sa soeur ne l'en eût empêché, au commandement de laquelle elle se rendit obéissante.

Elle récita posément en latin et en français toutes les sept paroles que Notre-Seigneur prononça sur la croix.

En ces entrefaites elle prédit à sa soeur et à d'autres personnes qu'elle mourrait à quatre heures, lorsque Notre-Seigneur reçut le coup de lance. En mourant, dit-elle, je mettrai ma face contre terre, afin d'y enfouir toute mon humeur contagieuse, et pour ce que Notre-Seigneur, priant la face en terre, réconcilia la Terre avec le Ciel, j'espère aussi par même moyen d'être remise parfaitement en grâce avec mon Dieu, m'abaissant en l'union du rabaissement de mon Rédempteur.

Elle désira de se confesser derechef, et Dieu qui exauce les désirs des siens, lui en donna l'occasion et le pouvoir, car comme elle faisait la méditation de quatre heures, qu'elle avait commencée un peu devant qu'elles sonnèrent, craignant de ne pouvoir avoir assez de loisir et de vie pour l'accomplir entièrement, un prêtre se trouva proche du Gontal, de quoi ayant eu avis, elle le fit supplier de s'approcher autant qu'il se pouvait faire commodément, comme il fit; elle, se levant de sa place soutenue des bras de sa soeur, s'avança courageusement quelques pas pour lui parler, et s'étant mise à genoux elle se confessa brièvement d'un jugement autant rassis que jamais; ayant reçu l'absolution elle s'en alla de ce pas vers la fosse, où s'étant agenouillée sur le bord, et tenant la chandelle bénite dans ses mains, elle y persista quelque temps en de ferventes prières. Enfin prononçant très affectueusement Jésus, Marie, Joseph, Catherine, Ignace, aidez-moi, qui était comme l'abrégé et le consommé de toutes ses dévotions, elle mit le visage contre terre, et rendit son âme à Dieu si soudainement que sa soeur qui la tenait par les bras ne la put relever, qu'elle ne fût déjà trépassée. Vous diriez qu'elle ait pris son temps et le loisir de mourir quand elle voulut, qui fut après quatre heures, ainsi cette bénite âme dégagée des liens de son corps, s'envola vers le Ciel comme nous le pouvons croire pieusement.

Bientôt après son trépas elle fut mise en terre avec l'enfant mentionné, et la rencontre de l'innocent avec l'innocente, cette façon inusitée et inouïe de mourir donna beaucoup d'étonnement à un chacun.

De vrai que vous semble d'un tel courage, si haut, si franc,

 

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plus que d'un homme, logé dans la poitrine d'une simple fille ? Que vous semble d'une si courageuse persévérance en l'oraison, de sa prudence, de sa pudeur, et de tant d'autres héroïques vertus? Puissiez-vous mourir d'une mort pareille à celle de cette vertueuse fille, et que votre fin puisse être semblable à la sienne ! Oui, mais faites état de vivre louablement selon Dieu en votre condition comme elle a fait sans reproche en la sienne, attendu que pour l'ordinaire la mort répond à la vie. (De l'histoire de sa mort imprimée à Lille l'an 1635.)

 

APPENDICE

 

CAMUS ET LA « FRÉQUENTE COMMUNION »

 

L'intervention de J.-P. Camus dans la bataille de la Fréquente communion est peu connue. J'y ai fait une rapide allusion dans le texte (cf. p. 79). Voici quelques détails :

La Fausse alarme du côté de la Pénitence, par J. P. C. E. de Belley, Paris, 1645.

Du côté de la « Pénitence » et non pas de la « Communion » remarquez-le. « Fausse alarme » est une trouvaille : « Dans les armées qui sont campées à la tête des ennemis, il n'y a rien de si ordinaire que les Fausses Alarmes. Le moindre signe est capable d'ombrager une sentinelle qui mettra aussitôt par son avertissement la rumeur dans tout le camp », p. 3.

« Pour l'ordinaire, le principe des Fausses Alarmes est si frivole que, quand il est découvert, c'est une montagne qui a enfanté une souris, ou plutôt un souris. (Il est incorrigible.) Les timides espions qu'Israël envoya pour faire la découverte de la terre de promesses, rapportèrent au peuple que c'était l'habitation des Anthropophages. »

« Quoique ses termes (d'Arnauld, qu'il s'amuse à ne pas nommer) soiènt un peu âcres et rudes, son intention est toujours louable. Et on ne blâme pas une sentinelle qui a donné une fausse alarme à tout un camp ou à toute une ville, quand elle a eu une juste apparence de soupçonner les approches de l'ennemi; une fausse alarme est toujours plus exctasable qu'une funeste surprise. » pp. 77, 78.

« Il arrive souvent dans les guerres et dissensions civiles que tous les deux partis portent des écharpes de même livrée, dans leurs rencontres, demandant : Qui vive? Tous de part et d'autres crient : Vive le Roi. Il en prend de même en cette

 

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occasion où les contrariants, comme les Andabates qui ont Ies yeux bandés, se choquent sans se voir; ET AYANT AU FOND LES MÊMES MAXIMES, NE FORMENT LEURS DISPUTES QUE SUR DES PAROLES, OU SUR DES MÉSINTELLIGENCES ET DES MALENTENDUS.

« Et comme, dans les désordres civils, le parent tue son parent armé sans le connaître, et en a tous les regrets imaginables quand le masque du casque est levé..., ainsi, en la chaleur de dispute où se passent tant d'aigreurs, tant de cris âpres..., quand une fois la vérité vient à être aperçue, tous les deux partis lui donnent les mains et en elle la Justice et la Paix s'entrebaisent. Chacun dit : A quoi pensais-je? et, au reste, ces haines sont autant de renforts d'amitié et ce ne sont que cris et allégresses dans le camp, quand la fausse alarme est reconnue u, pp. 81, 82.

Pouvait-il sérieusement se promettre que son eirenicon suffirait à réconcilier ces frères ennemis? J'ai peine à le croire. En tout cas, il aura été mauvais prophète ; mais, sur tout le reste, ce témoin de premier ordre confirme nos propres conclusions.

 

 

 

 

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