CHAPITRE II § 3
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§ 3 – L’ADORATION RÉPARATRICE.

 

I. Développement nouveau et logique. - Adoration et réparation. - La vocation de victime. - Mechtilde du Saint-Sacrement et l'Institut de l'Adoration perpétuelle. - L'amende honorable d'Anne d'Autriche. - Les innocents expient pour les coupables.

II. L'horloge mechtildienne et l'expiation des sacrilèges commis à toutes les heures du jour. - Minuit et la diane infernale. - Les premières messes et le « commerce des hosties ». - Les « belles messes ». - Détresse d'es églises rurales. - Les confréries diaboliques.

III. Litanies et Offices de la Réparation. - Vocat canis Sanctum Dei. - L'adoration perpétuelle dans les paroisses. Iconographie de l'adoration réparatrice.

 

EXCURSUS

LE POÈME EUCHARISTIQUE DE M. DE SACY.

LA PREMIÈRE COMMUNION

LA QUESTION DE LA FRÉQUENTE COMMUNION PENDANT LE XVIIIe SIÈCLE

LE SERMON DE BOURDALOUE SUR LA MESSE

LE PRÊTRE ET LA MESSE DE TOUS LES JOURS

LA BELLE MESSE

LE DÉSIR DE VOIR L'HOSTIE

CHRISTOPHE D'AUTHIER DE SISGAUD, EVÉQUE DE BETHLÉEM, ET LE CHAPELET DU SAINT SACREMENT

LA COMMUNION DES QUINZE MARDIS ET DES QUINZE SAMEDIS

LES VISITES DU SAINT-SACREMEMT

LES SALUTS

MESSES SÈCHES

 

 

On se rappelle peut-être - c'est, par là que j'ai commencé nos présents chapitres - les grandes vues historiques du P. de Machault, célébrant, vers le milieu du XVII° siècle, a cet instinct nouveau et cette ardeur secrète qui pousse et porte, comme par une main divine, les Chrétiens (de cette époque) à honorer avec (toute sorte de) dévotions extraordinaires, le très Saint-Sacrement ». Ayant donné de cette évolution providentielle - et trop ignorée de nos contemporains - les preuves qu'on vient de voir, il continuait ainsi :

 

Je réserve à ce dernier lieu, pour une marque plus récente, mais aussi des plus éclatantes et des plus mémorables. de ce mouvement céleste, l'établissement du Monastère des religieuses bénédictines, dites Filles du Saint-Sacrement,

 

fondé en 1652 - donc, en effet, tout récemment - par Catherine de Bar, Mère Mechtilde du Saint-Sacrement.

 

Ce nom si auguste, continue Machault, signifie que leur profession particulière est de l'honorer par toutes les vertueuses

 

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pratiques de piété que, jour et nuit, elles exercent à sa gloire, y en ayant à chaque heure quelques-unes devant l'autel, pour s'offrir à Dieu comme des victimes d'expiation, pour satisfaction des horribles profanations commises contre ce très divin mystère, durant la licence des guerres ou en d'autres temps.

Tous les jeudis de l'année, les exercices de dévotion s'y célèbrent à ce même dessein, avec grand concours de personnes de qualité et de toute autre condition, qui, avec un singulier profit, participent aux dévotions de cette sainte communauté, dont les commencements, bénis du Ciel et de la terre si favorablement, sont d'heureux présages de son progrès et de sa durée à l'honneur du très adorable Sacrement (1).

 

A quelque point de vue qu'on se mette, - même profane - le développement que résument ces quelques lignes me parait d'un vif intérêt : une de ces évolutions, comme il y en a si peu, qui semblent faites pour enchanter l'historien et le rassurer tout ensemble; si logique et, en quelque manière si palpable qu'en dégageant les ferments spirituels qui l'activent, et qu'en fixant les étapes de son progrès, nous n'avons pas à craindre de plier les événements aux directions préconçues de notre esprit.

Tout se tient en effet et tout se rejoint. Cette dévotion grandissante envers le Saint Sacrifice, ou bien impliquait déjà, ou bien préparait et accélérait, dans les milieux fervents une familiarité plus grande avec l'idée même de sacrifice, un besoin plus pressant de réaliser cette idée. Glorifié dans son état de sacrificateur et de victime, comment le Christ ne provoquerait-il pas à le suivre, à s'unir à lui, dans ces deux états qui n'en font qu'un, des âmes plus nombreuses qu'autrefois. « Pourquoi - ou plutôt comment - un Dieu immolé et anéanti.., n'aurait-il pas, lui aussi, ses victimes, qui s'immoleraient elles-mêmes, pour lui rendre les honneurs qu'il mérite et les satisfactions auxquelles il a droit? Pourquoi Jésus perpétuellement présent

 

(1) P. de Machault, Le Trésor des grands biens de la très Sainte-Eucharistie..., Paris, 1661, préface non paginée.

 

 

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et perpétuellement abaissé au Saint-Sacrement, ne recevrait-il pas de perpétuelles adorations et de perpétuelles réparations? Cette sublime mission sera celle de la Mère Mechtilde : comme Jésus, elle sera victime; comme lui, elle se substituera à l'humanité coupable; en lui et par lui, elle adorera, elle réparera pour ses frères pécheurs. A Jésus elle amènera des victimes qui s'immoleront à la gloire du Dieu de l'Eucharistie et se sacrifieront pour accomplir le double devoir de l'adoration et de la réparation, et le feront d'autant plus généreusement que leur Dieu sera plus méconnu et plus oublié; » ou plutôt, d'autant plus que cette méconnaissance, qui est de tous les temps, leur paraîtra un scandale plus nouveau (1). Encore une fois tout se rejoint: l'adoration restaurée par Bérulle et les mystiques; le sacrifice restauré par Condren et les mystiques. Sacrifice, séparation totale ou anéantissement de soi-même, pur amour, autant de mots à peu près synonymes.

 

Quand une fille entre en religion, écrit Mechtilde, elle peut avoir pour motif son salut, et la béatitude éternelle pour objet; mais, dans l'Institut du Très Saint Sacrement, l'on n'y doit point avoir d'autre intention que les intérêts tout purs de la gloire de ce mystère... Une fille du Très Saint Sacrement se doit séparer d'elle-même (2).

 

Je ne puis raconter ici l'histoire antérieure - extrêmement

 

(1) Hervin et Dourlens, Vie de la très révérende Mère Mechtilde du Saint-Sacrement, Paris, 1883, pp. 255-252.

(2) Le véritable esprit des religieuses adoratrices perpétuelles du Très Saint Sacrement de l'Autel, Chartres, an XI (18o3), pp. I, II. La première édition de ce petit livre est de 1682, et porte une approbation supplémentaire du P.Guilloré. C'est un chef-d'oeuvre, où l'on retrouve, point par point, la doctrine que nous avons exposée dans la Métaphysique des Saints, appliquée à la sainte communion et à l'adoration réparatrice. Ainsi, p. 91 : « Nous devons aller à la sainte communion, mes soeurs, afin que Notre-Seigneur soit en nous tout ce qu'il y doit être, et que nous cessions d'y être tout ce que nous y sommes...; afin qu'il y vienne détruire tout ce qui est contraire à Dieu... » Il y faut porter « un abandon total de soi-même, se laissant à la puissance de Jésus. » (p. 94) « Demeurez dans un acquiescement paisible pour tout ce qu'il fait en vous, et continuant dans mi saint abandon et dans un sacrifia réel. » (p. 96) « Je sais qu'entrant dans nos poitrines, il passe dans ce sacré sanctuaire de l'intime portion de nous-mêmes, où il renouvelle ses mystère: adorables et principalement celui du sacrifice, » (p 111).

 

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pittoresque - de Mechtilde ; aussi bien aurons-nous plus tard l'occasion de retrouver ce petit groupe - presque tout lorrain - de contemplatives et le spirituel éminent, Epiphane Louis, qui les a formées. Je ne m'arrêterai pas non plus aux débuts de cette fondation nouvelle. Je n'en retiens qu'une scène, deux fois intéressante pour nous, puisqu'elle nous montre les dévots de ce temps-là - et quels dévots ! - moins fermés qu'on ne le croirait à la sublime contagion qui rayonnait de ces cloîtres. (1)

Le 12 mars 16 54, Anne d'Autriche était venue présider à la mise en clôture des religieuses et à la pose de la croix. Le soir, un splendide salut, accompagné par la musique du roi. « Mais voici que soudain le silence se fait. La reine se lève; tous les yeux sont fixés sur elle. Elle se dirige vers le milieu du choeur, où se trouve un poteau surmonté d'une

 

 

(1) Cette fondation nouvelle était, pour ainsi dire, dans l'air. Dès 1625, la Mère Chézard de Matel avait commencé l'Institut du Verbe incarné. Son dessein était d'honorer Jésus dans tous ses mystères, principalement au sacrement de l'autel, et de réparer les outrages qu'il avait reçus jadis des Juifs et que lui prodiguaient encore « les hérétiques et les mauvais chrétiens. » Vers ce même temps, la Compagnies secrète du Saint-Sacrement se voue, elle aussi, à répandre le culte et à venger l'honneur de l'Eucharistie, mais par des moyens qui ne relèveront pas tous de l'ordre mystique. En 2633, c'est l'Institut parisien de l'Adoration perpétuelle, fondé par Zamet et gouverné par la mère Angélique : essai malheureux, pour bien des raisons, irais que les religieuses de port-Royal - « Filles du Saint-Sacrement » - reprendront bientôt. De 1634 à 1642, d'Authier de Sisgau, futur évêque de Bethléem, (Cf. notre excursus) organise la Congrégation des Missionnaires du Saint-Sacrement. En 1639, Antoine Le Quieu inaugure à Marseille l'Institut de l'Adoration perpétuelle. Sur tous ces essais, cf. le chapitre, d'ailleurs trop sommaire, d'Hervin (Vie de Mechtilde, pp. 246, sq). On y verra le parallélisme de plusieurs visions (Barbe, Marie-Rousseau, Renty) qui annoncent toutes la prochaine fondation de Mechtilde, Cf. un rapport sur l'Apostolat Eucharistique dans les couvents, présenté par le R. P. Dom Bergh au Congrès eucharistique de Londres; mais où ne va pas la phobie antijanséniste; il y a là sur l'Institut du Saint-Sacrement, fondé en 1633 par Zamet et la mère Angelique, des remarques stupéfiantes « En 1633, dit le rapporteur, un essai de couvent destiné à l'Adoration perpétuelle fut tenté par les jansénistes eux-mêmes, essai bizarre et naturellement abortif. (a strange aud naturally abortive attempt.)... Il va sans dire (obviously) que je ne mentionne cet épisode qu'en vue de prouver que l'adoration perpétuelle tenait déjà une telle place parmi les dévotions du XVIIe siècle, que les leaders hérétiques de ce temps-là essayèrent de l'exploiter pour leur propre cause.. Mais cette fondation éphémère de jansénistes, etc. etc. » The Eucharistie Congress..., pp. 279, 28o. En ,633, c'est-à-dire 7 ans avant la publication de l'Augustinus, qui étaient ces heretical leaders? prend-on Zamet pour un janséniste ? etc. etc.

 

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torche allumée, et auquel une corde est suspendue. Anne d'Autriche, fille, épouse et mère de rois - on peut bien permettre à ce récit un peu d'éloquence - prend cette corde, se la passe au cou, tombe à genoux et, dans cette posture humiliée, s'adressant au Roi Jésus siégeant sur son trône eucharistique, elle prononce d'une voix haute et

pleine d'une componction énergique - tendre plutôt - les paroles suivantes :

 

Mon Dieu et mon Sauveur..., digne Victime du Très-Haut..., je vous adore de tout mon coeur dans votre divin Sacrement, avec dessein de réparer toutes les irrévérences, profanations et impiétés, qui ont été commises contre vous dans ce redoutable mystère. Je me prosterne devant votre sainte Majesté, pour vous y adorer présentement au nom de tous ceux qui ne vous y ont jamais rendu aucun devoir, et qui peut-être seront assez malheureux pour ne vous y en rendre jamais ;

 

Heureux archaïsmes qui nous garantiraient, si besoin était, l'authenticité de ce beau document, rédigé, je crois, par Mechtilde ou par le Père Epiphane. C'est bien le style, mais aussi, et qui mieux est, le pur amour et les autres tendances profondes de ce temps-là;

 

comme les hérétiques, athées, blasphémateurs, magiciens, juifs et idolâtres, et tous les infidèles.

