LIVRE  IX
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LIVRE NEUVIÈME

DE L’AMOUR DE SOUMISSION, PAR LEQUEL NOTRE VOLONTÉ S’UNIT AU BON PLAISIR DE DIEU.

 

 

CHAPITRE PREMIER.

De l’union de notre volonté avec la volonté divine qu’on appelle volonté de bon plaisir.

CHAPITRE II

Que l’union de notre volonté au bon plaisir de Dieu se fait principalement ès tribulations.

CHAPITRE III

De l’union de notre volonté au bon plaisir divin, ès afflictions spirituelles, par la résignation.

CHAPITRE IV

De l’union de notre volonté au bon plaisir de Dieu, par l‘indifférence.

CHAPITRE V

Que la sainte indifférence s’étend à toutes choses.

CHAPITRE VI

De la pratique de l’indifférence amoureuse ès choses du service de Dieu.

CHAPITRE VII

De l’indifférence que nous devons pratiqueren ce qui regarde notre avancement ès vertus.

CHAPITRE VIII

Comme nous devons unir notre volonté à celle de Dieu en la permission des péchés.

CHAPITRE IX

Comme la pureté de l’indifférence se doit pratiquer ès actions de l’amour sacré.

CHAPITRE X

Moyen de connaître le change au sujet de ce saint amour.

CHAPITRE XI

De la perplexité du coeur qui aime sans savoir qu’il plaît au bien-aimé.

CHAPITRE XII

Comme, entre ces travaux intérieurs, l’âme ne connaît pas l’amour qu’elle porte à son Dieu, et du trépas très aimable de la volonté.

CHAPITRE XIII

Comme la volonté étant morte à soi vit purement dans la volonté de Dieu.

CHAPITRE XIV

Éclaircissement de ce qui a été dit touchant le trépas de notre volonté.

CHAPITRE XV

Du plus excellent exercice que nous puissions faire parmi le, peine, intérieures et extérieures de cette vie, en suite de l’indifférence et trépas de la volonté.

CHAPITRE XVI

Du dépouillement parfait de l’âme unie à la volonté de Dieu.

 

 

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CHAPITRE PREMIER.

De l’union de notre volonté avec la volonté divine qu’on appelle volonté de bon plaisir.

 

Rien ne se fait, hormis le péché, que par la volonté de Dieu, qu’on appelle volonté absolue et de bon plaisir, que personne ne peut empêcher, et laquelle ne nous est point connue que parles effets, qui, étant arrivés, nous manifestent que Dieu les a voulus et desseignés (4).

1° Considérons en bloc, Théotime, tout ce qui a été, qui est, et qui sera; et tout ravis d’étonnement, nous serons contraints d’exclamer, à l’imitation du Psalmiste : O Seigneur, je vous louerai, parce que vous êtes excessivement magnifié; vos oeuvres sont merveilleuses, et mon âme le reconnaît trop plus (2). Votre science est admirable au-dessus

 

(1) Desseignés, marqués dans ses desseins.

(2) Trop plus, au delà du nécessaire.

 

de moi, elle prévaut, et je ne puis y atteindre (1). Et de là nous passerons à la très sainte complaisance, nous réjouissant de quoi Dieu est si infini en sagesse, puissance et bonté, qui sont les trois propriétés divines, desquelles l’univers n’est qu’un petit essai et comme une montre.

2° Voyons les hommes et les anges, et toute cette variété de natures, de qualités, conditions, facultés, affections, passions, grâces et privilèges que la suprême Providence a établie en la multitude innombrable de ces intelligences célestes et des personnes humaines, esquelles est si admirablement exercée la justice et miséricorde divine; et nous ne pourrons nous contenir de chanter avec une joie pleine de respect et de crainte amoureuse

 

J’ai pour objet de mon cantique

La justice et le jugement;

Je vous consacre ma musique,

O Dieu tout juste et tout clément (2) !

 

Théotime, nous devons avoir une extrême complaisance de voir comme Dieu exerce sa miséricorde par tant de diverses faveurs qu’il distribue aux anges et aux hommes, au ciel et en la terre, et comme il pratique sa justice par une infinie variété de peines et châtiments: car sa ,justice et sa miséricorde sont également aimables et admirables en elles-mêmes, puisque l’une et l’autre ne sont autre chose qu’une même très unique bonté et divinité. Mais d’autant que les effets de sa justice nous sont âpres et pleins d’amertume, il les

 

(1) Ps. CXXXVIII, 6, 14.

(2) Ps., c, 1.

 

adoucit toujours par le mélange de ceux de sa miséricorde, et fait qu’emmi (1)les eaux du déluge de sa juste indignation, l’olive verdoyante soit conservée, et que l’âme dévote, comme une chaste colombe, l’y puisse enfle trouver, si toutefois elle veut bien amoureusement méditer à la façon des colombes. Ainsi la mort, les afflictions, les sueurs, les travaux dont notre vie abonde, qui, par la juste ordonnance de Dieu, sont les peines du péché, sont aussi, par sa douce miséricorde, des échelons pour monter an ciel, des moyens pour profiter en la grâce et des mérites pour obtenir la gloire. Bienheureuse sont la pauvreté, la faim, la soif, la tristesse, la maladie, a mort, la persécution : car ce sont voirement (2) des équitables punitions de nos fautes, mais punitions tellement tempérées, et, comme parlent les médecins, tellement aromatisées de la suavité, débonnaireté et clémence divine, que leur amertume est très aimable. Chose étrange, mais véritable, Théotime ! si les damnés n’étaient aveuglés de leur obstination et de la haine qu’ils ont contre Dieu, ils trouveraient de la consolation en leurs peines et verraient la miséricorde divine admirablement mêlée avec les flammes qui les brûlent éternellement. Si que (3) les saints, considérant, d’une part, les tourments des damnés si horribles et effroyables, ils eu louent la justice divine, et s’écrient :

 

Vous êtes juste, ô Dieu ! vous êtes équitable

La justice à jamais règne en vos jugements (4).

 

(1) Emmi, parmi.

(2) Voirement, certainement.

(3) Si que, tellement que.

(4) Ps., CXVIII, 137.

 

Mais voyant d’autre part que ces peines, quoique éternelles et incompréhensibles, sont toutefois moindres de beaucoup que les coulpes et crimes pour lesquels elles sont infligées, ravis de l’infinie miséricorde de Dieu: O Seigneur, diront-ils, que vous êtes bon! puisque, au plus fort de votre ire, vous ne pouvez contenir le torrent de vos miséricordes, qu’elles n’écoulent leurs eaux dans les impiteuses flammes de l’enfer.

 

Vous n’avez oublié la bonté de votre âme,

Non pas même jetant les damnés dans la flamme

De l’enfer éternel, emmi votre fureur,

Vous n’avez su garder votre sainte douceur;

De répandre les traits de sa compassion

Emmi les justes coups de la punition.

 

3° Venons par après à nous-mêmes en particulier, et voyons une quantité de biens intérieurs et extérieurs, comme aussi un nombre très grand de peines intérieures et extérieures que la Providence divine nous a préparées selon sa très sainte justice et miséricorde; et comme ouvrant les bras de notre consentement, embrassons tout cela très amoureusement, acquiesçant à sa très sainte volonté, et chantant à Dieu, par manière d’un hymne d’éternel acquiescement : Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel (1). Oui, Seigneur, votre volonté soit faite en la terre, où nous n’avons point de plaisir sans mélange de quelque douleur, point de rose sans épines, point de jour sans la suite d’une nuit, point-de printemps sans qu’il soit précédé de l’hiver, en la terre, Seigneur, où les consolations sont rares, et les travaux innombrables. O Dieu!

