CHAPITRE II
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CHAPITRE II : ALEXANDRE PINY OU LE MAITRE DU PUR AMOUR

 

I. Aix-en-Provence. - Vie dominicaine du P. Piny. - Les approbateurs de ses livres. - Piny et Alexandrin de la Ciotat.

II. LA DOCTRINE. - § 1. Idée générale du système. - Le « Pur Amour », acquiescement à la volonté de Dieu - Vouloir ce que Dieu veut; ne vouloir que ce que Dieu veut; le vouloir parce que Dieu le veut, - Amour de la croix.

§ 2. Le premier commandement et la voie du pur amour. - Facilité des actes du pur amour ; héroïcité d'une vie de pur amour. - L'Eglise et le pur amour.

§ 3. « Faire » et « Laisser-faire ». - « Il vaut mieux le laisser-faire à Dieu que le faire par nous-mêmes. » - L'objection. - Le champ précis du « laisser-faire », - « Laisser-faire », synonyme de « vouloir ». Critique du « faire ».

§ 4. Le combat spirituel et le « laisser-faire ». - La lutte contre les imperfections. - Bienheureux les imparfaits

§ 5. Le supplice des tentations et le laisser-faire. - Refus et acceptation. - Les tentations contre la foi.

§ 6. Le « laisser-faire » et l'amour désespéré. - Les mystiques et l'acceptation hypothétique de l'enfer. - Objet positif de l'acceptation. - Les prétendus « raffinements » des mystiques. - La tentation de désespoir guérie par le désintéressement absolu. - « L'oubli d'amour ». - L'espérance restaurée. - Enfer et pur amour ne peuvent se regarder en face.

§ 7. Activité intense du « laisser-faire ». - Vraie définition du vouloir pinien. - La volonté « purement spirituelle ». - Fine pointe et grâce sanctifiante. - Le « faire », amorçant le « laisser-faire » ou commandé par le « laisser-faire ». - Rien de plus actif que le passif. - La voie héroïque.

§ 8. Pur Amour et Prière Pure. - Ascèse et Prière. -Union d'attente et union de volonté. - Critique de l'ascéticisme. - La prière continuelle.

§ 9. Le petit monde du P. Piny.

 

I. - Il y a quatre ou cinq lustres que je connais le P. Piny; mais, pendant de longues années, je ne lui ai fait que de très rapides visites, renvoyant toujours au surlendemain

 

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le soin de l'étudier pour de bon. Je dis « soin », mais ma frivolité pensait « corvée ». C'est qu'en effet la séduction n'est pas sa qualité maîtresse. Je l'avais rencontré vers 19o5, quand je préparais ma Provence mystique, c'est-à-dire la vie du P. Yvan et de Madeleine Martin. Rencontre assez maussade. Lui aussi, le P. Piny a écrit une Vie de la vénérable Mère Marie-Madeleine... ; c'est du moins le titre de son plus gros livre, mais une vie si peu vie, au sens ordinaire du mot, que je n'eus pas alors le courage de l'achever, et que, même aujourd'hui, je ne suis pas sûr de l'avoir lue, ce qui s'appelle lue. Mais enfin, comme les amis de nos amis doivent être nos amis, et que, d'ailleurs, je suis le compatriote du P. Piny, - j'ai vu passer dans les rues d'Aix, quand j'étais enfant, un de ses arrière-neveux, colonel en retraite, je crois. L'y était resté à la bataille ; on ne l'appelait plus que Pin - je ne manquai plus, dès lors, de mettre la main sur les livres de lui qui s'offraient à moi. Trois, presque aussitôt, qui depuis n'ont plus quitté mes bagages ; et, sur les trois, ses deux chefs-d'ceuvre, sa CLEF DU PUR AMOUR et son ORAISON DU COEUR. Un pressentiment me faisait tenir pour précieux ces vieux petits livres, que je continuais à feuilleter de loin en loin, quoique sans le moindre frisson. Peu à peu, l'amitié naissait, mais impure, je veux dire contre quelqu'un, le P. Piny m'ayant un jour confié dans le tuyau de l'oreille que, si le fameux P. Massoulié, son confrère, et le plus rude adversaire de Fénelon, avait lu la CLEF DU PUR AMOUR, il n'aurait pas trouvé si difficile de donner un sens acceptable à certaines expressions des MAXIMES DES SAINTS. Quoi qu'il en soit, il me tenait, me travaillait et me possédait à mon insu, tant qu'enfin, lorsqu'il a fallu l'aborder pour de bon, je n'ai plus su le quitter.

Il est né dans la haute Provence, à Barcelonnette, en 1639, d'après les doctes calculs de R. P. Mortier. Il prit l'habit dominicain à Draguignan; « ses études terminées, (il) enseigna la philosophie et la théologie à Marseille d'abord, puis à Aix, où se trouvaient les Études générales de sa province ».-

 

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De ce couvent, il ne reste plus que la belle église - aujourd'hui Sainte-Madeleine - où j'ai été baptisé, et qu'une moitié de cloître, dont j'ai touché toutes les pierres. Avec un peu d'imagination, je puis me persuader que je suis né dans la cellule du P. Piny, ou tout près d'elle. Ce n'est pas pour rien que la splendide place qu'on voit de mes fenêtres s'appelle Place des Prêcheurs. « En 1671, il devint Régent des Études. Cette fonction terminée en 1675, Alexandre Piny fut créé Maître en théologie. I1 n'avait que 36 ans ». Si le P. Mortier, qui déroule ces dates, ne soupçonne pas à quel point elles sont émouvantes, c'est qu'apparemment la Provence ne lui est de rien. Le premier livre du P. Piny - l'État du pur amour - livre où se trouve déjà toute sa doctrine, a été publié à Lyon en 1676. Trente-sept ans. Or, on n'improvise pas de pareils ouvrages. On ne songe à les écrire, on ne peut même le faire, qu'après les avoir vécus. C'est donc uniquement en Provence, c'est au-près de l'humble prêtre dont je parlerai plus loin et de quelques Provençales encore plus chétives, que s'est formé le P. Piny; c'est la Provence, et, plus particulièrement, c'est la ville d'Aix, qui a donné à l'ordre dominicain et à l'Église un des plus grands maîtres spirituels du XVIIe siècle français.

« Lorsque, avec le concours de Louis XIV, Maître de Rocaberti fonda la conventualité à Saint-Jacques de Paris, Alexandre Piny fut un des deux religieux de Provence désignés au choix du roi (avril 1675). Quatre ans après, Alexandre Piny demanda et obtint la permission de passer en Orient pour y prêcher la foi. Une longue lettre de Maître de Monroy... le recommande au vicaire apostolique de la Chine, du Tonkin, de la Cochinchine et de Siam. » Toutefois « il ne partit point. La cause de ce changement nous est inconnue ». En 1691, il quitte le couvent de la rue Saint-Jacques, et s'installe an noviciat général, attiré sans doute « par la tenue régulière de la maison ». Cependant, continue le P. Mortier, « le couvent de Saint-Jacques ne supportait qu'avec peine l'absence du P. Piny. Elle pouvait paraître,

 

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en effet, comme une sorte de déshonneur pour la maison, car l'estime qui entourait ce saint homme était grande à Paris. Se retirer de Saint-Jacques pour vivre à côté, dans un couvent plus régulier, c'était en somme jeter, par le fait, un certain discrédit sur la maison. Les Pères de Saint-Jacques firent donc des instances auprès de Maître Cloche, (alors général de l'Ordre), afin qu'il ordonnât au P. Piny de rentrer chez eux. L'ordre fut donné ; mais le P. Piny riposta aussitôt par une démission officielle de la conventualité de Saint-Jacques (1693) ».

De ce branle-bas, certaines confidences du P. Piny que nous retrouverons plus loin, nous donnent, je crois, la raison. Quelques-uns des Pères de Saint-Jacques le persécutaient, nous ne savons d'ailleurs comment ni pourquoi. Ces Parisiens se hérissaient-ils contre ses manières provençales, voire contre son accent? Ou bien, sa mysticité leur paraissait-elle étrange, comme elle eût fait, sans aucun doute, à M. Nicole et à M. de Meaux? Ou encore, le nombre et l'enthousiasme de ses dévotes - parmi lesquelles de très grandes dames - désolaient-ils des directeurs moins achalandés? Menu problème, et plus que banal. Avec cela, qui ne sait que les Provençaux, même de Barcelonnette, exagèrent tout ? Et puis, ils ont cette singularité d'aimer à changer de place ; en quoi plus d'un mystique, même du Nord, leur ressemble, payant par là leur tribut à l'humaine faiblesse. Et voici encore de quoi nous surprendre, ou nous amuser : « Mais, au lieu de demeurer au Noviciat général, le P. Piny passa au couvent de l'Annonciation, qui appartenait à la province de Saint-Louis. Maître Cloche lui en donna volontiers l'autorisation. (juin 1693).., et écrivit, en même temps, au P. Caron, prieur de ce couvent : « Je loue votre sage conduite à l'égard du R. P. Piny. J'espère qu'il sera satisfait du bon exemple des religieux, et qu'il aura de quoi satisfaire le désir qu'il a de vivre dans une grande régularité. Vous faites bien d'user envers lui de toute sorte de bonté. » Cette lettre si charitable, mais où perce quelque pitié, laisse deviner

 

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que, dans la pensée du général, on ne saurait témoigner trop d'égards au P. Piny, soit à cause de son mérite exceptionnel et de sa vertu, soit pour ne pas raviver en lui certaines inquiétudes naturelles, soit enfin pour l'aider à oublier telles injustices ou rudesses du passé.

« Ce fut la dernière étape du P. Piny. II mourut en ce couvent de l'Annonciation, le 20 janvier 17 09... Il avait la réputation d'un saint. Rigide observateur de la règle dominicaine, il assistait chaque nuit aux matines ; après quoi, il demeurait en oraison pendant une heure. Ses journées se passaient dans la plus grande activité, prêchant, confessant, écrivant sans relâche... Pécheurs et dévots affluaient vers lui... Il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'un religieux, ascète lui-même, ait écrit des oeuvres de haute spiritualité. Alexandre Piny publia d'abord quelques ouvrages... contre les molinistes, mais son oeuvre capitale, la plus précieuse à coup sûr, est la suite de ses travaux ascétiques (1). »

Ainsi le P. Mortier. Qui toutefois songe à s'étonner que, même après avoir pourfendu Molina, un dominicain écrive sur les choses spirituelles ? Le mystère n'est pas là, mais, tout au contraire, qu'après avoir fait paraître coup sur coup, entre trente-sept et quarante-huit ans (1675-1685), tant d'ouvrages, et si remarquables, le P. Piny se soit condamné ou résigné à ne plus écrire, du moins, à ne plus rien publier, pendant les vingt dernières années de sa vie (1685-17o9). Je sais bien qu'à son magnifique message un seul volume eût suffi ; mais ce volume, que, sous des titres différents, il a publié jusqu'à huit fois, pourquoi, à partir de 1685, cesse-t-il brusquement de le recommencer (2) ? Non que je cherche

 

(1) R. P. Mortier, Histoire des maîtres généraux de l’Ordre des Frères Prêcheurs, t. VII, Paris, 1914, pp. 264-266.

(2) Le P. Mortier fait, sans du reste s’y arrêter, la même remarque. « Tel est, écrit-il, le bilan ascétique de P. Piny. Tous ces ouvrages parurent de 168o à 1685. (Non, de 1676 à 1685.) Ils sont presque introuvables aujourd'hui » ; et il ajoute, avec sa malice coutumière : « Un seul, si nous ne faisons erreur, a été réédité en 1874 sous le titre : Le Ciel sur la terre ou la plus parfaite de toutes les voies intérieures. On dit que le nouvel éditeur est un jésuite. Nous ne le félicitons que d'une chose, c'est d'avoir remis entre les mains des fidèles une oeuvre de premier ordre, et nullement d'avoir corrigé la manière du P. Piny » (op. cit., pp. 266-267). Croit-il vraiment que la manie de « corriger » nos vieux auteurs soit le monopole des molinistes ? manie presque pardonnable quand il s'agit du P. Piny d'ailleurs. Plusieurs livres de Piny ont été récemment réédités par le R. P. Nol. : La Clef du Pur Amour (1918) (se vend : rue de Meudon, Billancourt) ; Le Plus Parfait (Paris, Téqui, 1919) ; Etat du Pur Amour (1923 ; 3, impasse de l'Abbaye, Saint-Maur-des-Fossés).

 

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à dramatiser ce long silence ; il est très possible que Piny n'ait plus écrit, simplement parce qu'il n'avait plus le temps d'écrire. On peut néanmoins se demander s'il n'a pas voulu éviter par là le dangereux fracas des controverses, et faire la part du feu. Ses livres étaient sur le marché, quelques-uns même se rééditaient; pour lui, désormais, il se contenterait de les prêcher. C'est précisément vers 1685 que la réaction contre les mystiques triomphants commence à se dessiner, ou plutôt à prendre une acuité nouvelle. Quelles étaient, à ce sujet, les dispositions de ses confrères? Je ne sais, mais j'inclinerais à croire que, pendant la période critique, nombre d'entre eux penchaient fortement du côté de Nicole. Pour l'insigne P. Massoulié, dont l'autorité était grande, et qui avait avec lui Maître Cloche, cela ne fait aucun doute. Je ne suis pas sûr que le P. Piny ait dû son inspiration première au P. Chardon, mais enfin il continue manifestement ce grand maître, il ne fait guère que le répéter ; l'un et l'autre, ils se réclament également de Tauler, que Piny aura lu, je pense, dans la traduction relativement récente, du P. Chardon. Aussi bien, aucun des livres du P. Piny n'a-t-il paru qu'approuvé et chaudement, comme je vais le dire plus en détail, par les théologiens de son Ordre. Il y aura eu sans doute, d'ici, de là, parmi les moins initiés, quelques résistances, et j'imagine qu'on lui aura conseillé des atténuations. Il me semble, en effet, que, dans les derniers de ses livres, le P. Piny se montre plus précautionné que dans les premiers ; mais ce n'est là, chez moi, qu'une impression de seconde lecture, que je dois livrer, comme, d'ailleurs, tout le petit mystère que je viens de dire, à la critique de plus compétents que moi.

 

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Son premier essai, qu il ne signe pas de son nom, et qui parait à Lyon en 1676, arbore déjà un de ces beaux titres piniens, qui ne laissent rien à deviner de ce qui va suivre : État du Pur Amour, ou Conduite pour bientôt arriver à la perfection par le seul «Fiat », dit et réitéré en toute sorte d'occasions, par un Religieux de l'Ordre des Frères Prêcheurs. Quatre approbateurs, aux noms sonores, les PP. Landry, Chassagny, Duprat, Butavant, tous du couvent de Lyon, et qui, plus près du Midi, ne vont es par quatre chemins. « Il serait à souhaiter, disent-ils, que tous les fidèles dévorassent... cet ouvrage miraculeux. » En ces temps reculés, on lisait encore, sans épouvante, qu'il ne saurait y avoir « ni spiritualité ni perfection dans quelque sorte d'état,... s'il ne suppose et ne comprend le Pur Amour (1) ». C'est déjà une œuvre de premier ordre, au style près, en retard de soixante ans.

Puis vient, seconde synthèse, en 1679, la Vie de la Vénérable Mère Marie-Magdeleine de la très-sainte Trinité, fondatrice de l'ordre de Notre-Dame de Miséricorde - oh ! ce n'est pas encore fini- déduite pour l'instruction des âmes sur le triple baiser de Dieu qui, dans la doctrine de saint Bernard, forme les trois états de la vie Parfaite, des Commençants, des Profitants ou des Parfaits, par le P. Alexandre Piny, docteur en théologie, de l'ordre des Frères Prêcheurs de la Province de Provence, affilié au grand couvent et Collège de Saint-Jacques (2). »

Biographe médiocre, je l'ai déjà dit, le P. Piny retrouve ses avantages, dans le dernier quart (pp. 431-559) de ce gros volume : chapitre purement didactique où, sous couleur de commenter les Maximes spirituelles de la Mère Madeleine, il nous donne une nouvelle synthèse de sa propre doctrine.

 

(1) L’Etat du pur amour, pp. 32-34.

(2) Piny avait-il vu de près la Mère Madeleine ? Je n'en sais rien, mais, très probablement, il aura connu les miséricordiennes d'Aix, puis celles de Paris. A celles-ci, l'idée sera naturellement venue de confier la vie de leur fondatrice à ce Provençal, qui avait fait preuve, dès son premier livre, d'une telle expérience des choses spirituelles.

 

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Il y a là quelques-unes de ses plus belles pages, et des mieux écrites. On en jugera bientôt.

Troisième synthèse : LA CLEF DU PUR AMOUR, qui suivit de près (168o), mais dont il avait déjà tous les brouillons dans ses tiroirs, quand il s'était mis à la vie de la Mère Madeleine. La CLEF n'est, en effet, « qu'une explication un peu plus ample » des exhortations que le P. Piny donnait, depuis quelque temps sans doute, et par intervalles assez espacés peut-être, à l'Abbaye royale de Maubuisson. Ainsi, du reste, auront été composés ses autres ouvrages, à l'exception de la VIE. Notes de sermons, rassemblées et ordonnées vaille que vaille. D'où ces répétitions éternelles, d'où ces phrases qui n'en finissent plus, mais que les auditeurs du P. Piny, entraînés par sa conviction brûlante, pouvaient fort bien trouver courtes. Pourquoi tant regretter les défaillances de son style, il a le mouvement. qui est presque tout?

La CLEF du pur amour, ou la manière et le secret pour aimer Dieu en souffrant, et pour toujours aimer en toujours souffrant (1). Parmi les approbateurs, deux théologiens du « grand couvent ». Livre très utile, estime le P. Thebault, à toutes « les âmes qui désirent d'aimer Dieu, mais purement, sans intérêt et toujours ». Et le P. Antoine Goudin, plus fameux, je crois : « Des moyens si propres, si faciles, et si familiers, pour acquérir cette pureté d'amour, qui fait toute la perfection de la piété chrétienne. » Puis, coup sur coup, une quatrième et une cinquième synthèse : L'Oraison du coeur, approuvée en mai 1682 par le général A. de Monroy, et publiée en 1683 ; le Plus Parfait, également publié en 1683 ; l'un et l'autre d'une rare excellence. L'oraison du coeur, ou la manière de faire l'oraison, parmi les distractions les plus crucifiantes de l'esprit (2). Avec quatre docteurs de Sorbonne,

 

(1) Je citerai ce livre d'après la seconde édition. Lyon, 1692. Ici encore un menu problème. L'approbation du général A. de Monroy est de juin 168o ; celles de la Sorbonne et des théologiens de l'Ordre, sont de juillet 168o, et « l'achevé d'imprimer pour la première fois, de mars 1682. Faute d'impression peut-être, comme il en pleut, si j'ose dire, dans tous les livres du P. Piny.

(2) Mon exemplaire fut jadis la possession d'une mystique personne qui, sans doute, n'avait pas beaucoup plus de lettres que la mère de Villon, « Rennée Bonsergeaut, fille de François Lepinne D. « Ce presant livre apartien arenée lepinne. Elle pris ceus ou celle qui le trouveront de luy (porter?) elle catisfera de leur paine eapri (?) Dieu pour eus que Dieu leur face la grace date an con Bon paradis. n Où sont ces mystiques d'antan ?

 

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parmi lesquels, assez curieusement M. Petitpied, voici encore nos deux Jacobins du grand couvent. A cette fois, Antoine Goudin met les points sur les i. La manière du P. Piny, écrit-il, « quoi qu'elle ait un ton particulier, est toute conforme aux règles générales de l'Évangile ». Avec Le plus parfait, ou des voies intérieures la plus glorifiante pour Dieu et la plus sanctifiante pour l'âme, un nouvel approbateur entre dans la mêlée, un maréchal celui-ci, presque un dictateur, le fameux Noël Alexandre. Quatre pages serrées et convaincues. Goudin est aussi de la partie, et fait sien résolument le plus délicat de la doctrine pinienne (1).

 

Le salut et la perfection étant l'ouvrage du Seigneur, il est certain que la meilleure manière d'y parvenir doit consister dans une parfaite soumission à la divine volonté, en lui laissant faire, afin qu'il forme en nous cet homme nouveau, qui est créé selon son coeur, dans toute la droiture de la justice. Les plus parfaits y découvriront ce qu'il y a de plus pur et de plus sublime dans la vie spirituelle, renfermé dans cette voie d'abandon à la volonté de Dieu; et les commençants y apprendront un chemin facile et ouvert à tout le monde.

 

On reconnaîtra bientôt, j'espère, que je ne perds pas mon temps, quand je fais ainsi briller ces bayonnettes doctorales. Nicole et Bossuet nous guettent, le P. Piny et moi, et d'autres encore, non moins redoutables.

Enfin trois autres petits livres, qui ont moins pour but d'approfondir que de vulgariser la doctrine pinienne, et de montrer à quel point elle est pratique : En 1684, Retraite sur le Pur Amour ou pur abandon à la divine volonté (2); en

 

(1) On a imprimé : Antoine Baudin, et, dans mon édition de la clef, Antoine Gaudin. N'est-ce pas toujours, sous ces divers masques, l'unique Goudin?

(2) On trouvera dans ce livre, un discours véhément et pittoresque sur l'enfer, « grand lac obscur », « conciergeries ardentes s, « un homme tout de feu... des narines duquel on voit sortir sans cesse des étincelles de feu... et dont le souffle est capable d'allumer les charbons les plus froids... », pp. 259, 49.

 

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1685, Les trois différentes manières pour se rendre intérieurement Dieu présent (1) et, la même année, La Vie Cachée, ou pratiques intérieures cachées à l'homme sensuel, mais connues et très bien goûtées de l'homme spirituel.

Pressé d'en venir à la doctrine, je ne puis m'attarder à glaner parmi ces livres de quoi mieux imaginer la personne même du P. Piny. Comment négliger toutefois le curieux passage qui se trouve dans la dédicace de l'Oraison du Coeur ? Il s'adresse à « Son Altesse sérénissime, la duchesse douairière de Brunswick et Lunebourg », et d'abord, sans doute, parce que la sublime doctrine du Pur Amour n'a pas de secrets pour elle, mais aussi pour un autre motif et plus pittoresque.

 

Agréez aussi, Madame, qu'en vous offrant ce petit ouvrage, je tâche en même temps de satisfaire à l'une de mes obligations, qui ne vous est peut-être pas inconnue, et que, vous considérant comme la fille d'une aussi grande etaussi pieuse Princesse qu'est Madame votre mère, je vous donne.., cette petite marque de mon respect, pour lui témoigner que je reconnais, du moins autant que je le puis, la bonté et la charité dont elle me con-sole, autant qu'elle en honore notre habit, quand elle a bien voulu me trouver un lieu de retraite, soit dans la ville ou à la campagne, et m'y appeler de temps en temps, pour me donner lieu de goûter dans la solitude (qu'on ne trouve pas partout), quelque chose de la douceur et de la suavité de celui qui... ne montre ordinairement combien il est doux que dans la solitude et dans la retraite.

 

Elle avait donc mis à sa disposition deux demi-chartreuses, si l'on peut dire, et princières : une à la ville, l'autre à la campagne. C'est là sans doute que Piny se retirait, pour y jouir, pendant quelque temps, de cette délicieuse

solitude, « qu'on ne trouve pas partout », et pas même au

 

(1) « Première manière : Par le souvenir amoureux de la grandeur de Dieu... et de cette vaste immensité qui le rend présent partout; seconde : par l'adhérence et l'acquiescement amoureux à sa divine volonté en tout ce qui arrive...; troisième : par la peine où l'on est de ne pas se souvenir de cette présence de Dieu ainsi et autant qu'on le souhaiterait. » Il vante, à la page 245, « le B. Henry de Suzon, l'un des plus riches ornements de mon Ordre, le Dévot par excellence de la Sagesse et incréée et incarnée ».

 

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« grand couvent ». Ici, nous sommes deux Provençaux à exagérer, l'un tâchant de comprendre et les longs soupirs, et pourquoi pas? le sourire malicieux de l'autre : « Qu'on ne trouve pas partout » (1).

Combien plus précieuses, trois pages de lui, presque inédites, par où je finirai ces quelques notes sur la carrière du P. Piny. C'est l'approbation raisonnée et enthousiaste qu'il donne, en 1679 - apogée de son activité littéraire - à un ouvrage de haute mystique - Le Parfait dénuement de l'âme contemplative. Peut-être connaissait-il familièrement l'auteur de ce livre, un Provençal comme lui, mais de Basse-Provence - le P. Alexandrin de la Ciotat - Civitatensis - prédicateur capucin, qui appartenait alors, semble-t-il, au couvent de Marseille. Le P. Alexandrin, écrit-il,

 

développe avec tant de clarté et tant de conviction tout ce qu'il y a de plus mystérieux, dans la vie mystique et dans la plus haute contemplation que j'ose dire que quiconque en fera la lecture, mais d'une manière à la comprendre, et à vouloir se laisser convaincre, comprendra aisément ce qui lui avait peut-être jusqu'ici paru incompréhensible :

 

toujours cette odeur de poudre, ou, du moins, cette atmosphère d'alerte ; toujours quelque adversaire dans l'ombre, qui se hérisse contre des vérités éclatantes : savoir que, dans l'oraison des parfaits, et parmi les contemplatifs, on contemple, et qu'on peut contempler, sans formes, (sans) images; que la contemplation n'en est pas moins lumineuse, pour ne rien apercevoir de distinct; que l'oraison n'est jamais plus sublime que quand on pense à Dieu et qu'on le connaît, sans penser qu'on y pense, et sans pouvoir comprendre ni exprimer ce qu'on connaît, et qu'on n'est jamais moins oisif dans l'oraison,

 

(1) Ce palais et ce château, voici encore des pistes pleines de promesses, que je signale au futur biographe du P. Piny. Nous savons aussi qu'il a fréquenté chez la Palatine, à qui sont dédiées la Vie de la Mère Madeleine et la Retraite sur le pur amour. « L'attrait dont il a plu à Dieu de favoriser si singulièrement votre Altesse sérénissime et pour la solitude et pour la retraite, m'a été trop souvent connu, pour chercher d'autre protection que la vôtre à un ouvrage, etc..., etc... ». La Clef du pur amour est dédiée à « la Princesse Louyse, abbesse de la royale abbaye de Maubuisson ».

 

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ni l'oraison jamais plus fructueuse, ni plus sanctifiante, que quand on cesse de faire et d'opérer, pour laisser agir Dieu et opérer ce qu'il lui plaît et en la manière qu'il lui plaît. C'est donc le témoignage que je rends à ce livre et à son auteur, après l'avoir lu très exactement, et m'y être instruit, en fait de spiritualité, de bien des choses.

 

Alexandrin de la Ciotat, en effet, intelligence lucide, s'il en fut, directeur d'une rare expérience, et, ce qui n'est jamais à dédaigner, écrivain de race, n'est pas de ces hommes, si nombreux en spiritualité, comme en tous les genres, qui laissent leur sujet où ils le prennent. Disciple d'Harphius et représentant très averti de la tradition franciscaine, il aura, sans doute, appris bien des choses au P. Piny, dont la bibliothèque n'était pas des plus copieuses. Rien toutefois d'essentiel, rien qu'un disciple de saint Thomas, de Suso et de Tauler, ne connût déjà ou équivalemment ou implicitement, si j'ose ainsi m'exprimer. Que, loin de le surprendre, de l'arrêter, en quoi que ce soit, ce livre ait enchanté le P. Piny, c'est déjà très intéressant pour nous, qui ne mettrons jamais assez en lumière l'unanimité de toutes les écoles mystiques. Mais que, pleinement d'accord sur le fond des choses, ces deux spirituels suivent des voies toutes différentes, voilà qui donne davantage à réfléchir et qui nous permet de fixer, d'ores et déjà, l'originalité du P. Piny.

