CHAPITRE IV
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CHAPITRE IV : D'ALVAREZ A LALLEMANT

 

La lettre d'Aquaviva maintient et consacre la confusion initiale, -  Développements de l'ascéticisme. - Alvarez de Paz et Le Gaudier. -Le «discours» supérieur à la contemplation, « quia ad praxim refertur ». - Maria pejorem partem elegit. - André Baïole et la grâce sanctifiante, monopole des extatiques. - Lallemant, François de Sales, Bérulle, unanimes contre l'ascéticisme. - La « spiritualité nouvelle » de Surin, déclarée par le général Vitelleschi « peregrina,... non nostra ». - La véritable unanimité des spirituels jésuites, et leur unanimité prétendue.

 

Il ne faut pas croire que le décret d'Aquaviva, que nous avons rappelé plus haut, ait cassé purement et simplement la sentence indéfendable de Mercurian. Il en justifierait plutôt, sinon la teneur expresse, du moins la philosophie profonde. Désormais, sans doute, la contemplation n'est plus interdite au jésuite, comme contraire aux Exercices et à l'esprit de la Compagnie, mais elle n'en reste pas moins une prière spéciale, et difficilement accessible au commun des religieux. C'est toujours l'équivoque initiale qui va prolonger pendant trois siècles l'étonnante fortune de l'ascéticisme. On prend pour l'essence ce qui n'est que l'accident. On s'imagine que la prière enseignée par les mystiques est nécessairement délicieuse, féconde en révélations et en visions, parsemée d'extases (1). Si tels étaient vraiment les

 

(1) Cf. l'explication, d'ailleurs si intéressante, que donne le P. Sandæus de la lettre d'Aquaviva. En voici quelques traits significatifs. « Theologiae mysticæ delitias... dulcedine deleniti... ; ab illa suavitate et grato contemplationis sensu...; concepti in illa fornace pietatis ardores...; jucundissime voluptatem experitur. » Cf. Watrigant, on. cit., pp. 122-127. A quelque chose cette confusion aura été bonne ; elle aura brouillé avec le panhédonisme la plupart des spirituels de la Compagnie.

 

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caractères essentiels de cette prière, Mercurian aurait eu cent fois raison, non pas certes de l'interdire au P. Balthazar, mais de ne pas vouloir que celui-ci fît miroiter aux yeux de ses novices l'espérance prochaine de ces faveurs spéciales, qu'il est toujours difficile de contrôler et qui, de toute façon, restent le partage du petit nombre. Beaucoup moins sage, le P. Aquaviva, s'il eût vu dans ces à-côté de la prière un moyen court vers la perfection. Tel n'est sûrement pas le sentiment de ce grand homme, mais en creusant, comme il semble faire, une sorte de fossé entre la contemplation et la prière commune, il accrédite, bon gré, mal gré, cette doctrine dangereuse. C'est bien ainsi, du reste, que la plupart l'ont compris, et non pas seulement les ascéticistes. D'où la confusion perpétuelle et inextricable qui règne chez tant de fameux jésuites, mystiques eux-mêmes et très désireux de sauvegarder les droits de la mystique. Ce qu'ils accordent d'une main à la contemplation, ils semblent toujours vouloir le lui retirer de l'autre. Presque tous, à l'exception de Lallemant et de ses disciples, ils se rallient au principe premier de l'ascéticisme, je veux dire à cette conception d'une prière « pratique », entendant par là un exercice immédiatement ascétique et non religieux; laboriosa, practica et omnium virtutum acquisitiva.

 

La contemplation, écrit par exemple, l'insigne Alvarez de Paz, est très excellente. Prise en soi (c'est-à-dire comme pure contemplation), on peut la désirer, surtout si on voit en elle un acte de religion.

 

Mais, juste ciel, le moyen d'y voir autre chose!

 

Il y a néanmoins une façon plus sage et plus saine de la désirer : c'est lorsque son excellence propre (d'acte religieux) s'ordonne à une autre excellence (d'ordre moral) ; si l'on y cherche, non pas tant l'union à Dieu qu'un amour proprement efficace qui nous stimule à la pratique de toutes les vertus.

 

Je le traduis comme je peux, car son latin est difficile, et peut-être pour cause. L'embarras de son attitude est manifeste.

 

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Il veut tout ensemble exalter la contemplation et l'humilier (1).

Rappelons-nous que nous n'avons pas affaire ici à un de ces auteurs simplement dévots, plus affectifs que philosophes, et qu'on n'a pas le droit de trop harceler. Alvarez de Paz est tin très grand maître, et l'un des premiers avec Suarez qui ait traité la spiritualité comme une science. Ainsi encore, son émule français, le P. Le Gaudier, scolastique peut-€tre à l'excès, mais d'une vigueur et d'une pénétration merveilleuses : métaphysicien né, et à qui pourtant vous demanderiez en vain cette philosophie de la prière que tant d'écrivains moins profonds que lui, un P. Hercule, un Séguenot, un Paul de Lagny, un Clugny, exposent comme en se jouant. Étranges méfaits de la préoccupation ascéticiste dans une intelligence de premier ordre. Sans hésiter, as a malter of course, Le Gaudier fait sienne la distinction fallacieuse, mais déjà traditionnelle dans la Compagnie, entre la prière délectable mais inopérante des mystiques et la prière « vraiment pratique » des Ordres actifs.

 

Alia dici potest affectiva contemplatio, quæ in Dei præsentia delectabiliter intuenda commoratur; alla operativa, quæ ex eo intuitu ad vitæ sanctitatem et proximi opem vehementius urget (2).

