CHAPITRE IV
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CHAPITRE IV : LA MYSTIQUE DU MARIAGE

 

I. Réaction vigoureuse contre l'ancienne tendance à humilier le mariage. - De François de Sales à Fénelon : « honorable en tout ». - Les fidèles initiés à la mystique du mariage. - L'instruction dialoguée de 1683 ; Paule et Pauline. - Les cérémonies du mariage.

II. Mystique paulinienne et bérullienne du mariage. - Le oui du mariage et l'adhérence au oui de l'Incarnation. - Anéantissement et esprit d'enfance.

III. « Péchés contre la sainteté du mariage ». - Mariage et Pénitence.

IV. Étude comparée des « prières pour la femme enceinte ».

V. Les autres « croix » du mariage. - Lenteur et mauvaise grâce à réaliser la sainteté du sacrement. - Le pessimisme de Paule. - La consolation des mal mariés : à les voir si malheureux beaucoup se réfugieront dans les couvents. - Prière de la mal mariée. - Fénelon et les tribulationes hujusmodi de saint Paul.

 

JEAN DE FERRIÈRES. (1585, réédité en 1686).

GODEAU

LE JANSÉNISANT

LE PASTEUR MERLIN

LE MINISTRE FARTLEY

PELLISSON

QUESNEL

 

I. Le mariage chrétien, écrit, dans un de ses plaidoyers, M. Lemaistre « est une conjonction chaste, religieuse, sainte, pleine de piété et de bénédiction, parce que c'est l'ouvrage de Dieu, qui joint ensemble les deux sexes par cette union mystique et sacrée (1) ». « Louez Dieu, s'écrie l'auteur d'une excellente retraite de dix jours, de ce que par sa sagesse et par sa bonté, il a élevé... le mariage des hommes à l'état éminent d'un Sacrement de la nouvelle Loi. Estimez la religion chrétienne qui sanctifie ainsi tout ce qui est dans l'homme; respectez l'état du mariage et pour ce qu'il représente, et pour la grâce qu'il contient (2) ». Et Bossuet :

 

(1) Castets, Bourdaloue, II, p. 199.

(2) Exercices spirituels pour une retraite de dix jours (par le P. Aveillon, orat.) Paris 1699, p. 4o6. Il y a, dans le texte, deux mots au moins inutiles, ou équivoques : « Louez Dieu de ce que... il a élevé une chose qui, d’elle-même est si basse, savoir le mariage des hommes. »

 

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Voulez-vous que nous passions à ce que Jésus-Christ a institué pour ordonner les familles? Il ne s'est pas contenté de conserver au mariage son premier honneur (1) ; il en a fait un sacrement de la religion et un signe mystique de sa chaste et immuable union avec son Eglise. En cette sorte, il a consacré l'origine de notre naissance. Il en a retranché la polygamie... Il ne permet plus que l'amour s'égare dans la multitude; il le rétablit dans son naturel en le faisant régner sur deux coeurs unis... Ainsi il a donné au mariage une forme auguste et,vénérable, qui honore la nature, qui supporte la faiblesse, qui garde la tempérance, qui bride la sensualité (2).

 

Fénelon enfin, dans l'Éducation des Filles : Admirez, c'est-à-dire faites admirer aux enfants,

 

les richesses de la grâce de Jésus-Christ, qui n'a pas dédaigné d'appliquer le remède à la source du mal, en sanctifiant la source de notre naissance, qui est le mariage. Qu'il était convenable de faire un sacrement de cette union de l'homme et de la femme, qui représente celle de Dieu avec sa créature, et de Jésus-Christ avec son Eglise ! Que cette bénédiction était nécessaire, pour modérer les passions brutales des hommes, pour répandre la paix et la- consolation dans toutes les familles, pour transmettre la religion comme un héritage de génération en génération! De là il faut conclure que le mariage est un état très saint et très pur, quoiqu'il soit moins parfait que la virginité, qu'il faut y être appelé; qu'on n'y doit chercher ni les plaisirs grossiers, ni la pompe mondaine; qu'on doit seulement désirer d'y former des saints (3).

 

(1) Bossuet n'admet donc pas qu'on tienne le mariage pour « une chose basse ».

(2) Oeuvres oratoires, IV, pp. 665, 666.

(3) Oeuvres complètes, V, p. 586 - Inutile de rappeler les deux merveilleux chapitres de l'Introduction à la vie dévote : Avis pour les gens mariés; De l'Honnêteté du lit nuptial. Ils commandent - et en vérité ils rendraient presque inutile - l'abondante littérature qui va nous occuper. Je rappelle seulement le bel exorde des Avis. « Le Mariage est « un grand sacrement, je dis en Jésus-Christ et en son Eglise » ; il est « honorable à tous », en tous et en tout, c'est-à-dire en toutes ses parties. A tous, car les vierges mêmes le doivent honorer avec humilité »… ; en tout, car « son origine, sa fin, ses utilités, sa forme et sa matière sont saintes. » Oeuvres, III, pp. 263, seq.

 

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Lieux communs que tout cela, mais que l'historien ne transcrit pas sans émotion, quand il se rappelle les délicats problèmes que la conscience chrétienne a dû résoudre, et les résistances contradictoires qu'elle a dû vaincre, avant de nous rendre familière une mystique du mariage aussi peu accessible à la grossièreté de l'homme animal qu'à la fausse délicatesse - et au fond non moins grossière - des pseudo-spirituels (1). Noble et bienfaisante doctrine, mais qui n'est peut-être devenue un lieu commun qu'au début du XVII° siècle, avec le chapitre courageux et libérateur de François de Sales sur l'honnêteté du lit nuptial. Près d'un siècle plus tard, Bossuet se voyait encore obligé d'éclairer sur ce point l'épaisse religion de Mme Cornuau. « Je vous ai dit souvent, ma fille, que l'état de mariage est saint. Les vierges qui le méprisent ne sont pas des vierges sages (2) ».

Ces vérités de foi que les croyants du XVII° siècle ne discutaient pas plus que ne le font les croyants d'aujourd'hui, mais qui auraient pu n'être pour eux que des vérités, se les assimilaient-ils sérieusement, se réglaient-ils sur elles, en un mot les vivaient-ils? Oui, répondrai-je, puisqu'ils tâchaient de les vivre, ce qui revient, d'ailleurs, exactement au même. Dans cet ordre d'idées, vouloir c'est faire. Au demeurant, je dois avouer ici une fois de plus l'insuffisance de ma méthode. Elle n'apporte pas de statistiques; elle tâche de recréer une atmosphère spirituelle. Chacun sa besogne; la nôtre se borne au choix et à la manipulation critique des indices proprement littéraires, c'est-à-dire des textes religieux qui ont alors pour objet d'initier la moyenne des bonnes volontés à cette mystique du mariage chrétien.

 

(1) Il va sans dire que toute la substance de ces lieux communs est déjà dans les Ecritures. Sur les tâtonnements presque douloureux de celui des Pères qui semble avoir le plus contribué à l'élaboration de la théologie du mariage, cf. Alves Pereira, La Doctrine du mariage selon saint Augustin, Paris, 193o.

(2) Correspondance, VI, 419.

 

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Parmi ces textes, je m'attache de préférence à un charmant petit livre, publié à Lyon en 1683, et qui a pour titre : Instruction sur le mariage par dialogue d'une Mère à sa Fille. Où l'on explique les Cérémonies de ce Sacrement, les Mystères qu'il renferme et la Sainteté avec laquelle les chrétiens y doivent entrer et vivre (1).

 

Paule. Ma chère fille, votre père m'a ordonné de vous dire que Pammachus nous fait l'honneur de rechercher notre alliance par le mariage qu'il espère contracter avec vous, si vous n'y apportez point d'obstacle. Nous y donnons, votre père et moi, les mains, si vous y consentez.

 

Pauline. Ma très chère mère, je vous répondrai volontiers comme Tobie le jeune répondit à son père, qui lui commandait d'aller en Ragès, qu'il ne savait pas le chemin. Je ne sais point, ma très chère mère, ce que c'est que le mariage...

 

Paule. Je veux, ma fille, vous en instruire.

Pauline. Vous m'obligerez beaucoup;

 

et nous de même. C'est le début de ce catéchisme, où il ne sera plus question de Pammachus. Quant à Pauline - point d'interrogation vivant et insatiable - elle met tout son esprit à n'en avoir pas.

Paule nous suffit, qui n'existe pas non plus, ou si peu. Que nous importe? En elle s'incarne pour nous la passion catéchistique, si j'ose dire, qui est un des traits particuliers de ces générations dociles, appliquées, lentes, méthodiques, mais acharnées à thésauriser, selon le conseil de l'Évangile, jusqu'aux plus subtiles parcelles de nos mystères.

 

Pauline. Sur quel modèle Dieu fit-il le mariage d'Adam et d'Ève?

Paule. Sur l'idée éternelle qu'il avait de la sainte alliance de son Verbe divin avec la nature humaine ; et du mariage mystique

 

(1) Livre anonyme et fort rare. Je ne l'ai vu mentionné nulle part. Il est « approuvé » par le docteur A. Courbon, en qui je me plairais à retrouver l'auteur de plusieurs excellents traités de mystique. Le livre, beaucoup plus vieux du P. Cl. Maillard, s. j. Le bon mariage ou les moyens d'être heureux et de faire son salut en l'état de mariage avec un Traité des Veuves, Paris, 1647, est presque sans intérêt.

 

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de son Fils avec la sainte Église. Et ce premier mariage était figuratif de ces deux grands mystères (1).

 

Et comme Jésus-Christ, « épousant l'Église », veut « en faire un séminaire de saints », il veut aussi « faire un séminaire de la religion chrétienne en chaque maison des fidèles (2) ».

Longue et délicieuse explication de toutes les cérémonies que l'Église a instituées « dans l'administration de ce grand sacrement; car il faut savoir que l'Église observe ces cérémonies

 

afin d'exprimer par elles ses sentiments d'amour et de respect pour les mystères qu'elle croit, qu'elle aime et adore, et pour donner aux chrétiens l'expression de la nature du Sacrement qu'elle confère, avec l'intelligence des dispositions convenables pour approcher de ces augustes mystères avec le respect, l'amour et la gravité qui leur sont dus (3)...

Pauline. Pourquoi les conviés des noces, avec le futur époux, vont-ils trouver la future épouse dans la maison de son père, et la conduisent eu pompe au lieu destiné pour la célébration des cérémonies nuptiales?

Paule. C'est pour faire voir que le mariage est une chose honorable parmi toutes les nations. L'époux va trouver sa bien-aimée en son lieu d'honneur chez ses parents, et avec honneur la prend pour son épouse honorable (4)...

 

Longue catéchèse sur « la cérémonie de l'anneau », qui « fut premièrement de fer et sans pierre ; mais depuis il fut d'or, au rapport de Tertullien, et maintenant quelques manuels demandent qu'il soit seulement d'argent, sans aucune pierre précieuse ni gravure. » Mais pourquoi « l'homme met-il entre les mains du prêtre cet anneau, signe de son amour, avant que d'en faire présent à son épouse ? »

 

(1) Instruction, p. 9.

(2) Ib., p. 16.

(3) Ib., p. 46.

(4) Ib., p. 53.

 

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Paule. C'est pour montrer qu'il met son coeur et son amour entre les mains de son Créateur, représenté par le prêtre; afin qu'il le tourne et l'engage de quel côté il lui plaira?

 

Et pourquoi plutôt à la main gauche qu'à la droite ?

 

Paule. C'est parce que la pointe du coeur est tournée de ce côté-là. Et, comme son orifice est un peu tourné du côté droit et s'exhale en haut, cela marque le premier objet où son coeur se doit porter, et vers lequel il doit envoyer comme les exhalaisons de son amour, à savoir Dieu st les choses célestes, ensuite vers le mari (1).

 

« Que signifie le voile qu'on étend sur la tête des mariés...; d'où vient la première institution de ce voile? »

 

Paule. Saint Ambroise la fait descendre de la loi de nature, on Rebecca voyant Isaac..., elle commença de se couvrir et voiler le visage, pour montrer, dit-il, que la pudeur doit toujours accompagner le mariage.

 

Sur quoi, cette cartésienne de Pauline : « Ce voile ne regarde donc précisément que la femme ? - Eh oui, immédiatement du moins : toutefois,

 

on ne laisse pas de l'étendre aussi sur le mari, pour montrer, comme dit saint Isidore, qu'il doit avoir grand égard à la pudeur de sa femme (2).

 

Chemin faisant, Pauline a pris un avant-goût de l'histoire comparée des religions; car telle des cérémonies qu'on lui explique « est aussi ancienne que le monde (3) »; elle a déjà fait connaissance au moins avec trois Pères de l'Église.