Qu'on me permette un mot plus expressif que décent, mais dont on sentira bien que je ne l'emploie que pour me faire comprendre : l'originalité de ce très haut, de ce pur mystique, comme aussi bien du P. de Clugny, est d'escamoter la mystique. Originalité, qui me paraît bienfaisante à un point que je ne saurais dire. On aurait évité bien des malheurs, si tous les autres maîtres avaient imité cette réserve. Et encore plus intelligente que bienfaisante, si j'ose encore m'exprimer ainsi. On croirait à lire le P. Piny, ou bien que cette sublime théologie lui est étrangère, ou du moins qu'il n'a pas le moindre désir de la communiquer à ses lecteurs. Il fuit d'instinct les technicités où se complaisent la plupart

 

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des autres, la moindre apparence d'ésotérisme. Le P. Alexandrin de la Ciotat distingue « trois journées », « trois pas », trois classes. On monte de la méditation à la « contemplation acquise », puis de celle-ci à l'infuse. Notez que le P. Alexandrin simplifie les choses. Trois degrés, cela fait un escalier bien simple, si on le compare à d'autres échelles, sans en excepter celle du P. Poulain. Dans l'école du P. Piny, une classe unique, toujours la même, du reste. Pas d'examen de sortie. Les élèves vivraient-ils deux ou trois cents ans, qu'ils n'épuiseraient pas l'unique programme, d'ailleurs beaucoup plus facile à comprendre que la distinction entre l'actif et le passif. Mais quoi, dans cette classe, pas un banc d'honneur pour les mystiques? Non, car ce banc, ce serait toute la classe. Il n'y a là, en vérité, que des mystiques, lesquels ne savent pas qu'ils le sont, et n'ont pas besoin de le savoir.

C'est que le P. Piny, négligeant délibérément tout ce qui est accessoire, va droit à l'essentiel de la vie mystique, je veux dire au pur amour, convaincu, d'une part, que ce pur amour est à la portée de tous et, d'autre part, qu'il n'est pas d'acte de charité, si fugitif qu'on l'imagine, qui ne soit déjà mystique, puisque, dans tout acte de charité, les activités de l'âme profonde s'unissent à Dieu.

Et cela, le P. Alexandrin ne l'ignore pas davantage, bien qu'il lui plaise d'approfondir logiquement cet accessoire que le P. Piny se donne l'air d'ignorer. Après tout, dit-il, en effet, l'expérience

 

ou repos mystique... n'est autre en sa propre nature qu'un parfait abandonnement de l'âme au bon plaisir de Dieu, et un anéantissement qui la conduit à une parfaite union (1).

 

Vous voyez qu'ils ne pouvaient pas ne pas s'entendre. Une seule différence entre l'un et l'autre : cette définition que le P. Alexandrin rappelle, en passant, comme un axiome, le P. Piny la tourne, la retourne, l'approfondit, l'illustre de

 

(1) Le parfait dénuement, pp. 325, 326.

 

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mille façons. C'est là, en deux lignes, toute sa doctrine, encore plus riche que simple, encore plus pratique aussi, du moins il me semble, que profonde.

 

II. - LA DOCTRINE

 

§1. - Idée générale du système.

 

Le pur amour, soit qu'on le considère comme un acte exprès ou comme une disposition habituelle, est une adhésion, un consentement, un acquiescement de la volonté de l'homme à la volonté de Dieu. Piny distingue trois degrés dans cette adhésion : vouloir ce que Dieu veut ; ne vouloir que ce que Dieu veut; ne vouloir quoi que ce soit que parce que Dieu le veut. « On veut, mais parce que Dieu veut, et on ne veut que parce que Dieu le veut. » Le premier de ces degrés est

 

à la vérité un acheminement au pur amour, puisque, en voulant ce que Dieu veut, on commence à aimer la volonté de Dieu en ce qu'on veut,... mais ce degré est encore bien imparfait, puisque, en voulant ce que Dieu veut, sans autrement se restreindre à vouloir seulement ce que Dieu veut, on peut vouloir, et il n'arrive que trop souvent qu'on veut encore bien d'autres choses...

Le second degré, qui est quand on ne veut que ce que Dieu veut, est... beaucoup plus parfait, en ce qu'il marque une conformité en quelque manière parfaite entre la volonté de Dieu et celle. de l'âme ;... il est pourtant vrai de dire que ce degré est encore bien imparfait, qu'il y a bien là conformité de volontés, mais non point encore uniformité...

Je puis... ne vouloir que ce que Dieu veut, et cependant le vouloir encore avec propriété de volonté et vouloir, pour ainsi dire, que Dieu le veuille, pour vouloir à même temps ce que je veux.

Ce n'est donc qu'au dernier degré où consiste la pureté et toute la perfection du pur amour : lorsqu'on ne veut plus rien, quelque parfait qu'il puisse être, que parce que Dieu le veut. En sorte que, quant à nous,... nous ne nous portions à vouloir ceci ou cela que parce qu'on y découvre la volonté de Dieu qui, le voulant, nous est aussi un motif (et l'unique motif)... pour nous le faire vouloir... Il n'y a plus (alors) d'autre volonté dans l'âme

 

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que celle de Dieu, l'âme n'étant plus excitée à vouloir par les choses qu'elle veut, mais seulement par le bon plaisir de Dieu qui, le voulant, veut aussi que l'âme le veuille (1).

 

Ou bien, pour employer un synonyme plus familier aux âmes pieuses, l'état du pur amour est

 

cette disposition d'abandon, qui fait que l'âme, convaincue... de l'excellence de la grandeur infinie de Dieu, s'abandonne ainsi qu'une victime d'amour... au bon plaisir de Dieu; s'estime encore trop heureuse d'être un sujet sur lequel la volonté de Dieu soit accomplie, et est ainsi toute disposée à acquiescer et à dire flat à cette volonté adorable, en tout ce qu'il lui plaira ordonner d'elle, soit pour le temps ou pour l'éternité (2).

 

Quelles que soient les difficultés que nous réservent les applications qui vont suivre, ces quelques lignes suffisent à canoniser le pur amour. Dans cet  acquiescement, dans cet abandon, tout ce qu'il y a de positif et d'immédiat est manifestement parfait : et l'objet lui-même auquel se porte l'acquiescement, à savoir : ce que Dieu veut; et le motif qui nous décide, à savoir : parce que Dieu le veut. Le moyen d'imaginer une volonté de Dieu qui ne soit pas sainte, et qui, par suite, ne soit pas aimable, au sens précis de ce mot?

Les définitions ou descriptions négatives que l'on peut donner du pur amour ne sont que la conséquence nécessaire, ou que le revers de cette définition positive. Il y en a par exemple, continue le P. Piny,

 

qui expliquent ce même amour par la suprême indifférence, lorsque l'âme se complaît tellement dans le bon plaisir de son Dieu que, dans l'assurance où elle est que toujours (ce) bon plaisir... sera accompli, tout le reste lui devient saintement indifférent; qu'elle marche du même pas sur les épines et sur les roses. Je veux dire que, quoique 1a nature goûte différemment ce qu'il y a d'amer et de doux dans la voie de la perfection et du salut, la volonté néanmoins loue Dieu également dans tous les deux,... reçoit indifféremment les bons et Ies mauvais succès, après qu'elle a fait

 

(1) La Clef du pur amour, pp.  99-101.

(2) Ib., pp. 4, 5.

 

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ce qu'elle a pu... et, étant indifférente à soi, à tous, et à tout, est toute préparée à recevoir telle forme, tel ordre, tel mouvement, que la divine volonté voudra lui inspirer et lui donner.

 

La moindre réserve que l'on apporterait à cette indifférence contrarierait, cela va de soi, la définition même du pur amour. En cet état,

 

l'âme est si fort détachée de tous ses intérêts, dans l'amour qu'elle a pour Dieu que, même quant aux prétentions qu'elle peut avoir à son paradis de délices, elle s'en désapproprie entre les mains de sa divine volonté.

 

Elle ne le refuse certes point, elle le veut, au contraire, mais

 

elle ne le trouve délicieux pour elle que parce qu'elle voit que c'est l'ordre, la volonté et le bon plaisir de Dieu qu'elle en goûte les joies. Et se contente, quant à elle, du paradis d'amour, où elle est déjà, qui est cette assurance amoureuse, et ce souvenir amoureux qu'en quelque état qu'elle puisse être, toujours Dieu sera ce qu'il est, et sa divine volonté toujours accomplie.

 

A ce mot d'indifférence qui, bien que très juste en lui-même est trop voisin d'apathie, et qui, d'ailleurs, peut sembler suspect de quiétisme, d'autres préfèrent un synonyme plus lumineux et plus suavement pratique.

 

Je connais une âme très intérieure qui explique ordinairement ce pur amour par l'oubli de nous-mêmes, mais oubli d'amour

 

(oubli, revers de l'amour).

 

Lorsque l'âme, après avoir acquis l'horreur du péché, après être arrivée dans l'état où les imperfections sont autant de sujets de croix, elle renonce ensuite si fort à elle-même, pour ne vouloir que le bon plaisir de Dieu, que le moindre regard vers elle la blesse; le souvenir de la vie passée, qui est si nécessaire dans la vie purgative... lui est alors insupportable, non pour en refuser l'amertume et le remords, mais pour ne pouvoir l'accorder avec la pureté de son amour, qui ne veut plus que Dieu et son bon plaisir. Elle ne saurait non plus penser à son état présent, quant à son intérieur, tant désolé peut-il paraître. Que

 

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si quelquefois elle pense ou au présent ou au passé, ce n'est que pour en étouffer plus promptement le souvenir... et s'affermir encore mieux dans son oubli d'amour, par le sacrifice qu'elle en réitère (1).

 

Mieux vaudrait enfin peut-être la définition, moins rigoureusement exacte puisqu'elle ne regarde que le pur amour d'ici-bas, moins technique, mais plus accessible à toutes les intelligences et à toutes les bonnes volontés ; définition

positive et négative tout ensemble et à laquelle le P. Piny revient constamment : celle-là même qu'il insinue dans le titre d'un de ses plus beaux livres

 

La clef du pur amour ou la manière et le secret pour aimer Dieu en souffrant et pour toujours aimer en toujours souffrant.

 

Comprenez bien, toutefois, qu'il ne s'agit pas ici de la simple vertu de résignation. Ce mot ne se trouve pas dans le lexique du pur amour. Le pur amour ne se résigne pas à souffrir, il aime à souffrir, il acquiesce, il s'unit au bon plaisir de celui qui nous veut dans la souffrance; il est le ferment secret, l'épanouissement suprême de la vertu de résignation, comme de toutes les vertus.

 

Enfin il y en a qui expliquent le pur amour par l'amour de la croix, ou acceptation amoureuse de la divine volonté dans les dispositions crucifiantes et dans les peines qui accueillent l'âme... Ils veulent que, comme il n'y a amour si pur, ni moins intéressé, que celui qui nous fait aimer Dieu à nos dépens, que ce soit aussi sous le divin pressoir de la croix et sur le Calvaire, que l'amour achève de s'épurer... Ainsi, disent-ils, c'est être dans l'état et dans la voie du pur amour quand on souffre et qu'on veut souffrir; quand on est dans cette préparation de cœur et d'esprit de ne vouloir jamais être en ce monde sans croix, de la porter en louant Dieu... et non pas seulement de la traîner avec regret et avec volonté de s'en décharger, si on pouvait (2)...

 

Non pas que le pur amour ait un goût exclusif pour la

 

(1) La Clef, pp. 5-8 : Cf. ib., pp. 148, 149; 264, 265.

(2) Ib., p. 10, 11.

 

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souffrance. Par définition, il n'a de goût pour rien de créé. Indifférent à tout ce qui l'afflige, comme à tout ce qui le réjouit. Désapproprié de tout, si bien qu'il « ne peut souffrir cette manière de parler, qui est pourtant assez commune parmi les spirituels, qui aiment un peu moins purement : son bonheur, son avancement, sa perfection », ses épreuves, ses croix (1). Ce n'est pas vers la croix, prise en elle-même et pour elle-même, qu'il se porte, c'est vers la volonté crucifiante de Dieu. La croix néanmoins a cet avantage - elle n'a que celui-là - qu'il n'y a vraiment pas moyen de l'aimer en sa qualité de croix, c'est-à-dire de faire qu'elle ne soit pas à la nature un objet de crainte ou d'horreur, tandis que, pour nous complaire aux grâces de ferveur ou de joie sensible, nous n'avons qu'à suivre notre inclination naturelle.

 

J'avoue qu'une âme, qui abonde... en lumières et en consolations, peut pratiquer le pur amour à l'égard de Dieu lorsque, dans la seule vue... de l'excellence infinie de Dieu, elle vit comme abandonnée à son bon plaisir, ne se complaisant point en ce qu'elle est alors, ni aux lumières et aux grâces sensibles que Dieu lui donne, mais en Dieu seulement, qui se plaît et se contente à lui en faire part. Mais, outre qu'il est alors extrêmement difficile de faire ce discernement et de ne pas se contenter, quand on a tout sujet d'être content, il faut avouer... que dans cet état... de consolation, où tout abonde, il n'est pas bien difficile ni onéreux de s'abandonner.., ni demeurer abandonné à la divine volonté (2), et, partant, que ce n'est pas là donner des marques d'un amour extrêmement pur (3).

 

En aimant la croix, on est sûr « qu'on aime sans intérêt, qu'on aime pour contenter le Bien-aimé ». « Par cet acquiescement à la divine volonté, dans les occasions de souffrance, nous nous accoutumons à aimer Dieu à nos dépens et d'un amour qui tend, non à contenter celui qui

 

(1) La Clef .., p. 9.

(2) Est-ce bien sûr? Je croirais plutôt - et, au fond, le P. Piny croit, lui aussi, que cet abandon du par amour est beaucoup plus difficile, lorsque la nature trouve à se contenter.

(3) La Clef, pp. 114-116.

 

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aime, mais bien à contenter le Bien-aimé, ou tout au plus à nous contenter en ce qu'il est content,... quand même ce serait aux dépens de notre propre contentement (1). »

Du pur amour ainsi compris, l'agonie du Christ au jardin nous offre le parfait modèle et la formule idéale, formule aussi limpide et facile qu'héroïque. Non mea voluntas, sed tua fiat. Ce fiat, c'est le « moyen court » du P. Piny, toute la perfection qu'il nous prêche se réduisant à vouloir sans cesse et à dire ce fiat, à le dire pour arriver à le vouloir pleinement. Deux lignes, mais d'une richesse et d'une fécondité spirituelle sans bornes, résument tout ce qu'il a écrit : « S'abandonner à la volonté de son Dieu et, par cet abandon, mourir à toute propre volonté, où est la charité parfaite et le noeud de toute perfection (2) ».

 

§ 2. - Le premier commandement et la voie du pur amour.

 

Plus une doctrine est simple, plus semble subtil celui qui s'aventure à la démontrer. Le difficile, dirait volontiers le P. Piny, n'est pas de justifier le pur amour, mais au contraire d'imaginer un véritable amour qui se terminerait à l'intérêt propre de celui qui aime. Vouloir son bien à soi peut être une chose excellente, mais ce n'est pas là ce qu'on entend par aimer. Dans la mesure où je ne veux que mon bien, je n'aime en réalité que moi. Perfecta charitas, nulla cupiditas. Il n'est pas défendu à celui qui aime de songer aussi à ses intérêts propres, mais, pour autant qu'il y songe, il n'aime pas. D'où le problème très élégant que se pose le P. Piny : Pourquoi parler ici de perfection, se demande-t-il, comme si le pur amour n'était demandé qu'à une poignée d'âmes héroïques ? Et le moyen de satisfaire au premier commandement,

 

si, dans l'amour que nous portons et prétendons porter à Dieu sur toutes choses, nous sommes et demeurons encore propriétaires

 

(1) La Clef, pp. 12, 13.

(2) Retraite sur le pur amour, épître.

 

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de quelque chose, par un effet du propre amour... Comment n'être point propriétaires en aimant, si nous avons, en nous donnant à Dieu,.., toujours quelque chose en réserve, soit temporel ou spirituel ; et comment se donner et vouer à Dieu sans réserve aucune que par le pur amour, qui... fait que nous ne voulons avoir de vie, d'âme, d'éternité et de salut que pour en faire, au moyen du fiat, le sujet de son contentement?

 

 

Tous les théologiens ne demeurent-ils pas d'accord que « par l'amour d'appréciation » que ce précepte nous impose,

 

nous devons si fort apprécier le bon plaisir de Dieu, et avoir l'excellence... de Dieu en telle estime qu'on ne refuse pas de tout perdre, et lui tout sacrifier, quand tel serait son bon plaisir, et, comme parle l'Évangile, donner ou vendre tout le reste pour ce trésor caché ? Or, comment entrer dans ce sentiment et dans cette disposition,... si nous n'en sommes au pur amour, et si nous n'aimons Dieu en un point que nous... soyons prêts de dire à son égard ce que dit autrefois la mère d'un empereur, par un amour aussi aveugle et désordonné que le nôtre sera juste et légitime : « Que je meure, pourvu qu'il règne ! » Ne faut-il donc pas confesser que, puisque cette voie du pur amour a une telle liaison avec ce premier de tous nos devoirs,.., tous sont appelés au pur amour, étant tous si étroitement obligés à ce premier commandement (1)?

 

N'est-ce pas ainsi, du reste, que l'Église semble l'entendre : « l'acte de charité » dans nos livres de prières, n'est-il pas un acte de pur amour? Mais, s'il en est ainsi, encore une fois, de quel droit les spirituels nous proposent-ils « comme une voie particulière et singulière, comme la plus parfaite de toutes », Si parfaite même qu'elle nous semble presque chimérique, une voie qui s'impose tellement à tous les chrétiens « qu'il n'y ait personne qui doive oser s'en dispenser » ?

Cette difficulté, répond le P. Piny, n'est que spécieuse : on peut la résoudre

 

bien aisément si l'on veut faire une distinction.., et se souvenir que ce n'est pas la même chose qu'un chacun fasse sa voie de

 

(1) Etat du pur amour, pp. 32-34.

 

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l'abandon à la divine volonté,.., ou que cet abandon se trouve dans la voie d'un chacun... Faire sa voie de cet abandon,.., c'est proprement n'avoir en vue, en désir, et pour but que cet abandon total... en cette volonté de Dieu, pour s'y abandonner continuellement, pour lui laisser faire en toutes choses, et accepter tout ce qu'il fait, au lieu que, quand cette voie d'abandon ne fait que se trouver dans les autres voies, les accompagner, ou y être supposée comme fondement, on est bien (sans doute de volonté et de cœur dans cette disposition,

 

mais on y est à son insu, en quelque manière, et sans que cette disposition confuse, globale, endormie, pour ainsi dire, ou, du moins, gênée et comme étouffée par des dispositions différentes et plus agissantes, devienne la règle normale, constante, impérieuse de toute la vie intérieure (1).

S'il vous paraît embarrassé et pesant, et moi, d'ailleurs, comme lui, c'est peut-être que vous soupçonnez mal l'étrange et litigieuse complexité du problème. Les théologiens admireront au contraire sa dextérité merveilleuse, le souci qui le tient d'éviter l'ardeur deux fois stérile des controverses, dans un exposé qui ne s'adresse qu'aux âmes pieuses. Songez à la sottise éperdue de l'épître de Boileau sur l'amour

de Dieu. Une sottise de plus ou de moins ne serait rien, mais celle-ci risque d'épouvanter, d'accabler les simples, de leur rendre insupportable le joug « doux et léger » de l'Évangile. Nous ne pouvons certes pas les dispenser du premier précepte - en quoi se résume toute la loi - mais quelle joie et quelle bonne oeuvre si nous arrivions à montrer que, pour obéir vaille que vaille et d'une façon suffisante, au commandement du pur amour, il n'est pas besoin d'une vertu héroïque!

Le pur amour serait donc imposé à tous, mais à chacun selon sa grâce et selon ses forces. Il y a le pur amour des parfaits - celui-là même que prêche uniquement le P. Piny : voie royale ou plutôt raccourci large et direct, où ils s'engagent spontanément, dès que leur volonté se met en marche.

 

(1) Le plus parfait, pp. 33o-331.

 

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Après de longs efforts, ils se sont fait comme une habitude de passer par là. Et il y a le pur amour des commençants, ou des chrétiens ordinaires, la même voie que tantôt, même tracé, même orientation, niais qu'ils prennent si rarement de propos délibéré, qu'elle ressemble à ces routes abandonnées, effacées, où il semble que personne n'ait mis le pied. Ils y passent, néanmoins, sans qu'ils s'en aperçoivent, et ils y repassent; ou plutôt ils la traversent, et plus souvent qu'on ne croirait, comme, au long d'une montée difficile, la route carrossable traverse, d'ici de là, les roides et rapides lacets des piétons.

Pour le P. Piny, les autres voies moins directes et qui sont aussi les plus battues - crainte filiale, désir de la récompense - toutes celles où l'on s'occupe encore de soi-même, où l'on paraît s'aimer soi-même d'abord, toutes ces voies rencontrent nécessairement, d'ici de là, celle du pur amour, se confondent parfois avec elle, faute de quoi elles ne conduiraient pas au ciel. En vérité, la grâce aidant, tout

chrétien de bonne volonté est dans la disposition, beaucoup plus solide qu'il ne l'imagine, d'aimer Dieu par-dessus toutes choses et « parce qu'il est souverainement aimable » ; disposition qui s'actualise plus ou moins souvent, qui fleurit, pour ainsi dire, en actes plus ou moins formels, imperceptibles pour la plupart, réels cependant. Quand nous savons le prix des mots, c'est à peine si nous osons dire à Dieu que nous l'aimerions alors même que, par impossible, nous n'aurions rien à craindre ni rien à espérer de lui ; notre crainte elle-même et notre espérance le lui disent pour nous.

 

Quant on demandera à un saint Jérôme, qui tremble dans sa voie ; à un saint Hilarion, qui fait tous ses efforts, à l'heure de la mort, pour s'encourager et se raffermir dans sa crainte, s'ils ne sont pas dans la disposition... à laisser faire à Dieu et demeurer abandonnés à tout ce qu'il fera, ils répondront que oui; puisque, sans cette disposition, leur voie de crainte ne serait point sainte... comme elle a été; mais qu'ils ont tout autre chose

 

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en vue, comme sont les rigueurs des jugements de Dieu..., qui est ce qui distingue et différencie leur voie. Et ainsi, il est bien vrai que cette voie, dont nous parlons, peut et doit se trouver dans toutes les autres voies intérieures, pour qu'elles soient bonnes et saintes ; et c'est dans ce sens que nous avons avancé que c'est une voie générale qui convient universellement à toute sorte de personnes, mais un chacun pourtant n'est pas appelé à faire ainsi sa voie de cet abandon total,... pour n'avoir intérieurement en vue que cette volonté adorable,... qui est ce que nous appelons le plus parfait ou, de toutes les voies, la plus glorifiante pour Dieu et la plus sanctifiante pour l'âme (1)...

 

Non pas, dira-t-il encore, que, « dans toutes sortes de voies, on ne doive être dans la disposition d'acquiescement et d'abandon,... mais parce que cette disposition, qui est comme supposée (implicite) dans les autres voies, est comme le but et le terme de celle-ci » (2).

Telle est bien, d'ailleurs, la pensée, l'arrière-pensée de l'Église. Si l'acte de charité qu'elle nous fait réciter à tous ne veut pas dire tout cela, il ne veut rien dire. L'Église nous connaît mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes; elle nous voit, tout ensemble, et meilleurs et pires que nous ne nous voyons nous-mêmes, capables de toute faiblesse mais aussi capables de Dieu. Un acte de charité sincère, ardent même, rien de plus facile, rien de plus humain; notre être profond l'appelle déjà, et la grâce du baptême nous y porte avec un élan décuplé ; le rare, l'héroïque est de réaliser sciemment et pleinement la simple formule que nous récitons et de transformer cette aspiration fugitive en une disposition habituelle, si bien qu'aux

actes de charité succède un « état de pur amour ». Il est très vrai qu'à la lueur de cet éclair, éblouis par la splendeur des attributs divins, nous perdons de vue nos intérêts propres et jusqu'à notre personne, mais pour nous reprendre aussi vite que nous nous sommes donnés. Amour pur,

 

(1) Le plus parfait, pp. 33s, 333. Cf. Etat du pur amour, p. 35.

(2) Ib., pp. 14, 15. Il va sans dire que l'espérance reste vertu, et que nul, dans quelque état qu'il se trouve, n'est dispensé d'en faire des actes.

 

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puisqu'il répond à la définition de l'amour; impur, puisqu'il met tant de hâte à n'y plus répondre. Où est la perfection, ou dans notre hâte à nous « réavoir », comme dit le P. Piny, ou dans la volonté qu'ont les mystiques de continuer à s'oublier, à se perdre ? Si le sacrifice de l'intérêt propre est bon pendant un quart de seconde, comment, maintenu délibérément, prolongé, perpétué, serait-il mauvais? Si l'acte de charité est le plus parfait des actes humains et n'est imparfait que dans la mesure où il ne dure pas, comment l'état qui le fait durer ne serait-il pas la perfection même ?

 

§ 3. - « Faire » et « laisser faire ».

 

On a pu déjà s'en rendre compte, malgré les... que je multiplie dans mes citations : le P. Piny ne craint pas de se répéter. Ce n'est pas la hautaine condescendance professorale de Mathieu Arnold ; c'est encore moins l'amusante perversité de Péguy. Simplement, une indifférence absolue aux choses du style. Mais, de tant de phrases stéréotypées, il n'en est peut-être pas une qui revienne plus à satiété sous sa plume, que celle où il résume avec une candeur qui ne brave pas que la rhétorique, son ascèse paradoxale du « laisser faire ». Ne violons jamais, dira-t-il, par exemple, « cette passiveté et cette indifférence sainte, qui est si fort portée à laisser faire à Dieu (1) ». Ou encore, « Laisser faire et consentir seulement à tout ce que Dieu fait en nous » (2). Ou encore : « Il vaut mieux le laisser-faire à Dieu que le faire par nous-mêmes »(3). Ou encore : La perfection « ne s'acquiert point tant en faisant comme en laissant faire » (4). Il oppose ainsi, constamment, l'excellence absolue du « laisser-faire » à la séduction dangereuse, aux illusions

 

(1) Le plus parfait, p. 16.

(2) Oraison du coeur, p. 96.

(3) Ib., p. 2o7.

(4) Etat du pur amour, p. 4o.

 

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multiples, aux impuretés presque inévitables du « faire ». C'est là, du reste, comme nous l'avons déjà rappelé, la tendance, et même la doctrine expresse d'une foule de grands mystiques, notamment de Francois de Sales et du P. Lallemant. Je n'y vois rien de proprement original que l'intrépide dialectique, que la ferveur, trop exclusive, peut-être et que la simplicité, plus savoureuse encore qu'imprudente, du P. Piny. Quoi qu'il en soit, écoutons-le comme si nous n'avions pas encore rencontré, parmi les maîtres du XVIIe siècle, et sous une forme moins litigieuse, des leçons toutes pareilles.

Logicien qu'il est, il aurait le droit de nous arrêter sur le seuil de la discussion, de nous dire qu'après l'avoir suivi jusqu'ici sans résistance, il est maintenant trop tard pour. nous inquiéter, à plus forte raison pour nous hérisser. Nous avons accepté la définition, le principe du pur amour, nous avons franchi, sans effroi, le « pas de l'abandon » total et de la « sainte indifférence ». Nous avons reconnu qu'il était sage, parfait même, de nous borner désormais à dire Fiat. Or cela n'équivaut-il pas à reconnaître que le « laisser-faire » est plus excellent que le « faire »? Nous entêter à prendre des initiatives nouvelles, même de vertu, ne serait-ce pas rétracter la « cession » que nous avons consentie de notre « volonté propre » ? Dire par exemple : je veux m'imposer telle mortification, tel sacrifice, n'est-ce pas dire : fiat voluntas mea?

