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[ APPENDICE]

CHAPITRE PREMIER : LES COMMENCEMENTS DE LA RÉACTION ASCÉTICISTE DANS LA COMPAGNIE (1).

 

Saint Ignace et la prière. - Aucune ambition doctrinale dans les Exercices. - Ignace novateur à son insu. - Nadal et la liberté de la prière. - Les premiers spirituels de la Compagnie ne se réclament pas des Exercices. - Les Exercices menacés. - Extrême droite et extrême gauche.

 

La solution principale - car le problème est d'une complexité infinie - nous sera suggérée, je crois, par les réflexes impérieux, à peine raisonnés, qu'aura déclanchés, dans l'âme collective de la Compagnie parvenue à sa crise de croissance, l'instinct de conservation. Il est plus facile et plus important de prier que de spéculer sur l'essence de la prière, à quoi saint Ignace ne pensa jamais. Il avait certes conscience d'apporter au monde spirituel quelque chose de nouveau; une mystique de l'élection, un manuel d'héroïsme ou de chevalerie chrétienne, quelques recettes, simples, pratiques, empiriques, par où, comme le dit le titre même des Exercices, l'homme apprendrait « à se vaincre soi-même, et à ordonner sa vie, sans obéir à aucune affection désordonnée ». Son livre est comme une invitation à l'aventure, à une aventure laborieuse, d'ailleurs, mortifiante par définition, et à laquelle on ne se décidera que si l'on arrive d'abord à se persuader qu'elle est parfaitement raisonnable. D'où la nécessité de réfléchir, de peser le pour

 

(1) Je n'avais pas à faire ici une étude critique des Exercices. Qu'on me permette de renvoyer sur ce point à l'étude qui précède la traduction des Exercices qui paraîtra prochainement dans la série du « Livre catholique » (Crès).

 

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et le contre, la fin et les moyens, de s'examiner, en un mot de méditer; d'où les quelques indications qui façonneront les exercitants novices à exercer leurs puissances méditatives. Avec cela, comme le secours divin est indispensable, il faudra le demander; commencer et finir chaque exercice par la prière. Mais encore, cette prière, qu'est-elle en soi; quels en sont les divers mécanismes naturels et surnaturels? Dans la hiérarchie des valeurs spirituelles, quelle est sa place? Nobles questions, mais que l'auteur des Exercices n'avait pas à se poser. Qui se les posait, d'ailleurs, en ce temps-là? On admettait implicitement, on vivait l'unique réponse qu'elles comportent. Pour saint Ignace, la prière est ce qu'elle est, ce qu'elle a toujours été; cela lui suffit. S'il avait pu lire prophétiquement ce que dira plus tard de lui un de ses fils, le P. Watrigant, à savoir qu'on trouve dans les Exercices, « comme un enseignement primaire, secondaire et supérieur de l'oraison », il n'en aurait pas cru ses yeux (1). Pour mieux dire, il n'aurait même pas compris le sens de ces mots. Encore plus stupéfait, voire scandalisé, s'il avait également deviné qu'un jour viendrait où on lui prêterait le fantastique dessein de modifier profondément, de « révolutionner » la théologie traditionnelle de la prière. Et cependant, ni M. Vincent, ni le P. Watrigant, ni les autres ascéticistes ne parlent en l'air. La révolution qu'ils célèbrent n'est pas un mythe, et nul peut-être, comme ils le veulent encore, n'y aura travaillé plus efficacement que certains disciples d'Ignace. C'est là précisément le prodigieux phénomène qui nous intéresse. Il aurait pu ne pas se produire, mais l'histoire de la Compagnie commençante nous aide à comprendre comment il s'est en effet produit. Je n'entends pas dire par là que les chefs de ce grand Ordre se soient un beau matin mis d'accord, pour imprimer une direction nouvelle au monde spirituel et pour inventer à leur propre usage une prière inconnue de l'antiquité,  l’« oratio nostra », qu'exalte le

 

(1) Des méthodes d'oraison... Bibliot. des Exercices, fasc. 45, p. 7.

 

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P. Gapliardi (1); « l'oraison pratique » dont les ascéticistes contemporains vantent l'excellence. Mais on s'explique fort bien, et sans la moindre horreur, que certaines circonstances, que certains dangers pressants et qui menaçaient l'existence même ou l'intégrité de la Compagnie, les aient amenés à prendre telles ou telles mesures, plus immédiatement pratiques sans doute que doctrinales, grosses néanmoins, si l'on peut dire, d'une philosophie proprement nouvelle.