 

II. - A ces belles éruditions, et à la théologie essentielle du mariage, Paule, qui s'est aussi formée à l'école de François de Sales et à celle de Bérulle, mêle très habilement la « métaphysique (les saints ».

 

(1) Instruction, pp. 84-87.

(2) Ib., pp. 97-99.

 

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Pauline. Qu'opère le consentement des parties en cette parole : oui?

Paule. Le même effet que l'eau et les paroles au baptême. Car c'est en ce temps-là que se produit le lien sacré et inséparable, la grâce conjugale ou sacramentale (sic), les vertus, les dons du Saint-Esprit et les bénédictions du mariage. Et cette image, remplie de la Vérité de la grâce sacramentale, honore cet incomparable effet du consentement de la Sainte Vierge en cette parole : Fiat. Car ce fut en cet heureux moment que s'accomplit le mystère de l'Incarnation du Verbe divin en Marie. C'est pourquoi, je conseille aux chrétiens qui se marient d'entrer dans l'état intérieur de Jésus-Christ, acceptant la mission de son Père l'envoyant en ce monde, et enfin sa croix où son union avec l'Église s'accomplit (1).

 

Noble texte, qui nous aide à prendre sur le vif le greffage, si j'ose dire, de la spiritualité bérullienne sur la théologie catholique du mariage. Que le oui des deux époux, symbolise et renouvelle ou réalise en quelque sorte le Fiat de Marie, et le mystère même de l'Incarnation ; que « la grâce conjugale » attachée, à ce oui, nous ait été méritée par le Rédempteur, autant de vérités communes, sur lesquelles l'École française fonde l'exercice dévot qui lui est propre, à savoir une volonté plus spécifiée et plus fervente d'honorer par ce oui, le oui du Verbe incarné, acceptant la mission de

son Père; et de s'unir, ou d'adhérer par le oui conjugal au oui rédempteur.

 

Pauline. Le moyen de se mettre en cet état (d'adhésion unitive)?

Paule. C'est que ceux qui se marient donnent leur consentement dans l'esprit de Jésus-Christ, renonçant à toute sorte de volonté humaine et entrant entièrement dans la volonté de Dieu, prenant effectivement le mariage comme une croix. C'est pourquoi ils doivent n'y regarder autre plaisir que celui que Dieu leur y permet, après en avoir souffert les travaux pour sa gloire, comme saint Paul dit que Jésus-Christ prit sa croix et souffrit, dans la vue de la joie qui lui était préparée après sa mort (2).

 

(1) Instruction, p. 79.

(2) Ib.; pp. 79-8o.

 

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« Ce qui fait le mariage, c'est la parole par laquelle les parties témoignent leur consentement ». Mais, ajoute l'auteur , longtemps fameux, de la Morale du Pater, le jansénisant Loriot,

 

il faut bien une autre parole pour élever le mariage à la qualité de Sacrement. Cette parole est celle de Dieu même, dont celle du prêtre est le signe et l'expression. Il ne la prononce pas à la vérité d'une voix sensible, mais il la prononce néanmoins secrètement dans le coeur de ceux qui se marient... selon le Seigneur... Ces personnes écoutent par la foi cette parole secrète, par laquelle Dieu ratifie leur consentement, et applique comme le dernier sceau à leur mariage. Ils écoutent cette divine parole de l'oreille du coeur, lorsque, venant à l'église dans ce dessein, ils ne considèrent pas ce qu'ils vont faire comme une action humaine, mais comme l'ouvrage de Dieu; non comme une chose qui dépende de leurs propres forces ou de l'opération de leur volonté, quoiqu'ils y contribuent leur consentement, mais comme une merveille singulière que Dieu va opérer en eux. Et c'est par cette foi vive, que Dieu trouve ou plutôt qu'il a répandue dans leurs âmes, qu'il les dispose à entrer saintement dans cette alliance (1)...

 

Encore une fois, cette adhérence consciente, formelle, fervente et renouvelée, à la vérité foncière et à la mystique du mariage, est un exercice dévot et duquel on n'entend pas faire dépendre la validité du sacrement. Qu'on y pense ou non, ces « merveilles singulières » « s'opèrent » dans l'âme des époux chrétiens. Leur consentement suffit. Mais ces merveilles, n'est-il pas désirable qu'ils les connaissent aussi pleinement que possible, plus désirable encore qu'ils y « acquiescent », qu'ils y « adhèrent », bref qu'ils veuillent être ce que la grâce du sacrement vient de les faire? C'est ce qu'explique le mieux du monde le chapitre sur « la solide dévotion nécessaire aux mariés », chapitre où Paule ne fait qu'appliquer à la vie des époux

 

(1) Morale chrétienne rapportée aux instructions que Jésus-Christ nous a données dans l'oraison dominicale... Paris, 1673, (2e édition) p. 197. J'ai cité ce passage parce qu'il ajoute aux leçons de Paule une nuance qui me parait belle.

 

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chrétiens les principes communs de la métaphysique des saints. Une « dévotion solide et nécessaire » c'est « la conformité... à la sainte volonté de Dieu » :

 

Paule. Considérez bien votre état particulier, et de la vous apprendrez quelle dévotion Dieu demande de vous... Dieu, ayant établi le mariage pour être l'image de celui de son Fils avec la sainte Eglise, et de l'alliance de son même Verbe divin avec la nature humaine, il veut que les gens mariés expriment et représentent dans leur particulière conduite ces divins prototypes... Or, comme le fils de Dieu, en contractant alliance avec la nature humaine, prit la voie de l'enfance..., votre dévotion.., pour être... conforme à votre état vous doit appliquer à honorer ces deux grands mystères : l'Enfance de Jésus et son Mariage mystique avec la Sainte Eglise, par les adorations d'amour, et par l'union à l'esprit et à la grâce de ces augustes mystères…  

Le Mystère de l'Incarnation porte la grâce d'anéantissement, qui est nécessaire dans votre état pour anéantir votre amour-propre et vous rendre le joug du mariage plus aisé à supporter. Celui de l'Enfance divine porte la grâce de l'enfance chrétienne, sans laquelle nul ne peut arriver au ciel et qui a pour son caractère l'innocence, la simplicité, la pureté et le détachement des choses du monde. Et comme plusieurs auteurs ont traité de l'obligation que tout chrétien a d'entrer en l'esprit et d'être uni à la grâce du Mystère de l'Enfance divine..., je ne vous en parlerai pas ici davantage.

 

Fâcheuse lacune et que je ne pardonne pas à Paule : cet esprit d'enfance chrétienne, réalisé suavement et pleinement. dans les circonstances particulières de l'état du mariage, on ne peut rien concevoir de plus sain, de plus libérateur, de plus pur. Mais elle préfère, et cela n'est pas moins beau, ni moins bienfaisant, ni moins « pratique », traiter à fond, « la dévotion des personnes mariées par rapport au mystérieux mariage » du Christ et de son Église (1).

 

III. - Je prendrais volontiers congé de Paule et de Pauline au moment le plus délicat de ces longues leçons,.

 

(1) Instruction.., pp. 113-119.

 

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et qui veulent être complètes, si là encore n'éclatait le génie qu'ils avaient alors de christianiser toutes choses. Aussi bien, dans le chapitre nécessaire « Des péchés contre la sainteté du mariage », Paule n'avait-elle qu'a faire sienne la façon encore plus intelligente qu'ingénue qu'a imaginée l'auteur de la Vie dévote, lorsqu'il dépeint les profanateurs du mariage « sous la couleur des gourmands qui ont leur esprit dans les plats ».

 

Pauline. Par quelles marques peut-on connaître si on est de ces malheureux?

Paule. C'est lorsque, étant h table, on s'applique entièrement à la volupté qui se rencontre au boire et au manger, qu'on y est comme plongé et absorbé et que l'esprit est incapable de pouvoir avec liberté penser à quelque autre chose. Car il y en a dont l'âme est tellement ensevelie dans le sentiment de leur affection brutale, qu'ils sont même incapables de réfléchir avec distinction sur les choses mêmes qui causent la volupté, tant ils sont comme extasiés, si j'ose me servir de ce terme pour exprimer la force de leur affection brutale... Ce que j'ai dit, ma chère fille, de la gourmandise appliquez-le à ce qui regarde l'usage du mariage. Je n'ai pu honnêtement

 

m'expliquer d'une autre façon (1). Puis, revenant à Bérulle, elle lui demande un autre moyen de tourner et tout ensemble de résoudre le problème. C'est le noble chapitre sur les « dispositions chrétiennes avec lesquelles on peut glorifier Dieu par l'exercice du commerce nuptial ».

 

Paule. Renoncez à la volupté, agissez par obéissance aux ordres de Dieu et ayez beaucoup de pudeur. Le chrétien ne devant

 

(1) Instruction, pp. 153, 154. A la place de Paule, peut-être me serais-je dispensé d'ajouter que ceux qui ont ainsi « l'esprit, le coeur, l'âme tout occupés et comme ensevelis dans les plaisirs sensuels... tombent sous la puissance du démon Asmodée », et de rappeler à ce sujet la mésaventure des sept premiers maris de Sara. A quoi Pauline, un peu étonnée : « L'on ne voit pourtant point (aujourd'hui; tant de personnes étranglées parce démon. » - « C'est que Dieu ne le permet pas toujours, réservant la punition en l'autre monde » (p. 151). Quand elle propose des difficultés de ce genre, la Pauline de 168; ne sourit peut-être pas. Mais demain, ou après-demain? Il ne faudrait pas non plus qu'on l'affolât par ces horribles menaces. Combien plus sage la discrétion recommandée par Rancé et par Fénelon, dans l'explication de l'Ancien Testament?

 

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plus agir selon les inclinations du vieil Adam, mais selon Jésus-Christ, il est obligé de renoncer continuellement,

 

non pas d'abord aux plaisirs d'ici-bas, mais

 

à cette inclination naturelle des plaisirs que nous héritons de ce père charnel, ce qui était figuré par la circoncision..., laquelle étant douloureuse, représentait l'esprit saint de Jésus, qui est un esprit de pénitence, qui est communiqué au chrétien dans le baptême, et lui donne une inclination à la pénitence, c'est-à-dire à la souffrance et à l'aversion des plaisirs sensuels.

 

Deux inclinations opposées chez nous : « La loi de la chair combat contre la loi de l'esprit, et pour que triomphe l'esprit, il faut que la chair souffre et soit comme crucifiée ». Voyez comme s'annonce par là le mouvement tournant que j'ai dit. De ce conflit, dont le Christ lui-même n'a pu subir la honte, on passe à « la croix intérieure », bien différente, certes, mais également croix, « que lui formaient deux inclinations opposées l'une à l'autre. »

 

Il avait une inclination naturelle à la gloire et à la félicité comme Dieu, et une autre à la pénitence, à cause de sa qualité de Sauveur... qu'il avait prise... pour réparer la chute de l'homme, qui s'était faite par le désir (immodéré et criminel) des plaisirs (1).

Il renonçait à sa propre inclination qu'il avait comme Dieu..., pour acquiescer à la volonté de son Père, qui... l'obligeait aux souffrances. Il faut donc.

 

(1) J'ajoute ces deux épithètes « immodéré, criminel » pour venir en aide à la philosophie un peu hésitante de Paule. Salésienne, autant dire toute chrétienne, certes, mais non pas sans avoir à combattre - du moins je la vois ainsi - un reste imperceptible d'attachement à l'antique et malsaine tradition qui s'acharne à salir le mariage. Un moraliste contemporain de Paule, Frain du Tremblay, est, sur ce point, beaucoup plus courageux et catégorique, beaucoup plus étroitement fidèle à François de Sales. « Ce n'est pas, dit-il, le plaisir que nous sentons dans l'usage des créatures qui nous rend impurs... Ce plaisir est une impression même de Dieu dans l'âme... et il est de l'institution de la nature. Or ce qui est de l'institution de la nature ne peut précisément nous rendre impurs. Autrement Dieu. se contredirait lui-même... Il nous aurait faits pour lui, et il aurait institué un sentiment de plaisir qui nous séparerait de lui. Au contraire, ce plaisir par lui-même nous doit porter à lui, en reconnaissant qu'il vient de lui. » C est notre attachement excessif et déréglé à un plaisir quel qu'il soit, « qui fait l'impureté de l'âme. » Traité de la vocation chrétienne des enfants, Paris 1685, pp. 117-118.

 

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encore un léger détour et nous arrivons;

 

il faut donc pour imiter Notre-Seigneur, lorsque la nécessité de souffrir se présente..., renoncer à son inclination, par l'amour que nous devons avoir pour la pénitence... Mais aussi, lorsque c'est le plaisir qui se présente, et que ces sortes de plaisirs sont attachés à une nécessité indispensable de notre état, quoiqu'on les reçoive bien en effet, l'esprit du christianisme y a répugnance, ce qui fait souffrir le chrétien intérieurement, et de même que Notre-Seigneur acquiesçait à l'humiliation de la Croix par l'amour qu'il portait aux ordres de Dieu sur lui, aussi le chrétien doit acquiescer à se soumettre aux obligations de son état par l'amour et la soumission qu'il doit aux ordres de Dieu sur lui. Cependant il doit renoncer au plaisir qu'il en reçoit nécessairement et adhérer à la sainte inclination du Sauveur qui, par un principe et motif de pénitence, a une aversion pour tous les plaisirs sensuels.