 

Nous retrouverons bientôt, et de plus près, ce choeur sinistre, qui joue un rôle si important dans le drame de nos victimes réparatrices.

 

Je souhaiterais, mon Dieu, vous pouvoir autant donner de gloire qu'ils vous en donneraient tous ensemble, s'ils vous y rendaient fidèlement leurs respects... Et je voudrais pouvoir recueillir, dans ma foi, dans mon amour et dans le sacrifice de mon coeur, tout ce qu'ils auraient été capables de vous rendre d'honneur, d'amour et de gloire dans l'étendue de tous les siècles. Je désire même de toute l'ardeur de mon âme, vous donner autant de bénédictions et de louanges que les damnés vomiront d'injures contre vous, dans toute 1a durée de leurs supplices.

Et, pour sanctifier cette adoration et vous la rendre plus

 

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agréable, je l'unis, ô mon Sauveur, à toutes celles de votre Église universelle du ciel et de la terre.

 

Je voudrais abréger et je ne puis pas, tant la trame du discours est serrée, n'entrouvrant aucune brèche au verbiage dévot.

 

Regardez les sentiments de mon coeur plutôt que les paroles de ma bouche. J'ai dessein de vous dire tout ce que votre Esprit inspire, pour vous honorer, à votre Sainte Mère et à vos Saints; et tout ce que vous dites vous-même à Dieu votre Père, dans ce glorieux et auguste Sacrement, où vous êtes son holocauste perpétuel, et dans le bienheureux sein où il vous engendre de toute éternité, et où vous êtes une même chose avec lui par la divine essence.

 

Ce ne sont pas là des mots. La reine avoue bien - et il est charmant qu'on lui ait dicté cet aveu - ne saisir qu'à moitié la haute doctrine qu'elle professe. Mais, comme on le lui fait dire, elle adhère ici de tout son coeur, même à ce qu'elle ne comprend pas, s'appropriant ainsi, comme elle en a certes le droit, les pensées de tous ces cloîtres contemplatifs auxquels elle témoigne tant d'amitié, celles des grands spirituels de son temps, et celles enfin du Christ lui-même. Un de ses petits-fils - Louis XVI en prison -montrera un jour qu'il n'y a rien dans cette théologie du sacrifice qu'un roi très chrétien ne puisse réaliser et vivre. Laissant de côté les plus frivoles, on peut en dire autant de ceux qui assistaient, qui participaient à cette amende honorable. Ces idées, qui étonneraient jusqu'à le choquer tel auditeur d'aujourd'hui, leur étaient presque familières, et c'était donc là, conclut le biographe de Mechtilde, « la France entière qui, par la voix de cette grande reine, faisait au Saint-Sacrement réparation des outrages commis dans tout le royaume. Noble temps que celui où les rois donnaient à leur peuple de tels exemples, et où les peuples étaient, par leur foi, dignes de les recevoir et de les comprendrez! (1) »

 

(1) Hervin, op. cit., pp. 338-34o.

 

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Noble temps, ajouterai-je, et mémorable dans l'histoire de la civilisation chrétienne, - de la civilisation tout court - ou, plus vivement qu'on ne le faisait encore la veille, hélas ! et qu'on ne le ferait parfois le lendemain - on commençait à sentir que le vieil idéal du talion est incompatible avec la religion du Crucifié. Pendant que j'écoutais, dans la chapelle neuve de nos victimes - rue Férou - les paroles d'Anne d'Autriche, un autre document contemporain me revenait à la mémoire. « L'an passé, raconte un des biographes du saint Père Bernard, insigne thaumaturge de ce temps-là, étant prêts d'entrer lui et moi dans (une) église..., il entendit jurer un homme, qu'il prit par les cheveux et le terrassa devant moi. Je ne fus jamais si étonné, je ne savais qu'en juger, n'étant pas accoutumé à cette façon de faire. Je croyais que c'était une querelle qu'on lui faisait. Je m'approche promptement pour le secourir, le voyant un peu en chaleur. Mais aussitôt, je lui vis reprendre sa douceur ordinaire et me dit : « Mon enfant, il n'y a que moi dans Paris qui châtie les blasphémateurs. Voilà comme je les traite. Quand tous les diables seraient ensemble, ils ne résisteraient pas à ma force (1) ». Il faut choisir entre ces deux théories de l'expiation. La mère Mechtilde avait fait son choix. « Les saintes âmes, écrit le Père Épiphane, ont gémi de voir le Fils de Dieu si mal traité; elles ont souhaité de venger sur elles-mêmes tant d'opprobres; elle se sont mises entre le fils de Dieu sur l'autel et les pécheurs, afin d'empêcher que tant d'injures n'arrivassent jusqu'à son tabernacle... Elles ont cru que les blasphèmes que l'on vomit à tout moment tombaient sur elles, et elles en ont ressenti les effets... Elles ont tâché d'inspirer les mêmes sentiments (autour d'elles)..., ce qui a donné occasion à l'Institut des Réparatrices (2) ».

 

(1) La Vie de Claude Bernard, dit le pauvre prêtre, faite et composée par son successeur, Thomas le Gauffre, Paris, 1642, p. 791.

(2) La nature immolée par la grâce ou la pratique de la mort mystique, pour l'instruction et la conduite des religieuses bénédictines consacrées à l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, et très utile à toutes les personnes dévotes à ce grand mystère, par le R. P. Epiphane Louis, Paris, 1674, pp. 23-24.

 

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II. - A chacune des heures qu'elles passaient tour à tour en posture de victimes, agenouillées ou prosternées et la corde au cou, devant le tabernacle, étaient assignées des occupations particulières, dont un petit livre - rédigé, semble-t-il, par le Père Épiphane - l'Horloge pour l'adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, fixait sommairement le programme. A minuit, telle intention; telle autre à une heure du matin. Le cadre de cet exercice n'était pas nouveau. « J'approuve, écrit Erasme, la piété de ceux qui ont distribué par heures l'histoire de la Passion (1). » Pratique dévote dont j'ignore l'origine, mais qui a dû naître au moyen âge, avec l'exercice des Sept douleurs - ou des Sept joies - de la Sainte Vierge, lorsque se développa la dévotion bernardine à l'humanité du Verbe, et plus particulièrement aux mystères de la Passion. Mais dans l'Horloge de nos victimes, cette même dévotion se relie plus expressément, d'une part au dogme de la présence réelle et, d'autre part, à l'adoration réparatrice. Le Christ qu'elles adorent est celui-là même qui a subi, à telle heure de sa passion, tel ou tel outrage; et, comme la malice des hommes renouvelle encore tous les jours chacun de ces outrages, chaque victime, pendant son heure d'adoration « prendra sur elle-même » ceux de ces outrages passés et présents, dont cette heure évoquera le souvenir. » Et de là vient que cette môme Horloge prend à nos yeux une valeur documentaire, si l'on peut dire, assez inattendue, puisqu'elle ne peut nous livrer le secret de ces âmes généreuses sans nous livrer aussi le secret des crimes qu'elles veulent expier. C'est comme une confession indirecte, recueillie sur les lèvres, non pas du pécheur, mais des victimes qui se substituent à lui.

 

 

(1) Le manuel du soldat chrétien et la préparation à la mort, Paris, 1711, p. 414. On attribue à la mère Angélique Arnauld une Horloge de la Passion qui fut d'abord imprimée en 1714, puis dans les Exercices le piété à l'usage des religieuses de Port-Royal (Au désert, 1787). Horloge toute médiévale, qui n'a presque rien de commun avec celle des mechtildiennes.

 

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A minuit : Les princes des ténèbres, dans la profonde nuit qui fait la partie principale de leur empire, sortent de leurs cavernes, sans se séparer de leurs tourments et des feux qu'ils portent partout, et volent par toute la terre pour assembler leurs suppôts..., pour combattre la gloire du Fils de Dieu en l'adorable Eucharistie, qui est le grand objet de leur aversion, parce que c'est le mystère qui attache plus d'âmes à Dieu.

 

Elles les suivront donc, ces esprits infernaux, dans leur vol néfaste, pressées de réparer à l'heure même où elles se produisent, et de dérober à la colère céleste, les abominations qu'ils ont coutume de commander à leurs sujets. Je ne puis tout reproduire de cette Horloge; j'en retiens seulement les passages qui nous font le mieux connaître les superstitions et l'irréligion du grand siècle, telles du moins que se les représentent, derrière leurs grilles, ces filles innocentes, et sans doute un peu crédules. Il semble, du reste, qu'on eût mieux fait de ne pas les initier aux

affreux détails dont s'épouvantaient la Cour et la Ville. L'Horloge est imprimée en 1674; Mme de Brinvilliers, brûlée en 1675.

 

Sept heures du matin : L'insatiabilité de quelques âmes à vendre les saintes Hosties...

Combien y a-t-il de misérables créatures, qui font un horrible commerce des saintes Hosties; qui courent les églises et s'approchent plusieurs fois le jour de la sainte communion, pour donner à un vil prix ce gage de l'éternité, qui vaut mieux que tout ce qu'on appelle Paradis..., pour mettre (le Sauveur) entre les mains de ses bourreaux et des ennemis de sa gloire, qui l'achètent pour lui faire mille outrages (1).

 

(1) « Voyons les profanations que les impies et les magiciens font de ces hosties précieuses et adorables. L'on devrait mourir au seul souvenir de ces choses, et, sans miracle, il y a des âmes qui ne pourraient soutenir les malices exécrables que ces démons incarnés font de notre divin Sauveur. Il les faut passer sous silence, puisqu'on n'a pas la force de les exprimer; mais en vérité, il faudrait mourir de douleur... Ils l'arrachent de son trône eucharistique et ils en font ce qu'on n'ose exprimer ; mais avec des rages qui surpassent celles des démons, se jetant sur les divines Hosties, avec une insatiabilité inexplicable, pour dévorer Jésus-Christ et le réduire dans des opprobres infinis. » Le véritable esprit, pp. 5-6. Vorat canis sanctum Dei », lisons-nous dans l'Office mechtildien de la Réparation.

 

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A 10 heures , les prêtres indignes, ou simplement médiocres : les uns célébrant « avec des intentions remplies d'avarice », eu « pour se conserver un peu de réputation »; les autres pour « des motifs bien plus vils ».

 

Onze heures : Les indignités dans les églises par les cajoleries à la messe (1).

 

C'est l'heure de la « Belle Messe », «onze heures ou midi ».

 

Il semble que ce temps est plus honorable et plus honoré qu'aucun autre, puisque c'est à cette heure que les grands du monde... vont pour honorer le Sauveur en entendant la sainte messe. Quoique toutes les âmes soient également aimables à Dieu..., il est vrai pourtant qu'il reçoit plus d'honneur à notre égard, quand les puissances du monde lui rendent leur devoir... Oui, le Fils de Dieu est honoré, quand grand nombre de seigneurs et de dames se trouvent à la messe. Mais, mon Dieu, où en sommes-nous...! Si un Turc, qui ne serait pas fort instruit de nos mystères, entrait en nos églises, pendant que tout ce beau monde y est..., n'aurait-il pas plus de raison de croire que se sont des lieux de comédie... que des lieux d'oraison? Les mosquées ne se profanent pas comme nos églises (2).

 

A une heure : Les Saintes Hosties vendues aux Juifs... A six heures : Le Saint-Sacrement sans honneur en plusieurs églises à la campagne.

 

Il y en a qui ont un bon coeur pour le Fils de Dieu, lesquels, lorsqu'ils sont en campagne, à la première découverte d'un village, jettent incontinent les yeux, pour voir s'ils apercevront un clocher, afin de rendre leurs hommages à leur Sauveur... Ils regardent après si l'église paraît plus que les maisons du village,

 

(1) Dans une autre édition, à l'usage du public : « Les indignités dans les églises, en causant à la messe. »

(2) A ces mots, le chercheur de « sources », se demanderait si, d'aventure, fauteur des Lettres persanes n'aurait pas lu notre Horloge; mais c'est là un lieu commun, et sans doute, de l'antiquité la plus vénérable, le thème de l'irrévérence dans les églises ayant été amplifié de tout temps avec une même prédilection. Pour le XVIIe siècle, j'avais recueilli de nombreuses fiches, - prédicateurs, spirituels, moralistes - mais sans que mon enquête m'ait conduit à des conclusions bien solides. Il y faudrait, d'ailleurs tout une monographie, voire une thèse de doctorat. Cf. mes Divertissements devant l'Arche. Paris, 193o, pp. 56-59.