Fort bien, répondra-t-on, mais il n'est pas non plus trop tard pour nuancer, pour élargir peut-être, enfin pour accorder aux exigences multiples de la tradition ascétique, cette résolution de pur amour, d'abandon, d'indifférence, qui, d'abord nous avait séduits, au moins autant par sa belle simplicité et sa facilité apparente, que par la ferveur religieuse qu'elle respire. Assurément il est très bon d'acquiescer à tout ce que Dieu nous montre clairement qu'il désire de nous, comme il n'est jamais bon de refuser à Dieu ce qu'il veut, ou d'acquiescer à ce qu'il ne veut pas. Aucun doute

 

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là-dessus, mais n'est-il pas bon aussi de prévenir par un élan spontané le bon plaisir divin, de courir à des actes de vertu que nous ne laissions pas même à Dieu le temps de nous demander, bien assurés, du reste, qu'ils ne pourraient que lui plaire? Celui-là même qui nous apprend à dire Fiat n'ouvre-t-il pas un champ sans limites à nos initiatives généreuses, lorsqu'il nous invite à être parfaits, comme le Père céleste est parfait? Sous couleur de ne vouloir que ce que Dieu veut, nous faudra-t-il renoncer à être de ces « actifs », de ces « violents» qui emportent le Royaume ? Nous l'avouons, ce fiat voluntas mea, que vous nous prêtez et qui sonne un peu bruyamment les décisions de notre volonté propre, a un je ne sais quel air stoïcien, cornélien, impérialiste qui fait de la peine, mais n'oubliez donc pas que, si nous revendiquons cet empire sur nos actes, notre ;fin unique est de procurer la plus grande gloire de Dieu : fiat voluntas mea, ut fiat voluntas tua.

Ainsi parleraient, et non sans vraisemblance, les antipassifs. Essayons de leur répondre, en construisant, d'après les indications un peu éparpillées, mais au fond très cohérentes, du P. Piny, une apologie du « laisser-faire ».

Balayons d'abord une difficulté saugrenue, où l'on s'attarde parfois dans la chaleur aveuglante de ces controverses. Les deux tables de la Loi, les préceptes éternels de la morale, les commandements de l'Église, bref le devoir strict ne sont pas en cause, pour la simple raison que tout ce que nous sommes obligés de faire sous peine de péché, soit mortel, soit véniel, Dieu veut très évidemment que nous le fassions. De même aussi pour tout ce qu'il nous est défendu de faire. Le débat n'intéresse donc et ne divise que des chrétiens déjà fermement décidés à « pratiquer toute la loi ». Il ne s'agit ici que d'oeuvres surérogatoires, que du plus ou du moins parfait. De savoir, par exemple, si je dois, non pas aller à la messe le dimanche, pardonner à mon ennemi, ou fuir la tentation; mais prendre tant de coups de discipline, faire trois fois par jour l'examen particulier, entreprendre telle

 

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oeuvre de zèle ou de charité. Réduisons encore la zone sainte du « laisser-faire ». Si, d'une manière ou d'une autre, le bon plaisir divin m'est déjà signifié, soit par les décisions d'un directeur, soit par les prescriptions d'une règle, on voit bien que la question ne se pose plus. Ne pas « faire » en de pareils cas, c'est manifestement ne pas « laisser faire ».

Reste une difficulté, plus spécieuse, sinon plus sérieuse, la seule, à vrai dire, qui mérite d'être discutée. Cette exaltation du « laisser-faire » n'implique-t-elle pas une philosophie métaphysiquement absurde, théologiquement hérétique et moralement désastreuse, de la volonté? Prétendre qu'il faut se défier ainsi du « faire », refréner toutes nos initiatives, même généreuses, suspendre tous nos élans même vers le bien, n'est-ce pas aller contre la nature même des choses, qui veut que nos facultés ne soient vraiment par-faites que lorsqu'elles passent de la puissance à l'acte ; n'est-ce pas supposer avec les jansénistes que notre volonté est invinciblement mauvaise; n'est-ce pas enfin, dans l'ordre moral, préparer l'atrophie progressive du libre arbitre, nous rendre peu à peu incapables, non plus seulement de faire le bien, mais encore de résister au mal? Et voilà, concluent triomphalement les anti-mystiques, où nous mènent tous ces raffinements de spiritualité imaginés par les modernes ! Aux abominations du quiétisme! Brûlons le P. Piny. -- Non, pas encore. Donnez-lui du moins le temps d'une chiquenaude scolastique. Deux mots suffisent à renverser vos échafaudages : « Faire » n'est pas « vouloir »; on ne « veut » jamais plus intensivement, plus volontairement que lorsqu'on veut se « laisser-faire ».

S'il n'est pas « vouloir », qu'est-ce donc que « faire », au sens que notre débat donne à ce mot? Cette phrase, où je m'engage, m'épouvante, mais, Piny aidant, nous l'achèverons - faire, c'est passer non pas du vouloir en puissance au vouloir en acte, mais du vouloir actualisé et parfait, à de certains gestes, extérieurs ou intérieurs, que, sans doute on appelle des « actions », mais qui, en effet, agissent beaucoup

 

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moins que le vouloir lui-même, ou plutôt qui n'agissent qu'en vertu du vouloir profond que ces gestes, que ces actions essaient de traduire - grâce encore un coup, pour ce fracas ? - Faire, c'est par exemple, acheter une discipline et s'en donner des coups, partir pour la Trappe, enseigner le catéchisme aux enfants du village, s'associer à une confrérie; bref, c'est mettre à exécution un des mille projets qui s'offrent au zèle des âmes pieuses, qui tourmentent leur imagination, toujours inquiète de n'en pas « faire » assez, désireuses d'en « faire » encore plus. Qu'est-ce que « laisser faire »? C'est vouloir; ce n'est que vouloir, et vouloir, c'est aimer. Telle est, si je comprends bien, la chiquenaude du P. Piny.

 

Au lieu, écrit-il, que, dans tous les autres états de la vie spirituelle. qui sont bien plus actifs qu'ils ne sont passifs, on trouve de la difficulté et quant au vouloir et quant au faire,... et qu'on peut bien commencer par la volonté, mais qu'on n'achève pas toujours par l'oeuvre et par l'action; dans l'état, au contraire, du pur amour, tout est, en quelque manière, compris dans la volonté; en sorte qu'on s'y mortifie effectivement, en voulant bien toutes les occasions de mortification ; on fait beaucoup quand on approuve paisiblement l'impuissance où Dieu nous met parfois à ne pouvoir faire, comme de prier, et on y aime dans la perfection quand, dans la vue du bon plaisir de Dieu, nous consentons tranquillement à ne pouvoir sentir si on aime (1).

 

Qu'on veuille bien s'arrêter à cette distinction qui résume toute la doctrine du P. Piny. Doctrine très exigeante et, tout ensemble, infiniment consolante ; talisman, arme à deux tranchants, qui ruine la fausse quiétude des pharisiens - les maniaques du«faire » - et qui dissipe les vaines angoisses des scrupuleux, ceux-ci voués au désespoir, s'ils ne se résignent pas au « laisser-faire ». Rien d'un paradoxe, sinon au sens le plus vrai de ce mot, entendant par là une de ces vérités que leur évidence même cache à ceux qui ne savent pas penser, ou que l'on répète de bouche

 

(1) L’Etat du pur amour, pp. 43, 44.

 

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sans en soupçonner la richesse. La philosophie n'est ainsi faite que de truismes que les métaphysiciens s'appliquent à embarrasser, afin, sans doute de stimuler l'inattention des esprits ou d'apprivoiser la pusillanimité des coeurs. Que faut-il pour être parfait? Le vouloir. Ainsi formulé, nul ne conteste cet axiome. Mais combien peu en font la règle de leur conduite; combien peu saisissent le vrai sens du mot vouloir!

Piny distingue deux étapes dans la recherche du bien, deux états de perfection : l'un qu'il appelle actif, l'autre passif. Deux états et deux théories, les maîtres de l'ascèse, Rodriguez par exemple, insistant davantage, sinon exclusivement, sur la nécessité du « faire », les mystiques sur l'éminence, et, qui plus est, sur la suffisance du « vouloir ». Perfection active, celle qui « fait » ; perfection passive, celle qui « veut ». Eh quoi! le « vouloir » n'est-il pas l'activité même? Oui, sans doute, mais une activité qui, à son maximum d'intensité et de pureté, n'a plus d'autre objet que d'acquiescer au vouloir divin, et, par suite, que de « laisser faire à Dieu » ; mais une activité surnaturelle, et où Dieu agit plus que l'homme. D'où ce caractère de « passivité » - ce nom plutôt - qu'on lui attribue.

Eh quoi! l'ascèse commune nous dispenserait-elle du « vouloir »? Non, certes. Elle condamne violemment le psittacisme moral, tout « faire » qui ne serait pas commandé et animé par un « vouloir », mais elle est avant tout la discipline du « faire ». Aucune des vertus qu'elle nous façonne à pratiquer ne peut se contenter du « vouloir », chacune d'elles exige impérieusement le « faire ». Pour être charitable au sens ascétique, il faut que je «fasse »la charité ; zélé, que je «fasse » tel ou tel effort en vue de gagner les âmes ; mortifié, que je m'ingénie à me « faire » souffrir. Il en va de même pour la prière considérée comme un exercice d'ascèse. Elle ne saurait se passer du « faire ». Prier, c'est réciter le chapelet, le bréviaire; méditer, c'est appliquer à un sujet donné les trois puissances de l'âme : autant

 

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d'actes qu'il ne suffit pas de vouloir, qu'il faut faire. Ainsi de toutes les vertus, une seule exceptée, qui est non seulement la reine, mais encore le principe actif de toutes les autres. Au pur amour, le « faire », ainsi entendu, n'est pas indispensable, le « vouloir» suffit.

Les actes du pur amour « sont par ce même acte de volonté par lequel nous voulons qu'ils soient (1) ». Seul de toutes les vertus, le pur amour n'a pas à s'inquiéter du « faire »; il « fait » par cela même qu'il aime ou qu'il veut : il ne peut vouloir, autant dire, il ne peut être, qu'il ne fasse. Dans un acte de pur amour, le « vouloir » et le « faire » se confondent : le « faire » des autres vertus n'ajoute rien à la

perfection de ce vouloir; c'est lui, au contraire, qui, en débordant, si j'ose dire, sur le « faire » des autres vertus, communique à celles-ci quelque chose de sa perfection essentielle, faute de quoi le plus beau « faire » du monde ne serait pas acte de vertu.

Les « faire » sollicitent les âmes pieuses, et les séduisent d'autant plus qu'ils leur paraissent plus prometteurs de perfection, si l'on peut ainsi parler. C'est l'amour-propre qui souvent nous les rend désirables, bien plus que l'amour

de Dieu : amour de notre propre excellence, besoin de nous prouver à nous-mêmes cette excellence, de la sentir, de la palper, comme un avare les pièces de son trésor ; besoin d'en finir avec l'humiliation et les angoisses que nous cause la conscience de notre misère.

 

Il est toujours à craindre que l'âme qui fait, en faisant ce qu'elle veut, n'entretienne toujours en elle quelque sorte de propre volonté, bien loin de la détruire et de l'anéantir. Et quoique les choses qu'elle fait ou fera soient bonnes, saintes, utiles pour la perfection et pour le salut, y faisant néanmoins encore ce qu'elle veut faire, cela ne l'empêchera pas, à moins que la grâce soit bien abondante et qu'elle y agisse avec une extrême circonspection, d'y nourrir encore une secrète volonté propre qui s'attachera quelquefois aux choses... de la perfection

 

(1) Oraison, p. 238.

 

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et du salut avec autant de propriété de volonté qu'elle s'attachait autrefois aux choses criminelles (1).

 

Par ces « faire anxieusement multipliés, nous espérons parvenir enfin à être ce que « nous voulons être » : c'est notre propriété que nous cherchons à défendre et à augmenter; ce n'est pas, d'abord et uniquement, celle de Dieu. Piny ne dit pas que ces intentions soient mauvaises, mais simplement moins parfaites, d'ailleurs assez vaines, parfois grosses d'illusions, de déceptions, de souffrances.

C'est bien, sans doute, pour plaire à Dieu que nous voulons être parfaits,

 

mais, si vous y prenez garde, (nous) le voulons encore plus pour être nous-mêmes affranchis de ce poids accablant et crucifiant de nos imperfections, et de ce corps de mort, parce qu'il nous déplaît ; et qu'il y a à gémir et à soupirer pour le porter (2).

 

Vaquer au salut du prochain, s'appliquer aux oeuvres de miséricorde, on n'en voit que trop, de ceux qui sont dans cette voie active,

 

qui sont bien aises d'y être, soit parce qu'on y est dans toute la liberté de l'action, soit pour n'être point intérieurement gênés, n'étant point alors que très peu appliqués à nous-mêmes, à nos imperfections et à nos misères, étant alors bien plus à l'extérieur qu'à l'intérieur ; soit encore à cause que, dans cette voie active, on voit devant les yeux le bien que l'on fait, et ainsi on a lieu ou de se contenter, ou de s'assurer... en vue du bien qu'on fait, qu'on sera un jour content. Si bien qu'il est toujours à craindre, dans toutes ces voies où l'on fait, et où l'on veut faire, qu'on n'y entre et que l'on n'y soit parce qu'on veut y être.., et ainsi on y est peu sûr et on y a grand lieu de craindre l'illusion puisque, de quelle manière qu'on y rentre, la propre volonté peut toujours y avoir lieu (3).

 

Le P. Lallemant et ses disciples ne parleraient pas autrement.

 

(1) Le plus parlait, pp. 64, 65.

(2) Ib., pp. 323, 324.

(3) Ib., PP. 76-77.

 

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Et cette rencontre doit donner à réfléchir, ni les dominicains ni les jésuites n'étant capables d'oublier que le salut des âmes est une des fins principales de leur Institut.

Pourquoi donc tant s'ingénier et se tourmenter à chercher quelque nouveau « faire » plus héroïque ? Pour ce qui est des actes extérieurs, les adeptes du pur amour se contentent d' « une vie commune ». Ils ne font « extérieurement,

quoique d'une manière édifiante, que ce que font tous ceux de leur profession et de leur état », en sorte qu'à juger de leur vertu par le dehors, « on n'y voit rien de singulier, et rien que de commun, et de très commun (1) ». A moins que

l'on y sente « intérieurement quelque particulier attrait », indice du vouloir divin, il n'est « point tant expédient (de) beaucoup pratiquer la mortification active par des austérités et des pénitences extraordinaires ».

 

Mon cher lecteur, je ne trouve rien, en fait de pénitence, de plus rude... que ce qu'il y a à essuyer, quand on est résolu à vivre abandonné à la volonté de Dieu, d'accepter à l'aveugle... tout ce qu'il fait ; et quoique, parmi les anciens pénitents, il y en ait eu qui aient passé les nuits entières tout debout, et se faisant des reproches pour ne pas s'accorder le moindre repos ; quoiqu'on en ait vu avec les yeux continuellement élevés au ciel et, par leurs soupirs et leurs larmes, demandant sans relâche à Dieu sa miséricorde ; quoiqu'il y en ait eu d'autres qui, revêtus de sacs et de cilices, cachaient leurs visages entre leurs genoux, et battaient la terre de leur front avec une amertume de coeur qu'on ne peut exprimer; d'autres qui pleuraient sur eux-mêmes, comme on fait aux funérailles d'un mort,... je dis pourtant, et je ne cesserai de dire qu'il n'est rien de si dur... que la pénitence que Dieu fait faire aux âmes, qui sont dans cette voie à laisser faire à Dieu. Car il est vrai que, quelque rude qu'ait été la pénitence de tous ces anciens pénitents et de ceux et de celles qui tâchent de les imiter dans ces derniers siècles, il est pourtant vrai que, puisque c'étaient des mortifications qu'eux-mêmes se procuraient, qu'ils inventaient... et auxquelles ils voulaient bien se condamner, étant ainsi et juges et patients tout ensemble, ils souffraient à la vérité et ils souffraient beaucoup, mais ils enduraient ce qu'ils

 

(1) La vie cachée, épître (non paginée).

 

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voulaient endurer. Il n'en est pas de même de la pénitence que Dieu fait faire (aux disciples du pur amour)... Il leur fait souffrir, non ce que leur volonté voudrait, mais... tout ce que leur volonté ne veut pas (1).

 

Ainsi pour toutes les autres vertus. Quoiqu'il « n'en fasse pas formellement les actes », le pur amour les pratique toutes, et parfaitement. En vérité, ceux qui voudraient faire passer le P. Piny pour un professeur d'oisiveté, ont bien peu de connaissance de sa doctrine,

 

et encore moins d'expérience, puisqu'ils croient dans l'oisiveté tous ceux et celles qui, par un acte simple de volonté,... par l'abandon total (d'eux-mêmes à la) divine volonté,... exercent toutes les plus éminentes vertus, mais d'une manière si simple et éminente, qu'on les exerce parfaitement sans qu'on y pense en détail, mettant tout son coeur à aimer,

 

et, ce qui revient au même, à « laisser faire ».

 

Non, assurément, ce n'est point une oisiveté ! Ce n'est rien moins, si l'on ne veut qu'on soit oisif en aimant Dieu continuellement, en l'aimant d'un amour le plus pur, par le plus pur et le plus absolu de tous les abandons ; en exerçant à son égard une foi aussi vive que celle qui doit nous porter à ce pur amour; en espérant, souvent contre toute espérance ; en faisant l'acte le plus éminent de justice, qui est de nous désapproprier de nous-mêmes, pour nous rendre et nous redonner à Dieu, à qui nous appartenons par tant de justes titres et enfin en pratiquant, et d'autant plus parfaitement qu'on y fait moins de réflexion, toutes (les) autres vertus, prudence, patience, force, humilité,

 

dont le pur amour suppose et impose, « un exercice continuel » (2). Le jour sera la nuit, l'esprit sottise, la beauté laideur, quand le « laisser-faire » du P. Piny sera paresse.

 

§ 4. - Le combat spirituel et le « laisser faire ».

 

L'objection saute aux yeux, si redoutable, si énorme, à première vue, qu'il faut de deux choses l'une, ou bien

 

(1) Le plus parfait, pp. 192, 195.

(2) Oraison, pp. 256, 257.

 

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qu'on me passe le mot - qu'elle soit un bluff saugrenu, ou bien que notre Piny, Provençal imprudent, ait été frappé d'insolation sur les bords du Rhône ; - mais alors, l'étrange idée qu'auraient eue les Jacobins de Paris, d'affilier ce dément « au grand couvent et collège de Saint-Jacques » !

Puisque rien n'arrive, même nos fautes, que Dieu ne l'ait voulu ou permis, cet acquiescement à la volonté divine, où vous placez la plus haute perfection, ne menace-t-il pas d'étouffer insensiblement la syndérèse dans les âmes qui se livrent à cet exercice, d'y cautériser jusqu'aux dernières racines du remords? A quoi bon lutter contre nos imperfections sans cesse renaissantes; à quoi bon s'alarmer des tentations qui nous assiègent? Acquiesçons, acquiesçons, laissons faire à Dieu. Je vous fais grâce de l'amplification qui s'épancherait ici d'elle-même, sous la plume du rhéteur le moins bavard. Fastueux édifice, qu'une nouvelle chiquenaude suffit à renverser : le P. Piny n'a pas le même auditoire que Bourdaloue, Massillon ou Bridaine ; pour les âmes généreuses qu'il façonne à plus de sainteté, le danger n'est pas de faire bon marché des imperfections, mais au contraire d'éprouver trop d'horreur à leur rencontre ; les tentations ne les affolent que trop, bien loin de caresser en elles de secrètes complaisances.

François de Sales, un des maîtres du P. Piny, et d'autres avec lui, nous apprennent à être patients envers nous-mêmes ; à mettre à profit nos inévitables misères, soit pour nous enfoncer plus avant dans l'humilité, soit pour nous entraîner à souffrir plus suavement les misères du prochain : « mauvais arbres, que nous ne devons point aimer, mais que nous devons supporter, comme pouvant porter de très bons fruits » (1). Cela n'est pas assez, continue le P. Piny : nos imperfections, il faut encore les aimer de coeur, pour l'occasion quotidienne qu'elles nous apportent de

 

(1) La clef, pp. 37, 38.

 

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pratiquer le pur amour. Grâce à elles, nous sacrifions à Dieu

 

jusqu'à nos intérêts spirituels. Et... même quant à notre progrès et à notre avancement à la perfection, qui est la chose du monde que nous pouvons aimer, s'il semble, et désirer le plus licitement, nous témoignons, en supportant ainsi nos imperfections, que nous ne... voulons que sa volonté et son bon plaisir, qui est l'objet du pur amour.

 

Mais quoi ! Dieu lui-même « ne veut-il pas que nous sortions de toutes nos imperfections », lui qui nous propose d'être parfaits comme le Père céleste, et partant comment vouloir, comment aimer dans ces imperfections elles-mêmes, « la volonté et le bon plaisir de Dieu » ? Piny répond par une distinction que les étourdis seuls jugeront subtile :

 

Il est donc vrai que c'est la volonté de Dieu que nous soyons dégagés de nos imperfections, mais quant... à l'affection de la volonté, et non point toujours quant à la nature... Dieu, à la vérité, veut nous voir en cette vie hors de l'imperfection, mais... en ce en quoi (en tant que) elle est criminelle, coupable et volontaire; non point en ce en quoi elle est crucifiante, naturelle et contre notre volonté.

 

Dès qu'elle nous crucifie,

 

elle sert merveilleusement à nous faire expier les fautes que nous avons commises par cette imperfection, quand... le coeur y avait encore son affection... Quand une âme en est venue au point où ses imperfections lui pèsent,... elle peut véritablement... y... pratiquer le pur amour, qu'on ne pratique jamais mieux que quand... on supporte en paix ce qui nous déplaît.

 

Si elles ne vous pèsent pas, mauvais signe ; c'est alors qu'il faut vous inquiéter. Si elles vous pèsent, à la bonne heure! ce poids lui-même leur enlève leur principale malice : portez joyeusement cette souffrance qui est toute bonne, et ne vous tourmentez pas, ou plutôt aimez ce tourment. N'oubliez donc pas notre unique principe, l'anathème jeté à l'esprit de « propriété ».

 

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Il faut aller à la perfection, non parce que c'est un état sublime, mais parce que Dieu nous y veut, et... il ne faut pas vouloir marcher plus vite dans les voies de la grâce que Dieu ne nous en veut faire la grâce... Ce n'est pas à nous voir si fort élevés au-dessus de toutes les imperfections de la nature que nous devons faire consister notre perfection, mais bien à remplir la mesure que la divine volonté nous a prescrit et en la manière, et pour le temps qu'elle l'a prescrit. C'est un amour-propre, et encore bien grossier, de ne pouvoir se voir ni se supporter imparfait, quand les imperfections sont une fois devenues des croix, puisque c'est une marque toute évidente qu'on ne possède point encore l'amour de l'abjection, qui fait qu'on se plaît à se voir abject.

 

Plaisir tout spectaculaire, et qui n'a rien de commun avec l'ombre de plaisir mauvais dont la poursuite, ici, d'ailleurs, à peine délibérée, presque inconsciente, nous a fait tomber dans l'imperfection. Ainsi du plaisir qu'éprouverait un

duelliste à « se voir » adroit, et qui, ni de près ni de loin, ne participe à la joie diabolique du duel.

 

Le pur amour de Dieu... fait que, tout imparfait qu'on se voit, on est toujours content, dans cette vue que Dieu qu'on aime uniquement est toujours parfait... Au reste, c'est aller bien plus vite et plus sûrement à la pureté de l'amour,... quand on gémit... sous le poids des imperfections... d'une manière qu'on sait pourtant s'y tenir en paix ; puisque c'est là faire mourir la propre volonté, même quant au point de la perfection,

 

et que de ces imperfections crucifiantes on ne veut être dégagé

 

quant à la nature, et quant au penchant qu'on y sent, malgré qu'on en ait, qu'autant et selon la mesure que la divine volonté nous y prescrira ...

 

Donc, une nouvelle béatitude : Bienheureux les imparfaits ! - Et pourquoi pas ? Si peu que l'on ait eu l'expérience du martyre intérieur que doivent subir la plupart des âmes ferventes - martyre d'autant plus crucifiant qu'elles sont

 

(1) La clef, pp. 39, 44.

 

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en vérité plus ferventes - on s'expliquera l'insistance du P. Piny.

 

Il est donc vrai, ô âme qui gémissez sous le poids de l'imperfection,... que votre sort est bien plus heureux que vous ne pensez, puisque, ne voulant point les imperfections qui vous font gémir - ces misères ne tenant plus à votre coeur..., mais bien plutôt et seulement à la nature, laquelle, étant dans un état de péché et de corruption, ne peut que se sentir de cette misère... et Dieu, dans cet état de corruption, n'attendant point de vous une nature qui soit parfaite, mais seulement... une volonté vraiment dégagée de ces imperfections de la nature ; - vous pouvez tout espérer de la bonté d'un Dieu, qui ne demande pas mieux que de trouver à qui faire du bien et se communiquer, ayant ainsi par ce dégagement du coeur, levé tous les obstacles qui pourraient l'empêcher de vous en faire (1)...

 

Si ce n'est pas le style de saint François de Sales, c'en est certainement l'esprit, et jusqu'à l'accent. Eh ! que dire autre chose à ces « pauvres âmes » qui,

 

se voyant ainsi, non seulement imparfaites, mais l'imperfection même, entrent dans des espèces de désespoir de jamais atteindre à (la) possession de Dieu, et d'un Dieu qu'elles découvrent alors (à la lumière même de leur martyre) aussi infiniment saint qu'elles se voient et se sentent extrêmement impures et imparfaites (2) ?

 

Hélas ! Piny ne donne que ce qu'il peut donner, et il sait trop que ces consolations elles-mêmes sont crucifiantes :

 

Avouez cependant, ô âmes ainsi mortifiées, quelque assurance que je tâche de vous donner, que c'est là une rude épreuves (3) !

 

Un coussin rembourré d'épines, et sous les coudes, non pas des pécheurs, non pas même des tièdes, mais des parfaits. Après cela, qui oserait soupçonner de relâchement la doctrine du P. Piny, mélange divin de rigueur et de tendresse? Gustans gustavi paululum mellis, et ecce morior.

 

(1) L'oraison, pp. 152, 153.

(2) Ib., p. 231.

(3) Ib., p. 231.

 

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§ 5. - Le supplice des tentations et le « laisser-faire ».

 

C'est encore la même distinction, et qui ne doit paraître un sophisme qu'à ceux qui n'ont pas le droit d'y recourir. Toute tentation a deux visages. Elle est plaisir; elle est croix. Non pas tour à tour, mais tout ensemble ; elle n'est croix que parce qu'elle est plaisir. Si elle ne délectait pas, elle ne serait pas tentation. Le plaisir qu'elle promet, et qu'elle ébauche déjà, reste, bon gré, mal gré, plaisir; mais la souffrance que l'on éprouve à la présentation de ce plaisir, mais le refus que l'on fait, et du plaisir promis, et même et surtout du plaisir déjà commencé, prouvent assez que la volonté n'est pas de la partie. D'où le conseil du directeur intelligent à l'âme tentée : Ne vous troublez pas, attendez en paix que cette épreuve s'achève. Le pur amour exige davantage. Puisque la tentation vous est une croix, et que, d'ailleurs, toute croix est aimable, ne vous contentez pas de souffrir avec patience, aimez la tentation même qui vous fait souffrir et acquiescez, par là, plus étroitement que jamais, à la volonté divine.

Laissons-le parler, non sans donner, d'étape en étape, un sourire affectueusement amusé au déroulement de ses périodes formidables. Tout ce chapitre ne sera qu'une promenade sur un champ de braises. Non qu'il tâtonne le moins du monde. Jamais sa pensée ne fut plus décidée, ni même plus limpide, mais le souci toujours présent et pressant de prévenir, en une matière aussi délicate, d'épais et de funestes contresens, ajoute à la pesanteur, à l'inélégance congénitale de sa plume.