 

(1) Matth., VI, 10

 

néanmoins que votre volonté soit faite, non seulement en l’exécution de vos commandements, conseils et inspirations qui doivent être pratiqués par nous, mais aussi en la souffrance des afflictions et peines qui doivent être reçues en nous, afin que votre volonté fasse par nous, pour nous, en nous et de nous, tout ce qu’il lui plaira.

 

 

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CHAPITRE II

Que l’union de notre volonté au bon plaisir de Dieu se fait principalement ès tribulations.

 

Les peines, considérées en elles-mêmes, ne peuvent être aimées; mais regardées en leur origine, c’est-à-dire, en la providence et volonté divine qui les ordonne, el1~s sont infiniment aimables. Voyez la verge de Moise en terre, c’est un serpent effroyable: voyez-la en la main de Moise, c’est une baguette de merveilles. Voyez les tribulations en elles-mêmes, elles sont affreuses: voyez-les en la volonté de Dieu, elles sont des amours et des délices. Combien de fois nous est-il arrivé d’avoir à contre-coeur les remèdes et médicaments tandis que le médecin ou l’apothicaire les présentait, et que nous étant offerts par quelque main bien-aimée, l’amour surmontant l’horreur, nous les recevions avec joie! Certes, ou l’amour ôte l’âpreté du travail, ou il rend le sentiment aimable. On dit qu’en Béotie il y a un fleuve dans lequel les poissons paraissent tout d’or : mais ôtez-les de ces eaux qui sont le lieu de leur origine, ils ont la couleur naturelle des autres poissons. Les afflictions sont comme cela. Si nous les regardons hors de la volonté de Dieu, elles ont leur amertume naturelle; mais qui les considère en ce bon plaisir éternel, elles sont toutes d’or, aimables et- précieuses plias qu’il ne se peut dire.

Si le grand Abraham eût vu la nécessité de tuer son fils hors la volonté de Dieu, pensez, Théotime, combien de peines et de convulsions de coeur il eût souffertes: mais la voyant dans le bon plaisir de Dieu, elle lui est toute d’or, et il l’embrasse tendrement. Si les martyrs eussent vu leurs tourments hors ce bon plaisir, comment eussent-ils pu chanter entre les fers et les flammes? Le coeur vraiment amoureux aime le bon plaisir, non seulement ès consolations, mais aussi ès afflictions; ains il l’aime plus en la croix ès peines et travaux, parce que c’est la principale vertu de l’amour de faire souffrir l’amant pour la chose aimée.

Les stoïciens, particulièrement le bon Épictète, colloquaient toute leur philosophie à s’abstenir et soutenir, à se déporter (1) et supporter, à s’abstenir et se déporter des plaisirs, voluptés et honneurs terrestres, à soutenir et supporter les injures, travaux et incommodités. Mais la doctrine chrétienne, qui est la seule vraie philosophie, a trois principes sur lesquels elle établit tout son exercice: l’abnégation de soi-même, qui est bien plus que de s’abstenir des plaisirs; porter sa croix, qui est bien plus que de la supporter; suivre notre Seigneur, non seulement en ce qui est die renoncer à soi-même et porter sa croix, mais aussi en ce qui est de la pratique de toutes sortes de bonnes oeuvres.

 

(1) Se déporter, se désister.

 

Mais toutefois on. ne témoigne point tant l’amour en l’abnégation ni en l’action, comme on fait eu la passion. Certes, le Saint-Esprit marque en l ‘Écriture sainte le plus hait point de l’amour de notre Seigneur envers nous eu la mort et passion qui a soufferte pour nous.

1° Aimer la volonté de Dieu, ès consolations, c’est un bon amour, quand en vérité on aime la volonté de Dieu, et non pas la consolation en laquelle elle est ;  néanmoins c’est un amour sans contradiction, sans répugnance, et sans effort: car qui n’aimerait une si digne volonté en un sujet si agréable?

2° Aimer la volonté divine eu ses commandements, conseils et inspirations, c’est un second degré d’amour, plus parfait : car il nous porte à renoncer et quitter notre propre volonté, et nous fait abstenir et déporter de plusieurs voluptés,. mais non pas de toutes.

3° Aimer les souffrances et afflictions pour l’amour de Dieu, c’est le haut point de la très sainte charité : car en cela il n’y a rien d’aimable que la seule volonté divine; il y a une grande contradiction de la part de notre nature : et non seulement on quitte toutes les voluptés,  mais on embrasse les tourments et travaux.

Le malin ennemi savait bien que c’était le dernier affinement de l’amour, quand après avoir oui de la bouche de Dieu que Job était juste, droiturier (1), craignant Dieu, fuyant le péché et terme en l’innocence, il estima tout cela peu de chose, en comparaison de la souffrance des

 

(1) Droiturier, qui suit le droit chemin.

 

afflictions par lesquelles il fit le dernier et le plus grand essai de l’amour de ce grand serviteur de Dieu; et pour les rendre extrêmes, il les composa de la perte de tous ses biens et de tous ses enfants, de l’abandonnement de tous ses amis, d’une arrogante contradiction de ses plus grands confédérés (1) et de sa femme, mais contradiction pleine de mépris, moqueries et reproches, à quoi il ajouta l’assemblage de presque toutes les maladies humaines, notamment une plaie universelle, cruelle, infecte, horrible.

Or, voilà toutefois le grand Job, comme roi des misérables de la terre, assis sur un fumier, comme sur le trône de la misère, paré de plaies, d’ulcères, de pourriture, comme de vêtements royaux assortissants à la qualité de sa royauté; avec une si grande abjection et anéantissement, que s’il n’eût parlé, on ne pouvait discerner si Job était un homme réduit en fumier, ou si le fumier était une pourriture en forme d’homme. Or le voilà, dis-je, le grand Job qui s’écrie : Si nous avons reçu des biens de la main de Dieu, pourquoi n’en recevrons-nous pas aussi bien les maux (2)? O Dieu, que cette parole est de grand amour! Il pense, Théotime, que c’est de la main de Dieu qu’il a reçu les biens, témoignant qu’il n’avait pas tant estimé les biens parce qu’ils étaient biens, comme parce qu’ils provenaient de la main du Seigneur. Ce qu’étant ainsi, il conclut que donc il faut supporter amoureusement les adversités, puisqu’elles procèdent de la même main

 

(1) Confédérés, alliés.

(2) Job., II, 10.

 

du Seigneur, également aimable lorsqu’elle distribue les afflictions, comme quand elle donne les consolations. Les biens sont volontiers reçus de tous; mais de recevoir les maux, il n’appartient qu’à l’amour parfait, qui les aime d’autant plus, qu’ils ne sont aimables que pour le respect de la main qui les donne.

Le voyageur qui a peur de faillir le droit chemin, marchant en doute, va regardant çà et là le pays où il est, et s’amuse presque à chaque bout de champ à considérer s’il ne se fourvoie point. Mais celui qui est assuré de sa route, va gaiement, hardiment et vitement. Ainsi certes, l’amour voulant aller à la volonté de Dieu parmi les consolations, il va toujours en crainte, de peur de prendre le change et qu’en lieu d’aimer le bon plaisir de Dieu, il n’aime le plaisir propre qui est en la consolation. Mais l’amour qui tire chemin devers la volonté de Dieu en l’affliction, il marche en assurance : car l’affliction n’étant nullement aimable en elle-même, il est bien aisé de ne l’aimer que pour le respect de la main qui la donne. Les chiens sont à tous coups en défaut au printemps, et n’ont quasi nul sentiment, parce que les herbes et fleurs poussent alors si fortement leur senteur, qu’elle outre-passe celle du cerf ou du lièvre. Parmi le printemps des consolations, l’amour n’a presque nulle reconnaissance du bon plaisir de Dieu, parce que le plaisir sensible de la consolation jette tant d’attraits dedans le coeur, qu’il en est diverti de l’attention qu’il devrait avoir à la volonté de Dieu. Notre-Seigneur ayant donné le choix à sainte Catherine de Sienne d’une couronne d’or et d’une couronne d’épines, elle choisit celle-ci, comme plus conforme à l’amour. C’est une marque assurée de l’amour, dit la bienheureuse Angèle de Foligny, que de vouloir souffrir, et le grand Apôtre s’écrie qu’il ne se glorifie qu’en la croix, en l’infirmité, en la persécution (1).

