CHAPITRE III
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CHAPITRE III : LA DÉVOTION A LA SAINTE VIERGE PENDANT LA SECONDE MOITIÉ DU XVIIe SIÈCLE - DÉCLIN OU PROGRÈS?

 

Charles Flachaire et la Dévotion à Marie pendant la première moitié du XVIIe siècle. - Qu'il n'est peut-être pas vrai qu'à une première renaissance de cette dévotion ait succédé un fâcheux déclin.

 

I. Le renouveau. - Les deux tendances renouvelantes : la dévotion médiévale, restaurée par l'humanisme dévot; la dévotion bérullienne. - Paul de Barry et les « abus » que dénoncera la IXe Provinciale. - « Extravagances », dont la seconde moitié au XVIIe siècle ne donnera plus le spectacle.

II. Le conflit entre les deux dévotions et la campagne contre « les Dévots indiscrets ». - Pascal et Wendrock. - Le scandale des protestants. - Adam de Widenfelt et les Monita salutaria. - Qu'il n'y a pas eu de conspiration janséniste contre la dévotion à Marie. - « Ne point confondre le culte qui est dû à la sainte Vierge avec le culte qui est dû à Dieu. » - Jugements téméraires du P. Crasset. - Gilbert de Choiseul et l'apologie de Widenfelt. - On se sert « du prétexte de la religion pour calomnier les gens de bien ». - Le P. Crasset et la critique des faux dévots. - Des deux côtés, même doctrine ; dénonciation des mêmes abus. - Pellisson et les Monita.

III. De la campagne contre les dévots indiscrets à l'apostolat marial de Grignion de Montfort. - Nicole et les dévotions populaires. - Newman et les déformations inévitables du culte marial. - Grignion de Montfort et les faux dévots. - Excellence de la dévotion populaire. - Les deux tendances réconciliées dans la propagande mariale de Grignion de Montfort.

 

EXCURSUS

MARIE D'AGRÉDA

DUGUET ET LA DÉVOTION A MARIE

LA MÈRE DOULOUREUSE ET LA CRITIQUE DU « SPASIMO »

Pratiques dévotes.

 

Au lieu des quelques pages rapides, techniques, informes, tour à tour minutieuses ou trop sommaires, qu'on va lire, pourquoi ne pas consacrer un véritable chapitre à un sujet aussi important? Pour bien des raisons : 1° L'ampleur même et la complexité du sujet. La place me manquerait et l'érudition. 2° La philosophie qui présiderait à ce chapitre, je l'ai déjà exposée à maintes reprises : ainsi dans l'Humanisme dévot, à propos du P. Binet; dans l'École française, à propos

 

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de Bérulle d'abord, puis du P. Eudes et de la dévotion au Sacré-Coeur (Il va de soi, en effet, que tout ce que j'ai dit au sujet des deux dévotions au Sacré-Coeur de Jésus, je n'aurais qu'à le répéter au sujet de la dévotion au Coeur de Marie) ; enfin, en maints endroits de la Métaphysique des Saints. 3° Nous avons déjà sur la Dévotion à Marie dans la littérature catholique au commencement (plus exactement pendant la première moitié) du XVIIe siècle, un travail extrêmement remarquable, et, sur bien des points, définitif, du regretté Charles Flachaire (1). Parmi les monographies de plus en plus nombreuses qu'on a publiées depuis ces dernières années sur l'histoire religieuse du XVII° siècle, il n'en est pas une qui s'adapte plus exactement, ni, d'ailleurs, plus cordialement, à mes gros volumes. On dirait que Flachaire et moi nous collaborons délibérément à une même Oeuvre, pleinement d'accord le plus souvent, et sur la méthode, et sur nos directions principales. Accord spontané, et qui prouve que l'un et l'autre nous nous laissons faire, si l'on peut dire, par notre sujet. Il me serait difficile - et combien inutile! - de mesurer ce que Flachaire peut devoir aux lumières de son aîné. Il avait lu avec beaucoup d'attention et d'amitié mon premier essai, la Provence mystique; il était venu me voir à Aix, pendant que sa thèse commençait à fermenter dans son esprit, et, tout en furetant fraternellement parmi les bouquins de la Bibliothèque Méjanes, nous avions eu de longs entretiens. Je l'aurai peut-être aidé à pressentir la splendeur, l'importance unique de l'École bérullienne. Mais son Oeuvre n'en reste pas moins originale, au plein sens de ce mot : et, plus particulièrement ses deux chapitres sur l'Oratoire (Bérulle et Gibieuf). Plusieurs de ses autres chapitres - à quelques détails près qui demanderaient à être revus - ne sont pas moins excellents. Je

 

(1) Publié par M. Rebelliau, Paris, Leroux, 1916.

(2) Les choses proprement mystiques lui étant encore assez peu familières, le chapitre sur M. Olier me satisfait beaucoup moins. Celui sur le P. Eudes n'est peut-être pas non plus sans défauts. En revanche, et bien que je sois moins fasciné que lui par les Messieurs de Port-Royal, je l'approuve fort d'avoir réfuté vigoureusement, et preuves en main, l'injuste légende qui veut que les jansénistes, et dès les premières générations, aient formé le dessein d'exterminer la dévotion mariale. C'est une calomnie pure et simple. Cf. notamment les textes, peu connus, qu'il cite de Saint-Cyran.

 

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ne pourrais guère que les résumer. A quoi bon? Mieux vaudra sans doute qu'aux vues de Flachaire sur l'évolution de la piété mariale j'oppose ici les miennes. Synthèse contre synthèse. Nous différons, en effet, sur un point capital. Il estime qu'après une renaissance magnifique la dévotion à la Vierge commence à décliner chez nous, vers le milieu du siècle, et que rien n'arrêtera plus ce déclin. D'autres ont pensé constater aussi une décadence, mais en sens contraire, et dont seraient responsables, non plus les excentriques de l'humanisme dévot, comme veut Flachaire, mais les jansénistes. Pour notre ami, la dévotion mariale, étouffée par des excroissances parasitaires, tournerait de plus en plus aux minuties superstitieuses et aux mièvreries dévotes; pour les autres, cette même dévotion, combattue sournoisement par les jansénistes, s'atrophierait de plus en plus et jusqu'à cesser d'être un des ferments principaux de la vie catholique. Pour moi, au contraire, je ne crois ni à l'une ni à l'autre de ces catastrophes, mais à une spiritualisation progressive, à un épanouissement à peu près continu. Encore une fois, traiter le sujet à fond m'est impossible : je me contente d'en tracer les avenues.

 

I. Le renouveau. - De la fin des guerres de religion, à la IXe provinciale, deux forces parallèles tendent à renouveler chez nous la dévotion à la Vierge; l'une qui, à travers mille variations, vient d'un très lointain passé, puisqu'elle remonte au moins jusqu'à saint Bernard ; l'autre, presque toute moderne, puisqu'elle a pour foyer principal l'Oratoire de M. Bérulle : la première plus directement dévote ou dévotieuse; la seconde plus exclusivement religieuse et théocentrique : l'une qui travaille surtout les foules, l'autre les élites spirituelles. Deux forces, deux dévotions, si l'on

 

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veut, non pas ennemies, car elles ne demandent qu'à se fondre l'une dans l'autre, mais très nettement distinctes et qui parfois même menacent d'en venir aux prises. A ces deux mouvements principaux, Flachaire en ajoutait deux autres, mais qui ne se distinguent du mouvement bérullien que par des nuances : d'une part Saint-Cyran, c'est-à-dire, d'après moi, un Bérulle brouillon, peu cohérent, agressif, manqué, un Bérulle d'extrême gauche; d'autre part, M. Olier et le P. Eudes, qui dépendent l'un et l'autre, et très étroitement, de l'Oratoire.

Sur la première de ces dévotions, voici comment Flachaire se la représente : « L'un de ces courants, d'origine populaire et médiévale, écrit-il, nous a paru trouver chez les jésuites son expression la plus littéraire et la plus efficace sur le milieu contemporain. Là, la tendance essentielle est de s'adresser avant tout à la sensibilité, à l'imagination; d'où un débordement de tendresse, de réalisme dévot, d'interprétation allégorique, et, dans la doctrine même, un minimum de rigueur, une liberté d'allures allant jusqu'à quelque complaisance ». Et encore, à la fin du chapitre où il a étudié les trois représentants les plus fameux, de ce courant « médiéval et populaire », - Binet, Poiré, Barry - :

 

Malgré des aperçus d'une très pure mysticité sur les communications ineffables de la Vierge et du Christ, et « la dévotion intérieure de Notre-Dame », les jésuites, conclut Flachaire, n'en apparaissent pas moins à ce commencement du XVIIe siècle, comme les propagateurs, plus ardents que prudents, d'un culte trop sentimental, qui hospitalise pêle-mêle les puérilités d'une sensibilité exubérante, les écarts de l'imagination aventureuse, les élucubrations subtiles d'une exégèse alambiquée, les témérités d'une effusion uniquement éprise d'indulgence au détriment de la sévérité doctrinale, - sans parler de leur condescendance aux pratiques nombreuses et faciles, qui exposaient le pénitent peu scrupuleux à oublier l'esprit de sa dévotion (1).

 

Pour l'autre courant, deux mots en résument les tendances

 

(1) Flachaire, op. cit., pp. 6-31-32.

 

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essentielles : « Avec le cardinal de Bérulle, c'est au mystère de l'Incarnation que se rattache constamment, sans jamais le perdre de vue, la méditation mariale ». « Sans rien abandonner de la confiance en l'intercession de la Vierge, l'Oratoire apprenait à une génération nouvelle à honorer Marie « en esprit ». On comprend la séduction que cette piété mariale devait exercer sur des âmes éprises de raison (?) et d'un idéal religieux austère, puisque la Vierge, tout en conservant son indulgente douceur, apparaissait comme revêtue » de majesté (1).

Ai-je besoin d'ajouter que tout cela me paraît trop géométrique, trop sommaire, et parfois quelque peu tendancieux. J'ai tant insisté, dans mes volumes précédents, sur les divers aspects de ce parallèle, ou de ce contraste, qu'on verra sans peine jusqu'où mes propres analyses rejoignent celle-ci et par où elles s'en écartent. Nous aurons bientôt, du reste, l'occasion de nous expliquer sur les différents « abus » dont la première de ces deux dévotions contenait le germe. Pour Flachaire, ces abus, tenus en échec, pendant la première moitié du siècle, par la spiritualité plus haute et plus vigoureuse de l'Oratoire et de Port-Royal, « prennent le dessus », pendant la seconde moitié du siècle. C'est en vain, dit-il par exemple, que Bossuet travaillera de tout son génie à « prévenir les abus de la victoire d'un culte triomphant; » en vain qu'il tâchera d'éliminer « avec sa théologie attentive et son bon sens, les richesses exubérantes et les efflorescences parasites d'une dévotion qui, par sa grâce émouvante et attirante, permettait moins que d'autres la froide maîtrise de la raison sur la volonté et sur le coeur, et était vouée à des « extravagances » dont la deuxième partie du XVIIe siècle donna le spectacle (2) ». Je l'ai déjà dit : c'est ici que je fadsse compagnie à Flachaire. Le « spectacle » de ces « extravagances », j'ai beau m'écarquiller Ies yeux,

 

(1) Flachaire, op. cit., pp. 6-7 ; 8o-81.

(2) Ib., pp. 155, sq.

 

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je n'arrive pas à le voir. Franchie notre ligne de partage des eaux - c'est-à-dire 1656, date de la IX° Provinciale - ces « abus », loin de triompher ne cessent de décroître, si bien que, vers la fin du siècle, il n'en reste plus que des traces imperceptibles. Ainsi donc, pour Flachaire, une décadence irrémédiable; pour moi, rien de tel. Des deux dévotions que nous avons dites, il voit la seconde, la bérullienne, étouffée par la première; je vois celle-ci peu à peu spiritualisée par celle-là.

II. Le conflit entre les deux dévotions et la campagne contre « les dévots indiscrets ». - Il est vrai que, de 1656 à 168o, la dévotion à la Vierge semble traverser chez nous une crise des plus graves. Mais c'est là pour moi une tempéte dans un verre d'eau, où la vraie dévotion n'est pas engagée, et qui eût été presque aussitôt calmée que soulevée si, d'un côté comme de l'autre, on ne s'était passionné que pour le le bien de l'Église et des âmes. En 1656 « Pascal donne le signal dans la IX° Provinciale, où il attaque avec l'entrain que l'on sait la fausse dévotion à la Vierge, que les jésuites (selon lui, et notamment le P. Paul de Barry) ont introduite ». Deux ans après Wendrock (Nicole) intervient dans le débat avec sa note sur la Neuvième lettre où l'on distingue la vraie dévotion à la Sainte Vierge de la dévotion fausse et mal réglée. » Nicole, remarque fort justement Flachaire, bien loin d'aggraver le coup, « ne touche à la question qu'avec modestie et gravité (1) ». Ce n'est pas assez dire. Cette note de Nicole aurait pu et aurait dû mettre fin au débat. Elle donnait, en effet, satisfaction aux deux partis, d'abord en établissant si nettement la vraie doctrine que nul ne pouvait refuser de s'y rallier, ensuite en reconnaissant, assez explicitement, qu'à la date où l'on se trouvait on n'avait plus, ni d'un côté ni de l'autre, aucune raison sérieuse de se quereller. Non qu'il se prive d'égratigner à son tour les

 

(1) Flachaire, op. cit., p. 82. Je cite Nicole d'après la traduction française, Amsterdam, 1735.