 

Car il est certain que, si une âme qui s'est donnée à Dieu... pour l'aimer dans toute la pureté de l'amour, et qui, d'ailleurs, n'aura point cessé de combattre, et de témoigner le désaveu qu'elle fait de la tentation, par la peine continuelle qu'elle en a ressentie ; si, dans les craintes et les appréhensions où elle en est d'avoir consenti ou rejeté, d'avoir assez vigoureusement résisté ou de s'y être comportée mollement, d'avoir tenu assez ferme pour être

 

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encore dans la grâce de Dieu, ou d'avoir été lâche d'une manière à l'avoir peut-être perdue; si, dis-je, dans ces craintes et ces appréhensions,... l'âme vient à se souvenir du bon plaisir de Dieu, qu'elle envisage dans cet état,

 

état, non pas de consentement, mais d'angoisse au sujet du consentement que l'on craint d'avoir donné,

 

sa toute sainte et toujours adorable volonté : qu'elle se souvienne que, de quelle manière qu'il y aille d'elle en ce qu'elle appréhende, néanmoins Dieu sera toujours ce qu'il est, sa volonté toujours accomplie, et elle.., toujours le sujet de son bon plaisir, - et que, dans cette vue, elle revienne de ses craintes et qu'elle se rassure dans ses appréhensions, mais qu'elle en revienne et se rassure, pour ne vouloir plus rien qui la regarde et ne vouloir en tout que Dieu..., qui peut douter qu'on ne pratique alors à l'égard de Dieu un amour bien pur, voulant ainsi et ne voulant que la volonté de Dieu, dans un état de tentation, où elle a lieu de tout craindre pour elle-même (1)?

 

Indifférence et, qui plus est, consentement, non pas au péché que l'on craint d'avoir commis, mais à la crainte même, si crucifiante, de l'avoir commis ; crainte qui n'est

pas un péché et où frissonne, au contraire, l'horreur du péché; crainte, où le bon plaisir divin ne trouve rien que d'aimable et que, par suite, nous pouvons aimer.

 

Pour donner encore plus de jour à cette tant consolante vérité,... il est nécessaire, que je développe ici quelles sont ces sortes de tentations dont je parle.

 

Non pour apporter quelques atténuations à la doctrine, mais au contraire pour montrer qu'aucune espèce de tentation, y compris les plus hideuses, n'échappe au bienfait de la doctrine, restant, d'ailleurs, bien entendu - il tient à le répéter - que les âmes tentées doivent continuer « de combattre, de résister, d'abhorrer, et de détester » - non pas précisément la tentation elle-même, en tant qu'elle est

 

(1) La clef, pp. 63-65.

 

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croix, mais « ce à quoi elles sont pressées par la tentation » (1).

 

On peut réduire toutes ces tentations à trois classes, dont les premières et les moins dangereuses... regardent les choses extérieures, et ce sont les tentations de vanité, d'ambition, d'envie, et autres semblables. Les autres..., bien plus pénibles, sont les tentations contre la pureté... et les troisièmes regardent la foi...

 

Les premières l'arrêteront peu. Trop puériles, pense-t-il, pour que son petit troupeau s'y embarrasse longtemps. Ce beau mépris est à remarquer. A lui seul, en effet, il déterminerait la zone spirituelle où se meut le P. Piny; l'étroit plateau où fleurissent en abondance les gentianes du pur amour. Vanité, ambition, envie - envie surtout - ces maigres orties foisonnent dans le jardin d'une dévote médiocre, arrosées, entretenues avec d'autant moins d'inquiétude qu'on se croit, d'ailleurs, plus cuirassé contre les assauts de la chair et contre les défaillances de la foi. Il est vrai que, même aux plus sublimes altitudes,

 

on n'est quelquefois rempli que de pensées de vanité, ne faisant... rien qu'on n'ait tout aussitôt cette pensée, savoir pour être vu, pour en être estimé... ;

 

tentation peu dangereuse toutefois,

 

soit parce que l'âme... peut aisément connaître... que ce n'est pas pour cette pensée et par l'esprit de vanité qu'elle agit,.., soit à cause que cette sorte de tentation est à elle-même son... antidote,... puisque... c'est... un si juste sujet d'humiliation de se voir, malgré qu'on en ait, assujetti à une tentation si vaine.

 

Quoi qu'il en soit, le pur amour y trouve son compte si l'âme,

 

en continuant de détester ce qu'il y peut avoir de déplaisant à Dieu,... vient à dire Fiat, et à consentir à cette même volonté de Dieu,... consentant amoureusement qu'elle veuille ainsi se contenter... aux dépens du repos de l'âme, par toutes ces pensées

 

(1) La clef, pp. 65, 66.

 

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importunes; et d'une manière à renverser tous les bons sentiments qu'elle pouvait avoir pour elle-même, en permettant qu'elle se voie ainsi assujettie à des folles pensées d'hypocrisie et de présomption, et à des tentations de vanité et d'une vaine estime, qui à peine tomberaient dans la pensée des âmes les plus matérielles et les moins éclairées (1).

 

Il ne saurait mieux trahir sa propre noblesse; spernit humum fugiente penna.

Bien plus subtile et torturante la seconde classe de tentations :

 

Car il est vrai que Dieu permet à ce démon d'impureté d'agir sur le corps et, par l'agitation du corps, de solliciter et de tenter l'âme; et il le fait quelquefois avec tant de violence.., qu'il n'y a sentiment désordonné ni délectation sensuelle, dont les coeurs et les corps les plus voluptueux soient capables, qu'il ne leur fasse ressentir... Il le fait même quelquefois avec tant de violence, mais violence accompagnée de tant de délectation et de suavité, que la pauvre âme, qui se croyait, non seulement mortifiée, mais même morte à toutes ces choses, sent réveiller en elle une manière de penchant qui approcherait bientôt du désir.

 

S'il vous parait cru, prenez garde que les convenances académiques ne sont plus de saison dans un traité de médecine spirituelle. En ces matières délicates, certaines âmes, et parmi les plus saintes, ont parfois besoin qu'on leur mette, si j'ose dire, les points sur les i ; faute de quoi, éternellement, elles se demandent si le confesseur a bien entendu le murmure, presque toujours réticent, de leurs confidences. Quoi qu'il en soit, on ne lui reprochera pas de réduire, de laisser dans l'ombre une seule des difficultés qui l'attendent.

 

Et il y en a, poursuit-il avec son courage tranquille, où toutes choses ensemble ont été, dans le temps de la tentation, à un

 

 

(1) La clef, pp. 66, 69. Cf. dans l'Oraison du coeur, 217, 218, un beau développement sur « la croix du mépris ». « Ce n'est pas que je veuille dire que ce qu'on perd amoureusement dans cette croix soit quelque chose de bien grand, n'étant que quelque peu d'estime dans la pensée, et bien souvent dans l'imagination de la créature... »

 

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point si extrême que si, dans ces moments, le trouble n'eût été dans l'âme d'une manière à ne savoir tout à fait ce qu'elle faisait, elle n'y aurait pas été exempte, non seulement de fautes vénielles, mais même de péché mortel, quelque assurance qu'on pût avoir d'ailleurs

 

de sa vertu (1) ! Or, il va de soi que c'est ici encore, et même plus que jamais, qu'on doit distinguer

 

entre sentir et consentir... ; délectation et... complaisance... Car, comme le sentiment... et la délectation s'accomplissent dans la chair, et qu'au contraire le consentement et la complaisance se forment dans l'âme et sont un acte spirituel de la volonté, il n'y a nul doute qu'on puisse avoir le sentiment de la chair, sans le consentement de l'âme... Il ne faut donc pas que l'âme

 

celle, répétons-le, qui préférerait la mort à la moindre faute,

 

s'épouvante pour quoi que ce soit qu'elle puisse sentir.., et encore moins qu'elle croie avoir consenti, mais qu'elle prenne garde, quand elle ne peut autrement réprimer ces émotions, à toujours se conserver dans la même volonté qui est de désavouer tout ce qui peut offenser Dieu (2).

 

Son angoisse même, du reste, équivaut à un désaveu, et pourrait suffire à la rassurer (3). C'est la réponse commune,

 

(1) L'oraison, pp. 192. 193.

(2) La clef, pp. 72-73.

(3) « La seule peine que l'âme en ressent est une marque évidente que le sentiment peut y être, mais que le consentement n'y est pas ; et quoique le plaisir accompagne ici le sentiment, néanmoins, comme la peine qu'on a de le sentir, l'accompagne pareillement, il est évident que, si le plaisir se trouve dans la tentation à l'égard de ces âmes, c'est parce qu'il est de la nature de cette tentation que le plaisir l'accompagne... Mais non pas que la volonté appelle ce plaisir dans l'âme par le consentement ni qu'elle fasse venir cette sorte de délectation pour la sentir. » Oraison, p. 295. Je ne sais si le lecteur est comme moi, mais, pour ma part, ces analyses loyales, lourdes, tenaces, m'enchantent. Si le P. Piny était là, nous devrions le taquiner un peu, ne serait-ce que pour compléter sa victoire finale. Non, il n'est pas rigoureusement vrai que la peine qui accompagne cette délectation implique nécessairement une adhésion, même implicite à la volonté de Dieu. Elle peut avoir, et elle a quelquefois pour cause, une révolte de l'amour-propre, humilié de se voir ainsi à deux pas d'une aussi grossière déchéance, Réaction plus stoïcienne que religieuse, et où l'amour de Dieu n'aurait aucune part. A merveille, répondrait Piny, au lieu d'un seul fagot de honte à plonger dans le brasier d'amour, il y en aurait deux : d'abord la crainte d'avoir consenti, ensuite la honte de n'avoir craint le consentement que par amour-propre.

 

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le P. Piny la fait sienne mais, bien que très juste, il ne la trouve pas assez efficace. Et, en fait, elle ne l'est pas. Une conscience ainsi tourmentée avouera bien que sentir n'est pas nécessairement consentir; après quoi, elle se déchirera à se demander si elle n'a pas consenti. Plus décisive, et en même temps, plus sanctifiante, la réponse du P. Piny :

 

Le remède souverain à cette tentation... et le principal bien qu'on en peut retirer, c'est la pratique du pur amour,... au moyen duquel, cette tentation infernale devient un bois pour servir au feu du divin amour.

 

Soit deux démarches successives : l'une active, et de précepte, un refus catégorique; l'autre passive, de simple conseil et qui, du reste, suppose nécessairement la première et en décuple l'intensité. Il n'y a, d'abord,

 

qu'à remercier Dieu pour avoir mis notre volonté au point où elle en est de vouloir être à lui, quoi qu'il en puisse coûter, et de lui demander la mort.., plutôt que de consentir au péché : après quoi...

 

C'est ici le point critique du défilé, qu'on veuille bien peser tous les mots :

 

après quoi, regardant cette tentation d'impureté avec tout ce qui l'accompagne, comme une croix pour notre volonté, mais la regardant comme croix dans la volonté de Dieu, qui veut par là nous humilier aussi bien qu'épurer notre amour, jusques à nous faire accepter sa volonté dans une si étrange croix, et une si horrible tentation; nous devons nous abandonner entre les mains de la divine volonté, pour porter cette tentation, avec toutes ces circonstances et pour autant de temps qu'il lui plaira ; lui protestant que, quelque horreur que nous ayons pour cette sorte de tentation,

 

- retour à la démarche active que je viens de dire, et qu'il faut, en effet, réitérer par moments, bien que la démarche passive (1) - l'acte du pur amour - renferme éminemment cet acte de détestation - ,

 

nous voulons bien, quelque horrible qu'elle puisse être, la porter

 

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et la souffrir comme croix, dans la vue de sa volonté, et en toutes les manières qu'il lui plaira, pour lui montrer par là combien nous l'aimons purement, et comme nous nous attachons uniquement à sa volonté, qui est où tend le pur amour ; puisque nous voulons bien que sa divine volonté se contente jusques à nous faire souffrir ou ressentir en souffrant une aussi pénible tentation qu'est celle-ci, et d'autant plus pénible à l'esprit qu'elle délecte davantage la chair (1).

 

Je ne me fais aucune illusion : je sais bien que jusqu'au jugement dernier, cette saine psychologie scandalisera le pharisaïsme inconscient de certains esprits, l'impitoyable famille de ceux qui avalent comme de l'eau non pas seulement telle ou telle juste critique de détail, mais le contre-sens fondamental des Provinciales. Ce n'est pas qu'en d'autres matières plus abstraites, ils manquent tous de subtilité, mais ici, leur spéculation reste emprisonnée à la surface de l'âme; elle ignore les sources profondes, la définition même du vouloir. On ne les guérira pas de ne pas comprendre. Qu'ils s'indignent donc tout leur saoul contre le « quiétisme » du P. Piny! Mais, de grâce, qu'ils ferment leur confessionnal aux âmes que Dieu mène par la voie des épreuves. C'est assez pour ces âmes du bourreau divin.

 

Oui, c'est ici singulièrement où la sagesse infinie de Dieu ne saurait jamais être assez bien comprise, et où ses voies sont inscrutables et toutes merveilleuses. Car hélas! qui croirait, ou plutôt qui ne croirait pas qu'une pauvre âme qui, par I'effort de la tentation, se trouve tant et tant de fois dans les saletés et dans les sentiments de tout ce que les âmes les plus sensuelles et les plus brutales souhaiteraient sentir à tout moment pour contenter et assouvir leur brutalité; qui ne croirait pas qu'une pauvre âme, dans quelque pureté qu'elle eût pu avoir vécu, ne fît enfin naufrage... et cependant il est vrai,

 

ce « il est vrai » paraît presque aussi beau que le soudain et triomphant : Sed nos qui vivimus de l'In exitu,

 

(1) La clef, pp. 73-75.

 

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il est vrai que c'est alors singulièrement que ce Dieu de sainteté et de pureté, qui regarde l'âme dans cette voie de soumission et d'abandon, comme l'une de ses ouailles que personne ne ravira d'entre ses mains, l'affermit encore mieux dans cette belle vertu de pureté, puisqu'il lui donne à même temps une horreur extrême et un éloignement infini de tout ce qu'elle sent d'impureté... Et ainsi, disons que s'il y a, dans la vie spirituelle, une voie propre pour s'affermir dans cette pureté..., c'est particulièrement cette voie, où l'âme, abandonnée à la volonté de son Dieu, est résolue à lui laisser faire,... Dieu ne manquant point alors de l'exposer aux vents et à la tempête des tentations contraires, mais pour la purifier encore plus dans ce creuset (1).

 

La « troisième sorte de tentation », plus fréquente, semble-t-il, que les deux autres dans le monde des saints, moins liée d'ailleurs aux troubles charnels et, par suite, d'une virulence qui ne décroît pas avec les années, est de beaucoup la plus torturante. C'est d'elle surtout que traitent les mystiques dans le chapitre des « épreuves » : terrible littérature, fâcheusement ignorée de tant de graves étourneaux qui voient dans l'état contemplatif une école de lâcheté. De toutes les tentations qui peuvent « servir de bois au feu du divin amour », c'est celle qui brûle le mieux.

Elle a « ses différents degrés ». Au premier, de « simples pensées de cloute contre quelque mystère, ou quelques points principaux de la religion ». Terreur déjà : on se

demande si l'on n'est pas « véritablement dans l'infidélité et hors de la foi ».

 

Il y en a d'autres à qui la tentation n'est pas seulement dans la pensée, mais elle va jusqu'au sentiment, par une privation... de tout le sensible que des vérités aussi terribles ou attrayantes que celles de la foi pourraient inspirer... Ils ne se sentent non plus touchés des choses de Dieu et du salut, que si les vérités les plus saintes et les plus pressantes de la religion n'étaient pour eux que des contes fabuleux .... Ils seraient quasi plus disposés à rire et à s'en moquer.

 

(1) Le plus parfait, pp. 232-239.

 

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Et on se demande avec un redoublement d'angoisse : la foi qui ne sent point, est-ce une foi sincère (1) ?

 

Mais le dernier degré... c'est quand, avec toutes ces pensées de doute,... avec ce peu de sentiment,... ils se trouvent encore agités et tourmentés par les blasphèmes qu'il leur semble vouloir vomir à toute heure... contre ce qu'il y a de plus saint dans les mystères de la foi (2),... après je ne sais quelles obscurités... qui obscurcissent la raison et l'empêchent de se servir de toute sa liberté dans ces moments (3).

 

Ceci vous étonne peut-être, et il y a de quoi. Mais nous ne pouvons rien, ni vous, ni moi, contre des faits éclatants et, ce qui paraît plus invraisemblable encore, de tous les jours.

 

Hé bien ! mon cher lecteur, ne voilà-t-il pas, au sujet de ces pauvres âmes, l'accomplissement de la prophétie de Jérémie, qui se lamente de ce que l'or le plus luisant est devenu noir et obscur comme le charbon?... Car, hélas! qui l'aurait cru, ou qui pourrait le croire, si l'expérience ne nous le faisait voir tous les jours, que des âmes consommées... dans le plus pur amour en vinssent quelquefois, et assez souvent, dans des états à n'avoir l'imagination remplie que de tout ce qu'il y a de plus impie dans les âmes les plus libertines.

 

Ici encore, ici plus que jamais, un seul remède : le Fiat, l'acceptation amoureuse, le « laisser-faire ».

 

Car il est certain que si, dans les peines extrêmes où elles... sont, pour se voir à toute heure... comme sur le point de renier leur foi, et si, parmi tant d'horribles blasphèmes, qui leur font ressentir quelque chose de l'état des damnés,,.. si, dis-je, elles veulent bien jusque-là s'abandonner à la volonté de Dieu; si, dans les répugnances extrêmes qu'elles ont par un état si désolant,...

 

 

(1) Il me semble que, dans bien des cas, c'est la « privation du sentiment » qui précède le doute purement spéculatif et qui le prépare, le couve, pour ainsi parler. En tout cas elle le confirme, et semble le justifier. Notons, en passant, que la littérature spirituelle du XVIIe siècle est extrêmement discrète sur la psychologie des tentations contre la foi, chapitre que je me promettais de traiter dans la suite de mes volumes, mais sur lequel je n'ai rien trouvé jusqu'ici de bien satisfaisant.

(2) La clef, pp. 78-8o.

(3) Oraison, p. 197.

 

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répugnances qui sont elles-mêmes le désaveu le plus catégorique, le plus rassurant,

 

elles disent le Fiat à la divine volonté, pour aimer encore plus le bon plaisir de Dieu que la délivrance d'un tel état,... il est certain et c'est une vérité qui peut être reçue sans contredit qu'elles témoignent alors à Dieu un amour d'une pureté et d'un attachement à la divine volonté à charmer tout le Paradis et à n'en guère avoir de pareil sur la terre.

Et partant, heureuses, et trois et quatre fois heureuses, toutes ces âmes,... puisque les tentations les plus horribles ne servent qu'à épurer encore plus leur amour; que les blasphèmes même les plus exécrables, supportés comme elles les supportent, je veux dire ainsi que (les) plus rudes croix,... leur tiennent lieu d'un exercice continuel, dans cette voie du pur amour ; et puisqu'elles n'ont qu'à dire Fiat à cette même volonté, pour que tout ce qui peut se passer de plus horrible et d'infernal, non dans leur volonté, mais dans leur imagination, tourne en amour, et devienne un bois à entretenir ce feu divin du pur amour. (1) !

 

Cette transmutation merveilleuse - «tourner en amour », c'est proprement l'efficacité, c'est l'action même du « laisser-faire ».

 

§ 6. - Le « laisser-faire », et « l'amour désespéré » (2).

 

Le pur amour admet-il - c'est ici deux fois le cas de le dire - que l'on fasse la part du feu ? Non, répond fermement le P. Piny, et avec lui, le torrent des mystiques. « Tout devient bois au feu du pur amour » (3). De l'abandon ou de la cession que nous avons consentie, nous ne pouvons rien soustraire, pas même notre éternité. Ayant accepté, les yeux fermés, et pour de solides raisons, de nous laisser faire à Dieu, c'est-à-dire d'acquiescer à tout ce qu'il a voulu, veut et voudra, nous ne pouvons pas refuser de nous laisser damner, s'il doit un jour vouloir nous damner. Conséquence

 

(1) Oraison, pp. 198-199.

(2) « Il y a un autre état que quelques spirituels appellent l'amour désespéré ». La Clef, p. 187.

(3) La vie de la M. Madeleine, p. 443.

 

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moins terrible qu'on ne le croirait d'abord mais, quoi qu'il en soit, logique, et à laquelle nous n'avons plus le droit de nous refuser. Si, en effet, comme nous venons de l'entendre, et, je l'espère, sans émoi, si le « laisser-faire » « tourne en amour » et, par là, canonise une tentation de blasphème, pourquoi ne transformerait-il pas de la même manière une tentation de désespoir? Aussi bien, et c'est ici la maîtresse clef du problème, dans l'une et dans l'autre de ces deux « acceptations », l'objet positif et formel que se propose uniquement l'acte du pur amour, est-il ce qu'il y a en soi de plus aimable, à savoir la volonté divine, et non pas ce qu'il y a d'invinciblement haïssable, le blasphème, ou de plus désespérant, l'enfer. Mon Dieu, que tout cela paraît simple à qui n'est pas brouillé de naissance avec les précisions et les distinctions de l'analyse morale ! Là-dessus, qu'on n'aille pas accuser le P. Piny de je ne sais quel dilettantisme métaphysique. Ce n'est pas pour le vain plaisir d'évoluer sur la corde raide que les mystiques poussent la doctrine du pur amour jusqu'à ses dernières conséquences ; ce n'est pas non plus, d'ordinaire, pour obéir aux transports lyriques de l'amour, comme on le dit souvent et avec une condescendance dont ils n'ont que faire. Logique et poésie sont ici commandés par les faits. Il ne s'agit pas de provoquer les âmes saintes à des raffinements, comme on dit encore, de spéculation ou d'héroïsme; il s'agit de guérir, par ces raffinements prétendus, une souffrance trop réelle et à laquelle on ne connaît pas d'autre remède ; il s'agit de les consoler et tout ensemble de les stimuler en leur apprenant la bienheureuse méthode qui tournera en amour jusqu'à l'agonie que semblait préparer chez elles la mort de l'amour.

Comme si l'on disait que Pasteur a inventé la rage, pour se donner les gants d'exterminer ce fléau. L'image, hélas! n'est que trop juste.

 

Qui pourrait développer ces ténèbres affreuses, par où Dieu conduit l'âme, pour la tenir dans ces incertitudes gênantes et, par ces incertitudes, la crucifier intérieurement, mais continuellement...

 

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Au lieu de toutes,.., ces lumières qu'on avait autrefois sur la bonté et sur la miséricorde de Dieu, sur la beauté de la vertu et sur les vérités du salut,.., ne se trouve-t-elle pas... dans un gouffre de ténèbres et de noirceur, pour ainsi parler, si épouvantable et si horrible que l'on peut dire que cet abîme tient quelque chose de ce gouffre affreux et de ce chaos ténébreux de l'enfer, l'âme y étant quelquefois plongée en un moment, sans savoir comment, mais si profondément qu'elle ne sait où elle en est; et toutes les avenues aux pensées tant soit peu lumineuses sur les perfections et les amabilités de Dieu, qui pourraient donner lieu de confiance et d'assurance à l'âme, étant bien tellement fermées qu'il semble à la pauvre âme qu'elle entr'ouvrirait plutôt une montagne qu'elle n'ouvrirait son esprit à l'une de ces bonnes pensées qui la consolaient et la soutenaient autrefois (1).

 

On raille nos mystiques. Sous couleur de pousser les âmes à une charité impossible, ils leur forgent de vains fantômes, à quoi nul bon esprit ne pensa jamais. Le désespoir, hélas ! elles en sont déjà toutes proches lorsque, par bonheur, elles viennent confier leur peine à ces prétendus chimériques. Est-il vraisemblable, pensent-elles, que

 

Dieu puisse admettre à sa possession et dans son amitié une âme qui n'a dans l'esprit, et sur le bout des lèvres que des pensées d'horreur et de blasphème... Insensible à toutes les choses de Dieu au point qu'elle l'est, elle est à tout le moins de ces tièdes que Dieu commence dès cette vie à vomir de sa bouche, et à les rejeter de devant sa face comme des âmes réprouvées... Elles ne sauraient plus espérer, puisque la foi, qui est la base et la substance des choses que nous espérons, ne leur paraît point autrement que comme une créance donnée à des contes faits à plaisir, et à des traditions corrompues... Etat qui n'est qu'à deux doigts du dernier désespoir, et comme aux portes de l'enfer (2).

 

« Qui pourrait exprimer » ces angoisses, ces agonies ? « A chaque moment,, l'âme pense y être détruite, et lui semble comme impossible de subsister encore un autre moment ».

 

(1) La clef, pp. 175, 177.

(2) Ib., pp. 188, 190.

 

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Aussi est-il à croire que ces sortes de peines... tiennent bien plus du surnaturel que de la nature... Si toutes ces peines étaient naturelles, et qu'on n'y fût pas soutenu par une main et une force surnaturelle, il est certain... qu'on y mourrait... Je connais une âme qui, étant conduite par cette voie, a connu, par sa propre expérience, mais clairement, beaucoup... des peines des damnés, du ver rongeur, du désespoir éternel... et surtout de la peine du dam,... cette âme, m'assurant que cette peine du dam que Dieu lui faisait en quelque manière sentir.., lui paraissait si horrible qu'elle aurait... volontiers demandé qu'elle fût plutôt condamnée à être hachée en menues pièces, jusqu'au jour du jugement, pour être délivrée.., de cette peine pour un seul moment (1).

 

Encore une fois, ce sont là des constatations expérimentales, des faits constants et de tous les jours. Pas un atome de « littérature » dans les descriptions qu'on vient de lire, et qu'on retrouverait aussi noires, souvent même plus atroces, chez d'autres mystiques. Telle est, conclut le P. Piny - mais ici peut-être avec une pointe d'exagération - « la manière la plus ordinaire et la plus commune dont Dieu traite ordinairement toutes les âmes qui se consacrent » uniquement à la perfection (2). Et ce raisonnement paraît irréfutable,

 

Pourquoi et comment un Dieu de bonté, et un Dieu père, mais un Dieu de toute consolation.., traiterait-il de cette sorte presque toutes les âmes qui veulent le servir dans cet esprit du pur amour,... s'il ne savait que ces souffrances, bien loin de (les) tirer de l'union à sa volonté, (les) y affermiront au contraire, et épureront encore plus (leur) amour, en (leur) servant d'occasion pour aimer Dieu à (leurs) dépens (3)?

 

Quelle meilleure preuve donneraient-elles de leur amour?

 

Il est certain que si, dans cet état d'incertitude et de ténèbres,

 

 

(1) Vie de la M. Madeleine, pp. 509, 511.

(2) La clef, p. 228. Il dit ailleurs avec plus de prudence : « Je ne sais même si je ne dois pas dire que c'est là une des dispositions les plus ordinaires aux âmes saintes ». Vie de la M. Madeleine, p. 493.

(3) La clef, pp. 229, 227.

 

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où l'âme ne voit rien en Dieu qui rassure sa confiance, et où elle n'aperçoit en elle-même que mille sortes d'imperfections qui lui donnent lieu de tout craindre; si, du milieu de cet état désolé, elle se jette comme à l'aveugle entre les mains de la divine volonté, en sorte qu'elle lui abandonne et son salut et sa perfection, et qu'elle ne veuille plus se considérer que comme une terre qui n'est plus à elle,... il est très certain que c'est alors exercer le pur amour,... mais en un degré sublime de pureté et de perfection; et que c'est faire servir cet état au pur amour, puisqu'on n'a qu'à le soutenir, le porter et supporter en paix dans l'ordre de la divine volonté (1),

 

Si l'on n'admet pas cette solution, l'histoire intime d'une foule de saints reste un mystère insondable, une sorte d'affreux scandale. Si on l'admet, tout s'illumine. Et c'est tellement simple!

 

Dieu, qui se plaît quelquefois à dégager le coeur d'une manière à le lui faire sentir et l'assurer par ce sentiment, se plaît encore plus à le voir dégagé sans qu'il le sache... L'amour est bien autrement pur quand on aime sans jamais sentir si l'on aime; il est bien plus avantageux pour nous de servir Dieu, en craignant toujours de ne le point servir en effet, que de le servir avec la confiance d'en être récompensé; et la fidélité est bien plus grande lorsque, dans l'incertitude si nous sommes à Dieu avec assez de détachement de nous-mêmes pour lui être un objet de joie, nous continuons pourtant à vouloir encore être sa joie, sans oser penser qu'il doive être la nôtre (2).

 

Belle formule du pur amour, mais encore trop incertaine.

 

C’est un amour encore bien plus pur quand, Dieu réduisant l'âme à voir son salut comme désespéré,... ou, du moins, à ne rien voir sur quoi elle ose appuyer son espérance, ainsi qu'il arrive à bien des âmes... (si convaincues de leur propre abomination) qu'elles se condamneraient déjà volontiers à la séparation éternelle de Dieu qu'elles savent être la Sainteté même, tant elles se croient indignes de sa vue et de sa personne (3); c'est,

 

(1) La clef, pp. 178, 179.