 

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si elle a quelque chose d'apparent en son architecture, et ils regrettent de voir en beaucoup de lieux de très belles maisons qui ne servent qu'au luxe et à la vanité des seigneurs, pendant que le Fils de Dieu est logé dans une chétive chaumière. Ils portent leur esprit plus loin, ils ont peur que le dedans de l'église n'ait pas plus de rapport avec la majesté de Dieu que ce qui paraît au dehors; ils se souviennent d'avoir vu en beaucoup de lieux, des parements, des chasubles en très mauvais état, des calices d'étain plus noirs que le plomb..., des purificatoires si noirs que l'on aurait de l'horreur à se servir de linge si sale pour les usages communs : ce qui porte les véritables adoratrices à une sainte et fervente admiration avec le prophète : Sont-ce-là vos autels, Seigneur, Dieu des armées ?

 

De « chétifs tabernacles à demi-pourris » ; « boîtes d'étain ou de plomb, où l'on a trouvé souvent les espèces corrompues par la grande humidité des églises »; autres négligences encore plus scandaleuses; alors qu'il faudrait « de grands tabernacles, majestueux, garnis en tout leur dedans d'une toile d'or ou d'argent »; « bien travaillés », et « toutes les ferrures dorées ».

Et voici revenir, avec la nuit, les heures sinistres. Neuf heures : Les projets des impies à déshonorer le Très Saint-Sacrement; ici chaque mot est à peser.

 

Comme, dans l'église catholique, il y a quantité de congrégations et d'assemblées, dans lesquelles les personnes les plus zélées font voir leur ardeur pour la conservation, la propagation et l'accroissement du culte de la divine Eucharistie, lorsqu'on concerte des moyens d'accroître le nombre des prêtres..., lorsqu'on donne les ordres pour procurer que Ies prêtres soient saints... ;

 

parmi ces assemblées, et en premier lieu, doit figurer, j'imagine, la Compagnie du Saint-Sacrement, ainsi opposée, comme on va le voir, à nous ne savons quelle synagogue de Satan;

 

lors, dis-je, que toutes ces bonnes choses s'opèrent par piété, et en vue d'honorer Jésus-Christ au Saint-Sacrement, la synagogue des impies s'assemble pour trouver des expédients à

 

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déshonorer cet adorable mystère. C'est là où on fait les projets, où on dresse les mémoires, où on expédie les commissions et où on distribue les charges. C'est là où on donne les assignations pour le lieu et l'heure que l'on devra se trouver pour forcer une église, pour rompre un tabernacle, pour enlever un ciboire, à dessein de profaner les saintes Hosties, en cent usages diaboliques. C'est là où on trouve les funestes inventions pour dresser des pièges à l'intégrité des prêtres les plus saints et les plus innocents, afin d'affaiblir la vigueur de leur ministère par la corruption de leurs moeurs. En un mot, c'est là où se prennent les résolutions criminelles dont nous voyons des exécutions tous les jours.

 

Ainsi une société secrète, savamment organisée, vouée d'une part au culte du démon dans les sabbats, et d'autre part à une guerre, tour à tour violente ou sournoise, contre le culte catholique : coups de main sur les églises, pièges. dressés à la vertu des prêtres... Il s'est trouvé, en effet

 

quantité de personnes si abandonnées et si enragées contra Jésus-Christ, qui, sans avoir égard au péril évident de perdre la vie..., ont formé un CORPS DE SOCIÉTÉ, qui n'aurait point d'autre dessein que de faire insulte au Fils de Dieu en sa propre maison et de profaner les choses saintes qui regardent sa personne (1).

 

Faut-il croire à l'existence de ces confréries diaboliques? Le texte même qui nous les révèle, nous conseille, me semble-t-il, quelque scepticisme : « les résolutions criminelles, dont nous voyons les exécutions tous les jours ». De ces « exécutions », dont on exagère peut être et la gravité et plus encore le nombre, pouvons-nous conclure à une conspiration proprement dite, non pas de simples bandits, mais de libertins forcenés et de nécromants? Non, me semble-t-il. La hantise du complot sacrilège n'a-t-elle pas toujours été une des maladies les mieux caractérisées du sentiment religieux. Nous ne donnons pas le couvent de la rue Férou pour une école d'esprit critique. Du moins ces

 

(1) Epiphane, op. cit., pp. 3o9-358, passim. Une autre version, presque identique, de l'Horloge pour l'adoration perpétuelle, se trouve dans l'Occupation intérieure (Bibl. Nat., D. 19313 .

 

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filles généreuses se bornent-elles à s'offrir à Dieu en victimes pour les bandes maudites qui traversent leur prière; et cela vaut mieux sans doute que de les livrer aux bourreaux (1).

 

III. - Nous montrerons ailleurs que, les dévotions du XVIIe siècle, plus elles sont populaires, plus elles tendent à se cristalliser en litanies. C'est ainsi que l'exercice de l'Horloge mechtildienne, réservé par son caractère même soit à des religieuses contemplatives soit aux personnes qui mènent dans le monde la vie des couvents, a donné naissance à une prière qu'on peut réciter en quelques minutes : les Litanies de la réparation du Saint-Sacrement, où l'on retrouve en abrégé l'esprit, les directions principales et, chose bien curieuse, jusqu'aux terribles évocations que nous venons de dire.

Le rythme des réponses est curieux : d'abord : Adoramus te; puis Glorificamus te; puis de nouveau : Adoramus te; enfin Ingemiscimus, Domine, (nous faisons amende honorable).

 

Hostie sainte, méprisée par les mauvais chrétiens...

Hostie sainte, outragée par les blasphémateurs...

Hostie sainte, jetée dans la boue (in sterquilinium)...

Hostie sainte négligée dans vos temples et abandonnée...

 

Un de ces appels n'est pas ici, comme on pourrait croire, un simple doublet du Domine non sum dignus :

 

Hostia sancta, de tabernaculo foederis in tabernaculum peccatorum illlata.          

 

Hostie sainte, transportée des saints tabernacles dans les cabanes des pécheurs.

 

 

(1) L'histoire comparée de ces paniques, si fréquentes, du moins pendant les trois premiers quarts du XVIIe siècle, n'est pas faite. La carte des foyers de contagion serait à dresser. La ressemblance paraît frappante, par exemple, entre notre Horloge et les imaginations lugubres du P. Maunoir, contemporain de Mechtilde. Ce grand missionnaire dénonçait lui aussi, et poursuivait, une vaste affiliation diabolique, dont beaucoup de prêtres auraient fait partie, et qui aurait infesté la Bretagne entière. C'est ce qu'il appelait l'Iniquité de la Montagne (Cf. notre volume sur L'École du P. Lallemant, pp. 82-89).

 

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Un autre rappelle un des souvenirs religieux les plus populaires du vieux Paris :

 

Hostie sainte, ensanglantée par le poignard d'un juif,

 

dans les caves de l'église des Carmes (des Billettes); église qui était devenue, de ce chef, un des centres principaux de l'Adoration réparatrice (1).

Et nos litanies font ensuite amende honorable : pour les irrévérences des chrétiens; pour les scandales des méchants (iniquorum) prêtres » - encore ! - ; « pour les sacrés ciboires enlevés par force »... ; « pour les profanations de vos églises dont ils ont fait le lieu de leurs sacrilèges ».

Ils demandent aussi - et ceci est bien remarquable - que sur eux-mêmes retombent les injures de ces profanateurs :

 

Ut improperia improperantium tibi cadant super nos (2).

 

La doctrine même et les sentiments de Mechtilde proposés, imposés à tous, ou supposés chez tous.

Nous verrons aussi plus tard que si, d'un côté, les dévotions de ce temps-là tendent à se ramasser en litanies, elles vont, de l'autre, à se dilater, si l'on peut dire, en offices liturgiques. Je connais au moins deux « Offices de la réparation, celui que les filles de Mechtilde récitent encore aujourd'hui (3) ; et celui de Saint-Merry : Office pour la fête de la réparation des injures faites à Notre-Seigneur dans le très Saint-Sacrement de l'Autel, qui se célèbre le second

 

(1) Toute une littérature sur ce miracle. Cf. l'Adoration miraculeuse et royale du Très Saint-Sacrement de l'Autel dans l'église des R. R. P. P. Carmes du couvent du très Saint-Sacrement des Billettes de Paris, pour faire amende honorable à Jésus-Christ de l'outrage commis au très Saint-Sacrement de l'Autel par un juif dans les caves de ce lieu... Paris, 1714. La 1ère édition est de 1665. Le titre du frontispice est aussi à retenir : Le sacrifice de la Croix représenté en l'Eucharistie par l'hostie miraculeuse de Paris.

(2) Cf. J'ai trouvé ces litanies dans l'Adoration perpétuelle du très Saint-Sacrement de l'Autel, érigée dans l'église royale et paroissiale de Saint-Germain-en-Laye, Paris, 1707, pp. 94 sq.

(3) Pour le premier, je l'ai lu dans une réédition faite à Nancy, en 1849.

 

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dimanche après Pâques dans l'église collégiale et patronale de Saint-Merry (1) : Ce dernier a des hymnes si farouches que je n'oserais les mettre en français.

 

Plange, Sion, muta vocem,

Da lamentum et atrocem

Die furorem hominem !

 

La tendresse pieuse alterne avec l'horreur :

 

Multum amans, multum plora,

 

n'est-ce pas délicieux? mais,

 

Erit Deo laus decora

Vivus horror criminum.

 

Evidemment! Dieu préfère néanmoins une louange plus directe que l'anathème lancé aux crimes d'autrui. Je conjecture, du reste, que ces poèmes ont été écrits dans l'émotion de quelque scandale récent.

Le choeur tourné vers l'autel, on répète trois fois une strophe, non moins curieuse, qui résume sans doute pour eux tout l'esprit de cette liturgie, et dont voici les derniers vers :

 

Os occlude blasphemanti,

Sana mentem nauseanti,

Ne des sanction usurpanti,

Ne te credas non amanti,

Fac te cuncti paveant.

 

La rime est plus riche que la pensée n'est évangélique ; on ne fait grâce qu'aux tièdes : sana mentem nauseanti. Plus affectif, l'office mechtildien ne manque pas non plus d'une certaine âpreté :

 

Quis dabit profunda nostro

Pectori suspiria !

Sancta nostra lugeamus

 

(1) Je cite l'édition de Paris, 1725; mais l'Office a été approuvé par Noailles en 1706.

 

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A profanis pollui,

Coelitumque margaritam

Ante porcos projici.

 

« A cinq heures, du matin, disait l'Horloge, les saintes hosties données aux chiens » ou furieusement piétinées.

 

Te Christe conculcavimus,

Vocat canis Sanctum Dei (1).

 

La « nausée » parait aussi, mais reliée, plus expressément, .à celle des Hébreux dans le désert. Le Christ dans le tabernacle,

 

Nunc superbam fert suorum,

Manna factus, nauseam

 

Ainsi allait s'enrichissant, par agglutinations successives, la littérature de l'adoration réparatrice : à l'origine, une contemplation plus affective et plus réaliste de l'Humanité du Christ; puis, une réalisation plus vive de la présence de cette Humanité dans le tabernacle; puis un besoin plus pressant d'adoration; enfin une horreur plus intense du sacrilège, l'union au Christ dans son état de victime : tous mouvements d'autant plus remarquables qu'ils se propagent très vite en dehors des couvents où ils se sont d'abord dessinés. L'Adoration perpétuelle devient bientôt une des pratiques régulières de la vie paroissiale. On n'attend pas de moi, j'espère, que j'apporte ici des statistiques. Où sont, d'ailleurs, aujourd'hui les milliers de livrets dévots qui nous aideraient à suivre ces mouvements. Rari nantes. C'est par hasard, comme toujours, que s'est offert à moi le manuel de l'Adoration perpétuelle du très Saint-Sacrement de l'Autel, érigée dans l'église royale et paroissiale de Saint-Germain-en-Laye, sous l'autorité de son Éminence Monseigneur le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, 17o7. Après avoir beaucoup servi à d'autres adoratrices, mon

 

(1) « Quo te flemus conculcatum », chantait l'Office de saint Merry.