 

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jésuites, mais, plus mesuré et mieux informé que Pascal, il ne rend plus les jésuites de son temps responsables des exagérations que l'on a pu reprocher à ceux de la génération précédente. Ou, si l'on veut, il distingue entre les jésuites qui comptent et ceux qui ne comptent plus. Au Père de Barry il oppose le Père Saint-Jure et le P. Théophile Reynaud. Pour le premier, écrit-il, Montalte a

 

eu raison de le reprendre de cela seul qu'il promet le salut éternel à ceux qui pratiquent quelques légères dévotions extérieures. Car je passe sous silence que cet auteur, de même que plusieurs autres écrivains semblables, sépare tellement le culte que l'on rend à Marie de l'amour de Dieu, qu'il semble, à les entendre, qu'il soit permis d'en demeurer à Marie et que nous ne soyons pas obligés de rapporter à Dieu l'honneur que nous lui rendons... Ce sont ces excès qui ont donné occasion à toutes ces questions absurdes et ridicules qui font le scandale de l'Eglise et le sujet des railleries des hérétiques.

 

Fort bien; mais de ces excès, un jésuite plus considérable que Barry, le Père Reynaud

 

a ramassé et réfuté la plus grande partie dans un livre qu'il a fait sur ce sujet (Diptyca Mariana), où il combat souvent le P. de Barry sans le nommer.

 

Au demeurant, conclut Nicole, « je suis persuadé que les jésuites eux-mêmes n'ignorent pas combien cet abus est dangereux (1) ». D'accord ne demandait donc qu'à se faire. J'ose même dire que, pour l'historien des dévotions, il était fait; mais non pour l'historien des dévots.

En dehors du triste plaisir que trouvaient plusieurs des combattants à mettre les jésuites - d'hier ou du jour même, peu importe ; - en fâcheuse posture, cette guerre avait d'autres raisons plus sérieuses, celle en particulier que Nicole rappelle d'un mot. C'était l'heure où la conversion en masse des protestants paraissait possible. Les sages, de

 

(1) Note à la IXe Provinc., pp. 196-197.

 

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notre côté, jetaient autant de lest que nos principes pouvaient le permettre. Or, il n'est pas douteux que les excentricités de la littérature mariale faisaient la partie belle aux polémistes de la Réforme, et ajoutaient aux scrupules, assez douloureux déjà, des bonnes volontés hésitantes, d'un Pellisson, par exemple. Je sais, écrira de lui Gilbert de Choiseul, dans la Lettre pastorale qui nous occupera bientôt, « je sais que les fautes qui se commettent parmi nous dans les dévotions extérieures, lui (à Pellisson) avaient fait une extrême peine, devant que Dieu l'eût retiré de ses erreurs ». D'où la parfaite mesure que s'est imposée Bossuet dans son Exposition, et très particulièrement en ce qui touche à la dévotion mariale : Bossuet, que nul ne rangera, j'imagine, parmi les ennemis de la Vierge, mais bien persuadé, avec Nicole et avec toute l'Église, que «l'honneur que l'on rend à la sainte Vierge (devait) être blâmé, s'il n'était pas religieux, c'est-à-dire, s'il ne se rapportait pas à Dieu, qui est l'objet de la religion (1) ». Par là s'explique de même le deuxième point de son IIIe Sermon sur la Conception (1669), « critique irritée des excès de la dévotion à la Vierge (2) ».

Ainsi, pendant quelque douze ans, une agitation plus ou moins artificielle, plus ou moins mêlée, prélude à la grande explosion de 1633. C'est à cette date, en effet, que parais-sent les fameux Monita salutaria B. V. Mariae ad cultores suos indiscretos, autour desquels va se rallumer la bataille. Est-ce là une bombe janséniste, comme on l'a tant répété ? Non certainement, à moins toutefois qu'il ne soit permis de ranger parmi les fauteurs d'une hérésie condamnée par l'Église, quiconque a plus d'amitié pour le petit monde de Port-Royal que pour les jésuites, Bossuet par exemple. Croyez-en plutôt l'auteur de la Bibliothèque janséniste, le P. de Colonia, jésuite :

 

(1) Correspondance, III, p. 35o.

(2) Flachaire, op. cit., p. 3.

 

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Ce livret (les Monita), qui a fait tant de bruit et qui a causé tant de troubles, quoiqu'il n'ait en tout que vingt pages, a été composé par un Allemand, nommé Adam (de) Widenfelt, jurisconsulte de Cologne, homme laïque, nullement versé dans la théologie, comme il ne paraît que trop par son ouvrage... Widenfelt, dans ses voyages, avait fait connaissance à Gand et à Louvain avec les jansénistes de ce pays-là; et ces Messieurs, l'ayant jugé capable de servir le parti, et propre à donner entrée à leur doctrine dans l'Université de Cologne, ils eurent soin de cultiver son amitié. Ils lui donnèrent aussi la connaissance d'Arnauld et des principaux de la secte, dans le voyage qu'il fit à Paris pour les affaires du prince de Schwartzemberg, auquel il était attaché. C'était le temps où l'on examinait à Rome les cinq Propositions. Les jansénistes de Paris déterminèrent aisément Widenfelt à en embrasser la doctrine, et la soutenir avec chaleur, mais, dès que les cinq Propositions eurent été condamnées par la Constitution d'Innocent X, ce jurisconsulte, qui était de bonne foi, et dont le naturel sincère ne se trouva point capable du sens à trots colonnes, ni de toutes les autres ruses d'Arnauld et de ses partisans, reconnut sans façon la vérité et crut, après saint Augustin, que, le Saint-Siège ayant prononcé, la cause était finie.

 

Ce sont là des faits. Suivent des conjectures, qui me paraissent fondées pour la plupart, mais dont quelques-unes sont manifestement téméraires.

 

Il fallut donc tendre de nouveaux pièges à Widenfelt.

 

Ce qui suppose gratuitement qu'on ne pouvait entretenir de relations avec lui que pour exploiter sa bonne foi au service d'une conspiration sacrilège.

 

On lui suggéra mille préventions contre la théologie scolastique, contre les casuistes, contre les jésuites, contre les religieux et enfin contre le culte de la sainte Vierge.

 

Passe pour les premiers contre, mais les deux derniers, le dernier surtout, allègue-t-on, pour le justifier, l'ombre d'une preuve? Une tendre dévotion à la sainte Vierge est un des héritages légués par Saint-Cyran à ses fidèles. Avec

 

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cela, comment imaginer que ce brave homme, si docile à l'autorité du Saint-Siège qu'il n'hésite pas pour lui obéir à peiner ses meilleurs amis, se laisse gagner si aisément, à une autre hérésie qui, pour bien des raisons, devait lui paraître plus abominable que les cinq propositions?

 

Et comme il était fort zélé pour la conversion des protestants, on lui fit entendre qu'un excellent moyen pour les guérir de leurs préjugés, était de corriger les abus qui s'étaient glissés dans le culte de l'Eglise romaine.

 

Ce ne serait donc pas « contre le culte même de la Sainte Vierge » qu'on l'aurait sournoisement monté, mais contre les abus de ce culte, ce qui fait, me semble-t-il, une différence. Et puis, cet Allemand qui avait vu de près beaucoup plus de protestants que n'en connaissaient les Messieurs de Port- Royal, que pouvait-il apprendre à Paris qu'il ne sût déjà sur les difficultés d'une controverse qui le passionnait depuis longtemps?

 

Quand on le vit bien disposé d'esprit et de coeur à tout ce qu'on pourrait souhaiter de lui, - sauf, ne l'oublions pas, à désobéir à l'Eglise -, on lui proposa le dessein des Avis salutaires; on lui fit voir des raisons spécieuses pour l'engager à cet ouvrage, un lieu sûr pour l'imprimer (Gand), des approbateurs favorables, des gens prêts à le distribuer partout, des protecteurs assez puissants pour le soutenir et de bons amis à Rome pour en empêcher la condamnation, qui paraissait sans cela inévitable. C'est ainsi que l'on embarqua le bonhomme, et qu'on l'obligea à se sacrifier pour un parti qui s'engageait de si bonne grâce à ne l'abandonner jamais (1).

 

Comme cela est bien trouvé et bien écrit! Ne dirait-on pas que le P. de Colonia travaille sur de bons mémoires, ou, mieux encore, qu'il assista jadis à tous ces conciliabules? Mais j'admire plus encore l'embarras, pour nous très significatif, que respire ce petit roman. Colonia a

 

(1) Dictionnaire des livres jansénistes, Anvers, 1752, I, p. 164. De tous les articles de ce dictionnaire, c'est le plus copieux, et le plus soigné. Indispensable à qui voudra étudier plus à fond cette campagne.

 

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beaucoup d'esprit. Il sent très bien que la critique indépendante n'admettra pas sans peine qu'un bon catholique et aussi ferme dans sa foi, ait pu écrire, de propos délibéré, un pamphlet contre la Vierge. Et comme, d'ailleurs, il veut avant tout que ce livre de Witenfeld soit un pamphlet, il tourne la difficulté par le scénario d'envoûtement progressif qu'on vieut de voir. Que les Avis aient fait plaisir aux « augustiniens », cela va de soi. Mais ce petit livre a paru irréprochable et très opportun à nombre de personnages que nous savons incapables de sacrifier les intérêts de la religion à l'amitié qu'ils gardaient à Port-Royal, ainsi Jean de Neercassel et Gilbert de Choiseul (1). Aussi bien, est-il cons-tant que les deux chanoines de Lille qui ont donné l'approbation doctorale à la traduction française, n'avaient rien de commun avec le parti (2). Que si les Avis furent mis à l'Index en janvier 1678 - cinq ans après leur publication, et d'abord avec la mention donec corrigatur, - cette mesure tardive invite à croire que ces vingt pages, étudiées en elles-mêmes, et isolées pour ainsi dire des passions qui se. déchaînèrent à leur occasion, ne paraissaient d'abord ni si manifestement hérétiques ni si dangereuses. Quand il en vient du reste, à motiver son impitoyable sentence, Colonia laisse encore percer quelque embarras. « Il n'y a pas, écrit-il, un seul endroit de l'ouvrage - une plaquette - où la dévotion envers la Sainte Vierge soit approuvée ». A quoi l'auteur pourrait répondre que, dans l'ouvrage d'un écrivain notoirement catholique, cette dévotion n'a vraiment pas besoin de l'être, - pas plus et même moins que nos autres dévotions. « La plupart des propositions qu'on y trouve, dit-on encore, sont exprimées d'une manière artificieuse - épithète de tendance et qu'un juge plus impartial remplacerait peut-être par maladroite - et susceptible du plus

 

(1) Le Tractatus de Sanctorum et praecipue B. Mariae cultu. publié par Neercassel en 1675, poursuit le même objet que les Avis. Sur Neercassel, et l'injuste légende qui le veut suspect, cf. Batterel, Mémoires, III, p. 209.

(2) Griselle, Bourdaloue, II, p. 771.

 

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mauvais sens (1). » Oui, sans doute, comme à peu près toutes les propositions imaginables; mais susceptible aussi d'un sens orthodoxe. Ainsi pour la proposition suivante : « L'honneur qu'on rend à Marie en tant que Marie est un honneur vain et frivole ». Dans le passage de lui que nous avons cité plus haut, Bossuet, pour le fond, dit-il autre chose? Ou Nicole : « Le premier caractére de la vraie dévotion est de ne point confondre le culte qui est dû à la Sainte Vierge avec celui qui est dû à Dieu (2). » Ou Neercassel, écrivant à son ami Bossuet : Qu'il soit d'abord bien entendu qu'on n'égale pas la créature au Créateur. « Certum sit nihil eis (sanctis) supra creaturae sortem attribui (3) ». Que si encore l'auteur des Avis fait dire à la Sainte Vierge : « Je déteste l'amour qu'on me porte quand on n'aime pas Dieu par-dessus toute chose », qui ne voit qu'en donnant à cette formule le sens acceptable qu'elle comporte, on est presque sûr de rejoindre la vraie pensée de l'auteur? Pour moi, quand j'ai eu la curiosité de faire enfin connaissance avec ce petit livre, que tout le monde anathématise et que presque personne n'a lu, prévenu que j'étais contre son venin, j'ai été stupéfait de le trouver si peu diabolique. Pour rien au monde, je ne l'eusse écrit. Mais c'est peut-être que je ne suis ni jurisconsulte, ni laïque. Je n'en supporte ni l'épaisseur ni le pharisaïsme dogmatique. Et puis, de quoi va-t-il se mêler? Mais s'il nous faut condamner au feu tous les lourdauds de bonne volonté, où trouverons-nous un enfer assez vaste pour les avaler?

Le Père Grasset, jésuite éminent que nous avons déjà rencontré à maintes reprises, publia en 1679, et pour refuter une fois de plus les Avis, un gros livre qui a pour titre : La véritable dévotion envers la Sainte Vierge établie et défendue. C'est une des maîtresses pièces de notre dossier (4).

 

(1) Dictionnaire, I, pp. 167, 168.

