CHAPITRE VI
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CHAPITRE VI : LA SPIRITUALITÉ DE BOURDALOUE

 

« Si les libertins pouvaient être témoins de ce qui se passe en certaines âmes solidement chrétiennes et pieuses, s'ils voyaient la droiture de leur intention, la pureté de leurs sentiments, la délicatesse de leur conscience,... ils auraient peine à les comprendre ; ils en seraient étonnés, touchés, charmés et, BIEN LOIN DE S'ATTACHER COMME ILS FONT A TOURNER LA PIÉTÉ EN RIDICULE, ILS EN RESPECTE-RAIENT, MÊME JUSQUE DANS LA FAUSSE, LES APPARENCES, DE PEUR DE SE TROMPER SUR LA VRAIE.»

(Injustice du monde. Cf. Dæschler, p. 75)

 

I. Le R. P. Dæschler et Bourdaloue méconnu. - Éléments tumultueux d'une doctrine spirituelle, mais non doctrine « parfaitement cohérente ». - Le « terrible sermon sur la Prière ».

II. Critique du sermon. - L'auditoire coupé en deux. - L'imprudence de Bourdaloue. - « Je me suis senti inspiré ». - Le semi-quiétisme français et les infamies du molinosisme. - Nouvelles imprudences : l'appel au bon sens. - « Oraison chimérique, celle dont l'Evangile ne parle pas ». - Légèretés. - L'oraison « extraordinaire ». - Encore « l'oraison pratique », la « plus parfaite », la seule parfaite. - Confusion perpétuelle entre prière et extase.

III. Le vrai Bourdaloue, tendre, impulsif, plus que e raisonnable ». - Genèse du « terrible sermon ». - L’ascéticisme de Bourdaloue. - La grâce habituelle.

IV. Le panhédonisme de Bourdaloue. - Pas de plaisir, pas de prière. - Nécessité de l'amour a senti ». - Prime aux tempéraments affectifs. - La « sensibilité » de Madeleine.

V. L'échelle des « divins plaisirs ». - Le « centuple ». - La « paix de Dieu », température normale de Bourdaloue. - Justes noces du devoir et du plaisir. - Les consolations. - « Pour moi..., je suis content de VOUS ».

VI. Le troisième degré du centuple, les consolations extraordinaires. - Confusion entre les délices de la contemplation et la contemplation même. - De l'ascéticisme au panhédonisme. - Philosophie anti-mystique, vie mystique de Bourdaloue.

 

I. Je l'ai dit au début de cette quatrième partie : si les circonstances me l'avaient permis, au lieu d'écrire, soit ici même, soit dans un autre de mes volumes, un chapitre sur la « spiritualité de Bourdaloue », passant la plume à un plus compétent que moi, j'aurais publié, dans un fascicule spécial de mon Histoire littéraire, l'ouvrage si remarquable que le R. P. Dæschler a consacré récemment à ce beau et difficile sujet. Quoi de plus sage et de plus naturel (1) ! Bien avant d'en tenir le manuscrit, je convoitais ce travail, je rêvais de m'en emparer, un article du même P. Dæschler : Le P. Judde et la tradition mystique dans la Compagnie m'ayant fixé, une fois pour toutes, sur la rare pénétration de cet historien, sur la sûreté de sa méthode, et, qui plus est, sur la conformité foncière de nos points de vue respectifs. Non pas du tout que, ce disant, j'essaie de lui faire porter le poids de mes propres constructions. Si le P. Dæschler veut bien lire le présent volume, je sens bien que, d'ici de là, sans aller néanmoins jusqu'à l'exorcisme, il se récriera doucement. C'est qu'aussi bien, et pour ne signaler ici que cette disparité, nous ne poursuivons pas le même but. Il se borne à creuser un cas particulier, la spiritualité du seul Bourdaloue, spiritualité, d'ailleurs, moins théorique, moins enseignée que vécue. Pour moi, sans trop essayer de chasser mon naturel qui m'incline plus vers le concret que vers l'abstrait, je tâche de faire ici oeuvre de philosophe : rôle que, d'ailleurs, je ne me serais pas donné, si je n'avais trouvé toute raisonnée et édifiée, chez les maîtres divers qui se trouvent ici réunis, une vraie métaphysique de la prière.

Je crois, d'ailleurs, que nous sommes d'accord sur

 

 

(1) La Spiritualité de Bourdaloue. Grâce et Vie unitive, par René Dæschler, s. j., Museum Lessianum, 1927.

 

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l'essentiel, le P. Dæschler et moi, et, si j'ose dire aussi, contre l'unanimisme du P. Pottier. Avec moi, il accepte l'évidence que toute cette quatrième partie a pour but d'exposer et d'expliquer, sauf à la pallier le plus possible, à savoir qu'il y a parmi les spirituels de la Compagnie, deux courants nettement et profondément distincts : Alvarez et Mercurian ; Lallemant et Rodriguez. Or, très certainement, le P. Dæschler n'a jamais songé, il me l'écrit lui-même, à faire de Bourdaloue « un disciple même lointain du P. Lallemant ». Simplement il veut montrer que ce « roi des prédicateurs » n'est pas seulement le grand moraliste chrétien que tout le monde connaît, mais qu'il est aussi et plus encore un maître spirituel, au sens le plus étroit de ce mot. Sa morale, écrit-il,

 

a été souvent étudiée... Aussi j'ai cru devoir omettre, dans ce travail, toute cette partie de la spiritualité que l'on traite assez communément à propos de morale, et je m'en suis tenu uniquement aux éléments qui se rapportent à la « vie unitive ».

 

C'est notre distinction entre ascèse et prière.

 

Les autres éléments de l'ascétisme ne figurent donc (ici), comme dans notre présent volume,

 

que par manière de rappel ; mais ils sont continuellement supposés, comme étant le fondement indispensable de toute vie vraiment, efficacement unitive et, d'ailleurs, souvent et fortement inculqués par Bourdaloue. En limitant ainsi mon sujet, j'ai cherché à pousser plus à fond l'étude de ces principes de la vie unitive, qui n'ont. guère obtenu jusqu'ici l'attention qu'ils me semblent mériter (1).

 

C'est là, en effet, une grande, une heureuse nouveauté, et même, du simple point de vue profane, une sorte de révolution. Nul jusqu'ici ne mettait en doute la foi, la religion, la ferveur personnelle de Bourdaloue. Mais on ne semblait pas s'apercevoir que son génie d'orateur et de moraliste

 

(1) Spiritualité, p. 6.

 

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dépendait en quelque sorte de sa vie intérieure. Entre le prédicateur et l'homme de Dieu, on élevait comme une cloison, et si épaisse qu'elle dérobait à la critique littéraire la vraie figure du prédicateur lui-même, tant loué et si mal connu. Voici, par exemple, les contre-sens qu'on peut lire dans l'excellent ouvrage qui a pour titre : La Bibliothèque d'un homme de goût.

 

(Bourdaloue) porta la force du raisonnement dans l'art de prêcher, comme Corneille l'avait porté dans l'art dramatique. On l'a accusé pourtant d'être plus avocat que prédicateur, plus propre à convaincre des gens d'esprit qu'à émouvoir le peuple. Il est admirable du côté du raisonnement; mais il a peu d'onction et même de pathétique. Il a cette force qui vient de la raison, du vrai mis dans tout son jour par un esprit solide et ferme ; et non celle qui vient du sentiment, des mouvements d'un coeur tendre et affectueux (1).

 

C'est là s'arrêter à la surface de cette éloquence, ou plutôt c'est nier l'éloquence même de Bourdaloue. Simple dialecticien, il eût fait le vide autour de sa chaire. Mais, en vérité, il n'a pas moins de sensibilité que de raison. Délicieusement tendre, dans ses rapports avec les hommes, et plus encore avec Dieu ; Nemo mihi fuit amicior, lisons-nous de lui, dans l'autobiographie de Huet (2). Presque trop tendre, oserons-nous dire bientôt, ou, du moins, trop enclin à définir la prière en soi d'après sa propre prière, vive, jaillissante, affectueuse jusqu'au lyrisme. Aussi ne paraît-il jamais plus admirable que lorsque, attendrissant sa dialectique,

 

(1) Bibliothèque d'un homme de goût, ou avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue... Avignon, 1777, I, pp. 243, 246 (Chaudon, je crois)... Il dit encore - et ceci vaut mieux : « C'était un homme de grand sens plutôt qu'un homme d'esprit, ou plutôt qu'un homme d'imagination... Il a peu de ces traits qui peignent d'un mot, de ces expressions de génie qui présentent une vérité commune sous une face toute nouvelle. » Bref, très loin de Bossuet. C'est là aujourd'hui un lieu commun, mais en 1727, c'était presque une hardiesse. N'oublions pas que, sous l'Empire, les critiques les plus autorisés, Feletz, par exemple, goûtaient médiocrement l'imagination de Bossuet.

(2) Cité par le chanoine Grisette, Bourdaloue, histoire critique de sa prédication, Paris, 1901, pp. 924, 925.

 

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ou l'oubliant tout à fait, il se laisse aller avec une candeur émouvante aux mouvements de son coeur. Ni avocat, ni même prédicateur, au sens inquiétant de ce titre. Poète, bien plutôt et mystique. Rappelez-vous le splendide passage : « Mon Dieu, je suis content de vous... » Ni chez Bossuet lui-même, ni chez Lacordaire je ne trouve rien d'aussi beau, rien non plus qui ait à ce point la valeur d'une confidence. Grâce au petit livre où le P. Dæschler a rassemblé tant de passages qui rendent exactement le même son, nous connaîtrons désormais le vrai Bourdaloue.

De tous ces textes, le P. Dæschler a tenté de dégager une doctrine spirituelle, mais il ne prétend pas que, dans la pensée même de Bourdaloue, cette doctrine « soit construite de toutes pièces », et « parfaitement cohérente ». « Bourdaloue, dit-il, est un prédicateur, et non un professeur ou un auteur; au point de vue spirituel, il est bien plus un « praticien » qu'un théoricien. L'expression de sa pensée dépend beaucoup des circonstances, des nécessités de son auditoire », peut-être aussi quelquefois d'impulsions que. cet esprit, assez impétueux de nature, ne savait pas toujours contrôler. « Mais sa pensée intime, sans être jamais explicitée en théorie complète, doit donner une impression dominante, qu'il sera sans doute possible de discerner parmi des expressions quelque peu divergentes » (1). Par ces remarques, d'ailleurs, si justes, on devine bien que le P. Dæschler cherche à s'aguerrir contre une difficulté que sa loyauté ne lui permet pas d'escamoter, mais qu'il ne serait pas fâché de réduire. Désireux, comme je le suis moi-même, d'enlever Bourdaloue aux ascéticistes, ou du moins de ne pas le leur abandonner tout entier, il ne peut oublier néanmoins, ni effacer le méchant tour que son héros nous a joué à tous deux, dans l'église Saint-Eustache, pendant le carême de 1688, je veux dire le « terrible sermon » sur la Prière (2).

 

(1) Spiritualité, p. 37.

(2) Ib., p. 37.

 

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« Terrible », non pas seulement contre les quiétistes, ce qui ne nous gênerait aucunement, mais aussi contre les mystiques, et, qui plus est, tout à fait indigne du grand homme qui l'a prononcé. Mais enfin le texte est là, d'autant plus limpide qu'il est plus exaspéré et, si j'ose dire, plus étourdi, et, d'ailleurs, l'unique sermon où Bourdaloue ait traité ex professo le problème de la prière. Le P. Dæschler en convient, mais, il demande que l'on n'exagère pas la portée du fameux sermon. Après tout, ce n'est là qu'un document négatif, une exécution, dont Bourdaloue tempérerait l'outrance, dont il rétracterait même implicitement la philosophie profonde dans une foule de textes, moins passionnés et plus positifs. Pour l'outrance, rien de plus exact, mais pour la philosophie, je dirais plutôt que Bourdaloue ne l'a jamais rétractée, pour la simple raison qu'en ces délicates matières, il n'a jamais eu de philosophie. Peu curieux de métaphysique, il n'a jamais approfondi la nature de la prière. Il met sa force dialectique au service des quelques idées qu'il a reçues toutes faites de son milieu, et qui, d'ailleurs, sur le plan de la réflexion, ne seraient pas loin de le satisfaire. D'où ses variations, ses contradictions même, selon qu'il répète docilement une leçon déjà traditionnelle dans la Compagnie, ou qu'il est poussé par les élans de sa ferveur personnelle. Qu'il ruine en 1688 toute la mystique, ou qu'il semble ailleurs la relever, il ne fait qu'obéir, ici et là,. soit aux réactions impulsives de ce qu'il appelle lui-même, et non sans fracas, « le bon sens », ou aux attraits profonds et constants de sa propre vie intérieure. Ce disant, je m'éloigne à peine du P. Dæschler. J'exprime plus catégoriquement, sinon plus brutalement; ce qu'il pense tout bas, ce qu'il insinue sans l'affirmer, ou ce qu'il a peur de penser. Par des chemins plus ou moins divergents, nous arrivons, lui et moi, à des conclusions presque semblables : Bourdaloue mystique malgré lui, contre lui; mystique dans sa vraie prière; ascéticiste, plus ou moins décidé et cohérent, dans sa philosophie de la prière.

 

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II. - De ce « terrible sermon », le P. Dæschler relègue pudiquement l'examen critique dans un coin perdu de son livre. Mieux vaut néanmoins que l'on en sente dès maintenant la débilité navrante, et commencer ainsi par le plus ingrat de ma tâche. En vérité, et bien que ce mot me coûte à écrire, ce sermon est un avorton. La division d'abord qui eût amusé l'auteur des Dialogues sur l'Eloquence. D'ordinaire, comme vous savez, cette opération rituelle ne mutile que des idées. Elle fait l'anatomie, réelle ou fictive, d'un seul et même  sujet, au lieu que, dans le sermon si justement appelé « terrible », ce n'est pas le sujet, c'est l'auditoire que Bourdaloue coupe en deux. D'un côté la classe enfantine : tous ceux des auditeurs qui ne savent pas que la prière est un devoir ; de l'autre, l'école des Hautes-Études : ceux chez qui une longue vie de ferveur, ou les exhortations de spirituels insignes, ou des lectures mystiques ont développé le goût de la prière parfaite. La gazette de Loret ne nous ayant donné aucune statistique, mettons quinze cents personnes d'un côté et, de l'autre, soyons généreux, une petite quinzaine. Songez avec cela que, malgré le fossé qui les sépare, ils sont coude à coude, tous emprisonnés dans Saint-Eustache, aussi longtemps que durera le sermon. Vous ne voulez pas, j'imagine, que lorsque, avec le second point, s'ouvrira le cours de langue hébraïque, les marmots du b. a. ba se ruent vers la porte. Ni la décence ne le permettrait, ni le Suisse. Les plus malins suivront d'un air amusé la déconfiture des dévotes, les autres s'endormiront. Qu'est devenue la sagesse de Bourdaloue? Il avoue, d'ailleurs, que cette division paraît assez imprévue, pour ne pas dire bizarre. Aussi n'imagine-t-il rien de mieux que d'en faire porter la faute au Saint-Esprit lui-même.