 

La seconde infiniment préférable - certe... longe potior - à la première, laquelle, pour lui, n'est en somme qu'un pieux plaisir ; un pur et simple repos. Suave mari magno.... Il ne comprend pas qu'elle est au contraire un acte pur et simple de volonté, et donc de vertu, et de la plus active de toutes

 

 

(1) Au lecteur d'apprécier. Voici le texte : « Contemplatio honestissima est, et ver se appeti potest, praesertim si accipiatur ut est cultus Dei, quem contemplando et diligendo veneramur. At sapientius et salubrius appetitur si ejus honestas ad aliam honestatem ordinetur, et non tantum propter notitiam Dei quæ per se desiderabilis est, et propter amorem affectes sed etiam propter charitatem efficacem ad omne opus virtutis allicientem quæratur. » De Inquisitione pacis, p. 1357. Cité par le P. Watrigant (ce qui me rassure sur ma traduction, la philosophie du P. Watrigant m'étant bien connue, op. cit., p. 141. Le P. Alvarez semble se figurer qu'on entend par contemplation un exercice foncièrement spéculatif.

(2) Introduction à la vie intérieure, I, 46-4o7.

 

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les vertus. Aussi, et bien qu'il ne lui veuille aucun mal, ne lui épargne-t-il pas les coups d'épingle. Nuda et pene sterilis » (1). C'est toujours la même condescendance méfiante que nous remarquions tantôt chez le P. Alvarez de Paz et dont les ascéticistes d'aujourd'hui conservent la tradition. Optima pars, la prière de Marie ? Oui, si l'on veut, mais enfin « stérile ». Combien préférable - longe potior - une prière tellement tendue vers l'acquisition des vertus qu'elle cesse d'être proprement prière. Soyons justes néanmoins, la prière qui n'est que prière, qu'adhérence à la volonté divine, ne leur paraît pas d'une stérilité absolue. Elle développe en nous, disent-ils, le goût du silence et de la solitude. Par là, notre enrichissement moral y trouve son compte. Mais enfin, elle ne poursuit pas directement ces vertus plus héroïques dont le chartreux et la carmélite peuvent bien se passer, mais non pas un religieux voué à la vie active. Je n'exagère pas ; j'explique. Si ce n'est pas là ce que veut dire cette opposition entre sterilis et operativa, je renonce à les comprendre.

« Suivez, du reste, leur dialectique et vous verrez bien qu'ils ne veulent dire en effet que ce qu'ils disent. Voici leur principal argument. Pour qu'une prière ne soit pas stérile, inopérante, pour qu'elle ne nous laisse pas au degré de perfection où elle nous a trouvés, il faut qu'elle nous conduise à des « conclusions pratiques ». On s'entraîne à tel ou tel acte de vertu, en se démontrant à soi-même que, cet acte, on doit le faire. « Conclusion pratique », puisque « ad praxim refertur» . D'un autre côté, qui dit « conclusion » dit « raisonnement ». D'où il suit de toute nécessité que la contemplation, qui ne raisonne pas, est inférieure, dans l'ordre pratique, à la méditation, dont toute la besogne est de raisonner. Stérile donc, la prière qui ne discourt pas ; elle nous laisse comme elle nous a trouvés, aussi longtemps que n'intervient pas pour la déstériliser un bienfaisant discursus, quo ex solido fidei principio per ratiocinationem conclusio practica

 

(1) I , 411.

 

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deducitur... Tota meditatio... ex sua natura practica est, et ideo practica quia ad praxim refertur ».

Non pas que ce raisonnement nous enrichisse par lui-même de la vertu sur laquelle nous raisonnons : inopérant de soi, on l'avoue certes, il a du moins l'avantage de n'être tourné que vers la pratique. Reste donc à pratiquer la vertu dont la ratiocinatio ou méditation nous a démontré l'excellence; reste la pratique effective. Mais quoi de plus simple ! L'homme est si bien fait, animal si raisonnable ! La « conclusion pratique » déclanche en nous ces opérations de la volonté qui sont la « pratique » même. Praxis vero est ipsa voluntatis operatio per affectas et motus. Affections, désirs, volitions, ou résolutions, qui se forment nécessairement en nous, qui explosent, si l'on peut dire, dès qu'a été perçue l'évidence de la conclusion pratique, qua excitati compunctionis et devotionis affectus in oratione erumpunt (1). C'est là tout le mécanisme de l'oraison « pratique ». Franchement, que peut-on imaginer de plus formel, de plus clair? Reste néanmoins un léger scrupule, ou plutôt une stupeur. Si c'est là une description exacte de la prière, que peuvent bien valoir les louanges que, par ailleurs, on ne ménage pas à la prière stérile des chartreux et des carmélites, à celle, veux-je dire, qui, négligeant si fâcheusement de nous conduire par le discours à des « conclusions pratiques », nous rend, d'après vous, toute praxis impossible. Maria pejorem partem elegit.

Eh bien ! non ! Cela ne tient pas du tout. Remarquez d'abord qu'il y a là un peu de poudre aux yeux. A qui fera-t-on croire qu'un religieux, même d'intelligence médiocre, ait besoin de tant raisonner pour souscrire enfin à ces quelques « conclusions pratiques », où se résume tout le programme de la vie parfaite. S'il ignorait qu'il doit se vaincre, serait-il là, dans une cellule, de 4 à 5 heures du matin, à genoux, grelottant, se raidissant contre le sommeil

 

(1) Le Gandier, II, pp. 164. 169.