(2) Note sur la IXe Provinciale, p. 191 .

(3) Correspondance de Bossuet, I, p. 387,

(4) Des premiers écrits pour et contre les Avis, on trouvera une excellente bibliographie dans la Bibliothèque janséniste. De 1674 à 1679, quarante publications ! Le livre de Crasset termine la liste. Mais, il va sans dire que la guerre se prolongera indéfiniment. Ainsi, en 1693, le livre, bien inutile, du morne Baillet : De la dévotion à la Sainte Vierge, où se trouvent reproduits les Avis et la Lettre pastorale de Choiseul. Je citerai bientôt ce dernier document d'après l'édition qu'en a donnée Baillet.

 

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Voyons si elle nous rendra manifeste la perversité des Avis.

 

Il y a quelques années, écrit le P. Crasset dans sa préface, qu'il parut un petit livre intitulé : Avis salutaires de la Sainte Vierge Marie à ses dévots indiscrets, lequel, sous prétexte de dévotion à la Sainte Vierge, détourne quantité de gens de sa dévotion... L'auteur nous veut persuader que l'Eglise est tombée dans une espèce d'idolâtrie, et qu'elle rend à la Vierge un honneur qui n'est dû qu'à Dieu seul... Pour soutenir des sentiments si injurieux à la Sainte Vierge et si ombrageux à toute l'Eglise,

 

il a recours « à une fiction poétique » et à « une révélation supposée ».

 

Il nous représente la Vierge, qui donne des avis à ceux qui lui sont dévots... Qui ne s'étonnera qu'un écrivain qui a bien osé s'attaquer à la Mère de Dieu, et qui a été banni de tous les états de l'Eglise, (?) ait pu trouver un refuge en France, qui est le Domaine de la Vierge et l'Empire du monde où elle est le plus honorée? Cependant, il y a été reçu avec une joie et un applaudissement extraordinaire de quelques dévots en apparence, et quantité de gens se sont tellement laissés surprendre à ces Avis trompeurs, et au crédit que leur ont donné quelques ennemis couverts de la Vierge, qu'ils se sont fait un point de conscience et de religion de ne la plus honorer, de ne la plus invoquer, de ne plus orner ses images et de ne plus visiter ses églises... Voilà où tendent ces belles instructions (1).

En présence d'une dénonciation aussi nette, quel doit être le premier mouvement d'un historien, j'entends d'un historien à qui soit quelque peu familière la vie catholique de ce temps-là - et de toujours - et qui, du reste, n'ignore pas davantage les procédés de ce même temps, - et de toujours - en matière de polémique religieuse? Il se

 

(1) Crasses, op. cit., Préface.

 

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dira, je pense, que rien sans doute n'est impossible, mais qu'une si prompte et si complète perversion des moeurs catholiques est peu vraisemblable. Puis il tâchera de capter d'autres sons de cloche, tel ce démenti, donné d'avance et de la façon la plus formelle au Père Grasset, par un évêque., assurément bien informé et de qui la haute vertu ne fait doute pour personne. Ils ont publié, écrit Gilbert de Choiseul dans sa lettre pastorale sur les Avis,

 

que, depuis que le livre a paru, on a jeté le scapulaire..., on a méprisé le rosaire..., on a cessé de dire le Salve Regina..., on s'est accusé en confession d'avoir récité les Litanies..., et mille autres impertinences ridicules.., qu'il est superflu de réfuter (1).

 

Le texte latin des Avis ayant été imprimé à Gand (163) et la traduction française à Lille (1674), nos Flandres s'étaient particulièrement passionnées pour ou contre ces vingt pages, et à un tel point que l'évêque de Tournay, Gilbert de Choiseul, avait cru devoir écrire une lettre pastorale pour couper court à une agitation aussi déplorable. C'est aussi un document de première importance. « Comme je suis évêque, disait-il en commençant, j'ai droit et obligation d'instruire ; ma voix doit être écoutée dans l'Église et principalement dans la portion que la Providence m'a assignée (2). »

Il n'approuve pas la fureur de dénonciation qui sévissait alors. Au lieu de « témoigner, dit-il, qu'on croit que ceux qui n'écrivent... que de bonnes choses ont de mauvais desseins contre la religion, » on les irrite « de sorte que quelquefois on les pousse à s'échapper et à sortir des bornes du devoir (3) ». Les Pères du Concile d'Afrique se gouvernaient tout autrement dans leurs rapports avec les accusés. Que leur conduite,

 

mes chers enfants, est éloignée de celle de ces déclamateurs.

 

(1) Choiseul, op. cit., (Baillet), pp. 422-423.

(2) Ib., p. 306.

(3) Ib., p. 332.

 

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qui semblent, non pas vouloir rappeler à l'Eglise, par une conduite douce et charitable, mais en éloigner ses propres enfants, en les traitant comme des hérétiques, et empêcher la conversion de ceux qui, étant dans l'erreur, seraient peut-être en disposition d'en sortir, si on travaillait à leur faire con-naître combien l'Eglise est éloignée d'approuver les abus superstitieux que ses ennemis lui imputent (1).

 

 

Aussi bien, lus de bonne foi et sans passion, poursuit-il, les Avis ne justifient-ils aucunement de telles alarmes. « Si l'on avait pris autant de soin d'expliquer les vérités qu'ils contiennent qu'on en a pris de les obscurcir, on en aurait été très édifié (2) ». « L'on dit que s'il n'était pas traduit, le peuple ne l'aurait pas lu et ne s'en serait pas scandalisé ». Prétexte et diversion peu sincères.

 

Ce n'est pas pour avoir été connu du peuple que le bruit s'est élevé, puisque (le livre) était encore seulement en latin, quand on a commencé à invectiver avec tant d'emportement... Il n'y a rien de si aisé que de pronostiquer le mal, quand on a dessein de le faire. La première chose qu'on a dit des Avis salutaires (avant qu'ils fussent traduits) a été qu'ils... scandaliseraient les faibles, et qu'ils troubleraient la dévotion envers la Sainte Vierge. Ensuite l'on a crié, l'on a échauffé les esprits, l'on a fait accroire que les Avis contenaient mille choses qui ne s'y trouvent point... Tout le monde est capable de prophétiser de cette manière. L'on sait bien que les peuples sont susceptibles des impressions que ceux qui crient le plus haut leur veulent donner, et que, dans un pays aussi catholique qu'est celui-ci, pour peu qu'on insinue que quelque chose favorise l'hérésie, il n'y a plus de bornes à la chaleur qu'on excite dans le public (3). Mais comme ce serait une prévarication criminelle de dissimuler ce qui irait au renversement de

 

(1) Choiseul, op. cit., p, 334.

(2) Ib., 336.

(3) Nicole avait déjà dit : Il n'y a rien dont on ait « accusé Montalte avec plus d'animosité que d'avoir tourné en ridicule la dévotion envers la Sainte Vierge; » ceux qui ont répondu aux Provinciales « rabattent cette calomnie en cent endroits. » Et l'un d'eux « va jusqu'à cet excès d'emportement que d'exciter par cette raison le peuple à prendre les armes, pour réduire le monastère de Port-Royal en cendres. » Note à la IVe Provinciale pp. 187-188.

 

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la religion..., c'est aussi un très grand péché de se servir du prétexte de la religion pour calomnier les gens de bien (1).

 

Choiseul, du reste, ne s'étonnerait pas « s'ils obtenaient subrepticement la suppression de ce petit livre. Mais quand ils auraient ce décret, comme ils s'en sont vantés..., je vous assure, mes très chers enfants, que le Saint-Siège ne touchera point aux dogmes du livre, et qu'il ne donnera aucune mauvaise qualification à aucune des propositions qui y sont contenues ». Quant à lui, tout ce qui viendra de Borne, il le recevra avec respect et il l'exécutera docilement, mais « j'ose vous dire avec confiance... que la doctrine que je vous enseigne est hors d'atteinte (2) ».

Bref un long scandale : les protestants ravis de constater que l'Église romaine est une Babel de variations, les fidèles troublés, la charité déchirée, et tout cela pour rien du tout ! Un entretien loyal et pacifique de deux heures aurait mis fin à la querelle. Car enfin, ils pensent tous de même, répète Choiseul. Et le « contradicteur de Douai » qui justifie les outrances verbales des dévots indiscrets, et l'auteur des Avis qui les condamne, s'entendent parfaitement sur le fond de la doctrine. Un rien les divise : le premier tâche de se persuader que

 

ces façons de parler extraordinaires ne peuvent que donner des pensées très relevées de la grandeur de la sainte Vierge, pourvu qu'on marque en passant la vérité; l'autre..., craint, non seulement que ces phrases ne soient inutiles, puisqu'il faut enfin en faire une analyse qui les réduit au rang des manières de parler les plus simples, mais qu'elles ne soient même nuisibles à ceux qui n'ont pas l'esprit assez fin pour les bien démêler. Il (l'auteur des Avis) veut qu'en matière de religion tout soit expliqué clairement, nettement, sans obscurité et sans équivoque (3).

 

Telle est, me semble-t-il, la conclusion où s'arrêtera

 

(1) Choiseul, op. cit., pp. 42o-421.

(2) Ib., pp. 424-429.

(3) Ib., p. 396.

 

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l'histoire vraie : ce que dit ici Choiseul des deux groupes de combattants qu'il avait à pacifier, nous pouvons et devons le dire aussi bien de Choiseul lui-même et de Grasset. A quelques nuances près, ils enseignent la même chose. Les cent pages de Grasset, où sont vertement réprimandés « les faux dévots de la Vierge », ne font pas autre chose qu'amplifier les critiques de la Lettre pastorale et les Avis de la Vierge à ses dévots indiscrets.

La Vierge des Avis disait-elle, par exemple : « Je n'ai point de miséricorde, si elle ne vient de Dieu et autant qu'il lui plaît de m'en donner (1) », Crasset développera longuement et éloquemment cet axiome :

 

Ils font de la dévotion à la Vierge ce que les plus méchants font de la miséricorde de Dieu, dont ils se servent, ainsi que parle Tertullien, comme d'un privilège et d'un passeport pou-pécher avec impunité (commeatum... delinquendi)... Ils renden la Mère de Dieu semblable à ce Dieu ridicule de Marcion, sous le gouvernement duquel tous les vices étaient en paix... Le Fils de Dieu, chez le roi Prophète, parlant des pécheurs inpénitents, et présomptueux, dit : qu'ils ont bâti sur son dos et qu'ils ont prolongé leur iniquité. Ne peut-on pas dire de même des faux dévots de la Vierge ? N'est-il pas vrai qu'il y en a qui bâtissent leurs iniquités sur le fond de sa miséricorde? qui tirent avantage de sa bonté pour pécher avec plus de malice, et qui la veulent rendre en quelque façon complice de leurs crimes, la rendant favorable à leurs débauches ? Oh! qu'elle peut bien leur faire la plainte et le reproche. que Dieu. faisait à son peuple... Vous m'avez fait servir à vos passions déréglées, vous m'avez bien donné de la peine et de l'affliction; allez je ne vous reconnais plus pour mes enfants (2).

 

On peut ainsi comparer page à page ces deux livres - ces deux manifestes -qui se veulent ennemis. Ils proposent l'un et l'autre la même doctrine; ils dénoncent, et, avec la même vigueur les mêmes abus (3): unanimité foncière qui renvoie,

 

(1) Édit. de Baillet, p. 293.

(2) Crasset, op. cit., pp. 197, 298.

(3) Je laisse de côté, bien qu'assez curieux, uu épisode qui se rattache à cette affaire, mais qui prendrait ici trop de place. Lorsque parut, en 1679, le livre de Grasset, Jurieu se hâta d'affirmer que la doctrine du jésuite sur la dévotion à Marie était en opposition avec celle de Bossuet dans l’Exposition. Manoeuvre plus habile que loyale. Il alléguait, par exemple, cette maxime du P. Grasset : « Outre les prières de son Fils, Dieu veut rendre notre salut dépendant de sa Mère», maxime certainement contraire à la doctrine de Bossuet, mais qui ne l'était pas moins à celle du jésuite. Grasset continuait en effet. « Non pas qu'il ait besoin d'elle pour nous sauver, ou que la médiation de son Fils ne soit pas suffisante pour nous obtenir tout ce qui nous est nécessaire : ce serait un blasphème de le dire. » Arnauld et Neercassel, ne connaissant du P. Crasset que les textes perfidement tronqués par Jurieu, se mettent dare dare à sonner le tocsin. Rome, qui a condamné les Avis, se doit, pensent-ils, de condamner aussi Crassetum. D'où toute une correspondance avec Bossuet, que cette aventure met, littéralement, hors de ses gonds. D'autant plus exaspéré que la même antienne lui arrivait d'un peu tous les côtés. Cf. notamment sa lettre (de bonne encre !) au P. Johnston (13 août 1687) : « Je persiste encore à dire que je n'ai point lu le livre du P. Crasset... Le P. Crasset lui-même, touché de ce qu'on disait que sa doctrine ne s'accordait pas avec la mienne, m'en a fait ses plaintes à moi-même, et a écrit dans une préface d'une seconde édition de son livre qu'il ne différait en rien d'avec moi, si ce n'est peut-être dans les expressions ; ce que je laisse à examiner à quiconque en voudra prendre la peine. Au surplus, il n'y a personne qui ne sache que, lorsqu'il s'agit d'entendre les dogmes, il faut considérer ce qu'on en écrit théologiquement et précisément dans un ouvrage dogmatique, plutôt que quelques exagérations qui seraient peut-être échappées dans des livres de piété e, Même, dans ceux de Mme Guyon, Monseigneur? Cf. Correspondance II, pp. 259-481, seq.; III, pp. 353, seq. On peut bien d'ailleurs reconnaître avec les éditeurs de la Correspondance que le livre de Crasset, quoique irréprochable sur la doctrine, témoigne en maints endroits d'une crédulité déconcertante et qu'il était bien maladroit d'étaler dans une aussi grave controverse. (Correspondance de Bossuet, III, p. 482.)