 

 

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CHAPITRE III

De l’union de notre volonté au bon plaisir divin, ès afflictions spirituelles, par la résignation.

 

L’amour de la croix nous fait entreprendre des afflictions volontaires, comme, par exemple, les jeûnes, veilles, cilices et autres macérations de la chair, et nous fait renoncer aux plaisirs, honneurs et richesses, et l’amour en ces exercices est tout agréable au bien-aimé. Toutefois il l’est enore davantage quand nous recevons avec patience, doucement et agréablement les peines, tourments et tribulations, en considération de la volonté divine qui nous les envoi-e. Mais l’amour est alors en son excellence quand nous ne recevons pas seulement avec douceur et patience les afflictions, nias nous les chérissons, nous les aimons et les caressons à cause du bon plaisir divin duquel elles procèdent.

Or, entre tous les essais de l’amour parfait, celui qui se fait par l’acquiescement de l’esprit aux tribulations spirituelles, est sans doute le plus fin et le plus relevé. La bienheureuse Angèle de Foligny fait une admirable description des

 

(1) Gal., VI, 14 ; II, Cor., XII, 5.

 

peines intérieures, esquelles quelquefois elle s’était trouvée, disant que son âme était en tourment, comme un homme qui, pieds et mains liés, serait pendu par le col, et ne serait pourtant pas étrang1é, mais demeurerait en cet état entre mort et vif, sans espérance de secours, ne pouvant ni se soutenir de ses pieds, ni s’aider de ses mains, ni crier de la bouche, ni même soupirer ou plaindre. Il est ainsi, Théotime. L’âme est quelquefois tellement pressée d’afflictions intérieures, que toutes ses facultés et puissances en sont accablées par la privation de tout ce qui la peut alléger, et par l’appréhension et impression de tout ce qui la-peut attrister. Si qu’à l’imitation de son Sauveur, elle commence à s’ennuyer, à craindre (1), à s’épouvanter, puis à s’attrister (2); d’une tristesse pareille à celle des mourants, dont elle peut bien dire : Mon âme est triste jusques à la mort (3) ; et du consentement de tout son intérieur elle désire, demande et supplie que, s’il est possible, ce calice soit éloigné d’elle (4), ne lui restant plus que la fine suprême pointe de l’esprit, laquelle, attachée au coeur et bon plaisir de Dieu, dit par un très simple acquiescement: O Père éternel, mais toutefois ma volonté ne soit pas faite, ains la vôtre (5). Et c’est l’importance que l’âme fait cette résignation parmi tant de troubles, entre tant de contradictions et répugnances, qu’elle ne s’aperçoit presque pas de la faire; au moins lui était-il advis que c’est

 

(1) Marc., XIV,33.

(2) Matth,., XXVI, 37.

(3) Ibid., 38.

(4) Ibid., 39.

5) Luc., XXII, 42.

si languidement (1), que ce ne soit pas de bon coeur, ni comme il est convenable, puisque ce qui se passe alors pour le bon plaisir divin, se fait non seulement sans plaisir et contentement, mais contre tout le plaisir et contentement de tout le reste du coeur, auquel l’amour permet bien de se plaindre, au moins de ce qu’il ne se peut pas plaindre, et de dire toutes les lamentations de Job et de Jérémie, mais à la charge que toujours le sacré acquiescement se fasse dans le fond de l’âme, en la suprême et plus délicate pointe de l’esprit, et cet acquiescement n’est pas tendre ni doux, ni presque pas sensible, bien qu’il soit véritable, fort, indomptable et très amoureux, et semble qu’il soit retiré au fin bout de l’esprit comme dans le donjon de la forteresse où il demeure courageux, quoique tout le reste soit pris et pressé de tristesse. Et plus l’amour en cet état est dénué de tout secours, abandonné de toute l’assistance des vertus et facultés de l’aine, plus il en est estimable de garder si constamment sa fidélité.

Cette union et conformité au bon plaisir divin se fait ou par la sainte résignation, ou par la très sainte indifférence. Or, la résignation se pratique par manière d’effort et de soumission: on voudrait bien vivre au lieu de mourir: néanmoins, puisque c’est le bon plaisir de Dieu qu’on meure, on acquiesce. On voudrait vivre, s’il plaisait à Dieu; et, de plus, on voudrait qu’il plût à Dieu de faire vivre. On meurt de bon coeur, mais on vivrait

 

(1) Languidement, faiblement, nonchalamment,

 

encore plus volontiers; on passe d’assez bonne volonté, mais on demeurerait encore plus affectionément. Job en ses travaux fait l’acte de résignation : Si nous avons reçu les biens, dit-il, de la main de Dieu, pourquoi ne soutiendrions-nous les peines et travaux qu’il nous envoie (1)? Voyez, Théotime, qu’il parle de soutenir, supporter, endurer. Comme il a plu au Seigneur, ainsi a-t-il été tait : le nom du Seigneur soit béni (2)! Ce sont des paroles de résignation et acceptation, par manière de souffrance et de patience.

 

CHAPITRE IV

De l’union de notre volonté au bon plaisir de Dieu, par l‘indifférence.

 

La résignation préfère la volonté de Dieu à toutes choses ; mais elle ne laisse pas d’aimer beaucoup d’autres choses outre la volonté de Dieu. Or, l’indifférence est au-dessus de la résignation, car elle n’aime rien, sinon pour l’amour de la volonté de Dieu. Certes le coeur le plus indifférent du monde peut être touché de quelque affection, tandis, qu’il ne sait encore pas où est la volonté de Dieu. Eliézer étant arrivé à la fontaine de Haran, vit bien la vierge Rébecca, et la trouva sans doute trop plus belle (3) et agréable (4); mais pourtant il demeura en indifférence jusqu’à

 

(1) Job, 11, 10.

(2) Job, I, 21.

(3) Trop plus belle, excessivement belle,

(4) Gen, XXIV, 16.

 

ce que, par le signe que Dieu lui avait inspiré, il connût que la volonté divine l’avait préparée au fils de son maître; car alors il lui donna les pendants d’oreilles et les bracelets d’or (l). Au contraire, si Jacob n’eût aimé en Rachel que l’alliance de Laban, à laquelle son père Isaac l’avait obligé, il eût autant aimé Lia que Rachel, puisque l’une et l’autre étaient également filles de Laban; et par conséquent la volonté de son père eût été aussi bien accomplie eu l’une comme en l’autre. Mais parce que, outre la volonté de son père, il voulait satisfaire à son goût particulier, amorcé de la beauté et gentillesse de Rachel, il se fâcha d’épouser Lia, et l,a prit à contre-coeur par résignation.