 

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qui l'appelle ? Direz-vous que, sur le détail, sur les excellences particulières de chaque vertu, il a encore beaucoup à apprendre? Eh ! que fait-il donc tout le reste de la journée? N'a-t-il pas sous la main d'excellents livres ascétiques? Ne le forme-t-on pas à l'examen de conscience ? Et, pour qu'à la théorie s'ajoute la pratique, la vraie praxis operativa, le règlement ne lui impose-t-il pas mille exercices d'ascèse, plus mortifiants les uns que les autres? A lire ces panégyriques de la « méditation pratique », on croirait que la science de la perfection est une véritable casuistique, et tellement subtile qu'aux douze ou quinze heures quotidiennes d'initiation, il faut encore ajouter le peu de temps réservé à la prière.

Avec cela, je vois moins encore ce que présente de proprement religieux, cet effort spéculatif et volontaire vers la vertu. En quoi serait-il prière, au sens normal de ce mot? Je sais bien que, soit avant, soit pendant cette série d'opérations, on invoque le secours divin. C'est bien là une prière, mais concomitante et, si je peux dire, adventice, distincte du raisonnement lui-même et des résolutions qu'il déchaîne (erumpunt). Et nous voici donc, sauf quelques interruptions clairsemées, et qui doivent l'être, sous peine de fausser ou de ralentir les ressorts de « l'oraison pratique », nous voici dans le naturel jusqu'au cou. Avant de se mettre à ses équations, un algébriste dévot, offre ce travail à Dieu; s'iI y pense, il renouvellera cette intention entre deux problèmes, mais enfin, aux prises avec ses calculs, il se gouverne exactement comme ferait un algébriste incrédule. Marc-Aurèle, exactement comme le P. Le Gaudier, veut qu'on se gouverne dans la recherche active de la perfection.

Aussi bien, n'avons-nous pas déjà montré que, de quelque nom qu'on l'appelle, -ascèse, selon nous; prière, selon vous; - ces opérations ne méritaient pas la louange qu'on leur prodigue d'être « pratiques », effectivement efficaces. Ces raisonnements, ces mouvements affectifs, ces volitions sont orientés

 

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vers la pratique : ad praxim referuntur; ils ne sont pas, ils ne peuvent pas être cette pratique elle-même ; ils veulent faire, ils ne font pas. Apprendre par coeur le guide Joanne, retenir une cabine dans le prochain bateau, faire enregistrer les bagages, aller même jusqu'au milieu de la passerelle, en aucune langue du monde cela ne s'appelle voyager. Juste ciel, que de complications, que de détours inutiles ! Préludes, applications des puissances, discernement des esprits, etc., etc. : tout cela pour méditer sur l'excellence du zèle, et s'entraîner à la pratique de l'apostolat. Laissez donc ces exercices velléitaires ; quittez votre prie-dieu et courez à votre table pour y préparer un sermon, ou à l'hôpital pour soigner des malades. Des actes, des actes, disent-ils et non des paroles ! Comme si la vraie prière n'était pas un acte, le plus vertueux des actes et le plus immédiatement pratique; l'amour, non pas qui se promet d'agir, mais qui agit d'ores et déjà ; amour présent et non pas futur ; une adhésion formelle et nécessairement efficace et sanctifiante à la force de Dieu, présente en nous par la grâce.

Je l'ai dit cent fois, mais je ne le répéterai jamais trop : leur protôn pseudos est de ne pas faire état de la grâce sanctifiante, ou bien et, après tout, cela revient au même, de regarder cette grâce comme le privilège exclusif de quelques contemplatifs sublimes (1). Qu'on en juge sur cette page vraiment prodigieuse que j'emprunte, non pas à un pur ascéticiste, non pas même au P. Rodriguez, mais à un jésuite d'extrême droite, le P. André Baïole, mystique éminent lui-même, obsédé toutefois, comme tant d'autres, par la phobie de l'illuminisme. Dans la dernière partie de son livre, où il traite uniquement de la haute contemplation, nous devons, écrit-il,

 

suivre le mouvement de Dieu et coopérer à son esprit.

 

(1) Ils peuvent écrire de longs chapitres sur l'omniprésence de Dieu sans une seule allusion à cette présence particulière de la grâce; cf. le P. A. Baïole. De la Vie intérieure, Paris, 1649, pp. 459-483. Tout ce qu'il dit de l'omniprésence, un vrai philosophe, qui n'aurait pas la moindre idée du christianisme, le dirait tout comme lui.

 

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Eh quoi ! pour « coopérer à l'esprit » de Dieu, devons-nous attendre d'être en extase?

 

Le principal consiste en ce que l'âme se tienne dans une attention amoureuse vers sa Majesté, agréant tout ce qu'elle fait en elle, se soumettant à tous ses attraits, avec plaisir, et suivant doucement la conduite du Saint-Esprit ; ce sont les actes de l'entendement et de la volonté qu'elle contribue, non pas comme de soi-même, mais comme mue de l'Esprit de Dieu, qui est en elle, et qui fait par elle tout ce qui lui plaît.

 

Excellente description de tout ce qui est. vraiment prière dans un exercice de prière;

 

et c'est ainsi que l'homme arrive à un état de perfection admirable et sublime, lorsqu'il a Dieu pour principe, non seulement de son être, mais aussi de ses opérations qui sont comme un second être....