 

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pour ainsi dire, dos à dos les deux combattants, également innocents l'un et l'autre ou également répréhensibles. Mais quel sabbat! D'un côté, un bloc de chicanes retroactives ; de l'autre, un torrent de dénonciations injustes. D'un côté, on reproche aux jésuites de 1673 des extravagances qu'ont bien pu se permettre les jésuites du temps de Louis XIII, mais qui ne répugnent pas moins à un Crasset, à un Bourdaloue qu'à l'auteur des Avis et qu'à l'évêque de Tournay; de l'autre, on se hâte plus qu'il n'est permis de faire passer pour ennemis de la Vierge les censeurs du Père Paul de Barry, soupçonnés et non sans apparence, d'en vouloir à toute la Compagnie. Encore une fois, je n'ai pas confessé l'auteur des Avis, mais s'il y a du venin dans son petit livre, je n'ai pas su l'y trouver. Pellisson non plus, dont le jugement a tant de poids en ces matières ; une

 

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compétence indiscutable, une conscience scrupuleuse, la plus tendre dévotion. Sa lettre sur les Avis est vraiment la perle de notre dossier. Comme on a fait le silence autour de ce document lumineux, je le donne dans son entier.

Lorsque parut le texte latin des Monita, on aurait voulu que Pellisson se chargeât de le traduire. Une fine plume et toute pacifique, t'eût été parfait ; la controverse eût peut-être été, étouffée dans l'oéuf. Mais Pellisson, protestant converti, se déroba par délicatesse, non sans toutefois proclamer le bien qu'il pensait du livre :

 

A Saint-Germain, le dernier décembre 1673 : Monsieur, j'ai lu avec édification et plaisir le petit livre que vous m'avez fait la grâce de m'envoyer, plein d'esprit et d'une piété solide. Ce n'est pas à moi à le publier en ce pays ici. Il perd de sa force entre les mains d'un prosélyte, toujours suspectes à ceux qui ont le plus besoin de ce remède. Les anciens et véritables catholiques sont plus propres à le faire valoir et devraient même, si je ne me trompe, le traduire en plusieurs langues vulgaires pour le petit peuple, à qui le latin n'est pas connu. C'est dommage que, par des excès de zèle et de bonne intention sans connaissance, on cor-rompe une source de consolations et de biens : car c'est ainsi que je nomme la prière des saints, et de la Sainte Vierge en particulier, dont je crois moi-même avoir reçu de très grands avantages. J'y ai eu, dans mon erreur, une extrême répugnance, parce que j'en regardais seulement les abus ; j'y trouve une extrême douceur, aux termes où l'Eglise nous la recommande et nous l'ordonne. Votre auteur en a fort bien jugé. Plût à Dieu. que Messieurs les évêques fussent aussi soigneux de séparer peu à peu cette ivraie d'avec le bon grain! Il y faut de l'adresse, de la discrétion et de la retenue, comme en toutes les bonnes et justes réformations, mais non pas de la négligence et de la mollesse. P. F (1).

 

(1) Cette lettre est citée par Choiseul dans sa Lettre pastorale : « Lisez la lettre qu'un homme de condition, d'un mérite extraordinaire, et très estimé à la Cour, écrivit au traducteur... Elle me fut communiquée... ; je fus-fort touché de sa lettre et... il me sembla que Dieu se servait de lui pour me faire connaître mon devoir D. La lettre est donc deux fois intéressante puisque c'est elle qui a décidé Choiseul à publier son mandement. Mais qui est P. F ? Pour moi, je n'avais pas hésité d'abord à l'identifier avec Pellisson-Pontanier. Pellisson est converti depuis 167o; historiographe et secrétaire du roi, ou comprend que sa lettre soit datée de Saint-Germain. J'y retrouve son esprit, sa plume, et je persiste à m'étonner que le savant Griselle, essayant d'identifier ce document, n'ait pas pensé d'abord à Pellisson. Griselle propose de l'attribuer à un autre converti de marque, le comte de Fontaine-Bérenger, lequel pourrait bien à la rigueur signer B(érenger)-F(ontaine), mais non P. F. Le Mercure Galant nous apprend que Choiseul a contribué très efficacement à la conversion de Fontaine-Bérenger. Cet indice est, me semble-t-il, de peu de conséquence, Choiseul se bornant à dire qu'il connaît et estime fort celui qui a écrit la lettre, et qui, d'ailleurs ne l'a pas écrite à Choiseul, mais au traducteur. Bref, l'autorité, d'ailleurs ici négative, de Griselle, m'empêche seule d'affirmer que la lettre est de Pellisson. Cf. Bourdaloue, Hist. crit., II, pp. 771-777. Cf. sur les Monita, ib., p. 723. C'est à propos du sermon de Bourdaloue sur la Dévotion à la Vierge, sermon qui est probablement une réponse à Choiseul, mais dont on n'arrive pas à fixer la date.

 

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Disons donc, pour finir par où nous avons commencé, que la bataille autour des Avis, loin de prouver, comme Flachaire semble l'avoir cru, que pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, la dévotion à Marie soit devenue de plus en plus puérile, prouve exactement le contraire, c'est-à-dire un retour progressif au sérieux, à la décence doctrinale et littéraire, à l'esprit de religion. Graecia capta ferum victorem... L'école des Avis n'a été battue qu'en apparence - et à plus forte raison, comme nous allons voir, l'école de Bérulle: On continue à se déchirer, pour n'en pas perdre l'habitude, mais en vérité, ainsi que l'affirment explicitement Choiseul et implicitement Crasset, ils sont tous d'accord (1).

 

III. De la campagne contre les « dévots indiscrets » à l'apostolat marial du Bx Grignion de Montfort. - A. Vais-je prétendre que, pendant cette période, la dévotion à Marie deviendra chez tous les catholiques français de plus en plus religieuse et de plus en plus intense. Non, car je n'en sais rien, ni personne. Eh! sais-je seulement la vraie place que tient cette dévotion dans la vie intérieure de Bossuet ? J'ignore à plus forte raison la place qu'elle a tenue dans la

 

(1) Qui voudra traiter ce sujet plus à fond ne trouvera pas de meilleur guide que Newman, obligé lui aussi dans sa controverse avec Pusey, de s'expliquer sur les « dévots indiscrets ». Ils ne se doutaient ni l'un ni l'autre qu'ils recommençaient le vieux débat de la IXe Provinciale et des Mais le P. de Barry avait changé de nom; il s'appelait alors Ward, Faber, voire Alphonse de Liguori. Cf. la lettre en réponse à l'Eirenicen de Pusey, republiée dans Difficulties felt by Anglicans in Catholic teaching, notamment pp. 428-459.

 

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vie intérieure des fidèles sans nombre qui, n'ayant ni écrit ni prêché, ont gardé pour eux leur secret; (si tant est qu'un orateur nous livre souvent le sien). Ignorabimus. Mais la présente esquisse étant dessinée pour ainsi dire en fonction de la synthèse, ou du panorama de Flachaire, je dis seulement, d'abord que les « abus » dénoncés par la IX° Provinciale, par le sermon de Bossuet en ) 669, par les Avis et par Choiseul, bien loin de s'amplifier comme l'a voulu Flachaire, vont disparaissant; ensuite que la dévotion mariale de la foule tend de plus en plus à se rapprocher de la dévotion plus pure et plus sublime que prêche l'École française.

 

L'esprit de l'homme, a dit fortement Nicole, est naturellement porté au pharisaïsme, et à mettre la confiance de son salut dans quelques cérémonies extérieures. Il y trouve une facilité qui accommode sa paresse. La cupidité ne s'y oppose point, l'éclat qui accompagne cette piété extérieure flatte au contraire les sens. C'est pourquoi quand on dit aux gens du monde qu'ils seront sauvés s'ils récitent quelques prières, s'ils portent certaines images à leur cou, ou s'ils pratiquent quelque autre dévotion semblable, quoique la raison et la foi leur disent le contraire, ils veulent bien néanmoins se tromper eux-mêmes. Ils croient véritable ce qu'ils désirent qui le soit. Débarrassés par là des remords de leur conscience..., ils s'abandonnent librement à leurs passions... et attendent sans s'inquiéter cette conversion dont on les flatte à l'heure de la mort... Les jésuites eux-mêmes n'ignorent pas combien cet abus est dangereux et combien il est commun.

 

Ceci est écrit en 1658, avant Grasset, avant Bourdaloue:.

 

Tous les livres qui tendent à l'augmenter ou à le fortifier sont donc pernicieux aux fidèles (1).

 

Newman est encore plus explicite : « La religion de la multitude écrit-il, est toujours vulgaire et anormale; elle présentera toujours quelque teinte de superstition ou de fanatisme, aussi longtemps que les hommes seront ce qu'ils

 

(1) Note à la IXe Provinciale, p. 196.

 

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sont. Quoi que l'Église puisse faire, la religion du peuple est toujours une religion corrompue. Vous pouvez enlever aux hommes leur religion, et dans ce cas, leurs outrances prendront un autre cours ; mais si vous demandez à la religion de les rendre moins imparfaits, ils ne la pratiqueront qu'en la pervertissant » plus ou moins (1). J'essaierai plus loin d'atténuer cette doctrine, mais enfin qui dit religion ou dévotion « populaire » dit religion ou dévotion imparfaite, mêlée de vulgarités, de superstitions, plus ou moins grosse de fanatisme. A l'Église, aux maîtres spirituels de réduire, autant que possible, ces déformations qui, à un degré quelconque, sont inévitables. Et c'est justement là ce que n'auront peut-être pas assez fait certains écrivains dévots du temps de Louis XIII. Zèle trop précipité, irréflexion, manque de goût, sainte passion d'élargir la voie étroite, ils auront popularisé, dans les deux sens du mot, la dévotion à la Vierge. C'est là, du moins, et là seulement ce qu'on leur reproche. D'où la nécessité d'une réaction qui, à son tour fut peut-être excessive, mais que, d'ailleurs, on a jugée nécessaire des deux côtés de la barricade. Il y aura néanmoins toujours des « dévots indiscrets », présomptueux, superstitieux, pharisaïques, psittaciste. Prédicateurs et écrivains spirituels continueront à poursuivre la campagne contre les « abus » et, ce faisant, ils ne manqueront pas - j'en suis du moins persuadé - d'en exagérer la gravité. Exagérer, c'est leur métier. Jusqu'à quel point? Pour répondre, il me faudrait avoir entendu quelque cent mille. confessions, à Paris et en province, de 167o à 1715. Mais cette curiosité-là n'est plus de notre sujet. L'intéressant pour nous, ou plutôt le capital est que, désormais, et de quelque doctrine spirituelle qu'ils se réclament, les spirituels dénonceront unanimement les abus dont il est ici question. La campagne des Avis a enrichi la littérature mariale d'un thème qui, sans doute n'était pas tout à fait nouveau,

 

(1) Difficulties felt by Anglicans, pp. 429-43o.

 

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(car François de Sales avait déjà dit tout le nécessaire) mais que, pendant la première moitié du siècle, on se souciait moins d'exploiter : à savoir la critique des fausses  dévotions mariales. Répétons-le Graecia capta ferum victorem... Si l'adversaire, - c'est-à-dire Pascal, l'auteur des Avis, Choiseul, - ne lui avait pas montré la route, Crasset aurait-il songé à consacrer tant de pages à cette critique, aurait-il par là comme canonisé un lieu commun, qui aura la vie très longue? Dans son livre sur la Sainte Vierge, qui nous occupera bientôt, Grignion de Montfort n'oubliera pas de mettre ses lecteurs en garde contre les « fausses dévotions à la Sainte Vierge ». Toute une brochette de dévots indiscrets (les critiques; les scrupuleux; les extérieurs; les présomptueux; les inconstants; les hypocrites; les intéressés); catalogue emprunté vraisemblablement au livre du P. Grasset. - Que d'horreurs, eût pensé Flachaire ! Vous voyez bien que tout va de mal en pis. - Et, ce disant, il ne s'apercevrait pas qu'il change son fusil d'épaule. Dans sa thèse, dont tous les éléments sont empruntés « à la littérature catholique », à qui en veut-il en effet? Qui veut-il juger? Chez qui veut-il suivre l'évolution de la piété mariale? Chez les simples fidèles? Non, car il n'a pas le moyen de les connaître. Mais chez les écrivains spirituels, dont l'étourderie aurait encouragé les aberrations des fidèles, et par là précipité la décadence de la dévotion mariale. Or, quels qu'aient pu être jadis les excès ou les lacunes de cette « littérature », le cliché que je viens de dire, universellement employé, montre, à lui seul, que de Bossuet à Grignion de Montfort, ces misères ne sont plus qu'un souvenir. Peut-être même frôlera-t-on désormais l'excès contraire. Les abus possibles sont rappelés sans cesse, et avec une véhémence qui doit mettre les scrupuleux à la torture. Défiez-vous, défiez-vous! Ainsi des « Péril de mort » affichés sur les poteaux électriques; ainsi de la moderne phobie des microbes. Dans un des manuels de

 

(1) Cf. Flachaire, op. cit.. pp. 41-43.