Le mouvement dont je parle s'ébauche peut-être imperceptiblement du vivant même de saint Ignace et de ses deux premiers successeurs Laynes et François de Borgia ; mais il n'éclate, il ne s'organise, et ne paraît triompher que sous le gouvernement d'Everard Mercurian, quatrième général de l'Ordre. Résumons-le, aussi brièvement que possible, et cependant sans trop nous presser, car c'est ici un événement de première importance dans l'histoire des doctrines spirituelles.

Un des traits caractéristiques de saint Ignace est le respect absolu des droits de Dieu sur les âmes. Si ami du détail, si minutieux même - et à un point qui parfois nous étonne - dans ses prescriptions ascétiques, il ne s'ingère jamais dans la zone sacrée (2). Le pas franchi, l'élection amorcée, il veut que le directeur s'efface et qu'il abandonne son disciple à la conduite du Saint-Esprit (3). Cela est si vrai qu'une

 

(1) Cf. Watrigant, op. cit., pp, 44-45. Gagliardi, mort en 16o7, est un des commentateurs les plus autorisés, et d'ailleurs, les plus excellents des Exercices.

(2) « L'idéalisme de Don Quichotte, dit à ce propos le R. P. Cavallera, et le pragmatisme (?) de Sancho-Pança... II a su allier à un degré surprenant le soin des idées élevées... et celui du détail,... de la détermination précise et minutieuse des démarches à faire en vue de tel ou tel but particulier à atteindre... On se demande parfois comment le même homme a pu s'intéresser si fort à des minuties et d'autre part s'inspirer de vues si grandioses. » R. A. M. Oct. 1922, pp. 367, 368. Le R. P. serait moins surpris, s'il distinguait comme nous les deux plans : ascèse et prière. Quand il s'agit de provoquer, d'entretenir et de régler l'effort ascétique, rien n'est trop menu aux yeux d'Ignace. C'est là proprement le terrain qui appartient aux méthodes. Pour la prière, comme elle est l'affaire de Dieu plus que la nôtre, une seule règle et grandiose lui paraît suffire : Sibi et Deo relinquatur.

(3) Ceci est particulièrement remarquable dans les lettres d'Ignace à François de Borgia. II lui répète constamment: Faites ce que Dieu vous imposera. Vie de saint François de Borgia, par le P. Suau, passim.

 

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des premières critiques - d'ailleurs stupides - que l'on fit aux Exercices était précisément d'ouvrir un trop large et trop continuel crédit aux inspirations divines (1). On n'a pas encore étudié comme il le faudrait la spiritualité des premiers jésuites, mais le peu que nous savons là-dessus montre assez qu'Ignace ne songeait aucunement, soit à réglementer leur prière, soit à la maintenir dans le cadre des Exercices. Qu'on en juge sur ces directions « d'un grand libéralisme »,

proposées par le P. Nadal, l'intime confident, la main droite du fondateur (2).

 

Les supérieurs et pères spirituels doivent user de cette modération que nous savons avoir été familière à notre P. Ignace, et qui est propre à l'Institut de la Compagnie, à savoir : s'ils jugent dans le Seigneur que quelqu'un progresse, en fait d'oraison, dans le bon esprit, qu'ils ne lui imposent rien, qu'ils ne le reprennent pas.

 

Suivent ou précèdent d'autres indications qui ne laissent aucun doute sur la doctrine libératrice de Nadal. Je ne puis la suivre plus en détail, mais il me suffira de dire qu'entre lui et nos maîtres du présent volume, je ne saisis pas de différence appréciable. Aussi bien le caractère nettement mystique de sa direction est-il si manifeste que, sous le généralat de Mercurian, lorsque la réaction ascéticiste aura le dessus, les textes de Nadal ne seront plus admis à figurer, parmi les commentaires officiels des Constitutions, que vigoureusement expurgés, et, si j'ose dire, démysticisés (3).