 

Il y a là peut-être un peu d'entortillement, et que Paule eût évité en appuyant davantage sur la divine simplicité de « l'esprit d'enfance ».

 

Pauline. Y a-t-il quelques marques qui puissent faire connaître si l'on est dans une bonne disposition ?

Paule. La marque assurée c'est lorsqu'on peut facilement appliquer son esprit à quelque autre sujet que celui qu'on exerce, et qu'on peut aller jusqu'à l'application du coeur à Dieu par quelques saintes pensées. On peut dire (alors), que le coeur n'est point attaché (dérèglement) à la volupté, et par conséquent qu'il use de ce monde comme n'en usant point..., comme saint Paul l'enseigne... Une âme bien dégagée,

 

par ces mots, et par quelques autres plus ou moins semblables, Paule entend marquer une différence entre ce qui est de simple conseil, et le devoir strict;

 

s'appliquerait à adorer Dieu comme l'auteur du mariage... ; elle remercierait sa bonté de l'avoir choisie pour lui communiquer sa puissance... ; elle renoncerait à soi-même et se donnerait à Notre-Seigneur pour entrer par lui dans tous les desseins de Dieu en cet acte, pour y agir purement par un motif d'obéissance à ses ordres, dans l'intention de l'aimer et de le glorifier. Enfin,

 

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comme dans le temps que Notre-Seigneur opéra le mystère de son mystique mariage, il avait présents en son divin esprit tous les chrétiens qui devaient naître enfants de Dieu, par la vertu de ce divin mystère..., il faudrait offrir à Dieu..., dans cette action, le fruit qui en peut provenir : toute la direction qu'on pourra avoir sur sa conduite; toutes les actions naturelles et surnaturelles qu'il fera dans le cours de sa vie mortelle...; toute la gloire que la miséricorde de Dieu, voudra lui accorder dans le ciel... Offrir tout cela à la gloire de Dieu..., en l'union de l'offrande que Notre-Seigneur a faite à son Père sur l'arbre de la croix.

 

Toutes pratiques, moins difficiles à ces croyants qu'on ne l'imaginerait peut-être, et dont le programme, bien loin de les accabler, les épanouissait plutôt. « Pour ceux qui ne

sont pas capables » d'applications aussi précises, aussi prolongées, « ils devraient faire» un acte préalable et global « d'union à l'intention de Dieu et un autre de désaveu de la concupiscence, afin de mourir à la chair et au sang (1). »

 

IV. - Invité ou non aux premières fêtes de l'amour chrétien, « l'esprit de pénitence » ne se laisse pas négliger longtemps. Sur les multiples misères de la vie conjugale, nos auteurs sont à peine moins abondants que les écrivains profanes. Mais, en revanche, plus graves, plus pitoyables et, ce qui va sans dire, de meilleur conseil. Ces misères du reste, ils les baptisent croix, ce qui fait toute la différence.

Pour la plus auguste de ces croix, les douleurs de l'enfantement, j'ai cru n'avoir ici rien de mieux à faire que de transcrire, les unes à côté des autres, quelques-unes des formules dévotes qui se trouvent, soit dans les ouvrages spéciaux sur le mariage, soit dans les recueils de prières. J'emprunte la plus ancienne au Trésor de Jean de Ferrières (1596) ; puis viendra une page de Godeau, dont on aimera, je pense, l'austère grandeur, l'accent généreux, les nobles cadences (1646). Celle qui suit, plus sombre

 

(1) Instruction, pp. 156-163.

 

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et d'un pessimisme jansénisant, mais assez originale, est due à l'auteur d'un livre sur le Devoir des Mères avant et après la naissance de leurs enfants (1675). La formule que je cueille dans l'Exercice spirituel est un peu sèche et d'une densité quasi liturgique. Si je lui fais une place dans notre tableau, c'est d'abord qu'elle a dû être d'un usage fort commun, et ensuite parce que j'ai des raisons de supposer que Pellisson l'aura luise en français Louis-le-Grand. Quant à la prière que j'attribue au P. Quesnel, mais que celui-ci n'a peut-être que retouchée, elle appartient à un recueil de 1694, réédité souvent depuis. Enfin, j'ai pensé qu'on aurait plaisir à entendre la prière de nos « Soeurs séparées ». Soit deux autres formules que nous offre le Bouquet d'Eden. Celle du pasteur Merlin est plus qu'émouvante : « O Éternel, tes yeux sont ouverts au temps que les chamois des rochers font leurs petits... A plus forte raison, o mon Dieu, tu auras pitié et souvenance de moi qui suis ta chambrière ». Psaume rude et tendre, où se marient les térébinthes bibliques aux genévriers épineux des garrigues languedociennes. La seconde, que le compilateur de ce recueil attribue à Fartley, est d'une poésie moins héroïque, mais, par endroits plus humaine; ainsi quand la pauvre femme demande que soient épargnées au corps de son enfant qui va naître les marques symboliques des fautes maternelles. Ignorant la date précise de ces deux prières, je les place entre celle du jansénisant et celle de Pellisson.

 

JEAN DE FERRIÈRES. (1585, réédité en 1686).

 

Oraison pour dire quand une femme enceinte est en travail d'enfant.

 

Seigneur, nous ne nous plaignons pas de toi, comme si nous étions dénués de ta miséricorde et accablés de ta justice; car nos péchés sont cause de nos maux, pour lesquels à bon droit tu nous as imposé telles charges, voire bien. inégales au forfait... De tout temps tu t'es montré plus enclin à faire miséricorde... Pour cette cause donc, Seigneur, nous te prions qu'il te plaise adoucir maintenant ce mémorial de la première transgression, en cette

 

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tienne créature, laquelle travaille en grande angoisse et danger... Veuille lui donc donner bonne et heureuse délivrance..., afin que nous soyons tant plus confirmés que tu présides sur toutes les langueurs et détresses, et que tu as puissance de les chasser et amortir...

Délivre donc, Seigneur, cette pauvre femme ainsi oppressée..., et comme tu es le protecteur des tiens dès le ventre de leur mère, qu'il te plaise avoir maintenant cet enfant en ta protection... Seigneur soulage donc cette pauvre mère en ses douleurs extrêmes... Prends aussi l'enfant, Seigneur, et le conduis et tire hors de ses détroits, afin qu'il puisse voir en joie et bonne santé et prospérité les parents qui l'ont engendré, et jouir de ta clarté et de toutes autres grâces... (1)

 

GODEAU

 

Prière de la femme enceinte.

 

Seigneur, ce n'est pas moi qui me suis rendue féconde, ni qui ai formé dans mon ventre le corps de l'enfant que j'y porte. C'est vous qui m'avez donné la bénédiction de mère, et qui, par une admirable puissance, avez d'une masse informe fait une créature vivante. C'est vous qui avez bâti ce merveilleux ouvrage, qui est l'abrégé de vos œuvres; qui avez placé chaque membre en son lieu et accordé ce nombre innombrable de parties différentes, pour en composer un Tout qui a l'honneur de porter votre ressemblance. L'âme qui le fait vivre vient de votre seule main, et il n'y a que vous qui sachiez quelle est sa nature et son origine. Enfin la science que vous avez de l'état de l'homme, en sa conception et en son accroissement, tandis qu'il vit en sa mère, est admirable, et personne n'y peut atteindre, comme personne ne peut le conserver que vous.

Je me jette donc à vos pieds, pour vous demander humblement qu'il vous plaise de me préserver pendant ma grossesse de tous les accidents qui pourraient me faire blesser. Conduisez à maturité le fruit que vous avez élevé jusqu'à cette heure, et ne permettez pas que mon ventre serve de tombeau à mon enfant, qui y doit trouver la vie. Durant que je le porterai, faites-moi faire un bon usage de toutes les incommodités qui m'arriveront, et rendez-moi attentive à me conserver, non par délicatesse,

 

(1) Le trésor des prières..., p. 76, seq. Je remarque, sans me l'expliquer, que de toutes nos formules c'est la moins «biblique ».

 

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mais pour obéir à l'ordre que vous avez établi et pour faire recevoir le saint baptême à mon fruit. En mon accouchement, fortifiez mon coeur pour supporter les douleurs qui l'accompagnent, et que je les accepte comme des effets de votre justice sur notre sexe, pour le péché de la première femme. Qu'en la vue de cette malédiction, et de mes propres offenses dans le mariage, je souffre avec joie les plus cruelles tranchées, et que je les joigne aux souffrances de votre Fils sur la croix, au milieu desquelles il m'a engendrée à la vie éternelle. Elles ne peuvent être si rudes que je les mérite : car, bien que la sainteté du mariage ait rendu ma conception légitime, je confesse que la concupiscence y a mêlé son venin et qu'elle m'a fait faire des fautes qui vous déplaisent. Que si votre volonté est que je meure en mon accouchement, je l'adore, je la bénis et je m'y conforme. Seulement, je vous demande la vie pour mon fruit, afin qu'il reçoive le Sacrement, sans lequel il ne peut voir votre face. Qu'après cela je le voie porter au tombeau, je me consolerai d'avoir augmenté le nombre de ceux qui suivent l'Agneau partout où il va, et qui chantent un cantique, lequel ne peut être chanté de nul autre. Mais j'espère que votre miséricorde nous gardera l'un et l'autre, et que cette grâce, me rendant plus obligée à votre bonté, me rendra aussi plus soigneuse de vous servir, afin de joindre à la fécondité de la lignée celle des bonnes Oeuvres, que vous avez promis de couronner par votre gloire et l'Eternité (1).

 

LE JANSÉNISANT

 

Prière propre aux mères qui sont enceintes pour demander l'humilité qui convient à leur état.

 

Père éternel, Sauveur Jésus, Esprit divin, m'anéantissant devant vous, j'adore... l'heureux et admirable moment où vous avez accompli... le mystère de l'Incarnation...

Sauveur Jésus, je ne vois dans la conception de cette chair semblable à la nôtre.., que de la pureté, que de la virginité, que de la sainteté, qu'une fécondité toute surnaturelle et toute céleste... Et je ne puis envisager par les yeux de la foi, dans cette conception de votre divin corps que... des raisons d'une vénération très profonde envers (Marie)... Mais considérant la différence infinie qui se trouve entre votre conception toute sainte

 

(1) Instructions et prières chrétiennes... 1646, p. 317, seq.

 

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et la conception commune des hommes; entre la puissance par laquelle vous avez rendu féconde une Vierge... et la convoitise par laquelle nous devenons les mères de nos enfants, je ne puis que je ne m'anéantisse devant vous ; que je ne gémisse du plus profond de mon coeur... Oui, mon Dieu..., je me suis révoltée contre vous par... la révolte d'Adam et d'Eve... Je vous ai offensé en eux et par eux. J'ai mérité la révolte de ma chair contre mon esprit... Je me condamne moi-même à la punition que je souffre... Mon Sauveur, ayez pitié des souillures dans lesquelles j'ai conçu mon fruit. Comparant l'impureté si étrange et si extrême de son origine avec la sainteté... de la vôtre, je ne puis qu'en adorant la vôtre, je ne plaigne la sienne avec toute la douleur dont je suis capable; et que je ne me plaigne moi-même et n'aie une très grande compassion de moi-même, de n'avoir pu communiquer à cet enfant que le péché... Faites que je m'humilie incessamment... et que j'aie une affliction toute chrétienne de n'avoir pu lui communiquer que ce qui lui fait mériter votre colère et votre condamnation. Certainement, mon Dieu, je ne puis trouver que des sujets de m'humilier et de m'affliger dans la qualité de mère de sa chair; et je ne puis être consolée qu'en vous regardant comme son Réparateur et comme l'unique auteur de la Vie qui seule lui est désirable, et qui seule mérite d'être appelée vie (1).

 

LE PASTEUR MERLIN

 

Prière de la femme enceinte.

 

Mon Dieu, mon Père, qui, par ta puissance et providence, as formé l'enfant que je porte en mon ventre, préserve-moi durant ma grossesse de blessures et dangereux inconvénients, comme aussi d'envies étranges et extravagantes, qui laissent des impressions difformes aux enfants. Et quand le temps sera venu, allège mes douleurs, donne-moi force pour les supporter. Fais-moi la grâce que le sentiment d'icelles me remémore l'affliction à laquelle tu m'as assujettie dès le commencement, en la personne d'Eve, notre Mère afin que je haïsse de plus en plus le péché qui est cause de tant de malheurs...