 

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piété les plus populaires - l'Exercice spirituel - en tête du chapitre où l'on a recueilli tout un florilège de prières à la Vierge, se dresse refroidissant, formidable cet « Avis touchant les prières suivantes » : « Combien de personnes se trompent...! Que ceux-là sont donc à plaindre, etc., etc... » Franchement j'aime mieux la dévotion non pasteurisée de nos pères. Mauvaise psychologie, d'ailleurs. Ces recommandations laissent les pharisiens bien tranquilles; elles ne troublent que les bonnes âmes et qui déjà n'ont que trop de pente à se tourmenter (1).

 

(1) Avec cela, on ne dit pas que, du jour au lendemain, ,aient disparu tout à fait les abus de la première moitié du siècle. Dans toutes les littératures, plus encore dans la littérature religieuse (livres et sermons), il y a toujours des retardataires. Cf. à ce sujet, un texte intéressant de Bocquillot : « Mais il y a, dit-on, de ces ministres mêmes qui entretiennent ces abus, qui ne prêchent que des dévotions extérieures et qui ne parlent presque jamais aux peuples du fond de piété qui fait tout le capital de la religion. Il y en a dont tous les sermons sont remplis d'histoires incertaines, capables d'inspirer aux peuples une confiance vraiment excessive pour le culte extérieur, pour les confréries, et pour les prières qu'on fait aux saints. S'il y a de ces ministres et de ces prédicateurs qu'on nous reproche, tant pis pour eux et pour les peuples qu'ils se mêlent d'instruire. L'Eglise n'approuve pas leurs excès, elle les condamne au contraire. Mais elle sait que, tant qu'elle sera sur la terre, il y aura de la paille et du grain parmi ses ministres, comme parmi ses enfants.  Homélies sur l'oraison dominicale... Paris, 169o. p. 476. Pour apprécier l'intérêt de ce texte, il faut se rappeler que Bocquillot, sans être (selon moi) ; janséniste, est port-royaliste, et jansénisant. Il appartient au même groupe que Choiseul. Mais de 1674 (Lettre de Choiseul) à 169o (Bocquillot), qui ne sent qu'il a passé beaucoup d'eau sous les ponts. Les mêmes abus, que Bocquillot ne condamne pas moins qu'on ne le faisait vingt ans plus tôt, ont tellement décliné que plus n'est besoin de les combattre. Ce qui n’empêchera naturellement pas Baillet de tenter en 1693 une nouvelle offensive, telum imbelle, coup d'épée dans l'eau. On trouvera dans Lettres théologiques et morales sur quelques sujets importants (anonyme en qui je reconnaîtrais assez volontiers Dom François Lamy) une lettre qui confirme les conclusions du présent chapitre. « Je vous supplie de ne pas penser à abolir dans votre église la confrérie du Rosaire, mais d'instruire assez votre peuple pour remédier aux abus que vous croyez avoir remarqués (et que vous auront aidé à remarquer ou le livre de Baillet ou quelque autre du même goût). Rien m'est plus solide que la dévotion à la Sainte Vierge, quand elle est accompagnée de discernement et de lumières. Les plus grands serviteurs de Dieu, depuis plusieurs siècles, on fait éclater leur piété et leur amour envers elle. Saint  Bernard tout seul peut nous obliger à respecter leur conduite; le peuple, qui ne sait pas lire et qui sait à peine d'autres prières, croit qu'on lui rte tout quand on lui ôte le chapelet et il ne peut penser qu’ont le lui laisse, si on abolit la confrérie dont la principale observance consiste à le réciter.  Il faut lui faire connaître Jésus-Christ et ses mystères, le nourrir de la parole de Dieu..., apprendre combien on trouve de secours auprès de la Sainte Vierge, quand on désire intérieurement de plaire à son Fils, et combien elle est ennemie de ceux qui l'offensent, sans penser à se convertir; et quand ces vérités salutaires sont entrées dans le coeur, tous les abus sont corrigés, et ce qui reste ne peut servir qu'a la piété, » pp. 113-114.

 

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B. - Ce serait déjà là un immense progrès. Car enfin les dévots ressemblent toujours peu ou prou aux Oeuvres littéraires qui les façonnent. Rien ne se perd tout à fait, et pas même les sermons. Du jour où les critiques, clichées par le P. Crasset, envahiront la littérature dévote, les pécheurs se persuaderont de moins en moins que telle ou telle pratique de dévotion à la Vierge les dispense des devoirs essentiels. Il y a mieux toutefois, et pour les mômes raisons. Je crois, en effet, que, non content d'éliminer les anciens abus, la dévotion mariale tend à devenir de plus en plus spirituelle, qu'elle se rapproche de plus en plus de l'idéal bérullien, dont s'inspirent Bossuet et tant d'autres maîtres. Non qu'elle cesse pour autant de rester une dévotion « populaire », métamorphose impossible et que l'Église n'a aucune raison de souhaiter. La théorie de Newman, que je rappelais tantôt me paraît beaucoup trop sommaire. « Populaire » n'est pas nécessairement synonyme de « vulgaire » de « superstitieuse », de « pharisaïque ». Les divers abus dont il est ici question, n'affectent souvent que Ies manifestations extérieures de la piété; à telle formule, extravagante voire sacrilège, qui scandalise l'auteur des Avis, beaucoup de ceux qui la récitent - ou plutôt qui la vivent - donnent un sens orthodoxe. N'oublions pas, du reste, que ces dévotions - formules; pratiques; - ce n'est pas le peuple qui les a créées ; elles viennent de beaucoup plus haut, d'un saint Bernard, par exemple, et si « vulgaires » que soient les milieux qu'elles ont fini par atteindre, elles gardent toujours quelque chose de leur noblesse originelle et de leur vertu. D'un autre côté, si je ne crois pas que les initiateurs de la campagne contre les abus soient des calvinistes camouflés, leur sévérité ne m'en parait pas moins excessive, un peu niaise même. Ce sont des puristes, autant dire des primaires. Dans un autre ordre d'idées, ils trouveraient scandaleux le goût que professait Malherbe pour le parler du Pont-Neuf.

 

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Si la poésie populaire est riche de poésie, la dévotion, populaire l'est également d'une religion qui nous paraîtrait toute pure, voire sublime, si elle savait s'exprimer. Les aigres censeurs qui passent tous les mots et tous les gestes au crible d'une théologie exacte, risquent d'envoyer pêle-mêle au feu le bon grain avec l'ivraie. Mais non pas les vrais maîtres spirituels, infiniment respectueux de ce qui leur échappe fatalement dans l'intimité des âmes, moins soucieux de trancher une végétation surabondante que de greffer sur elle, pour ainsi dire, la vie plus pure, la mystique plus haute, le théocentrisme plus rigoureux, que ces folles branches appellent souvent, même quand elles semblent s'y refuser. C'est là précisément ce qu'a réalisé avec une aisance merveilleuse et, dès avant la fin du XVIIe siècle, le maître par excellence de la dévotion mariale, le bienheureux Grignion de Montfort, qui est tout ensemble le dernier des grands bérulliens et un insigne missionnaire. Dans son traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge, la dévotion des élites et la dévotion des foules se rencontrent, elles se fondent l'une dans l'autre, précieux chef-d'Oeuvre duquel on ne saurait dire s'il est plus bérullien que populaire, ou inversement.

N'ayant ici qu'à tracer la courbe de l'évolution qu'à suivie la piété mariale en 1656 au milieu du XVIIIe siècle, je ne m'arrêterai pas plus longuement à ce petit livre, qui, du reste, a fait déjà l'objet d'un travail extrêmement remarquable'. Aussi bien retrouverons-nous Grignion de Montfort quand nous étudierons la survivance de la tradition mystique pendant le XVIIIe siècle. Il va du reste sans dire qu'au témoignage de Montfort, que j'ai préféré parce qu'il me paraît plus significatif, il faut joindre celui des autres spirituels contemporains, de Boudon, de Fénelon par exemple, et, plus tard, du P. Grou. Ni aux uns ni aux autres, la

 

(1) C'est le très beau livre du regretté Père Antoine Lhoumeau : La Vie spirituelle à l'école du Bx. L. M. Grignion de Montfort, 3e édition, Paris, 1913. Ressuscité au milieu du siècle dernier par le P. Faber, le chef-d'Oeuvre de G. de M. a été republié plusieurs fois. La meilleure édition, entièrement conforme à l'original, est celle de Luçon, 1914 (imprimerie S. Pacteau).

 

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dévotion médiévale (ou bernardine, ou populaire) à la Sainte Vierge ne paraît une gêne, encore moins un épouvantail. Dans leur enseignement comme dans leur expérience intime, elle se plie sans le moindre effort à toutes les exigences de la haute contemplation et du pur amour (1).

 

EXCURSUS

 

MARIE D'AGRÉDA

 

Les jansénistes dont il est question dans le chapitre que l'on vient de lire appartiennent exclusivement aux premières générations du parti. Pour les autres, je les connais mal, assez néanmoins pour constater que, dès avant la fin du XVIIe siècle, et plus encore après la Bulle Unigenitus, elles semblent prendre à tâche de donner raison à leurs adversaires; non seulement, comme il va de soi, par leur révolte formelle contre la Bulle Unigenitus, mais de beaucoup d'autres façons. Ainsi dans leur attitude de plus

 

(1) Pour Fénelon, voir la méditation du Manuel de piété pour le jour de l'Assomption (VI. p. 69) : Marie modèle de l'adoration en esprit et en vérité, et de l'abandon mystique. Cf. aussi, dans le tome V, le sermon pour le jour de l'Assomption.

Il est piquant (et triste, puisque Flachaire n'est plus là pour corriger cette méprise), que le Traité de la Vraie dévotion l'ait confirmé dans sa théorie de la décadence croissante, au lieu que, pour moi, ce même livre prouverait presque à lui seul le progrès que j'ai dit. Je m'explique, d'ailleurs, fort bien, l'erreur de ce jeune savant. Montfort est l'apôtre de « l'esclavage à Marie », et Flachaire ne voit, dans la notion même et dans la pratique de e. l'esclavage » que puérilité superstitieuse. II aurait bien dû savoir pourtant que cette dévotion est foncièrement bérullienne, quoique Barry et Poiré se la soient appropriée. C'est même par là que les adversaires de Bérulle avaient espéré le perdre. Triste manoeuvre, sur laquelle il est inutile d'insister. Flachaire a aussi été égaré par l'édition du Traité qu'il avait en main; celle de Rennes, 1891, accompagnée d'une étude malheureuse de l'abbé Didiot (Cf. la critique de cette étude dans le livre du P. Lhoumeau, pp. 1o6-146). Il l'a été de même par les condamnations successives qui ont été portées contre la dévotion à l'esclavage (condamnations tapageusement orchestrées par Baillet) : Décret de 1673, abolissant les sociétés italiennes d'esclaves de la Mère de Dieu et interdisant le port des chaînettes : décret postérieur de quelques mois, condamnant tous les livres « de l'esclavage », Je n'ai pas à discuter les abus qu'ont voulu supprimer ces différentes mesures, mais sur la pleine orthodoxie de la dévotion prise en elle-même et entendue comme l'entendent Bérulle d'abord, puis Montfort, aucun doute n'est possible. (Cf. Lhoumeau, ib.). Aussi bien Montfort est-il béatifié et le pape Pie X recommande-t-il « très vivement le Traité... si admirablement écrit par le Bienheureux ». (Préface de la dernière édition, p. VII.) Le port des « chaînettes » est une pratique accessoire, ni plus ni moins superstitieuse que le Scapulaire. Cf. Flachaire, op. cit., p. 154.

 

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en plus maussade et chicaneuse envers la dévotion à la Sainte Vierge. Critiquer les abus de cette dévotion devient chez eux une véritable manie. C'est ainsi qu'ils recommencèrent, avec Bayet, en 1693, la campagne des Avis contre les dévots indiscrets, alors que ces abus, quels qu'ils aient pu être au temps de Louis Xlii, n'étaient plus, je tiens à le répéter, qu'un souvenir. D'après le chanoine Legendre, « ce fut sans doute par cette indévote aversion (très joli mot) que, six ou sept mois après que (Noailles) fut en possession (de l'archevêché), les jansénistes s'acharnèrent à faire condamner » les écrits de Marie d'Agreda. Noailles, leur homme à presque tout faire, n'aurait pas osé intervenir de sa personne, crainte de peiner « Madame sa mère et Mme de Maintenon, qui avaient pour la Sainte Vierge une dévotion tendre, comme l'ont la plupart des femmes », et il se serait déchargé sur les docteurs du soin de condamner ces écrits.