 

J'ai, dit-il, à vous entretenir de la matière la plus importante, savoir de l'oraison et de la prière. Et, par un dessein particulier de Dieu, je me trouve obligé d'en instruire tout à la fois les chrétiens du siècle, qui marchent (vaille que vaille) dans les routes de la religion; et ceux qui aspirent et qui s'élèvent aux voies les

 

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plus sublimes de la perfection. Il semble que, pour l'utilité publique, j'aurais pu (et dû) me contenter de l'instruction des premiers ; mais Dieu, par son adorable providence, a permis que, dans notre siècle, il ne fût pas moins nécessaire de s'appliquer à l'édification des seconds.

 

L'embarras est manifeste, et si j'ose dire, la poudre aux yeux. La Providence n'a pas attendu 1688 pour permettre aux spirituels de donner aux âmes saintes les directions

particulières dont elles ont besoin. Il ne s'agit pas de ce truisme, il s'agit uniquement de prouver que le devoir s'impose hic et nunc à Bourdaloue « d'instruire tout à la fois » les mondains et les aspirants à la perfection.

 

Et c'est pourquoi,

 

mais non, ses prémisses ne contiennent pas cette conclusion;

 

je me suis senti inspiré de parler ici aux uns et aux autres, aux premiers, pour les convaincre de la nécessité de l'oraison, et aux seconds, pour leur découvrir les abus de l'oraison (1).

 

Paralogisme, ou volte-face, dont Bossuet jouera plus d'une fois dans ses écrits sur le quiétisme et, par exemple, dans la préface de son Instruction sur les Etats d'oraison. Plus clairvoyant que Bourdaloue, il sent la gravité de la manifestation qu'il va faire, et se pose nettement, avec une anxiété apparente, le cas de conscience qu'on s'étonne que Bourdaloue ait oublié de se poser : est-il prudent, est-il honnête

de faire le grand public juge de pareilles questions, et de soulever ainsi les derniers voiles du sanctuaire, au risque d'introduire l'ennemi au coeur de la place? Si dangereuse que semble l'erreur que l'on veut exterminer, les simples fidèles ont-ils à connaître de ces choses; et, d'un autre côté, pour quelques âmes que l'on guérira peut-être de leurs illusions, ne va-t-on pas jeter le trouble chez plusieurs

autres, déjà torturées par leurs propres scrupules? Laissons parler Bossuet.

 

(1) Oeuvres de Bourdaloue (édition de Bar-le-Duc), II, p. 154.

 

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Parmi tant de différentes pensées qui se forment sur ce point dans tous les esprits,

 

« tous » est ici purement lyrique ;

 

comment empêcherai-je la profanation du mystère' de la piété, que le monde ne veut pas goûter ?

 

Voilà qui est net. Nous attendons haletants la réponse. Un tel homme ne soulèverait pas de telles questions s'il n'avait le moyen sûr et facile de les résoudre. Écoutez :

 

Dieu le sait, et

 

C'est un peu court, mais ce « et », nous promet sans doute plus de lumière. Non, il ne fait qu'amorcer une diversion pathétique :

 

Dieu le sait, et il sait encore l'usage que je dois faire des contradictions, ou secrètes ou déclarées

 

qui m'attendent. Ainsi, nous voulions savoir pour quelles raisons décisives Bossuet se résignt au scandale des simples et aux railleries des libertins ; il nous répond qu'il se résigne aux violences de Fénelon. Bourdaloue a du moins recours à une échappatoire moins fiévreuse, et plus auguste, quoique décidément trop commode : « Je me suis senti inspiré »; c'est « par un dessein particulier de Dieu », que j'ai composé mon terrible second point. Une illumination dont il ne doit compte à personne le lance, comme malgré lui, à la poursuite des illuminés. Encore une fois, il est beaucoup mieux sans doute, mais enfin on peut regretter que les mystiques ignorent l'art de la guerre (1).

 

(1) Tout est permis aux poètes et à Bossuet, mais Bourdaloue, déviant, pour une fois, de sa parfaite droiture, nous fait de la peine. Son premier point n'est qu'une fausse fenêtre. Inspiré ou non, il n'en veut ici qu'aux abus de l'oraison prétendue « extraordinaire ». Comme ces abus ne menacent ni de près ni de loin l'immense majorité de l'auditoire, il ajoute, à l'usage de ceux-ci, un premier point de fortune, croyant se tirer par là d'une situation désespérément fausse. Le vrai sermon, c'est le second point, au début duquel il sent de nouveau le besoin de s'excuser. « J'ai cru, pour l'accomplissement de mon ministère, devoir (traiter ce sujet) et je ne m'y suis résolu qu'après qu'une expérience confirmée m'en a fait reconnaître la nécessité. » Ib., p. 16o.

 

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Aussi bien Bourdaloue se gardera-t-il d'empoisonner le débat. Nous n'attendions pas moins de sa probité et de sa noblesse. Dès le début, il dissipe l'équivoque mortelle où Bossuet aura le tort de tant se complaire. Rappelant en deux mots la condamnation de Molinos et du quiétisme obscène, « Je ne prétends pas », dit-il, m'arrêter à certains abus grossiers,

 

tels que sont ceux qui, de nos jours, ont éclaté (mais non pas chez nous) à la honte de la religion... L'Eglise, animée d'un saint zèle, a pris soin elle-même de nous en donner toute l'horreur que nous en devons avoir... En vain voudrais-je y rien ajouter, persuadé d'ailleurs, comme je le suis, que votre piété n'a nul besoin de ce remède. Je parle d'abus moins scandaleux, mais toujours très pernicieux dans leurs conséquences, et d'autant plus à craindre qu'ils sont plus ordinaires et qu'on les craint moins. Je parle de ces abus où nous voyons tomber tant d'âmes chrétiennes, qui, abandonnant la voie de l'humilité et de la simplicité, se laissent entraîner à suivre des voies plus hautes en apparence, mais fausses et trompeuses (1).

 

Le mal est-il aussi « ordinaire », le nombre des égarés aussi considérable que Bourdaloue le prétend? c'est là un problème purement historique, et dont nous n'avons pas à nous occuper ici. J'incline à croire qu'il exagère peu ou prou

l'extension de l'épidémie semi-quiétiste; quoi qu'il en soit le témoignage d'une telle autorité n'en reste pas moins très impressionnant. Nous aurons plus tard à en tenir compte, mais seule présentement nous intéressera la critique même qu'il va faire de ces abus, et la philosophie informulée qui anime cette critique.

Dès le premier point du second point, il trahit, avec la redoutable candeur des enfants terribles, le vrai secret de sa résistance.

 

J'appelle oraison chimérique celle qui choque le bon sens, et contre laquelle la droite raison se révolte d'abord, ayant toujours été convaincu que le bon sens, quelque voie qu'on suive,

 

(1) Oeuvres, II, p. 16o.

 

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doit être de tout, et que, là ois le bon sens manque, il n'y a ni oraison ni don de Dieu... N'est-il pas étonnant que, malgré ce bon sens universel qui a toujours réclamé contre un tel désordre, c'est-à-dire que, malgré l'opposition de tous les esprits judicieux et de tous les hommes sages, on n'ait pas laissé de courir après tous ces fantômes d'oraison, et qu'à la honte du christianisme on ait vu ces fantômes l'emporter souvent sur l'oraison solide et véritable ? (1)

 

A d'autres de s'émouvoir pour si peu. A nous de nous réfugier dans saint Paul : Græci... sapientiam quærunt... Nos autem Christum.. gentibus stultitiam... Déférer au bon sens, comme à une cour suprême de cassation, tout ce qu'affirment les auteurs inspirés, les Conciles, l'histoire des saints et les mystiques approuvés par l'Église, quelle imprudence mortelle, quelle prime au rationalisme! Que le bon sens discerne de lui-même telle illusion, par trop néfaste ou grotesque, c'est bien entendu. Mais, en dehors de certains cas exceptionnels, les convulsions de saint Médard, par exemple, qui lui dira où commence exactement l'absurde, où finit la zone de ces « choses de Dieu que l'homme animal ne peut comprendre »? (2) L'homme spirituel lui-même, et le plus expérimenté, le plus « judicieux » hésite souvent. Il est bien vrai que Bourdaloue ne veut s'en prendre ici qu'aux abus de l'oraison, mais, bon gré mal gré, c'est l'oraison elle-même, et la plus sûre, qu'il livre à la sentence d'un tribunal incompétent. Pour que le bon sens juge de l'abus, il faut en effet qu'il connaisse d'abord de l'oraison en soi, du mystère de la grâce sanctifiante, de l'activité mystérieuse de Dieu dans les âmes. Pour condamner un voleur, le juge se fonde sur le droit de propriété et sur les prescriptions du code; pour distinguer entre les vrais et les faux mystiques,

 

(1) Oeuvres, II, p. 16o. Cf. ce très beau passage exalté par Feugère, dans sa thèse sur Bourdaloue, sa prédication et son temps, Paris, 1875, pp. 302, 3o3 : « La Sagesse même ne saurait mieux dire. Si Fénelon, etc..., etc... »

(2) « La raison humaine, en matière de croyances, est normative, mais non ultime; a le droit d'exiger l'absence de contradiction, mais non l'absence de mystère ; ne veut pas être violentée, mais accepte sur bonnes preuves, d'être dépassée ». L. de Grandmaison, La Religion personnelle, Paris,  1927, p. 53.

 

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sur quoi se fondera le bon sens? La passivité des premiers ne lui paraîtra pas plus raisonnable que celle des seconds. Il les renverra dos à dos (1).

Ayant donc établi qu'en ces délicates matières, le dernier mot doit toujours rester à « la droite raison », il tire avec une vigueur et une verve exceptionnelles les conséquences de cet axiome prétendu.

 

J'appelle oraison chimérique celle dont l'Evangile ne nous parle point et que Jésus-Christ ni saint Paul ne nous ont jamais enseignée.

 

Si quelque protestant s'est glissé parmi l'auditoire, j'imagine qu'à ce seul mot il aura dressé l'oreille ;

 

n'étant ni vraisemblable ni possible que, dans le dessein qu'ils ont eu de nous apprendre toute perfection, ils nous eussent laissé dans une ignorance profonde de ce qui devait être, en matière d'oraison, le plus haut degré de la perfection. Or, c'est justement ce qui serait arrivé : car, en quel endroit, ou de l'Evangile ou des autres Livres sacrés, paraît-il le moindre vertige de cent choses que le raffinement des derniers siècles a inventées (2)?

 

Ici, notre protestant se frotte les mains. Voilà, pense-t-il, qui met en poudre la théologie scolastique d'abord, le concile de Trente ensuite, n'étant ni vraisemblable ni possible que, dans le dessein que Jésus-Christ et saint Paul ont eu de nous apprendre tout ce qu'il faut croire pour être sauvé, ils nous aient laissé dans une ignorance profonde sur la Transsubstantiation, par exemple, sur le nombre des sacrements, sur le culte des saints ou des images, et autres nouveautés ou raffinements, inventés par les derniers siècles. A côté de ce protestant, plaçons quelque ennemi des jésuites, et de la méthode ignatienne. Lui aussi, ne boira-t-il pas du lait, vous priant de lui montrer dans l'Évangile ou dans les Épîtres, les clairs passages où sont enseignés l'application

 

(1) « Va, va Pascal, disait voltaire, tu as un chapitre sur les prophètes on il n'y a pas ombre de bon sens. Attends... »

(2) Oeuvres, II., p. 161,

 

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des puissances, l'examen particulier, les règles du discernement des esprits. Bien entendu, je les anathématise l'un et l'autre, le protestant et l'anti-jésuite, mais je ne puis rien changer aux règles du syllogisme. La majeure est là implacable. S'il nous faut tenir pour chimérique tout ce dont « l'Évangile ne parle point », c'en est fait du catholicisme lui-même, et des plus grands maîtres de l'oraison, Tauler, par exemple, ou Jean de la Croix. De deux choses l'une : ou ce premier argument ne prouve rien, ou il prouve trop, puisqu'il déconsidère également et les faux et les vrais mystiques. J'en dis autant du second.

 

 

J'appelle oraison chimérique celle qui, de la manière qu'on la propose, est absolument inintelligible... Vous me direz qu'entre Dieu et l'âme, il peut (?) se passer dans l'oraison des mystères ineffables et inexplicables. Et moi, je réponds... que si ces mystères sont inexplicables, on ne doit donc pas entreprendre de les expliquer.

 

Et moi, je réponds que tout mystère étant, par définition, « inintelligible », la théologie qui, soit pour les pénétrer, soit pour les défendre, entreprend de les expliquer, est également chimérique. Après tout, la description d'une prière où nos

facultés raisonnantes sont, pour un instant, suspendues, paraît moins déconcertante que le dogme d'un seul Dieu en trois personnes, ou que celui de la présence réelle (1). Il continue intrépidement :

 

Quelque ineffables et inexplicables que soient ces mystères d'oraison, un homme particulier et sans aveu,

 

on croit qu'il fait ici allusion à Malaval, mais, je voudrais être sûr qu'il ne songe pas aussi à Bernières;

 

s'estime assez habile pour en parler, pour les développer aux autres, pour les réduire en art et en méthode,... pour en composer

 

(1) « Que doit-on donc penser de ceux... qui, loin d'admirer et de respecter les opérations de l'Esprit de Dieu dans les âmes, en nient ou y condamnent tout ce qui leur paraît surprenant, comme si Dieu avait cessé d'être admirable dans ses saints ou qu'il ne pût y rien opérer de ce qu'ils ne peuvent comprendre..., (traitant) de pures imaginations tout ce qu'on ne peut bien leur exprimer». Caussade, Instructions spirituelles..., Perpignan, 1761, p. sqq.

 

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des traités, et pour en discourir éternellement avec des âmes peut-être aussi vaines que lui, et souvent séduites par lui (1).