Le coeur indifférent n’est pas comme cela : car sachant que la tribulation , quoiqu’elle soit laide comme une autre Lia, ne laisse pas d’être fille, et fille bien-aimée du bon plaisir divin, il l’aime autant que la consolation, laquelle néanmoins en elle-même est plus agréable; ains il aime encore plus la tribulation, parce qu’il ne voit rien d’aimable en elle que la marque de la volonté de Dieu. Si je ne veux que l’eau pure, que m’importe-t-il qu’elle me soit apportée dans un vase d’or ou dans un verre, puisqu’aussi bien ne prendrai-je que l’eau? Ains je l’aimerai mieux dans le verre: parce qu’il n’a point d’autre couleur que celle de l’eau même, laquelle j’y vois aussi beaucoup mieux. Qu’importe-t-il que la volonté de Dieu me soit présentée en la tribulation ou en la consolation, puisqu’en l’une et en l’autre

 

(1) Gen., XXIIV, 22.

 

je ne veux ni ne cherche autre chose que la volonté divine, laquelle y parait d’autant mieux qu’il ‘n’y a point d’autre beauté en icelle que celle de ce très saint bon plaisir éternel.

Héroïque, ains plus qu’héroïque l’indifférence de l’incomparable saint Paul: Je suis pressé, dit-il aux Philippiens, de deux côtés, ayant désir d’être délivré de ce corps, et d’être avec Jésus-Christ, chose trop meilleure; mais aussi de demeurer en cette vie pour vous (1). En quoi il fut imité par le grand évêque saint Martin, qui, parvenu à la fin de sa vie, pressé d’un extrême désir d’aller à son Dieu, ne laissa pas pourtant de témoigner qu’il demeurerait aussi volontiers antre les travaux de sa charge, pour le bien de son cher troupeau, comme si après avoir chanté ce cantique:

 

Que vos pavillons souhaitables,

O Dieu des armées redoutables !

Hélas ! à bon droit sont aimés !

Mon âme fond d’ardeur extrême,

 

Et mes sens se pâment de même

Après vos parvis réclamés;

Mon coeur bondit, ma chair ravie

Saute après vous, Dieu de la vie (2);

 

Il vînt par après faire cette exclamation : O Seigneur! néanmoins, si je suis encore requis au service du salut de votre peuple, je ne refuse point le travail: votre volonté soit faite. Admirable indifférence de l’Apôtre ! admirable celle de cet homme apostolique ! Ils voient le paradis ouvert pour eux, ils voient mille travaux en terre, l’un et l’autre leur est indiffèrent au choix, et il

 

(1) Philipp., I, 23, 24.

(2) Ps., LXXXIII, 1, 2, 3.

 

n’y a que la volonté de Dieu qui puisse donner le contrepoids à leurs coeurs. Le paradis n’est point glus aimable que les misères de ce monde, si le bon plaisir divin est également là et ici. Les travaux leur sont un paradis, si la volonté divine se trouve en iceux ; et le paradis un travail, si la volonté de Dieu n’y est pas. Car, comme dit David, ils ne demandent ni au ciel ni en la terre que de voir le bon plaisir de Dieu accompli. O Seigneur ! qu’y a-t-il au ciel pour moi, ou que veux-je en terre, sinon vous (1) ?

Le coeur indifférent est comme une boule de cire entre les mains de son Dieu, pour recevoir semblablement toutes les impressions du bon plaisir éternel : un coeur sans choix, également disposé à tout, sans aucun autre objet de sa volonté que la volonté de son Dieu, qui ne met point son amour ès choses que Dieu veut, ains en la volonté de Dieu qui les veut. C’est pourquoi, quand la volonté de Dieu est en plusieurs choses, il choisit, à quelque prix que ce soit, celle où il y en a plus. Le bon plaisir de Dieu est au mariage et en la virginité: mais parce qu’il est plus en la virginité, le coeur indifférent choisit la virginité, quand elle lui devrait coûter la vie, comme elle fit à la chère fille spirituelle de saint Paul, sainte Thècle, à sainte Cécile, à sainte Agathe et mille autres. La volonté de Dieu est au service du pauvre et du riche, mais un peu plus en celui du pauvre; le coeur indifférent choisira ce parti. La volonté de Dieu est en la modestie exercée entre les consolations, et en la patience

 

(1) Ps., LXXII, 25

 

pratiquée entre les tribulations; l’indifférent préfère celle-ci, car il y a plus de la volonté do Dieu. En somme, le bon plaisir de Dieu est le souverain objet de l’âme indifférente; partout où elle le voit, elle court a l’odeur de ses parfums (1), et cherche toujours l’endroit où il y en a plus, sans considération d’aucune autre chose. Il est conduit par la divine volonté comme par un lien très aimable; et partout où elle va il la suit: il aimerait mieux l’enfer avec la volonté de Dieu, que le paradis sans la volonté de Dieu. Oui même il préférerait l’enfer au paradis, s’il savait qu’en celui-ci il y eût un peu plus du bon plaisir divin qu’en celui-ci : en sorte quo si, par imagination de chose impossible, il savait que sa damnation fût un peu plus agréable à Dieu que sa salvation (2), il quitterait sa salvation et courrait à sa damnation.

 

 

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CHAPITRE V

Que la sainte indifférence s’étend à toutes choses.

 

L’indifférence se doit pratiquer ès choses qui regardent la vie naturelle, comme la santé, la maladie, la beauté, la laideur, la faiblesse, la force ; ès choses de la vie civile, pour les honneurs, rangs, richesses; ès variétés de la vie spirituelle, comme sécheresses, consolations, goûts, aridités; ès actions, ès souffrances, et en somme

 

(1) Cant. cant. I, 3.

(2) Sa salvation, son salut.

 

en toutes sortes d’événements. Job, quant à la vie naturelle, fut ulcéré d’une plaie la plus horrible qu’on eût vue. Quant à la vie civile, il fut moqué, bafoué, vilipendé, et par ses plus proches; en la vie spirituelle, il fut accablé de langueurs, pressures (1), convulsions, angoisses, ténèbres et de toutes sortes d’intolérables douleurs intérieures, ainsi que ses plaintes et lamentations font foi. Le grand Apôtre nous annonce une générale indifférence, pour nous montrer vrais serviteurs de Dieu, en fort grande patience ès tribulations, ès nécessités, ès angoisses, ès blessures, ès prisons, ès séditions, ès travaux, ès veilles, ès jeûnes; en chasteté, en science, en longanimité et suavité au Saint-Esprit, en charité non feinte, en parole de vérité, en la vertu de Dieu; par les armes de justice é droite et il gauche, par la gloire et par l’abjection, par l’infamie et bonne renommée; comme séducteurs, et néanmoins véritables (2), comme inconnus, et toute fois reconnus ; comme mourants, et toutefois vivants; comme châtiés, et toutefois non tués; comme tristes, et toutefois toujours joyeux; comme pauvres, et toutefois enrichissant plusieurs; comme n’ayant rien, et toutefois possédant toutes choses (3).

Voyez, je vous prie, Théotime comme la vie des apôtres était affligée: selon le corps, par les blessures ; selon le coeur, par les angoisses; selon le monde, par l’infamie et les prisons; et parmi tout cela, ô Dieu, quelle indifférence ! leur tristesse est joyeuse, leur pauvreté est riche, leurs

 

(1) Pressures, oppressions.

(2) Véritables, disant la vérité, sincères..

(3) II Cor., VI, 4 et suiv.

 

morts sont vitales et leurs déshonneurs honorables: c’est-à-dire, ils sont joyeux d’être tristes, contents d’être pauvres, revigorés de vivre entre les périls de la mort, et glorieux d’être avilis, parce que telle était la volonté de Dieu.