Legendre n'approuve pas ce tapage. « Le livre et l'auteur, écrit-il, étaient en grande réputation en Espagne et en Portugal..., admirés et respectés comme divins ». D'ailleurs, « attrayant, et quoique j'aie peu de goût pour la mysticité (vous pouvez l'en croire), je l'ai parcouru avec plaisir et j'y ai admiré le beau génie de cette fille, sa belle manière de narrer... Sans le tracas qu'ils firent pour le... décrier, il n'aurait point été connu (chez nous), ou de lui-même il serait tombé, ce livre n'étant qu'un tissu de visions, choses auxquelles communément on ajoute peu de foi en France, si on n'en a de bons garants ». Au reste, et ceci encore est très significatif, on eut beaucoup de peine à obtenir la condamnation : « Si le syndic eût été plus exact à compter les voix, la censure n'aurait pas passé. » Mémoires, pp. 225-227. On sait que Bossuet s'échauffa beaucoup dans cette affaire, et, bien entendu, contre Marie d'Agréda. Ce qui nous a valu un beau dossier, rassemblé par les éditeurs de sa Correspondance, notamment VII, pp. 4o6-4o7. Voir aussi l'index. A cette bibliographie copieuse ajouter : Vie de la V. M. Marie de Jésus... par le R. P. Joseph Ximenès Samaniego, traduite par le R. P. Croset, Paris, 1857. Une étude vraiment critique de ce long procès présenterait un vif intérêt.

Qu'on me permette d'ajouter, puisque j'en trouve ici l'occasion, que les historiens du XVIIe siècle religieux ne tiennent pas assez compte des sentiments de Legendre sur le jansénisme, soit qu'ils aient peine à s'en accommoder, soit qu'ils les ignorent. Ce que j'ai écrit sur le grand Arnauld dans mon Ecole de Port Royal, et ce que j'écrirais encore aujourd'hui, aurait paru moins

 

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scandaleux, ou moins inouï à tels de mes critiques, s'ils avaient su que Legendre me donnait déjà raison. « Non contents, écrit-il, d'en avoir fait un saint », les jansénistes « l'avaient tellement transformé qu'il n'était plus reconnaissable. Car, quoique de son naturel ce fût un homme emporté, hautain et de mauvaise humeur, ils le représentaient comme l'humilité, comme la modestie et la douceur même. Pour en juger, il ne faut que voir l'amertume et l'âcreté qui dominent dans ses écrits et les injures dont il accable les gens qui lui résistaient. » p. 181. A mots plus couverts, le prudent Saint-Beuve parle comme nous.

Quand il juge ses contemporains, Legendre est peut-être un peu moins impartial. Ancien secrétaire: et ami de Harlay, il ne voulait aucun bien ni à Noailles, ni à l'entourage de l'archevêque,; mais c'est un honnête homme, libre d'esprit et qui avait. de bons yeux. Ses collègues du Chapître de Notre-Dame, presque tous inféodés à la secte., l'exaspéraient avec leur dada de « ramener la religion à son ancienne pureté », et leurs déclamations contre ce qu'ils trouvaient « de superstitieux dans notre église, dans notre. office, dans. nos cérémonies ». Et, poursuit-il, « comme,.. s'ils eussent eu pour cela une mission particulière, ils se mirent à changer en tout ». Voici de leur vandalisme stupide, une preuve qui me revient à la mémoire et qui: m'exaspère,, à mon tour, chaque matin, quand je vais de la « porte rouge » à la sacristie de Notre-Dame. « Ils eurent la témérité d'enlever en plein jour ignominieusement, à la vue de tout le monde, une petite image de la Vierge, qui était derrière le choeur,, et devant; laquelle les bonnes gens faisaient dire des évangiles et brûlaient. de petites bougies. Nous eûmes beau nous récrier, deux ou trois que nous étions bien intentionnés; le prêtre,.. diseur d'évangiles, eut beau faire des plaintes amères. contre les ravisseurs de l'image-qui avait été son gagne-pain, il n'en fut autre chose; parce que; M. l'archevêque (Noailles) approuva ce qu'ils avaient fait, et que les premiers du Chapitre, dont quelques-uns étaient gâtés, n'eurent point le courage, et peut-être la volonté de réprimer ces nouveautés. » Mémoires, p. 223. Ah! les imbéciles! Car, pour moi, je crois- que c'est le mot propre. Soyez sûr que tous, ils récitaient chaque jour leur chapelet, et que tous, sauf un ou deux, ils n'auraient voulu, pour rien au monde, se dépouiller de leur scapulaire; si extravagants, néanmoins, que Legendre se demande par moments, si leur dessein n'était pas « d'abolir le culte catholique pour établir sur ses ruines le rite calviniste pur ou du moins un calvinisme mitigé ». Non toutefois, se répond-il à lui-même :

 

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« Il y a du trop et de l'outré en ce que leurs ennemis en ont dit ». Mémoires, ib.; la suite n'est pas moins savoureuse.

Pour ne pas les faire plus noirs qu'ils ne l'étaient sans doute, il ne faut pas oublier que jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, les jansénistes n'ont pas cessé de rééditer Duguet, lequel avait pour la Sainte Vierge la dévotion la plus tendre.

 

DUGUET ET LA DÉVOTION A MARIE

 

« Lettre à un jeune ecclésiastique » assez gravement tenté, semble-t-il, contre les devoirs essentiels de sa vocation.

« ...L'amour de l'humilité et de la chasteté vous est infiniment nécessaire. Ne cessez point de le demander... Je ne sais si vous vous sentez porté à une confiance particulière en la Sainte Vierge. Si cela est, je vous trouve très heureux, car, avec une telle protection, on peut tout espérer, quand on désire les véritables biens et les vertus qui y préparent. LES HUMBLES ET LES PETITS CONNAISSENT MIEUX CE SECRET QUE LES AUTRES. Mais chacun à son don et son attrait, et je pense plus à suivre votre inclination qu'à vous inspirer la mienne » Lettres, IX, pp. 143-144. Lettre posthume, notez-le bien, et que les jansénistes n'eussent pas livrée au public, s'ils en avaient cru la lecture dangereuse. Cf. aussi, tome VII, pp. 4o7-414, quelques corrections proposées par Duguet à l'auteur d'un catéchisme (Noë-Mesnard). « Il est bien de foi que l'invocation de la Sainte Vierge n'est point contraire au culte souverain de Dieu, et qu'elle est d'une grande utilité, mais elle n'est pas (comme l'avait écrit le catéchiste) « un principal devoir d'un chrétien. » Il faut être exact à ne rien dire au peuple dont il puisse abuser. Car le peuple est naturellement pélagien et superstitieux ». « Il est très dangereux de séparer la piété de la vérité. »

 

LA MÈRE DOULOUREUSE ET LA CRITIQUE DU « SPASIMO »

 

Non ejulantem ceraimus,

Non ungue vellentem comas;

Silensque plus novit pati

Vicias dolore fortior.

 

Habert. Hymne à Laudes de la Compassion. (U. Chevalier. Poésie liturgique des Eglises de France, 1913, p. 42.)

 

Magnifique sujet, familier aux historiens de l'art et qui intéresse encore davantage l'histoire, non seulement de la dévotion

 

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mariale, mais de toute la spiritualité catholique. Je ne puis que rassembler ici quelques textes, dont quelques-uns sont très beaux.

Le pseudo-Bonaventure montre la divine Mère pâmée devant Jésus succombant sur la Croix. Cette imagination, chère à la piété du moyen-âge, aurait pour source ou inspiration première l'évangile apocryphe de Nicodème. La tradition contraire aurait long-temps prévalu. « Stantem lego; flentem non lego », dit saint Ambroise. Ainsi chez les Byzantins. Cf. par exemple les acrostiches de Romanos (vie siècle) : « Chasse, Mère, chasse le chagrin. Il ne convient pas de pleurer, parce que tu as été nommée pleine de grâce. Aux femmes de peu de sens ne te rends pas semblable, Vierge très sage. Tu te trouves au milieu de ma chambre nuptiale, ne va point, comme si tu étais dehors, flétrir ton âme. » Cf. G. Millet, Recherches sur l'iconographie de l'Evangile..., Paris, 1916, pp. 397, seq, et, bien entendu, E. Mâle).

« Maria martyr in anima », dit encore saint Bernard. Dès le début de la Contre-Réforme, une réaction de plus en plus vigoureuse s'organise contre le réalisme et l'émotionalisme franciscain. Cf. Cajetan : De spasmo B. Virginis Mariae, critiquant, je crois, la fête de la Pamoison de N.-D., que l'on célébrait en quelques églises. Cf. Thiers. Traité des superstitions, IV. pp. 112-113, où est cité un sermon de Bernardin de Sienne favorable à la légende de la Pamoison. Maldonat assure que « ceux qui soutiennent que la Sainte Vierge tomba en défaillance près de la Croix ne méritent aucune créance » Thiers, ib.? Molanus (De historia sanctarum imaginum (158o), « fidèle aux intentions du Concile de Trente..., demandait qu'on supprimât de la représentation de Marie au pied de la Croix tout faux pathétique, par exemple qu'on cessât de la représenter évanouie ». Flachaire, op. cit., p. 74, et il renvoie à l'étude de Perdrizet sur le Speculum salvationis, 1908, ch. XLIV. Le Spasimo néanmoins garde encore des partisans. « Son âme défaille, écrit saint Pierre d'Alcantara, son visage et tout son corps virginal se couvrent d'une sueur mortelle. » (Traité d'oraison, Paris 1923).

Quoiqu'il en soit des artistes et de la dévotion populaire, la haute spiritualité française, pendant tout le XVIIe siècle - et non pas seulement l'école janséniste comme on l'a prétendu - se hérisse contre le spasiino. Il est très intéressant que Gerson, d'ailleurs si pseudo-bonaventurien, leur ait passé, en quelque sorte, cette noble consigne. Aussi veux-je citer de lui un beau texte peu connu.

 

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« Mais notez ici, o dévotes gens, je vous en prie, la constance merveilleuse de Notre-Dame, de cette mère très douloureuse : elle a été travaillée tout le jour, en ensuivant son benoit fils, en douleur, en tourment, en grand hâte et confusion; elle n'avait pas dormi toute la nuit.., et le jour devant elle était venue de Béthanie en Jérusalem à pied; elle était encore à jeun, outre cette heure de midi et près de none; elle avait tant gémi et pleuré, et son tendre coeur, son coeur de mère très piteuse et amoureuse, était tout plaié et persié du glaive de la très honteuse et douleureuse passion de son cher fils : néanmoins elle était en étant toute droite, ainsi l'Evangile. LEs PEINTURES QUI LA MONTRENT AUTREMENt NE SONT A CROIRE. Et Notre-Dame était devant la croix, non pas de côté, et regardait la face et les contenances toutes de son fils crucifié. Et comment ce pouvait-ce ci faire qu'elle fût en estant? Qui la soutenait? Qui la confortait? Si oncques femme mourut de deuil, comme aucunes ont fait, par quelles manières demeurait en elle stabilité, vigueur, vertu et vie ? Mais tout ce faisait l'excellence de ses vertus en la partie souveraine de l'âme, c'est-à-dire en son esprit; lesquelles vertus se épandaient et descendaient en la basse partie de l'âme, c'est à savoir en la sensualité ou charnalité... C'est à savoir que Notre Dame ne fit main-tenant complaintes ou contenances mesadvenans à sa dignité et à sa vertueuse bouté, combien certes qu'elle sentît douleur et plus que douleur, et à la fois soupirait profondément, ou soupirait et gémissait amèrement; sa très belle et plaisante face était tout éplorée, toute pâle, toute morte et décolorée; la voix cassée, les yeux troublés, plongés en larmes. Non pourquant toujours demeurait une lueur, une lumière qui descendait des vertus de son âme et se montrait par dehors, et tournait les felons juifs (comme je tiens) à une manière d'amour et de compassion, et tellement qu'ils n'avaient point de coeur de la persécuter. »

 

The Ad Deum VADIT of Jean Gerson,  published.., by D. H. Carnahan, University of Illinois studies in Language and Literature, feb. 1917, pp. IIo, III. J'ai orthographié quelques mots à la moderne, mais là se bornent les libertés que je me suis permises.

Au dix-septième siècle maintenant, et d'abord à François de Sales, toujours miraculeux :

            Ah! non, Théotime, il ne faut pas mettre une impétuosité d'agitation en ce céleste amour du coeur maternel de la Vierge... Je ne dis pas, Théotime, qu'en l'âme de la très sainte Vierge

 

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il n'y eût deux portions..., mais je dis qu'en cette céleste mère, toutes les affections étaient si bien rangées et ordonnées que le divin amour exerçait en elle son empire et sa domination très paisiblement..., toujours maîtresse paisible de toutes ses passions. » Traité de l’Amour de Dieu, II, pp. 51-57.

Nos bérulliens sont plus explicites : ainsi le Père Gibieuf. La Vie et les grandeurs de la très sainte Vierge Marie... 1637. Dieu « opère en elle.., une manière de douleur et de compassion par laquelle elle compatit à Jésus crucifié, au nom et de la part de son Père. » Souffrance aussi pure que celle de son Fils. « Elle n'était ni couchée, ni penchante, ni en aucune disposition qui porte marque de faiblesse, mais bien, droite et sur ses pieds ». (Cf.Flachaire, op. cit., 73-74.