 

Légèreté sur légèreté : le mot est encore plus juste que dur. Ni Bernières, bien qu'il ait été mis à l'Index en même temps que le P. Surin, ni Malaval, dont les formules, sinon la véritable doctrine, n'échappent certainement pas à la censure, ne sont des hommes « sans aveu »; l'un et l'autre, suivis comme des maîtres par quantité d'insignes personnages : Bernières par M. de Renty, cher au jésuite Saint-Jure, et par tous les grands spirituels du XVIIe siècle, et plus tard par le jésuite Judde, si estimé de Bourdaloue; Malaval, porté aux nues par l'incomparable cardinal Bons, et plus haut encore, par le jésuite Guilloré, farouche pourfendeur des illusions mystiques. Auprès d'eux, que pèse l'autorité de Bourdaloue? Au surplus, et à ne les prendre que dans l'ordre spéculatif, ni Bernières ni Malaval ne font figure de nigauds ou de charlatans. Ce dernier est un psychologue d'une lucidité et d'une pénétration étonnantes. J'ai passé récemment sa Pratique facile à un philosophe de métier. Il en est resté émerveillé. Bourdaloue aura-t-il seulement pris le temps de

le lire? Avec cela, s'il est chimérique de « composer des traités » sur les secrets « inexplicables » de la vie intérieure, que l'entreprise vienne d'un saint Thomas, d'une sainte Thérèse, d'un Tauler, ou bien d'un « homme sans aveu », elle paraîtra également absurde. C'est donc là encore un de ces arguments à deux tranchants, qui exterminent d'un même  coup et les spirituels plus ou moins douteux qu'ils visent, et ceux que Bourdaloue fait explicitement profession de vénérer. Mais notre stupeur n'est pas rassasiée encore. Apprenez donc

 

(qu') il n'appartient qu'à saint Paul de pouvoir dire : audivi arcana verba. Dans ce commerce intime avec mon Dieu, j'ai entendu ce que je ne puis exprimer (2).

 

(1) Oeuvres, II, p. 261.

(2) Ib., p. 162.

 

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Ah! vraiment! C'est donc que Bourdaloue aura eu pour toute bibliothèque les épîtres de saint Paul. Il n'aura pas même la vie de son Père saint Ignace, à qui furent révélés, dans une vision fameuse, les plus « ineffables » mystères, et si clairement, si complètement, que le saint avoue lui-même qu'après de telles lumières, ni les Pères ni les théologiens n'avaient plus rien à lui apprendre. Pas même lu les Exercices, qui nous font espérer, dans le « premier temps » de l’ « élection », par exemple, des inspirations particulières de Dieu! Audivi arcana verba, ces mots, ou d'autres qui disent exactement la même chose, reviennent à toutes les pages de nos saints et de nos mystiques. Pas même sainte Thérèse, qu'il cite pourtant. Mais quoi, ses propres sermons, ne les aurait-il pas lus davantage?

 

Quel est donc, se demandait-il un jour, ce précieux centuple que le Fils de Dieu nous propose?

 

Et il répond par une description en règle : c'est..., c'est..., c'est..., c'est...; puis, se rappelant soudain que les dons de Dieu sont ineffables, ce centuple, dit-il, est encore quelque chose au delà de tout ce que je dis :

 

c'est ce que je ne puis exprimer (1)

 

Après quoi, il recommence à le décrire, et le mieux du monde. Étrange façon d'observer la consigne qu'il nous donne dans le « terrible sermon » :

 

Il faut... se tenir dans le silence, et imiter au moins saint Paul, qui... avouait humblement l'impuissance où il était de rapporter ce qu'il... avait entendu !

 

Nul doute, d'ailleurs, qu'il n'y ait plus de visionnaires que de voyants, et que nombre d'âmes pieuses n'inclinent trop aisément à se voir favorisées des mêmes grâces que saint Paul. D'où ces illusions, contraires, comme Bourdaloue le

 

(1) Cf. Spiritualité, pp. 28-29. Nombre de textes semblables. Cf. Ib., pp. 34. 35.

 

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dit fort bien, « à l'humilité et à la simplicité chrétienne » ; d'où mille abus déplorables contre lesquels les contemplatifs authentiques ne cessent de nous mettre en garde, et que Bourdaloue aurait certes raison de dénoncer à son tour, sinon dans la chaire de Saint-Eustache, au moins devant une académie de dévotes. Le malheur est que, faute de s'être assimilé l'enseignement commun des vrais maîtres, il tient également pour « extraordinaire » et l'oraison où abondent ces grâces exceptionnelles, et celle que la grâce rend facile à toutes les bonnes volontés, et qui n'est pas autre chose que la prière elle-même. «Je sais, dit-il, qu'outre la manière commune de prier, il y en a une autre différente, - extraordinaire -,

 

 

où Dieu, par des impressions fortes, prévenant l'âme et s'en rendant le maître, l'élève au-dessus d'elle-même, tient ses puissances liées et suspendues, la fixe à un seul objet, fait qu'elle agit moins qu'elle ne souffre, lui ôte cette application libre qui ne laisse pas, quoique bonne, d'être un effort pour elle et un travail ; l'établit dans un saint repos, lui parle et se découvre à elle, tandis qu'elle est devant lui, dans un profond et respectueux silence. Je sais, dis-je, que c'est tout cela qu'on a coutume de comprendre sous le nom d'oraison extraordinaire, et à Dieu ne plaise qu'il m'arrive jamais de le critiquer (1) ;

 

Eh bien non! il ne sait pas. Ses formules, si nettes, et si fermes en apparence, cachent en réalité une confusion inextricable. Préoccupé d'élargir le fossé, d'après lui infranchissable, qui sépare la prière des commençants de celle des parfaits, il n'arrive à définir exactement ni l'une ni l'autre, exagérant d'un côté l'activité de la première et, de l'autre, comme fera bientôt Bossuet, la passivité de la seconde. D'un côté il n'a pas compris que, dans quelque état de prière que ce soit, Dieu n'ôte jamais complètement « cette application libre », cet acquiescement, cette adhésion volontaire, qui est un des éléments essentiels de toute oraison véritable,

 

(1) Oeuvres, II, p. 16o.

 

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l'extase n'étant pas prière, au sens propre de ce mot (1) ; et, de l'autre côté, il ne prend pas garde, il semble ignorer que la plupart des traits qui, pour lui, définissent l'oraison extraordinaire, se retrouvent foncièrement identiques dans l’ « oraison commune » ; il semble ignorer que Dieu collabore à la plus chétive prière comme à la plus sublime, qu'il y « élève l'âme au-dessus d'elle-même »; qu'il voudrait « la fixer à un seul objet », et qu'enfin, il « fait » toujours « qu'elle agit moins qu'elle ne souffre » ; bref qu'une certaine passivité entre dans la définition de la prière chrétienne : passivité ineffable certes, inintelligible même, mais non pas « extraordinaire », mais non pas, comme Bourdaloue l'imagine, « tout extatique » (1).

C'est qu'aussi bien, fidèle à la tradition de l'ascéticisme, il ne voit dans « l'oraison commune » qu'un exercice d'ascèse, cette oraison prétendue « pratique », et seule « pratique », dont nous avons déjà tant parlé. Il la décrit, du reste, à merveille :

 

L'oraison commune, par l'exercice et par les actes des plus méritoires vertus, auxquelles elle tient l'âme appliquée, est une source féconde et abondante de toutes les grâces qui font devant Dieu la sanctification de l'homme.

 

Vous lisez bien « de toutes les grâces ». Donc « pratique » et seule pratique ! « Extraordinaire », en revanche, et « stérile », il ne recule pas devant ce mot, toute oraison qui, au lieu de s'appliquer immédiatement à l'acquisition des vertus, ne s'applique immédiatement qu'à Dieu. Et encore :

 

Cette oraison, où l'âme, par un usage libre de ses puissances,

 

autrement dit par un effort ascétique,

 

et fidèle à la grâce de son Dieu, travaille à se purifier et à se perfectionner, qui est l'oraison commune (2),

(1) « Tout extatique » pour lui, une oraison où l'âme « reçoit les opérations divines, plutôt qu'elle n'opère elle-même », Spiritualité, p. 47.

(2) Oeuvres, II, p. 162.

 

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Oraison commune, mais de beaucoup préférable à n'importe quelle autre, puisque seule, elle « produit la sainteté », que seule « elle opère le mérite », que seule « elle enrichit l'âme des vertus ».

 

Toute commune et toute simple qu'elle est, c'est l'oraison la plus parfaite, et la plus capable de rendre les hommes parfaits. Qu'il y en ait d'autres plus mystérieuses,

 

le simple regard, par exemple,

 

et, si vous voulez, d'une plus haute élévation, c'est ce que je vous laisse à décider ; mais anathème à quiconque en reconnaîtra une plus sainte et plus sanctifiante!

 

Je doute qu'on puisse exposer, avec plus de netteté et de candeur tout ensemble, le paradoxe fondamental de l'ascétisme, la « préférence infinie », donnée à l'ascèse sur la prière, au moralisme sur le théocentrisme d'Alvarez, de François de Sales, de Bérulle, de Lallemant.

« Une pareille théorie, prise à la lettre, avoue le P. Dæschier, ne semblerait pas s'accorder avec l'enseignement des docteurs mystiques les plus révérés de Bourdaloue, sainte Thérèse, saint François de Sales. - La question n'est malheureusement pas de savoir s'il les révère, et qui ne le fait? mais s'il les comprend. - mais il faut noter qu'elle ne s'harmonise guère non plus avec tant de passages, où il vante lui-même les effets merveilleux de ces grâces spéciales, de ces paroles intérieures, de ces communications divines, qui semblent bien parfois s'identifier avec les faveurs mystiques les plus caractérisées. » Eh! sans doute, et c'est même là ce qu'on appelle une contradiction dans les termes. De ces mêmes grâces que le terrible sermon déclare - et avec quel fracas ! - « infructueuses », « stériles », incapables de nous « faire saints », d'autres sermons de Bourdaloue exaltent « les effets merveilleux ». « Il faut aussi remarquer, conclut le P. Dæschler, qu'il vise spécialement l'oraison extatique,

 

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les dons les plus sublimes » (1). Eh ! précisément, cette distinction libératrice, Bourdaloue ne la conçoit même pas. Dans sa philosophie de la prière, il n'admet que ces deux cas extrêmes : d'un côté, l'oraison « pratique », la méditation pure et simple; de l'autre,  l’ « oraison extatique », les visions, les contemplations sublimes. Ascèse ou extase, il ne voit pas de milieu, et il prouve, par une avalanche de truismes, qu'entre les deux le choix du chrétien ne saurait hésiter. Facile victoire, mais sur des adversaires fantômes. Entre l'ascèse et l'extase, il y a un tertium quid, et qui est le seul enjeu du débat, et dont Bourdaloue ne semble même pas soupçonner l'existence, à savoir la prière même, l'application immédiate de l'âme à Dieu, telle que nos maîtres la définissent, et François de Sales mieux que personne. Aussi et quoi qu'il en soit des heureuses contradictions que signale le P. Dæschler, Bourdaloue est-il parfaitement logique avec lui-même, lorsque, refusant toute valeur sanctifiante à toute activité de prière qui n'est pas travail ascétique proprement dit, il ruine, avec une conviction éperdue, la primauté de la prière.

 

(1) Cf. Dæschler, pp. 6o-61. Ces dons sublimes, il est vrai que Bourdaloue, comme le dit encore le P. Dæschler, les vise « en tant qu'ils sont l'objet des désirs inconsidérés des âmes légères et ambitieuses ». Mais enfin, c'est en eux-mêmes qu'il les vise d'abord, et pour les humilier devant l'oraison pratique. Il le dit expressément : « l'espèce d'oraison sublime e dont il parle, dans cette partie du sermon, il la « présuppose... exempte d'illusion et de tromperie, et qui soit en effet de Dieu » (p. 162). Et c'est comme telle qu'il la compare à la prière « pratique ».

(2) Cette confusion perpétuelle entre extase et prière, mais aussi la parfaite cohérence du raisonnement qu'il fonde sur cette confusion, éclatent, pour ainsi dire, dans la page que voici : « N’ est-ce pas entrer, contre l'ordre de Dieu, dans l'oraison extraordinaire, de prétendre s'y adonner (comment s'y prendre pour cela ?), quand on a d'ailleurs un pressant besoin de demeurer dans la pratique de l'oraison commune. - (S'il veut dire simplement que l'effort ascétique est nécessaire, qui le nie ? La question est de savoir st la prière n'est pas autre chose que cet effort ascétique.) - Quand on est dominé par des passions dont la victoire doit être le fruit et ne peut être le fruit que de l'oraison commune. - (Principe insoutenable si, comme il paraît assez d'ailleurs, « oraison commune » et méditation proprement dite sont pour lui des mots synonymes. Non seulement la contemplation de « simple regard », mais encore la plus humble des vraies prières, atténuent la violence de nos passions.) - Quand on a des devoirs à accomplir, auxquels on ne satisfait point, et dont on ne s'instruit jamais que par les réflexions et les lumières de l'oraison commune. » - (Ceci prouverait tout au plus que nous devons tous méditer sur nos devoirs, apprendre à nous connaître nous-mêmes. Qui nie ce truisme? La question est de savoir si c'est pendant la prière elle-même que nous devons acquérir ces connaissances; si apprendre les règles de la morale, c'est prier). - Malgré tous ces besoins, abandonner l'oraison commune. - (Il n'est pas question de l'abandonner. Nul mystique sérieux ne nous dispense de l'examen de conscience. Il y a place pour tous ces exercices ascétiques, pendant les heures de la journée qui ne sont pas consacrées à la prière), - pour se jeter (?) dans d'autres voies, qui ne conduisent à rien de tout cela. - (Nous avons déjà dit qu'à la prendre dans son ensemble, cette proposition est insoutenable)..., et au lieu de vaquer à l'étude de soi-même, à la réformation de soi-même... et à l'anéantissement de soi-même - (expression deux fois malheureuse, car s'il est une sûre discipline d'anéantissement. c'est bien la prière), - se proposer un genre d'oraison - (attention!) - dont le fond est pour ainsi dire une abstraction totale de soi-même - (par des actes réitérés d'amour pur) - et un oubli de toutes les choses dont on devrait être occupé - (à l'exception de la seule qui importe plus que tout, et qui est Dieu même), - n'est-ce pas renverser l'ordre de Dieu ? (« tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ton âme », de toutes tes puissances, etc... Tel était pensions nous « l'ordre de Dieu ». - Et à ce précepte, on n'obéit jamais plus directement que dans la prière). Oeuvres, II (pp. 162, 163). Pour bien sentir la faiblesse de tout ce raisonnement et, si j'ose dire, sa « poudre aux yeux », représentez-vous Bourdaloue le proposant à des novices bénédictins. Vous êtes encore, mes chers frères, « remplis de défauts », vous n'avez pas encore triomphé de toutes vos passions. Vous avez encore beaucoup de progrès à faire dans la connaissance de vous-mêmes. Malgré tous ces besoins, une règle vénérable sans doute, mais uniquement destinée à quelques extatiques, vous propose cette oraison liturgique « dont le tond est, pour ainsi dire, une abstraction totale de soi-même », de ses besoins propres, « un oubli de toutes les choses dont on devrait être occupé », un exercice d'adoration, de louange pure. N'est-ce pas là renverser l'ordre de Dieu? Eh! en examinant votre conscience, en méditant sur les solides vertus, ne le loueriez-vous pas mille fois mieux... La belle préface pour la thèse de M. Vincent ! Il dit ailleurs : « Sans une sérieuse méditation..., comment, assailli de tant de passions également impétueuses et artificieuses, les réprimerez-vous, et. apercevrez-vous leurs déguisements et leurs surprises, si, par d'utiles retours sur vous-mêmes, vous ne vous étudiez à démêler tous vos sentiments ». t. IV, p. 388. Toujours la même réponse : il faut examiner sa conscience, et il faut prier : comment conclure de là qu'introspection et prière, c'est la même chose ? Assurément il révère saint François de Sales, mais il n'a dû le lire que dans une édition « ascéticisée ».