 

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exemplaire appartenait en 1783 à une dévote qui demeurait « sur le quait vis-à-vis la poupe à Paris » et qui s'appelait Mlle Luce. Les « règlements » de l'association ont été lus et relus, cela se voit, par cette pieuse personne et par beaucoup d'autres. Ils étaient peu compliqués :

 

Pour s'associer dans cette dévotion, il suffit que chacun choisisse dans l'année le jour et l'heure qu'il voudra remplir devant le Saint-Sacrement. Tous les moments se trouveront aisément remplis par ceux de la ville, et par des personnes religieuses auxquelles on s'est associé, qui font une profession singulière d'adorer à chaque heure du jour et de la nuit ce très saint Sacrement.

 

Mlle Luce s'était donc adressée «à monsieur le Sacristain, pour recevoir de lui un billet où le jour et l'heure » qu'elle avait choisis étaient marqués. Si elle «le perdait par hasard », elle en demandait un nouveau. Quand elle avait « dévotion d'offrir un cierge pour brûler devant le Saint-Sacrement, pendant l'heure de son adoration », elle le présentait « comme un signe de l'amende honorable » qu'elle veut faire à Jésus-Christ pour protester que,

 

comme sa victime (elle) voudrait s'anéantir pour sa gloire, et pour lui demander que les flammes de l'amour divin soient plus ardentes en nous que celles qui consument la cire qui est offerte (1).

 

Cette cire me fait penser à la gravure frontispice du Thresor eucharistique de Machault (1661). Un ostensoir, de forme conique à l'architecture compliquée; sur le degré de l'autel, deux anges, agenouillés, autant qu'on peut l'être quand on a des ailes, plus éveillés que recueillis l'un et l'autre, et regardant la foule, qu'ils invitent d'une main à l'adoration de l'Hostie. Ils protègent de l'autre main l'équilibre instable de deux longues cires enflammées et qu'un miracle seul

 

(1) L'Adoration perpétuelle..., pp. 8-12. R L'Adoration perpétuelle du très Saint-Sacrement est un devoir de piété qu'on ne peut légitimement refuser à Jésus-Christ ». (pp. 1-2).

 

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empêche de s'écrouler. Je ne sais à quelle date remonte la première apparition de ce thème iconographique; mais, à quelques variations près, il sera indéfiniment reproduit du moins jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. Peu d'images que l'on rencontre plus souvent - soit volantes, soit gravées à même le texte - dans nos vieux livres de prières. Son originalité est de n'évoquer ni la communion, ni le sacrifice, mais uniquement le triomphe eucharistique (1). Au frontispice du livre de Saint-Merry, les deux anges sont moins agités, moins enfants de choeur, si l'on peut dire, que ceux du P. de Machault; ils ne touchent plus à la terre et ils ne portent plus de cires. Mue Luce les aura contemplés souvent avec amitié, celui des deux surtout qui ressemble à une première communiante. Qu'ils aient lu ou non Bérulle, ces deux anges, ou plutôt ces deux âmes, ne sont plus qu'adoration.

EXCURSUS

 

LE POÈME EUCHARISTIQUE DE M. DE SACY.

 

Poème contenant la tradition de l'Eglise sur le très Saint-Sacrement de l'Autel, par M. Le Maistre de Saci, Paris, 1695. Beau livre, au moins pour l'impression. La préface, que M. du Fossé admirait beaucoup, n'est pas sans intérêt. Elle confirme ce que j'ai dit plus haut dans le chapitre sur le Saint-Sacrifice.

« Tout le corps de J.-C. ne compose qu'un grand Prêtre et un grand Sacrifice, qui comprend non seulement le Chef et les Membres, mais aussi toutes les actions et toutes les souffrances de ce chef et de ces membres qui sont offertes à Dieu par le Prêtre éternel et par toute la société des Saints. Tout le devoir d'un chrétien, qui a obtenu une place dans ce divin corps, doit être donc de travailler à ne rien faire qui ne puisse être compris dans ce sacrifice général, lequel, étant tout de charité, n'admet en soi que ce qui est fait pour Dieu par l'esprit de charité... Mais, parce que la faiblesse humaine empêche que cette disposition

 

(1) Les tableaux que l'on suspend aujourd'hui encore à la porte des églises, le jour de « l'Adoration perpétuelle e maintiennent la tradition de ce vieux thème iconographique.

 

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de sacrifice ne soit perpétuelle dans l'esprit des chrétiens, Dieu veut qu'ils la renouvellent particulièrement lorsqu'ils assistent au Saint Sacrifice de la Messe. C'est alors qu'ils doivent, si on peut parler ainsi, charger cette sainte Hostie, non seulement de tous leurs péchés, mais aussi de leurs bonnes Oeuvres, afin que le Fils les présente à Dieu son père et les lui fasse agréer, en les joignant avec les siennes dans une même oblation. » (d. iij.)

 

C'est une sorte de résumé poétique de la plus fameuse Perpétuité.

 

Consultons Jean, Basile, Augustin, Cyprien,

Grégoire, Hilaire, Optat, Ambroise, Salvien,

Bernard, Cyrille, Alcime, éclatantes trompettes...

 

Cela nous ramène aimablement au Jardin des Racines grecques. Voici néanmoins une strophe qui se laisse lire :

 

Cette loi couvrait d'un nuage

Les mystères que nous croyons :

Les eaux n'étaient que des crayons,

La manne n'était qu'une image.

 

Dieu, préparant dès lors son chef d'Oeuvre éternel,

Le traçait par avance en ce peuple charnel,

Consolant de ses saints l'humble espoir et l'attente;

Mais enfin voici l'heure où la nuit cède au jour

L'ombre à la vérité présente,

La servante à l'épouse, et la crainte à l'amour. (p. 44.)

 

LA PREMIÈRE COMMUNION

 

A Vitry-le- François , vers 1676 : « Nous fîmes pendant tout le carême des catéchismes aux enfants qui devaient faire leur première communion... Nous les faisions trois fois la semaine, et nous répondions aux questions qu'on nous faisait à l'occasion du catéchisme, par la liberté que nous en donnions. Ce qui étonna davantage les pères et les enfants, c'est que nous leur dîmes que nous n'en admettrions aucun à la première communion, si le père ou la mère ne nous assurait qu'ils les trouvaient en état de s'en approcher, non pour la capacité dont nous étions les juges, mais pour la bonne vie dont ils étaient témoins. Cette conduite faisait rentrer les pères et les mères en eux-mêmes, en leur faisant faire réflexion sur leur propre vie, aussi bien que sur celles de leurs enfants, et ceux-ci, pour communier à Pâques, tâchaient de bien

 

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vivre pendant le carême. On avait coutume de les habiller en anges, de les friser et charger de rubans. Nous leur ôtâmes tout cet amusement, à quoi nous ne trouvâmes point d'opposition de la part des pères ni des mères, parce qu'ils publiaient eux-mêmes que leurs enfants, ce jour-là, n'étaient occupés que de la vanité. » Mémoires de Feydeau... publiés par M. Jovy (Société des Sciences et Arts de Vitry-le- François . Vitry, 1906, pp. 141-142). J'ignore s'il existe une bonne histoire de la première communion sous l'ancien régime. Cf. la curieuse préface des Instructions dogmatiques et morales pour faire saintement sa première communion, Paris, 169o. Livre d'ailleurs rigoriste et maussade. A la fin du XVIIIe siècle, on trouvera des détails intéressants dans l'Abrégé des principes de morale et des règles de conduite qu'un prêtre doit suivre pour bien administrer le sacrement de Pénitence, Poitiers, 1773 : « D. Un confesseur particulier doit-il faire faire la première communion? - R. Non, c'est une des fonctions des plus importantes d'un curé et de son vicaire. Et si, par le délai et le refus de cette grâce, il n'oblige les enfants à se bien instruire, ils lui échapperont dès qu'ils l'auront faite, et il ne pourra plus les faire venir aux instructions. » - Déjà ! - Il y faut préparer les enfants « par des instructions suivies et pathétiques... (et) par une vie chrétienne..., dont il doit prendre des informations chez leurs parents. » « Doit-il la faire faire publiquement? » Certes oui, et avec « quelque appareil extraordinaire ». Le jour venu, qu'ils se rendent à l'église, « modestement habillés, chacun selon ses facultés, sans en exiger d'habits neufs... On les fait placer près du balustre, les garçons d'un côté et les filles de l'autre. » Renouvellement des promesses avant la messe. « A l'offertoire, il fait placer un fauteuil dans l'endroit où l'on donne la paix au peuple, et il leur fait de là un discours d'une petite demi-heure... Au moment de la communion, il va au balustre, la sainte hostie en main, et il commence 1°, par leur rappeler en deux mots les dis-positions qu'ils doivent avoir...; 2°, il leur fait demander pardon 1° à Dieu, prosternés la face contre terre; 2° à genoux, à leurs parents; 3° à leurs compagnons, de toutes les offenses qu'ils leur ont faites; et, en signe de réconciliation, il les oblige à se donner le baiser de paix, les garçons aux garçons, chacun à celui qui est à son côté, et les filles aux filles. » (pp. 32-35).

Nous avons une lettre délicieuse de la Mère Angélique Arnauld à une petite fille de douze ans, François e de Bernières, sur la préparation des enfants à la communion :

« Je suis bien aise d'avoir appris que vous vous disposez pour

 

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communier le premier dimanche des Avents. (Etait-ce la première communion de cette petite ? nous ne le savons pas). Faites-le avec grand soin, ma très chère Soeur; et pour cela, allez tous les jours trois fois devant le Saint-Sacrement, aux heures que ma Soeur Anne vous marquera et, vous prosternant devant Jésus-Christ, suppliez-le qu'il vous regarde par sa miséricorde, et arrache de vous par sa bonté ce qui lui déplaît... Priez la sainte Vierge, votre saint, Ange, saint François et sainte Thérèse de vous aider, et puis vous retournerez en silence et en recueillement comme vous y devez venir, et comme les chrétiens faisaient leurs pèlerinages... N'y soyez pas plus de la longueur de trois Pater, si ce n'est qu'il plaise à Dieu de vous donner quelque sentiment de dévotion qui vous y retienne davantage. ».

Cf. A. Féron. La vie et les Oeuvres de Ch. Maignart de Bernières.., Rouen 193o, p. 21,

 

LA QUESTION DE LA FRÉQUENTE COMMUNION PENDANT LE XVIIIe SIÈCLE

 

Comme nous l'avons montré; le principe de la communion fréquente, voire très fréquente, est admis communément chez nous, de François de Sales à la fin du XVIIe siècle. S'il y a progrès, comme je le crois, il est dans le sens de la fréquence. Les tendances rigoristes, que nous appelons jansénistes, ne se dessinent d'une manière inquiétante qu'avec le second jansénisme, si différent du premier. Il ne saurait être ici question de suivre le progrès de ces tendances, et je ne sais même si j'aurai à le faire dans mes prochains volumes. Je me contenterai probablement de quelques sondages, soit parce que cette histoire demanderait une érudition que je n'aurai pas le temps d'acquérir ; soit parce que le sujet m'inspire, comme à Sainte-Beuve, une répugnance presque invincible; soit enfin parce que le jansénisme fait de plus en plus figure de secte, et que, de ce chef, il ne m'appartient plus. Aussi bien avons-nous eu, dans ces derniers temps, d'excellents travaux sur le jansénisme du XVIIIe siècle, et en aurons-nous bientôt de meilleurs. Sur ce point particulier, du reste, et sur beaucoup d'autres, suis-je presque sûr qu'on a beaucoup exagéré la jansénisation du catholicisme français pendant le XVIIIe siècle. A une date critique, 1745, lorsque paraît le fameux livre du P. Pichon : L'esprit de Jésus-Christ et de l'Eglise sur la fréquente communion, l'abstentionnisme est loin, très loin d'avoir triomphé. Je n'ai heureusement pas à étudier ce pauvre livre.