(2) Oraison, pp. 158, 159.

(3) Que le a volontiers » de cette dernière phrase ne choque personne. Il ne suppose d'autre joie que celle que donne l'évidence. Piny va passer plus outre, mais par ces mots, il veut dire simplement que de telles âmes se jugent indignes du ciel. Eh ! qui s'en croirait digne ? En tout cas, ce n'est pas encore là un acte de pur amour.

 

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dis-je, un amour bien autrement pur lorsque, dans cet état où tout parait désespéré, on y demeure pourtant en paix ; on continue dans tous ses exercices de piété, pour témoigner à Dieu que ce n'est point par espérance de récompense qu'on l'aime et qu'on le sert... Et, en y demeurant content dans cette vue que toujours Dieu sera content, et son bon plaisir toujours accompli, on s'établit dans ce saint désespoir, que les spirituels appellent l'amour désespéré, ou le désespoir amoureux, et qui marque une si grande pureté d'amour (1).

 

Et nous revoici au refrain du cantique pinien : Heureuses, trois et quatre fois, les âmes que Dieu conduit, par cette angoisse suprême, au désintéressement absolu. Si heureuses même que nous n'irons pas gaspiller notre pitié à les plaindre.

 

C'est donc là, ô âmes ainsi souffrantes, ce que j'avais à dire sur votre état,.., pour vous faire connaître que (mille exemples nous ayant rendu familière cette) sainte expérience,... ce n'est donc pas pour vous un état singulier et de perdition, ni un préjugé de réprobation; ainsi qu'il vous paraît. Pour vous faire connaître que vous n'êtes pas les seules à souffrir intérieurement ces sortes de peines, mais que vous y avez des compagnes qui doivent... vous y servir en quelque manière d'appui.

 

C'est le faisceau de l'amour désespéré.

 

Pour vous faire enfin connaître qu'il y a des autres âmes encore plus avant plongées dans ces angoisses... et détenues dans des cachots encore plus obscurs. Mais, au reste, ne croyez pas que j'aie fait ce récit... pour qu'on y compatisse et qu'on vous plaigne. Non, non, ce n'est pas là ma fin, ni mon but; mais bien plutôt pour qu'on vous y porte une sainte envie de vous voir si richement partagées en fait de croix; de vous voir dans une disposition toute telle qu'il faut pour exercer et pratiquer le pur amour, n'ayant besoin que du seul Fiat et de laisser faire à la divine volonté, pour aimer souverainement (2).

 

(1) Vie de la M. Madeleine, pp. 44o, 441.

(2) Ib., pp. 511, 512.

 

13o

 

Ne l'en croyez pas. Il est plein de compassion, mais reconnaissez, dans cette page émouvante, la distinction qui est à la base de toute la doctrine : Pris en lui-même, ce désespoir n'a rien que d'affreux ; acceptable néanmoins, désirable, souverainement aimable, comme occasion et moyen du plus pur amour.

 

Puisque Dieu suffit bien à lui-même, ce n'est pas l'estimer et glorifier beaucoup quand lui seul ne nous suffit pas; ou, du moins,

 

- voyez comme sa dextérité lourde évite l'écueil où donneront parfois les Maximes des saints. Fénelon insiste, un peu trop dédaigneusement sur le « pas... beaucoup » ; il ne souligne pas assez le « du moins » -

 

ou, du moins, ce n'est jamais le faire régner dans toute sa souveraineté puisque, nous aimant encore avec lui, voulant que lui soit, mais que nous soyons aussi ; que sa volonté soit accomplie, mais que la nôtre ait aussi ce qu'elle prétend, c'est, en voulant le faire régner, établir en même temps notre règne.

 

Combien plus parfaite, plus uniquement et exclusivement religieuse, une âme qui ayant réalisé et voulu le plein sens de l'acte de charité, se considère désormais

 

comme une terre vendue, approuvant et acceptant (la) divine volonté en tout (1) !

 

Aussi bien, cette sainte indifférence, toute négative - revers négatif de l'acquiescement positif à la volonté divine - il ne faut pas lui donner une consistance trop épaisse, la rendre positive, en quelque manière, à force de vouloir la vouloir. C'est encore agir en « propriétaire » de son âme que de se demander incessamment, anxieusement si, d'aventure, on n'aurait pas fait quelque brèche au contrat de vente; autre chose est de laisser faire Dieu, quand il permet que l'incertitude du salut touche au paroxysme, autre

 

(1) Etat du pur amour, pp. 9, 13.

 

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chose de nous infliger délibérément à nous-mêmes ces cruelles représentations. Gela, c'est encore choisir; et nous avons renoncé à choisir; c'est encore « faire » ; et nous ne voulons plus que nous « laisser faire ».

 

L'âme n'a qu'à soutenir cet état en paix et être... toujours disposée à y dire le Fiat... ; mais elle doit (aussi) faire tous ses efforts pour détourner son esprit de ce misérable état... Car, outre qu'on ne peut s'occuper volontairement... des peines... de son état, sans reprendre la terre qu'on avait auparavant abandonnée à la volonté de Dieu, par un effet du pur amour... qui veut que, après nous être ainsi abandonnés... on ne tâche qu'à s'oublier de plus en plus; il y a encore un autre inconvénient qui suit ces réflexions trop fréquentes, c'est que le démon,... voyant que nous lui ouvrons la porte, par ces sortes de réflexions, pour qu'il puisse nous représenter l'état désolant où nous sommes, il nous le dépeint sous des couleurs si sombres... ou tâche de nous découvrir tant de malignité dans les mauvais penchants que nous y sentons... que la pauvre âme, ne pouvant après cela s'imaginer que cet état soit bon, ni que la divine volonté pût ou voulût la conduire par cette sorte d'état, elle vient enfin à se décourager, elle fait des efforts pour en sortir, elle cesse d'y accepter la volonté de Dieu (1).

 

(1) Puisque vous reconnaissez vous-même, dira-t-on au P. Piny, qu'il est malsain de s'hypnotiser devant ces représentations lugubres, pourquoi tant et tant de pages - vos oeuvres complètes - consacrées par vous, à la désolante peinture de l'amour désespéré ? N'est-ce pas là entretenir et redoubler chez les uns une angoisse dangereuse, la provoquer chez les autres ? Soit deux difficultés. A la première, nous avons déjà répondu, en rappelant que Pasteur n'a pas inventé la rage. Ajoutons maintenant que ces descriptions, qui terrifient le lecteur inexpérimenté, consolent merveilleusement les grands éprouvés, ceux-là mêmes, dis je, à qui le P. Piny s'adresse. Ne serait-ce qu'en leur apprenant que leur cas ne présente rien de mystérieux et que de grands saints, condamnés aux mêmes souffrances, ont eu recours au même remède. Il arrivera, du reste, souvent qu'ils devront avouer que ces descriptions dépassent leur propre expérience. Et puis, sachant désormais que ce mal est bien connu, ils seront moins tentés de prolonger les aveux détaillés qu'ils auraient crus d'abord nécessaires; insistance calamiteuse, comme il n'est pas besoin de le prouver. Une des pires peines est pour ces âmes de se heurter à un directeur qui s'épouvante de tout ce qu'on lui dit, qui lève les bras au ciel, et qui traite une tache. de rousseur par le bistouri. Les théologiens mystiques en savent long sur ces désastreuses maladresses, et ils ont toujours l'arrière-pensée d'éclairer les directeurs eux-mêmes en de pareils cas.

Pour les simples fidèles que ces descriptions bouleverseraient, c'est très simple, ils n'ont qu'à ne pas lire ce qui n'a pas été écrit pour eux. Présomption ou curiosité, encouragées. trop souvent par un directeur émerveillé. Au surplus, une âme droite et humble appropriera sans peine à ses chétives misères ces héroïques leçons. Après tout, de leurs menues épreuves à celles des mystiques, il n'y a qu'une différence de degré. C'est toujours la même inquiétude ; « Pourquoi m'avez-vous abandonné ? » On ne se contente pas d'aimer, on veut encore être certain que l'on aime. Et donc le même remède ; il n'y en a qu'un pour les petits comme pour les grands, c'est le pur amour.

Avec cela, nous avouerons volontiers que la discrétion n'est pas toujours la vertu maîtresse de nos écrivains mystiques. Même parmi les plus sûrs les François de Sales se comptent. Et le P. Piny lui-même... Mais où a-t-on vu qu'ils eussent le monopole de l'exagération, et que ne rien entendre aux états mystiques soit toujours chez un écrivain spirituel, une garantie de sagesse ?

 

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Il ne suffit pas d'admirer l'équilibre, la discrétion, l'humanité de cette direction vraiment salésienne; il faut aussi comprendre qu'un tel équilibre, une telle discrétion, une telle humanité, c'est la logique même de la doctrine qui les impose. L'erreur des faux mystiques n'est pas, comme on dit souvent, d'exagérer, elle est au contraire de réduire la rigueur du pur amour. L'amour ne sera jamais trop pur ; plus il est pur, moins il réfléchit; et moins il réfléchit, plus il pacifie.

 

Donc plus de réflexion, ou le moins qu'on pourra sur ces sortes d'états ; faisons plutôt tous nos efforts pour oublier et nous-mêmes et notre état, mais de cet oubli d'amour qui part de l'abandon que le pur amour a fait faire.

 

Si nous vivions encore au temps des enluminures, je prendrais, pour souligner ces trois lignes, mes bleus les plus célestes, mes ors les plus éblouissants.

 

Ne veuillons plus savoir et encore moins nous mettre en peine de ce qui se passe en la terre, que nous avons de si bon coeur, et si justement abandonnée au bon plaisir de Dieu ; fermons toutes ces avenues, par où le démon voudrait nous remettre dans le souvenir de nous-mêmes, pour nous remettre dans l'amour-propre et dans la propriété de volonté; et croyons que si, nous sommes soigneux à les tenir fermées, nous commencerons bientôt, au milieu même de ces incertitudes dont nous venons de parler, de faire sur la terre ce que nous devons continuer éternellement dans le Ciel, qui est de toujours connaître et toujours aimer (1).

 

(1) La clef, pp. 181-184. Sur la question de savoir s'il est permis de demander les grandes épreuves, cf. Vie de la M. Madeleine, pp. 489-492.

 

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Le mieux enfin serait d'oublier nos intérêts propres mais, lorsque la tentation nous sollicite à prévoir le pire, on doit rétablir l'équilibre par un acte formel d'espérance. Imagine-t-on que, pour être la vertu souveraine, le pur amour nous interdise l'exercice des autres vertus ?

 

Enfin, pour conclure... d'une manière à rassurer autant qu'on le peut ces pauvres âmes tremblantes,... quoiqu'il leur semble que c'est se perdre entièrement et consentir à notre perte et à notre damnation que de s'abandonner dans cet état... à la divine volonté, je crois pourtant pouvoir les assurer que jamais leur salut n'est en plus grande sûreté que quand, dans cet état où tout fait peur,... elles veulent bien, par un amour de préférence de Dieu à elles-mêmes, s'abandonner... à son bon plaisir, pour ne vouloir être, soit pour le présent, soit pour l'avenir, que ce qu'il lui plaira qu'elles soient. Puisque c'est la promesse qui nous en est faite, en des termes si exprès, par la bouche même de la vérité, que quiconque perdra son âme en ce monde, c'est-à-dire qui l'abandonnera par amour à la divine volonté..., la sauvera pour l'éternité.

 

Ainsi le pur amour, non seulement permet - ce qui va de soi - et commande l'espérance, mais encore il la fonde, il la justifie, puisqu'il nous établit, en quelque manière, dès ici-bas dans l'état bienheureux qui fait l'objet même de l'espérance.

 

Jamais notre éternité et l'affaire de notre salut éternel n'est plus sûre, pour le moment où Dieu prononcera son arrêt, que quand nous l'avons ainsi accepté amoureusement par avance... Oui, ô âmes, mais âmes fortifiées et plus heureuses pour avoir ainsi mené, dans cette voie à laisser faire à Dieu, une vie de sacrifice... continuel de tout vous-même;... oui, vous pouvez déjà compter sur votre éternité bienheureuse, si vous persévérez dans cette voie, puisque vous êtes par là... dans l'exercice du plus grand amour.... Au moyen de cet abandon amoureux, votre éternité et vos biens changent en quelque manière de nature, ou du moins changent de main et de maître, Dieu en devenant le propriétaire, dès le moment que vous vous en désappropriez par cet amoureux abandon (2).

 

(1) Clef, pp. 116-117.

(2) Le plus parfait, p. 343, 346.

 

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Dès que l'on s'oublie, on se trouve; plus on s'oublie, plus on est sûr de se trouver. C'est toute la métaphysique de l'amour. C'est précisément parce que le pur amour va jusqu'à l'acceptation hypothétique de l'enfer, que l'enfer et le pur amour ne peuvent se regarder en face. Comment la mort fermerait-elle le ciel au pur amour? Il y est déjà. C'est au moment de mourir que l'on a plus que jamais le droit de s'approprier

 

ces tant douces paroles de saint Bernard : Ejus non possum vereri vultum cujus sensi affectum... On ne saurait dans cet état craindre la vue, la venue et les jugements de celui, à l'égard de qui, au moyen de ce pur amour, on a senti la conformité et uniformité de volonté.

 

Un peu gêné par le beau texte qu'il paraphrase, il tâche de désensibiliser comme il peut le sensi de saint Bernard, qui, de lui-même, au sens littéral, redoublerait bien plutôt la détresse des grands éprouvés. Sentir l'amitié de Dieu, eh! justement, c'est ce qui leur manque... Mais sentir, dans le lexique des contemplatifs, c'est uniquement vouloir; la « conformité et unité de volonté », n'a rien d'affectif.

 

En effet, que peut craindre une âme qui se sent intérieurement (entendez : qui se veut) dans cette disposition,.., sachant, comme dit encore le même saint, que ce qui sert de bois au feu d'enfer n'est point autre que la volonté propre. Quid ardet in inferno,

nisi propria voluntas.? Tolle propriam voluntatem, et non erit infernus.

 

Rapprocher ainsi les deux textes, expliquer le premier par le second, en le faisant passer de l'ordre de la dévotion sensible dans l'ordre mystique, c'est un coup de maître.

 

Et sentant,

 

comme on peut sentir ces actes-là, c'est-à-dire en réitérant la décision sèche qui les a produits,

 

qu'elle en est tellement dénuée... que de ce dénuement elle fait comme son état; puisque, après s'être comme vendue à cette

 

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sainte volonté de Dieu, pour en être fait comme de sa victime selon son bon plaisir, elle n'a ensuite en vue, dans la pensée, et en désir que cette même volonté de Dieu... O! que c'est bien ici qu'une âme a lieu de dire ces tant douces et tant consolantes paroles : Egredere anima mea, quid times? Non, mon âme, après cette uniformité de volonté avec ton Dieu,... tu ne saurais avoir à craindre dans cette sortie, et puisque tu ne peux sortir du corps qu'avec les mêmes affections... que tu y avais eues,... comment pourrais-tu bien être reçue dans les enfers, où l'on enrage si fort contre la volonté de Dieu (1) ?

 

Que de bruit pour rien, diront quelques obstinés, puisque, bon gré mal gré, il vous faut venir à cette conclusion aussi évidente, d'ailleurs, que pacifiante ! Puisque le salut de ces âmes est d'ores et déjà comme assuré, que peut bien représenter d'héroïque, que signifie même, de leur part, la résolution de n'offrir aucune résistance au bon plaisir de Dieu qui les voudrait en enfer? Eh ! cette évidence, qui nous éblouit, de quoi leur sert-elle, si leur tentation a précisément pour objet de l'obscurcir, de la voiler, de l'éteindre, Dieu permettant, voulant ces ténèbres pour mettre le pur amour à l'épreuve, pour obliger ces martyrs à perdre une bonne fois leur âme ? Non, pas la moindre contradiction chez le P. Piny. Son devoir à lui n'est pas d'ajouter à l'angoisse de ces âmes, de donner raison à leur désespoir, mais au contraire de se montrer à elles d'autant plus assuré de leur salut qu'elles le sont moins. Dicite justo meo quoniam bene. Et il le fait admirablement. Mais, dès que la crise en vient à

un point où les arguments les plus décisifs, loin de la calmer ne feraient que la rendre plus virulente, il répète la consigne du pur amour : Oubliez-vous; laissez-vous faire; acceptez ; et, partagé entre la pitié et l'admiration, il regarde, silencieux, se consumer l'holocauste.

L'âme qui se trouve ainsi toute proche de renoncer à l'espérance,

 

(1) Etat du pur amour, pp. 20-25. Le passage s'achève par la citation classique de Tauler, qui, du reste, revient périodiquement dans les écrits du P. Piny.

 

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n'a qu'à se jeter dans ce désespoir amoureux, c'est-à-dire à réfléchir pour une bonne fois (entendez pour n'avoir plus à revenir à ces réflexions) sur tout ce qu'il y a de plus désolant dans son état... ; après quoi, se tournant vers Dieu, comme une âme qui n'aurait quasi plus de salut à espérer, ou du moins qui n'ose plus l'aimer et le servir en vue de son salut,

Seigneur, doit-elle dire alors, c'est bien maintenant que je puis vous aimer purement, puisque c'est maintenant que je vous aimerai sans espérance de récompense. Oui, grâces vous soient rendues, puisque... (me voici) comme contrainte, mais heureusement contrainte, de vous... servir purement par amour. Jusqu'à ce jour, Seigneur, mon amour avait été mélangé ; j'avais à la vérité banni l'amour-propre de tout ce qui n'est pas moi, mais il s'était malheureusement renfermé dans l'amour de moi-même et de mon salut, et lorsque je pensais avoir tout quitté pour l'amour de vous, j'étais encore propriétaire de moi-même. Mais dans l'état, Seigneur, où il vous a plu me faire enfin entrer, il faut, si je veux vous y aimer et vous y servir, que je le fasse dans toute la pureté de l'amour, puisque les choses m'y paraissent d'une manière à n'y plus voir de salut pour moi... J'accepte donc ce rigoureux état... Je consens que vous le fassiez durer autant que ma vie (1),

 

bien décidée à redire jusque sur mon lit de mort

 

la devise du pur amour : Moriar, modo regnet. Oui, Seigneur, à la bonne heure que je périsse, et périsse pour tout jamais, si tel est votre bon plaisir, pourvu que mon Dieu règne et que je sois le sujet de sa joie et de son bon plaisir. Non, Seigneur, point de paradis de délices, si telle est votre volonté que nous en soyons exclus, et point d'autre paradis que celui que le pur amour fait goûter par avance, je veux dire l'assurance amoureuse et le souvenir amoureux que toujours, ô grand Dieu, vous serez ce que vous êtes et que toujours vous vous contenterez en ce que nous serons (2).

 

Sublime et limpide formule où rien ne manque, pas même les justes cadences. Ce pesant théologien, qui n'a appris le français que dans saint Thomas, et dont chaque phrase,

 

(1) La clef, pp. 192-194.

(2) Ib., pp. 219-22o.

 

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lorsqu'il enseigne ou discute, nous meurtrit sans pitié, se trouve brusquement initié à l'essentiel du style, dès qu'il se laisse aller à rédiger pour nous un modèle de prière. Mais, des cimes nues où nous avons péniblement tâché de le suivre, qu'importent les bagatelles de la grammaire ou du nombre? Le vrai miracle est, qu'avant d'avoir été écrites, ces formules aient été vécues par des milliers d'âmes et, manifestement, par le P. Piny lui-même (1).

 

(1) Cette « question » de « l'amour désespéré » tient une telle place dans les petits livres de Piny, que je ne pouvais pas la négliger ici tout à fait. Mais je sortirais de mes limites, si je voulais la traiter moi-même à fond, non plus en historien, mais en théologien. Pour éviter néanmoins toute méprise en une matière aussi délicate, j'ai soumis le présent chapitre à un maître en théologie qui appartient à la même école que Piny, et qui a bien voulu rédiger pour nous la note suivante :

« Dieu ne veut pas la damnation directement pour elle-même, mais comme juste châtiment du péché. Dieu ne veut nous damner que si nous voulons d'abord pécher, et le pur amour ne peut se résigner au péché qui mérite l'enfer. Comment donc peut-il se résigner à l'enfer, s'il ne peut se résigner à sa cause ? Tel est le problème.

« Deux états peuvent se concevoir l'état calme et le violent. Dans le premier, l'âme, voyant que le péché peut lui attirer le châtiment éternel, accepte cette juste volonté de Dieu, par une adhésion actuelle de son amour, et délibérément elle dit à Dieu: « Si vous avez décrété de me damner à cause du péché que je pourrais un jour commettre, j'adore votre volonté. » Dans cet état, l'âme envisage à froid l'hypothèse toujours possible de sa damnation. Son espérance néanmoins subsiste », expresse, actuelle, formelle, veut-on dire. C'est là même un des champs naturels de cette vertu. Au fond, l'adhésion hypothétique, dont il est ici parlé, est impliquée, me semble-t-il, dans l'acte de foi lui-même, et dans l'acte de charité : je crois que Dieu est la justice même; j'adore et j'aime sa justice, comme tous ses autres attributs.

« Dans un état violent, poursuit la note, l'enfer peut être en vue d'une manière autrement redoutable. Dieu peut permettre pour l'âme la tentation d'enfer et de désespoir, pour la purifier à fond... et le pur amour doit vouloir cette volonté de Dieu (au même titre que ses autres volontés). C'est à cet état violent que les mystiques font allusion, quand ils traitent de l'acceptation hypothétique de l'enfer. Il faut y distinguer, semble-t-il, les points de vue métaphysique, psychologique et moral, et se demander : A. Ce qui est; B. Ce qui paraît; C. Ce qu'il faut faire.

A. Ce qui est. Sous (et par) cette tentation de l'amour désespéré, s'opère une purification de la charité, laquelle s'attache ici à Dieu seul, sans aucune vue actuelle et explicite d'espérance : l'amour est sans motif explicite d'espérance, par pure adhésion à la volonté de Dieu. L'espérance pourtant subsiste, mais comme mortifiée et incapable de produire un scie, ou tout au moins un acte explicite.

« B. Ce qui paraît. L'espérance, qui subsiste en vérité, ne paraît pas. On n'en a nul sentiment. Seule, la tentation de désespoir occupe tout le champ de la conscience, tant l'âme se voit digne de l'enfer, et la volonté en sa fine pointe, semble même prête à se révolter contre cette dure volonté de Dieu qui la repousse.

C. Ce qu'il faut faire. Soutenir cet état comme voulu de Dieu, et faire de cette tentation même un bois pour le pur amour. C'est pour cet état, et pour l'acceptation d'un tel état que le P. Piny semble avoir écrit sa prière.

« Tant qu'elle a la vertu d'espérance (ou, eu d'autres termes), tant qu'elle ne tombe pas dans le péché de désespoir, l'âme ne peut être réduite qu'à l'incertitude apparente du salut, à la tentation d'incertitude. En tout état, nous sommes tenus d'espérer que Dieu nous sauvera, mais cette certitude - non pas spéculative, mais pratique - de l'espérance peut être tout à fait voilée et ne paraître nulle part dans l'âme désolée. »

- Remarquons en passant que cette note justifie et explique ce que nous avons tant répété au cours de ce livre sur le pur amour considéré comme une vertu, si j'ose dire, toute simple, et à la portée de toute âme en état de grâce. A mon avis, l'erreur la plus grave de Fénelon est d'insinuer le contraire et de réserver le pur amour à une poignée de « parfaits ». Confusion entre psychologie et métaphysique : entre ce qui paraît et ce qui est. Comme l'espérance, la charité peut être « tout à fait voilée ». On peut croire que l'on n'aime Dieu qu'en vue de la récompense. Toutes les apparences, tout le « senti » nous invitent à le croire. Mais c'est là nous calomnier nous-mêmes ou plutôt calomnier la grâce sanctifiante. C'est Dieu qui s'aime en nous et pour nous, et il ne peut pas ne pas s'aimer en lui-même et pour lui-même.

Ainsi - et pour en revenir au présent problème le pur amour, qu'il y pense explicitement ou non, implique nécessairement, « est », pour mieux dire, une confiance illimitée en la divine bonté. Il aime Dieu tel que Dieu est, c'est-à-dire Père, et non despote capricieux. Le pur amour croit, avec Dante, que l'enfer même est l'oeuvre du premier Amour. Non pas en ce sens qu'il faut des damnés pour faire ressortir la justice de Dieu envers les pécheurs, mais en ce sens que Dieu a accordé à l'homme l'immense pouvoir de devenir (ou de rester) enfant de Dieu, ce qui n'est possible qu'en lui laissant le risque de mal user de ce pouvoir. Bref, l'amour pur consiste à dire en pleine sincérité, à réaliser parfaitement et cordialement l'acte élémentaire de charité : « Aimer Dieu plus que soi-même ». Que signifient ces deux mots qui disent tout, sinon que, faisant abstraction de ce qui peut nous arriver, par notre faute, nous confessons, nous voulons la justice et la bonté de Dieu, rémunérateur et vengeur, sans laisser notre attitude dépendre du sort qui nous sera fait en conséquence de nos actes, attitude que les réprouvés devraient prendre, dans leur damnation même, si, chose impossible, ils redevenaient capables d'amour. C'est pour cela que l'exercice du pur amour, dans la tentation de désespoir, est salutaire. Par l'aveu héroïque et paradoxal de la bonté divine, fût-elle damnante, on supprime l'enfer de l'âme qui s'y croyait, hypothétiquement placée.

 

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§ 7. - Activité intense, bien que passive, du « laisser-faire ».

 

S'il arrive, d'ici de là, au P. Piny, je ne dis pas de nous inquiéter, mais de nous surprendre, c'est qu'il ne fonde pas assez expressément sa philosophie du « laisser-faire », sur le dogme de la grâce sanctifiante, comme le font quasi tous nos maîtres, Chardon notamment et François de Sales. Cette doctrine fondamentale, je suis quasi-certain que le P. Piny ne refuserait pas de l'accueillir, mais je ne crois pas qu'il l'ait eue présente. Son argumentation l'implique, l'appelle, en quelque manière, et plus encore son expérience des

 

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états mystiques, mais il n'arrive pas à la dégager comme nous voudrions, et comme un contact plus familier avec les spirituels de son temps, l'eût aidé à le faire. Nous l'aimons mieux comme cela, isolé, archaïsant, presque autodidacte. Qu'ainsi fait,. il rejoigne spontanément l'unanimité de ses grands contemporains, là est pour nous la haute signification de son oeuvre ; heureuse surprise que nous achetons volontiers au prix de quelques imprécisions dans l'analyse psychologique, voire de quelques étrangetés. Quoi qu'il en soit, je suis bien sûr qu'il aura déjà intrigué de plus pénétrants que moi. Ce « vouloir », son idée fixe à laquelle il ramène tout, et dont chaque ligne de ses livres prêche l'excellence libératrice, apaisante, sanctifiante, ce vouloir tout ensemble très simple et très héroïque, il néglige de le définir. Ce « laisser-faire » qu'il oppose au « faire », et qui est pour lui un autre nom du « vouloir », il ne le définit pas davantage:

 

Comme l'amour, écrit-il, par exemple, est un acte intérieur de cette puissance intime de l'âne qu'on appelle volonté, il est tout évident que l'âme est dans l'amour de son Dieu... pendant qu'elle est dans la volonté de vouloir (l'aimer).

 

Ainsi pour l'oraison qui est « union affective et amoureuse avec Dieu », peu importent que les distractions submergent, sans relâche, l'heure qu'on a voulu consacrer à cet exercice.

 

Il n'y a... qu'à vouloir sincèrement la faire, pour la faire. en effet et véritablement, la vérité étant... qu'on aime véritablement par ce même acte par lequel on veut aimer (1).

 

Si tout le monde sent d'abord qu'il a raison de parler ainsi, ne serait-ce pas qu'on n'aurait saisi qu'à moitié sa vraie pensée? Plusieurs auront salué dans ce passage, et peut-être avec un peu d'humeur, un des lieux communs de la littérature ascétique, à savoir qu'une oraison, même toute

 

(1) Oraison, pp. 8, 9.