Mais puisque toutes choses tournent en bien à ceux qui t'aiment, je suis aussi assurée que ces douleurs-là me tourneront

 

(1) Du devoir des Mères avant et après la naissance de leurs enfants, Paris, 1675, pp. 59. seq.

 

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à bien, au milieu desquelles tu me donneras, s'il te plaît, vigueur pour enfanter. O Eternel, tes yeux sont ouverts au temps que les chamois des rochers font leurs petits; tu observes quand les biches faonnent, tu comptes les mois de leur portée et sais le temps qu'elles font leurs petits. Tu échauffes les oeufs que l'autruche cruelle laisse sur le sable et donnes force aux petits qui sont dedans pour en sortir : à plus forte raison, o mon Dieu, tu auras pitié et souvenance de moi, qui suis ta chambrière et ta fille, à qui tu as donné une âme raisonnable et qui m'as donnée à ton. Christ, et en lui l'assurance de la vie éternelle. Sois donc toujours avec moi et ne m'abandonne, afin qu'étant heureusement délivrée, je te puisse rendre louanges et actions de grâces, et me réjouir, voyant qu'une créature humaine est née au monde. Mais si, o mon Dieu, ton vouloir est de me retirer en l'enfantement des misères de ce siècle, comme il est arrivé autrefois à Rachel, femme de ton serviteur Jacob, fais-moi la grâce en tel cas que, joyeuse et contente, je laisse ces bas lieux pour aller à toi. Que si, moi étant préservée et l'enfant vient à expirer dès la matrice, fais-moi la grâce que j'adore tes jugements, tous remplis d'équité, reconnaissant que l'enfant aura plus tôt achevé sa course pour ne point voir ce siècle mauvais, mais pour sentir son âme recueillie de bonne heure en la gloire céleste. Exauce-moi, o mon Dieu (1)!

 

LE MINISTRE FARTLEY

 

Prière pour la femme en travail d'enfant.

 

O Dieu très juste et miséricordieux, qui as justement imposé sur mon. corps les peines et douleurs que j'endure, pour la transgression d'Ève..., et qui pourtant en compassion les a bénites pour la propagation de ton Eglise..., aie maintenant pitié de la faible disposition de ta servante, incapable de passer par ce grand Oeuvre de patience et de travail. Mes parents mangèrent des raisins aigres, et mes dents en sont agacées. J'ai goûté l'amertume de ce fruit, et c'est pourquoi je le déteste et l'ai à contre-coeur. Je confesse, o bon Dieu, que tant moi que l'enfant qui est dans mon ventre, avons justement mérité de mourir en nos péchés, lui dans l'originel et moi dans les actuels. Et toutefois j'espère qu'en cette bénite semence de la femme, qui a

 

(1) Le Bouquet d'Éden ou recueil des plus belles prières et méditations.... Hanau, 1673, pp. 62o, seq.

 

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brisé la tête du serpent, tu as des bénédictions en. réserve pour moi et pour l'enfant duquel je. suis prête d'accoucher, duquel je suis autant en peine en mon âme pour l'enfanter pour toi et pour le rendre tien par l'aide de ta grâce, comme en mon corps pour le produire au monde... Bénis-moi, mon, cher Père, et toutes ces deux ouvrages de grâce et de nature. O Dieu, ne punis pas l'enfant pour l'amour de la mère, mais préserve la mère pour l'amour de l'enfant, afin que l'un et l'autre vive et glorifie ton nom. Sanctifie-moi,. ces peines, à ce qu'elles ne, servent pas seulement de corrosif à mes péchés passés, niais aussi de préservatif pour m'empêcher d'y retourner....

O Dieu, qui étais avec moi quand je conçus, sois, présent maires tenant... Que ta main, o bon Dieu, qui a formé mon enfançon en mes entrailles, conserve tous ses membres en leur dupe forme, substance et proportion, afin que la marque. du péché des parents ne soit point vue ès défauts de l'enfant. Ne marque pas ses yeux pour l'aveuglement de mon âme; ne lui bouche pas les oreilles à cause- de ma surdité à tes inspirations; ne lui lie. pas la langue pour ce que je suis muette à magnifier ton nom; ne le rends point enfin boiteux ou estropiat pour marquer mon impuissance et paralysie à cheminer en tes voies... Mais plutôt, o bon Dieu, rends-le parfait de corps et d'âme et en fais un vif instrument de l'a gloire. de ta grandeur. C'est mon travail et mon ouvrage de le rendre enfant de la mort, mais c'est à toi, bon Dieu, de le faire enfant de ta grâce... Assiste-moi tellement durant mon travail... que je puisse te louer à jamais par les' effets... de ta miséricorde en la préservation de mon fruit pour lequel je demande ta bénédiction, le consacrant à ton service et moi pareillement. Exauce-moi, o grand Dieu, par l'amour du Saint-Enfant Jésus, auquel avec toi et le Saint-Esprit soit tout honneur louanges et actions de grâces maintenant et sans fin (1).

PELLISSON

 

Prière que les femmes enceintes peuvent dire le matin.

 

O mon Dieu, créateur du ciel et de la terre, qui disposez de tout comme bon vous semble, qui avez voulu vous servir de nous pour donner l'être à des créatures qui, par un effet de votre bonté, doivent être un jour capables de vous servir, de vous

 

(1) Le Bouquet d'Eden... pp. 623, seq. Voir du même, 16., p. 627, une très belle « Prière de la femme après l'heureuse délivrance ».

 

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honorer et de vous aimer ; donnez-moi, s'il vous plaît, la force de supporter les incommodités auxquelles vous m'avez assujettie en punition du premier péché. Je les accepte volontiers et vous supplie de tout mon coeur d'avoir pour agréable de les unir aux souffrances qu'il vous a plu endurer pour nous sur la croix, où, nous régénérant à votre Père, avez souffert des douleurs qui sont au-dessus de nos paroles et de nos pensées.

Faites-moi la grâce, Seigneur, que je souffre avec patience celles qui m'arriveront, et que j'aie la force de donner la naissance corporelle à l'enfant que j'ai conçu, afin qu'il puisse recevoir la spirituelle dans votre Eglise, et vivre sur la terre de la vie nouvelle de la grâce, jusqu'à ce qu'il aille vivre de la vie de la gloire dans le ciel. Prenez, mon Dieu, la mère et l'enfant sous votre protection. Je vous en supplie par l'intercession de la Sainte Vierge, mère de votre Fils, le refuge et l'avocate des mères. Ne permettez pas, Seigneur, que l'enfant qui naîtra de moi viole jamais vos saintes lois; mais faites plutôt qu'il les observe si religieusement durant tout le cours de sa vie qu'il mérite d'en recevoir la récompense pendant toute l'éternité (1).

 

QUESNEL

 

Prière d'une femme enceinte pour demander la grâce d'un heureux accouchement.

 

Grand Dieu, qui m'avez donné l'être et la vie..., je vous adore et vous rends hommage de tous vos dons... Entre vos grâces, o mon Dieu, je reconnais celle que vous me faites de me rendre féconde, et de vouloir que je coopère à votre puissance, à votre providence adorable, pour former en moi et faire naître de moi une créature capable de vous adorer, de vous aimer et de jouir éternellement de vous. Achevez, mon Dieu, votre ouvrage en moi, et daignez conserver et conduire à sa perfection le fruit que je porte dans mes entrailles. Protégez-le de tous accidents qui peuvent lui nuire. Ne lui imputez point mes péchés et ne per-mettez pas que les fautes dont je suis coupable à vos yeux, l'empêchent de venir à un heureux terme et de recevoir, par le saint baptême, une nouvelle naissance en Jésus-Christ votre fils.

O Jésus, qui avez voulu être conçu dans le ventre d'une vierge, y demeurer neuf mois entiers sans en abréger le terme..., je vous offre, en l'honneur de ces mystères de votre Incarnation...

 

(1) Exercice spirituel..., par V. C. P., 170-171.

 

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et de votre humble naissance, l'état où je suis, et le fruit que je porte. Bénissez la mère et l'enfant...

Sainte Vierge..., à qui seule il a été dit : Vous êtes bénie entre toutes les femmes et le fruit de votre ventre est béni, faites s'il vous plaît... que le fruit qui est dans le mien participe à la bénédiction de votre Fils adorable... Daignez vous-même offrir à Dieu ce fruit qui est à lui, en l'honneur de l'oblation que vous lui avez faite de votre Fils. Et je vous conjure, par votre maternité divine, de lui obtenir la grâce d'être consacré à lui par le baptême... (1)

 

 

Ce tableau comparatif suggère des réflexions que le lecteur fera de lui-même (2). Il aura bien flairé, je pense, et détesté l'arrière-goût manichéen que je trouve, pour ma part, à la formule jansénisante. Si nous avons été conçus « dans le péché », il ne s'ensuit aucunement que la mère ne puisse « communiquer à son enfant que le péché. » Ce que est de trop. La vie même que nous ont donnée nos mères serait-elle donc un mal pur et simple ! Créés à l'image de Dieu, et déjà racontant sa gloire, infiniment mieux que les étoiles - coeli enarrant... - ces petits êtres n'auraient-ils donc rien d'aimable ? L'immense tendresse dont le prêtre les accueille à la porte de l'église, serait-elle une hérésie ? Quand il demande qu'on laisse venir à lui les

enfants, Notre- Seigneur a-t-il soigneusement spécifié que, non circoncis, ils lui seraient un objet d'horreur? Et puis ne feriez-vous donc pas de différence entre le fruit d'une chrétienne et celui d'une infidèle? Les dons de nature que nous

 

(1) Prières chrétiennes. II, pp. 471-472. Comme on le voit, c'est la même formule que celle de Pellisson, mais plus vivement bérullianisée.

(2) Réflexions de tout genre. Ainsi, dans la formule de Merlin, cette allusion aux « envies » et une allusion toute voisine dans l'autre prière protestante. Remarquez aussi, du point de vue de la langue, les nuances de rythme qui distinguent Godeau de Pellisson. Et encore, dans la formule de Morin, l'heureuse adaptation des nombreux textes de la Bible où il est parlé de l'autruche. L'auteur du Devoir des Mères s'approprie ces mêmes textes, mais pour humilier les Mères qui ne veulent pas nourrir leurs enfants. Il cite le grand texte des Lamentations.., quasi struthio in deserto, et il continue : « La tradition commune est que les autruches ont si peu d'amour pour leurs petits qu'elles abandonnent leurs oeufs. Et Job témoigne que cela est vrai.... » Du devoir des Mères, p. 451.

 

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ont « communiqués » nos mères, leurs façons de sentir et de comprendre, tout cela chez elles n'est-il pas comme imprégné de « surnature »; leur vertu ne nous a-t-elle pas comme adaptés à la grâce du baptême? Remarquez aussi la cruauté, ou, pour trancher le mot, la sottise où les conduit l'obsession de la chute originelle. Eh ! quel besoin de tant rappeler à cette femme, in periculis partis « l'humiliation qui convient à son état » ? Ce qu'elle souffre ne lui crie-t-il pas assez haut qu'elle n'est pas l'égale de la Vierge immaculée (1) ?

Combien plus humaine - et sans doute plus orthodoxe - la formule du Rituel romain, Benedictio mulieris prcegnantis in periculis partus, offrant à Dieu la naissance virginale de Jésus, non pour ajouter une humiliation nouvelle aux douleurs de l'enfantement, mais pour obtenir, par la grâce même de Bethléem, l'atténuation et l'heureuse issue de ces douleurs! « Seigneur Dieu... fort et terrible, mais aussi la bonté même, l'unique Bonté..., qui avez façonné le corps et l'âme de la glorieuse Vierge, pour faire d'elle une demeure digne de votre Fils ..., acceptez le sacrifice d'un coeur contrit, écoutez le désir fervent de votre servante qui vous conjure humblement de lui conserver son fruit...; ut obstetricanti manu misericordiae tuae foetus ejus ad lucem prospere

 

 

 

(1) Je dois avouer à mon vif regret - ou plutôt redire, car je l'ai déjà insinué plusieurs fois - que notre excellente amie Paule est plus ou moins victime de cette même obsession. Dans le chapitre : Des exercices de piété convenables aux femmes enceintes, à Pauline qui lui demande « à quels attributs divins... une femme enceinte participe », Paule répond : « A la fécondité de Dieu, avec cette différence qu'elle produit un fruit de malédiction, au lieu que celle de Dieu est sainte, produisant un file très saint... Toutes les filles d'Adam... conçoivent des enfants semblables à leur premier Père. David reconnaît cette vérité... » Eh ! c'est entendu! Mais notre premier père n'est-il que péché? Si la nature est plus ou moins blessée en lui, l'est-elle à mort, et si bien que tout son être soit uniquement mauvais. « Voilà l’attribut auquel la femme enceinte participe, voilà l'état pitoyable où le péché la réduit, de porter dans ses lianes un misérable pécheur, un enfant d'ire et de malédiction, ennemi de Dieu, esclave du démon et l'héritier de l'enfer ». Instruction, pp. 247-28. Etrange «attribut » que cette « fécondité » uniquement détestable ! Je ne suis pas grand clerc en ces matières, mais je n'arrive pas à comprendre comment ils peuvent ou osent dire que par cette fécondité elle-même et par elle seule, toute mauvaise, la femme « participe à la fécondité de Dieu ».