 

(1) Cf. le P. Brou, à propos des censures du dominicain Pédroque. « Quand il est dit au directeur de ne pas pousser le retraitant vers la pauvreté volontaire, mais de le laisser chercher et trouver la volonté de Dieu, Pédroque s'indigne : « Proposition téméraire, scandaleuse, hérétique... C'est vouloir tout attendre des illuminations divines... » Brou, Les Exercices..., 1922, PP. 75-76.

(2) « Des grands religieux qui entourèrent saint Ignace,... aucun n'exerça peut-être sur son Ordre, une action plus étendue et plus profonde que le P. Jérome Nadal. » Seau, Histoire de saint François de Borgia. Paris, 1gbo, p. 281.

(3) Cf. H. Bernard, Essai historique sur les Exercices spirituels de saint Ignace. Louvain, 1926, pp. 176-177. « Ce passage, dit-il (le plus significatif de tous) a été supprimé des Annotations classiques de Nadal sur l'Institut de la Compagnie, par ordre de Mercurian. » « Encore une fois, poursuit le P. Bernard, les successeurs de Nadal devront restreindre ces libertés. » Oui, sans doute, s'ils veulent rester dans la logique de leurs propres principes. Mais il n'est pas évident du tout que ces principes eux-mêmes soient conformes à la philosophie implicite des Exercices. C'est là tout le problème. Je dois, au reste, avouer que j'ai beaucoup de peine à suivre la pensée bondissante de ce jeune historien. Approuve-t-il le revirement ascéticiste, ou le juge-t-il regrettable ? Je n'en sais trop rien, mais toujours est-il qu'il nous le rend comme palpable, et avec une dextérité critique de premier ordre. Il dit, par exemple, que Nadal, lorsqu'il veut définir l'oraison de la Compagnie, ne fait état ni de « la méthode des trois puissances », ni de « n'importe quel autre des modes enseignés par Ignace ». En somme, Nadal ne prévoit d'autre danger que « celui de s'attarder aux consolations », - et ce n'est pas de ce côté-là que penchent nos mystiques, - ou encore de consacrer aux exercices formels de prière plus de temps que la règle ne le permet. Restriction qui va de soi, la règle n'étant pas autre chose pour un religieux que la manifestation de la volonté divine; la prière, pas autre chose qu'une adhésion à cette même volonté. Avec nos maîtres du présent volume, Nadal prend volontiers pour centre de perspective l'Evangile de saint Jean, au lieu que, dit encore le P. Bernard, « les Exercices s'inspirent surtout des... Synoptiques ».

 

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Il se peut d'ailleurs que, passé l'enthousiasme reconnaissant des débuts, l'estime que la Compagnie faisait alors des Exercices ait été en raison inverse de leur succès initial (1). J'entends l'estime pratique. Cet admirable livre leur avait mis, si l'on peut dire, le pied à l'étrier. Une fois partis, et de quelle vitesse! ils l'oubliaient ou le négligeaient quelque peu. Il leur avait ouvert un monde nouveau. Deux mondes plutôt : celui de la vie intérieure, celui de l'apostolat. Quand on songe au développement vertigineux d'un Ordre qui, au bout de vingt ans d'existence, dominait déjà dans tous les domaines - théologiens, prédicateurs, humanistes, diplomates..., - on comprend non seulement qu'ils n'aient eu ni le temps ni le souci de beaucoup réfléchir sur la différence entre l'ascèse et la prière, mais encore que plusieurs se soient gouvernés comme si la contemplation avait

 

 

(1) Il est extrêmement difficile de se mettre aujourd'hui sur ce point dans l'état d'esprit des premières générations. A quelques exceptions près, ce petit livre n'était pas mors ce qu'il est devenu, grâce notamment à l'intense propagande du P. Roothaan, pour les jésuites des XIXe et XXe siècles. Ponlevoy, Ravignan, Olivaint, Watrigant, tant d'autres. Chez les jésuites des XVIIe et XVIIIe siècles, on rencontre rarement cette dévotion absorbante, presque exclusive. Que de fois, lisant ces vieux textes, j'ai été déconcerté de ne pas voir enfin venir cette mention, ce rappel des Exercices que j'attendais, qui s'imposerait aujourd'hui, Chose curieuse, quoique naturelle, ce sont les mystiques de l'école Lallemant qui auront le plus fait, chez nous, pour maintenir le culte des Exercices.