 

Eh bien ! et nous qui n'avons pas d'extases, Dieu ne serait-il pas également le principe de notre être et de nos opérations chrétiennes ?

 

Or, comme Dieu est la source de ses opérations, l'homme aussi a l'honneur d'être l'organe et l'instrument de Dieu, agissant à mesure que sa puissante main le fait agir. Instrument, dis-je, non pas mort et immobile, mais vivant et animé, qui concourt volontairement et librement avec Dieu, comme avec sa cause principale. Toute cette doctrine quelque subtile et extraordinaire qu'elle paraisse, se trouve dans la sainte Ecriture.

 

Subtile ou non, elle est vraie de tous les hommes, et deux fois vraie de tous les chrétiens en état de grâce.

 

Vous êtes morts, dit le grand saint Paul, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu.

 

A merveille! Il va montrer que la doctrine mystique la plus haute jaillit, pour ainsi parler, de ces paroles. Mais celles-ci, pourquoi ne seraient-elles pas également bien la charte de toute prière, saint Paul n'ayant rien dit d'où l'on puisse conclure que seule la vie des extatiques était cachée avec Jésus-Christ en Dieu?

 

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L'âme contemplative, dans les entretiens qu'elle a avec Dieu ne doit pas agir de soi-même, ni se remuer, non plus qu'un mort; et avec cela, elle doit vivre d'une vie divine, cachée en Dieu... « Je vis..., mais ce n'est plus moi, c'est Jésus-Christ qui vit en moi. » Saint Paul ne vivait plus, parce qu'il n'agissait pas comme de lui-même  ; et néanmoins il vivait, mais d'une vie dont Jésus-Christ était le principe.

 

Fort bien, mais cela est encore vrai de n'importe quel chrétien en état de grâce. Dès qu'il prie, non seulement il « ne doit pas », mais encore il ne peut pas agir de lui-même . Dans la prière la plus chétive, comme dans la plus extraordinaire, Dieu reste l'agent principal. De l'une à l'autre, mille degrés sans doute; le vrai contemplatif adhère plus longuement que nous et avec plus d'intensité à cette mort et à cette vie ; mais enfin c'est par une adhérence de ce genre, plus ou moins explicite, plus ou moins durable, que toute prière est prière.

Et le voici comme épouvanté de son audace ! Ayant ainsi bravement affirmé le dogme de la grâce sanctifiante, il se demande si on ne va pas croire qu'il délire.

 

Que si quelqu'un trouvait étrange que Dieu soit le principe de nos opérations surnaturelles...

 

Je vous avais promis des étrangetés, avouez que j'ai tenu ma promesse ;

 

je le prie de lire

 

Qui donc ? Hermès Trismegiste? Non,

 

le chapitre huitième de l'Epître... aux Romains, et il apprendra « que le Saint-Esprit habite en nous..., qu'il nous enseigne à prier Dieu.., qu'il dresse nos oraisons..., qu'il nous fait demander à Dieu nos nécessités par des gémissements ineffables » et autres termes semblables, qui montrent que le Saint-Esprit agit et opère surnaturellement en nous... ;

 

et il conclut, fidèle à son invraisemblable paradoxe : « Plaise à Dieu de nous élever à ce degré d'oraison (1)». D'où il suit

 

(1) Baïole, op. cit., pp. 533-536.

 

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nécessairement qu'il y a deux sortes de prière et foncièrement différentes, l'une, la haute contemplation, où « le Saint-Esprit agit et opère surnaturellement en nous », l'autre, commune à tous les chrétiens, quasi toute naturelle d'ailleurs, puisque le Saint-Esprit n'y a point de part. Pauvre « prière commune », ainsi vidée de son contenu essentiel. Nous avons montré qu'elle n'était pas « pratique »; voici maintenant qu'on nous la montre incapable de prier. C'est là, en deux mots, où nous mène la philosophie de l’asccéticisme.

Malgré les fâcheuses concessions - distractions, ou plutôt contradictions - d'un contemplatif aussi décidé que le P. André Baïole, malgré les quelques vestiges d'ascéticisme qu'on relèverait aussi chez les mystiques français de la Compagnie au XVIIe siècle, telle n'est pas néanmoins la philosophie du P. Lallemant et de ses disciples. Depuis le volume que j'ai consacré à cette glorieuse école, on a essayé de réduire à quelques nuances insignifiantes l'opposition que j'avais marquée entre les deux courants spirituels qui divisent les fils d'Ignace. Il y a dans ce vaillant effort de réfutation, qu'on me permette de le dire, à ma manière rustique, une part de naïveté (1). Ce qui paraît avoir le plus ému

 