 

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veniat, ne sanctae generationi servetur (1). » Il est curieux, et si le sujet me le permettait, je dirais qu'il est amusant de voir que de toutes ces « prières pour une femme enceinte », celle du Rituel romain est la seule qui oublie de rappeler la faute de la première femme (2).

Mais ce qui doit le plus nous frapper dans ces formules parallèles, c'est leur unanimité foncière, leur esprit exclusivement religieux et d'un christianisme si intense. Des anciennes superstitions, mêlées depuis toujours au drame de l'enfantement, ces nobles textes ne gardent plus que des traces imperceptibles. Ce sont là de pures prières, non des amulettes. Et, je reprends le refrain que nous imposent, un à un, tous les chapitres du présent volume : pour qu'en de tels moments, des femmes sans nombre aient pu s'approprier de tels sentiments, il faut bien qu'avec notre XVII° siècle français, la civilisation chrétienne soit parvenue à un des sommets de son histoire.

 

(1) Obstetricanti n'est certes pas beau, mais rapporté à la miséricorde divine, il est sublime, Intelligenti pava... Dans les hymnes gallicanes, la lance qui ouvre le côté du Sauveur est appelée souvent obstetrix. Mox obstetrice lancea. Hymnes.., de Cl. Santeul, éd. Chevalier, Paris, 1909, p. 13.

(2) Il est également curieux que seul le Rituel romain rappelle la grossesse d'Elizabeth. Qui Joanem Baptistam.... in utero matris exsultare... Rappelons en passant - car ce thème appartient plutôt à l'histoire des moeurs qu'à celle du sentiment religieux - que nos auteurs insistent avec beaucoup d'énergie sur « l'obligation qu'ont les mères d'allaiter elles-mêmes leurs enfants ». Plus de cent pages là-dessus dans le livre Du devoir des Mères. Il y a là comme une sorte de croisade et dont il semble bien que la première initiative, ou une des premières, en tout cas la plus efficace, soit due à Erasme, longuement cité dans le Devoir des Mères. Tout un chapitre dans l'Instruction sur le mariage, pp. 26o, seq. et dans les Instructions chrétiennes sur les sacrements de M. Letourneux, Paris, 1696, pp. 349, seq. « On sait dit Letourneux, qu'il y en a qui ne le peuvent faire sans de grandes incommodités, et alors elles sont excusables, pourvu qu'elles aient essayé et qu'elles ne s'imaginent pas en l'air, hais qu'elles connaissent par expérience, l'impossibilité où elles sont de rendre à leurs enfants ce qu'elles veulent sincèrement leur rendre. p. 351). Cf. aussi Lazare Bocquillot : Homélies... sur les commandements de Dieu... Paris, 1688. « Il n'y a presque plus, dit-il, que les enfants des pauvres qui soient nourris par leurs mères s (p. 62); mais il ajoute curieusement : « Il y a déjà des femmes de toutes sortes d'états, et même quelques Dames des plus qualifiées, qui s'acquittent de ce devoir avec beaucoup de soin..., depuis qu'elles en ont été instruites. Et il y a sujet d'espérer que, dans un siècle aussi éclairé que le nôtre, on n'aura plus de peine à résister aux impressions de la nature, et aux lumières de la raison et de la foi, qui enseignent toutes cette obligation. » pp. 64-65).

 

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V. - Je ne dis pas son apogée, qui est loin encore. A de menus indices, qu'il serait trop long de recueillir - j'en ai relevé quelques-uns au passage -, et qu'il serait injuste de trop presser, on croit deviner chez presque tous les auteurs de ce temps-là qui ont traité, ex-professo ou incidemment, de notre sujet, une certaine lenteur ou mauvaise grâce à réaliser pour de bon la « grandeur » et la « sainteté » du mariage. Bon gré mal gré, on résiste encore à la divine pureté de François de Sales. Le pli était pris depuis trop longtemps - le vieux pli manichéen et le gaulois, l'un creusant l'autre-, et les sombres tendances du jansénisme n'étaient pas pour l'effacer. Ils ne peuvent se tenir d'enlever d'une main au mariage ce qu'ils lui ont accordé de l'autre, exagérant sans mesure les tentations que doit vaincre l'amour chrétien et plus encore peut-être les « tribulations » dont parle saint Paul. Dans les Instructions sur le mariage que nous connaissons déjà, il y a toute une « quatrième partie » sur « les croix de l'état du mariage » et le « bon usage qu'il en faut faire ». Près de cent pages. Si, après les avoir subies, Pauline se décide à épouser Pammachus, ce sera vraiment que sa vocation n'est pas douteuse.

 

Six sortes de croix, dont la première est la stérilité; la seconde les enfants vicieux; la troisième est la pauvreté; la quatrième est le chagrin des parties lorsqu'elles se déplaisent l'une à l'autre; la cinquième est la jalousie et la sixième est la séparation inévitable (1).

 

Pour la sixième, évidemment! Avouez toutefois, Madame, qu'elle aura du moins l'avantage de mettre fin à la quatrième. Le détail n'est pas plus affriolant que ces vues d'ensemble. A trois ou quatre reprises, Pauline est avertie qu'un de ses fils pourrait bien finir en place de Grève. Et la voici qui déjà s'y prépare :

 

Pauline. Mais quel usage faudrait-il faire de cette croix si

 

(1) Instruction, p. 33o.

 

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dure lorsqu'on a un enfant si misérable que de devenir la proie d'un gibet?

Paule. La patience est un bon et profitable purgatoire; c'est pourquoi il faut supporter cette croix avec patience, et recevoir cet affront en esprit de pénitence, n'ôtant jamais de devant ses yeux une telle abjection, afin de demeurer dans la souffrance de cette croix honteuse (1).

 

Pour un peu, on lui conseillerait de faire peindre, d'ores et déjà, et de contempler soir et matin pendu ce petit Paulin qui n'existe pas encore. Le reste à l'avenant, et parfois avec des précisions réalistes que Paule eût bien fait de garder pour elle, ou pour lui. Car c'est un docteur et d'une maladresse vraiment masculine (2). Excellent toutefois lorsqu'il revient à la mystique de son sujet.

 

(1) Instruction, p. 343.

(2) Les chapitres sur ce qu'il appelle « l'inconstance des noces » et sur la jalousie sont assez extraordinaires « Que conseilleriez-vous de faire à la vie débauchée d'un mari », demande Pauline ? « Qu'on se servît de trois moyens pour travailler à sa conversion. Premièrement qu'on usât à son égard d'une innocente dissimulation.... Les témoignages des fâcheries d'une femme envers le mari, au sujet de sa vie débauchée, bien loin de servir à l'en retirer, l'y plongent davantage; etc.. etc.. » Jusqu'ici rien d'imprévu. Mais « le second moyen » est une trouvaille : « C'est de ne parler jamais des personnes que l'on soupçonne contribuer à sa débauche. Au contraire, je conseillerais qu'on les louât devant le mari; mais que la vérité, la justice et la prudence conduisent en cela la langue. Il est bon de blâmer les vicieux en général, mais il n'est pas toujours utile de les tancer dans le particulier; par ce moyen on se garantit d'un redoublement de haine..., on attire la bienveillance du mari et de ses complices ; par ce moyen on travaille fortement à leur conversion.... Cette louange est comme la voix du sage enchanteur; si le mari prête l'oreille à cette voix charmante, il sera pris heureusement... Hélas ! quelquefois ce n'est qu'un chétif ornement, mis d'une certaine manière, qui les a rendus esclaves du péché. » Ce « chétif ornement » - mettons un nœud de ruban, - veut-il que l'épouse délaissée le vante? «La femme prudente ayant découvert par cette adresse de la charité le noeud fatal qui le lie si malheureusement, n'entreprend pas de le rompre de force... mais, au contraire, elle prend ses précautions de loin pour se rendre agréable... et, attirant l'amour du mari à soi par des attraits innocents, elle éteint les feux illégitimes. » Sur quoi la pauvre Pauline ahurie, et on le serait à moins : « Mais cette louange que vous conseillez est-elle compatible avec l'esprit du christianisme qui est l'esprit de simplicité, de sincérité et de justice? Pour ne point mal parler de ces gens, là encore, passe! Mais de les louer, je n'en demeure pas d'accord ». Le docteur achève de se noyer, mais il n'en tient que plus fort à son invention. Eh! quoi, dit-il, pour avoir un défaut, cette personne ne les a pas tous ensemble. « Une fille peut avoir de l'esprit, être agréable, civile, etc... » ; « Taisant le mal qu'on reconnaît en ces personnes-là, on peut, pour les fins que nous avons dites, les louer pour les biens que l'on remarque en elles... « Pauline : » Enfin, quel est le 3e moyen? » Instruction, pp. 388-390. Tant il est vrai que la discrétion reste le qualité maîtresse d'un directeur. Eh! 'de quoi ce nigaud va-t-il se mêler ?

 

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Paule. C'est assez dire que ce sont des croix, pour les faire aimer et chérir d'une âme vraiment chrétienne. Les saints ont tant eu d'estime pour les souffrances, qu'ils les ont toujours préférées aux visions et révélations, et à toutes les extases des contemplatifs. Les souffrances.., ont ce grand avantage que de faire en l'âme impression de la sainteté, qui la sépare de toutes les créatures pour l'appliquer à Dieu seul (1).

 

Le livre s'achève du reste sur un acte de pur amour. C'est au sujet de la dernière des croix conjugales, et, souvent, très souvent, quoiqu'ils en disent, de la plus cruelle de toutes.

 

Pauline. Lorsqu'une des parties meurt, que doit faire l'autre?

Paule. Pour faire un saint usage de cette croix, il faudrait imiter cette sainte princesse de Thuringe, lorsque étant revenue à elle après être tombée en pâmoison à la première nouvelle de la mort de son cher époux, elle se tourna vers Dieu, lui disant dévotement : « Mon Dieu, vous savez combien j'aimais le duc mon mari, parce que vous l'aimiez et parce que vous me commandiez de l'aimer. Quand bien je le pourrais ressusciter avec un seul de mes cheveux, je ne voudrais pas le faire contre le moindre degré de votre volonté. C'est pourquoi, je vous supplie de lui donner un éternel repos, et à mon âme la grâce de vous servir fidèlement.» - C'était une amitié très pure et bien parfaite que celle-là (2).

 

Quatre ou cinq ans avant cette Instruction, où Paule déroule avec une impassibilité rassérénante le film des innombrables catastrophes que nous avons dites, paraissait un autre catéchisme conjugal, où ces mêmes catastrophes occupent encore plus de place : Le vrai dévot considéré à l'égard du mariage et des peines qui s'y rencontrent. Paris, 1679 ; livre dont je ne connais qu'un seul exemplaire, rempli de microbes pathétiques et dont la saleté repoussante

 

(1) Instruction, p. 332.

(2) Ib., pp. 419-420.

 

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atteste qu'il a été longtemps et pieusement manié.

Dès les premiers mots, nous perdons toute espérance. Cette matière des mal mariés, nous dit-on, « regarde un nombre infini de personnes et presque autant qu'il y en a qui sont engagées dans le mariage ». D'où le besoin pressant d'un tel livre,

 

pour consoler ceux qui n'ont pas été fort heureux dans le choix qu'ils ont fait d'abord, et qui ne reçoivent que des dégoûts et des mauvais traitements de ceux-là mêmes qui devraient être leur plus grande joie... II n'y a point de personne sage qui ne gémisse de ces désordres. Ils ne font rire que les personnes insensées..., et on peut dire que c'est par la part qu'on a prise aux douleurs de ces personnes affligées que l'on a mis ici ces petites réflexions (1).

 

Un brave homme, prêtre sans doute, moins sublime que notre docteur de tantôt, mais plus humain. Ce genre particulier de souffrance l'émeut profondément, lui paraît quelque chose de monstrueux.