 

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moins de prix que l'action. Inversement, on s'explique aussi - et sur ce point les preuves abondent - que les meilleurs, les plus fervents, moins fascinés par la séduction du « faire », aient vite dépassé les premières étapes, semi-ascétiques, de la vie spirituelle, laissant bien loin derrière eux les méthodes élémentaires qui leur avaient donné le premier élan. Sans faire état des grâces extraordinaires, des extases proprement dites, dont nombre d'entre eux étaient favorisés, à qui fera-t-on croire qu'un François de Borgia, par exemple, dans ses oraisons de quatre ou de cinq heures, ait suivi pas à pas, ait pu suivre les routes rocailleuses de la méditation discursive? Or ce ne sont pas là des contemplatifs solitaires. Ils prêchent, ils confessent beaucoup. Les âmes saintes se mettent sous leur direction. De là, pour eux, à une étude raisonnée des choses de l'intérieur, il n'y avait qu'un pas et qui, remarquez-le, devait fatalement les conduire à demander aux maîtres, ou du lointain passé, ou de la veille, ou même du jour, ce qu'ils ne trouvaient pas dans les Exercices, et ce que, d'ailleurs, les Exercices ne prétendaient pas leur donner. En vain, saint Ignace a-t-il prescrit qu' « on ne permît que dans des cas particuliers, et avec discernement, la lecture des écrivains spirituels qui, bien que paraissant pieux, ne s'accommodent pas bien à notre Institut, comme sont Tauler, Rueysbrock, Harphius et d'autres, à cause de leur style ». Cela n'empêchera pas un jésuite modèle, Canisius, de rééditer en 1543, les oeuvres de Tauler. Dix ans plus tard, les chartreux de Cologne dédient à Ignace une édition de Harphius (1). Et voilà déjà les mystiques dans la place. « Les auteurs jésuites qui, dans leurs traités d'oraison, se sont le plus étroitement attachés à la lettre des Exercices, ne sont pas toujours les plus anciens, remarque le R. P. Brou... Il est curieux de voir tels des premiers spirituels de la Compagnie, dans leurs exhortations sur la prière mentale, donner du Louis de

 

(1) Bernard, op. cit., p. 208.

 

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Grenade autant et plus en apparence que des Exercices (1). »

Avec cela, ils écrivent eux-mêmes nombre de traités, et où souvent ils ne songent même pas à se réclamer des Exercices, ni même à les mentionner. Bellarmin, nous assure-t-on, « ne semble pas s'être signalé par (une) fidélité scrupuleuse aux prescriptions des Exercices (2) ». Le P. Melchior de Villanueva, publie, en 1608, son Libro de la oracion mental. « Saint Ignace ni les Exercices... n'y sont nommés. Même quand il s'explique sur les précautions à prendre,... sur la méthode à suivre, sur la consolation,... le P. de Villanueva, tout en décalquant parfois les indications des Exercices, fait comme s'il les ignorait. Il ne s'y réfère pas, il ne s'y appuie pas... Dans ses pages sur la méditation,... on ne trouvera rien sur les trois puissances, la contemplation (ignatienne), l'application des sens, les trois manières de prier... Les méthodes de méditation suggérées par l'auteur n'ont rien à voir avec les Exercices... Il a ses sources doctrinales, ses auteurs de choix,... les Victorins, saint Bonaventure, saint Bernard, saint Thomas. Le reste est pour lui inexistant (3). » Ainsi encore, le P. Balthazar Alvarez, qui va bientôt nous occuper. « Ce qu'il enseignait, écrit le P. Bernard, n'était certes pas contraire aux Exercices, mais n'y était pas expressément énoncé, et ce n'est pas une des moindres curiosités de cette époque que l'on puisse parler d'un Balthazar Alvarez ou d'un saint Alphonse Rodriguez, sans que la spiritualité des Exercices y soit directement intéressée. A plus forte raison, comprendra-t-on qu'il soit souvent si difficile de démêler les rapports de spiritualités étrangères à la Compagnie avec le livre des Exercices, par

 

(1) Saint Ignace, maître d'oraison. Paris, 1925, pp. 18-19. Mais non, se reprend le P. Brou, cela n'est pas si curieux, puisque la méthode de Grenade est la même que celle d'Ignace. Deux fois plus curieux, au contraire, si cela est vrai. Quel besoin d'emprunter à l'étranger ce qui se trouverait déjà dans les Exercices ? Cf. Bernard, op. cit., p. 241. « Il semble que Luis de Grenade, plus encore que les Exercices, soit employé pour régler le développement de l'oraison mentale. »

(2) Bernard, op. cit., p. 249.