(1) Essai de théologie mystique comparée, Le P. Louis Lallemant et les grands spirituels de son temps, par le P. Aloys Pottier, S. J., t. I, Paris, 19.27. Le tome II a paru, je crois, récemment. Un troisième le suivra. Le tome I, le seul dont j'ai essayé de prendre connaissance, m'a tellement stupéfait, dès ses premières pages, que je n'ai pas cru nécessaire d'aller plus avant. Vita brevis. Liriez-vous jusqu'au bout 43o pages qui auraient pour objet de montrer qu'il n'y a jamais eu de difficultés entre la France et l'Angleterre ? Nous ne pouvons rien contre les faits éclatants. que je rappelle brièvement dans le présent volume. Le moyen de réconcilier la philosophie de Balthazar Alvarez et celle de Mercurian? Le moyen de ne pas reconnaître dans la philosophie de Lallemant, celle d'Alvarez? Autre évidence, non moins fulgurante et qui échappe néanmoins au R P. Pottier. Comme nous l'avons déjà dit (Métaphysique des Saints, I, p. 38), il exalte avec le plus vif enthousiasme la thèse de M. Vincent, où est proclamée la primauté de l' « ascétisme moral s, sur «l'ascétisme de religion ». C'est son droit, certes, mais comment ne voit-il pas qu'entre cette doctrine et celle du P. Lallemant, il faut choisir? Si M. Vincent a raison, Lallemant n'est plus qu'un illuminé. Entre Lallemant, Rodriguez et M. Vincent, tout au plus quelques nuances; entre Lallemant et Bérulle, un abîme : telle serait, si j'ai bien compris, ]a pensée directrice de l'ouvrage, et je ne crois vraiment pas qu'il soit nécessaire de discuter longuement un tel paradoxe. Mais il y aura là, j'espère, des vues de détail intéressantes et de beaux documenta dont, chemin faisant, nous ferons notre profit.

 

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mon très distingué et courtois contradicteur, le R. P. Pottier, est que j'aie osé ranger ou sous la bannière ou tout aux côtés de Bérulle, les Lallemant, les Rigoleuc, les Guilloré, les Saint-Jure, et autres gloires mystiques de la Compagnie de Jésus. Quae conventio! «Jésuites bérulliens », cette rencontre de mots lui fait de la peine. Pour moi. je ne la trouve pas offensante, et d'autant moins que de nouvelles réflexions m'ont permis d'établir une identité profonde entre François de Sales et Bérulle, considérés comme philosophes de la prière. Au surplus, je ne parlais pas tout à fait à la légère. Je savais qu'autour du P. Lallemant, on admirait beaucoup M. de Bérulle ; je retrouvais, chez plusieurs de ces jésuites, le lexique un peu spécial de l'école oratorienne ; et que, de l'autre côté, la spiritualité de Bérulle avait été assez mal accueillie. Mieux encore, je croyais constater que le P. Saint-Jure, du jour où il eut pris contact avec l'école oratorienne, en la personne de M. de Renty, insistait plus qu'il ne faisait jadis sur les principes fondamentaux de cette école. Simple pionnier, et dans l'impossibilité absolue d'approfondir les mille sujets que j'effleure, j'appelais, du reste, sur ce point particulier l'attention des vrais savants. Mais enfin, à ces questions de sources, qui amusent ma curiosité, je n'attache qu'une importance très secondaire. Eh ! n'ai-je pas assez répété que l'originalité principale de Bérulle était de remonter à la tradition pré-ignatienne, à la philosophie traditionnelle de la prière - bénédictine, franciscaine, dominicaine - et jusqu'à la doctrine même de saint Paul et de saint Jean, maîtres beaucoup plus anciens, en effet, que le fondateur de l'Oratoire. Après quoi, venant à la seule question qui soit digne de nous intéresser, lui et moi, le P. Pottier affirme qu'à bien prendre Ies choses tous les spirituels jésuites pensent de même sur l'oraison, tous unanimes et qui plus est, contre Bérulle. Singulière unanimité ! Elle se traduit en effet par une lutte perpétuelle souvent très vive, qui durera pendant tous les XVIIe et XVIIIe siècles, et qui ne s'apaisera au XIXe siècle que par l'extermination quasi totale des mystiques.

 

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Non, en vérité, je renonce à comprendre que l'on mette en doute des faits aussi palpables, aussi éclatants, ou que l'on se flatte d'en atténuer l'importance, aujourd'hui surtout que mille documents inédits, sortant de leurs oubliettes, ajoutent des précisions nouvelles aux indiscutables certitudes que déjà nous possédions. Grâce à ces inédits, on a déjà constaté la résistance impitoyable que rencontra chez

nombre de jésuites espagnols et chez le général lui-même la spiritualité de Balthazar Alvarez. Puisqu'il le faut, reste à montrer aussi, mais plus brièvement, que les héritiers directs du P. Balthazar ont été accueillis exactement de la même manière par les jésuites français du XVIIe siècle ; confiance enthousiaste du côté des happy few : répugnance instinctive de l'autre, et opposition invincible.

Laissons parler le R. P. Cavaliers, lui-même ascéticiste à ses heures. Nous lui devons une édition critique des lettres du P. Surin, où pullulent les inédits les plus friands.

 

C'est (à Rouen), écrit-il, sous la direction du maître incomparable qu'était le P. Louis Lallemant, que Surin acheva sa formation spirituelle, et s'y confirma dans cette spiritualité un peu particulière,

 

cet « un peu » ne se trouve pas dans les documents,

 

suspecte à certains de ses confrères,

 

les documents souffleraient plutôt « plusieurs »,

 

et qui est si étroitement apparentée,

 

n'en déplaise au R. P. Pottier,

 

à la spiritualité bérullienne, tout en gardant sa physionomie propre et ses attaches très étroites avec les Exercices,

 

comme je l'ai tant de fois rappelé moi-même. Aussi bien va-t-il de soi que, des deux côtés de la barricade, on se réclame de saint Ignace.