 

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distraite, peut être néanmoins un exercice méritoire, plus sanctifiant même à tout prendre, plus agréable à Dieu qu'une prière facile et comblée. Un exercice de mortification; une sorte de flagellation mentale, avec cette différence qu'ici on ne se résigne à la grêle des pensées divertissantes qu'après avoir essayé de les écarter une à une. Du moins veut-on faire tout ce qu'il faut pour les repousser, et on le fait dans la mesure du possible, c'est-à-dire dès qu'on s'aperçoit qu'elles sont là. Avec cela on veut rester à genoux pendant toute l'heure et, comme ce « faire » -là dépend de nous, on y reste, en effet, alors qu'il serait bien plus délectable de quitter la partie et d'aller voir le soleil se lever. Enfin on veut accepter, on accepte, comme une épreuve humiliante et salutaire, l'ennui de cette heure en apparence perdue. Bref, une foule de « vouloir », qui répondent à la définition courante de ce mot : décisions formelles, conscientes, délibérées, effectives du libre arbitre. Si le « vouloir » mirifique du P. Piny n'est que cela, pas n'était besoin de tant s'acharner à nous en démontrer l'efficace. Qui ne sait que pour rester à genoux pendant une heure, il faut le vouloir ; qui doute que cet exercice d'ascèse mérite une récompense ?

Mais non, manifestement, le P. Piny parle ici, d'un autre « vouloir », plus spécial, surtout plus mystérieux. A qui se désole d'être ainsi constamment distrait et, par suite, de ne pouvoir méditer, il n'oppose pas seulement les truismes que je viens de résumer : Consolez-vous, cette pénible inaction spirituelle où vous avez courageusement persévéré, cette prière, bien que manquée, aura pour vous autant et plus d'efficacité qu'une vraie prière; lutter contre soi-même vaut prier. - Vous consoler, dit-il, au contraire, mais de quoi? Trois ou quatre fois heureux, bien plutôt! Cet exercice n'est pas seulement l'équivalent ascétique d'une prière, il est prière, au sens le plus rigoureux. Pendant que votre esprit ne s'entretenait que d'enfantillages et que votre sensibilité demeurait inerte, votre âme aspirait Dieu sans relâche, le laissait pénétrer et régner en elle; votre volonté ne cessait pas de l'aimer.

 

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Courage donc, ô âmes amantes, sans avoir su jusque ici que vous aimiez, (et qui aimiez) parfaitement, lors même que vous gémissiez dans la créance... de ne pas aimer, courage, encore une fois, puisque vous commencez de voir qu'on aime véritablement, par ce même acte par lequel on veut aimer; qu'on est uni amoureusement à Dieu,... par cet acte de volonté par lequel on veut l'être,

 

et que l'amour

 

est en nous véritablement, quand nous consentons et voulons qu'il y soit, et tant qu'on ne le rétracte point, et qu'on ne voudrait pour rien du monde le rétracter (1).

 

On avouera que cette volonté-là - puisqu'elle aussi on s'obstine, faute de mieux, à l'appeler de ce nom - ne ressemble guère à la faculté plus ou moins énergique dont les auteurs ascétiques ont entrepris l'éducation. A la minute précise où cette dernière se déploie, on a une claire conscience de ses actes; on sait que l'on veut, ce que l'on veut, pourquoi on le veut, comment et combien de temps on le veut. Chacune de ses décisions est un coup d'état, dont les effets se touchent du doigt, se comptent; si elle n'agit point, on le sait encore, et le plus rassurant des confesseurs n'essaiera point de nous faire croire qu'à notre insu elle a passé de la puissance à l'acte. L'autre volonté, la pinienne, s'ignore elle-même, elle ne trahit son activité par aucun signe qui puisse nous aider, soit à constater son action, soit à en mesurer la ferveur. Jusqu'ici, dit-il, vous aimiez « parfaitement, mais sans l'avoir su ». Nouvel aspect d'une seule et même différence. La première volonté, non seulement s'affirme et se manifeste, mais encore s'épuise, en quelque manière, par ses actes. A peine a-t-elle voulu, qu'elle meurt. Mobile, capricieuse, intermittente, il faut qu'elle se réaffirme souvent, qu'elle se renouvelle, sous peine de perdre le bénéfice de ses élans les plus généreux. Réveille-matin qu'il faut remonter après chaque heure sonnée.

 

(1) Oraison, pp. 8, 9.

 

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La seconde, tout au contraire. Nul besoin de la réveiller incessamment, de la stimuler, de l'entraîner. Cette volonté, nous assure Piny, est toujours fraîche, toujours aimante et ardente, aussi longtemps « qu'on ne la rétracte point ».

Maintenant, pourquoi faut-il que notre Piny se dérobe si, d'aventure, notre docilité inquiète semble le presser de développer plus clairement et de justifier ce vouloir inconscient, habituel, perpétuel même, et d'une si extraordinaire puissance? Après mille affirmations globales, je ne trouve chez lui que deux ou trois lignes, d'ailleurs, presque lumineuses sur cette paradoxale psychologie. Quelqu'un lui aura dit - et ils le disent tous en effet à quiconque leur propose la consolation du P. Piny - « Hélas ! ma pire peine est de ne sentir aucune peine. Si, par bonheur, je souffrais de ne pas aimer, cette souffrance mémo prouverait du moins que je ne suis pas sans amour. » - Et il répond, imperturbable, doucement têtu, que, pour souffrir véritablement, pas n'est besoin de sentir qu'on souffre.

 

Cet état ne doit pas toujours être d'une peine à se faire sentir à l'âme, puisqu'il suffit que la volonté en soit dans la peine et en souffre, et que CE QUI SE PASSE DANS LA VOLONTÉ, QUI EST UNE PUISSANCE PUREMENT SPIRITUELLE, ne veut et ne demande point, soit qu'il soit peine ou qu'il soit amour, à se faire sentir (1).

 

La précieuse phrase! Elle nous sort enfin de l'équivoque ou du brouillard, elle nous ramène en un clair pays de connaissance, la « puissance purement spirituelle » ou, pour tout ramasser en deux mots plus commodes, la «volonté pure» du P. Piny n'étant en vérité pas autre chose que l'activité surnaturelle de la fine pointe.

Cette fine pointe, pourquoi l'appeler ainsi volonté d'un nom, veux-je dire, qui évoque presque infailliblement la faculté de produire des actes exprès, distincts, conscients et fugitifs, le libre arbitre, la volonté, au sens des philosophes et des auteurs ascétiques? Pour bien des raisons, notamment

 

(1) Les trois différentes manières, p. 225.

 

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pour les ramener les uns et les autres aux racines toujours vivaces, à la source toujours jaillissante, au foyer toujours ardent de cette faculté active, qu'ils ont trop pris l'habitude d'envisager comme parfaite en soi, indépendante et se suffisant à elle-même, alors que, déracinée, desséchée, éteinte, elle ne serait plus qu'une moitié de volonté, si l'on peut s'exprimer ainsi. En un mot, pour leur apprendre ou leur rappeler que, sans une saine métaphysique, il n'est pas de psychologie, pas non plus d'ascèse, digne de ce nom.

Par ce mot de « volonté pure » on peut entendre deux réalités bien distinctes : l'une, propre à l'homme simplement parce qu'il est homme; l'autre, privilège de l'âme régénérée, - l'une, qui se fonde sur les dogmes de la création et de l'immensité divine; l'autre sur le dogme de la grâce habituelle. Elles ont ceci de commun qu'elles sont « agies » plus qu'elles n'agissent, - « agies » par Dieu, - et que la conscience ne les atteint qu'indirectement. C'est pourquoi les mystiques, -  Ignace dans la « Contemplatio ad amorem », Chardon, Piny, beaucoup d'autres, - bien qu'ils ne s'intéressent en définitive qu'à la seconde, méditent si volontiers sur la première.

Celle-ci est la tendance innée de l'âme vers le « bien universel » et, par suite, implicitement ou confusément, vers Dieu lui-même, par qui est bon tout ce qui est bon. Elle est cette « inclination naturelle à aimer Dieu par dessus toutes choses », dont parle François de Sales; la sourde inquiétude, que note Augustin, qui ne s'apaise que lorsqu'enfin l'homme s'est tourné vers Dieu. Tendance toute passive de notre côté, active du côté de Dieu, qui la crée en nous et qui l'entretient. Cette inclination, en effet, ne se distingue pas de la substance de notre âpre. Une volonté fondamentale, si l'on peut dire, métaphysique plutôt que psychologique, interprétative..., par où nous sommes capables de vouloir au sens actif, libre, méritoire, de ce mot, mais qui, par elle-même, ne veut pas encore. Il y a dans la pierre comme une volonté massive de remplir ses obscurs devoirs

 

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de pierre, et, si on l'abandonne dans le vide, comme un appétit de tomber. Ce qui fait dire à saint Thomas qu'à leur façon, la pierre aime Dieu. Ainsi de nous, avec cette différence toutefois, et capitale, qu'il dépend de nous de répondre à ce voeu de notre nature, en acceptant librement, méritoirement, l'amitié divine où nous sollicite constamment la présence agissante de Dieu au fond de notre être. Accepter, autant dire : se laisser faire. Si l'on pouvait imaginer un Piny dans l'état de nature pure, ou parmi les disciples de Platon, il aurait déjà prêché la doctrine mystique du « laisser-faire ».

Mais ce n'est pas seulement au « Dieu des philosophes » que Piny nous presse de nous « laisser faire », c'est au « Dieu de Jésus-Christ », présent et agissant en nous, non plus comme principe et soutien de tout ce qui existe, mais comme source de grâce. Aussi bien, cet « amour naturel» dont nous venons de parler, commun, en quelque manière à toute créature, n'est-il, pour ainsi dire, qu'un appétit métaphysique d'union. Tandis que, chez le baptisé, en état de grâce, l'union est déjà toute nouée; la volonté profonde, sanctifiée déjà et divinisée, même lorsque le libre arbitre sommeille.

Que veut donc le P. Piny, avec son talisman du « vouloir », avec son éternel refrain du « laisser-faire »? Une seule chose : nous ouvrir, nous rendre familier et facile l'accès de cette retraite profonde où bouillonne une telle vie, niais qui s'ignore; ce trésor, où s'accumulent tant de richesses, mais qui, trop souvent, se perdent. C'est là, dit reste, ce que veulent avec lui, et uniquement tous les mystiques : capter la source divine qui jaillit perpétuellement, mais sans bruit, au plus intime des âmes - de toutes les âmes, et non pas des seuls parfaits, comme on semble toujours le supposer. La capter? comment? Eh! par un ou plusieurs actes de notre volonté libre, par l'acceptation délibérée, consciente, de toutes les forces, imperceptibles, mais infiniment puissantes, de tous les dons, magnifiques, mais mystérieux, que roule cette onde invisible. Le « vouloir » pinien - « clef du pur

 

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amour » -, remède à tous les maux et aux illusions les plus funestes des âmes ferventes; consolation unique dans les grandes épreuves des contemplatifs, ce vouloir - ou ce « laisser-faire », car les deux mots ont chez lui le même sens - n'est donc pas, mais pas du tout, un pur laisser-faire. Il ne se confond pas non plus avec cet autre vouloir que nous appelons libre arbitre. Non qu'il exclue les décisions intermittentes de ce vouloir : il les exige, au contraire, mais il les dépasse; il peut, sinon les suppléer tout à fait, du moins survivre à leur défaillance. Il est tout ensemble faire et laisser-faire. De l'un et de l'autre il s'approprie tous les avantages, il rejette les infirmités. Il est une disposition habituelle et surnaturelle de tout l'être, un état, et, de ce chef, il échappe aux morcellements, aux intermittences, aux paralysies des activités de surface; comme ces activités, il s'épanouit en actes distincts, conscients et méritoires. Harmonieux mélange, savamment dosé de laisser-faire et de faire : c'est un « faire » qui imprime sa propre valeur de libre vouloir au laisser faire, et qui participe, en retour, aux richesses infinies, à la vie même du laisser faire. C'est ici, me semble-t-il, la clef de tout le problème mystique; la via media très sûre et plus encore bienfaisante, entre les deux doctrines extrêmes qui, formulées ou non, peu importe, menacent de ravager le monde spirituel : d'un côté, le quiétisme idéal, parfait, qui ne connaît que le « laisser-faire », de l'autre côté, l'ascéticisme idéal, parfait - tendance plus que doctrine - qui, pratiquement, désastreusement, ignore les activités profondes et ne cultive que le « faire »; le premier conduit à l'inertie, le second à une agitation aussi inféconde que douloureuse. Avec le premier, la source vive qui serpente dans les gazons du jardin fermé devient une mare; elle se mêle, dans les canaux rigides et multipliés des seconds, à tant d'inutile sueur humaine, qu'elle nous altère au lieu de nous rafraîchir, et qu'elle achève de nous épuiser. Cette voie de l'esprit qui crie imperceptiblement au fond de nous-mêmes : Abba, Pater, et qui est la vibration essentielle de toute prière, les

 

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premiers ne s'y accordent pas, parce qu'ils dorment ; les seconds, parce qu'ils parlent trop.

Il nous faudra donc en appeler du P. Piny au P. Piny lui-même, de l'écrivain maladroit au philosophe et au bloc très cohérent de sa doctrine, si, d'aventure, telle ou telle des formules piniennes nous semble exalter uniquement le « laisser-faire », exorciser trop éperdument le « faire ». Il n'y a là manifestement qu'une pointe d'exagération verbale, et peut-être de phobie. La phobie de ce « faire » empressé, bavard, insatiable, stérile, que déclanche le seul amour-propre, et dont le P. Piny, comme, d'ailleurs, tous les spirituels de l'école Lallemant, redoute la fascination dangereuse. C'est par un « faire », néanmoins, et Piny le sait mieux que nous, que doit commencer toute vie mystique : faire initial, un commutateur, un agent de liaison et de pénétration, par où la volonté libre accroche son ancre au rocher de la fine pointe; abandon aveugle, mais cordial, blanc-seing généreux, héroïque même souvent, à tout ce que l'activité divine opère dans la niasse obscure de l'âme. Et c'est encore par d'autres actes distincts que ce faire initial doit se renouveler, de temps en temps, faute de quoi le beau vouloir pinien s'effrite assez rapidement, n'est bientôt plus qu'inertie. Aussi bien Piny ne se lasse-t-il pas de nous inviter à ces renouvellements nécessaires, allant même jusqu'à imaginer une sorte de chapelet, dont chaque grain répéterait la formule, l'acte même exprès, délibéré, conscient de l'acceptation : Fiat. Imagine-t-on que la récitation intelligente et fervente d'un chapelet puisse n'être qu'un pur «laisser-faire (1)» ?

 

(1) S'il était vraiment nécessaire de poursuivre cette apologie, je rappellerais tels autres passages du P. Piny qui supposent manifestement la nécessité de quelque « faire ». Pour consoler les âmes intérieures, dans l'angoisse où les plonge précisément la conscience trop évidente qu'elles ont de leur non-faire, il leur répète : Rien à craindre, puisque vous n'avez rien fait qui rétracte votre pur amour. Or il va de soi qu'on ne peut rétracter qu'un faire.

Pour le chapelet dont je viens de parler, voici le texte : dire « un nombre de fois, qu'on pourra dire sur son chapelet, ces saintes et sanctifiantes paroles : Fiat voluntas tua ». Retraite, p. 8. Il propose ailleurs a un chapelet à la louange de Dieu, disant un Gloria Patri à toutes les dizaines; et à tous les petits grains : Loué soit Dieu. - Etat du pur amour, p. 165.

 

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Mais ces « faire » mêmes qui ont pour objet d'amorcer le « laisser-faire », j'entends ces déterminations particulières de notre activité, comprenez bien qu'elles aussi, dans l'ordre de la grâce sanctifiante, elles sont des « laisser faire ». Des plus élémentaires manifestations de notre vie religieuse aux plus sublimes, d'un simple Fiat, à la contemplation proprement dite, humainement nous sommes agis, et divinement nous sommes actifs, en accueillant en nous, et en nous appropriant l'activité divine. « Agir » pur, et tout ensemble « pâtir » pur. La passivité même implique la perfection de notre agir, devenu déiforme, - non point par une absorption, qui ferait de nous des choses inertes, mais par un consentement absolu qui nous affranchit des partialités, des passivités grossières de la créature, pour nous faire participer à la souveraineté même de Dieu. Nous renions, pour ainsi dire, le don initial de notre être naturel et fini, aux activités intermittentes et toujours débiles, et par cette négation même du fini, nous obtenons la réalisation en nous de l'acte pur qu'est Dieu lui-même : échange et communion, non pas d'essence à essence, mais d'amour à amour, chacun se donnant à l'autre, si bien que l'autre soit pour lui, et, en quelque sorte par lui. Vivo ego, jame non ego.

Par là se dissipe enfin une autre équivoque où, d'ailleurs, personne, je l'espère, ne se sera laissé prendre : feinte pédagogique plutôt et, mieux encore, filet de miel pour cacher l'amertume du breuvage. Qui ne voit, en effet, qu'il ne faut pas prendre à la lettre les nombreux passages où le P. Piny vante la facilité de sa méthode, la sûreté quasi-mécanique de sa « clef », les miracles de son « laisser-faire » ? Ah! s'il n'avait échappé à la vigilance de Nicole et des anti-mystiques, avec quelle éloquence vengeresse ne lui aurait-on pas reproché, comme à Guilloré et à tous les autres, d'élargir la voie étroite et d'offrir une prime à la mollesse! L'ascèse! L'ascèse! Vim patitur; Violenti rapiunt... nous les entendons d'ici, habitués que nous sommes à de telles amplifications, S'il est vrai, en effet, que cette doctrine simplifie tout,

 

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coupant court à une infinité de scrupules, résolvant seule les derniers problèmes de la vie intérieure, libérant, pacifiant des âmes que les exagérations de l'ascéticisme poussaient droit au désespoir, il n'est pas moins certain qu'on ne saurait imaginer d'ascèse plus exigeante, plus crucifiante, plus impitoyable que celle du P. Piny et des mystiques. Voie directe, voie lumineuse, et par là « facile »; mais aussi voie héroïque et où le plus saint ne s'engage pas sans horreur.

 

Encore bien que la vie spirituelle soit une vie et une voie de paix et de tranquillité, où l'on goûte la sainte liberté des enfants de Dieu.., par le moyen de la suprême indifférence qu'on y possède..., il est pourtant très véritable qu'il y a bien de mauvais jours et de mauvaises nuits à essuyer, avant qu'on ait atteint cette indifférence suprême et béatifiante... C'est un abus de prétendre au pur amour,.., et vouloir vivre sans combat (1)

 

Le « laisser-faire » les établit certes dans une véritable joie,

 

puisqu'elles ont toujours et en tout et partout ce qu'elles veulent, ne voulant plus que Dieu et sa volonté; mais... cette joie et ce repos ne sont pas d'une nature et d'une manière à exclure les croix, les angoisses, les crève-coeur,... l'amour désintéressé ne se nourrissant que de cette sorte de bois (2).

 

Aussi bien une première acceptation - ou un premier « faire » - ne suffit-elle pas à nous fixer dans cet état :

 

Comme c'est là une pratique d'amour si pure, il ne faut pas que l'âme se décourage, pour y être si longtemps à y arriver; mais elle doit s'en former une idée, en concevoir un grand désir et, s'y disposant petit à petit, attendre avec patience... qu'il plaise à Dieu lui en accorder la grâce et l'y établir en effet comme il l'a déjà fait en désir (3).

 

« S'y disposant » par les pratiques mêmes que nous conseillent les maîtres de l'ascèse. Qui songe à congédier ces maîtres indispensables? Il s'agit uniquement d'adapter leurs

 

(1) La clef, pp. 58-59.

(2) Ib., p. 208.

(3) Ib., p. 204.

 

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leçons et leur méthode aux fins, à l'esprit de l'ascèse des mystiques. Le « laisser-faire » régit et contrôle le « faire », il ne le supprime pas, et c'est au contraire par les rigueurs de l'ascèse commune que l'on se façonne à subir les rigueurs, bien plus accablantes qu'exigera le pur amour (1).

 

Autant d'acceptations que nous faisons en ce que la divine volonté fait en nous sont autant de consentements que nous donnons à la mort et à la destruction de notre propre volonté, cette tant sainte volonté de Dieu... ne faisant et n'ordonnant rien à l'égard de l'état intérieur de l'âme que pour anéantir ce qu'il y a et ce qu'il y reste de propre volonté (2).

 

Tout se ramène à un seul acte : dire Fiat. Que peut-on imaginer de plus simple? Mais ce Fiat, en revanche, une volonté médiocre ne le dira jamais comme il faut le dire pour qu'il produise les résultats merveilleux qu'on attend de lui.

Entre le repos du laisser-faire quiétiste, et celui du laisser-faire pinien, il y a un abîme.

 

Il faut pourtant avoir bien de l'acquit pour être fidèle à ce mot Fiat, et laisser faire de la manière à Dieu. Puisqu'il faut approuver à cet effet, mais généralement et généreusement, tout ce que Dieu opère en nous.., et accepter le tout en vue seulement de son bon plaisir; ce qui n'est pas l'affaire d'un jour. Mais qu'on relève autant qu'on voudra cette difficulté,... il sera toujours vrai de dire que, pour marcher dans cette voie du pur amour, il n'y a qu'à le vouloir.

 

A cela près, qui n'est pas rien,

 

c'est ici l'état le plus aisé et le plus facile à acquérir, puisqu'il ne s'acquiert point tant en faisant comme en laissant faire ; que ce n'est point en s'empressant à faire pour s'avancer, et devenant actif, qu'on y avance, mais bien en demeurant passif et approuvant paisiblement ce que Dieu fait en nous (3).

 

(1) Le petit livre du P. Piny : La vie cachée, ou pratiques intérieures cachées à l'homme sensuel, mais connues et très bien goûtées de l'homme spirituel, est un modèle de ces adaptations ascético-mystiques, si j'ose ainsi m'exprimer; transposition, dans l'ordre mystique, du traité de Rodriguez.

(2) Le plus parfait, p. 63.

(3) L'état du pur amour, pp. 39-43.

 

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Il est facile de nager, puisque c'est l'eau qui nous porte; mais, pour nous abandonner à cette force mystérieuse et redoutable, mais pour perdre pied, il faut du courage.

 

§ 8. - Pur amour et prière pure.

 

Pour le P. Piny, la prière en soi, l'essence de la prière, ce qui fait que les divers exercices que nous appelons prière - vocale ou mentale; discursive ou contemplative; - méritent vraiment ce nom, la prière pure enfin, n'est pas autre chose que le « laisser-faire » commandé par le pur amour. Dès que ce laisser-faire parait, que l'on soit à genoux ou que l'on batte les chemins, que l'on récite le chapelet ou que l'on chante l'Office, que l'on médite ou que l'on contemple. il y a prière. Aussi longtemps que ce vouloir tarde à se déclancher, pas de prière. La prière ne commence qu'avec lui, ne se poursuit et, si j'ose dire, ne prie vraiment que par lui.

Cette psychologie de la prière, que tout ce que le P. Piny a publié ébauche ou suppose, il la développe abondamment, il la construit, et à la manière des grands maîtres, dans le livre qui a pour titre : l'ORAISON DU CŒUR OU LA MANIÈRE DE

FAIRE L'ORAISON PARMI LES DISTRACTIONS LES PLUS PÉNIBLES DE

L'ESPRIT, titre qui déjà dit tout, si l'on y prend garde, puisqu'il exclut de l'essence de la prière l'attention et le travail de l'esprit. Le premier chapitre est une merveille de synthèse, et la première phrase, de dextérité scolastique.

 

L'oraison n'étant autre chose qu'une élévation ou union amoureuse de l'âme à Dieu, ou, du moins, ayant principalement cette union amoureuse pour but,

 

rien que deux lignes et la partie est gagnée : il part de la définition qui est partout, que nul ne conteste : élévation de l'âme, et comme ce mot d'élévation fait naître quasi nécessairement dans l'esprit une idée fausse, suractive et anti-mystique de la prière, Piny lui substitue aussitôt par un

 

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ou négligemment jeté, le mot d'union amoureuse, qui déjà nous remet dans la vérité,

 

on peut voir aisément en quoi consiste l'oraison du coeur ou de la volonté, qui est ce que nous entendons ici par coeur.

 

Encore un ou, non moins habile que le premier : celui-ci en voulait surtout aux activités méditatives de l'esprit; celui-là chasse, pour ainsi dire, de l'idée de prière, l'idée d'une dévotion sensible et affectueuse ; deux pions mis en marche, et déjà échec au roi, c'est-à-dire à la confusion éternelle entre la prière et l'ascèse.

 

Donc l'oraison du coeur n'est autre chose qu'une union amoureuse de notre volonté à Dieu,... durant tout le temps de cette oraison. En sorte qu'on fait parfaitement cette oraison,... tout le temps que l'âme est dans cette disposition... de vouloir être là pour y aimer, adorer et prier son Dieu.

 

La plupart ne voient dans la prière qu'un des « faire » divers que nous commande notre devoir d'hommes, et plus encore de chrétiens. A les en croire, on fait sa prière comme on fait l'aumône ou comme on fait pénitence, à cela près que ce « faire » ne s'accompagne pas nécessairement de gestes, d'attitudes qui le trahissent au dehors; un «faire » c'est-à-dire une série d'actes distincts qu'a déclanchés une première décision de la volonté et que cette même volonté multiplie, rend plus intenses, ou au contraire réduit, suspend à son gré. La prière serait donc un effort, un exercice, que la paresse ou que la frivolité du vieil homme trouvent toujours plus ou moins pénible et qui, par suite, relève directement, uniquement même de l'ascèse ordinaire, aussi bien que le recours à la discipline ou au cilice. Bref, une application volontaire, consciente, persévérante de l'entendement, de l'imagination, de la sensibilité aux choses de Dieu ; application, qui sans doute n'oublie pas que le con-

cours divin lui est nécessaire, mais où l'on se gouverne, selon la fameuse consigne de saint Ignace, où l'on « fait » comme si le succès ne dépendait que de nous.

 

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Entre cette définition, que nous appelons ascétique, de la prière et celle du P. Piny, que nous appelons mystique, il est capital de saisir la différence, qui est grande, qui va même, dans l'ordre métaphysique, jusqu'à une véritable incompatibilité.

De part et d'autre, on admet également la nécessité d'une libre décision initiale, un vouloir-prier : mais au lieu que, pour les mystiques, ce vouloir est déjà la prière même, toute la prière, et parfaite, il n'est pour les autres qu'un prélude, une ouverture, un acheminement, les trois coups du régisseur. Dans leur pensée, avouée ou implicite, pour qu'il y ait prière, au plein sens du mot, il ne suffit pas qu'on veuille et même très énergiquement, appliquer les puissances de l'âme aux choses de Dieu ; il faut encore qu'elles s'y appliquent, et d'une application actuelle, effective, dont la réussite se constate, se mesure ; il faut des actes distincts. Ils admettent volontiers sans doute que vouloir prier est déjà excellent, mais enfin ce n'est pas encore prier. Pour les mystiques, ne craignons pas de le répéter, non seulement vouloir prier, c'est déjà prier; mais prier n'est pas autre chose que vouloir prier. Même lorsque les puissances de l'âme s'appliquent effectivement, actuellement, aux choses de Dieu, et par les actes qui leur sont propres, ce n'est pas cette application elle-même, toute naturelle en soi, qui est prière, c'est l'acte moins encombré, tout surnaturel, qui a voulu cette application et qui persévère à la vouloir. Si nous disons toujours, Piny et moi, la même chose, c'est que c'est toujours la même chose, une chose que Bossuet lui-même n'a pu saisir, quoique très simple, et que vous ne ferez jamais entrer dans la cervelle, pourtant bien faite, de Nicole.

 

Pour comprendre encore mieux cette union et cette oraison, et en donner une idée qui fasse connaître et qui nous persuade qu'il y a en effet une manière d'oraison qu'on peut dire spécialement du coeur, une oraison qu'on peut distinguer de celle de l'esprit,...