Et parce qu’elle était pins reconnue ès souffrances qu’ès actions des autres vertus, il met l’exercice de la patience le premier, disant: Paraissons en toutes choses comme serviteurs de Dieu, en beaucoup de patience, ès tribulations, ès nécessités, ès angoisses, et puis enfin, en chasteté, en prudence, en longanimité (1).

Ainsi notre divin Sauveur fut affligé incomparablement en sa vie civile, condamné comme criminel de lèse-majesté divine et humaine, battu, fouetté, bafoué et tourmenté avec une ignominie extraordinaire ; en sa vie naturelle, mourant entre les plus cruels et sensibles tourments que l’on puisse imaginer; en sa vie spirituelle, souffrant des tristesses, craintes, épouvantements, angoisses, délaissements et oppressions intérieures qui n’en eurent ni n’en auront jamais de pareilles. Car encore que l’a suprême portion de son âme fût souverainement jouissante de la gloire éternelle, si est-ce que l’amour empêchait cette gloire de répandre ses délices ni ès sentiments, ni en l’imagination, ni en la raison inférieure, laissant ainsi tout le coeur exposé à la merci de la tristesse et angoisse.

Ézéchiel vit le simulacre d’une main qui le saisit par un seul flocquet (2) de cheveux de sa tête,

 

(1) II Cor., VI, 4, 5.

(2) Flocquet, petite touffe.

 

l’élevant entre le ciel et la terre (1). Notre Seigneur aussi élevé en la croix entre la terre et le ciel, n’était, ce semble, tenu de la main de son Père que par l’extrême pointe de l’esprit, et, par manière de dire, par un seul cheveu de sa tête, qui touché de la douce main du Père éternel, recevait une souveraine affluence de félicité, tout le reste demeurant abîmé dans la tristesse et ennui. C’est pourquoi il s’écrie : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu délaissé (2)?

On dit que le poisson qu’on appelle lanterne de mer, au plus fort des tempêtes tient sa langue hors des ondes, laquelle est si fort luisante, rayonnante et claire, qu’elle sert de phare et flambeau aux nochers. Ainsi emmi la mer des passions dont notre Seigneur fut accablé, toutes les facultés de son âme demeurèrent comme englouties et ensevelies dans la tourmente de tant de peines, hormis la pointe de l’esprit, qui, exempte de tout travail, était toute claire et resplendissante de gloire et félicité. O que bienheureux est l’amour qui règne dans la cime de l’esprit des fidèles, tandis qu’ils sont entre les vagues et les flots des tribulations intérieures!

 

 

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CHAPITRE VI

De la pratique de l’indifférence amoureuse ès choses du service de Dieu.

 

On ne connaît presque point le bon plaisir divin que par les événements; et tandis qu’il nous

 

(1) Ezech., VIII, 3.

(2)  Matth. XXVII,  46.

.

 

est inconnu, il nous faut attacher le plus fort qu’il nous est possible à la volonté de Dieu qui nous est manifestée ou signifiée. Mais soudain que le bon plaisir de sa divine majesté comparait, il faut aussitôt se ranger amoureusement à son obéissance.

Ma mère ou moi-même (car c’est tout un) (1) sommes au lit malades; que sais-je si Dieu -veut que la mort s’ensuive ? Certes, je n’en sais rien; mais je sais bien pourtant qu’en attendant l’événement que son bon plaisir a ordonné, il veut, par sa volonté déclarée, que j’emploie les remèdes convenables à la guérison. Je le ferai donc fidèlement, sans rien oublier de ce que bonnement je pourrai contribuer à cette intention. Mais si c’est le bon plaisir divin que le mal, victorieux des remèdes, apporte enfin la mort, soudain que j’en serai certifié par l’événement, j’acquiescerai amoureusement en la pointe de mon esprit, nonobstant toute la répugnance des puissances inférieures de mon âme. Oui, Seigneur, je le veux bien, ce dirai-je, parce que tel a été votre bon plaisir (2); il vous a ainsi plu, et il me plaît ainsi à moi qui suis très humble serviteur de votre volonté.

Mais si le bon plaisir divin m’était déclaré avant l’événement d’icelui, comme au grand saint Pierre la façon de sa mort, au grand saint Paul ses liens et prisons, à Jérémie. la destruction de sa chère Jérusalem, à David la mort de sou fils; alors il faudrait unir à l’instant notre volonté à

 

(1) Madame de Boisy, mère du saint auteur, mourut en 1609.

(2) Matth., II, 26.

           

celle de Dieu, à l’exemple du grand Abraham, et comme lui, s’il nous était commandé, entreprendre l’exécution du décret éternel en la mort même de nos enfants. Admirable union de la volonté de ce patriarche avec celle de Dieu ! qui croyant que ce fût le bon plaisir divin qu’il sacrifiât son enfant, le voulut et entreprit si fortement: admirable celle de la volonté de l’enfant qui se soumit si doucement au glaive paternel, pour faire vivre le bon plaisir de son Dieu au prix de sa propre mort.

Mais notez, Théotime, un trait de la parfaite union d’un coeur indifférent avec le bon plaisir divin. Voyez Abraham l’épée au poing, le bras relevé, prêt à donner le coup de mort à son cher unique enfant. Il fait cela pour plaire à la volonté divine, et voyez à même temps un ange qui, de la part de cette même volonté, l’arrête tout court, et soudain il retient son coup, également prêt à sacrifier son fils et à ne le sacrifier pas, la vie et la mort d’icelui lui étant indifférentes en la présence de Dieu. Quand Dieu lui ordonne de sacrifier cet enfant, il ne s’attriste point; quand il l’en dispense, il ne s’en réjouit point. Tout est pareil à ce grand coeur, pourvu que la volonté de son Dieu soit servie.

Oui, Théotime; car Dieu bien souvent, pour nous exercer en cette sainte indifférence, nous inspire des desseins fort relevés, desquels pourtant il ne veut pas le succès; et lors, comme il nous faut hardiment, courageusement et constamment commencer et suivre l’ouvrage tandis qu’il se peut, aussi faut-il acquiescer doucement et tranquillement à l’événement de l’entreprise, tel qu’il plaît à Dieu nous le donner. Saint Louis, par inspiration, passe la mer pour conquérir la terre sainte: le succès fut contraire, et il acquiesce doucement. J’estime plus la tranquillité de cet acquiescement que la magnanimité du dessein. Saint François va en Égypte pour y convertir les infidèles, ou mourir martyr entre les infidèles, telle fut la volonté de Dieu; il revient néanmoins sans avoir fait ni l’un ni l’autre, et telle fut aussi la volonté de Dieu. Ce fut également la volonté de Dieu que saint Antoine de Padoue désirât le martyre, et qu’il ne l’obtînt pas. Le bienheureux Ignace de Loyola ayant, avec tant de travaux, nuis sur pied la compagnie de Jésus,, de laquelle il voyait tant de beaux fruits, et en prévoyait encore de plus beaux à l’avenir, eut néanmoins le courage de se promettre que, s’il la voyait dissiper, qui serait le plus âpre déplaisir, dans demi-heure après il en serait résolu (1) et s’accoiserait en la volonté de Dieu. Ce docte et saint prédicateur d’Andalousie, Jean Avila, ayant dessein de dresser une compagnie de prêtres réformés pour le service de la gloire de Dieu, en quoi il avait déjà fait un grand progrès, lorsqu’il vit celle des jésuites en campagne, qui lui sembla suffire pour cette saison-là, il arrêta court son dessein avec une douceur et une humilité nonpareille. O que bienheureuses sont telles âmes, hardies et fortes aux entreprises que Dieu leur inspire, souples et douces à les quitter, quand Dieu eu dispose ainsi! Ce sont des traits d’une indifférence très parfaite, de cesser de

 

(1) Il en serait résolu,  il en aurait pris son parti.