 

Qui peut assez plaindre deux personnes qui sont en même temps si unies et si divisées? A quoi se peuvent-elles attacher, lorsque la chose pour laquelle il semble qu'elles pourraient avoir plus d'attache, est ce qui les afflige le plus? Leur maison, leur société, leur présence, leur vue, leur seul souvenir ne leur offre que des matières d'inquiétudes nouvelles. S'ils pouvaient ne se plus jamais voir, ils commenceraient d'être en paix, mais parce qu'il faut qu'ils se voient toujours, ils ne sont jamais en repos. Ils se connaissent trop pour s'aimer, et ils ne s'aiment pas assez pour se supporter, Ils souhaitent mille fois de n'avoir jamais été ensemble. Ils désireraient aussi peut-être que la mort de l'un des deux fît qu'ils ne fussent plus ensemble, et, après tous ces souhaits, ils se retrouvent toujours unis à leur ordinaire... Mais c'est en vain que l'on fait ici des peintures des mauvais ménages. Il n'y a personne, pour peu d'expérience qu'il ait de ce qui se passe dans le monde, qui n'en ait plus vu que l'on n'en peut

 

(1) Le vrai dévot, pp. 3-4.

(2) Ib., pp. 10-12. Et plus loin, prenant son courage à deux mains: « Un mari vit avec sa femme, si on l'ose dire, de Turc à More » (p. 33).

 

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Très sagement, il s'en tient à ces termes généraux, pressé d'arriver au thème consolateur qui fait l'objet de son livre : Dieu ne peut permettre de telles épreuves que pour achever la sainteté des mal mariés. Il est plein de vues ingénieuses, et même, bien qu'il écrive lourdement, il rencontre parfois de bonnes formules. « On entre dans le mariage comme si on n'avait pas besoin de Dieu pour être heureux (1). » Et ceci qui est d'un psychologue assez pénétrant :

 

Ils s'ennuient dès qu'ils se voient seuls l'un avec l'autre. Mais qui est l'homme qui ne s'ennuie pas de même, lorsqu'il se trouve seul avec lui? L'homme qui n'est pas fidèle à Dieu, quoiqu'il n'aime que soi, ne hait rien tant néanmoins que de demeurer avec soi.

 

Suivent des considérations à la Candide, et qui n'eussent pas convaincu Voltaire :

 

On pourrait dire... qu'un mari et une femme qui vivent ainsi l'un avec l'autre, ne vivent pas tant l'un pour l'autre, que pour ceux qui sont témoins du peu d'union qu'ils ont entre eux. Leurs divisions et leurs querelles servent en quelque sorte à rétablir la paix dans l'âme de ceux qui les voient et qui gémissent de leurs vacarmes.

 

Leçon de choses qui ne sera pas moins utile à ceux qui la donnent :

 

Si leur mariage ne peut leur être doux, par la paix qui devrait y régner, qu'il leur soit utile par ses divisions, en leur représentant leur division d'avec Dieu, avec qui ils avaient fait une si étroite alliance. S'ils avaient encore quelque lieu de se consoler, ce serait de voir le fruit et qu'eux-mêmes et que les autres pourraient tirer de leur état (2).

 

Mais j'en viens vite au passage le plus curieux, et pour moi, du moins, le plus irritant de ce livre. S'il faut en croire

 

(1) Le vrai dévot, p. 23.

(2) Ib., pp. 35-38.

 

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notre bonhomme, le bienfait le plus précieux, la plus haute gloire des mariages malheureux, est de remplir « en quelque sorte les monastères », « les peines des femmes mariées » servant ainsi « à la tranquillité des vierges ».

 

Car entre les vierges consacrées à Dieu, combien y en a-t-il qui n'ont commencé à se porter à embrasser pour toute leur vie l'état de la virginité que par la considération de ces mariages malheureux? Ces querelles et ces disputes entre .un mari et une femme ont été comme un moyen dont Dieu s'est servi pour leur taire choisir la religion... Ainsi, par une espèce de prodige, les mariages servent en quelque sorte à la virginité, et, plus ils sont laids, plus ils servent à produire la beauté des vierges. Si tous les mariages étaient heureux, des millions de saintes filles, qui servent Dieu purement dans les cloîtres, n'y seraient peut-être jamais entrées. Mais les divisions d'un mari avec une femme... leur ont fait choisir un état où elles pourraient vivre sans division avec un époux invisible. Il n'y a point de séparation de père et de mère qui ne leur ait paru douce en entrant en religion, par la sage crainte qu'elles ont eue de tomber en se mariant dans ces malheureuses unions. Elles se sont représenté combien tous les jours des femmes engagées dans les mariages pénibles souhaitaient d'être religieuses, et elles ont cru sagement qu'elles devraient... se mettre en état de jouir de ce que les autres ne désirent plus qu'inutilement. Sans attendre leur expérience particulière, elles se sont tenues de bon coeur à l'expérience des autres, pour prendre de bonne heure le parti le plus sûr, que les femmes mariées avaient laissé échapper. Heureuses mille fois de ce que la miséricorde de Dieu, en leur ouvrant d'un côté les yeux pour voir les peines du mariage,

 

les leur a fermés de l'autre « pour les empêcher de trop s'arrêter aux petites peines de la religion (1)! »

Imagine-t-on rien de moins « religieux », de plus sordide (2) ? Eh! je sais bien que ce thème ne lui appartient pas en

 

(1) Le vrai dévot, pp, 117-121.

(2) Cf. une philosophie, à peu près semblable, dans le livre, d'ailleurs assommant, de Damoiselle Gabrielle Suchon : Le célibat volontaire ou la vie sans engagement, Paris, 17oo. Cette lourde personne ne méprise ni la vie religieuse, ni le mariage, mais elle fait le panégyrique de ce qu'elle appelle curieusement l'état « neutraliste ». Les dames neutralistes « possèdent plusieurs avantages : elles ne sont point en danger de souffrir les mauvais traitements d'un mari et d'en supporter le fâcheux naturel et l'humeur bizarre... Elles ne sont pas exposées à ses soupçons.... et à la jalousie...; elles n'appréhendent pas un changement d'amitié, toujours fâcheux et pénible. Enfin leur coeur est libre de l'amour des hommes et des empressements qui l'accompagnent toujours. » I, pp. 263-264. « Le soin et l'éducation des enfants est d'une si grande importance que c'est un avantage aux personnes qui n'y sont pas obligées. » II, p. 266. Voici mieux : « Sous ce terme de vie innocente que j'attribue à cet état, l'on y doit comprendre non seulement la continence et la chasteté, mais aussi une certaine disposition d'esprit, exempte de malice, d'envie, de fourberie, de finesse et de tromperie; car, quelque chaste que soit une personne, elle ne saurait être innocente; si son âme est préoccupée de ces fâcheuses dispositions qui rendent l'esprit malicieux, superbe, envieux, trompeur... C'est pourquoi je suis bien aise d'avertir le lecteur que les parfaites Neutralistes sont sans fraude, sans duplicité, sans malice. » I, p. 1o5.

 

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propre, mais je ne crois pas qu'on l'ait jamais amplifié avec une rhétorique aussi épaisse, une candeur aussi niaise, une complaisance aussi plate. Non, ce n'est pas la peur de souffrir, c'est au contraire le goût, la folie de la Croix qui doit peupler les monastères ; c'est le pur amour de Dieu, aimé pour lui-même, et non subi comme un moindre mal. Le reste, à quoi elles n'ont pas songé d'abord, n'est donné que par surcroît à ces âmes héroïques, et ne leur est pas toujours donné. Et quoi qu'il en soit des principes, tout cela, dans l'ordre des faits, ne tient pas debout, si j'ose ainsi m'exprimer. Ce bonhomme vivait dans la lune. Mal avisé l'historien des couvents au XVIIe siècle qui prendrait au sérieux ces affirmations fantastiques. Pour une fille qu'aura poussée en religion l'horreur des querelles conjugales, on en trouverait cinquante, qui n'ont pris le voile que parce qu'elles ont été forcées de le prendre, passant « du désespoir de ne se pouvoir marier à celui d'être engagées témérairement dans le cloître (1). »

Il est beau du reste que ce prêtre si pitoyable, s'il se fait une idée aussi bourgeoise des vocations de son temps, prête du moins sa propre noblesse et sa religion très haute aux époux chrétiens qu'il veut éperdûment consoler. Réjouissez-vous, dit-il à sa pénitente, quand. celle-ci vient lui raconter une nouvelle scène de son mari : c'est pour vous la béatitude promise à ceux qui pleurent, - Oui, mon père, mais cette fois,

 

 (1) Frain du Tremblay, op. cit., p. 142.

 

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c'était en pleine rue, tout le monde pouvait l'entendre et je ne savais plus où me mettre. - A la bonne heure, ma fille, réjouissez-vous de plus belle, songeant aux vocations qu'aura précipitées ce tapage. Heureuse êtes-vous d'avancer ainsi le règne de Dieu ! - Plus d'une, croyez-le, était capable d'entendre ce langage, et de s'élever ainsi, par ce chemin qui semble comique à nos mauvais yeux, jusqu'aux plus hautes cimes du pur amour. Et, en lui disant adieu apaisée, réconfortée, un peu amusée peut-être, il lui donne une petite feuille qu'elle devra réciter chaque jour et deux fois les jours de scène : la prière de la mal mariée :

 

Je suis mal entrée dans un état qui de lui-même est saint, et vous m'en avez punie par les contradictions que je souffre... ; et puisque mon peu de sagesse m'a rendu la grâce du sacrement si inutile, (mais non!) que votre bonté me rende au moins vos châtiments salutaires. J'ai eu en me mariant le coeur occupé d'un plaisir imaginaire...; et vous m'avez mis dans l'impuissance d'y goûter aucune douceur, par les peinés que j'y souffre, qui m'avertissent de ne chercher la paix qu'en vous seul.

O Dieu, qui arrachez vos élus des faux biens, où ils voulaient mettre leur repos..., vous, mon Dieu, dont la Providence ne se trompe jamais..., vous qui remplissez de mille peines l'union du monde qui devrait être la plus douce...; je vous loue, mon Dieu, de ce que votre miséricorde m'a forcée en quelque sorte de retourner à vous... Si cette alliance avait été plus heureuse et plus paisible, elle m'aurait plus divisée d'avec vous. Que les troubles donc qui y arrivent si souvent me rejoignent à vous, o mon Dieu, et que ne pouvant trouver la paix avec la personne du monde de qui je la devrais le plus attendre, je puisse la trouver avec vous (1).

 

 

Et l'oraison continue, apaisante par sa longueur même et l'harmonieux balancement de ses périodes. Encore mon exemplaire, tant versatus jadis, n'en conserve-t-il que des fragments. Plusieurs pages manquent, celles peut-être que récitait le plus souvent la pauvre femme inconnue qui possédait cet exemplaire. Je veux croire que les pages

 

(1) Le vrai dévot, pp. 173-184.

 

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perdues sont celles même où la victime demandait grâce pour son bourreau (1).

V. - Pour eux, l'éducation de l'enfant commence dès avant sa naissance.

 

Pauline. Que peut-on faire pour disposer l'enfant à la vie civile et à la vie chrétienne, dans le temps de la grossesse ?

Paule. La mère doit travailler à mortifier ses propres

 