 

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III. - Béni soit néanmoins ce sermon manqué ! S'il n'ajoute rien à la gloire de ce grand homme, du moins nous aide-t-il à saisir son vrai visage, un de ses visages plutôt et des moins connus. Autant de sensibilité que de raison, disions-nous ; non moins impulsif que sage, et peut-être plus. A lui seul, le « terrible sermon » justifierait ce paradoxe. Qu'on veuille bien le relire. On y retrouvera sa dialectique habituelle, mais si vibrante, si bruyante, si fougueuse qu'elle n'arrive pas à nous dérober l'accès d'humeur ou de

 

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passion qui en a déchaîné et qui en précipite les débiles, syllogismes.

 

La méditation est l'oraison la plus parfaite... Anathème à qui en reconnaîtra une plus sainte... !

 

Il est bon que Bourdaloue se permette, pour une fois, de si gros mots, puisque rien de vil ne déshonore cette colère. Elle a dû s'allumer au confessionnal. Il se sera heurté à quatre ou cinq dévotes, sottes de nature ou déjà fêlées, et qu'aura fini de détraquer le commerce de Mme Guyon ou de la Soeur Rose. Il aura subi d'abord, aussi patiemment que sa vivacité le lui aura permis, l'infatuation et le baragouin de leur bavardage, puis il aura éclaté. Même réaction, quand il aura essayé de lire les livres ou les écrits volants, invoqués, la bouche en coeur, par ces caqueteuses. Dans cette littérature abondante et pour lui toute nouvelle, le niais se mêle parfois au sublime. Il n'aura vu que le niais, trois fois prévenu, et par son bon sens, et par la tradition de ses frères, et par le souvenir encore irrité de ses vaines discussions au confessionnal. La propagande mystique ou soi-disant telle, faisait alors assez de bruit dans le monde spécial et, du reste, fort restreint, où abondent les fausses dévotes, et où les vraies elles-mêmes se donnent quelquefois des airs... Les jésuites de la Maison Professe, Bourdaloue présent, se seront maintes fois communiqué leurs impressions là-dessus. Et non pas sans vivacité, car il devait y avoir là quelques disciples du P. Lallemant, le P. Crasset, par exemple, et peut-être même un ou deux des jésuites que Mme Guyon eut pour directeurs. Mais enfin les ascéticistes étaient la majorité, et l'impétueux Bourdaloue leur aura plus d'une fois donné son suffrage. Ne l'auraient-ils pas invité à tirer une bonne fois la question au clair, du haut de la chaire, à frapper et à frapper comme un sourd ? Il n'aura pas fallu, je crois, beaucoup le presser, et le sermon aura été écrit avec la plume de ce scribe vertigineux, dont il est parlé dans l'Écriture. Ainsi Bossuet, plus tard, quand Mme de Maintenon

 

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le chargera d'exécuter Fénelon; avec cette différence toutefois que Bourdaloue n'avait ni n'aurait jamais écrit le manifeste sublime de M. de Meaux en faveur de l'oraison « stérile », le « Discours sur l'abandon ».

 

C'est encore et sous un aspect plus émouvant, ce Bourdaloue intime, que va nous révéler une critique plus approfondie de sa doctrine positive. « Bourdaloue, écrit excellemment le P. Dæschler, plus que d'autres orateurs illustres de son époque, pourrait être appelé le prédicateur de la grâce. C'est sur un tel sujet qu'il a ses tons les plus chauds, ses effusions les plus touchantes, ses accents les plus personnels. Penché sur l'âme humaine en observateur passionné, son regard pénétrant n'y verrait que misère et corruption ; il retirerait de ce spectacle un pessimisme plus absolu que celui du moraliste mondain, qui, à la même époque, publiait ses Maximes, pessimisme renforcé de toute la droiture un peu rigide de son caractère, de tout son zèle de prêtre et religieux, de tout son feu oratoire. Mais la lumière de la foi lui fait discerner, dans les âmes les plus corrompues, la présence, le travail délicat, patient, obstiné de la grâce divine ; il l'a surprise à l'oeuvre, cent et mille fois, dans son ministère si chargé de confesseur, et cette vue l'a pénétré d'une admiration émue et reconnaissante. S'il y a dans son éloquence quelque lyrisme, c'est bien lorsqu'il parle de la grâce de Dieu et de ses effets dans l'âme pénitente du fidèle (1). » Et encore : « Admirateur », « amateur », pourrait-on dire, de psychologie surnaturelle, il aime à suivre l'action intime de la grâce jusqu'aux régions du mystère, et même de l'extraordinaire (2). »

Que cela est neuf, bien vu, bien dit, et de nature à rajeunir la gloire, bon gré, mal gré, un peu somnolente de Bourdaloue. Lui, que les classiques eux-mêmes trouvaient trop raisonneur, le voici rejoignant Pascal et Bossuet dans l'immense

 

(1) Spiritualité, pp. 7, 8.

(2) Ib., p. 37.

 

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armée du pré-romantisme (1). Rien ne pouvait me faire plus de plaisir; mais, demanderai-je au P. Dæschler, cette curiosité même, si bienfaisante, si pathétique, croyez-vous, qu'elle rapproche Bourdaloue des mystiques autant que nous le voudrions, vous et moi; ne croyez-vous pas plutôt que, sur le plan doctrinal, elle aggrave leur mésentente? Observateur enthousiaste plus que métaphysicien, c'est presque uniquement, et de votre propre aveu la grâce actuelle qui le passionne, tandis que tous nos maîtres, bien qu'ils ne mettent pas en question la nécessité de cette grâce, fondent néanmoins sur le dogme de la grâce habituelle leur philosophie de la prière. Non pas, certes, que ce dogme soit inconnu à Bourdaloue ; il y revient souvent, au contraire, mais toujours pour l'ascéticiser, je veux dire pour le tourner à la pratique immédiate des vertus morales. Préoccupation toute naturelle chez un moraliste, mais assez troublante, du point de vue philosophique où nous sommes présentement, puisqu'elle le conduit à méconnaître l'essence même de la prière. Le P. Dæschler a bien senti qu'il y avait là un point douloureux. « Du Christ, principe de grâce, écrit-il (Bourdaloue) parle explicitement en plus d'un endroit; sans doute, il considère plus volontiers la grâce agissante actuelle que la grâce habituelle, mais il la montre comme l'oeuvre du Verbe incarné, opérant en nous par son Esprit qui habite nos âmes (2). » Et comment, théologien catholique, pourrait-il faire autrement ? On ne reproche pas aux ascéticistes d'ignorer ces vérités élémentaires. Il va de soi, en effet, que si, d'une part, les grâces actuelles nous viennent de Dieu, et que si, d'autre part, Dieu vit en nous par la grâce habituelle, chaque grâce actuelle que recevra le baptisé « en

 

(1) Cf. l'article de Dussault (Débats, 1911) sur une anthologie de Bourdaloue: « Les formes du raisonnement sont toujours chez (Démosthène) des élans de l'âme... (Bourdaloue) est presque toujours de sang-froid; il argumente dans la tribune comme on disserte sur les bancs de l'école, et, satisfait de pousser à bout la raison de l'auditeur, il semble craindre d'ébranler son imagination et de toucher son coeur ». Annales littéraires, Paris, 1818, III, p. 558.

(2) Spiritualité, pp. 157, 158.

 

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état de grâce », rayonnera, pour ainsi dire, de la grâce habituelle. Aucune divergence n'est possible, sur ce point, entre Bourdaloue et les mystiques. Mais, au lieu que, pour ceux-ci, la meilleure activité de l'âme, la seule qui soit proprement et uniquement prière, est d'adhérer à la vie profonde et incessante de Dieu en nous, d'y adhérer, dis-je, même lorsque cette vie cesse de se manifester par des effets sensibles, par ces dons successifs et passagers que nous appelons grâces actuelles, les ascéticistes, et Bourdaloue avec eux, semblent ne s'intéresser à ce don premier et subsistant, que dans la mesure où il déborde pour s'épancher en grâces actuelles. Les fleurs éclatantes, mais éphémères, les occupent plus que la sève invisible ; les flammes intermittentes, plus que le foyer. En un mot, toujours tendus vers la « pratique », ils considèrent toujours la grâce habituelle, en fonction, si l'on peut dire, de l'actuelle et des actes particuliers de vertu, où ces impulsions divines nous provoquent et qu'elles nous donnent le moyen de produire. L'habituelle n'est pas « moins agissante » que l'actuelle; mais elle n'agit pas de la même manière, et surtout, elle n'appelle pas de notre part les mêmes actes ; elle nous invite d'abord à la prière, c'est-à-dire à l'adhérence, à l'union. Activités mystiques, dont Bourdaloue n'a qu'une notion extrêmement confuse, et dont il ignore l'immense bienfait. S'il frôle parfois d'un regard la zone mystérieuse de l'union, c'est pour se retourner aussitôt vers les activités de surface. Comme le Saint-Esprit, écrit-il, par exemple,

 

est lui-même la charité subsistante, par qui le Père et le Fils s'aiment d'un amour mutuel et éternel ; aussi, disent les Pères, est-il, dans le fond de nos âmes, la charité radicale par où nous aimons Dieu.

 

Le voilà, pensez-vous, et pense le P. Dæschler, orienté vers la mystique. Eh bien! non ! Tournez la page et vous le verrez battre en retraite :

 

L'esprit de Dieu est placé dans le centre de nous-mêmes, afin

 

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d'y être mieux entendu, et de là, dit saint Augustin, il pousse incessamment une voix qui contredit nos passions, qui censure nos plaisirs  (1).

 

L'étrange idée qu'il se fait de la fine pointe, et combien différente de celle que les mystiques nous proposent ! Pour eux, l'union qui s'y forme entre Dieu et nous est secrète et silencieuse ; elle se poursuit, même lorsque Dieu ne parle pas. Encore un coup, il ne parle que parce qu'il est là, mais qu'il parle ou non, il est là. Ils ne conçoivent pas le « centre de nous-mêmes » comme un lieu où Dieu se place « afin d'y être mieux entendu », mais bien plutôt comme un refuge assuré que nous ouvrent la foi sèche et l'amour nu, pendant les heures où Dieu cesse de se faire entendre, et où nulle impulsion ne part de ce centre pour mettre en branle, occuper, réjouir nos facultés de surface. Insensible, mais solide coeur à coeur, et non pas union de bouche à oreille. La grâce habituelle n'est pas une « voix ».

 

Ces grâces intérieures, c'est tout ce que le Saint-Esprit opère en moi..., tant de lumières dont il m'éclaire, tant de vues qu'il me donne..., tant de mouvements où il me presse de tenir une autre conduite (2).

 

Ces mouvements que Bourdaloue décrit avec tant de complaisance, dit encore le P. Dæschler, « ces paroles intérieures, par lesquelles le Saint-Esprit nous conduit, c'est tout un langage que l'âme vraiment chrétienne doit être à même d'entendre et de comprendre » (3). Sans doute, mais aussi un langage qui n'est pas l'effet naturel et nécessaire de la grâce sanctifiante, comme Bourdaloue semble le croire.

 

Si vous vous rendez attentif, il ne manquera pas de parler secrètement à votre coeur, pour vous dire bien des choses auxquelles vous ne pensiez pas. Lui-même, s'expliquant immédiatement à vous et remuant tous les ressorts de- votre conscience, il

 

(1) Spiritualité, pp. 100, 102.

(2 Ib., p. 104

(3) Ib.,  p. 97.

 

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vous déclarera ses volontés, mais d'une manière dont il sera impossible que vous ne soyez touché, aussi bien que convaincu (1).

 

Si Dieu garde le silence, pressez-le de se « déclarer » :

 

Comme Dieu ne s'explique immédiatement à nous que par des inspirations intérieures, vous devez d'abord écouter dans le fond de votre coeur... Mais, afin de l'engager davantage à vous communiquer ses lumières et à se déclarer, vous n'avez pas de moyen plus efficace et plus assuré que la prière. Allez donc... lui dire : « Parlez, Seigneur, et découvrez-moi vous-même quel dessein vous avez formé sur ma personne (2). »

 

Ces beaux textes, et tant d'autres qu'a réunis le P. Dæschler, nous enchantent deux fois sous la plume de Bourdaloue, ce grand ennemi de l'illuminisme ; mais, en même temps, ils nous inquiètent, parce que, négligeant l'essentiel de la vie intérieure, à savoir l'adhésion purement volontaire à la présence de Dieu en nous, ils nous promettent des grâces que Dieu ne s'est pas engagé à nous donner, et qu'il refuse

souvent aux âmes saintes. Ces grâces actuelles préparent, contiennent, renouvellent notre sanctification, elles ne la constituent pas.

 

Votre Esprit souffle où il veut, quand il veut, de la manière qu'il veut. Nous ne savons où il va, ni comment il va. Mais enfin, il y va quand on a pris soin de l'y appeler.

 

Non, répondent les mystiques, il n'y va pas infailliblement, mais, ce qui vaut beaucoup mieux, et ce qui doit nous suffire, il y est infailliblement.