 

 

faire un bien quand il plait à Dieu, et de s’en retourner de moitié chemin, quand la volonté de Dieu, qui est notre guide, l’ordonne. Certes, Jouas eut grand tort de s’attrister de quoi, à son -avis, Dieu n’accomplissait pas sa prophétie sur Ninive. Jonas fit la volonté de Dieu, annonçant la subversion de Ninive; mais il mêla son intérêt et sa volonté propre avec celle de Dieu: c’est pourquoi, quand il voit que Dieu n’exécute pas sa prédiction selon la rigueur des, paroles dont il avait usé en l’annonçant, il s’en fâche et murmure indignement. Que s’il eût eu pour seul motif de ses actions le bon plaisir de la divine volonté, il ‘eût été aussi content de le voir accompli en la rémission de la peine que Ninive avait méritée, comme de le voir satisfait en la punition de la coulpe que Ninive avait commise. Nous voulons que ce que nous entreprenons et manions réussisse; mais il n’est pas raisonnable que Dieu fasse toutes choses à notre gré. S’il veut que Ninive soit menacée, et que néanmoins elle ne soit pas renversée, puisque la menace suffit à la corriger, pourquoi Jonas s’en plaint-il?

Mais si cela est ainsi, il ne faudra donc rien affectionner, ains laisser les affaires à la merci des événements? Pardonnez-moi, Théotime; il ne faut rien oublier de tout ce qui est requis pour faire bien réussir les entreprises que Dieu nous met en main; mais à la charge que, si l’événement est contraire, nous le recevrons doucement et tranquillement: car nous avons commandement d’avoir un grand soin des choses qui regardent la gloire de Dieu, et qui sont en notre charge; mais nous ne sommes pas obligés ni chargés de l’événement, car il n’est pas en notre pouvoir. Ayez soin de lui (1), fut-il dit au maître d’étable, en la parabole du pauvre homme mi-mort entre Jérusalem et Jérico. Il n’est pas dit, remarque saint Bernard : Guéris-le, mais: Aie soin de lui. Ainsi, les apôtres avec une affection nonpareille, prêchèrent premièrement aux Juifs, bien qu’ils sussent qu’enfin il les faudrait quitter comme une terre infructueuse, et se retourner du côté des Gentils. C’est à nous de bien planter et bien arroser; mais de donner l’accroissement (2), cela n’appartient qu’à Dieu.

Le grand Psalmiste fait cette prière au Sauveur, comme par une acclamation de joie et de présage de victoire : O Seigneur, par votre beauté et bonne grâce, bandez votre arc, marchez heureusement (3), et montez à cheval ; comme s’il voulait dire que, par les traits de son amour, décochés dans les coeurs humains, il se rendrait maître des hommes, pour les manier à son gré, tout ainsi qu’un cheval bien dressé. O Seigneur, vous êtes le chevalier royal, qui tournez à toutes mains les esprits de vos fidèles amants; vous les poussez quelquefois à toute bride, et ils courent à toute outrance ès entreprises que vous leur inspirez; et puis, quand il vous semble bon, vous les faites parer au milieu de la carrière au plus fort de leur course.

Mais derechef, si l’entreprise faite par inspiration périt par la faute de ceux à qui elle était confiée, comme peut-on dire alors qu’il faut

 

(1) Luc., X. 35.

(2) I Cor , III, 6.

(3) Ps., XLIV, 5,6.

 

acquiescer à la volonté de Dieu? Car, me dira quelqu’un, ce n’est pas la volonté de Dieu qui empêche l’événement, ains ma faute, de laquelle la volonté divine n’est pas la cause. Il est vrai, mon enfant, ta faute ne t’est pas advenue par la volonté de Dieu, car Dieu n’est pas auteur da péché; mais c’est bien pourtant la volonté divine que ta faute soit suivie de la défaite et du manquement de ton entreprise en punition de ta faute : car si sa bonté ne lui peut permettre de vouloir ta faute, sa justice fait qu’il veut la peine que tu en souffres. Ainsi Dieu ne fut pas cause que David péchât, mais il lui infligea bien la peine due à son péché. Il ne fut pas la cause du péché de Saül, mais oui bien qu’en punition la victoire périt entre les mains d’icelui.

Quand donc il arrive que les desseins sacrés ne réussissent pas en punition de nos fautes, il faut également détester la faute par une solide repentance, et accepter la peine que nous en avons; car comme le péché est contre la volonté de Dieu, aussi la peine est selon sa volonté.

 

 

CHAPITRE VII

De l’indifférence que nous devons pratiqueren ce qui regarde notre avancement ès vertus.

 

 

Dieu nous a ordonné de faire tout ce que nous pourrons pour acquérir les saintes vertus :

n’oublions donc rien pour bien réussir dans cette sainte entreprise. Mais après que nous aurons planté et arrosé, sachons que c’est à Dieu de donner l’accroissement (4) aux arbres de nos bonnes inclinations et habitudes. C’est pourquoi il faut attendre le fruit de nos désirs et travaux de sa divine providence. Que si nous ne sentons pas le progrès et avancement de nos esprit en la vis dévote, tel que nous voudrions, ne nous troublons point, demeurons en paix, que toujours la tranquillité règne dans nos coeurs. C’est à nous de bien cultiver nos âmes, et partant il y faut fidèlement vaquer. Mais quant à l’abondance de la prise et de la moisson, laissons-en le soin à notre Seigneur. Le laboureur ne sera jamais tancé s’il n’a pas belle cueillette, mais oui bien s’il n’a pas bien labouré et ensemencé ses terres. Ne nous inquiétons point pour nous voir toujours novices en l’exercice des vertus; car au monastère de fa vie dévote chacun s’estime toujours novice, et toute la vie y est destinée à la probation, n’ayant point de plus évidente marque d’être non seulement novice, mais digne d’expulsion et réprobation, que de penser et se tenir pour profès; car selon la règle de cet ordre-là, non l’a solennité, mais l’accomplissement des voeux rend les novices profès. Or; les voeux ne sent jamais accomplis, tandis qu’il y a quelque chose à faire pour l’observance d’iceux; et l’obligation de servir Dieu et faire progrès en son amour, dure toujours jusqu’à la mort Voire mais(2), me dira quelqu’un, si je connais que c’est par ma faute que mon avancement ès vertus est retardé, comme pourrai-je m’empêcher de m’en attrister et inquiéter?

 

(1) I Cor., III, 6.

(2) Voire mais, mais pourtant

 

J’ai dit ceci en l’Introduction à la vie dévote; mais je le redis volontiers, parce qu’il ne peut jamais être assez dit. Il se faut attrister pour les fautes commises, d’une repentance forte, rassise, constante, tranquille, mais non turbulente, non inquiète, non découragée. Connaissez-vous que votre retardement au chemin des vertus est provenu de votre coulpe (1), or sus, humiliez-vous devant Dieu, implorez sa miséricorde, prosternez-vous devant la face de sa bouté, et demandez-lui-en pardon, confessez votre faute, et criez-lui merci à l’oreille même de votre confesseur, pour eu recevoir l’absolution; mais cela fait, demeurez en paix, et ayant détesté l’offense, embrassez amoureusement l’abjection qui est en vous pour le retardement de votre avancement au bien.