 

Vous pensez le tenir, lui faire avouer du moins qu'il y a

 

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deux définitions possibles de la prière : une, qui appliquerait effectivement les puissances, l'autre, qui se bornerait à vouloir les appliquer ; perdez cet espoir :

 

Non, à la vérité, que l'oraison de l'esprit ne doive renfermer celle du coeur (volonté), mais parce que l'oraison du coeur n'est pas toujours accompagnée de celle de l'esprit.

 

Pour comprendre donc que le vouloir seul prie réellement, il faut se rappeler

 

qu'il y a dans l'âme deux puissances qui sont le coeur ou la volonté, et l'entendement ou l'esprit, par lesquelles elle peut être unie et appliquée à Dieu, mais différemment selon la différence de ces deux puissances. Elle est unie et appliquée à Dieu par l'esprit, quand elle contemple Dieu, sa présence ou quelqu'une de ses perfections; ou quand elle médite ou considère quelque mystère... dont la connaissance peut nous porter à Dieu et nous conduire à la perfection... Si bien que cette union et cette application de l'âme à Dieu par l'esprit ne se fait point autrement que par une vue actuelle, et par une actuelle méditation, considération ou contemplation de Dieu ou de quelque chose de Dieu.

 

Eh bien, n'est-ce pas là un exercice louable? Qui dit le contraire ? On dit seulement que, si une telle application de l'esprit fait partie intégrante de toute prière, est exigée par la définition même de la prière, nombreuses sont les âmes

qui doivent renoncer à prier. Impuissance que le P. Piny a observée mille fois et qu'il a, si je ne me trompe, expérimentée, et très douloureusement, sur lui-même.

 

Je connais une âme qui est, il y a environ dix ou douze années, dans des distractions et des égarements d'esprit si grands, si fréquents et si continuels, qu'on aurait peine à s'imaginer qu'une âme qui va à Dieu, ou qui ne veut et ne souhaite rien tant que d'être uniquement à Dieu, puisse en venir jusque à ce point de dissipation, ne croyant pas présentement, à moins d'une grande violence, pouvoir dire un Ave Maria, sans penser à tout autre chose et dans les choses les plus saintes... quelque soin qu'elle ait pu apporter... Or, il est à remarquer que cette disposition à l'égarement accrût un jour, et augmenta à un tel point qu'étant, d'ailleurs, obligée dans ce même temps à quelque prière vocale,

 

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elle en fut dans une angoisse... extrêmement affligeante. Elle ne laissa pourtant pas... de commencer sa prière, pour satisfaire à son obligation, et voilà qu'en un moment sa langue et son esprit, qui étaient comme liés et enchaînés, se délièrent d'une manière qu'il lui sembla au même moment qu'il y eut un ange sur sa langue et un autre sur son esprit, pour lui faire prononcer les paroles de sa prière sans peine, et lui en faire voir et pénétrer le sens avec une application et une facilité merveilleuse (1).

 

D'où il faudrait conclure, poursuit le P. Piny, que, si la définition activiste de la prière est exacte, cette personne que nous savons, d'ailleurs, et saine et fervente, aurait vécu pendant quelque dix ans dans l'impossibilité de remplir le devoir quotidien de la prière. Oportet semper orare. Conclusion désespérante, injurieuse à Dieu, inacceptable.

 

Comme il n'arrive que trop souvent que, par la condition de cette vie mortelle,... on perd facilement cette vue (actuelle) de Dieu, soit par l'embarras et la nécessité des affaires qui nous occupent, soit par l'égarement et la légèreté de l'imagination,... soit encore par l'effort et la tentation du démon,.,. la sagesse et la bonté de Dieu, qui ne sauraient manquer en rien, et particulièrement en ce qui regarde notre sanctification,.., y ont aussi suffisamment et abondamment pourvu, en donnant à notre âme... une volonté par laquelle elle peut, parmi tous ces égarements... se conserver dans son union à Dieu,... pour qu'il n'y eût ni démon, ni homme, ni créature aucune qui puisse nous faire perdre, si nous ne le voulons, cette union amoureuse et sanctifiante, ni qui puisse malgré nous faire cesser cette oraison du coeur qui consiste principalement dans cette union...

Il est donc évident qu'il faut qu'il y ait une oraison du coeur et de la volonté, qu'on doit distinguer de l'oraison de l'esprit

 

argument déductif et tout ensemble inductif, et qui lui parait invincible.

 

Vous voyez la nécessité de cette oraison du coeur, et combien il est nécessaire qu'il n'y ait pas seulement une manière d'oraison, telle qu'est celle de l'esprit,.., mais qu'il y ait encore une manière

 

(1) La clef, pp. 192, 131.

(2) L'oraison, pp. 1-6.

 

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d'oraison,… où l'âme soit et puisse être unie à Dieu, de volonté et de coeur, quoique l'esprit dans ces moments ne le soit pas; puisque, autrement, ce... qui distrait notre esprit malgré nous pourrait pareillement nous enlever notre union de coeur, notre amour, notre vouloir, quoique nous ne le veuillons pas, ce qui est manifestement impossible (1).

 

Et, reprenant à satiété, comme toujours, sa distinction lumineuse entre l'union d'attention et l'union de la volonté profonde,

 

pour nous convaincre encore plus fortement sur ce sujet, écrit-il, il est à remarquer que, s'il n'y avait à la vérité qu'une sorte d'union... (celle) qu'on appelle de jouissance et de communication (consciente), je vous avoue, mon cher lecteur, qu'il me serait difficile et peut-être impossible de soutenir... qu'on peut (prier)... parfaitement, parmi toutes ces distractions d'esprit, puisque l'union qui nous unit à Dieu par jouissance et qui nous fait goûter ses perfections et ses vérités, ne se fait que par les lumières qui nous sont communiquées, je veux dire que ce n'est qu'à la faveur de ces lumières que Dieu.., nous découvre ses divines et aimables bontés; Gustate et videte quoniam suavis est Dominus; ce qui ne se peut trouver parmi toutes ces distractions...

Mais vous savez, ô âmes que Dieu appelle au pur amour,... qu'il y a une autre sorte d'union.,. un peu moins douce à la créature, mais qui est bien plus agréable à Dieu, plus intime, plus unissante au Créateur.., et qui est cet acquiescement à la sainte volonté de Dieu jusque sur la croix (2).

 

Pour être privé « de l'union d'attention par les distractions », on n'en reste pas moins uni, « Si tant est qu' (on) accepte et adore la volonté de Dieu dans toutes ces aliénations et dissipations d'esprit » (3).

Comprenons-le bien. Il ne se propose pas, comme on

 

(1) L'oraison, p. 3o4.

(2) Oraison, pp. 4o-41.

(3) Vie de la M. Madeleine, p. 469. C'est une des maximes de la Mère Madeleine « que l'âme spirituelle, dans les états des communications, est à la vérité plus attentive à Dieu que dans les états affligeants de distraction, mais non pas plus unie ». Ib., pp. 468-469.

 

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pourrait croire, d'élargir la définition de la prière pour y faire entrer son « oraison » du pur vouloir. Il n'imagine pas deux espèces de prières, l'une et l'autre également dignes de ce nom : celle de l'ascèse, celle de la mystique; union à Dieu par l'application de l'esprit, union par un acte nu de volonté. Non, pour lui, la première, considérée dans son activité propre et en tant qu'elle applique l'esprit aux choses

de Dieu, n'est pas assez unissante pour être prière : simple acheminement à la prière, ou simple réponse de nos facultés de surface à l'appel du vouloir profond ; mimétisme de l'union, et non pas union réelle, elle ne prie vraiment que dans la mesure où ce vouloir tout surnaturel la commande, la pénètre ou s'épanouit en elle.

 

Par le moyen de cet abandon amoureux,... l'âme est et demeure unie amoureusement à son Dieu, mais de l'union la plus intime et de l'amour le plus pur et le plus unissant... L'union de l'âme avec Dieu en ce monde ne pouvant être par une vue et une connaissance claire de lui-même, comme il est en lui-même, elle ne peut, pour être parfaite autant qu'elle peut l'être ici-bas, être autre qu'une union de volonté, ou uniformité des deux volontés (1).

 

Si nous attachons tant de prix à l'exercice facile et délicieux de nos facultés actives dans l'oraison, si nous avons tant de peine à comprendre que ni les stérilités ni les sécheresses n'empêchent notre volonté de s'unir à Dieu, n'est-ce pas que notre amour-propre regarde jusqu'à la prière comme son bien, sa « propriété », au risque de relâcher, de dénouer même cette union véritable, qui lui échappe fatalement, et contre laquelle il résiste de toutes ses forces. Nous tenons moins à nous unir qu'à nous sentir unis à Dieu; sentiment qui n'est certes pas mauvais en soi, mais qui tend plutôt à la désunion qu'à l'union, puisqu'il nous distrait plus ou moins de Dieu, si tant est qu'il ne nous absorbe pas dans la contemplation et l'amour de nous-mêmes. Et c'est toujours le même refrain : Heureuses les

 

(1) Oraison, pp. 20-21.

 

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âmes qui, malgré tout l'effort possible, ne peuvent appliquer ni leur esprit ni leur sensibilité aux choses de Dieu, puisque l'attention la plus féconde en pieuses pensées, puisque la dévotion la plus tendre, sont moins unissantes que l'acquiescement paisible du vouloir au fléau des distractions !

 

Parmi toutes ces distractions les plus fâcheuses,... (on peut) faire parfaitement cette oraison du coeur... (et) d'autant plus parfaitement que l'union que nous y avons avec Dieu est plus dégagée de l'amour-propre, plus intime et plus agréable au Créateur (1).

 

Loin de vous désoler d'une impuissance qui ne paralyse que vos activités jouissantes,

 

vous êtes bien plus heureux, et bien plus riches en fait d'oraison que vous ne pensez, ne faisant jamais mieux l'oraison du coeur que quand vous êtes plus embarrassés, ne pouvant ou prévenir ou faire cesser les distractions de l'esprit,... (celles-ci) empêchant à la vérité l'union de l'esprit, qui ne se fait que par attention et application actuelle de l'esprit, mais n'empêchant aucunement l'union du coeur et de la volonté (2).

 

Non seulement elles n'empêchent pas cette union, mais elles la resserrent, la rendent aussi étroite, aussi pleine qu'il est possible ici-bas.

 

Tant plus les distractions à l'égard de ces âmes sont grandes, fréquentes, et crucifiantes, tant plus ont-elles d'occasions d'accepter et de vouloir le bon plaisir de Dieu, dans ce qui leur déplaît et leur fait peine, et, partant, elles sont plus unies de cette sorte d'union crucifiée, qui est proprement l'union du pur amour en cette vie (3).

 

Avec cela, est-il besoin de rappeler que les mystiques ne sont pas nécessairement brouillés avec le bon sens? Ils ne canonisent ni l'inattention ni la sécheresse ils n'interdisent

 

(1) L'Oraison, p. 42.

(2) Ib., p. 3o3.

(3) La clef, p. 125.

 

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au bloc de la prière ni les vues de l'esprit ni les tendresses du coeur. S'ils chassent, pour ainsi parler, de l'essence même de la prière ces activités bienfaisantes, c'est que Dieu lui-même montre assez, par sa conduite envers les âmes pieuses, que nulle de ces activités n'appartient à cette précieuse essence. La distraction est toujours un désordre, non pas nécessairement moral, mais plutôt métaphysique. Elle rompt l'ordre naturel des choses, l'harmonie providentielle qui veut que le vouloir profond s'épanouisse en actes distincts, en discours, en sentiments; sève surnaturelle qui, même pendant l'hiver des épreuves, aspire aux bourgeons. La définition de l'arbre n'exige ni fleurs ni feuilles, l'arbre n'étant pas moins arbre au mois de janvier qu'au mois d'avril. Feuilles et fleurs n'en conviennent pas moins à la perfection complète de l'arbre : perfection accidentelle dont l'absence provisoire assombrit le paysage.

 

L'âme, dans les états de communication, est à ]a vérité plus attentive à Dieu que dans les états affligeants de distractions, mais non pas plus unie ; en sorte que l'âme doit et peut bien souhaiter d'être attentive à Dieu dans tous ses exercices spirituels... mais aussi ne doit-elle pas croire que, pour être privée de l'union d'attention,... elle en soit moins unie.

 

Il y a là un désordre, innocent à la vérité, mais dont nous pouvons et devons souffrir.

 

Dans les commencements,... on doit beaucoup s'affliger pour ces sortes de distractions et, quoique la conversion de l'âme... soit sincère et véritable et ces sortes de distractions involontaires, on ne doit pas laisser de s'en affliger afin que, par la peine que l'on en souffre, on vienne à expier les distractions volontaires qu'on a eu autrefois; comme encore afin qu'on abhorre et qu'on désavoue les présentes qui nous affligent et qu'en nous affligeant elles deviennent involontaires par la peine qu'elles nous causent.

 

Souhaits, tourments, non pas seulement passifs et aux bras croisés, mais actifs et agressifs et d'abord quelque peu violents. On n'accepte les distractions que de guerre lasse,

 

159

 

après avoir tant et tant de fois abhorré, détesté et désavoué et tâché par mille saintes pratiques de pouvoir fixer et réduire l'esprit et l'imagination dans le recueillement (1).

 

Les mystiques, juste ciel! ne répudient pas l'ascèse, mais uniquement la confusion théorique et pratique entre ascèse et prière; entre le faire presque tout humain de l'ascèse, et le faire, beaucoup plus divin qu'humain, de la prière. Ils tiennent l'ascèse pour le prélude indispensable de la prière, mais qui ne saurait prier. Effort toujours nécessaire « dans le commencement », acharné même aussi longtemps, du moins, que Dieu n'invite à le détendre, à y renoncer, ou pour mieux dire, à le remplacer par cet effort moins agité, beaucoup plus douloureux, méritoire et unissant, d'une acceptation éperdue.

 

C'est bien assez de soutenir un état aussi pénible que celui d'un tel délaissement;... il n'y a sorte de pénitence qui puisse égaler celle-ci, quand elle est supportée en paix, avec résignation et en esprit de pénitence; puisqu'en toutes les autres que nous nous procurons, nous ne souffrons en quelque manière que ce que nous voulons.

 

 

Puis, s'appropriant avec sa hardiesse paisible une des maximes mystiques, où s'était déjà heurté, où se heurtera mille fois encore, pendant le dernier quart du XVIIe siècle, le scandale des étourdis,

 

qui croirait, poursuit-il, que d'avoir alors son recours aux prières vocales, fût encore une fine, mais des plus raffinées recherches de l'amour-propre, dans cet état... de délaissement intérieur. C'est pourtant ce que Dieu a fait connaître à certaines âmes, qui ont enfin connu que ce détour ou retour qu'on fait aux prières vocales, quand on souffre dans l'oraison et dans les autres exercices spirituels, ne tend en effet et en vérité qu'à nous faire éviter les souffrances qu'on aurait eu... en se tenant dans le silence devant Dieu. On peut donc bien, dans ces moments, se servir et même vocalement de quelques paroles de l'Écriture, en les répétant plusieurs fois, au temps de la violence et de la souffrance;

 

(1) La clef, pp. 122-123.

 

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mais, du reste, Dieu se plaît encore plus qu'on souffre intérieurement en silence et en patience; en sorte que le reste nuit davantage qu'il ne profite (1).

 

Un médecin ne parlerait pas autrement. Ici, comme toujours, l'originalité des mystiques est d'approfondir, à-la lumière des clartés surnaturelles et d'une philosophie moins sommaire, les simples consignes du bon sens.

 

Néanmoins, comme il est bon que l'esprit soit alors appliqué à Dieu aussi bien que la volonté ; et qu'il vaut toujours mieux que l'âme soit unie à son Dieu par l'une et par l'autre de ces puissances, du moins, quand elle peut, et à moins que Dieu, pour augmenter encore plus notre amour, veuille s'y faire aimer jusque sur la croix en tenant notre esprit captif dans les ténèbres (2),

 

le P. Piny ajoutera quelques indications très intéressantes . sur les différentes manières dont « on pourrait occuper l'esprit » pendant l'oraison. Oh! dira-t-on, une méthode ! Pourquoi pas? Les mystiques n'ont pas peur de ce mot, qui appartient d'abord au lexique de l'ascèse, mais qu'ils n'ont aucune peine à désascétiser, si j'ose m'exprimer ainsi. Telle qu'on la présente le plus souvent, une méthode de prière ou d'oraison a pour objet principal de dresser, de stimuler les intelligences paresseuses ou les sensibilités endormies. De la méthode ainsi comprise, on mesure le succès au nombre et à l'intensité des actes distincts qu'elle nous aide à former. Pour le P. Piny, au contraire, la méthode est uniquement orientée, non pas vers le faire, un faire de plus en plus envahissant, mais bien vers le laisser faire. On ne l'emploie que pour préparer, pour hâter l'heure où elle ne sera plus d'aucun usage, l'heure de la véritable prière. Active certes, elle ne peut être que cela, mais avec la nostalgie, si j'ose dire, de cette divine passivité qui ne succédera jamais trop tôt au branle-bas des activités de surface. Le P. Piny a

 

(1) Vie de la M. Madeleine.

(2) L'oraison, pp. 112, 113.

 

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là-dessus une page qui me paraît d'un extrême intérêt. Une des manières d'appliquer l'esprit dans l'oraison, écrit-il,

 

c'est l'occupation par considération, examinant, considérant, méditant ou contemplant quelque vérité du salut,... à cette condition pourtant,

 

et c'est ici déjà que la philosophie des mystiques se greffe sur les directions de l'ascèse commune :

 

à cette condition pourtant qu'on ne doit jamais oublier, savoir que cette manière d'occupation

 

n'est pas de l'essence même de la prière.

 

Il me semble, au reste, que, quoique l'esprit soit en liberté de s'occuper alors sur telle vérité du salut qu'il lui plaira,

 

on ferait mieux de l'occuper d'une telle manière que « son occupation d'esprit » préparât plus immédiatement, amorçât même la prière proprement dite, l'acquiescement au vouloir divin.

 

Il serait.., mieux que l'esprit s'occupât ou sur la... grandeur immense de Dieu,... qui le rend intimement et inséparablement présent dans l'âme,... ou sur sa volonté infiniment... sainte et sanctifiante quand on l'accepte, et qu'on s'y tient uni,... ou enfin sur ses bontés

 

toujours prêtes à se communiquer à nous. Oraison préparatoire, dira-t-on, et, qui plus est, selon la méthode proposée par les maîtres de l'ascèse. Oui, sans doute, mais avec cette différence curieuse, piquante ou paradoxale même, et très significative que, chez le P. Piny, l'oraison préparatoire, c'est déjà toute l'oraison de l'esprit, ou, pour mieux dire, que, chez lui, toute l'activité de l'esprit, pendant toute l'oraison, ferait bien de se limiter aux quelques vues très simples, que rappelle et ramasse, en un bref éclair, l'oraison préparatoire de saint Ignace.

 

Quant à moi, j'ose et j'oserai dire que la manière d'oraison la plus conforme au pur amour, qui soit plus dégagée de tout intérêt

 

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propre ; qui tende plus directement à ce que Dieu soit glorifié, et aimé,... qui nous conduise plus promptement,

 

par une brève application de l'esprit,

 

à l'union ou uniformité de volonté avec Dieu, et qui néanmoins soit telle qu'elle convienne indifféremment à toutes sortes de personnes ; que cette oraison, dis-je, peut se faire, en s'y proposant seulement d'aimer, d'adorer Dieu, durant ce temps de l'oraison, au lieu et place de toutes les créatures qui ne l'aiment et

 

ne l'adorent pas.

 

Pour cet effet, l'âme qui veut faire oraison n'a qu'à faire tout au commencement les deux actes suivants,

 

c'est ici le faire initial et indispensable dont nous avons tant parlé,

 

savoir de se bien établir premièrement en la présence de Dieu. Et comme c'est une vérité de foi que la majesté infinie de Dieu remplit tout, elle doit faire un acte intérieur de cette foi et se persuader fortement que Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, est dans elle... Elle doit faire encore un acte d'abandon entre ses paternelles mains, lui protestant comme, de tout son coeur, elle abandonne et son intérieur et son extérieur à sa très sainte volonté, afin qu'il dispose de tout elle-même selon son bon plaisir.

 

Actes distincts, qui nous font passer comme automatiquement du faire au laisser-faire : vouloir, qui commence par un acte et qui nous établit dans un état.

 

Cela fait, elle n'a plus qu'à demeurer, tout le reste du temps de l'oraison, en paix (1).

 

Entendez par là non pas, qu'après ce prélude décisif, on doit s'efforcer de rester inerte, en désappliquant l'intelligence et la sensibilité, mais que, si Dieu permet, désire même la paralysie de ces facultés, la pleine acceptation qui a

 

(1) Etat du pur amour, pp. 69-75.

 

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été consentie dès le début et qui n'a pas été rétractée suffit à maintenir l'une dans un état d'union amoureuse, autrement dit, de prière (1).

Et c'est ainsi que la méthode pinienne, plus simple peut-être encore qu'héroïque, commence par où finissent les autres méthodes, et notamment l'ignatienne. Différence essentielle, que notre Piny réalise parfaitement.

 

Je voudrais bien enfin que ceux qui improuvent cette manière d'oraison, qu'on peut bien appeler l'oraison du pur amour aussi bien que l'oraison de victime, mais victime d'amour, puisque le tout se passe dans le plus pur amour du bon plaisir de Dieu et à ne vouloir respirer que ce bon plaisir;

 

splendide préambule, où s'accordent le frémissement du métaphysicien et celui du mystique,

 

je voudrais, dis-je, que ceux qui osent l'improuver, voulussent bien me dire quel est le temps et le moment qu'ils croient le mieux et le plus salutairement employé, dans les oraisons qu'eux-mêmes font et qu'ils conseillent aux autres de faire; et, s'il n'est pas vrai que ce n'est ni le temps qu'on emploie à la préparation, ni celui qu'on emploie à la méditation et considération du sujet, mais bien plutôt ce peu de moments qu'ils emploient, sur la fin de leurs oraisons, à s'unir par de saintes affections, et par l'amour qui est, de toutes ces vertus, la seule qui a ce droit et ce privilège d'unir l'âme à Dieu, et comme la transformer en lui-même, par une conformité ou uniformité de sentiments et de volonté.

 

(1) « Ceux qui improuvent cette manière d'oraison, où l'âme, après s'être établie par un acte de foi en la présence de son Dieu... et s'être abandonnée par un acte ou sentiment du pur amour à sa toute sainte et adorable volonté, pour être fait d'elle... selon son bon plaisir,... ne pense plus qu'à demeurer ainsi qu'une victime d'amour dans cet état, en paix et en silence, tout acceptant et tout approuvant; que ceux-là, dis-je, qui improuvent cette manière d'oraison, pour croire qu'on y demeure oisif, la connaissent bien moins par expérience et par pratique que par lecture, par conférence, ou par l'idée qu'elles-mêmes (sic) s'enforment. Car, hélas! est-il bien possible qu'une âme expérimentée... croie ce temps être oisif,... pendant lequel (le vouloir profond) adhère à Dieu et à sa volonté, que, bien loin que les distractions et... autres dispositions crucifiantes, où Dieu met l'âme pour éprouver la pureté de son amour... bien loin, dis-je, que tout cela la tire de cette adhésion à Dieu..., elle s'y unit encore plus fortement en acceptant le tout ». Vie de la M. Madeleine, pp. 461, 462. Pour le développement de cette dernière pensée, - acceptation unissante des distractions, etc., cf. Oraison, pp. 732, 133 ; Clef du pur amour, pp. 131, 133 ; et l'épître-préface du Plus parfait.

 

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Or, ce qu'ils n'emploient si bien, si salutairement, si fructueusement, dans leur manière d'oraison, que pendant quelques moments, et sur la fin de l'oraison, nous le faisons et nous le continuons dans la nôtre, pendant tout le temps qu'on y emploie;

puisque, pendant qu'eux se préparent par une multiplicité d'actes, et pendant tout cet espace de temps, pendant lequel ils considèrent, méditent et raisonnent et le plus souvent assez sèchement, nous sommes déjà appliqués et unis à Dieu par amour, au

moyen de ces actes d'abandon, que nous y avons fait tout au commencement, de tout nous-mêmes pour y être fait de nous, et pour le temps et pour l'éternité, selon son bon plaisir et saint service.

Pourquoi donc improuveront-ils, comme un temps passé en oisiveté,... ce temps que nous employons... en la manière qu'eux-mêmes emploient celui qu'ils croient être le mieux employé dans leurs oraisons?

 

Précieuse, divine méthode, au contraire,

 

par où l'on peut si facilement être toujours en oraison... et où l'on exerce si excellemment tant d'excellentes vertus, mais plus excellemment encore la plus excellente de toutes, qui est l'amour et pur amour du bon plaisir et volonté de Dieu.

 

Méthode, qui fait tomber, pour ainsi dire, les barrières que l'on dresse - des deux côtés du monde spirituel - entre la prière des simples et la prière des parfaits : comme si le pur amour, à quoi se réduit toute la mystique et par quoi toute prière est prière, était une je ne sais quelle vertu de luxe, réservée aux familiers de l'extase.

 

Oui, c'est là la grande aussi bien que la plus générale manière d'oraison, dont on peut dire que Dieu y appelle un chacun, ce qu'on ne saurait dire des autres; puisque c'est ici l'oraison de l'abnégation;... comme c'est là encore la manière d'oraison la plus aisée, quoiqu'elle soit d'ailleurs si épineuse, et non moins crucifiante et crucifiée qu'amoureuse, puisqu'elle ne demande ni tant d'esprit, ni tant de raisonnements, ni des lumières tant abondantes; mais tout au plus une foi vive sur la présence de Dieu et sur son mérite infini, et un bon coeur et une bonne volonté, pour qu'en présence d'un Dieu, si grand et si méritant, on veuille bien lui tout abandonner à son bon plaisir, et demeurant

 

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ensuite dans cette disposition d'abandon, ainsi qu'on fait dans cette oraison (1).

 

La double griffe, je le répète, et du métaphysicien et du mystique. N'eût-il écrit que cette admirable page, le P. Piny devrait prendre rang parmi les très grands maîtres.

On aura sans doute remarqué, et non peut-être sans quelque surprise, qu'une des excellences de cette méthode est que, par elle, « on peut... facilement être toujours en oraison », singulier privilège, si l'on songe que les autres méthodes, uniquement tendues vers la production d'actes distincts, n'aboutissent jamais, d'elles-mêmes, qu'à une prière morcelée, successive, intermittente, douloureusement rebelle à la consigne qui nous est donnée de prier toujours.

Que la « meilleure part » de la journée soit ainsi rigoureusement limitée par les battements de l'horloge ; qu'au milieu nième de l'oraison la plus facile, on puisse, on doive dire :

 

Le moment où je prie est déjà loin de moi,

 

c'est peut-être la pire peine des âmes saintes. Elles voudraient défier, survoler le temps. D'où cette obsession d'une « prière continuelle », qui possède tant de mystiques, et qui a entraîné plusieurs d'entre eux, Fénelon entre autres, sinon, me semble-t-il, à une psychologie absurde, du moins à des formules inacceptables. Il est trop clair, en effet, qu'un acte distinct et conscient ne saurait durer. Un acte, sans doute, ou un enchaînement d'actes; mais une disposition, mais un état, mais une orientation du vouloir profond, c'est tout autre chose.

 

C'est un abus, qui n'est pas des moindres ni des moins fréquents dans la vie spirituelle, de réduire et limiter nos oraisons... par des heures, ou demi-heures, ainsi qu'on fait dans les autres états où il est nécessaire de considérer, de méditer et de réfléchir. On peut bien, à la vérité, et on le doit aussi, prendre ainsi certains temps, pour entrer avec plus de recueillement dans cet abandon

 

(1) Vie de la Mère Madeleine, pp. 465-468.

 

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intérieur de tout nous-mêmes à la divine volonté, qui est le corps, l'esprit et l'essentiel de cette oraison, mais ce recueillement ne doit être que pour nous fortifier, en sorte que, quand nous en serions dehors, soit par les soins et les embarras des affaires, ou par le sentiment et la pesanteur de nos croix qui distrairont l'esprit et l'occuperont,... nous ne laissions pas de toujours demeurer dans cette disposition d'abandon à la divine volonté, pour que, ne voulant que Dieu et sa volonté, où tend l'union du pur amour, nous rendions par là notre oraison comme continuelle, et nous ne soyons pas moins en oraison quand nous sommes à soupirer sous le divin pressoir de la croix, que quand nous étions dans le plus profond et le plus paisible recueillement.