« En nous recommandant, avec tant d'insistance, continue le P. Dæschler, le recueillement, la paix, Bourdaloue avait en vue très spécialement les « divines opérations » à recevoir, les « paroles intérieures » à écouter dans un calme

attentif. Dans notre prière, par exemple, il ne suffit pas de parler à Dieu, mais il est aussi important d'écouter sa

 

(1) Spiritualité, p. 102.

(2) Ib., pp. 109, 110.

 

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« réponse ». - Oui certes, mais il est bien plus important de vouloir ce qu'il veut, et, par suite, d'accepter généreusement qu'il se taise, s'il a décidé de ne pas répondre.

 

Dieu ne manque guère de répondre et de faire entendre secrètement sa voix. On l'écoute, on se sent tout animé, tout excité, tout pénétré...

 

Pour lui donc, conclut le P. Dæschler, avec une sérénité qui m'étonne, « l'effet normal de tout recueillement profond dans l'oraison, les visites au Saint Sacrement, la sainte communion, (est) de nous mettre en communication intime... (sentie) avec Dieu » (1). Normal, si l'on veut, mais non pas du tout nécessaire. Les grands éprouvés, qui se heurtent

 

(1) Spiritualité, pp. 102, 103. Qu'on me permette de relever une confusion, dans cette dernière phrase du P. Dæschler : «  Effet normal de tout recueillement profond... » Suivant le sens qu'il donne à ce mot de recueillement, je vois là ou bien un truisme, ou bien une erreur. Il y a un recueillement paisible et délicieux qui apaise les activités de surface et leur permet de se joindre à la prière profonde. Ce recueillement ne dépend pas de nous : grâce actuelle que Dieu donne ou retire à son gré. Mais il y a aussi le recueillement douloureux, héroïque même, de la pure volonté et de la foi nue : celui-ci, qui nous est toujours possible, n'écarte pas de lui-même l'éparpillement des facultés de surface, divagations de l'esprit, paralysie des mouvements affectifs. L'un et l'autre nous mettent « en communication avec Dieu », mais le second seul fait que cette communication est sentie. Par où il apparaît, une fois de plus, que Bourdaloue ne conçoit l'union que sensible. On peut ainsi prendre, les uns après les autres, les textes rassemblés par le P. Dæschler. Ils nous mènent tous à la même conclusion : Qu'on veuille bien relire un de ces textes à la lumière de François de Sales et de nos mystiques. Il s'agit du « discernement des esprits ». Rien de plus important, pense Bourdaloue, que « de bien connaître les divines opérations de la grâce pour ajuster notre conduite » ; « les observer avec soin... est le point capital et la grande maxime de la sagesse chrétienne... » (Dæschler, pp. 96, 97)-Autant dire que l'introspection est le premier de nos devoirs. François de Sales déclare positivement le contraire. Il ne veut pas qu'on perde son temps et qu'on se trouble à rechercher si les consolations qui nous viennent sont vraiment de Dieu. Pour la simple raison que la vraie prière n'est pas suspendue aux « opérations » des grâces sensibles. Bourdaloue dit encore : « Dès qu'une fois elles nous sont connues, ces divines volontés, et que nous sentons le mouvement de la grâce qui nous presse de les exécuter... malheur à quiconque délibère... » (Ib., pp. 1o4.) Bien entendu ! Mais le grave est ici que Bourdaloue semble croire que, pour acquiescer aux volontés divines, il faut qu'une inspiration spéciale nous les fasse d'abord connaître, et comme divines. Le P. Piny montre excellemment que cette connaissance, qui ne nous est pas toujours donnée, que nous n'avons pas le droit d'exiger, n'est pas nécessaire. L'essentiel de ce que Dieu veut de nous, ce n'est pas une grâce d'inspiration particulière qui nous l'apprend d'ordinaire. C'est la révélation, ce sont, pour les simples chrétiens, les commandements de l'Eglise et la direction du confesseur; pour les religieux, leur règle.

 

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pendant des heures, des semaines, parfois des années entières, au silence de Dieu, ne sont pas des anormaux, non plus que des tièdes. Bon gré, mal gré, on nous impose ici une définition de la prière où ceux qui prient le plus parfaitement ne pourront se reconnaître.

 

IV. - Ainsi, et par un renversement assez piquant, l'auteur du sermon contre les abus de l’ « oraison extraordinaire », fait entrer dans la définition de l'oraison un élément qui n'appartient pas à l'essence de l'oraison, et qui donc est proprement « extraordinaire », à savoir, ces « opérations divines » par où Dieu nous fait sentir sa présence. Chose non moins curieuse, il se rapproche aussi par là, non pas certes des cinq propositions, mais de la spiritualité janséniste. « Assurément, écrit le P. Dæschler, Bourdaloue est loin de s'entendre avec les jansénistes, qu'il a combattus toute sa vie.., sur la puissance de la grâce, qu'il ne présente pas comme ordinairement et nécessairement irrésistible ; il s'en sépare bien plus encore, en insistant sur l'abondance avec laquelle elle est distribuée, offerte à tous par la libéralité et la miséricorde de Dieu (1).» Aucun doute, en effet, là-dessus, mais, du point de vue où nous sommes présentement, ce ne sont là que des divergences accidentelles; elles n'intéressent pas directement la prière. La spiritualité de Bourdaloue, tout comme celle de Pascal et de Nicole, reste fixée à peu près exclusivement sur le plan de la grâce actuelle et des célestes « délectations » par où cette grâce - « divin plaisir » - stimule nos efforts religieux, les entretient ou les récompense. Entre le « feu », la « joie », les « pleurs de joie » du Mémorial, et la « sainte joie » que promet Bourdaloue à toute prière (2), il n'y a tout au plus qu'une différence de degré. Pour l'un et pour l'autre, pas de joie, pas de prière.

 

(1) Spiritualité, p. 17.

(2) Ib., p. 24.

 

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Aimons Dieu : dès que nous l'aimerons, nous irons à la prière avec joie, nous y resterons sans dégoût, et même avec consolation; quelque temps que nous y ayons employé, nous en sortirons avec peine... Le coeur, dès qu'il est touché (par la grâce actuelle) ne tarit point. Rien ne le distrait de son objet, rien ne l'en détourne; d'un premier vol et conduit par la grâce, il s'y porte, il s'y élève, il y demeure étroitement attaché (1).

A quoi se réduisait la prière de ce pieux solitaire, dont il est rappelé qu'il passait les journées et les nuits presque entières à dire seulement « Béni soit le Seigneur mon Dieu? » Après l'avoir dit mille fois, il se sentait encore plus excité à le redire. Car, en ce peu de mots, il trouvait un fonds inépuisable de douceur et de délices spirituelles. Il en était saintement ému et attendri; il en était ravi et comme transporté hors de lui-même (2).

 

Cette oraison, où les coeurs s'embrasent « du feu le plus ardent » et ou l'on goûte « des douceurs ineffables », n'est pas une chose du passé.

 

Cet esprit de prière ne s'est point retiré du christianisme. Il y est encore, et il agit parmi ce petit nombre de justes que vous vous êtes réservés sur la terre. Vous voyez leurs larmes,.., vous êtes témoin de leurs secrets élancements vers vous,... de leurs saints transports.

 

Et, quoi qu'il en soit du nombre de ceux qui n'ont pas perdu « cet esprit de prière », chacun de nous peut et doit prétendre aux divins plaisirs dont cet esprit est la source.

 

Hélas ! malgré toute mon indignité, voilà où je pourrais aspirer et parvenir moi-même, si j'apportais à la prière plus de soins, plus de préparation (3).

 

Négligente donc, tiède, ou pour mieux dire, indigne de son nom, toute prière qui n'est pas délicieuse. Que si, du reste, ces aspirations si hautes paraissent plus décourageantes qu'efficaces à une âme déprimée, on lui permet de

 

(1) Spiritualité, p. 81.

(2) Ib., p. 80.

(3) Ib., pp. 39, 40.

 

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les « reporter provisoirement sur des faveurs moins élevées », mais du même genre (1).

 

Je sais, mon Dieu, comme je mérite peu d'avoir avec vous ce commerce intime... Ce n'est point encore là que j'aspire, mais, du moins, favorisez-moi d'un regard ; faites luire à mon esprit quelques étincelles de ces lumières vives et ardentes qui... les ravissent (les saintes âmes) hors d'elles-mêmes ; faites-moi sentir quelques unes de ces touches secrètes, et de ces divines impressions qui les jettent en de si doux transports.

 

Mendier un peu de joie spirituelle, nos maîtres ne songent pas à le défendre. Panem nostrum. Mais ils n'associent pas tellement plaisir et prière, que celle-ci n'ait plus de raison d'être, cesse même d'être, si celui-là fait défaut. Or, c'est bien là ce que Bourdaloue semble supposer.

 

Si je vous demande que vous changiez mon coeur, c'est afin qu'il s'attache pour jamais à vous, afin qu'il ne se tourne plus que vers vous, afin qu'il ne goûte plus de plaisir qu'en vous (2).

 

Méditez la progression de ces afin que, vous verrez que le plaisir est, pour lui, et le premier moteur et la fin dernière. Attachés d'abord à Dieu par les chaînes du plaisir, nous ne trouvons plus de goût aux plaisirs inférieurs, qui nous détacheraient de Dieu. Panhédonisme semblable à celui de Pascal, et même plus glouton encore. Si Bourdaloue, écrit le P, Daeschler en veut si fort à la « fausse sévérité des jansénistes, c'est qu'elle enlève « tout attrait à la pénitence » (3). Il appliquerait volontiers à la vie intérieure le mot de Fénelon sur l'éducation : « Il faut que le plaisir fasse tout. » Plaisir, non seulement si exquis, mais encore si manifeste qu'il suffit presque à démontrer la divinité du christianisme. Puisque le plaisir est notre fin, cette religion est la bonne, qui procure le plus de plaisir.

 

(1) Spiritualité, p. 43.

(2) Ib., p. 44.

(3) Ib., p. 25.

 

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Vous me demandez un préjugé sensible de ce que la foi nous enseigne sur (l’au-delà)... Le voici... Ce qui nous fait sensiblement connaître que les élus de Dieu seront rassasiés de la possession de Dieu, c'est qu'en effet, dès cette vie, nous voyons des hommes qui, par un esprit de religion, renonçant à tout le reste, se tiennent heureux de ne posséder que Dieu... Il y en a peu, si vous voulez, dans ce degré de perfection, mais il y en a, et peut-être en connaissez-vous... Des hommes... qui, contents de Dieu,... enchérissant même sur David, pourraient dire, non plus comme lui : Satiabor..., mais, je le suis du seul avant-goût de votre gloire (1).

 

Si je ne cherchais ici qu'à peindre Bourdaloue en ce qu'il a d'incomparable, je m'arrêterais longuement à la splendeur aussi ravissante que discrète de ce passage. « Des hommes contents de Dieu... » « Peut-être en connaissez-vous... » ; dans ce genre de sublime simple, paisible, comme terre à terre, il est sans égal. Fermons les yeux néanmoins à ce qui, pour l'instant, nous détournerait de notre propos; et rappelons-nous l'unanimité de nos maîtres, affirmant que la fin dernière de la religion n'est pas que l'homme soit content de Dieu, mais que Dieu soit content de l'homme. J'entends bien qu'un ou deux textes de ce genre ne prouveraient quasi-rien, mais, sans penser à mal, le P. Dæschler en a réuni des centaines, et qui, bien loin de côtoyer, comme il le voudrait, la doctrine des mystiques, respirent au contraire le panhédonisme, autant dire l'anti-mysticisme le plus décidé. Ainsi, par exemple, dans les nombreux passages où Bourdaloue nous livre ingénument sa métaphysique de l'amour.

 

Ce n'est point par une abondance de paroles que l'on s'énonce ; souvent la bouche ne dit rien, mais l'âme sent. Et qu'est-ce que ce sentiment? Qu'il est touchant, qu'il est consolant (2).

 

Et encore : « C'est dans le coeur » - mais au sens le plus

 

(1) Spiritualité, p. 38.

(2) Ib., p. 37.

 

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tendre de ce mot, dans le coeur-sensibilité, si l'on peut dire,

 

que l'Esprit d'amour vient d'abord se répandre ; c'est là qu'il établit sa demeure...

 

Cela est vrai des « consolations », des grâces actuelles d'amour sensible, mais non pas de l'Esprit d'amour. Sans cela comment se répandrait-il dans l'âme des petits baptisés, comment continuerait-il à demeurer chez les « éprouvés », qui ne sentent rien?

 

et là même aussi qu'il commence à faire sentir ses plus merveilleuses opérations (1). Car l'amour, avant toutes choses, consiste dans l'affection.

 

C'est le cri du coeur. Bourdaloue, en parfait jésuite qu'il est, s'étonne d'abord de l'avoir poussé ; il s'applique à le rattraper :

 

Mais encore, qu'est-ce qu'aimer Dieu, et tout mon amour doit-il se borner à des affections et à des sentiments...? (Dieu) ne m'a pas seulement aimé de coeur, mais en oeuvres; ou plutôt, parce qu'il m'a aimé véritablement de coeur, son amour n'a pas été oisif, mais il s'est fait connaître par les effets les plus merveilleux (2).

 

Très bien : le voici en règle avec ses rudes confrères en ascéticisme, mais non pas avec les mystiques. En vérité, il n'a semblé reculer, si j'ose dire, que pour mieux sauter. Il distingue, autant que jamais, l'amour tel qu'il le comprend et la pratique des vertus; et s'il veut que celle-ci prouve l'amour véritable, il n'entend pas du tout qu'elle se confonde avec lui. L'affection d'abord, qui, pour lui, est l'amour

 

 

(1) A qui bon ce « là-même », qui semble indiquer un progrès et comme une hardiesse dans le développement de la pensée? Simple truisme, et non paradoxe. Puisqu'il ne s'agit ici que d'un amour sensible, où veut-on que Dieu le fasse sentir, sinon dans les puissances de sentiment? Je sais bien que, dans l'emploi qu'ils font du climax, les prédicateurs ont toute licence. Mais Bourdaloue n'est pas un prédicateur comme les autres ; chez lui, de telles défaillances ne peuvent venir que d'une doctrine ou confuse ou mal assurée.

(2) Spiritualité, pp. 115-126.