Hélas! mon Théotime, les âmes qui sont en purgatoire, y sont sans doute pour leurs péchés, qu’elles ont détestés et détestent souverainement: mais quant à l’abjection et peine qui leur en reste d’être arrêtées en ce lieu-là, et privées pour un temps de la jouissance de l’amour bienheureux du paradis, elles la souffrent amoureusement, et prononcent dévotement le cantique de la justice divine : Vous êtes juste, Seigneur, et votre jugement équitable (2). Attendons donc en patience notre avancement; et en lieu de nous inquiéter d’en avoir si peu fait par le passé, procurons avec diligence d’en faire plus à l’avenir.

Voyez cette bonne âme, je vous prie elle a

 

(1) Coulpe, faute formelle.

(2) Ps., LXVII, 137.

 

grandement désiré et tâché de s’affranchir de la colère, en quoi Dieu l’a favorisée; car il l’a rendue quitte de tous les péchés qui procèdent de la colère. Elle mourrait plutôt que de dire un seul mot injurieux, ou de lâcher un seul trait de haine. Néanmoins elle est encore sujette aux assauts et premiers mouvements de cette passion, qui sont certains élans, ébranlements et saillies du coeur irrité, que la paraphrase chaldaïque appelle trémoussements, disant: Trémoussez-vous et ne veuillez point pécher, où notre sacrée version a dit : Courroucez-vous, et ne veuillez point pécher (1), qui en est effet une même chose: car le prophète ne veut dire, sinon que si le courroux nous surprend, excitant en nos coeurs les premiers trémoussements de la colère, nous gardions bien de nous laisser emporter plus avant en cette passion, d’autant que nous pécherions. Or, bien que ces premiers élans et trémoussements ne soient aucunement péché, néanmoins la pauvre âme qui en est souvent atteinte, se trouble, s’afflige, s’inquiète, et pense bien faire de s’attrister, comme si c’était l’amour de Dieu qui la provoquât à cette tristesse; et cependant, Théotime, ce n’est pas l’amour céleste qui fait ce trouble, car il ne se fâche que pour le péché ; c’est notre amour propre qui voudrait que nous fussions exempts de la peine et du travail que les assauts de l’ire (2) nous donnent. Ce n’est pas la coulpe qui nous déplaît en ces élans de la colère, car il n’y a du

 

(1) Ps., IV, 5.

(2) Ire, colère.

 

 

tout point de péché; c’est la peine d’y résister qui nous inquiète.

Ces rébellions de l’appétit sensuel, tant en l’ire qu’en la convoitise, sont laissées en nous pour notre exercice, afin que nous pratiquions la vaillance spirituelle en leur résistant. C’est le Philistin que les vrais Israélites doivent, toujours combattre, sans que jamais ils le puissent abattre; ils le peuvent affaiblir, mais non pas anéantir. Il ne meurt jamais qu’avec nous, et vit toujours avec nous; il est certes exécrable et détestable, d’autant qu’il est issu du péché et tend perpétuellement au péché. C’est pourquoi, comme nous sommes appelés terre, parce que nous sommes extraits de la terre, et que nous retournerons en terre (1), ainsi cette rébellion est appelée par le grand Apôtre péché, comme provenue du péché et tendante au péché, quoiqu’elle ne nous rende nullement coupables, sinon quand nous la secondons et lui obéissons (2). Dont le même apôtre nous avertit de faire en sorte que ce mal-là ne règne point en notre corps mortels pour obéir aux convoitises d’icelui (3). Il ne nous défend pas de sentir le péché, mais seulement d’y consentir; il n’ordonne pas que nous empêchions le péché de venir en nous et d’y être, mais il commande qu’il n’y vigne pas. Il est en nous quand nous sentons la rébellion de l’appétit sensuel; mais il ne règne pas en nous, sinon quand nous y consentons. Le médecin n’ordonnera jamais au fébricitant (4) de

 

(1) Gen., III, 19.

(2) Rom., VII.

(3) Rom., VI, 12.

(4) Fébricitant, qui a la fièvre.

 

n’avoir pas soif, car ce serait une impertinence trop grande; mais il lui dira bien qu’il s’abstienne de boive, encore qu’il ait soif. Jamais on ne dira à une femme enceinte qu’elle n’ait pas envie de manger des choses extraordinaires, car cela n’est pas en son pouvoir, mais on lui dira bien qu’elle die ses appétits, afin que, s’ils sont de chose nuisible, on divertisse son imagination, et que telle fantaisie ne règne pas en sa cervelle.

L’aiguillon de la chair, messager de Satan (1), piquait rudement le grand saint Paul pour le faire précipiter au péché. Le pauvre apôtre soufrait cela comme une injure honteuse et infâme, c’est pourquoi il l’appelait un soufflettement (2) et bafouement, et priait Dieu qu’il lui plût de l’en délivrer; mais Dieu lui répondît : O Paul, ma grâce te suffit, car ma force se perfectionne en l’infirmité; à quoi ce grand homme acquiesçant: Donc, dit-il, volontiers, je me glorifierai en mes infirmités, afin que la vertu de Jésus-Christ habite en moi (3). Mais, remarquez, de grâce, que la rébellion sensuelle est en cet admirable vaisseau d’élection, lequel, recourant au remède de l’oraison, nous montre qu’il nous faut combattre par ce même moyen les tentations que nous sentons. Remarquez encore que si notre Seigneur permet ces cruelles révoltes en l’homme, ce n’est pas toujours pour le punir de quelque péché, ains pour manifester la force et vertu de l’assistance et grâce divine, et remarquez enfla que non seulement

 

(1) II Cor., XII, 7.

(2) Ibid.

(3) ibid., 5.

 

sous ne devons pas nous inquiéter en nos tentations ni en nos infirmités; mais nous devons nous glorifier d’être infirmes, afin que la vertu divine paraisse en nous, soutenant notre faiblesse contre l’effort de la suggestion et tentation; car le glorieux apôtre appelle ses infirmités les élans et rejetons d’impureté qu’il sentait, et dit qu’il se glorifiait en icelles, parce que si bien il les sentait par sa misère, néanmoins par la miséricorde de Dieu il n’y consentait pas.

Certes, comme j’ai dit ci-dessus, l’Église condamna l’erreur de certains solitaires qui disaient qu’en ce monde nous pouvions être parfaitement exempts des passions d’ire, de convoitise, de crainte et autres semblables. Dieu veut que nous ayons des ennemis, Dieu veut que nous les repoussions. Vivons donc courageusement entre l’une et l’autre volonté divine, souffrant avec patience d’être assaillis, et tâchant avec vaillance de faire tête et résistance aux assaillants.

 

 

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CHAPITRE VIII

Comme nous devons unir notre volonté à celle de Dieu en la permission des péchés.

 

Dieu hait souverainement le péché, et néanmoins il le permet très sagement pour laisser agir la créature raisonnable selon la condition de la nature, et rendre les bons plus raisonnables, quand, pouvant violer la loi, ils ne violent pus. Adorons donc et bénissons cette sainte permission. Mais puisque la Providence qui permet le péché le hait infiniment, détestons-le avec elle, haïssons-le, désirant de tout notre pouvoir que le péché permis ne soit point commis; et ensuite de ce désir, employons tous les remèdes qu’il nous sera possible pour empêcher la naissance, le progrès et le règne du péché, à l’imitation de notre Seigneur, qui ne cesse d’exhorter, promettre, menacer, défendre, commander et inspirer parmi nous, pour détourner notre volonté du péché, en tant qu’il se peut faire sans lui ôter sa liberté.