(3) P. Dudon, Revue d'ascétique et de mystique, janvier 1925, pp. 51-52.

 

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exemple de sainte Thérèse ou de saint Jean de la Croix. Si des jésuites authentiques s'y astreignent si peu, des âmes même dirigées ou enseignées par les jésuites ne devaient pas s'y sentir liées (1). »

Il y a toutefois beaucoup plus grave. Car enfin, il est assez naturel qu'on « n'appuie pas » sur ce petit livre tout pratique, une théorie de la prière, mais ce qui paraît vraiment inexplicable est qu'au lendemain de l'âge d'or, en plus d'un endroit, et lorsqu'il s'agit de la formation première des novices, on en soit venu à faire comme si les Exercices n'existaient pas. « Nombreux sont ceux qui, comme le P. Balthazar Alvarez, ne font que tardivement les Exercices, ou ne les font pas du tout : celui-ci, à vingt-huit ans, après sept ans de vie religieuse, ne les avait pas encore faits (2) ». Le P. Gil Gonzales écrit, vers 1583, au cours d'une visite officielle en Andalousie :

 

L'usage de donner les Exercices est partout très rare; là où il est conservé, le fruit en est médiocre, et cette sorte d'armes spirituelles, qui a rendu tant de services au début de la Compagnie, e. perdu son efficacité et son fruit... Parmi nous, quel est celui qui sait rendre -compte des Exercices? La plupart n'ont salué, même du seuil de la porte, ni les règles ni les annotations des Exercices.

 

Cinq ou six ans plus tard, le même Visiteur écrit de Castille qu' « on voit peu de résultats de l'oraison, parce que beaucoup n'en font pas, d'autres ne savent pas la faire... On y perd son temps;... les plus âgés et les supérieurs n'en ont pas souci (3) ». Bref, c'est ainsi que, des deux points extrêmes, le prestige des Exercices se trouvait alors battu en

 

(1) Bernard, op. cit., pp. 194-195. Ceux-la même qui utilisent les Exercices, prennent avec le livre et ses méthodes les plus étonnantes libertés. Cf. Bernard, pp. 242-244; p. 217.

(2) Bernard, op. cit., p. t78. Après avoir passé plus de quatre ans dans la Compagnie, le P. Alphonse Rodriguez répond ainsi au questionnaire du Visiteur : « J'ai fait une fois les Exercices de la première semaine en huit ou neuf jours. » (Cité par A. de Vassal: Un maître de la vie spirituelle, le P. Alphonse Rodriguez, dans les Etudes, 3 février 19 17, p. 199.

(3) Bernard, op. cit., p. 244. Même plainte de Polanque sur la Province de Sicile, ib., p. 117.

 

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brèche, et leur pratique plus ou moins délaissée : les uns, les fervents, s'abandonnant à la « loi d'amour et de charité n et se laissant pousser par elle vers une activité de plus en plus intense de prière, que le livre d'Ignace permet, certes, qu'il prépare, et où il tend de lui-même, mais enfin qu'il n'enseigne pas directement, qu'il n'éclaire pas ; les autres, négligeant, pour une raison toute contraire, les directions ascétiques, le rude programme de ce même livre. Mais cette distinction, que nous rendent aujourd'hui facile et le recul de l'histoire et la critique des documents, cette distinction, dis-je, comment s'étonner que les supérieurs de l'Ordre, n'aient pas songé d'abord à la faire ? Émus par les plaintes globales qui leur parvenaient de tous les côtés et qui se cristallisaient autour d'un même point, une chose leur était claire et douloureuse, le péril pressant des Exercices, la conviction, que la Compagnie ne survivrait pas à la ruine dont sa pierre de voûte semblait menacée. D'où la nécessité d'une intervention rigoureuse. Que les mesures que va prendre le général Mercurian dépassent de beaucoup le but, qu'elles soient en contradiction manifeste avec la philosophie traditionnelle de la prière, tout le monde, je crois, l'accorderait aujourd'hui. Mais, avant de les déplorer et de marquer la funeste influence qu'elles doivent exercer sur le développement de la spiritualité moderne, il n'est que juste de réaliser l'embarras cruel où se trouvait leur auteur, aux prises, d'un côté, avec de trop réels désordres, de l'autre, avec des problèmes spéculatifs extrêmement complexes par eux-mêmes, que tout contribuait alors à rendre insolubles, et que l'infaillible subtilité d'un François de Sales, d'un Lallemant, d'un Chardon, n'avait pas encore débrouillés. Aussi bien, n'était-ce pas à la légère que Mercurian frappait du même coup et les meilleurs et Ies médiocres. Parmi les disciples de Balthazar Alvarez, « n'y avait-il pas de jeunes religieux qui prétendaient que les méthodes d'Ignace... n'étaient que comme des chariots d'enfants, qui ne leur servent que jusqu'à ce qu'ils aient appris à marcher, et que