1. Le véritable esprit de l'Église ne permet, ni qu'on salisse le mariage, ni qu'on le montre, quoique très saint, aussi noir que l'enfer. Saint Paul n'est donc pas responsable des exagérations ridicules que trop d'écrivains déduisent de son fameux texte : habebunt tribulations hujusmodi. Voici du reste sur ce point une forte page de Fénelon, infiniment plus nuancée et presque parfaite. D'ailleurs peu connue. Elle se trouve dans un Entretien sur la vie religieuse, longtemps attribué à Bossuet : « Vous avez entendu l'Apôtre... Ceux qui entrent dans les liens du mariage souffriront les tribulations de la chair... Vous le voyez, la chasteté n'est pas un joug dur et pesant...; au contraire, une liberté, une paix, une douce exemption des soucis cuisants et des tribulations amères qui affligent les hommes dans le mariage. » Il est très curieux, soit dit en passant, que Fénelon, pour cette fois, néglige délibéremment de se mettre au point de vue du plus parfait. Laissons, avait-il dit en commençant, « laissons donc pour un moment toutes les vues d'une perfection sublime; ne parlons que d'amour de son salut, que d'intérêt propre, de douceur et de paix dès cette vie. » Attitude, non seulement orthodoxe, mais qui peut être bienfaisante; c'est d'ailleurs, celle où se place saint Paul quand il parle de ces « tribulations » qu'il voudrait épargner aux fidèles. « Je voudrais, dit-il encore, vous voir dégagées de tout embarras. » « Le mariage est saint, reprend Fénelon honorable, sans tache, selon la doctrine de l'Apôtre, mais, selon le même Apôtre, il y a une autre voie plus pure et plus douce; c'est celle de la sainte virginité. » Encore une fois, tout cela est traditionnel, mais remarquez la gradation: « plus pure », d'abord et c'est la raison foncière de son éminence; ensuite, et comme par surcroît, « plus douce ». L'état de virginité se trouverait-il plus pénible que l'état de mariage, il resterait quand même en soi plus parfait. Puis, le très curieux développement : « Demandez, voyez, écoutez; que trouverez-vous dans toutes les familles, dans les mariages mêmes qu'on croit les mieux assortis et les plus heureux, sinon des peines, des contradictions, des angoisses ? Les voilà ces tribulations dont parle l'Apôtre. Il n'en a point parlé en vain. Le monde en parle encore plus que lui. Toute la nature humaine est en souffrance (Oui, certes, mais hélas, dans tous les états). Laissons là tant de mariages pleins de discussions scandaleuses; encore une fois prenons les meilleurs. Il n'y paraît rien de malheureux; mais, pour empêcher que rien n'éclate, combien faut-il que le mari et la femme souffrent l'un et l'autre. Ils sont tous deux également raisonnables, si vous le voulez - chose très rare, et qu'il n'est guère permis d'espérer - mais chacun a ses humeurs, ses préventions, ses habitudes, ses liaisons. Quelque convenance qu'ils aient entre eux, les naturels sont toujours assez opposés pour causer une contrariété fréquente dans une société si longue... On se lasse, le goût s'use... Il faut à toute heure prendre sur soi et ne pas montrer tout ce qu'on y prend... La complaisance diminue, le coeur se dessèche, on se devient une croix l'un à l'autre. On aime sa croix, je le veux, mais c'est la croix qu'on porte. Souvent on ne tient plus l'un à l'autre que par devoir tout au plus, ou par une certaine estime sèche, ou par une amitié altérée et sans goût, qui ne se réveille que dans les fortes occasions. Le commerce journalier n'a presque rien de doux; le coeur ne s'y repose guère; c'est plutôt une conformité d'intérêt, un lien d'honneur, un attachement fidèle, qu'une amitié sensible et cordiale. Supposons même cette vive amitié, que fera-t-elle ? Où peut-elle aboutir ? Elle cause ans- deux époux des délicatesses, des sensibilités, des alarmes. Mais voici où je les attends (Affreuse parole, et que je ne lui pardonnerais pas s'il n'allait, pas réparer aussitôt et splendidement cette fougue doctorale.) Enfin il faudra que l'un soit presque inconsolable à la mort de l'autre, et il n'y a point dans l'humanité de si cruelles douleurs que celles qui sont préparées par le meilleur mariage du monde. » (Oeuvres complètes. V, pp. 689-691, passim).

­­                Le beau texte ! Mais qui ressemble à la prophétie de Balaam. Fénelon est venu pour maudire, et il s'en acquitte comme il sait le faire, mais il finit par bénir, et de quelle bénédiction! Pas « de plus cruelles douleurs » ici-bas, que celles d'un mariage déchiré par la mort. Ajouterai-je hardiment qu'il n'a pas compris les tribulationes de saint Paul! Qu'y a-t-il, en effet, dans cette longue suite d'épreuves, qui soit épargné aux vierges, à celles du moins qui vivent en communauté ? Y a-t-il, en dehors des ermites, une seule condition au monde où l'on ne doive pas « à toute heure prendre sur soi ?... Et comment peut-il dire, lui Fénelon, que plus l'on prend sur soi, plus « le coeur se déssèche »? Qui suis-je pour le harceler ? Mais enfin cette phrase spécieuse : « On aime sa croix, je le veux, mais c'est la croix », n'a pas de sens. La croix que l'on aime, n'est plus une croix. Vides crucem, lui dirait saint Bernard, non vides unctionem. Avec cela, le plus piquant et le plus aimable des paralogismes. Tous ces traits : « estime sèche », « amitié sans goût », « presque rien de doux », mais ce sont les propres traits, dont il use cent fois dans ses lettres, quand il veut se peindre lui-même, ses amitiés, sa dévotion. Ajoutez à cela une observation qui saute aux yeux, et que néanmoins la plupart de nos auteurs s'accordent à négliger. « Ne devons-nous pas être persuadés - écrit le P. Bellati, jésuite et académicien d'Italie (la Crusca) - qu'en cette matière comme en d'autres semblables, les difficultés que nous avons à franchir diminuent bien loin d'augmenter et même s'évanouissent souvent tout à fait par le précepte. Il est hors de doute que le sacrement du mariage oblige les époux à avoir entre eux un amour réciproque. Nous devons conclure de là qu'il accompagne l'obligation ,qu'il leur impose de certaines grâces particulières, que l'on nomme dans 1'Ecole sacramentales, lesquelles les aident à concevoir et à nourrir cet amour, lesquelles sanctifient même cet amour en sorte que, quoique naturel par rapport à son objet, il devient surnaturel par rapport à son principe. » Les obligations d'un époux chrétien envers son épouse, par le R. P. Bellati de la C. de J. traduites de l'italien par un Père de la même Compagnie, Lyon, 1718, pp. 20-21.

 

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passions et pratiquer elle-même les vertus morales dans lesquelles consiste la conduite de la vie civile..., parce qu'en ce temps-là les dispositions de la mère s'impriment par le pinceau de la nature sur le tempérament de l'enfant, et l'enfant, ayant une égalité de tempérament par le soin de la mère, reçoit dès lors une préparation avantageuse pour la vie civile. Et, pour disposer l'enfant à conserver l'esprit du christianisme lorsqu'il l'aura reçu par le baptême, une mère chrétienne doit s'exercer dans la pratique des vertus chrétiennes (1).

 

 

(1) Instruction, pp. 245, 246.

 

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Une fois baptisé, qu'elle travaille sans cesse à l'imprégner de sa propre foi.

 

Pauline. Quelles pratiques intérieures sont propres pour les nourrices?

Paule. Elles peuvent utilement s'appliquer à honorer la Providence divine, dans le soin universel que Dieu prend de la conservation de l'homme... Lorsqu'une mère donne à téter à son enfant, qu'elle élève son coeur à Jésus-Christ pour adorer sa charité, qui lui a fait instituer le Saint Sacrement de l'Autel... Lorsqu'eIle divertira son enfant, qu'elle pense à la bonté de Dieu, qui... essuie les larmes des siens et les caresse en père.

 

Qu'en bonne bérullienne, et à l'exemple de la Sainte Vierge, elle « réfère à Dieu tous les services n qu'elle rend à son nourrisson. Pour lui, plus encore que pour elle-même, qu'elle s'exerce

 

dans les pratiques de piété, intérieures et extérieures, en fermant souvent sur ces petits le signe de la croix, leur insinuant le respect pour les dévotes images et les lieux saints, leur apprenant pour premières paroles les beaux noms de Jésus et de Marie... o la belle dévotion que d'élever un enfant pour le ciel (1) !

 

 

Un oratorien breton, le P. Fleur, ému et enchanté – et qui ne le serait ? - par une des théories les plus difficiles, mais aussi les plus augustes, de saint Thomas, a imaginé une pratique d'oblation à Dieu que tous les enfants sont obligés de faire sous peine de péché, lorsqu'ils commencent de raisonner, et que nous pouvons tous réitérer devant le Saint-Sacrement.

 

Comme les rayons du soleil n'ont pas plus tôt touché les corps qu'ils rencontrent qu'ils ne se relancent sur lui et remontent à leur principe, les chrétiens, dès qu'ils commencent à se mêler parmi les créatures, et d'ouvrir les yeux pour les considérer, sont obligés d'offrir à Dieu le premier usage de leur esprit, et de lui présenter les prémices de leur vie. C'est la pensée de saint Thomas et de quelques autres théologiens,

 

(1) Instruction, pp. 255-267.

 

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pensée très chère au P. de Condren,

 

qui croient que personne ne peut se dispenser de cette obligation sans pêché. Faites donc cette oblation par Jésus Christ :

Docteur des Anges! Père des hommes! Adorable et divin Sauveur, je m'unis à vous et j'offre à Dieu avec vous les prémices de mes actions, et les premiers usages de ma vie. Dieu éternel, je vous rends l'être que j'ai reçu de vous, et je le donne tout à Jésus caché dans le Saint Sacrement, afin qu'il vous le présente en mon nom, et qu'il vous le rende... Je veux que ma personne et tout ce qui en peut dépendre ne soit qu'à vous éternellement (1).

 

Dévotion chimérique et sublime tout ensemble. Qui peut saisir, en effet, la minute solennelle, et peut-être plus décisive que toutes celles qui suivront, où l'âme de l'enfant se trouve soudain capable du grand choix ou du grand refus? Mais quoi qu'il en soit de la théologie subtile qu'elle réalise - et que nous n'avons pas à discuter - cette pratique a du moins, aurait plutôt l'avantage de stimuler et d'orienter la vigilance des parents chrétiens.

 

Pauline. En quoi consiste la bonne éducation que l'on doit donner aux enfants?

Paule. Elle consiste principalement dans l'instruction chrétienne. Cette obligation est très étroite aux pères et aux mères; l'oeuvre de miséricorde d'enseigner les ignorants devient un précepte à ceux qui, portant la qualité de pères, reçoivent de Dieu la mission par laquelle ils sont associés à Notre-Seigneur, dans une des plus illustres charges qu'il ait reçu de son Père (2).

 

« Les meilleurs catéchistes, estime l'abbé Fleury, seraient les pères de famille », et « les mères à proportion ». Meilleurs que les prêtres. Nous, prêtres,

 

nous ne parlons aux enfants qu'a l'église, à certains jours, pendant peu de temps. Les enfants y sont plusieurs ensemble, extrêmement dissipés par la compagnie, par les divers objets qui les frappent de tous les côtés, et qui ne leur sont pas familiers.

 

(1) L'Adoration du Très Saint Sacrement de l'Autel, par le R. P. Floeur, prêtre de l'oratoire de Jésus, Rennes, 1658, II, pp. 51-53.

(2) Instruction, p. 268.

 

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Pendant que vous êtes tourné d'un côté, l'autre se dérange; si vous vous appliquez à un enfant, dix autres badinent; e'est toujours à recommencer. Au contraire, dans la maison, les enfants sont plus recueillis parce qu'ils sont plus libres... Leurs pensées sont plus tranquilles, ils ne voient rien qui leur soit nouveau. Un père, qui n'en a que deux ou trois, accoutumés à le respecter, n'a pas de peine à les tenir dans le devoir... Il connaît la portée de leur esprit..., il peut les instruire tout à loisir et y donner tout le temps nécessaire, et ce temps doit être long... Il faut y revenir souvent et continuer l'instruction pendant plusieurs années... Je ne dis rien ici que je n'aie vu et que je ne sache par expérience (1).

 

Les leçons en forme, dont l'efficace est, d'ailleurs, assez incertaine, ne suffiraient pas. C'est tous les jours, à tout propos, et hors de propos que cette lente initiation doit se poursuivre.

 

Par exemple, en leur apprenant à se tenir le corps droit, à être propres, à être honnêtes et civils, donnez-leur la vue de quelque intention sainte... «  Mes enfants, tenez-vous droits et dans une posture bien séante, car Dieu est présent partout... », et de là vous pourrez passer à une chrétienne instruction.

Pauline. Comment cela ?

Paule. En poursuivant à leur dire. Regardez comme Dieu vous a formés d'une figure différente des autres animaux... ; ils sont tous courbés. Ha!.. c'est parce que ces animaux n'ont point d'autre fin que la terre... Il faut donc, puisque nous ne sommes au monde que pour Dieu, lequel nous a créés d'une posture propre à regarder naturellement le ciel..., nous maintenir dans la figure qu'il nous a donnée... (2)

 

Mais, demande Eugène, dans les Conversations de Frain du Tremblay sur les jeux,

 

à quel âge commencerez-vous de leur donner ces grandes instructions dont à peine est-on capable dans la plus grande maturité?

 

(1) Fleury, préface du Grand catéchisme historique, édition Lefèvre, Paris, 1844, pp. 464-465.

(2) Instruction, pp. 277-278.

 

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Théophile. Ces instructions sont grandes à la vérité, parce que tout ce qui a rapport à notre salut est grand; cependant elles sont très simples, elles dépendent de peu de connaissances, et on en peut être persuadé d'une simple vue... On les doit donner aux enfants dès qu'ils commencent à avoir quelque discernement.

 

Pourquoi même attendre ce qu'on appelle « l'âge de raison », comme si les mystérieuses activités de leur âme profonde ne devançaient pas cet âge? « Si on disait souvent à un enfant, qui ne sait peut-être pas même encore parler, que l'on n'est ici bas que dans une terre étrangère où nous faisons un laborieux voyage pour arriver à notre patrie », il entrerait insensiblement « dans l'intelligence de ces paroles

qui lui seraient devenues familières ».

 

Eugène. Je ne crois pas que vous trouviez personne, même de celles qui sont les plus pieuses, qui voulût s'assujettir à tenir ce langage aux enfants (1).