 

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On tâche aujourd'hui de le réhabiliter : on prétend que, s'il a été mis à l'index, ce fut uniquement «  par intrigue ». C'est possible, et il ne m'appartient pas d'en juger. J'estime seulement pour ma part que c'est un livre maladroit et de la vulgarité la plus déplaisante; un livre de parti et de combat où l'on affirme des choses qui certainement ne sont pas vraies; un livre enfin dont il serait injuste de faire peser la responsabilité sur l'ensemble des jésuites français de ce temps-là. Ni leur doctrine, ni leur esprit, ni leur style. Il va de soi que les bons apôtres de l'Appel furent ravis de cette aubaine imprévue. Par un miracle qu'ils auront attribué in petto à l'intervention du diacre Paris, le jésuite fantôme, qu'ils poursuivaient depuis si longtemps, prenait chair et os, et il écrivait comme sous leur dictée. Mais il n'est pas moins certain en revanche que les constitutionnaires les plus fervents et les plus amis des jésuites furent consternés. J'ai lu à peu près tout le dossier de cette désolante querelle. Ce qu'il y a là de plus frappant, je veux dire chez tant de prélats qui condamnent le père Pichon, c'est le souci manifeste qu'ils ont tous de sauver la tradition salésienne sur la communion fréquente. Qu'on en juge sur cette page, si belle, de l'évêque de Soissons (Fitz-James) :

« Vous savez, mes frères, avec quel soin nous nous sommes appliqués à vous instruire de ce devoir de religion, dans tout le cours de nos visites que nous venons de finir. Il n'y a point de paroisses dans notre diocèse, nous ne craignons pas de vous en prendre à témoin, où, soit dans nos instructions publiques, soit dans les avis particuliers que nous avons été obligés de donner à plusieurs d'entre vous, nous n'ayons fortement insisté sur le devoir de la fréquente communion. Nous nous sommes surtout élevés contre l'indifférence, l'illusion et l'engourdissement d'un grand nombre de personnes, qui, vivant d'ailleurs chrétiennement et sans reproche, fidèles à tous les autres devoirs de la religion, paraissent en même temps si négligents par rapport à celui-ci, qu'ils ne communient qu'à Pâques..., faisant connaître par cette conduite qu'ils ne le feraient peut-être jamais si le précepte ne les y obligeait. Nous les avons exhortés et conjurés, par le don que J.-C. nous fait de lui-même sur nos autels, de faire à l'avenir plus d'attention à l'étendue de leur devoir à cet égard.

« Nous leur avons dit, ce que nous ne saurions trop répéter, et puissiez-vous ne jamais l'oublier, que toute séparation du corps du Seigneur, qui n'a d'autre principe que l'indifférence,

 

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est condamnable et peut vous perdre...; que la reconnaissance qu'il exige de nous pour le don qu'il nous a fait de son corps et de son sang... est d'y participer... « Faites ceci en mémoire de moi n, nous dit-il encore... Et quel souvenir doit-il ou peut-il nous être plus précieux ou plus cher? La consolation de le rappeler tous les jours ne doit-elle pas être la plus douce de notre vie? » Ordonnance et Instruction pastorale de Monseigneur l'Evéque de Soissons portant condamnation d'un livre intitulé :

L'esprit de Jésus-Christ..., Soissons, 1748, pp. 3o,31). Dira-t-on que Fitz-James pactise sous main avec le parti? Non, puisqu'il le condamne expressément. « La voie commune et l'esprit de l'Eglise est que ceux qui sont bien disposés approchent fréquemment de ce pain céleste... On ne peut trop condamner la singularité de quelques directeurs qui, par une rigueur tout à fait déplacée et contraire à l'esprit de l'Eglise, éloignent de la sainte communion les personnes les plus pieuses. Et on aurait tort de nous dire qu'il n'y a point de ces rigoristes. On imprima, il y a quelques années la vie d'un ecclésiastique (Pâris, je crois), à qui ses directeurs avaient permis de passer trois ans sans communier, même à Pâques, quoique l'auteur de sa vie nous le représente comme un homme qui avait vécu dès sa jeunesse dans la plus éminente sainteté. » (Ib. pp. 41-42).

Voici un des points qui les choquaient le plus dans le livre du P. Pichon. « Interrogé sur cette question : Si l'on peut donner pour pénitence de communier souvent, et ce qu'il faut penser de ceux qui blâment cette pratique, le P. Pichon, sous le nom et sur le ton d'un docteur, répond que tout l'enfer, tous les libertins, tous les mauvais chrétiens et tous les novateurs doivent sans doute la blâmer; c'est-à-dire qu'elle ne peut être condamnée qu'à ce tribunal : qu'on peut donner pour pénitence de communier souvent, et qu'un pénitent, quand il est assez heureux pour trouver un directeur qui lui impose pareille pénitence, est sûr d'être conduit par l'Esprit de l'Eglise. La Communion et la fréquente Communion imposée pour pénitence !... Quoi! l'Eglise, dans ses plus beaux jours... en ordonnait au contraire la séparation comme la partie de la pénitence la plus amère... ! Cette même Eglise, depuis dix-sept siècles, ne s'est encore jamais avisée de mettre la communion au nombre de ses pratiques de pénitence. « (Mandement de Soissons, pp. 45-46.). Faute de goût entre beaucoup d'autres : ce qui manque d'abord et tout à fait au P. Pichon, c'est la délicatesse chrétienne. Chose curieuse, Bossuet écartait déjà cette imagination plus que bizarre :

 

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« Il n'y a nul doute, écrivait-il, que le confesseur ne puisse ordonner de communion extraordinaire, non point tant à mon avis par pénitence, ce qui me paraît ordinairement peu convenable à la perfection d'un sacrement si désirable, mais par des raisons particulières au bien spirituel des âmes, dont le confesseur est le juge. Pour la communion journalière, il est vrai que c'est l'objet des voeux de l'Eglise... Mais, en même temps, il est certain que ce n'est pas une grâce qu'il faille rendre commune, dans l'état où sont les choses, même dans les communautés les plus réglées; et il n'en faut venir là qu'après de longues précautions et préparations... Comme il faut être sobre sur ce point, il faut d'autre part combattre celles qui mettent la perfection à priver de la communion... sans des raisons très pressantes (Deforis avait lu et peut-être voulu lire : suffisantes). » (Correspondance, V, pp. 93-95). J'ai cité ce passage pour montrer que Bossuet semble parfois moins affirmatif sur ce point. Remarquons toutefois qu'il s'adresse ici à toute une communauté.

Les textes que je viens de citer sont du milieu du XVIII° siècle. Dans les conférences théologiques et morales sur les principaux devoirs de la vie religieuse, par l'abbé Desvillars, official de sainte Claude, publiées à Lyon en 1763, il y a près de cent pages, et toutes salésiennes, féneloniennes plutôt, sur la communion, (t. III). Même esprit, je veux dire nulle trace d'infiltration janséniste, dans l'Abrégé des principes de morale et des règles de conduite qu'un prêtre doit suivre pour bien administrer le sacrement de pénitence, par un ecclésiastique du diocèse de (Bayonne?), publié à Poitiers, en 1773. Encore une fois, je ne donne pas ici les résultats d'une enquête sérieuse. Je pose seulement quelques jalons.

 

LE SERMON DE BOURDALOUE SUR LA MESSE

(Lundi de la 4° semaine du Carême)

 

« En dehors même de l'Oratoire, éc it M. Lépin, on constate un certain rayonnement des idées familières au P. de Condren (sur le sacrifice). On en trouve particulièrement trace chez... Bourdaloue et Bossuet. » Lepin, L'idée du Sacrifice de la Messe, Paris, 1926, p. 5o4. Parmi les sermons de Bourdaloue, où ce rayonnement lui paraît plus manifeste, le savant théologien ne mentionne pas le sermon sur la Messe, peut-être parce que ce sermon touche plus aux moeurs qu'au dogme. Le premier point néanmoins en est presque tout spéculatif, et d'ailleurs fort

 

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beau. D'après le R. P. Dargent, le « savant cardinal de notre siècle » dont Bourdaloue se réclame dans ce premier point, serait très vraisemblablement Bérulle, « dont les Oeuvres contiennent un Discours sur le sacrifice de la messe ». J. Dargent, Sermon de Bourdaloue sur la messe, d'après les copies contemporaines, Paris, 19o4, p. 19. L'identification me paraît aussi extrêmement probable, bien qu'il y ait lieu de se demander si Bourdaloue ne pense pas plutôt à Bona. Quoi qu'il en soit, je trouve ce premier point fort curieux : non qu'il nous apporte quelque vue nouvelle sur le sacrifice, mais, outre qu'il résume fort bien les vues de ce temps-la, il se trouve confirmer mes propres conclusions sur l'ascéticisme de Bourdaloue, ascéticisme, d'ailleurs, très atténué, mais foncier, que j'ai étudié au t. VIII de mon Histoire Littéraire. Dans les pages qui suivent, je cite d'après les copies publiées par le P. Dargent. L'entrée en matière est d'une plénitude doctrinale vraiment admirable.

La messe est « la plus grande... de toutes les actions, et l'action par excellence ». « Assister à ce sacrifice, c'est y assister comme témoin, afin de l'autoriser par notre présence; c'est y assister comme ministre pour, avec les prêtres, offrir ce même sacrifice; c'est y assister comme victime, pour y être immolés avec Jésus-Christ, qui est la principale victime. »

« Quelle est la nature et la fin du sacrifice? C'est une action principalement pour honorer la grandeur de Dieu. » Mais quoi? lui demande toute la métaphysique des saints, ce théocentrisme suffit-il à distinguer le Saint-Sacrifice de toute autre prière? Il répond : « Je sais bien... que toutes les autres actions de la religion se rapportent à l'honneur de Dieu; mais je sais aussi que Dieu n'est que leur fin éloignée... Quand vous priez, quand vous jeûnez, quand vous donnez l'aumône, vous rapportez, à la vérité, toutes ces actions à Dieu; mais vous y cherchez plus votre propre intérêt que le sien, puisque vous ne vous acquittez de ces obligations QUE pour vous empêcher de pécher, ou pour mériter quelque augmentation de grâce. Mais, offrez-vous un sacrifice, ces considérations particulières cessent. » Ce qui suit est encore plus extraordinaire : Quelle différence entre prière et sacrifice? Voici. « La prière nous élève au-dessus de nous et nous porte jusqu'à Dieu. Ascensio. Mais le sacrifice nous ravale et nous met au-dessous de nous-mêmes. Par la prière, nous nous faisons honneur à nous-mêmes; et par le sacrifice, nous honorons Dieu aux dépens de nous-mêmes. » Autre copie : « Ressouvenez-vous... de ce que je vous ai dit, à savoir qu'assister au sacrifice

 

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de la messe, c'est protester à Dieu que nous ne sommes rien devant lui... Mais, chrétiens, il faut que... l'oraison élève le chrétien au-dessus de lui-même... ; elle en fait un petit Dieu..., au lieu que le sacrifice l'abaisse et lui fait reconnaître son néant en vue de la grandeur infinie de Dieu. » Et encore : « Il n'y a QUE le sacrifice qui ait un rapport direct et essentiel au culte de la divinité. » Ainsi, distinction absolue entre le Saint-Sacrifice et les formes diverses de la prière ; celles-ci seraient nécessairement anthropocentristes, y compris les premières demandes du Pater! En vérité imagine-t-on une philosophie de la prière plus contraire à celle des maîtres que nous avons étudiés dans nos deux volumes de la Métaphysique des Saints? Renversant le paradoxe de Bourdaloue, ces maîtres enseigneraient au contraire que l'adhésion à l'être et à la volonté de Dieu, qui est le coeur de toute prière - même de la prière de demande, - implique la reconnaissance cordiale du néant de l'homme, reconnaissance qui implique elle-même le sacrifice de soi.