 

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même; puis les oeuvres, faute desquelles il n'y aurait eu qu'un mensonge d'affection. Celui qui ne passe pas de l'amour à la pratique, se flatte en vain d'avoir aimé. Mais n'a pas aimé davantage, celui qui, n'ayant pas senti qu'il aimait, n'a trouvé aucun plaisir à aimer. Pauvre philosophie, sans doute, mais que, pour rien au monde, je ne voudrais moins courte, puisqu'elle nous découvre, mieux que ne feraient les effusions les plus chaudes, la vive, l'invincible tendresse de Bourdaloue. Il trouve tant de douceurs dans ses rapports avec Dieu, qu'une prière sèche et nue lui paraît inconcevable, une contradiction dans les termes.

 

Tout ce que l'amour profane a de plus vif et de plus pénétrant n'est point comparable aux mouvements affectueux qui... ravissaient (les saints). Ils en tombaient en de saintes défaillances, ils en perdaient jusqu'à l'usage de leurs sens... Or, n'ai-je point comme eux un coeur capable d'aimer Dieu? D'où vient donc que ce coeur... est... toujours, à son égard, si froid, si peu sensible ?

 

Les mystiques lui répondent que le coeur de chair n'est l'organe ni de la véritable prière ni du véritable amour. Allons donc, s'écrie Bourdaloue visiblement impatienté :

 

On a beau me dire que, dans l'amour de Dieu, la sensibilité n'est point nécessaire : cela est vrai, mais il n'est pas moins vrai que, si mon coeur était bien vide des choses humaines et bien solidement à Dieu, j'aurais de tout autres sentiments (1).

 

Pénible défaite, correction qui n'en est pas une. Le P. Dæschler l'a bien remarqué. « Bourdaloue donc, écrit-il, tout préoccupé qu'il est de « vertus effectives », connaît et enseigne la nécessité première des vertus affectives, qui sont toutes renfermées dans le coeur, et qui ne consistent qu'en de simples complaisances, dans le désir, l'affection, le sentiment»(2) -. Or, qu'enseigne le panhédonisme, sinon la « nécessité première » des « vertus affectives », de l'amour senti, la primauté du « divin plaisir »?

 

(1) Spiritualité, p. 83.

(2) Ib., p. 83.

 

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Sentiments prompts et subits, vifs et ardents. Le coeur tout à coup s'émeut, s'enflamme, devient tout de feu... comme hors de lui-même. C'est la grâce intérieure qui produit ces sentiments... Car je parle d'une dévotion sensible, je veux dire d'une dévotion qui se répand sur les sens après que les sens eux-mêmes ont servi à l'exciter. Je ne sais quelle onction coule dans l'âme et de l'âme jaillit en quelque sorte sur le corps (1).

 

D'où il suit logiquement qu'aux tempéraments affectifs la prière est beaucoup plus facile qu'aux autres : conséquence que François de Sales réprouve en termes exprès, et que Bourdaloue accepte avec allégresse :

 

Non seulement l'amour de Dieu expia le péché de Madeleine. Mais encore il en purifia la source. Cette source était son coeur, un coeur sensible et tendre. Or, pour le purifier, elle aima : dilexit; mais elle aima, dit saint Augustin, celui qui ne peut être trop sensiblement, ni trop tendrement aimé; et par là, elle se fit de sa sensibilité même un mérite et une vertu (2).

 

Il y aurait tout un volume à écrire sur la dévotion du XVIIe siècle envers sainte Madeleine, où l'on verrait se heurter sur le plan doctrinal, puis se réconcilier dans la pratique, les deux conceptions de l'amour : amour de volonté, amour sensible. Pour Bourdaloue, Madeleine est d'abord la patronne du panhédonisme.

 

V. - Si hésitant, si confus sur le fond de la doctrine spirituelle, Bourdaloue, philosophe médiocre mais observateur de premier ordre, ne paraît jamais plus à son avantage, que lorsqu'il entreprend de décrire les délices de la grâce. Il le fait souvent, et avec une sorte de gourmandise spirituelle qui attendrit la gravité, ailleurs un peu sèche et morne, de son éloquence. Aussi François de Sales en cela, si j'ose dire, que peut l'être un contemporain du grand Arnauld. S'il ignore le Traité de l'Amour de Dieu - car, par amitié pour

 

(1) Spiritualité, p. 172-173. Cf. Oeuvres, IV, pp. 386-387. Recours à la prière dans les afflictions. Il y là des passages bien curieux.

(2) Ib., p. 128.

 

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lui, nous devons croire qu'il n'a jamais ouvert cette somme de la mystique, - il sait par coeur l'Introduction à la vie dévote. Avec cela, une pénétration singulière. C'est ainsi qu'il a dressé, mieux que personne, l'échelle des « divins plaisirs », nous révélant par là, bien qu'à son insu, les variations de sa propre température spirituelle, presque toujours très au-dessus de zéro, mais non pas toujours brûlante. Deux degrés extrêmes, non pas, je le répète, du froid au chaud, mais d'avril à juillet, je veux dire, d'une chaleur tempérée et parfois suavement frileuse, à une chaleur toute voisine de la tropicale. Disons-le d'ores et déjà, car ce point est capital : pour ce panégyriste de la « sensibilité », c'est toujours et uniquement dans la zone torride que mûrit « l'oraison extraordinaire » des mystiques. Ai-je d'ailleurs besoin d'ajouter que, parmi de telles nuances, on ne peut attendre d'un orateur comme Bourdaloue des précisions à la William James. Il mêle un peu les divins plaisirs, qui seraient, d'après lui, « le premier centuple que Dieu nous propose ». Il passe de l'un à l'autre sans transition, en homme qui les a tous personnellement goûtés, mais après les délicates analyses du P. Dæschler, on se reconnaît aisément dans cette confusion apparente.

« Conformément, écrit-il, à la pensée expresse de Bourdaloue, nous pourrions distinguer dans le « centuple », si nous voulions en faire une analyse didactique, un élément négatif : séparation du monde, de ses soins et de ses dangers, de ses orages et de ses fausses joies; cette séparation, si elle est intime et affective, produit une indifférence, un « abandon », une paix, qui, à elle seule, serait un vrai centuple, surtout par comparaison avec les misères du monde» (1). Equilibre, santé parfaite, euphorie spirituelle, comme nous dirions aujourd'hui. « Le dégagement du coeur, l'affranchissement de tous les soins (soucis) de la vie, le témoignage d'une bonne conscience, la paix intérieure » (2).

 

(1) Spiritualité, p. 3o.

(2) Ib., p. 29.

 

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L'âme, sans bien savoir comment, se trouve tout autre qu'elle n'était. Plus de difficultés qui l'étonnent, plus de troubles qui l'agitent, plus de chagrins qui l'abattent. Le calme règne dans cette âme ; tout y est en paix (1).

 

Pour Bourdaloue, écrit encore mon insigne collaborateur, « la grâce actuelle n'est pas qu'un acte transitoire, une aumône occasionnelle de la bonté divine; c'est une « action » multiple et prolongée qui tend à prendre l'empire d'une âme pour y établir, malgré les résistances des puissances du mal, un état de paix intime et délicieuse, à la fois récompense et signe du règne de Dieu en elle.

 

Ecoutez-moi : ceci vous édifiera plus que tout ce qu'il y a d'effrayant et de terrible dans la religion. Cette paix de Dieu, comme l'appelle saint Paul, parce qu'elle est en effet souverainement et par excellence le don de Dieu,

 

qui sera panhédoniste, si Bourdaloue ne l'est pas?

 

cette paix qui surpasse tout autre sentiment, tout autre bien (senti), tout autre plaisir, et sans laquelle même il ne peut y avoir ni bien ni plaisir dans la vie,... cette paix qui met le repos dans le coeur, qui en fait cesser les troubles, qui en apaise les remords (2).

 

 

C'est là un de ses thèmes préférés. « Le sermon sur la Paix chrétienne est, au jugement de M. Griselle, « un de ceux que Bourdaloue a le plus souvent répétés » (3): C'est qu'aussi bien, c'était là, si j'ose le redire, la température normale de son âme. « Au témoignage de ceux qui l'ont connu, un caractère frappant de sa vertu était précisément une paix profonde, mais protégée jalousement par un recueillement habituel, dans une sorte de « solitude intérieure », qui n'était cependant pas une séparation farouche du monde... La comtesse de Pringy, amie de sa soeur, et qui semble l'avoir

 

(1) Spiritualité, p. 34.

(2) Ib., pp. 23-24.

(3) Ib., p. 25.

 

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connu assez intimement, insiste... sur cette impression de vie intérieure, de possession de soi, au milieu des occupations les plus distrayantes... « Il était solitaire et public..., sans intérêt, sans ambition, sans curiosité, sans politique, sans égards que ceux d'une charité noblement exercée... Toujours vif, il se donnait tout entier à chaque occupation différente; et il ne paraissait qu'un zèle ardent, et non pas un goût empressé, dans toutes les fonctions qu'il remplissait » (1).

Et voilà, je ne dis pas un panhédonisme, mais un panhédoniste singulièrement aimable. Le P. Dæschler aurait pu citer à ce propos, bien qu'un peu gênant pour lui, le beau passage, où Bourdaloue célèbre les justes noces du devoir et du plaisir (2). Il faut, dit-il, que chacun fasse de son « devoir son plaisir par rapport à soi-même ».

 

Je n'ignore pas que l'Evangile nous engage à une mortification continuelle; mais je sais aussi qu'il y a un certain repos de l'âme, un certain goût intérieur, que la vraie dévotion ne nous défend pas, ou, pour mieux dire, qu'elle nous donne elle-même, et qu'elle nous fait trouver dans la pratique de nos devoirs. Car quoi qu'en pense le libertinage, il y a toujours un avantage infini à avoir fait son devoir.

 

« Avantage », dès ici-bas, bien entendu, sans quoi la réponse n'irait pas à son adresse, le libertinage n'ayant cure des joies d'outre-tombe. Tout comme Pascal, mais avec une nuance stoïcienne plus marquée, Bourdaloue accepte ici la consigne des libertins. Cueillons dès aujourd'hui les roses de la vie, et il veut montrer que le devoir a ses roses,

 

(1) Spiritualité, p. 88.

(2) Pensées sur divers sujets. De la vraie et de la fausse dévotion. La division de cet entretien est déjà, si l'on peut dire, un assez beau feu d'artifice anthropocentriste. Faire de son devoir son mérite par rapport à Dieu ; son plaisir par rapport à soi-même  et son honneur par rapport au monde voilà en quoi consiste la vraie vertu de l'homme, et la « solide dévotion du chrétien », IV, p. 365. Le pur amour ne serait donc pas une « vraie vertu » ; la « solide dévotion » ne comporterait pas l'acte religieux par excellence ! L'anthropocentrisme foncier de ce beau morceau est d'ailleurs atténué, d'ici, de là, par de courtes parenthèses.

 

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plus délectables que les autres. Panhédonisme austère, et parfaitement noble, mais panhédonisme absolu (1).

J'ai fait mon devoir... Cette pensée suffit à l'homme de bien, pour l'affermir contre tous les discours et toutes les traverses.

 

L'expression est équivoque, mais, par cette « pensée », Bourdaloue entend certainement « le plaisir que donne cette pensée ».

 

Quoi qu'il arrive de fâcheux, il en revient toujours à cette grande vue, qui ne s'efface jamais de son souvenir, et qui lui donne une force et une constance inébranlable : J'ai fait mon devoir. D'ailleurs, si l'on réussit, on goûte dans son succès un plaisir d'autant plus pur et sensible qu'on se rend témoignage de n'y être parvenu qu'en faisant son devoir... Témoignage plus doux que le succès même. Un homme rend gloire à Dieu de tout le bien qu'il en reçoit,... mais quoiqu'il ne s'attribue rien à lui-même comme étant de lui-même, il sait, du reste, qu'il ne lui est pas défendu de ressentir une secrète joie d'avoir toujours marché droit.

 

Ce n'est là, du reste, dans l'échelle des divins plaisirs, qu'un premier degré : « joie secrète », euphorie, volupté, confuse et diffuse, et presque toute négative. Le « centuple » est bien d'abord « la paix intérieure de la conscience », mais il est aussi et principalement

 

la douceur d'une sainte société... c'est la plénitude de ces

 

(1) Dès 1662, on retrouve chez Bossuet, lequel d'ailleurs a beaucoup varié sur ce point - cette apologétique fondée sur le panhédonisme. « D'où vient que notre âme ne sent presque plus (mot bien remarquable) par les facultés qui lui sont propres, par la raison, par l'intelligence, et que rien ne la touche ni ne la délecte que ce que ses sens lui présentent? La source du véritable plaisir... ne doit pas être cherchée hors de nous, ni attirée en notre âme par le ministère des sens, mais elle doit jaillir au dedans de nous... L'âme ayant, sans doute, ses sentiments propres (qu'est-ce à dire, en vérité ?) a aussi, par conséquent, ses plaisirs à part... Dieu,... source toujours féconde de plaisirs réels, lesquels certes quiconque a goûtés, il ne peut presque plus goûter autre chose, tant le goût en est délicat, tant la douceur en est ravissante. Quae major voluptas, quam fastidium ipsius voluptatis (c'est le premier degré du centuple dont parle Bourdaloue). Qui nous donnerai.. que nous sachions goûter ce plaisir sublime.., qui naît, non du trouble de l'âme, mais de sa paix,... non de ses passions, mais de son devoir!... que ce plaisir est délicat!... » Lebarcq-Urbain, IV, pp. 161-166.

 

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consolations célestes, dont l'âme séparée de tout et unie à Dieu peut se féliciter.

 

Une connaissance réelle, expérimentale des biens surnaturels. Dans cet état, les actions de grâces que nous rendons à Dieu

 

ne procéderaient plus seulement de la foi qui nous élève à l'espérance des biens futurs mais d'un sentiment presque naturel, et que l'expérience même des biens présents produirait en nous. Sans attendre d'autre centuple que celui-là, nous éprouverions dès maintenant, mais avec un excès de douceur qui serait comme l'avant-goût de notre béatitude, combien il est avantageux d'avoir tout méprisé pour Jésus-Christ (1).

 

Notez bien que cette « action plus spéciale et immédiate de la grâce qui forme l'élément positif et principal du centuple » (2), Bourdaloue ne la tient pas pour une faveur extra-ordinaire :

 

Je parle de tous les chrétiens qui, dans la pratique des vertus, sont fidèles et persévèrent... Oui, mes chers auditeurs, voilà votre état, quand vous marchez dans la voie de l'innocence et de la pénitence.