 

Il y a dans la correspondance du P. Général Vitelleschi, de

 

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1634 à 1639, avec la province d'Aquitaine, nombre de passages ou de lettres entières sur le P. Surin et sa doctrine. Cette province était alors le foyer d'une agitation motivée par ce qu'on appelait la spiritualité nouvelle, dont Surin était, par ses enseignements aussi bien que par ses exemples, l'un ,des promoteurs les plus en vue et les plus entreprenants. De nombreuses plaintes arrivaient à Rome à ce sujet, d'autant plus vives que les Provinciaux, Bohyre d'abord, puis Barthélémy Jacquinot, favorisaient ouvertement ces tendances mystiques, où les adversaires voyaient une déviation du véritable esprit de la Compagnie de Jésus...

(Cette correspondance explique) les critiques très vives que Surin fait souvent entendre, dans ses lettres et dans ses livres, contre les adversaires de sa doctrine, ceux qu'il appelle « les philosophes » (1).

 

Si le P. Pottier les juge unanimes, c'est manifestement qu'il ne donne pas aux mots le sens qu'on leur donne d'ordinaire, ou bien vent-il dire qu'au plus aigu de ces conflits, la charité reste sauve. Le Général, en tout cas, ne partage pas cet optimisme. Ses lettres sont fort belles. Il s'y montre beaucoup moins précipité, obstiné, cassant, que les juges d'Alvarez. Il écoute anxieusement toutes les cloches. Il ne croit pas le P. Surin et les autres capables des absurdités que leur prêtent des adversaires, encore plus saugrenus que venimeux. Nous avons le mémoire d'un de ces délateurs (2). Melchior Cano lui-même l'eût jugé un peu excessif. Vitelleschi, dont, pour le dire en passant, le latin ne manque pas de saveur, se renseigne avec une patience inaltérable. Un peu d'humeur parfois, jamais de colère. Parfaitement sage, il a tenté, d'ailleurs en vain, l'impossible, pour mettre fin aux extravagances de Loudun et sur la question qui présentement nous

 

(1) Lettres spirituelles du P. Jean-Joseph Surin, Toulouse, 1926, 1, pp. 276, 277, 291.

(2) Cavallera, op. cit., pp. 298-304.

(3) Je recommande à tous ceux qu'intéressent les « diableries » de Loudun, l'appendice II du P. Cavallera : La correspondance du P. Vitelieschi... au sujet du P. Surin et de ses doctrines » (pp. 291.298). C'est un document de premier ordre et qui, écrit le P. Cavallera, permet de répondre « à la question posée... récemment par M. Bremond sur l'attitude prise par les supérieurs majeurs à l'égard de l'affaire de Loudun » (p. 281). Comment, ai-je dû dire, comment a-t-on pu confier, d'abord, continuer ensuite, au malade qu'était déjà le P. Surin, un ministère qui achèverait de le détraquer? Si les supérieurs immédiats n'ont saisi ni le ridicule ni les multiples dangers d'une telle aventure, comment le Général ne les a-t-il pas rappeler à la raison? - Réponse : Eh ! c'est bien ce qu'il a essayé, mais « en dépit de ses lamentations répétées sur cette malheureuse situation, il ne parvenait pas à faire triompher sa manière de voir » (ib., pp. 281-282).

 

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occupe, harcelé des deux côtés, et, bon gré, mal gré, assez perplexe, il évitera jusqu'au bout de couper les ponts, comme avait fait, avec tant d'intrépidité, son prédécesseur Mercurian. Mais enfin, c'est bien chez lui la même phobie, que nous avons tant de fois décrite. La spiritualité de Surin lui paraît nouvelle, peu sûre, contraire, sans aucune espèce de doute, à l'esprit d'Ignace : non sat tritam ac tutam, CERTE NON NOSTRAM. Aussi hésitera-t-il longtemps avant de permettre au P. Surin de faire ses voeux de profès. Non pas, du tout, qu'il le tînt pour un religieux médiocre, remarque fort justement le P. Cavallera. « La cause n'en était pas un manque de vertu. Sans doute, son caractère offrait plus d'une bizarrerie,... même avant son séjour à Loudun,... mais personne, semble-t-il, ne contestait sa haute valeur morale. Ce qui était en cause était uniquement sa doctrine spirituelle - la doctrine d'Alvarez et de Lallemant - que l'on trouvait peu conforme à la tradition de la Compagnie, son penchant excessif pour les faveurs extraordinaires - c'est par là que Surin se rapprocherait d'Alvarez et se distinguerait de Lallemant - et pour la passivité dans la vie intérieure. D'autres autour de lui, et peut-être aussi à cause de lui, étaient l'objet des mêmes plaintes; le P. Bastide, le P. d'Attichy... On voulait voir où cela irait et quels fruits porterait cette nouvelle spiritualité. Reconnaissant enfin pleinement les excellentes dispositions et la vertu éminente de Surin », Vitellesehi l'admettra sans doute à la profession, mais en exigeant une fois de plus qu'il revienne à la voie de la « prière pratique ». Cette piété « solide », où un jésuite doit tendre pour lui-même et qu'il doit enseigner aux autres, les règles, les Exercices l'ont assez clairement définie. Ne laissons pas pénétrer dans la Compagnie une spiritualité « singulière », qui bouleverse

 

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notre communem... agendi morem, et qui ne produit que très rarement des fruits de salut (quæ bonos exitus habent rarissimos). « Que désormais donc Votre Révérence suive la voie royale, soit dans ses actes, soit dans ses propos: Quæso R. V. in posterum non agendo modo, sed loquendo viam regiam sectetur (1). » Au moins dans la forme, ce n'est là qu'une prière - quæso -, plus humaine sans doute, moins dictatoriale que l'ordre formel de Mercurian, et qui laisse la voie plus ou moins ouverte à un futur et muet concordat entre les deux partis en présence; mais l'intention de Vitelleschi n'en est pas moins identique à celle de Mercurian, et elle se fonde sur une philosophie toute semblable de la prière. Au lecteur de voir si de tels documents, de tels faits laissent une ombre d'apparence à la thèse du R. P. Pottier.