 

LE PRÊTRE ET LA MESSE DE TOUS LES JOURS

 

Au commencement du XVIIe siècle, beaucoup de prêtres ne célèbrent la sainte messe qu'assez rarement; à la fin du siècle, un prêtre craindrait d'attirer l'attention sur lui s'il ne célébrait souvent, voire tous les jours. Nombre d'exceptions toutefois. (Cf. le journal de Ledieu). J'aurais voulu suivre pas à pas cette évolution, mais j'ai dû y renoncer. Je dois néanmoins signaler le petit livre où Duguet traite la question : Traité sur les dispositions pour offrir les saints mystères et pour y participer avec fruit. Ce fut d'abord, comme beaucoup d'écrits de Duguet, une consultation particulière, mais qu'il se laissa décider à rendre publique. L'approbation, donnée par l'évêque de Mirepoix, est intéressante. « Je n'eus pas plus tôt lu l'ouvrage que l'on donne au public, qui m'était tombé entre les mains en manuscrit, que je résolus d'en garder une copie, pour pouvoir le lire moi-même toutes les années et le faire lire dans le séminaire de mon diocèse. » 17o7. Long succès du livre. Voici comment le stigmatise la Bibliothèque janséniste : Dans ce Traité « on ne permet à un chanoine, très homme de bien et très fervent, de dire la messe que trois fois la semaine. » C'est l'a simplifier, jusqu'à les fausser, les directions de Duguet. La question est de savoir, écrit-il, « s'il est utile, à tous les prêtres... qui ont de la vertu, de célébrer tous les jours, ou si plusieurs d'entre eux ne tireraient pas plus

 

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de fruit d'une conduite mêlée d'amour et d'humilité, où l'une de ces vertus cèderait quelquefois à l'autre. Et j'avoue que ce dernier sentiment me paraît depuis plusieurs années le plus utile et le plus sûr... Rien ne serait plus injuste ni plus téméraire que de juger ceux qui offrent tous les jours les divins mystères ; comme on doit convenir qu'il y aurait aussi de l'injustice et de la témérité à condamner ceux qui sont plus timides. » Lorsque c'est par humilité « qu'on suspend l'activité de son amour, on ne croit point que la seule séparation de l'autel soit une vertu; on croit encore moins que cet intervalle soit accordé à la négligence »... « N'est-il pas juste qu'il y ait des jours où l'on tâche d'expier (ses manquements) et qu'en conservant, d'ailleurs, toutes les marques extérieures de son état, on se mêle en esprit parmi la foule du peuple, où peut-être il y a des personnes... plus dignes du sacerdoce; qu'on se place en esprit au dernier rang..., et qu'on aille pleurer à la porte de l'église, aux yeux de Dieu et de ses anges, des fautes qu'une discipline plus sévère aurait contraint de pleurer aussi aux yeux des hommes. » Et il conclut : « Vous ferez bien de dire la messe trois fois par semaine, et d'y en ajouter une quatrième lorsque vous serez plus fervent. » Dans les grandes octaves, tous les jours. (pp. 1-36). On peut le juger trop timide, mais ce n'est pas là la direction d'un homme qui met à bas prix la grâce du sacerdoce. Aussi bien ce cas de conscience n'occupe-t-il que les quarante premières pages d'un livre où l'on n'en compte pas moins de 252. La Bibliothèque janséniste ne souffle mot de la seconde partie, « où l'on explique les dispositions que doivent avoir les prêtres dans le temps même qu'ils ne se préparent pas actuellement au sacrifice. » Cette seconde partie me paraît admirable de tous points et il faut bien, du reste, qu'elle soit d'une orthodoxie parfaite, puisque le P. de Colonia n'y a rien trouvé de répréhensible. Qu'on lise, entre autres, la XVIII° disposition : Savoir à quoi l'on s'engage en continuant à l'autel le Sacrifice de J.-C., et en y participant. » La 3° partie, sur les Dispositions prochaines, n'est pas moins belle.

Pour qu'on entende les deux cloches, voici une lettre, qui nous vient, si j'ose dire, du même côté de la barricade, c'est-à-dire du côté rigoriste, puisqu'elle est de Godeau. Document peu connu, inappréciable néanmoins, et si vrai, si moderne, si actuel que beaucoup des prêtres qui me lisent, y retrouveront leurs propres sentiments.

 

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Lettre XXXVIII, à Monsieur... sur sa première messe.

 

« Monsieur. J'ai appris que vous avez dit votre première messe aux Chartreux. Si j'eusse su le jour, j'y eusse assisté en esprit, et demandé à Dieu pour vous les dispositions nécessaires pour bien offrir un si redoutable sacrifice toute votre vie. Que votre engagement à l'état sacerdotal est heureux, mais qu'il est terrible! Qu'un bon prêtre est excellent et digne d'honneur, mais qu'il est difficile d'être tel? Qu'il y a de richesses à gagner en s'approchant du saint autel, mais qu'il y a de punitions à craindre, quand on ne s'en approche pas saintement! Vous avez maintenant goûté combien il est doux, je me promets que jamais il ne vous dégoûtera...

« L'Apôtre avertit son cher disciple de ressusciter à la grâce qu'il a reçue par l'imposition des mains; le terme dont il se sert a plus de force et signifie rallumer la grâce, souffler ce feu sacré par une continuelle méditation de sainteté. Notre course dans la dévotion est toute contraire à celle du soleil : quand il monte sur l'horizon, il n'est pas si lumineux, ni si chaud que quand il est avancé; notre orient dans la piété d'ordinaire est plus ardent et plus brillant que notre midi. Quand je dis ma première messe, j'eus de la peine à contenir mon coeur; les ennemis les plus redoutables me paraissaient petits, et rien sur la terre ne me semblait digne d'être regardé; j'eusse, avec beaucoup de joie, mêlé mon sang avec celui de la victime que j'offrais; je devais vivre toute ma vie dans un esprit de mort pour imiter Jésus-Christ dans ce sacrifice; enfin je faisais des résolutions admirables. Mais Dieu vous préserve, Monsieur, de la froideur dans laquelle je suis maintenant tombé ! Dieu vous fasse la grâce d'être plus fidèle que je ne suis, et de profiter mieux du pain de vie. Il ne se passe point de jour où je ne dise la sainte messe, si ce n'est que je sois malade, mais je crains bien de manger ce pain céleste comme un pain quotidien, sans goût et sans réflexion, et, ce qui est de pire, sans qu'il me serve de nourriture. Je voudrais bien pouvoir considérer la messe que je vais dire comme ma première et comme ma dernière; car à l'une avec combien de soin se prépare-t-on d'ordinaire, et pour l'autre, avec quelle dévotion tâcherais-je de la célébrer, si je croyais de l'autel aller devant le tribunal du Fils de Dieu immolé par mes mains

« Quelquefois j'ai été tenté de ne célébrer pas tous les jours, d'imaginant qu'il fallait dire à Notre-Seigneur, avec saint Pierre :

 

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Recede a me, Domine, quonaam homo peccator sum; mais j'ai trouvé que c'était une tentation et qu'une messe devait servir de préparation à l'autre. Je vous conjure donc d'être exact en cela et de vous imposer cette agréable sujétion de laquelle vous retirerez des avantages que je ne puis vous exprimer. Nous sommes jeunes tous deux; nous avons à nous garder de beaucoup d'ennemis, et le plus redoutable est celui que nous portons en nous-mêmes. C'est pourquoi nous devons toujours nous défier de nos forces, et en chercher de nouvelles dans ce sacrifice, où l'on mange le pain des forts.

« Permettez-moi de vous dire, dans la franchise que notre ancienne amitié me donne, qu'étant dans le monde comme vous êtes, vous avez encore plus de besoin de préservatif, puisque vous vivez au milieu des poisons. Il est vrai que la maison de Monsieur le Chancelier est une école de vertu et de piété, mais votre condition, votre âge, votre esprit, et les affaires vous exposent parmi d'autres compagnies. Les enfants d'Adam ont je ne sais quelle mauvaise influence de ;laquelle il s'évapore des esprits malins qui corrompent la piété sans qu'on s'en aperçoive. C'est pourquoi la retraite est une des premières maximes que nous devons établir pour la conduite de notre vie, j'entends selon que notre condition le peut permettre; car la vie des prêtres est une vie commune et appliquée au prochain pour l'amour de Dieu. Jésus-Christ allait aux festins et conversait si familièrement avec les pécheurs que les Pharisiens lui reprochèrent d'être leur ami. Allons trouver ceux-là, à la bonne heure ! Ne craignons rien quand la prudence ou la charité nous y conduisent. Les personnes que l'on nomme spirituelles sont bien plus dangereuses, et je ne puis m'empêcher de vous dire que vous devez fuir les grilles des religieuses comme des écueils; la moindre perte qui s'y fasse d'ordinaire est celle du temps. Je ne trouve rien dans ma charge de plus pressant que leur conduite. Je me suis laissé emporter insensiblement à mon affection, excusez-moi, et croyez que je suis... » Lettres de M. Godeau évêque de Vence, Paris 1713, pp. 134-138. Cette lettre ne date vraiment que par ses dernières lignes que je n'ai pas cru devoir supprimer. Si l'on n'en connaissait pas l'auteur, qui l'attribuerait à Godeau? Et pourquoi pas? C'est que nous parlons tous du XVIIe siècle avec d'autant plus d'assurance que nous l'ignorons davantage.

La suite des idées nous amènerait à parler du stipendium des messes. Voici une courte note qui pourra orienter les chercheurs.

 

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Je l'emprunte au Voyage de Richelieu et de Bretagne par Herbais de la Hamarde, en 1699, document publié par le P. de Rochemonteix ; Le Collège Henri IV de la Flèche. Paris, 1889, t. IV, p. 423.

Saint-Malo, le 8 septembre. « Nous entendîmes la Messe. Le R. P. Descamps et le R. P. Delfosse communièrent de la main d'un jacobin irlandais, à qui nous donnâmes 16 sols pour lui faire dire la messe. Nous avions grande compassion de ce religieux et de trois autres de ses confrères, qui, tous les matins, étaient assis sur une poutre près d'une chapelle, attendant que quelques bons dévots ou dévotes leur apportassent une pièce de quinze sols pour leur messe. » Et encore ces lignes d'Ellies du Pin dans sa Lettre sur l'ancienne discipline de l'Eglise touchant la célébration de la Messe. « Qu'il me soit permis de rapporter là-dessus ce que j'ai ouï dire d'un sage et pieux magistrat (en marge M. de Bernières), qui, touché de voir des prêtres qui attendaient dans des chapelles pour dire la messe qu'on leur eût donné à chacun une rétribution, et qui ne la disaient pas quand il n'en venait point ; jugeant ces prêtres peu dignes de célébrer dans cette disposition, il leur distribuait gratuitement à chacun au delà de ce qu'ils pouvaient espérer de leur rétribution, en leur faisant promettre qu'ils ne diraient pas la messe ce jour-là. » Cf. A. Féron : La vie

et les Oeuvres de Ch. Maignard de Bernières (1616-1662), Rouen, 193o, p. 2o1.

 

LA BELLE MESSE

 

Ce que nous appelions, en Provence, quand j'étais enfant, la messe de onze heures, et ce qu'on pourrait appeler la messe des paresseux, autant dire, du grand monde. « L'église des grands Carmes s'est écroulée soudainement. Ce temple avait été bien profané ; si ces ruines eussent englouti les gens de la belle messe cela viendrait bien à propos. » Vauvenargues, Oeuvres posthumes et inédites, Paris, 1857, p. 213.

Locution déjà courante, semble-t-il, au temps de La Bruyère : « Narcisse... va tous les jours fort régulièrement à la belle messe aux Feuillants ou aux Minimes » (De la Ville). Article Messe dans le Richelet. « Le sacrifice du corps et du sang de J.-C., contenu sous les espèces du pain et du vin, avec la représentation de sa Passion, institué et offert par J.-C. en l'honneur de Dieu et pour le salut des hommes ». On disait alors « ouïr la messe, et ouïr messe ». Quand le prêtre sort de la sacristie on disait : « Voilà une messe qui passe; allons l’ « entendre ».

 

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« La Messe de chasseur : c'est une messe basse qui se dit à la hâte. »

 

LE DÉSIR DE VOIR L'HOSTIE

 

On peut lire dans la thèse si intéressante de M. Dumoutet sur Le désir de voir l'hostie et les origines de la dévotion au Saint-Sacrement, Paris 1926, que, dès le XVI° siècle, la coutume, si répandue pendant le moyen-âge de « regarder l'hostie à l'élévation, commence à décliner », mais « qu'elle existait encore au XVII° siècle » p. 73. Voici là-dessus quelques nouveaux textes. Vers i63o, d'après le P. Archange Ripault, les « illuminés » « enseignent de se cacher quand on... lève (le Saint Sacrement) à la messe, de peur de le regarder. » Abominations des abominations des fausses dévotions de ce temps... Paris, 1632, p. 18o. Ce P. Ripault manquait de jugement plus qu'il n'est permis, comme j'aurai l'occasion. de le montrer plus tard on ne peut le lire qu'avec une confiance très limitée. En tout cas, Thiers semble ignorer cette pratique superstitieuse... Traité des Superstitions..., Paris, 1746, III, pp. 20-21.