Un autre oratorien, l'évêque de Castorie, Jean de Neercassel, dans son livre Du culte des Saints, 1625 : « Aucune marque de faiblesse...; aucun mouvement indécent; elle ne poussa aucun cri; elle ne répandit aucunes larmes..., elle ne sentait aucun trouble dans son âme. » « Il blâme ensuite les peintres et les sculpteurs qui représentent la Sainte Vierge pâmée, avec des femmes et saint Jean même, qui sont auprès d'elle pour la faire revenir de sa pâmoison; et il assure qu'il serait du zèle des évêques de faire ôter des églises ces sortes de représentations..., messéantes à la Mère de la Sagesse éternelle. » Thiers, op. cit.; et De la plus solide… de toutes les dévotions, II, pp. 735-737. Même doctrine chez les mystiques : « Il ne peut donc y avoir de tristesse en la Sainte Vierge, qui était si uniforme avec Dieu, en tant que cette passion dit quelque chose de bas et que c'est une douleur assommante... (Il) ne peut non plus y avoir de joie, si on la prend pour un emportement et une saillie extraordinaire d'une puissance qui est touchée d'un objet qui ne lui est pas famillier. » Epiphane Louis, La nature immolée par la grâce, Paris, 1674, II, pp. 203-204.

Baillet : « Sans songer que, de toutes ses démarches et sentiments, elle conspirait avec son Fils pour faciliter le grand ouvrage de notre rédemption, on se laisse aller insensiblement à la regarder comme une mère désolée, qui perd tout à la mort de son Fils unique..., accablée de ses douleurs, abandonnée aux larmes... » Et il cite la strophe d'Habert qu'on a lue plus haut. « L'Eglise, pour nous faire voir combien des sentiments si bas sont indignes également de la mère et des enfants de Dieu, a fait exprimer dans cet hymne... ce que nous en devons penser : Non ejulantem cernimus...

 

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Nous ne la voyons pas s'abandonner aux pleurs,

S'arracher les cheveux, perdre la patience,

Mais sa haute vertu surmontant ses douleurs,

Sait d'autant plus souffrir qu'elle souffre en silence. »

 

De la Dévotion à la Sainte Vierge... 1711, pp. 142-143; 1° édition en 1693.

Duguet. « Elle y était debout, avec un religieux tremblement comme devant l'autel..., entrant en part avec son Fils dans les fonctions de son sacerdoce ; comme immolant... tous les sentiments naturels... ; elle y était debout, comme victorieuse par son Fils et du démon et du monde entier... On avilit ordinairement ou l'on étouffe toutes ces vérités par des peintures qui ne représentent qu'une douleur humaine, ou qui même déshonorent, par une faiblesse ou par un évanouissement, une patience et une foi qui doivent servir d'exemple à tous les siècles ». Explication du mystère de la Passion, t. XIV, 1733, pp. 241-242.

Je finis par un texte de 175o. « Fête de la Compassion... Toutes les douleurs intérieures que ressentit la Sainte Vierge... font dans ce jour l'objet de la piété et du culte de l'Eglise. On ne concevrait pas une idée assez pure et assez parfaite des douleurs de la Sainte Vierge..., si on se la représentait désolée, abattue et baignée de pleurs, comme les autres mères lorsqu'elles perdent leurs enfants. » M. Ballet (prédicateur du Roi) Traité de la dévotion à la Sainte Vierge.... Paris, 175o, p. 36o.

Je m'en tiens comme on le voit, aux textes qui défendent la thèse la plus extrême. L'étude comparée des sermons et des livres de méditations montrerait, j'imagine, que le commun des fidèles suivait une voie moyenne, atténuant, comme il le fallait, ce que la tradition médiévale pouvait avoir d'excessif, mais faisant à cette même tradition sa juste part. Cette proportion me paraît très exactement gardée dans les Exercices..., de Jacques de Jésus, 1655. Je ne sais pas ce qu'en pensent les savants, mais, pour moi, j'ai toujours beaucoup de peine à faire fi des sentiments et même de la théologie latente qu'expriment les dévotions populaires. C'est ainsi qu'il me déplaît qu'on marque une telle différence entre Marie et « les autres mères ». Qui pourrait souffrir, du reste, le jugement porté sur le Stabat par l'abbé Thiers? « Les rimes dont il est composé font que les bonnes gens s'y plaisent beaucoup à l'entendre chanter. L'air sur lequel on le chante les réveille. Mais les personnes solidement pieuses et éclairées y trouvent plus de rime que de sens et d'onction... Quoi qu'en dise le Père Grasset, le Stabat est

 

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répréhensible, en ce qu'il parait injurieux à la Sainte Vierge. Car il la représente outrée de douleur, accablée de tristesse, désolée, tremblante d'horreur et baignée de ses larmes... » O quam tristis… Quis est homo qui non fleret?... Eïa mater, fons amoris... lui déplaisent. Et il veut bien nous apprendre, lui qui sait tout, que la Sainte Vierge « était debout près de la Croix ». Apparemment le poète du Stabat ignorait ce détail. Traité des superstitions, IV, pp. 1o6-1o7. Et il y revient, le nigaud - ma foi ! comment l'appeler? - dans son livre sur la plus solide... de toutes les dévotions : « Pour toutes ces raisons et toutes ces autorités, il n'y aurait nui inconvénient de ne point dire et de ne point chanter le Stabat mater. » Il, p. 738. Tel est le sens poétique et catholique de ce Dryasdust grincheux, qui - à la trop grande joie de Dom Guéranger, - a passé au même crible les Hymnes de Santeul, dans ses Observations sur le nouveau Bréviaire de Cluny. Ai-je besoin d'ajouter que la haute dévotion mariale du XVIIe siècle n'est aucunement responsable de pareilles excentricités. Il serait d'ailleurs très intéressant d'étudier par le menu comment et jusqu'à quel point les artistes du XVIIe siècle se sont laissés gagner à cette dévotion plus sublime que pathétique. On sait bien que la fameuse pamoison de Ligier-Richier n'obéit pas aux directions tridentines. En revanche, le thème, en quelque façon, plus mystique de l'Assomption, ne semble-t-il pas avoir été particulièrement cher aux peintres de ce temps-là? Mais tout ceci n'est pas de ma compétence. Voici néanmoins une fiche : L'autel de Sept-Fonts « n'est orné que d'une image de marbre blanc. C'est celle de la Sainte Vierge. Elle ne tient point entre ses bras celle de l'Enfant-Jésus, mais elle le regarde vivant et immortel, et semble l'adorer dans la suspension; c'est une custode de cuivre doré, sous laquelle est le saint ciboire et qu'une crosse de sculpture tient élevée au-dessus de l'autel. » Histoire de la Réforme de l'Abbaye de Sept-Fonts (par Drouet de Maupertuis) Paris, 1702, pp. 71-72.

 

Pratiques dévotes.

 

Crasset énumère les principales: Angelus; Rosaire ou Chapelet; Scapulaire... Entrer dans ses Congrégations... ; Parer ses autels et honorer ses images... Réciter son Petit-Office ». Op. cit., Traité VI, pp. 413-494. Il avait déjà parlé, dans le Traité IV, des pèlerinages, et des « voeux qu'on fait à la Vierge » (p. 196-204). Même liste ou à peu près, dans les Pratiques de

 

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piété ou les véritables dévotions par le R. P. Le Maistre, Lyon, 1711 ; et, bien auparavant, dans l'Année chrétienne du Père Suffren, I, pp. 972-993.

Sur quoi le sage Nicole : «Rien n'est plus ridicule aux hérétiques que de s'emporter contre ces sortes de pratiques, qui sont bonnes en elles-mêmes, et qui sont saintes et agréables à Dieu lorsqu'eIles naissent de la charité, comme si c'étaient les plus grands abus du monde, comme si elles n'avaient pas été en usage dès les premiers siècles de l'Eglise, et enfin comme si ce n'était pas une chose très convenable à la nature de l'homme, qui est composé d'un corps et d'une âme, que de lui laisser témoigner par des actions extérieures la piété qu'il a dans le coeur, et de lui prescrire même des pratiques qui règlent ces actions extérieures et raniment la piété intérieure. » Note à la IX° Provinciale, p. 19o. Cf. aussi, du même Nicole, le chap. IX de

la VII° des Instructions théologiques et morales: « Des marques extérieures de dévotion envers la Sainte Vierge... Des rosaires, scapulaires, confréries, etc.

Etudier par le menu l'histoire (progrès, ou déclin, ou variations) de ces diverses pratiques, n'est pas ici mon affaire. Mais, à vue de pays, je ne crois pas que l'immense majorité des fidèles en ait perdu le goût, au moins jusqu'au milieu du XVIIIe siècle. Je ne sache pas non plus qu'elles aient été décriées sauf par un ou deux forcenés, qui ne comptent pas. Est-ce décrier le scapulaire que de dire avec Nicole qu'il n'est pas un « huitième sacrement »? Cf. Instructions, p, 261. « L'usage légitime de ces signes extérieurs », dit-il encore, est d'y joindre « les vertus et les dispositions signifiées par ces signes; en sorte que ceux qui portent sur leurs bras, sur leurs reins, ou autrement, des signes de pureté, d'abnégation ou d'humilité, aient dans le coeur l'amour de ces vertus. » Ib. p. 261.

Pour l'Angelus, voici quelques mots de Bocquillot (homme modéré, mais peu porté à l'optimisme) : « Il n'y a pas de famille chrétienne qui ne le dise quand elle entend sonner la cloche. Et je ne crois pas qu'il soit besoin d'exhorter les chrétiens à le réciter, tant cette pratique me paraît établie et observée partout. » Ceci à la fin du siècle. Homélies sur l'oraison dominicale, Paris, 169o, p. 463. Mutatis mutandis, je crois qu'on en pourrait dire autant de la récitation du chapelet (Louis XIV n'y manquait pas un seul jour) et du Petit Office de la Vierge. Quant aux formules dévotes (pour ne pas parler des livres de méditations, tous les manuels en sont pleins. Encore une fois, mais toujours à vue de

 

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pays l'étude comparée de ces mille et mille textes étant au dessus de mes moyens, je ne remarque nulle part le moindre indice de décadence. » Pour peu, du reste, que la prévention s'en mêle, on en trouverait facilement. De quoi je veux donner un exemple

assez piquant : Prenez les Prières et Instructions chrétiennes du P. N. Sanadon, jésuite; dans ce recueil de 586 pages, qui a été indéfiniment réédité, il n'y a en tout et pour tout, si j'ai bien compté, que deux « oraisons » à la Sainte Vierge, plus le texte

latin des Litanies, de quelques Antiennes, et du Stabat. Le Pater Noster est paraphrasé, mais non l'Ave Maria. Dans la Pratique pour se préparer à la mort, pas un mot sur la Sainte Vierge. De cette parcimonie, seule la plus insigne mauvaise foi et la plus sotte, conclurait que le P. Sanadon a partie liée avec ceux qui veulent exterminer la dévotion à Marie Mais supposez que ce recueil fût l'Oeuvre d'un janséniste, la tentation ne viendrait-elle pas à plus d'un de l'exorciser comme ennemi de la Vierge? A ces deux lignes, que Sanadon fait réciter au mourant : « J'espère par Jésus, et de Jésus, de mourir en prédestiné » (p. 487), l'auteur de la Bibliothèque janséniste ne manquerait pas de s'indigner : Vous voyez bien, dirait-il, que cet homme ne croit pas à la médiation de Marie.

Je signale à l'attention des curieux un recueil marial, qui doit être assez rare, et qui m'a intéressé à plusieurs titres : Elévations et Prières à la Sainte Vierge pour tous les jours du mois.., par M. l'abbé Briguet, Paris, 1727 (Ce édition en 1713).

a. - Si Flachaire avait connu ce gros livre, il aurait eu la tentation d'en tirer un argument à l'appui de sa théorie de la « décadence », que nous avons combattue plus haut. Il y a là, en effet, plusieurs pages que n'eussent pas désavouées les dévots extravagants ou indiscrets du temps de Louis XIII. Ainsi les Elévations du XIe jour : « Je vous révère et vous félicite, très sainte tête..., très saints yeux..., très saintes oreilles.., très sainte bouche » ; au Xe jour : MammeIles virginales..., très saintes mains..., précieux sein..., très saints genoux..., très saints pieds... très saint coeur... » 1713, dirait Flachaire : vous voyez bien; ils sont encore plus déplaisants que les excentriques de l'humanisme dévot. A quoi je réponds que n'importe quel stade d'une évolution garde quelques traces des phases antérieures. Principe qui se vérifie d'autant plus fatalement dans la littérature qui nous occupe que les sept à huit dixièmes des livres dévots sont composés à coups de ciseaux. Quand on ne reproduit pas textuellement les anciens modèles, on continue à s'en inspirer. En fait nous reconnaissons

 

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ici le vieux thème littéraire qu'on appelait je crois, un « blason » (Cf. Marot et tant d'autres); moule qui se prête aisément aux effusions litanistiques, et que, de ce chef, les auteurs dévots s'approprient constamment. On en trouve beaucoup dans l'Antidatarius animae de Nicolas Salicet dont j'ai déjà parlé dans mon Humanisme dévot. L'abbé Briguet se sera contenté de plagier la Dévote salutation des membres sacrés du corps de la glorieuse Vierge... par le R. P. J. H. capucin, imprimé en 1678, livre qui, dès ce temps là, paraissait impertinent à la moyenne des fidèles. Cf. Thiers, Traité des superstitions, IV, pp. 51, 67, 68. « Je vous salue, cheveux charmants de Marie, rayons du soleil mystique, etc. etc. » Et ce maladroit ne s'arrête pas aux cheveux. En 1727, le livre de ce capucin eût passé pour une plaisanterie. Aussi voyons-nous que Briguet a travaillé à le rendre moins inacceptable. C'est ainsi qu'après tous les membres, il en venait enfin au coeur; ensuite, il passe à l'âme, autant dire « à l'intérieur de Marie » ; autant dire que même dans un recueil aussi archaïque, l'influence de Berulle se fait nettement sentir.

b. - Briguet offre une autre particularité, qui m'enchante encore moins, s'il est possible, à savoir une charge à fond contre les ennemis de la Sainte Vierge. Il en veut sans doute à l'auteur des Avis. « Ouvriers d'iniquité, enfants de ténèbre, déguisés sous toute sorte d'habits... » Il a cru même nécessaire de les stigmatiser en vers :

 

Vierge sainte, abaissez ces orgueilleux sectaires

Ces pharisiens du temps, ces hardis réfractaires,

Qui, sous ombre à nos yeux d'être de vos dévots,

Ne le cèdent jamais aux plus francs Huguenots.