Qu'y a-t-il là, d'ailleurs, qui puisse nous consterner? Modicæ fidei. Notre pacifique débat autour de la définition métaphysique de la prière ne met en cause ni le prestige, ni l'originalité de la Compagnie : prestige qui se serait évanoui depuis longtemps si tous les jésuites se croyaient tenus de répéter sur tous les points la même leçon; originalité, qui survit sans effort à telles ou telles divergences doctrinales - philosophiques, théologiques, littéraires, spirituelles - parce qu'elle a ses vraies racines, non pas dans le cerveau, mais dans l'âme profonde. Un de leurs ennemis les plus cauteleux et les plus savants, l'ex-jésuite Mir, a cru leur porter un coup décisif, en affichant, textes en mains, les variations qu'ont subies, et que n'ont pas pu ne pas subir les

 

(1) Cavallera, op. cit., pp. 296-297. Moins saint peut-être et plus têtu que le P. Balthazar, ou, pour mieux dire, moins responsable de ses gestes, Surin n'a pas même essayé d'obéir à son général. Au contraire, il propagera de plus belle, et jusqu'au bout, la doctrine de Lallemant. Mieux encore, dans ses livres, qui, peut-être ne se publiaient que par contrebande, il n'épargnera guère ses contradicteurs. In hoc non laudo. Aussi douté-je fort qu'on le canonise jamais. Il parait bien néanmoins que les supérieurs se sont décidés de bonne heure à fermer les yeux, autorisant, au moins par leur silence, cette propagande. Les autres jésuites de l'école Lallemant n'ont pas dû être sérieusement inquiétés. Mais ceux-ci n'étaient aucunement liés par la lettre de Vitelleschi à Surin, document qu'ils ignoraient peut-être; et qu'en tout cas, les décrets plus solennels d'Aquaviva leur eussent permis d'éluder.

 

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premières « formules » officielles de l'Institut. Comme si le coeur même d'un Ordre religieux avait jamais pu tenir dans une formule, comme si l'on reprochait au chêne de ne pas ressembler au gland. Le triste livre de ce Mir ne mérite pas d'autre réponse (1). Quant aux trois volumes du P. Pottier que prouveront-ils, de leur côté, sinon que le gland est devenu chêne, puisque la doctrine spirituelle de l'école Lallemant parait aujourd'hui à son historien, non seulement si belle, mais encore si « pratique », Si bienfaisante et sanctifiante, qu'il ne veut même pas admettre que cette doctrine ait été jadis signe de contradiction entre les jésuites, ait été condamnée par plusieurs généraux comme « singulière », « stérile », dangereuse », contraire à l'esprit des Exercices, PEREGRINA et en un mot NON NOSTRA?

Eh! sur des problèmes de métaphysique pure, dont trois siècles de controverse nous ont rendu la discussion plus facile, mais si mal posés d'abord, rarement abordés de front, et d'ailleurs, si fâcheusement embrouillés de part et d'autre,

 

(1) Cf. une remarque toute semblable dans un article du R. P. Lavaud sur l'ouvrage de M. Baumann ; Mon frère le Dominicain. « Ces pages... disent l'ascension d'une âme aimante et généreuse, toute prise par la vie dominicaine. Si M. B. ne pénètre pas tout à fait jusqu'au fond, c'est que l'idée d'un grand Ordre demeure un mystère, et que.... toute vie religieuse, en ce qu'elle a de plus intime et de meilleur (j'ajouterais de plus original et spécifique), reste, même pour les proches les plus chers, qui n'ont pas fait semblable expérience un incommunicable secret. » Pour en revenir à mir, ceci est vrai du Souverain Pontife lui-même. On lui propose une formule, il l'approuve, mais cette formule n'a pu lui apprendre « l'incommunicable secret », de saint Dominique, de saint Ignace, l'âme de l'Ordre qui est en train de se fonder, et que les fondateurs eux-mêmes seraient bien empêchés de définir, pour la simple raison qu'une âme ne se définit pas. Aux yeux de Mir, l'affreux scandale de la Compagnie commençante est dans la résolution, très catégorique, prise par les premiers Pères, de corriger la formule, par eux proposée au Saint-Père, et sur laquelle se fonde l'autorisation de celui-ci. Cette formule, s'imaginerait il, par hasard, que c'est le pape qui l'a conçue et rédigée ? Non, c'est une ébauche, dressée par Ignace et les premiers Pères et, soit dans leur pensée, soit dans celle du Saint-Siège, manifestement provisoire, appelée à des retouches qui, d'ailleurs, devront être soumises à l'autorité suprême. « Ceux mêmes, continue le P. Lavaud, qui ont désiré le plus longtemps la vie religieuse (et qui en connaissent parfaitement la formule) découvrent quand enfin elle leur est donnée, que toutes choses, épreuves et joies, y sont d'une qualité qu'ils ne pressentaient pas. Et cela est bien ainsi » Vie spirituelle, décembre 1927. Je dirais que cela est bien sans doute, mais aussi que cela ne peut pas être autrement. C'est l'éternelle et indispensable différence entre connaître et réaliser.