Au sacrifice de la messe, écrit le P. Suffren, Jésus « opère (en nous) quand on le regarde dévotement en l'élévation, beaucoup mieux qu'en ceux qui regardaient le serpent d'airain. » Année chrétienne, 1643, I, p. 382. En 1664, le P. Noulleau conseille d'avoir « une dévotion toute particulière à la vue des (saintes) espèces. » « Tenons à bénédiction très grande, écrit-il, de nous en repaître les sens autant que nous pourrons. C'est la piété de quantité de saintes âmes. » L'idée du vrai chrétien... Paris 1664, p. 413. D'après M. Dumoutet, «l'outrance » janséniste aurait précipité « la décadence de cette pratique médiévale. » Je n'en crois rien, le seul fait invoqué à ce propos par M. D. me paraissant peu démonstratif. Nicole, nous dit-il, « expliquant les principales cérémonies de la messe..., ne fait pas à l'élévation l'honneur de la moindre mention : il lui suffit de recommander l'adoration de l'hostie au moment de la consécration » (p. 74). C'est peut-être qu'au temps de Nicole l'élévation suivait immédiatement la consécration. Aurions-nous changé cela? Que si Nicole n'écrit pas le mot, il n'en désigne pas moins l'élévation aussi clairement que possible : « La Consécration achevée, écrit-il, il faut adorer Jésus-Christ présent et l'offrir à Dieu comme sacrifié sur le Calvaire ». Instruction théolog. p. 125. Letourneux, dans la meilleure manière d'entendre la messe, mentionne expressément l'élévation et écrit : « Croire et adorer. Reconnaître par la foi

 

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ce que les yeux ne peuvent voir, à savoir le corps et le sang du Fils de Dieu.., et rendre ses respects à ce divin Agneau » (p. 3o3). Veut il par là censurer la pratique médiévale, ou simplement rappeler le Visus... in te fallitur d'un théologien qui n'était pas janséniste? Observation très curieuse de Bossuet dans une lettre à Mme Cornuau : « L'empressement et l'attachement vers le soleil (ostensoir) et les autres de même nature qui seraient extérieurs, ou la tendance à les faire tiennent quelque chose d'un amusement peu sérieux, dans lequel il ne faut point échauffer la tête. L'amour de Jésus-Christ demande quelque chose de plus intime et de plus tranquille. Pour ce qui est de l'accroissement de l'attention, quand le Saint-Sacrement est exposé il est assez de l'esprit de l'Eglise, quoique je vous avoue que j'aimerais mieux un peu moins d'attachement à l'exposition actuelle, et un peu plus à la présence dans le tabernacle, ou sur l'autel à la messe ». Correspondance, VII, pp. 156-157.

Rien dans les Conduites de Saint-Jure, sauf ces deux lignes qui ne manquent pas d'intérêt. « Ce qu'il faut faire devant que de recevoir la sainte Hostie, lorsque le prêtre la montre ? » « Il faut la regarder et, tenant les yeux arrêtés sur les espèces, vous produirez avec un esprit vigoureux., les actes suivants... » Conduites pour les principales actions de la vie chrétienne, Paris, 1682, p. 98. A quoi j'ajoute un texte charmant, qui n'est pas du présent sujet, mais qui ravira plus d'un lecteur. Le Prêtre, dit le P. Suffren, devra « distribuer dévotement et gravement cette divine viande ; récitant l'absolution et les autres choses avec humilité, révérence et douceur, de façon que ceux qui sont là présents pour se communier, le voyant ou l'entendant, soient émus au respect et à la douleur; car c'est au nom et en la personne de ceux qui communient qu'il dit trois fois le Domine non sum dignus; c'est pourquoi il doit représenter en soi toutes les humilités et contritions de coeur qui se retrouvent en eux... Faire un soupir et élévation de coeur à Dieu en faveur de chacun auquel il donne la communion. » Année chrétienne I, pp. 474. 475.

« Soleil. Terme d'Eglise... M. Thiers appelle ce soleil un ostensoir; mais M. Thiers est de province, et c'est tout dire.. A Paris on dit : aveindre le soleil;... porter le soleil sur l'autel... Au reste, sitôt que l'hostie est dans le soleil et qu'elle est exposée sur l'autel, on ne se sert plus du mot soleil. En sa place on dit Saint-Sacrement. Ainsi on. dit : le Saint-Sacrement est exposé; M. le curé a porté le Saint-Sacrement à la procession, et jamais :

 

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M. le curé a porté le soleil à la procession ». Ainsi le dit Richelet. La province finit toujours par avoir raison. Mais, en ce cas particulier, on peut regretter sa victoire. Comme on peut regretter que soit passé de mode le purisme et lexicologique et théologique du vieux Richelet; aujourd'hui, on peut lire trop souvent qu'à telle procession, tel cardinal portait « l'ostensoir ».

Dans la cathédrale d'Amiens, nous vîmes « une cérémonie fort auguste, qui se fait tous les premiers dimanches du mois. C'est le renouvellement de la sainte Hostie, qui est dans la suspension. Durant l'épître, quatre chanoines viennent au pied de l'autel, avec quatre flambeaux de cire blanche; et cependant on descend le pavillon. A la communion, le prêtre élève un peu en s'agenouillant l'ancienne hostie, avant que de la consommer. Il élève encore après, en s'agenouillant aussi, la nouvelle hostie, qu'il doit mettre dans la suspension. Puis Ies quatre chanoines... reviennent encore prendre quatre flambeaux, tandis que l'on remonte le Saint-Sacrement. Et, cependant, tout le monde étant à genoux, on chante cette antienne: Quis est qui ascendit in caelum, nisi qui descendit de caelo, Filius hominis, etc... Cela dure assez

longtemps, parce que l'on monte la suspension fort doucement. Et le prêtre aux oraisons de la post-communion en ajoute une, pour demander à Dieu que, comme il nous a promis qu'étant élevé il attirerait tout à lui, il daigne nous faire la grâce de nous élever avec lui... Cette cérémonie se fait avec un profond recueillement et inspire quelque chose de cette disposition respectueuse où se trouvèrent les apôtres à regard de J.-C. lorsqu'ils le virent monter au ciel. » Mémoires de Thomas du Fossé, III p. 174. Du Fossé était de Port-Royal. Par où l'on voit, une fois de plus, que ces Messieurs étaient moins hostiles qu'on ne le répète aux manifestations extérieures de la piété. Ils demandent seulement, avec l'Evangile, qu'on ne réduise pas ces pratiques à ne plus être que des observances pharisaïques, et pour cela qu'on les accompagne des mystiques effusions qu'elles suggèrent C'est dans cet esprit que Saint-Cyran désirait que fût renouvelée ou maintenue « la coutume ancienne de suspendre le Saint-Sacrement dans les églises au-dessus du grand autel. » La colombe eucharistique entre ciel et terre; la crosse « qui sort de l'autel en s'élevant », qui « se courbe après et se tourne en bas »; « au bout de la croix, l'ange qui tient la colombe dans ses mains »; « le petit pavillon qui la couvre presque de toutes parts, » autant de symboles que ce prétendu janséniste - car j'ai montré longuement ailleurs qu'il ne l'était pas - développe avec une

 

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dévotion minutieuse et ravie. Faudra-t-il donc que jusqu'a la fin des temps, on ne puisse écrire sur les choses religieuses sans ajouter, à propos et hors de propos, quelque prosopopée ou contre Port-Royal, ou contre les humanistes - tous païens, nous assure-t-on - de la Renaissance ? Cf. mon. Ecole de Port-Royal, pp. 36, 37.

« Il y a certaines gens, dit Erasme, qui s'imaginent être fort dévots, parce que, quand le prêtre élève le corps de Jésus-Christ à la messe, ils accourent de toutes parts pour le regarder de plus près et fixement. » Empressement qui souvent tournait à la bousculade. C'est qu'en effet, à voir de leurs yeux l'hostie, beaucoup se persuadaient qu'ils n'auraient à craindre ce jour-là, ni de perdre la vue, ni de mourir subitement. « Ils feraient bien mieux, continue Erasme, si, à l'imitation du Publicain, ils s'éloignaient des balustres de l'autel, et si, étant prosternés en terre, ils adoraient en esprit ce Fils de Dieu. » Cf. Thiers, Traité des superstitions, III, pp. 20-21. Qu'ils l'aient reçu d'Erasme ou de l'Evangile, les dévots du XVIIe siècle semblent avoir goûté ce conseil. « Je veux, écrit le P. Noulleau, que désormais une de mes grandes dévotions soit d'être quelquefois, quand je pourrai, dans le bas de l'Eglise, et de m'y tenir par respect comme ferait un criminel de lèse-majesté qui n'oserait aborder son prince, si ce n'est de fort loin et après tous les autres, et comme sous l'abri et à l'ombre de tous les autres. » op. cit., pp. 4oo-4o1. Ce qui n'empêche pas le P. Noulleau de recommander comme nous l'avons vu plus haut, une dévotion toute particulière à la vue des saintes espèces. Aucune contradiction. Il ne saurait y avoir de règle absolue en ces matières. Au gré de l'attrait du moment on passe de la hardiesse des enfants à la timidité du Publicain. Sur la pratique médiévale, cf. mes Divertissements devant l'Arche. Paris, 193o, pp. 55, 56.

 

CHRISTOPHE D'AUTHIER DE SISGAUD, EVÉQUE DE BETHLÉEM, ET LE CHAPELET DU SAINT SACREMENT

 

Nous connaissons, pendant le XVIIe siècle, au moins deux Chapelets du Saint-Sacrement : celui de la Mère Agnès, dont j'ai longuement parlé dans mon Ecole de Port-Royal (pp. 197-2I2), et qui n'a rien de diabolique, puisqu'il a été composé sous l'inspiration de Condren; et celui du saint évêque de Bethléem, une des gloires de notre Provence mystique, d'Authier de Sisgaud (16og-1667). Cf. La vie de Messire Christophe d'Authier...

 

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par M. Nicolas Borely, Lyon, 1703; Vie de Mgr. d'Authier de Sisgaud... fondateur de l'Institut des Prêtres du Saint-Sacrement pour la direction des Séminaires et des Missions, par M. l'abbé Nadal, Valence, 188o. J'emprunte à ce dernier ouvrage le détail copieux et peut-être un peu compliqué - mais qui n'en est que plus curieux pour l'historien - des mille pratiques de piété imaginées par ce prélat, contemporain de Bossuet, pour stimuler la dévotion au Saint-Sacrement.

« Le zélé fondateur avait composé en l'honneur du Saint-Sacrement diverses formules de louanges qui se récitaient où se chantaient plusieurs fois par jour dans toutes les communautés de l'Institut. Les premières étaient une sorte d'acclamations, comme les cris de joie et d'applaudissement par lesquels le peuple romain saluait les triomphateurs, comme l'hosanna des Juifs, comme les formules solennelles de voeux et de souhaits que l'Eglise fait entendre en clôturant les travaux de ses conciles.

« Mgr d'Authier aurait voulu que tous les membres d'une congrégation ecclésiatique, qui avait l'honneur de porter le nom du Très-Saint-Sacrement, offrissent au Dieu de l'Eucharistie un acte de foi sans cesse réitéré, un tribut d'amour et de reconnaissance renouvelé à toute heure du jour. C'est pourquoi il leur mit sur les lèvres et dans le coeur ces admirables acclamations :

 

1° - Amabilissimo Eucharistiae Sacramento, Jesum Christum Deum vivum et verum continenti, sit laus, honor, virtus et gloria per cuncta mundi saecula.

2° - Benedictio et claritas et gratiarum actio, honor, virtus et fortitudo Salvatori nostro latenti sub nubibus accidentium.

3° - Ante augustissimam tanti Sacramenti majestatem omne genu flectatur coelestium, terrestrium et infernorum.

4° - Et omnis lingua confiteatur quia Dominus noster Jesus Christus vere, realiter, et substantialiter adest in timendo nimis Eucharistiae Sacramento.

5° - Amabilissimo, etc. (comme la première).

 

« Mais comme ces acclamations ne devaient être récitées ou chantées que dans l'Église au pied de l'autel, et que le pieux fondateur eût voulu que ses prêtres ne perdissent pas un instant du jour le souvenir du Très-Saint-Sacrement, il leur prescrivit la fréquente récitation d'une autre prière, en forme d'oraison jaculatoire, d'une strophe simple, courte, mais qui exprime admirablement l'excellence du mystère eucharistique.

 

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Elle était ainsi conçue.

 

Jesu, tibi sit gloria!

Qui lates amantissime

Sub bina signi specie ;

Per cuncta mundi soecula

 

O Jésus, gloire à vous,       

Qui vous cachez avec un amour extrême

Sous les deux espèces du Sacrement, Pendant tous les siècles du monde.

 

 

«.... C'est en occupant sans cesse leur esprit et leur coeur de cette admirable formule, en répétant à toute heure cette prière, courte mais si instructive et si touchante, que les prêtres du Saint-Sacrement devaient, selon le voeu de leur fondateur, s'habituer à ne jamais perdre de vue le souvenir de Jésus-Christ et du mystère où il cache son adorable présence...