 

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le Saint-Esprit ne veut point être lié à des règles et à des préceptes d'oraison, mais qu'il inspire où il veut et comme il lui plaît, et que son inspiration doit être suivie avec liberté d'esprit » (1). Truismes que tout cela, si l'on donne à ces paroles le sens que Balthazar Alvarez ne pouvait manquer de leur donner, mais truismes formulés d'une manière intolérable. Étaient-ils nombreux à s'exprimer si indécemment ? Je croirais volontiers que non. Rapportés par un dénonciateur prévenu, et que ne passionne pas uniquement le souci de l'orthodoxie, les propos les plus inoffensifs prennent vite une couleur sacrilège. Mais sans aller communément à de telles outrances, il paraît probable que la prudence n'était pas la vertu maîtresse de ces jeunes écoles mystiques, chantant un peu trop haut le cantique de la délivrance. Laqueus contritus est... Tant y a enfin que, s'il faisait à part lui - ce qui n'est pas sûr - la distinction que nous avons dite entre les meilleurs et les pires, Mercurian, tout en les rappelant à l'ordre les uns et les autres, et par un même décret, était peut-être plus épouvanté par l'indépendance exaltée des uns, que par la tiédeur confortable des autres. Dans les Ordres les plus saints, il y aura toujours des religieux médiocres. De guerre lasse, on s'accommode de leur inertie, peu contagieuse en de tels milieux. Les meilleurs, quand ils pensent de travers, sont beaucoup plus dangereux, leur zèle ne connaissant pas de bornes et leur vertu paraissant justifier leurs aberrations. Perversio optimi pessima.

Alvarez et les autres novateurs ne seraient-ils pas de ceux-ci? Il était difficile sans doute de se faire une idée exacte du venin qui les travaillait. Faute de mieux, on avait alors sous la main un qualificatif d'autant plus accablant qu'il était plus vague : Los Alumbrados. A cette secte mystérieuse, qui répandait la terreur et bien au delà des frontières espagnoles, Alvarez et ses amis ne se rattachaient-ils pas, d'une manière ou d'une autre, et, du moins, par leurs

 

(1) Bernard, op. cit., pp. 2,8, 219.

 

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tendances ? Double épouvante : la Compagnie livrée au fléau de l'illuminisme et, qui plus est, offrant à tant d'ennemis qui avaient juré sa ruine, non plus un prétexte, comme au temps d'Ignace, dénoncé lui aussi comme affilié aux Alumbrados, mais le plus sérieux des griefs. Nous voici au coeur du sujet. S'il est vrai, comme j'en suis persuadé, que l'étrange phobie anti-mystique, dont nous tâchons présentement d'étudier la genèse, remonte, d'ondulations en ondulations, jusqu'à la panique non moins étrange, déchaînée chez les jésuites du XVIe siècle, par les méfaits, réels ou imaginaires, des Alumbrados. Moins vive, sans doute, mais inapaisée enclore, l'angoisse d'Everard Mercurian palpite, si l'on peut dire, dans l'angoisse de Bourdaloue et des ascéticistes d'aujourd'hui. C'est toujours le même loup garou aux prunelles diaboliques, mais amenuisé aux proportions d'un furet (1).

 

(1) Cf. l'article de M. Saudreau : Le mouvement anti-mystique en Espagne au XVIe siècle et l'altération de la doctrine traditionnelle, dans la Revue du Clergé français, 1er août 1917.

 

 

 

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