Or, pour expliquer un peu amplement un point aussi important qu'est celui-ci, et désabuser pour une fois ces âmes qui ne sauraient s'imaginer qu'elles soient véritablement en oraison, et encore moins qu'elles puissent la continuer, tandis

 

qu'elles ne sentent en elles que répugnance, et qu'au lieu de

 

cette union douce et béatifiante, qui fait qu'en d'autres états on goûte et on savoure Dieu avec tant de suavité,... elles ne sentent que des éloignements étranges;... donc pour .. leur faire voir qu'elles n'ont qu'à soutenir en paix toutes ces dispositions crucifiantes - qui est ce que j'appelle souffrir et vouloir souffrir - pour très bien faire cette oraison du pur amour, et pour la continuer, il n'y a qu'à les faire souvenir d'une vérité qui est... qu'on est toujours en oraison tant qu'on ne veut que Dieu et sa volonté; puisque, tandis qu'on est dans cette union ou uniformité de volonté,... on peut dire qu'on a son âme unie à Dieu en la manière qu'elle doit l'être.

 

C'est la pierre philosophale qu on allait chercher si loin, et toujours en vain, alors qu'elle est à la portée de tous. Pour rendre son oraison continuelle,

 

ainsi qu'elle doit ou devrait être, l'âme n'a besoin que de croix : en sorte qu'il n'y a... qu'à être toujours en croix, et vouloir y être, pour être toujours en oraison, et pour la rendre continuelle et familière, qui est à quoi toutes les âmes d'oraison doivent viser.

 

Et il revient une fois de plus à son défi sans réplique. Si la définition que l'ascéticisme donne de la prière est juste,

 

 

comment expliquez-vous l'obstination que Dieu semble mettre à empêcher les saints de s'y conformer ?

 

Qui croira... qu'une âme, s'étant ainsi donnée et abandonnée à Dieu dans cette pureté d'amour, Dieu veuille la charger de souffrance et de croix, s'il ne savait que ces souffrances (égarements continuels de l'esprit, sécheresse invincible du sentiment), bien loin de la tirer de l'union à sa volonté, où tend son oraison d'amour, l'y affermiront, au contraire, et épureront encore plus son amour en lui servant d'occasion pour aimer Dieu à ses dépens?

 

Ce qui est bien du reste, comme le montre l'expérience de tous les jours, « la manière la plus ordinaire et la plus commune dont Dieu traite ordinairement » les âmes qui ne veulent l'aimer que pour lui (1). Ecce lignum, l'invincible talisman qui réduit en fumée et les rêveries des faux mystiques et la trop humaine sagesse de l'ascéticisme (2).

 

(1) La clef du pur amour, pp. 223, 228.

(2) Pourquoi ne pas l'avouer ? Je me suis longtemps demandé si ce n'était pas là une doctrine plus spécieuse que solide, une sorte de trompe-l'oeil. Puisque, en effet, il en faut toujours passer par une décision actuelle de la volonté qu'aura nécessairement précédée et que fonde une considération actuelle de l'esprit, il semble que la difficulté soit ici escamotée plutôt que vaincue. On dira en effet : Eh! je voudrais bien! C'est là même tout ce que je veux, et précisément tout ce que je me plains de ne pas obtenir. Cette application actuelle de l'esprit, d'éternelles distractions me la rendent impossible, paralysant, du même coup, la décision actuelle de la volonté, cet acte de pur amour, d'abandon où le P. Piny voit l'essence même de la prière.

A cela, Piny répondrait, je crois, que cette paralysie de nos activités de surface n'est jamais qu'un accident, bien qu'elle se prolonge parfois, non seulement pendant toute la méditation, mais encore pendant une journée entière. D'ailleurs rarement totale. Il y a presque toujours des éclaircies, ne serait-ce que lorsqu'on se prend soi-même en flagrant délit de distraction. Point d'âme qui n'ait pu, d'autre part, se pénétrer une fois pour toutes des quelques vues très simples qui justifient et conseillent l'acte de pur amour. Pas n'est besoin qu'on se remette, par un acte distinct, en présence de ces idées fondamentales, au début de la prière. Cela vaudrait naturellement beaucoup mieux, mais n'est aucunement nécessaire. A chaque épure nouvelle, un architecte repasse-t-il son cours de géométrie ? Ces vérités, nous les possédons, nous continuons à les vivre. Sans quoi, souffririons-nous de ne pouvoir actuellement nous en occuper ? Il en va de même pour la décision actuelle de la volonté. Elle aussi, elle a été faite une fois pour toutes, et son effet persiste, c'est-à-dire la disposition foncière où elle nous a établis, aussi longtemps, dirait Piny, que cette décision n'a pas été rétractée. En fait, elle se renouvelle très fréquemment, tout ce qu'il y a d'activité consciente dans une âme fervente s'orientant d'abord vers ce renouvellement. Puisque vous souffrez si vivement de ne pas sentir cette activité, c'est donc d'abord qu'elle agit en vous, ensuite que votre amour-propre n'est pas encore tout à fait vaincu.

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§ 9. - Le petit monde du P. Piny.

 

On dit souvent que la mystique est une science expérimentale? ne serait-elle pas plutôt une vraie métaphysique, mais dont l'expérience seule nous ouvre l'accès. A la vérité, ses principes se déduisent nécessairement de quelques prémisses indiscutables que nous imposent la philosophie, d'une part, et la foi, de l'autre. La doctrine du pur amour, ou de l'oraison du coeur, nous dit le P. Piny,

 

est autorisée par la lumière de la raison, qui nous fait assez connaître qu'on aime et qu'on est uni amoureusement à ce qu'on aime, quand véritablement on veut l'aimer : puisque, aimer, dans la définition que la raison naturelle en donne, n'est autre chose que cet acte de volonté qui nous fait vouloir du bien à ce qu'on aime, ou nous complaire dans son bien et dans ce qu'il est.

 

A cette évidence première, s'ajoute

 

la lumière de la foi, qui nous fait voir, ou plutôt qui nous assure, malgré son obscurité, qu'il y a, et qu'il faut qu'il y ait, une union affective, amoureuse et intime de l'âme à Dieu, qui ne dépende point des égarements involontaires d'une imagination, et conséquemment une oraison.

 

du pur vouloir (1). Certitude déductive, qui parait encore plus éblouissante lorsqu'on songe à intégrer, si je puis dire, dans la philosophie de la prière, les canons de Trente sur la grâce habituelle et la moderne théologie de Ente supernaturali, qui développe ces incomparables canons. Rapprochez de la philosophie d'Augustin dans les Confessions un solide traité de la grâce habituelle, et pour peu que vous soyez géomètre, vous arriverez infailliblement, mathématiquement aux principes fondamentaux de cette philosophie de la prière. Il n'en reste pas moins que cette construction si facile, nul peut-être n'aurait songé à l'entreprendre sans la nécessité d'expliquer, de justifier et de contrôler

 

(1) L'oraison, pp. 271-272.

 

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l'expérience des saints. C'est ce qu'a fait magnifiquement le P. Chardon. Tel est bien aussi, me semble-t-il, le cas du P. Piny. C'est pour avoir d'abord suivi, et non sans anxiété, le travail obscur de la grâce dans les âmes intérieures que, métaphysicien de naissance et de métier, il a cherché, puis trouvé dans la métaphysique une sanction rationnelle à ces divines conduites. Eh! que de fois, au cours de ses développements théoriques, n'évoque-t-il pas son expérience de directeur :-« Je connais une âme... » -, augmentant du reste, par là le regret où nous sommes de ne quasi rien savoir de lui-même et d'ignorer le petit monde spirituel qui l'a aidé à prendre une conscience plus vive, plus raisonnée, plus savante, soit de ses grâces propres, soit de sa doctrine !

Ce petit monde se groupait-il autour d'un confessionnal ? Peut-être. Je vois passer, d'ici, de là, dans les écrits du P. Piny, la silhouette d'un prêtre, à qui notre Piny devrait, ou l'initiation première, ou l'encouragement dont il avait besoin.

 

Une personne que je connais, mais personne également expérimentée et éclairée dans les voies intérieures du pur amour et de la croix. Quand on lui demandait ce que c'était que d'être la joie de Dieu en ce inonde, et comment et par quel moyen on pourrait parvenir à ce divin état ;

 

questions qui ont dû tourmenter le jeune Piny ;

 

c'est, répondit ce directeur expérimenté, c'est être sans joie, vivre sans joie, et mourir sans joie. Car c'est alors que Dieu goûte et savoure l'âme, ainsi qu'un pain selon son goût, ne trouvant rien dans l'âme où elle se contente, ni par conséquent où il ne puisse se contenter.

 

Quelque prêtre provençal, me semble-t-il, disciple lui-même ou émule du P. Yvan, rigide et humain tout ensemble. C'est en souriant qu'il déclare la guerre à la joie.

 

 

C'est alors que l'âme est à Dieu, comme on dit, un pain cuit, où il n'y a plus rien à cuire et à consumer, puisqu'il n'y a joie aucune à purifier.

 

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Bonhomme et subtil. Je ne dis pas qu'on ne trouve rien de tel à Paris ou à Lille, mais enfin ce mélange est fréquent dans notre Midi. Cette même personne

 

fut un jour saintement curieuse de savoir quel de tous les états de la vie spirituelle était le plus agréable à Dieu ; trouvant dans un chacun quelque caractère particulier de sainteté qui glorifiait Dieu; mais aussi prenant garde, par la différence qu'elle y remarquait, qu'ils ne pouvaient être égaux en perfection, puisque ce qui faisait la perfection de l'un ne se rencontrait point dans l'autre. Elle demanda donc un jour à Dieu quel de tous les états de la vie spirituelle.., lui était le plus agréable ; et elle en entendit intérieurement cette réponse que c'était particulièrement l'état de ces âmes qui sont dans une insatisfaction continuelle ; qui portent un fond d'angoisse et d'amertume dans leur coeur; à qui le ciel est un ciel de bronze, la terre une terre d'épines... ; qui ne savent, du moins par expérience, ce que c'est que de faire une communion avec recueillement et avec joie, ni goûter Dieu dans une oraison, ni savourer une lecture. En un mot, qui sont sans joie, qui vivent sans joie, et qui, pour comble de joie pour Dieu et d'amertume pour elles, meurent sans joie (1).

 

Rien n'y manque, pas même la pointe d'exagération doucement goguenarde, le plaisir d'étonner les lents à comprendre et les prompts à s'indigner, en donnant un air de paradoxe aux vérités les plus simples. Mais Piny est provençal, lui aussi. Il comprend, et qui plus est, il se promet bien d'ajouter quelque jour, quand il prêchera ou écrira, à

l'horreur apparente de cette consigne. Et les âmes les plus hautes, non seulement le suivront sans résistance, mais encore lui montreront par le témoignage vivant de leur sainteté grandissante, qu'il a encore plus raison que peut-être il ne l'eût d'abord pensé.

 

Je ne puis... celer ici ce qu'en a connu une âme, qui semble avoir été appelée à cette voie à laisser faire à Dieu, et à consentir aux destructions qu'il plaît à la divine volonté faire en nous et de nous. Cette âme donc.., ne saurait sentir aucune propre volonté, tant juste soit la chose qu'elle voudra, qu'elle ne

 

(1) La clef du pur amour, pp. 211-214.

 

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soit comme contrainte par le remords qu'elle en sent d'abord, d'appeler aussitôt le souvenir de la volonté de son Dieu, pour lui en faire le sacrifice, et pour lui protester qu'elle ne veut, et en cela et en toute autre chose, que Dieu... Cette âme, dis-je, sentant d'un côté un attrait extrême à cette... conduite, aussi bien qu'un très cuisant remords quand elle y manque de fidélité, mais aussi sentant, d'ailleurs, une faiblesse grande pour tenir ferme à toujours accepter la volonté d'un Dieu (toujours crucifiante à son égard), cherchait et souhaitait trouver quelque pressant motif pour la fixer dans cette voie ;

 

lorsqu'enfin elle découvrit,

 

mais par des lumières qu'elle croit autres que naturelles, puisqu'elles inclinèrent le coeur en éclairant l'entendement, elle y découvrit tant de gloire pour Dieu... qu'elle ne put... que baisser le cou (1).

 

Comme on le voit - et ceci est très remarquable - il en appelle, en dernier ressort, aux lumières surnaturelles, à l'imprimatur divin, si j'ose ainsi m'exprimer.

 

C'est ce que Dieu a fait connaître à des âmes... Après les avoir laissées languir peut-être bien les douze et les quatorze années dans des ténèbres... à obscurcir, non seulement tout ce qu'elles auraient souhaité de connaître de surnaturel et de saint qui aurait pu les soutenir et les consoler; mais même, s'il semble, à obscurcir leurs connaissances et leurs lumières naturelles,... elles ont donc connu et reconnu heureusement,

 

par une claire réponse intérieure qui avait pour elles la valeur d'une sorte de révélation,

 

qu'il n'importait à l'oraison du coeur que l'esprit s'occupât à cette vérité ou à une autre, ou même qu'il fût occupé par des vues saintes et lumineuses, ou qu'il fût retenu comme captif dans les ténèbres et incapable, dans ces moments, de former une bonne pensée de Dieu ; et que c'était assez que d'avoir les vues de l'esprit tout au commencement de l'oraison,

 

c'est l'oraison préparatoire que nous avons dite, et qui, pour

 

(1) Le plus parfait, pp. 51-53.

 

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le P. Piny, est à elle seule toute l'oraison, ou pour mieux dire, qui suffit à transmuer en prière véritable une distraction continuelle ;

 

et d'avoir connu Dieu, ou par lumières, ou par la foi, autant qu'il a fallu ;

 

et il n'y faut qu'un éclair de réflexion,

 

afin qu'en vue... de l'excellence, des bontés de son Dieu ainsi connues, on ait formé l'acte de volonté qui est comme l'âme de l'oraison du coeur, et qu'on ait protesté ne vouloir passer ce temps d'oraison qu'à vouloir y aimer Dieu plus que nous-mêmes, l'adorer, le prier et demeurer abandonné à sa divine volonté (1)

 

Et cette approbation ainsi donnée par Dieu à la doctrine du pur amour, plusieurs l'ont aussi reçue.

 

Oui, il y a eu des âmes qui, après avoir passé un temps dans ces états fâcheux,... ont senti et reçu intérieurement et au fond de leur coeur je ne sais quelle assurance, que ce qui faisait leur peine, pour se voir ainsi imparfaites, était cela même qui les assurait du côté de Dieu. Et comme leur plus grande peine était alors une vive mais gênante appréhension que Dieu ne les eût abandonnées,.., aussi Dieu, qui regarde, et alors et toujours, quelle est la disposition du coeur et de la volonté, leur a fait entendre que, pour toutes ces imperfections qui ne tenaient plus au coeur, il ne laisserait pas de leur être également favorable ; que la peine même où elles étaient,

 

de ne pouvoir appliquer leur esprit à la prière, était déjà une vraie, une excellente prière.

Il va de soi que l'oraison du pur amour ne doit pas escompter cette réponse du ciel, puisque cette oraison nous fait accepter de n'avoir du ciel aucune réponse, de ne

jamais sentir que nous aimons en effet. Mais enfin « l'assurance », ainsi donnée à ces âmes,

 

peut aussi servir à rassurer toutes les autres, qui... ne laissent pas quelquefois de gémir et de craindre, étant, d'ailleurs, fondée, dans la raison et dans le bon sens,

 

(1) L'oraison, pp. 111-112.

 

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ce qui, à la rigueur, peut et doit leur suffire Pour peu, d'ailleurs, qu'on ait la pratique des âmes, on sait bien que, dès que ce rapide arc-en-ciel s'efface, l'angoisse revient et

même redouble :

 

Quand une âme s'est une fois abandonnée à la sainte volonté de son Dieu,... il est vrai que Dieu

 

la prend au mot, si l'on peut dire, et la traite désormais

 

d'une manière à ne passer peut-être une seule heure de la vie... où elle ne soit dans l'exercice continuel de la pénitence. Oui, j'en appelle à témoin toutes ces âmes... qui vont à Dieu d'une manière à laisser faire à Dieu,... s'il n'est pas vrai que, depuis l'abandon qu'elles ont fait,... elles ont été dans un exercice continuel de mort,.., et s'il n'est pas vrai que cette sainte volonté... les a réduit.., à se voir tantôt dans les plus profondes ténèbres, au temps de l'oraison, au lieu de ces... oraisons lumineuses qui, pour être si fort selon leur goût, auraient servi à entretenir leur propre volonté , si elles eussent toujours continué ; tantôt dans les ennuis et les tristesses, mais.., assommantes et tantôt dans les incertitudes,... pour les châtier de tout cet amour-propre qu'elles ont eu pour leur perfection et pour leur salut, et pour les y faire mourir par l'acceptation qu'elles font de la divine volonté sur elles et sur leur éternité (2).

 

Et il en peut appeler sur ce point à son expérience personnelle, car c'est bien de lui-même - j'en suis presque sûr - qu'il nous parle dans la page émouvante que je vais citer.

 

Je me souviens a ce sujet de ce qui fut un jour écrit à une âme, par une personne extrêmement plus éclairée, mais des lumières puisées dans l'oraison, et de la croix, que des lumières acquises et surnaturelles.

 

C'est peut-être le prêtre - et peut-être provençal - que nous avons entrevu tantôt. Par où nous apprenons que, certainement, il n'était pas docteur en théologie.

 

(1) L'oraison, pp. 149, 151.

(2) Le plus parfait, pp. 200-2o4.

 

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On lui écrivait donc... qu'elle pouvait tout espérer de Dieu, que Dieu achèverait son affaire.

 

Vous voyez bien qu'il est provençal.

 

Mais qu'il l'achèverait... par une suite de croix toujours amères. Dieu vous veut, lui écrit cette personne,... chargé de confusion et de mépris, l'objet de la risée et de la moquerie des hommes... et cela intérieurement aussi bien qu'extérieurement,.., angoisses, agonies, perplexités, sans assistance, sans consolation.

 

J'ai déjà dit qu'il se pourrait bien que, même dans « le grand couvent et collège de Saint-Jacques », un ou deux, trois ou quatre « maîtres en théologie » aient murmuré qu'avec son « pur amour » et sa « clef » et son « vouloir » et son « plus parfait », ce Méridional de Piny radotait un peu. Les mystiques sont parfois gênants. Le P. Surin en sut quelque chose. Mais continuons :

 

Voilà, ô âmes qui gémissez aussi bien que celle-là, sous cette main du Seigneur, voilà ce qui fut écrit à celle qui vous ressemble.

 

Si mon identification n'est pas exacte, c'est à désespérer de la critique interne,

 

Voilà ce qu'elle a déjà éprouvé et expérimenté en partie, attendant peut-être dans peu d'essuyer le reste ; voilà, encore une fois, comment et de quelle manière cette main divine, quelque paternelle qu'elle soit, perfectionne les âmes en ce monde (1).

 

Je fais, comme je peux, mon métier d'historien, tâchant de reconstituer ce groupe mystique, qui n'a laissé de traces que dans les écrits du P. Piny, et combien légères ! Humble schola que je n'ai même pas le droit d'appeler piniana, comme je voudrais, puisque Piny lui-même gravite peut-être autour d'une étoile inconnue, ce prêtre, dont il relisait les lettres, pour se préparer à « essuyer le reste » des angoisses promises. Une confrérie de l'amour crucifiant ;

 

(1) L'oraison, pp. 235-237.

 

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peu de savants, peu de grands seigneurs et de grands bourgeois ; de simples femmes surtout, et qui ne portaient pas l'habit religieux : « petites âmes » initiées à « tous les détours et tous les secrets » de l'amour anéantissant, et qui le « pratiquent encore mieux ». Il semble que le groupe ait insensiblement fait figure de confrérie et qu'il ait pris le nom « d'union chrétienne ». C'est pour elles peut-être que Piny a écrit sa Vie cachée. Quelques lignes de la préface permettent ces conjectures :

 

Oui, il y en a, et l'on en peut trouver, sans sortir de l'Union Chrétienne, qui, non seulement fuient d'être connues et reconnues dans le siècle, où elles sont retenues par les engagements de cette sainte union, mais qui se cachent autant qu'elles peuvent à elles-mêmes, ne voulant voir en elles que tout ce qu'il y a de misère et d'imperfection contre leur volonté. Sans vouloir regarder les pas et les progrès que l'amour leur fait faire de vertu en vertu, et sans vouloir savoir, et encore moins sentir si elles aiment, de peur que leur amour, pour être alors connu, en fût un peu moins pur.

 

Et cela, notez-le bien, au moment même où triomphe, et non pas seulement chez les jansénistes, le panhédonisme spirituel que nous savons : doctrine qui n'admet pas de prière que n'accompagne quelque « délectation ». Chétives métaphysiciennes, qui en savent plus long que Nicole et que Bossuet lui-même sur la psychologie, naturelle et surnaturelle, de l'amour.

 

Oui, il y en a de si jalouses de cette vie cachée, qu'elles se cachent en quelque manière à vous-même (à Dieu), en voulant porter en ce monde un état intérieur assez désolé..., pour tenir quelque chose, quant à la peine, de l'état désolé de l'enfer ; pour qu'en y acceptant l'ordre de votre sainte volonté, elles vous fassent aimer autant qu'il est en elles, jusques dans les enfers, en portant amoureusement cet état d'enfer dans votre volonté...

 

A l'extérieur, rien ne les distingue. Elles ne font,

 

quoique d'une manière édifiante, que ce que font tous ceux de leur profession ou de leur état... Rien que de commun et de très

 

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commun; et cependant, qui mènent une vie intérieure à aimer en tout et toujours... une vie d'un sacrifice continuel...

O! qu'à tout jamais soyez-vous donc béni, ô divin Jésus, dans votre vie cachée, qui, dans un siècle aussi corrompu que celui où nous sommes, attire encore après soi tant de bonnes âmes (1).

 

Pourquoi faut-il que le voile un instant soulevé retombe aussitôt : apparet domus intus - un nouveau palais parisien du pur amour - et atria longa patescunt et les humbles groupes provinciaux qui ont peut-être passé le mot d'ordre au P. Piny. Tout ceci est simple conjecture, une piste que je n'ai ni le temps ni le moyen de suivre, et que j'abandonne aux érudits.

Parmi ces « petites âmes », il en est une toutefois dont le P. Piny nous parle souvent, et qui paraît, de ce chef, moins insaisissable.

 

Il y a des âmes qui sont si accablées sous (la) croix des répugnances que, quand il faut aller à quelque action de leur devoir, c'est comme s'il fallait se résoudre à la mort... J'en connais une... qui, dans une oraison où Dieu lui fit connaître quelque chose de sa grandeur, mais d'une lumière également brillante et ardente, voulut à l'heure même se rendre par amour l'esclave de toutes les créatures de son Dieu, pour n'avoir pas cru devoir se rendre esclave de Dieu même, dans la vue de son infinie glandeur ; et qui, depuis cet esclavage d'amour, qui dure depuis huit ou dix ans, et dans des répugnances si grandes pour tous les petits services que les créatures viennent assez souvent lui demander, que, quoiqu'elle les eût bien prévues quand elle voulut s'en rendre esclave, elle ne laisse pas d'en trembler en quelque manière et d'en perdre son attention et son recueillement, dans les actions même les plus saintes, par la seule appréhension, et quelquefois imaginaire, qu'on ne vienne lui demander un tel ou un tel service, quelque aisé qu'il soit et quoi qu'il soit d'ailleurs de son devoir et de son état (2).

 

N'est-ce pas là une des plus aimables nuances que l'on

 

(1) La Vie cachée, épître, passim.

(2) Oraison, pp. 211-213. C'est la version la plus ramassée, la plus réaliste et la plus dramatique. Cf. le tableau beaucoup plus long que donne la Vie de la M. Madeleine, p. 97, et la Clef du pur amour, p. 91.

 

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puisse imaginer dans la pratique du pur amour ; mais n'est-ce pas là aussi notre P. Piny lui-même ? Tant de précisions menues et humblement pathétiques, suggèrent je crois, cette nouvelle conjecture, qui certes ne nous le rendrait pas moins attachant.

Voici, pour finir, une invention plus frappante, plus sonore même. Elle nous vient d' « une personne qui est morte depuis quelques années dans une des villes de ce royaume ». Le P. Piny la connaissait-il ? Nous n'en savons rien, mais, d'une manière ou d'une autre, elle appartient à notre schola; elle en serait même, aux yeux du P. Piny, la plus belle étoile.

 

C'était une fille qui avait couru pendant sa vie à la perfection par la voie du pur amour... Or, comme ordinairement nous finissons et nous mourons dans les même sentiments intérieurs et les mêmes inclinations, dans lesquelles nous avons vécu, cette âme... finit heureusement cette vie ou voie d'amour par une mort d'amour encore plus admirable ; et, pour en laisser à la postérité un témoignage perpétuel, elle légua une partie de son bien pour fonder à perpétuité certaines prières de louanges, qu'on chante dans la cathédrale de cette ville, dans cette intention et cette fin : pour louer Dieu à perpétuité du décret ou arrêt qu'il aurait fait sur elle, et sur le sort de son éternité, quel qu'il puisse être.

 

Ni Paris, semble-t-il, ni Avignon, qui n'est pas dans le « royaume ». Après tout, nous n'avons pas tant de cathédrales. Pourquoi ne retrouverait-on pas ce testament?

 

O ! que c'est bien là un riche exemple d'abandon, de pur abandon et de pur amour !... Ce n'est pas... seulement dans les livres où elle a puisé (cette inspiration sublime), puisqu'on voit encore tant de savants qui... ont tant de peine à pratiquer le pur abandon,

 

qu'ils feindraient plutôt de le juger peu orthodoxe,

 

pendant que cette pieuse fille abandonne et sacrifie de si bon coeur à la divine volonté jusqu'à son éternité, et fait chanter des louanges pour le décret que Dieu aura porté sur elle au moment

 

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de sa mort, quel qu'il puisse être... Prenons exemple, mon cher lecteur, sur tant de riches modèles... du pur abandon (1).

 

Et sur cette invention mémorable, qui réalise et illustre merveilleusement, j'allais dire, qui orchestre sa doctrine, son idée fixe, prenons congé du P. Piny. Mais non sans l'avoir taquiné une dernière fois, comme il est permis de compatriote à compatriote, et pour nous venger par là doucement de la promenade un peu rocailleuse que nous venons de faire avec lui. Je dirai donc que, si j'avais été le directeur de cette sainte âme, je lui aurais ordonné de brûler ce testament sublime et bizarre (2). Eh ! quel besoin que, chaque année, les cloches de la cathédrale redisent le nom de cette femme et ses dispositions héroïques. Le vrai « laisser-faire » exige un oubli de soi plus entier, plus épanoui et plus simple. De grâce, mon cher Père, pas de précieuses dans la confrérie du pur amour. En vérité, ce testament est une faute de goût. « L'idée fixe », du P. Piny, disions-nous. C'est là, me semble-t-il, la seule critique sérieuse que l'on puisse lui adresser, et elle est à peine sérieuse. Lui aussi parfois, il manque de goût. Sa doctrine foncière n'a certes rien de commun avec le quiétisme comme nous l'affirmait hier encore, un Maître en théologie, le savant P. Noël (3). Mais, s'il a toujours raison, peut-être se donne-t-il l'air d'avoir trop raison. Une seule cloche dans son clocher, et qui fait un peu trop de bruit. Au demeurant, un très grand homme. Aussi bien l'avions-nous rencontré déjà, mais sous une autre robe. Nous connaissons déjà un Père Piny capucin ; c'est le P. Paul de Lagny, fidèle disciple du capucin B. de Canfeld; un Piny jésuite nous attend, l'incomparable Père de Caussade. Tant il est vrai qu'ils sont unanimes, et, de ce chef, invincibles. Funiculus triplex difficile rumpitur.

 

(1) Retraite, pp. 359, 361.

(9) Le P. de Condren, nous le savons, aurait fait de même. Cf. mon tome III, Ecole française, p. 413.

(3) Réédition du Plus Parfait, Paris, 1919, pp. 334, 335.

 

 

 

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