 

 

Et, franchissant d'un bond splendide, les limites de la pudeur et de l'éloquence classique, ou plutôt de l'éloquence tout court, les limites aussi, qui du poète séparent le saint :

 

Voilà l'état, ô mon Dieu, le dirai-je? où quoique indigne de vos miséricordes, il me semble que je me suis quelquefois trouvé moi-même, et où je me trouve encore quand je me tourne vers vous. Quoique je ne puisse savoir avec assurance si je suis en grâce et digne d'amour, permettez-moi, néanmoins, Seigneur, de faire cette confession publique. Je ne sais si vous êtes content de moi et je reconnais même que vous avez bien des sujets de ne l'être pas; mais, pour moi, mon Dieu, je dois confesser à votre gloire que je suis content de vous et que je le suis parfaitement. Il vous importe peu que je le sois ou non ; mais, après

 

(1) Spiritualité, p. 3o.

(2) Ib., p. 31.

 

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tout, c'est le témoignage le plus glorieux que je puisse vous rendre; car dire que je suis content de vous, c'est dire que vous êtes mon Dieu, parce qu'il n'y a qu'un Dieu qui me puisse contenter (1).

 

Dans un recueil où l'on réunirait les textes religieux les plus « réels », les plus denses, les moins suspects de psittacisme, cette page, placée à côté du Mémorial, ne souffrirait pas du voisinage. En vérité, les deux formules se valent, et je crois même qu'un expert en psychologie religieuse préférerait ici Bourdaloue à Pascal. Un apologiste ferait de même. Si j'étais incrédule, le « Je suis content » me donne-rait plus à réfléchir que « Joie, joie, pleurs de joie ». Nuls cris, nulle secousse, nul éblouissement chez Bourdaloue, pas même un frisson. C'est là précisément ce qui rend plus contagieuse son assurance paisible. « Feu! » l'expérience de Pascal est un météore entrevu, pendant de brèves secondes ; celle de Bourdaloue, une étoile quotidienne, attendue avec autant de certitude que la Grande Ourse. Remarquez cette ligne qui en dit si long : « L'état où je me trouve encore, quand je me tourne vers vous. » Pascal n'aurait pas écrit cela. S'il comptait sur une nouvelle apparition du météore, aurait-il fait coudre, dans la doublure de son vêtement, le souvenir de cette vision unique et trop brève? Le premier chrétien venu peut faire sienne, au moins de désir, la formule de Bourdaloue, non pas celle de Pascal. Mais enfin, ici et là, c'est le même égotisme sacré, si l'on peut ainsi parler. Les mystiques ne condamnent ni l'une ni l'autre de ces deux prières, pas plus qu'ils ne condamnent la vertu d'espérance et les saintes joies de la piété. Mais leurs formules sont tout ensemble et plus humaines et plus religieuses, plus humaines, parce qu'elles sont plus religieuses. François de Sales n'aurait pas dit à celui qui vere langores nostros... tulit. « Il vous importe peu que je sois heureux ou non. » Il aurait dit bien plutôt : c'est à moi-même qu'il importe peu que je trouve délectable ou non l'obéissance

 

(1) Spiritualité, pp. 26-27.

 

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à votre volonté. De vous à moi, il ne peut-être question que de vous. Une seule chose m'importe, votre propre contentement.

VI. - Aux confidences, explicites ou implicites, que nous venons de recueillir, s'en ajoutent d'autres beaucoup plus intimes et dont le P. Dæschler souligne l'extrême intérêt.

 

Ce centuple est encore quelque chose au delà de tout ce que je dis : c'est ce que je ne puis exprimer; c'est ce que Dieu, tout pécheur et tout lâche que je suis, m'a fait plus d'une fois éprouver; c'est ce qui m'a donné cent fois ces délicieux dégoûts du monde, qui surpassent toutes les délices du monde (1)... C'est bien là que se vérifie ce que nous lisons dans l'excellent livre de l'Imitation... « Le Seigneur se plaît à visiter souvent un homme intérieur, il s'entretient doucement avec lui et il en vient même à une familiarité qui va au delà de tout ce que nous pouvons comprendre ». Heureuse une âme qui, sans bien comprendre ce mystère de la grâce, se trouve toujours en disposition de l'éprouver (2) !

 

Et encore

 

On ne se retire point communément du saint tribunal sans emporter une certaine onction.., qui occupe... toute la capacité de l'âme. On se sent tout recueilli,... tout pénétré,... quelquefois même tout attendri de dévotion; les yeux se baignent de larmes, le coeur éclate en soupirs ; dans l'ardeur où l'on est, on redouble le pas... Que dirai-je même de ces faveurs plus particulières qu'elle reçoit quelquefois? Que dirai-je de ces élévations vers Dieu, de ces connaissances qu'elle acquiert de l'être de Dieu? Car, étant comme abîmée en Jésus-Christ, ne l'est-elle pas dans le sein de la Divinité même et que n'y voit-elle pas ? Ce sont là, j'en conviens, des dons extraordinaires, mais ces dons singuliers et si relevés, où les obtient-on, et où doit-on plutôt les obtenir que devant le Sacrement d'un Dieu qui en est le dispensateur.

 

Ainsi, poursuit le P. Dæschler, Bourdaloue serait beaucoup plus près qu'on ne le croirait de s'entendre avec les

 

(1) Spiritualité, pp. 28, 29.

(2) Ib., p. 33.

 

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mystiques. « On pourrait trouver chez lui, une description assez caractéristique, quoique sommaire et occasionnelle, des principaux états mystiques... Au delà des grâces spéciales - la paix, le contentement, les délectations plus communes - auxquelles il ne semble pas attribuer un caractère extra-ordinaire, malgré leur nature mystérieuse et leurs effets merveilleux, Bourdaloue fait entrevoir une autre zone de grâces proprement extraordinaires. Est-ce pour nous y arrêter brusquement et en détourner nos regards ? Non. (Dans ces passages), une sorte d'élan mystique l'emporte avec ses auditeurs vers ces régions spirituelles dont, par ailleurs, il interdira l'accès et même le désir aux âmes plus curieuses et prétentieuses que généreuses et fidèles (1). » Ainsi le P. Dæschler, doucement obstiné à réconcilier avec les mystiques l'auteur du « terrible sermon ». Comment ne voit-il pas que, ici encore, tout rapprochement doctrinal est impossible entre la philosophie des mystiques et le panhédonisme de Bourdaloue ? Celui-ci a bien raison d'appeler « extraordinaires » les grâces actuelles, les délectations ou illuminations merveilleuses qu'il se plaît à décrire. Il a bien le droit aussi d'envier pieusement les rares élus qui reçoivent de telles faveurs, tout en se jugeant indigne de les recevoir lui-même. Mais il se sépare tout à fait de nos maîtres, lorsqu'il identifie avec ces « dons singuliers, si relevés », l'union mystique proprement dite, la pure contemplation adhérente, grâces, d'ailleurs, infiniment plus précieuses, mais qui, dans l'ordre surnaturel où nous nous trouvons élevés, ne présentent rien d'extraordinaire, de quasi-miraculeux. Tel est le malentendu fondamental, contre lequel tous nos maîtres, nous l'avons vu, ne cessent de nous mettre en garde. Il est vrai, d'ailleurs, que les écrits mystiques sont remplis, et peut-être jusqu'à l'excès, de ces faveurs extraordinaires, les seules qui tombent sous l'expérience ; aussi comprend-on sans peine que ces phénomènes sensationnels, si l'on peut dire, aient retenu

 

(1) Spiritualité, pp. 33, 35.

 

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et fasciné l'attention de Bourdaloue, au point de lui cacher la réalité plus profonde et si peu éclatante de la vraie prière. Avec cela, exceptionnellement tendre lui-même, et sa propre prière « surpassant toutes les délices du monde », une expérience « cent fois » répétée l'aura naturellement conduit à ne voir dans la contemplation unitive que le plus exquis des « divins plaisirs ». Ce n'est donc pas sur la route droite et lumineuse de la doctrine, comme le P. Dæschler tâche de se le persuader, c'est bien plutôt par les obscurs lacets de sa propre prière que Bourdaloue rejoint les mystiques. Mystique lui-même, mais qui s'ignore, soit parce qu'il n'a pas su dégager la philosophie qu'implique son expérience personnelle, soit parce que, rebuté d'abord par quelques termes insolites et trop prometteurs en apparence, il a négligé d'approfondir les écrits des maîtres. Cela est également vrai, sans doute, de tous les ascéticistes, mais plus encore, semble-t-il, de ceux d'entre eux à qui le goût de l'oraison affective fait oublier plus ou moins les sèches consignes de « l'oraison pratique ». Bourdaloue est de ces derniers, et l'un des grands spirituels chez qui on peut le mieux suivre le passage, d'ailleurs logique, de l'ascéticisme au panhédonisme, la contamination croissante de celui-là par celui-ci. Aide-toi, le Ciel t'aidera, c'est, nous l'avons assez dit, la devise des ascéticistes purs. Bien qu'ils ne mettent pas en question la nécessité de la grâce actuelle, ils se gouvernent néanmoins comme si le succès ne dépendait que de leur propre effort. N'était qu'ils gardent toujours une petite fenêtre ouverte sur la montagne d'où leur viendra le secours indispensable, on les prendrait pour des stoïciens. L'âme de Bourdaloue, au contraire, si elle nous devenait transparente, nous la verrions tournée tout entière vers cette montagne - mons pinguis - toute dilatée, avide, non seulement de force, mais plus encore de douceur; plus portée à recevoir qu'à donner, moins pressée de « faire » que de se « laisser faire ». Bref, il a bâti son palais intérieur à cette pointe extrême de l'ascéticisme, où le roc

 

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du devoir disparaît presque sous les fleurs de la dévotion. Comme l'a dit excellemment le P. Dæschler, Bourdaloue, « prédicateur quelquefois austère du devoir... est plus encore et avec une éloquence plus chaude et plus persuasive, le panégyriste de la grâce, et de ses oeuvres même les plus intimes, les plus mystérieuses, et les plus délicieuses (1) ». Nous voudrions, certes, que sa philosophie ne se renfermât pas, comme elle le fait trop souvent, dans la zone du plaisir; mais n'oublions pas que cette zone est toute surnaturelle, toute sainte. Après tout, si la prière n'est pas nécessairement plaisir, elle l'est souvent, elle tend d'elle-même à le devenir. Sur la crypte obscure de la grâce habituelle, s'élève normalement une Sainte Chapelle, une basilique de Fourvières, Bourdaloue se trompe d'étage, si je puis dire, mais non de maison. Simple erreur métaphysique, mais, du point de vue chrétien, moins grave peut-être que l'ascéticisme pur. Ou plutôt, analyse imparfaite et qui s'est arrêtée à la surface délectable d'une expérience proprement mystique. C'est ainsi que le grand texte, où tout Bourdaloue se résume - « Je suis content de vous » - nous réconcilie le P. Dæschler et moi, si tant est que jusqu'ici nous ayons été en guerre. Au P. Dæschler, cette prière, ainsi formulée, et tant d'autres de Bourdaloue, qui rendent le même son, parait tout près d'être proprement mystique. Et cela, François de Sales ne nous permet pas de le concéder. Mais, si la formule n'est pas mystique, si même elle suppose chez Bourdaloue une philosophie étrangère à celle des mystiques, elle n'en reste pas moins la prière d'un véritable mystique. C'est la distinction, à peine subtile, que nous avons déjà pro-posée plusieurs fois, entre les formules plus ou moins heureuses, denses, cohérentes, de la prière, et la réalité même que ces formules tentent d'exprimer. Songez, en effet, que toute prière. est informulable par définition, puisque toute prière estun cantique à deux voix, et que, de ces deux, la

 

(1) Spiritualité, p. 23.

 

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principale refuse nécessairement de se plier à nos mots humains. Spiritus ipse orat, et par des gémissements intraduisibles. Heard melodies are sweet, unheard are better. La formule de Bourdaloue est une splendide chose, combien plus splendide son autre prière, qui n'est pas moins sienne, et qu'il n'entend pas. Il veut et croit dire : « Je suis content de vous, et cela me suffit ». Il dit, en effet, ou plutôt l'Esprit lui fait dire, dit par lui : « Content ou non de vous, je vous veux, d'abord et plus que tout, content de moi. » Ainsi de la traduction en prose d'un poème; toujours piteuse, même lorsqu'elle ne renferme pas d'inexactitudes grossières, plus encore lorsqu'elle n'est qu'un long contre-sens, nais avec cette différence qu'ici le poète et le traducteur ne font qu'un.

Aussi bien lui arrive-t-il et de mieux se connaître et de mieux se traduire. Ascéticisme ou panhédonisme, il n'y a pas de préjugé doctrinal qui ne doive capituler devant l'énigme quotidienne des « aridités dans la prière ».

 

Il est vrai que les dégoûts de la prière où nous tombons à certains temps... sont quelquefois de simples épreuves dont se sert votre providence pour purifier vos élus;

 

et aussi - et par là même - pour apprendre aux spirituels la vraie philosophie de la prière.

 

Vous vous éloignez en apparence, lors même qu'ils vous cherchent avec l'intention la plus pure ;

 

et qu'ils ont obéi, dans cette recherche, à toutes les consignes de l'ascéticisme.

 

Il n'y a que ceux qui passent ou qui ont passé par ce désert, qui puissent bien connaître ce qu'il en coûte pour y marcher (1). Vous voulez leur apprendre à vous servir pour vous-même et par un pur esprit de foi et d'amour... et non point pour les consolations intérieures, ni toutes les douceurs spirituelles.

 

(1) D'après le P. Dæschler, des traits de ce genre « ne semblent guère convenir qu'aux purifications mystiques », entendez qu'aux épreuves extraordinaires (p. 4o). Pourquoi pas aussi bien à toute désolation? Ou plutôt, pourquoi toute désolation ne serait-elle pas, à un degré quelconque, une purification mystique » ?

 

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Autant dire : « Vous voulez leur apprendre à vous servir, même quand ils ne sont pas contents de vous ; leur apprendre en même temps qu'un tel service est la plus haute prière.

 

Vous me délaissez, mon Dieu, mais je ne vous délaisserai jamais. Vous me délaissez, en me privant de cette présence sensible dont vous favorisez vos élus ; mais je ne vous délaisserai point, en perdant cette union inviolable et essentielle que vos élus ont avec vous,

 

par la grâce sanctifiante.