 

Le moins que l'on puisse dire de ces virulences est qu'elles ne sont vraiment pas à leur place dans un livre de prières.

c. - J'y trouve de curieuses formules : Litanies des Eloges de la Sainte Vierge; et encore : Les Litanies des Eloges de Notre-Dame choisis des auteurs les plus saints et les plus célèbres. Ou encore, Litanies du Saint-Esprit par rapport à Marie son épouse bien-aimée, où je note cette invocation peu banale : « Afin qu'il vous plaise enflammer de plus en plus notre Saint-Père le Pape de l'amour de l'Immaculée Conception de Marie ».

d. - En tête du volume figurent deux morceaux indépendants, qui n'occupent pas moins de cent pages, et qui, en vieillissant, n'ont certes rien perdu de leur intérêt. « L'on a mis à la tête de cet ouvrage un CALENDRIER HISTORIQUE pour tous les jours de

 

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l'année, où les Eglises les plus célèbres du royaume et du monde entier, consacrées à la Sainte Vierge, sont marquées avec leur origine, leur fondation, et les miracles qui les rendent recommandables à la piété des fidèles. » Pour chacun de ces sanctuaires, une notice historique et légendaire, souvent assez longue, et où sont mentionnées les sources (Juste-Lipse, Baronius, la Triple couronne de Poiré, la Gallia christiana, des recueils d'archives et une foule de monographie). Sans doute une des meilleures bibliographies mariales qui aient été compilées.

« 28 mars : Notre-Dame de Castelbruedo à Olian, proche de la rivière de Ségir, en Catalogne, où tous les ans, le jour de l'Annonciation, on vouait trois lumières de couleur d'azur qui pénétraient au travers des vitres de cette église, allumaient les lampes et les cierges, ressortaient par le même endroit et disparaissaient aussitôt. Judo Martineus, lib. 5 de reb. Hispanic. Cap. ultim. »

« 29 mars. Apparition de Notre Dame à saint Bonet, évêque de Clermont en Auvergne, à qui elle commanda de dire la messe une nuit qu'il était resté dans l'église pour faire ses prières. Mais le saint, se pressant contre un pilier, comme pour se cacher, la pierre devint molle et lui fit la place qu'on y voit encore aujourd'hui. Mais la Sainte Vierge l'ayant obligé d'officier, la cérémonie étant faite, elle lui laissa la chasuble que les anges lui avaient apportée, et dont il s'était servi pour célébrer. Ce céleste présent se voit encore à Clermont, où il est précieusement conservé. In ejus vita, apud Surium, die 15 Januarii. » Bel exemple de préjansénisme auvergnat! Pascal aurait bien du raconter cette histoire à l'auteur de la Fréquente.

« ... 31 mai. Notre-Dame de Souffrance, en l'église de Saint-Gervais à Paris. Cette image, qui était au coin de la rue des Rosiers, fut frappée par un juif l'an 1528, et portée solennellement à Saint-Gervais par ordre du roi François I qui en fit faire une d'argent doré, qu'il plaça lui-même à ce coin de la rue où était celle-ci; mais on la déroba l'an 1545, ensuite de quoi on y en remit une autre de pierre qui retient toujours le nom de Notre-Dame d'Argent. Dubreuil, Théâtre des Antiquités, livre 3. »

C'est assez mettre les curieux en appétit. Mais l'abbé Briguet ne travaillait pas pour eux. Il entend que cette somme devienne comme un guide Joanne à l'usage des pèlerins de la Vierge. « Et comme, poursuit la préface, plusieurs personnes dans les voyages, pourraient avoir de la peine à reconnaître et trouver les églises

 

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ou chapelles dont il est fait mention, on a fait un ouvrage à part, qu'on a intitulé Les Adresses du Calendrier de la Sainte Vierge; ouvrage... en faveur des pèlerins et voyageurs qui, portant ce livre sur eux, seraient touchés de dévotion à visiter dans leur chemin ces mêmes églises ou chapelles, dont il sera aisé de trouver la description et le détail dans le Calendrier, par le chiffre qui en marquera les pays ». En France, 5o sanctuaires; en Flandre, 25 ; en Brabant, 3; en Angleterre, 2; en Hollande, 2; en Lorraine, 7 (Sion bien entendu) ; en Franche-Comté, 2; en Savoie, 3; en Piémont, I ; en Cappadoce, I ; en Suisse, I ; (Einsiedeln, naturellement) ; en Allemagne, 7; au duché de Bavière, 3; en Hongrie, I ; en Pologne, 2; en Espagne, 14; en Navarre, I ; en Portugal, 12; en Italie, 39; en Syrie, 2; en Égypte, 3, (n'est pas oublié Notre-Dame de la Matarie); en l'Inde Orientale, 2; (Cranganor et Méliapor); en Turquie, 2; (Notre-Dame de Sainte-Croix à Jérusalem). Comme on le voit, il en passe beaucoup. Mais enfin ce catalogue est assez émouvant déjà, ne serait-ce que par le parfum de catholicité qu'il exhale, si j'ose m'exprimer ainsi.

Ceci soit dit pour donner une idée soit des mille suggestions que peuvent offrir nos vieux livres dévots, soit aussi des fausses pistes qu'ils peuvent ouvrir aux chercheurs, trop pressés, de philosopher. J'ai assez montré en effet que Briguet n'est pas toujours un sûr témoin de son temps.

Encore suis-je loin. d'avoir enuméré tous les trésors que nous cache la reliure de celui-ci. Un de ses anciens propriétaires - et qui, sait-on jamais? a peut-être porté ce manuel marial jusqu'à Méliapor! - avait fait relier à la suite des Élévations et prières, quelques plaquettes aussi intéressantes que le livre lui-même de Briguet. Hélas ! une ou deux, les plus rares probablement, ont été arrachées par un amateur maudit qui, fort heureusement pour moi.., n'aura pas soupçonné le prix des autres. Il y a là : le livret de Notre-Dame de Passau, dont je vais parler; l'Office (très beau!)

DU TRIOMPHE DE LA FOI, fondé en l'Eglise paroissiale de Saint Roch l'an 1772, le dimanche dans l'octave des Rois... Paris 1773 ; quelques feuilles volantes; un court manuscrit : Méthode pour honorer le Saint-Sacrement pendant l'octave, tirée de la vie de M. M(arguerit) à la C. (évidemment sainte Marguerite-Marie); le manuel d'une Association au saint Amour, réimpression de 1764; et une Instruction pour le Jubilé (plus quelques notes ajoutées à la main, par le dévot propriétaire : il ajoute quelques articles au Calendrier). Encore deux mots sur la plaquette de

 

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Notre-Dame de Passau : Confédération d'amour sous le titre de Notre-Dame auxiliatrice de Passau, érigée à Munich, par l'autorité de Son ALt. Ser. Mgr Maximilien, électeur de Bavière, et confirmée par N. S. P. le Pape Innocent XI, le 18 août 16 84, à Nantes, chez veuve Vatar et fils, 1768. Briguet avait oublié de mentionner ce pèlerinage; lacune d'autant plus étrange que la dévotion à la Vierge de Munich paraît avoir été fort répandue chez nous pendant le XVIIIe siècle. L'image miraculeuse qui se voyait d'abord dans l'Eglise de Passau, avait-elle été transportée à Munich; ou simplement Munich était-il devenu le centre de cette association européenne ?? En tout cas, cette image était populaire chez nous. Elle est d'ailleurs charmante. J'ai trouvé une petite feuille volante, qui résume la plaquette que je viens de dire, et qui a été imprimée en français, à Munich, en 1772, avec une assez bonne reproduction gravée de l'image. Une plaquette sur la Vierge de Passau, imprimée à Nantes; Munich centre d'une pré-société mariale des Nations, tout cela n'est-il pas plein de sens et assez pathétique ?

A notre sujet se rattacherait l'histoire des apparitions miraculeuses de la Sainte Vierge, pendant le XVII° siècle. J'en ai dit quelques mots dans mon tom VI, pp. 422, seq., à propos de Notre-Dame du Laus. Voir aussi la très intéressante brochure de M. l'abbé Sol : Notre-Dame de Saint-Bernard en Comminges, Toulouse, imprimerie du Sud-Ouest, 1923.

Croyant savoir que j'intéresserais par là quelques-uns de mes lecteurs, jadis pèlerins en Egypte, j'ai souligné en passant parmi les adresses de Briguet, le sanctuaire de Matarie (aujourd'hui, Matarieh,) Le nom, et la charmante légende qu'il évoque étaient familiers aux dévots du XVIIe siècle. Je l'ai rencontré dans les Exercices de Jacques de Jésus (1655) : « De l'arrivée de-N. S. en la ville d'Amatheria en Egypte et de son séjour... (Ils) parviennent en cette ville étrangère, tout défaits par la faim et la soif, le chaud, le froid... maigres et exténués, les visages halés et basanés... Quoi penser, quand l'on voit ces pauvres gens arrivés en Amatheria, près du Caire ? » (p. 106). Trois ans après, le P. Amelote Dieu « a voulu jusqu'à nos derniers temps qu'un rocher, dans lequel (ils firent leur) demeure..., durant leur fuite en Egypte, ait toujours été révéré par les chrétiens et par les Maures, et que ces infidèles mêmes y tiennent encore aujourd'hui une lampe toujours allumée... Le lieu n'est distant du grand Caire que de dix milles ; les habitants du pays l'appellent Matarée, et il y coule une petite source... (qui) fait encore aujourd'hui des

 

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guérisons miraculeuses, ainsi que Jansénius, premier évêque de Gand, le rapporte de témoins oculaires. » Discours sur l'enfance du Fils de Dieu, en tête du Petit Office du saint Enfant Jésus..., 2e édit. 1658. - Comme le livre de Briguet a son calendrier marial, celui d'Amelote a un « Kalendrier des mystères de Jésus et des saints dévots à son enfance et des saints martyrs au-dessous de l'âge de douze ans. » 26 mars. « En ce jour on honore les premiers pas et les premières paroles du saint Enfant Jésus... » Saviez-vous que, le 7 janvier, « se fait la fête des saints Passeurs qui ont adoré le saint Enfant Jésus en la crèche » ? - Abraham (décédé le 7 octobre) et David (le 28 décembre) figurent dans ce calendrier. Un de ceux qui jadis ont prié sur mon exemplaire, a ajouté à la plume une date oubliée par Amelote: « 5 janvier, l'an 4o, départ de la Sainte Vierge de Jérusalem pour Ephèse. » Ai-je besoin de dire que ces humbles détails m'enchantent? Qui les trouve méprisables ignore le b. a. ba de l'histoire religieuse. Il nous faudrait une étude d'ensemble. - et qui serait très savoureuse - sur les calendriers mystiques. On. trouvera là-dessus une foule de renseignements dans l'étude de M. Jovy sur l'Almanach spirituel de M. Pascal (Etudes pascaliennes, Paris 193o. J'appelle aussi l'attention des curieux sur le Calendrier historiai qui se trouve en tête du Thrésor de Jean de Ferrières dont nous aurons plus tard l'occasion de parler.

Le monde est si petit que je viens de rencontrer l'abbé Briguet, son livre marial sous le bras, au t. I du Nouveau recueil de pièces fugitives... par M. l'abbé Archimbaud, Lyon, 1717, Nouvelles littéraires, pp. 18, seq. Il trouve comme moi que le calendrier est « l'endroit le plus curieux », mais, plus savant, il m'apprend que ce calendrier avait déjà paru dans les Flandres. Je crois, dit-il encore, M. Briguet « trop sage et trop avisé pour prendre sur soi la certitude de tous les miracles qui y sont rapportés ; sur de pareils faits, il est toujours de la prudence de se retrancher sur le fertur... Il faut donc regarder les dévotes exagérations de M. Briguet... comme une sainte et céleste folie... Il est en ce temps, ce qu'était au sien, le fameux Juste-Lipse, toute comparaison, d'ailleurs, à part, et ils n'ont guère, ni l'un ni l'autre, donné sur cela de bornes à leur piété ».

 

 

 

 

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