« Au reste, M. d'Authier sut trouver le moyen d'en rendre la récitation aussi fréquente que possible, en s'en servant pour établir dans sa compagnie la pratique pieuse qu'il appela : Chapelet du Très-Saint-Sacrement.

« Voulant honorer la durée non interrompue de la présence de Jésus-Christ dans l'Eucharistie, il compta les années depuis l'institution du Sacrement jusqu'à l'époque où il vivait lui-même, et résolut de rendre un hommage spécial à chacune de ces années par la belle strophe : Jesu tibi sit gloria. Selon la règle qu'il établit, cette prière doit donc être récitée autant de fois qu'il s'est écoulé d'années depuis la dernière cène du Jeudi-Saint jusqu'à nous. Nous sommes en 1879, c'est-à-dire qu'il s'est écoulé mille huit cent soixante dix-neuf ans depuis la naissance de Jésus-Christ; il faut donc retrancher ces 33 années du chiffre 1879, ce qui nous donne 1846 ; il y a donc mil huit cent quarante-six ans que l'Eucharistie existe sur la terre, et qu'elle fait le trésor de l'Eglise.

« M. d'Authier veut honorer tour à tour, une à une, ces années bénies, pleines de Notre-Seigneur, et successivement sanctifiées par sa présence. Il les évoque l'une après l'autre, et à mesure qu'elles paraissent, il les salue en disant : Jesu, tibi sit gloria... ; c'est là le fond de la pieuse pratique, qu'il nomme le Chapelet du Saint-Sacrement. Il fit examiner cette dévotion à Rome, et Borély assure qu'elle fut approuvée.

« Mais M. d'Authier voulait-il qu'on répétât chaque jour cette prière autant de fois que l'on compte d'années depuis l'institution de l'Eucharistie? Non, sans doute. Il donnait tout un mois pour la complète récitation de son chapelet : « Répétez, disait-il, soixante fois par jour la strophe Jesu tibi gloria; au bout du

 

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mois, vous l'aurez dite dix-huit cents fois, et vous aurez atteint le nombre total des années que Jésus a passées sur la terre dans l'humble réduit de son tabernacle. »

« Voici, du reste, pour la pratique, de quelle manière ce chapelet était récité dans la congrégation du Saint-Sacrement.

« On le récite, dit Borély, comme le chapelet de la Sainte Vierge. Au lieu du Pater, on dit Ies cinq acclamations : Amabilissimo, etc... ; au lieu de l'Ave Maria on dit la strophe Jesu tibi sit gloria... ; mais lorsqu'on doit réciter plusieurs dizaines, on dit les cinq acclamations seulement au commencement de la première dizaine, et à la fin de la dernière; au lieu de Gloria Patri, on dit la première acclamation. Il était d'usage dans l'institut de marquer la fin du chapelet au bout de chaque mois par un jour de fête, de joie pieuse et de communion.

« Le chapelet du Saint-Sacrement est aujourd'hui peu connu parmi les fidèles, et il n'en est pas fait mention dans les livres de piété si nombreux de nos jours. Toutefois, si M. d'Authier revenait en ce monde, il serait heureux en passant à Valence, dans plusieurs villes ou bourgs du midi et du nord, d'entendre des voix pieuses répéter encore son refrain eucharistique. C'est que l'usage de ce chapelet a été conservé par l'un de ses plus fervents disciples, héritier de ses vertus et de ses pratiques religieuses. Nous voulons parler du P. Vigne, fondateur de la Congrégation qui porte parmi nous le nom du Très-Saint-Sacrement, et dont la maison-mère est aujourd'hui à Romans. La récitation quotidienne de ce chapelet est un des points de la règle qu'il a donnée aux soeurs de son institut; elles le disent tous les jours, non seulement dans la maison-mère, mais aussi dans les plus petits postes où elles sont envoyées pour le service des malades et pour l'éducation des enfants. Elles récitent aussi d'autres prières qui appartiennent encore à l'héritage de Mgr d'Authier, recueilli par le P. Vigne. Telles sont les belles litanies que le saint fondateur avait composées en l'honneur du Saint-Sacrement, et dont l'usage était général dans toutes les communautés de sa congrégation. On les chantait le jeudi, le dimanche, et les fêtes solennelles. Tels sont encore certains psaumes qui commencent par le mot Confitemini, et qui pour cette raison sont appelés les Confitemini des Pères du Saint-Sacrement. Les paroles sont de Mgr d'Authier qui les a tirées de la sainte Ecriture. Il y a à la suite de chaque:verset une répétition régulière, une sorte de refrain, comme dans plusieurs psaumes de David; le P. Vigne en fait un grand éloge et il

 

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recommande à ses religieuses de les chanter fréquemment. « Les Confitemini de M. d'Authier, dit-il, sont pleins de traits de son coeur enflammé d'amour et de reconnaissance pour l'aimable Sauveur qui réside dans l'Eucharistie. »

« Ces psaumes sont au nombre de huit, le premier a pour titre : Jésus-Christ grand prêtre; le deuxième : Jésus-Christ roi; le troisième : Jésus-Christ sauveur; le quatrième : Jésus-Christ pasteur; le cinquième : Jésus-Christ pain vivant; le sixième : Jésus-Christ la bonté même; le septième : Jésus-Christ caché; le huitième : Jésus-Christ sacrifice d'action de grâce. »

Cf. aussi, en tête du livre de Borely, (pp. 1-27) le petit manuel qui devait se vendre à part et qui a pour titre : Le chapelet du Très-Saint-Sacrement ou la manière de le bien dire.

 

LA COMMUNION DES QUINZE MARDIS ET DES QUINZE SAMEDIS

 

J'ai lu à la Bibliothèque de l'Arsenal : De la dévotion des quinze communions pendant quinze mardis pour obtenir de Dieu par les mérites des quinze mystères du très saint Rosaire et du glorieux patriarche saint Dominique toutes sortes de grâces, par le R. P. L. Bidault de Sainte-Marie, Paris, 1674. Bulle d'Innocent XI en faveur de cette pratique. Le mardi était consacré à saint Dominique. Je n'ai pu suivre l'histoire de cette dévotion. Celle, toute voisine. des quinze samedis, nous est plus connue.

« Dieu qui, par sa miséricorde infinie, nous donne de temps en en temps des moyens favorables pour obtenir ses grâces, en a inspiré un très excellent depuis quelques années, qui est la dévotion des quinze samedis, qui consiste dans un voeu ou une ferme résolution de communier quinze samedis de suite, à l'honneur des quinze sacrés mystères du Rosaire... Cette dévotion n'a pas plutôt été connue qu'elle a été reçue, louée et approuvée des personnes dévotes... Elle s'augmente tous les jours dans toutes les villes du royaume, si bien que l'on a compté dans Toulouse jusqu'à treize et quatorze cent communiants en la chapelle du saint Rosaire un seul samedi. » Le Rosier mystique... ou le très sacré Rosaire expliqué en quinze dizaine d'instructions solides et morales par un religieux du même ordre... avec la méthode pour faire avec fruit la dévotion des Quinze samedis..., Vannes, 1686, pp. 115-116, L'auteur est le P. Antonin Thomas. Cette dévotion aurait été plus particulièrement répandue « dans le Languedoc et la Provence », terres dominicaines, s'il en fut. Elle se pratiquait

 

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encore à la fin du XVIIIe siècle. Cf., en effet, La Dévotion aux mystères de Jésus-Christ et de Marie, connue sous le nom de la Dévotion des quinze samedis; par M. l'abbé ..., Paris, 1790. Excellent petit livre. A la fin du Rosier mystique, on trouve une Brève méthode pour dire le rosaire du très saint Nom de Jésus contre les renieurs et blasphémateurs, et quelques pages sur l'Institution de la Confrérie du saint Nom de Jésus. Cette agglutination, si j'ose dire, au rosaire (chapelet du Saint-Sacrement, quinze samedis, rosaire du Nom de Jésus) est un phénomène curieux et qui mériterait d'être étudié à fond. Mais c'est déjà fait peut-être. On aura noté la ressemblance que présentent ces pratiques avec la communion des premiers vendredis du mois. Dès 1637, nous rencontrons la «dévotion aux premiers jeudis du mois.» Cf. Eloge de la V. M. Elizabeth de Brème (par la M. de Blémur), p. 54.

 

LES VISITES DU SAINT-SACREMEMT

 

Je ne crois pas que cette pratique dévote ait encore trouvé son historien. Peu de spirituels du XVIIe siècle en traitent ex professo. Cependant quelques pages très denses du P. Crasset. Considérations sur les principales actions de la vie, Paris, 1675, pp. 143-146. « On se plait en la compagnie de ceux qu'on aime... Lui rendez-vous tous les jours quelque visite? ». Tout un chapitre aussi court, mais spécial dans les Pratiques de piété du P. Le Maistre, Lyon, 1711 (ce n'est pas la 1re édition) : « Je veux que deux ou trois fois par jour vous fassiez la visite du Saint-Sacrement..., ou si vous ne pouvez pas aller à l'Eglise que vous vous mettiez à votre oratoire pour faire une petite prière (et) une petite revue », p. 204. Cf. aussi L'exercice de la mort (par la M. de Blemur, pp. 148, seq.) Je ne connais rien de semblable aux Visites liguoriennes, si souvent traduites chez nous, pendant le XIXe siècle; mais cela ne prouve pas que saint Alphonse n'ait pas eu de modèle.

 

LES SALUTS

 

« Négliger vêpres comme une chose antique et hors de mode. garder sa place soi-même pour le salut... » La Bruyère, De la mode, 21. Sur les saluts en musique chez les Théatins, cf. ib. de quelques usages, 19, 20. « Un beau salut ». Cf dans l'édit. de G. E., II, pp. 382, seq., et sur les saluts de Versailles, le Saint-Simon de Boislile, XV, p. 449. Autant que je sache, il est fort peu parlé des saluts dans les livres pieux de ce temps-là. Voici

 

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une curieuse mention : « Après avoir reçu la bénédiction qui se donne solennellement dans l'église métropolitaine (pendant l'Octave du Saint-Sacrement) il (Bachelier de G.) courait dans celle de Saint-Rémy, où l'on fait plus tard une semblable bénédiction. S'étant trouvé une fois surpris de l'heure, et courant plus vite que de coutume, il répondit agréablement à ceux qui lui en demandaient la raison : Je vais voir encore coucher le Soleil, parlant du soleil eucharistique qu'on cache à nos yeux les soirs durant cet octave... pour le faire encore paraître le lendemain au lever du soleil. »

La vie de M. Bachelier de Gentes par le R. P. Dom Claude Bretagne, prieur de Saint-Rémy-les-Reims, Reims, 168o, pp. 245-6.

Le Bachelier ne manquait pas d'originalité. Voici un trait de sa vie, qui ne se rapporte pas à notre présent sujet, mais qui est digne de mémoire. Il était à Rome, chez son oncle, Simon Bachelier, général des Minimes.

« Etant entré dans un des plus somptueux palais de cette grande ville, il s'avança jusque dans le jardin... ; entre mille belles choses, il aperçut une statue très bien faite, mais sa pudeur fut tellement offensée de la nudité scandaleuse de cette statue qu'il n'en put longtemps supporter la présence. Il prit donc une étrange résolution, et qui passait tout ce qu'on pouvait attendre d'une personne engagée dans le monde. Ce fut d'enlever cette infâme statue... Il s'en chargea en effet et l'alla jeter dans le Tibre. Ceux qui savent combien la folle passion des hommes donne de prix à ces sortes d'ouvrages, doivent s'étonner de la hardiesse, etc., etc... L'amour de la pureté ne lui permît pas d'écouter les raisons de la prudence humaine qui l'auraient sans doute détourné de cette action si chrétienne » (pp. 38-4o).

 

MESSES SÈCHES

 

« C'est une ancienne coutume de l'Ordre (les Chartreux), conforme à l'usage qui se pratiquait au temps de son institution, de dire des messes qu'on appelait sèches, parce qu'elles n'étaient pas accompagnées du sacrifice (consécration), mais seulement on y prononçait publiquement dans l'église toutes les paroles. (L'usage est abrogé depuis deux siècles, mais on en a conservé la mémoire dans l'Office de la Vierge : à la fin de Prime, on dit toute l'année le texte de la messe Salve sancta... »

Dom Innocent Le Masson, La psalmodie intérieure de l'Office de la sainte Vierge, Grenoble, 1699, p. 415.

 

 

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