 

Et, avec les simples vues de la foi qui me restent, je vous dirai tout ce que je vous disais en ces jours de bénédiction et de paix, où vous daigniez vous communiquer à moi et me gratifier

 

de vos grâces actuelles les plus délicieuses (1). Enfin nous avons presque mieux encore, un passage plus longuement médité et très savamment préparé, où le Bourdaloue mystique, dépouille, rejette, d'un geste méprisant, l'autre Bourdaloue. « C'est ainsi, dit-il résumant l'amplification ascético-panhédoniste, où il vient de se donner carrière une fois de plus,

 

C'est ainsi que la piété est utile à tous. Mais que fais-je? En me dévouant à vous, Seigneur, ce n'est pas moi que je dois envisager,

 

ni mon progrès dans la perfection, ni mon plaisir,

 

mais je ne dois avoir en vue que vous-même. Il me suffit de vous obéir et de vous plaire ; il me suffit de glorifier autant que je le puis votre saint nom, de rendre hommage à votre suprême pouvoir, d'user de retour envers vous et de reconnaître vos bontés infinies, de vous témoigner ma dépendance, mon zèle, mon amour. Voilà les motifs qui doivent me toucher et que je dois me proposer avant tous les autres (2).

 

(1) Spiritualité, pp. 4o-42. Il célèbre ailleurs « cette union intérieure de l'âme avec Dieu, qui fait toute l'excellence et tout le prix de l'oraison ». Mais, dans ce passage, il parle manifestement d'une union « sentie » et qui se fait « de la manière la plus affectueuse et la plus ardente » (Ib., p. 79).

(2) Spiritualité, p. 131. Parmi les textes qu'a rassemblés le P. Dæschler, il en est plusieurs qui pourraient servir à une étude plus approfondie sur Bourdaloue critique de l'ascéticisme. Ainsi, pour la critique de l'action, p. 77. « Voulez-vous être chrétiennes, ne sortez jamais de vous-mêmes. C'est là que vous trouverez Dieu... L'action est louable, elle nous est même ordonnée mais il faut que la méditation la précède, qu'elle l'accompagne, qu'elle l'anime. » Méditation, est-il bien ici le mot juste ? « Ils croient agir, en cela, avec plus de mérite devant Dieu; mais souvent sans qu'ils s'en aperçoivent s'y mêle-t-il beaucoup de tempérament et quelquefois même une secrète complaisance... » (p- 84). Ainsi, pour la critique du discours : « On s'arrête trop aux raisonnements... Une s'agit point de discourir beaucoup; mais, avec une seule pensée et une pensée très sommaire, l'âme la plus simple peut se porter à Dieu » (p. 79). La prière « consiste plus dans le sentiment que dans le raisonnement... On a donné bien des règles de l'oraison; on en e tracé bien des méthodes; les livres en sont remplis... C'est à ce sujet que les maîtres de la vie spirituelle (du moins les ascéticistes) se sont surtout attachés et, là-dessus, ils ont déployé toute leur doctrine. Rien de plus solide... Etudions-les, respectons-les, suivons-les; mais, du reste, sans rien rabattre de l'estime que nous leur devons », fermons-les bien vite, car enfin « la grande méthode d'oraison... la plus efficace et la plus prompte, c'est d'aimer Dieu » (p. 81). Le P. Dæschler veut bien me signaler un très curieux texte, qui lui avait d'abord échappé. C'est à la fin du premier point du sermon sur l'Eternité malheureuse. La gaucherie même en est touchante. [1 y a là, en effet, plus d'une expression impropre et contre laquelle la pratique des vrais maîtres l'aurait mis en garde. En somme, il y veut décrire, et je le répète, d'après sa propre expérience, le passage du discours à la contemplation la plus simple. « Chose admirable, chrétiens? Dès que la foi nous a mis en cette préparation de coeur et dans cette soumission intérieure, c'est alors que, disposés à faire le sacrifice de tous nos raisonnements et à y renoncer, nous pouvons mieux raisonner que jamais... Ces grands objets se présentent dans toute leur force, et font sans obstacle toute leur impression; on les comprend avec moins de peine; et même, à certains moments, il semble qu'on en ait une connaissance distincte (confuse, diraient plutôt les mystiques) et je ne sais quel sentiment actuel qui remplit l'âme et qui la saisit. Il semble qu'on ait devant les yeux l'éternité. On la voit... dans toute son. horreur, et, au lieu de s'arrêter à de vaines discussions, on ne pense qu'à s'humilier... C'est là... qu'on porte toutes ses réflexions. Effet salutaire d'une foi soumise, que Dieu soutient par certaines touches secrètes. qu'il élève par certaines lumières de sa grâce, et à qui il découvre ses plus impénétrables mystères ».

 

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On trouverait aisément, dans les oeuvres de Bourdaloue, des aveux, des rétractations semblables. Simplement mystique, dès qu'oubliant sa courte philosophie de la prière - que, d'ailleurs il a reçue toute faite de son milieu et qu'il n'a jamais contrôlée - il ne laisse parler que sa prière vécue. Et voilà pourquoi, malgré son antimysticisme spéculatif, Bourdaloue peut et doit rester particulièrement cher aux spirituels les plus exigeants. « Je n'en veux pour preuve, conclut le P. Dæschler, que le témoignage d'une âme de haut vol, la Mère de Rosen, visitandine du monastère de Nancy... Elle cultivait les meilleurs auteurs... du grand siècle,... Bossuet, Olier, Bourdaloue, Fénelon, Boudon, Condren. » - Curieux pêle-mêle, et qui en dit long sur

 

 

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L’unanimité foncière, ultra ou titra-doctrinale, si l'on peut ainsi parler, que les divergences spéculatives n'arrivent pas à dissoudre, et qu'elles ne doivent pas nous cacher.: Bossuet et Fénelon ; Bourdaloue sur le même rang que le très mystique Boudon et que les deux bérulliens, Olier et Condren. Elle écrivait en 1737, « Je vous envoie trois tomes des Pensées du P. Bourdaloue..., qui sont ravissantes... Je vous prie de lire, dans le premier tome, tout ce qui est marqué de la simplicité évangélique. J'en ai été enchantée et j'aime cent fois plus le P. Bourdaloue de penser comme il le fait » (1).

Ce témoignage est d'autant plus significatif qu'il nous vient de la Visitation de Nancy, dont le P. de Caussade avait fait un des camps avancés de la France mystique, au XVIIIe siècle : « Quelques-unes des plus belles lettres de direction, dont on a composé le Traité de l'Abandon, ont été adressées à la Mère de Rosen » par cet incomparable jésuite, lettres qu'aurait assurément jugées quiétistes l'auteur du « terrible sermon ». Et voici qui relie très opportunément l'angoisse confuse, inconsciente même de Bourdaloue à l'angoisse plus réelle et plus pathétique d'un des grands jésuites du XIXe siècle, le P. Ramière. Celui-ci, de formation ascéticiste, comme Bourdaloue, découvre un jour par un bienheureux hasard ces lettres, encore inédites, de Caussade. Devant la splendeur de ces textes mystiques, Ramière se trouble, partagé entre l'éblouissement et l'épouvante. Mystique lui aussi, bien qu'à son insu, l'inspiration surnaturelle de ces lettres lui est évidente, mais, d'un autre côté, il flaire là-dessous des illusions dangereuses. Cette spiritualité du « laisser faire », comment l'accorder avec la doctrine quasi-officielle de la Compagnie, avec l'esprit vrai ou prétendu de saint Ignace ? C'est qu'en effet il y a peut-être plus loin de Rodriguez à Caussade que de Rodriguez à Lallemant. L'évidence l'emporte néanmoins, dans cette âme de prière, sur les préjugés d'école, et Ramière publie

 

(1) Spiritualité, p. 186.

 

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Caussade. Oh! non sans l'avoir quelque peu adouci peut-être, et non sans l'avoir entouré de gloses prudentes, de garde-fous, mais enfin il le publie. Imaginez Boileau préfaçant une traduction de Shakespeare.

Nous retrouverons, s'il plaît à Dieu, le P. Ramière. Aussi bien, après avoir exposé la doctrine qu'ont édifiée nos méta-physiciens du XVIIe siècle, n'avions-nous ici qu'à débrouiller la genèse de la philosophie contraire. Ce beau conflit spéculatif va se poursuivre de Bourdaloue à nos jours. Mais, au lieu que, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, la tradition des François de Sales, des Bérulle, des Lallemant, défendue par d'éminents jésuites, maintient ses positions, et peut-être même gagne du terrain, nous la verrons s'éclipser brusquement, pour ne plus reparaître que dans le dernier quart du xrxe siècle. Extraordinaire cassure, qu'il nous faudra tâcher d'expliquer, et qui elle-même explique en partie la non moins extraordinaire médiocrité de notre littérature spirituelle, depuis la chute de l'Ancien régime. Quod si sal evanuerit... Les mystiques ne manquent pas, ils abonderaient plutôt, mais de la doctrine qu'implique leur expérience, et dont le bienfait devrait s'étendre sur tout le peuple chrétien, il n'est guère plus question que de l'alchimie. Quelques exceptions, cela va sans dire, mais enfin la splendide philosophie de la prière que nous venons d'exposer, paraît si oubliée que lorsque, d'aventure, elle tente d'élever la voix, les héritiers de ses anciens adversaires ne prennent même pas la peine de la combattre. C'est ainsi, par exemple, que le vénérable P. Lihermann passe presque inaperçu, et qu'à Saint-Sulpice même, comme le déplorait devant moi M. Letourneau, M. Olier est pratiquement remplacé par Rodriguez.

On a tourné la page, et l'ascéticisme triomphant n'a pas plus à se défendre que le dogme de la circulation du sang ou que l'héliocentrisme. Nous dirons aussi comment la doctrine traditionnelle est sortie peu à peu de sa léthargie. Les curieux de mon âge, plus amusés d'abord que vraiment

 

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intéressés, ont pu suivre les premières étapes de cette bienheureuse renaissance et les réactions vigoureuses qu'elles provoquèrent dans les rangs des anti-mystiques. On se rappelle les cris d'alarme poussés par l'Achille de l'ascéticisme - c'est le P. Watrigant - lorsque d'insignes spirituels, de vrais saints, dont la plume, d'ailleurs, n'était peut-être pas toujours assez précautionnée, tentèrent de restaurer la vraie philosophie salésienne. Le grain de sénevé croissait néanmoins, et ce fut bientôt une rude offensive contre des maîtres que le progrès même de cette renaissance rendait déjà invincibles. Avec ceux-ci, la fortune changeait de camp et, dès lors, nul esprit clairvoyant ne pouvait conserver le moindre doute sur l'issue de la controverse. Quoi de plus inévitable ? Terrible et bienfaisant, lorsqu'il se borne à dénoncer les faux mysticismes et à rappeler la nécessité de l'ascèse, l'ascéticisine fléchit, se dérobe, trahit fatalement son incohérence foncière dès qu'on le somme de se définir et de professer une philosophie positive de la vie intérieure. Avec les plus saintes intentions du monde, ils ont tyrannisé la prière, ils l'ont humiliée, et, chose plus grave, ils l'ont rendue impensable. Mais enfin, de cette crise trois fois séculaire, il ne restera bientôt plus qu'un souvenir. « Qu'avons-nous vu, et que voyons-nous? » pourrais-je dire, en m'appropriant un fameux exorde de Bossuet. Nous avons vu les Lallemant, les Surin, désavoués par leurs propres frères, « disqualifiés », comme disait un de ceux-ci, avec une tranquille assurance, à M. Sauclreau. Et nous voyons le gros volume enthousiaste que j'ai consacré à cette glorieuse école, accueilli, non seulement sans résistance, mais encore avec amitié par les jésuites français d'aujourd'hui. Je ne puis, du reste, rapporter ici les nombreux témoignages contemporains qui nous permettent de suivre, avec leurs derniers essais d'offensive, la retraite savante des ascéticistes, et qui attestent la victoire, achevée déjà, des mystiques. Hier encore, faisant sienne la doctrine de Léonce de Grandmaison et, du même coup, celle de nos

 

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maîtres, le R. P. Lebreton écrivait : « Les grâces mystiques proprement dites, celles qui dépassent (la) voie ordinaire, sont hors de notre portée », réservées à quelques âmes d'exception. Aucun doute là-dessus. Mais quoi! « L'ORAISON NE SERA-T-ELLE POUR TOUS LES AUTRES QU'UN EXERCICE D'ASCÈSE, qu'une course à travers le désert ? N'y pourront-ils pas sentir la fraîcheur de l'eau vive ? N'y pourront-ils pas sentir le repos? DIEU NOUS GARDE D'IMPOSER A PERSONNE CE LABEUR STÉRILE ET ACCABLANT. TOUT BAPTISÉ EST UN ENFANT DE DIEU » (1).

De ce grand texte qui résume excellemment tout ce que nous avons voulu dire nous-même, dans cette Métaphysique des saints, on peut rapprocher les non moins graves paroles du R. P. Doncoeur que nous connaissons déjà (2) : « Je crains.., que le souci dominateur de la culture du moi fasse oublier CE QUI EST PREMIER DANS LE CHRISTIANISME... L'éducation de la volonté est certes très opportune, mais ne fûmes-nous pas tout d'abord baptisés au nom de la T. S. Trinité, pour VIVRE DE NOTRE VIE DIVINE DE FILS, par la grâce du Christ, dans le Saint-Esprit... Des intérêts plus graves sont (ici) engagés. TROP D’ÂMES ONT ÉTOUFFÉ DANS LA PRISON DU MORALISME RELIGIEUX, nous avons trop peiné, depuis vingt ans, à RÉAPPRENDRE DE SAINT PAUL, DE SAINT JEAN ET DE TOUS LES GRANDS CHRÉTIENS, LE FOND VIVANT DU CHRISTIANISME,... POUR NE PAS NOUS ÉMOUVOIR LORSQUE CETTE DÉLIVRANCE SEMBLERAIT DE NOUVEAU MISE EN CAUSE », comme elle le serait infailliblement par une seconde victoire de l'ascéticisme. Le mystique est un chrétien qui ne s'ignore pas; l'ascéticiste est un chrétien qui s'ignore.

 

 

(1) Recherches de science religieuse, octobre 1927, p. 4o3. Sur le pan-mysticisme du P. de Grandmaison, cf. le chapitre V : (L'élan mystique) de la Religion personnelle, Paris, 1927, pp. 132-179. En préparant mes propres volumes, j'ai toujours eu devant les yeux ces pages publiées, d'abord, dans les Etudes, en 1913. - Encore plus significative, sa courte note sur la forme faible de l'oraison de simplicité, Revue d'Ascétique et de Mystique, janvier 1920.

(2) Cf. t. VII, La métaphysique des Saints, p. 38, 39.

 

 

 

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