 

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faut-il s'étonner que de bons esprits se soient longtemps partagés entre Alvarez et Mercurian, comme aussi bien l'humanité entière, au dire de Coleridge, entre Aristote et Platon? Façonnés par Ignace aux vertus héroïques, il est naturel au contraire que nombre de jésuites aient mis si fort l'accent sur l'ascèse, au détriment de la prière, oubliant, du reste, que la prière elle-même était ascèse, la plus héroïque et la plus pratique de toutes. Ayant pour mission - de combattre Luther, il est naturel qu'ils aient prêché, avec une force particulière, l'excellence et la nécessité des « oeuvres ». Humanistes presque tous et professeurs de grammaire ou de rhétorique, il est naturel que, d'un côté, ils aient été amenés à surnaturaliser le néo-stoïcisme de la Renaissance et, de l'autre, qu'ils aient appliqué d'instinct à la prière même les lois ou les recettes du « discours ». Le maître Pedro Martinez ne disait-il pas que « de même qu'Aristote réduisait les arts à une règle certaine, ainsi, dans les Exercices est condensée la manière de servir Jésus-Christ »? Louis de Grenade se moquait finement de ce travers.

 

Il y a quelques personnes, écrit-il, qui font une sorte d'art, avec toutes ces règles et documents, car il leur semble que, si celui qui apprend un métier deviendra bon artisan en se contentant d'observer les règles de son métier, de même celui qui gardera ces règles spirituelles atteindra aussitôt par leur moyen ce qu'il désire ; celui-là ne s'aperçoit pas que c'est un art de la grâce et qu'il attribue à des règles et artifices humains ce qui est purement don et miséricorde de Dieu.

 

« O mon Christ, s'écriait Lopez de Vega, ils me donnent des recettes pour apprendre à vous servir; mais personne ne m'enseigne aussi bien que de vous regarder sur la Croix ! (1)»

Et comme, d'ailleurs, les disciples d'Alvarez et de Lallemant n'arrivaient pas toujours à se définir eux-mêmes, il est naturel que leurs adversaires ne les aient pas compris davantage, ajoutant, de leur grâce, à la confusion initiale.

 

(1) Cf. Bernard, op. cit., p. 182.

 

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Surmenés par le travail apostolique, et, de ce chef, voués à une prière sèche et difficile, il est naturel qu'ils aient pris en grippe des spirituels qui parlaient de la vie intérieure, comme d'une Californie, terre promise où coulent le lait et le miel, où flambent partout des buissons ardents. Enfin il est naturel, quoique d'une logique par trop sommaire, que ces Français, chez qui prédominait le bon sens, voyant que les héros de Loudun appartenaient à l'école de Lallemant, aient fait peser sur la doctrine même de cette école, la honte et le danger de ces extravagances contagieuses.

Au surplus, la philosophie n'est pas l'histoire : elle se gouverne comme si tout écrivain, constamment d'accord avec lui-même, voulait dire tout ce qu'il dit. Mais, parmi les grands spirituels de la Compagnie, il en est sans doute fort peu qui ne se rallient pas par moments à la doctrine traditionnelle. Plusieurs se contredisent à chaque page (1), mystiques de tout leur élan profond, ascéticistes de tout leur esprit, la robe d'Esaü, les mains de Jacob. Si bien, que de Rodriguez lui-même, on ne saurait dire exactement ce qu'il pense (2).

Et puis, chez les jésuites, fort nombreux, qui acceptent, de propos délibéré ou à leur insu, d'identifier prière et ascèse, que d'atténuations, que de capitulations, sages et bienfaisantes, quand ils en viennent à la pratique, retours plus ou moins involontaires à la doctrine d'Alvarez et de Lallemant. La théorie est une chose, la direction en est une autre; la première est commandée par des principes, lesquels ne sont parfois que des préjugés, la seconde par la vie réelle, autant dire par l'attrait, la grâce même de chaque âme particulière. Or il y a pour tout jésuite quelque chose de plus sacré que l'agendo contra des Exercices, et c'est le respect souverain des droits de Dieu sur les créatures. Saint Ignace ne s'est pas décidé sans regret à prescrire des

 

(1) Ainsi tous ils admettent le Pur amour, comme nous le montrerons dans un prochain volume,

(2) Contradiction avouée de plusieurs, mais qui s'explique peut-être aisément, s'il est vrai, comme je crois l'avoir lu, que Rodriguez, semblable en cela au P. Quesnel, mettait à profit les notes spirituelles de divers maîtres.

 

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règles à ses disciples; il eût préféré les abandonner tous aux inspirations divines. A combien plus forte raison, quand il ne s'agit plus que de la rencontre entre Dieu et l'homme, dans la prière. Sibi et Deo relinquatur. L'ascéticisme aura beau faire; il ne rongera pas le granit de ces quatre mots. Dans les sermons, dans les livres, on exalte la « méthode militaire », mais dès qu'on en vient à la conduite des âmes, ce militarisme s'attendrit, souvent même  il se renie. Farouches à dénoncer l'illusion mystique sous toutes ses formes, même embryonnaires; prompts à la soupçonner parfois où elle n'est pas; ils sont plus prompts encore à rassurer les inquiétudes que font naître ces directions soi-disant « pratiques », et ces anathèmes; plus prompts à dire à telle et à telle âme : cela n'a pas été écrit pour vous. Si bien que, si l'on pouvait faire l'addition, on verrait que cela n'a été écrit pour personne. Ainsi Bossuet, concédant des deux mains à Mme de La Maisonfort tout ce qu'il a refusé à Fénelon.

 

 

 

 

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