 

C'est que trop souvent l'on mesure « le respect et l'estime qu'on doit avoir pour les enfants,

 

par la faiblesse et la petitesse de leur corps, au lieu de les considérer par l'excellence et la noblesse de leurs âmes, et par les dons qu'ils ont reçus du Saint-Esprit au baptême... Il faut, par un acte de foi, les considérer selon qu'ils sont aux yeux de Dieu (2).

 

Si je ne cite pas Fénelon qui, de son côté, donne aux parents chrétiens les mêmes directions, c'est que tout le monde a lu, ou dû lire, dans le merveilleux Traité de l'éducation des filles, le chapitre sur le moyen de a faire entrer dans l'esprit des enfants les premiers principes de la religion », et, « sans les presser », de « tourner doucement le premier usage de leur raison à connaître Dieu (3). » Directions

 

(1) Pauline fait de son côté la même objection : « Mais c'est se rompre la tète en vain que de dire ces choses à de petits enfants qui ne sortent qu'à peine de la mamelle », Instruction, p. 281.

(2) Fraie du Tremblay, Conversations morales sur les Jeux et les Divertissements, Paris, 1685 (réédité en 1701), pp. 372-378.

(3) Chapitres VII et VIII.

 

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moins chimériques et même moins laborieuses qu'on ne le croirait aujourd'hui. Les pères et les mères n'auront pas travaillé moins efficacement que les éducateurs de métier à christianiser la France de ce temps-là. Fleury invoquait tantôt sa propre expérience, et Fénelon, nous assure, de son côté, qu'il a vu des enfants de quatre ans pleinement accessibles à des instructions de ce genre.

 

Autant que ma mémoire me le peut suggérer, écrit dans ses Mémoires le génovéfain Beurrier, - celui-là même qui assista Pascal mourant - j'ai commencé à ressentir les impressions (de la divine lumière) environ l'âge de huit ans, que vous vous êtes fait connaître à mon âme, en me faisant faire des réflexions sur moi-même par rapport à votre adorable Majesté... Il est vrai que je fus bien pressé par ma bonne mère et ma soeur Madeleine, mon aînée, qui prenait un soin tout particulier de mon éducation dans la vie chrétienne. Elle me faisait lire de bons livres..., elle m'apprit à dire mon chapelet et le petit Office de la Vierge..., et pareillement ma mère; et elles m'obligèrent d'aller à tout l'office de notre paroisse, aux prédications, processions, etc... Ma bonne soeur... me fit régler mon temps et mes actions journalières... Elle me faisait lever à quatre heures en été et cinq heures en hiver, et nous allions ensemble entendre la première messe qu'on disait dans Notre-Dame (de Chartres), où elle communiait trois ou quatre fois la semaine... Etant de retour, je me mettais à l'étude, et ensuite elle me faisait déjeuner, et puis je me remettais à l'étude jusqu'à la classe; car elle me persuada si bien que je commençai à être avaritieux du temps..., de sorte que je suis naturellement géhenné quand je m'aperçois que je perds le temps (1).

 

Après tout il s'agit moins de les instruire, au sens scolaire de ce mot, que de familiariser leur coeur avec les choses divines. A quoi serviront, plus que tous les catéchismes

 

 

(1) E. Jovy, Pascal inédit, III, Les contemporains de Pascal d'après les mémoires inédits du P. Beurrier, Vitry le François , 1910, pp. 263-266. « Ma bonne mère, dit-il encore, à toutes les bonnes fêtes, me menait avec elle aux matines de la cathédrale et durant icelles, nous nous confessions..., nous allions entendre la messe dans la chapelle sous terre et nous y communiions et souvent nous entendions plusieurs messes basses; ce qui n'empêchait pas que nous ne fussions à la messe paroissiale et aux autres services de notre paroisse ».

 

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dogmatiques, les « belles histoires » des deux Testaments et de l'Église.

 

Il faut tâcher, disait Fénelon, de leur donner plus de goût pour les histoires saintes que pour les autres, non en leur disant qu'elles sont plus belles, ce qu'ils ne croiront peut-être pas, mais en le leur faisant sentir sans le dire.

 

Ces belles histoires, « qui ôtent la sécheresse des catéchismes, où les mystères sont détachés des faits (1) ».

 

Je connais un homme entre autres, dit encore l'abbé Fleury, qui est passablement instruit de sa religion,

 

c'est de lui-même qu'il doit parler,

 

sans avoir jamais appris par coeur les catéchismes ordinaires, sans avoir eu pendant l'enfance d'autre maître que son père. Dès l'âge de trois ans, ce bonhomme le prenait sur les genoux, le soir, après s'être retiré, lui contait familièrement, tantôt le sacrifice d'Abraham, tantôt l'histoire de Joseph, ou quelque autre semblable; il les lui faisait voir en même temps dans un livre de figures, et c'était un divertissement dans la famille de répéter ces histoires. A six ou sept ans, quand cet enfant commença à savoir un peu de latin, son père lui faisait lire l'Évangile et les livres les plus faciles de l'Ancien Testament. Il lui est resté toute sa vie un grand respect et une grande affection pour l'Écriture sainte et pour tout ce qui regarde la religion (2).

 

Ce respect pour la Bible, c'est déjà la religion même. Dès que les enfants sentent que ce n'est pas là un livre comme les autres, un grand pas est fait. Écoutez à ce sujet Messire Claude Joly, chantre de l’église de Paris et, en cette qualité, « directeur et juge des petites écoles de la ville, faubourgs et banlieue de Paris » :

 

Il est encore à propos de donner aux enfants une grande idée et une forte opinion de l'excellence des Lettres Saintes et leur

 

(1) Education des filles, chapitre VI : De l'usage des histoires pour les enfants.

(2) Fleury, op. cit., p. 465.

 

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persuader qu'ils doivent les écouter avec beaucoup de respect et d'attention. Cette estime entrera aisément dans l'esprit d'un enfant s'il voit que les autres leur portent de l'honneur : comme si l'on baise quelquefois en sa présence le livre des Evangiles, si l'on n'en parle jamais par risée ni avec contention. L'Eglise veut qu'on rende tant d'honneur à l'Evangile qu'elle en donne même l'exemple aux hautes messes et cérémonies (1).

 

On se rappelle à ce sujet le beau passage de Bossuet, dans sa lettre à Innocent XI sur les études du Dauphin :

 

Que si, en lisant l'Evangile, il paraissait songer à autre chose, ou n'avoir pas toute l'attention et le respect que mérite cette lecture, nous lui ôtions aussitôt le livre, pour lui marquer qu'il ne le fallait lire qu'avec révérence. Le prince, qui regardait comme un châtiment d'être privé de cette lecture, apprenait à lire saintement le peu qu'il lisait et à y penser beaucoup... Après avoir lu plusieurs fois l'Evangile, nous avons lu les histoires du Vieux Testament, et principalement celles des Rois.

 

Il se peut que parfois la manie moralisante que les pédagogues du XVII° siècle avaient héritée de la Renaissance, ait plus ou moins réduit le bienfait proprement religieux de cette première initiation biblique.

 

Le Nouveau Testament en langue vulgaire, écrit Bonaventure d'Argonne, était ma principale lecture et tous mes exemples

 

(1) Avis chrétiens et moraux pour l'institution des enfants, Paris, 1675, pp. 19-2o. Livre oublié, mais très important, dépassé comme il va de soi, mais non pas rendu inutile par les écrits pédagogiques de Fleury et de Fénelon. Claude Joly est, d'ailleurs, un personnage considérable et qu'il faudrait ressusciter. Cf. la brochure de Jean Brissaud, Un libéral au XVIIe siècle, Claude Joly (1607-1700), Paris 1898. Comme libéral, comme adversaire décidé du pouvoir absolu, Joly est encore un des précurseurs de Fénelon. Plus que l'auteur de Télémaque, c'est un humaniste à la façon de la Renaissance. Dans ses Avis chrétiens et moraux, il se réfère constamment à Erasme, et, dans ses chapitres sur l'Education des Filles, il paraphrase Christine de Pisan. Cf., dans les Avis, p. 96, une longue apologie pour Erasme : a Que s'il s'est trompé quelquefois, comme il n'en faut point douter, il n'a pas laissé de porter le flambeau au devant de ceux qui ont travaillé après lui. Ce que j'ai remarqué d'Erasme n'est pas pour approuver tout ce qu'il a écrit, ne voulant même pas contredire les défenses qu'on a faites de lire plusieurs de ses Oeuvres; mais j'ai pensé qu'il était juste dans cette occasion de faire connaître en passant ses travaux et ses beaux desseins, qui paraissent assez par son désintéressement et par sa bonne vie. » pp. 100-101. A la fin des Avis se trouve « un petit traité de l'orthographe françoise fait par un prêtre d'un couvent de religieuses pour des pensionnaires. »

 

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n'étaient remplis que des plus belles sentences de Salomon, d'où j'ai tiré deux avantages : l'un d'avoir donné la première place dans mon coeur à la Loi de Dieu, l'autre d'en avoir gravé les paroles si avant dans ma mémoire que je ne les puis oublier (1).

 

En revanche on faisait apprendre par coeur aux enfants de petits « abrégés de toute l'Écriture sainte », pour leur donner en peu de mots, dit encore Joly « la connaissance de tout ce qui est de plus mystérieux et de plus important dans notre religion (2) ». Mais ceci nous conduirait à étudier l'instruction religieuse, telle qu'on la donnait alors dans les collèges : vaste sujet, peu connu et difficile, que je ne suis pas en mesure de traiter.

Parmi les « Opuscules spirituels de M. Renar... recueillis par les soins » d'Abelly, se trouve une touchante « pratique » ; c'est un « petit exercice de dévotion, à l'usage des personnes mariées, pour faire tous les ans l'anniversaire de leur mariage ». 1° La veille : « Se disposer pour bien solenniser cette journée, la regardant comme une fête digne d'une dévotion particulière ». Messe d'actions de grâces et de réparation; pénitence ; prières ; « prendre un petit quart d'heure pour se représenter ce qu'on ferait si de nouveau

 

(1) L'éducation, maximes et réflexions de Monsieur de Moncade, avec un discours du Sel dans les ouvrages de l'Esprit (Bonaventure d'Argonne) Rouen, 1691, pp. 33-34. Humaniste à la vieille mode, Claude Joly recommande fort « certaines lectures générales... qui concernent les moeurs. Il sera bon d'en faire souvent des leçons aux enfants ». (Distiques de Caton, Mimes ou sentences de Labérius, de Syrus, les mots dorés de Pythagore, les sentences morales recueillies de divers auteurs, les Distiques moraux de Michel Vérin, « les Quatrains français de M. de Pibrac, qui étaient enseignés soigneusement aux enfants au commencement de ce siècle et que Florent Chrétien avait déjà mis en vers grecs et latins... J'y joindrais encore volontiers les Distiques moraux d'Antoine Loisel, qui ont été mis depuis quelques années pour leur bonté en quatrains français par feu M. Colletet, poète fameux de nos jours. » Avis, pp. 93-94. On substitua peu après, Rollin aidant, à ces sentences, presque toutes empruntées à l'antiquité profane, des sentences bibliques. L'usage de ces « versets » quotidiens s'est longtemps maintenu dans nos lycées.

(2) Avis, p. 362. L'Abrégé que propose Claude Joly, et qui est excellent, n'est que le remaniement du Sommaire qui se trouve au commencement de la Bible française, imprimée à Louvain en 1534. Cf. à la fin du très beau livre de Fleury sur le Devoirs des Maîtres et des Domestiques, un Abrégé de l'Histoire sainte à l'usage des domestiques.

 

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on devait recommencer la cérémonie du mariage ; quelles bonnes résolutions on prendrait... ; protestations de vouloir vivre en paix et en amitié par ensemble ». 2° Le jour : Un petit quart d'heure de méditation ; confession ; messe ; communion ; quantité de prières u à la Vierge et aux saints et saintes qui se sont sanctifiés dans l'état de mariage ». « A votre dîner, pensez au banquet nuptial de Cana... Avant que de vous coucher, priez ce même Seigneur qu'il daigne faire la bénédiction de votre couche et que tous les enfants que vous avez, ou que vous aurez... participent... à la bénédiction de ce lit nuptial. » - « L'expérience a déjà fait voir que Dieu a cette dévotion fort agréable, ayant versé de grandes bénédictions sur les familles des personnes qui l'ont mise en pratique (1) ».

Aussi bien Renar ne fait-il que répondre à un désir de François de Sales : « Saint Grégoire Naziangène témoigne que de son temps les mariés faisaient fête au jour anniversaire de leurs mariages. Certes j'approuverais que cette coutume s'introduisît... »

 

(1) Les opuscules spirituels de M. Renar, Paris, 1687, pp. 2o8-212.

(2) Introduction, 3e p. ch. 38, III, a73.

 

 

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