Mais quand le péché est commis, faisons tout ce qui est en nous, afin qu’il soit effacé, comme notre Seigneur, qui assura Carpus (1), ainsi qu’il a été ci-devant noté, que s’il était requis, il subirait derechef la mort pour délivrer une seule âme du péché. Que si le pécheur s’obstine, pleurons, Théotime, soupirons, prions pour lui avec le Sauveur de nos âmes, qui, ayant jeté maint-es larmes toute sa vie sur les pécheurs et sur ceux qui les représentaient, mourut enfin les yeux couverts de pleurs et son corps tout détrempé de sang, regrettant la perte des pécheurs. Cette affection toucha si vivement David, qu’il en tomba à coeur failli (2): La pamoison, dit-il, m’a saisi pour les pécheurs abandonnant votre loi (3). Et le grand Apôtre proteste qu’il a au coeur une douleur continuelle pour l’obstination des Juifs (4).

Cependant, pour obstinés que les pécheurs puissent, être, ne perdons point courage de les aider et servir; car que savons-nous si par aventure ils feront pénitence et seront sauvés? Bien

 

(1) Corpus, Voir p. 97.

(2) A coeur failli, en défaillance.

(3) Ps., CXVIII., 53.

(4) Rom. III, 2.

 

heureux est celui qui peut dire à ses prochains comme saint Paul: Je n’ai cessé ni jour ni nuit en vous admonestant un chacun de vous avec larmes (1), et partant je suis net du sang de tous; car je ne me suis point épargné que je ne voies aie annonce tout le bon plaisir de Dieu (2). Tandis que nous sommes dans les bornes de l’espérance que le pécheur se puisse amender, qui sont toujours de même étendue que celles de sa vie, il ne faut jamais le rejeter, ains prier pour lui, et l’aider autant que son malheur le permettra.

Mais en fin finale, après que nous avons pleuré sur les obstinés, et que nous leur avons rendu le devoir de charité, pour essayer de les retirer de perdition, il faut imiter noire Seigneur et las apôtres; c’est-à-dire, divertir notre esprit de là,, le retourner sur des autres objets et à d’autres occupations plus utiles à la gloire de Dieu. Il fallait, disaient les apôtres aux Juifs, vous annoncer premièrement la parole de Dieu; mais d’autant que vous lui rejetez et vous tenez pour indignes du règne de Jésus-Christ, voici que nous nous retournons du côté des Gentils (3). On vous ôtera, dit le Sauveur, le royaume de Dieu, et il sera. donné à une nation qui en fera du fruit (4). Car ou ne saurait s’amuser à pleurer trop longuement les uns, que ce ne fût en perdant le temps propre et requis à procurer le salut des autres. L’Apôtre certes dit, qu’il a une douleur continuelle de la perte des Juifs; mais c’est comme nous disons que nous bénissons Dieu en

 

(1) Act.,xx,31.

(2) Act., XXVI, 37.

(3) Act., XIII, 46.

(4) Matth., XXI, 43.

 

tout temps, car cela ne veut dire autre chose sinon que nous le bénissons fort souvent et en toute occasion: et de même le glorieux saint Paul avait une continuelle douleur en son coeur (1), à cause de la réprobation des Juifs, parce qu’à toutes occasions il regrettait leur malheur.

Au reste, il faut adorer, aimer et louer à jamais la justice vengeresse et punissante de notre Dieu, comme nous aimons sa miséricorde; parce que l’une et l’autre est fille de sa bonté. Car par sa grâce il nous veut faire bons, comme très bon, ains souverainement bon qu’il est; par sa justice il veut châtier le péché, parce qu’il le hait: or, il le hait, parce qu’étant souverainement bon, il déteste le souverain mal, qui est l’iniquité. Et notez, pour conclusion, que jamais Dieu ne retire sa miséricorde de nous que par l’équitable vengeance de sa justice punissante, et jamais nous n’échappons à la rigueur de sa justice que par sa miséricorde justifiante; et toujours, ou punissant, ou gratifiant, son bon plaisir est adorable, aimable et digne d’éternelle bénédiction. Ainsi le juste qui chante les louanges de sa miséricorde pour ceux qui seront sauvés, se réjouira de même quand il verra la vengeance: les bienheureux approuveront avec allégresse le jugement de la damnation des réprouvés, comme celui du salut des élus, et les anges ayant exercé leur charité envers les hommes qu’ils ont en garde, demeureront en paix, les voyant obstinés ou même damnés. Il faut donc acquiescer à la volonté divine, et lui baiser avec une dilection et révérence égale la main droite de sa miséricorde et la main gauche de sa justice.

 

(1) Rom., IX, 2.

 

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CHAPITRE IX

Comme la pureté de l’indifférence se doit pratiquer ès actions de l’amour sacré.

 

Un musicien des plus excellents de l’univers et qui jouait parfaitement du luth, devint en peu de temps si extrêmement sourd, qu’il ne lui resta plus aucun usage de ouïe; néanmoins il ne laissa pas pour cela de chanter et manier son luth délicatement à merveille, à cause de la grande habitude qu’il en avait, et que sa surdité ne lui avait pas ôtée. Mais parce qu’il n’avait aucun plaisir en son chant, ni au chant du luth, d’autant qu’étant privé de l’ouïe il n’en pouvait apercevoir la douceur et beauté, il ne chantait plus ni ne sonnait du luth que pour contenter un prince duquel il était né sujet, et auquel il avait une extrême inclination de complaire, accompagnée d’une infinie obligation pour avoir été nourri dès sa jeunesse chez lui. C’est pourquoi il avait un plaisir nonpareil de lui plaire, et quand son prince lui témoignait d’agréer son chant, il était tout ravi de contentement. Mais il arrivait quelquefois que le prince, pour essayer l’amour de cet aimable musicien, lui commandait de chanter, et soudain le laissant là en sa chambre, il s’en allait à la chasse; mais le désir que le chantre avait de suivre ceux de son maître, lui faisait continuer aussi attentivement son chant, comme si le prince eût été présent, quoiqu’en vérité il n’avait aucun plaisir à chanter: car il n’avait ni le plaisir de la mélodie, duquel sa surdité le privait, ni celui de plaire au prince, puisque le prince étant absent ne jouissait pas de la douceur des beaux airs qu’il chantait.

 

Mon coeur est prêt, Seigneur, mon coeur est disposé

De sonner un cantique a ton los (1) composé:

Mon âme et mon esprit volontiers se range

A chanter ta louange.

Sus donc, ma gloire ! il se faut réveiller:

Harpe et psaltérion, cessez de sommeiller (2).

 

Certes le coeur humain est le vrai chantre du cantique de l’amour sacré, et il est lui-même la harpe et le psaltérion. Or, ce chantre s’écoute soi-même pour l’ordinaire, et prend un grand plaisir d’ouïr la mélodie de son cantique, c’est-à-dire, notre coeur aimant Dieu savoure les délices de cet amour, et prend un contentement nonpareil d’aimer un objet tant aimable. Voyez, je vous prie, Théotime, ce que je veux dire. Les jeunes petits rossignols s’essayent de chanter au commencement pour imiter les grands; mais étant façonnés et devenus maîtres, ils chantent pour le plaisir qu’ils prennent en leur propre gazouillement, et s’affectionnent si passionément à cette délectation, ainsi que j’ai dit ailleurs, qu’à force de pousser leur voix, leur gosier s’éclate, dont ils meurent. Ainsi, nos coeurs, au commencement de leur dévotion, aiment Dieu pour s’unir à lui, lui être agréables, et l’imiter en ce qu’il nous a aimés éternellement; mais petit à petit étant duicts (3) et exercés au saint amour, ils prennent imperceptiblement le change, et en lieu d’aimer Dieu pour plaire à Dieu, ils commencent d’aimer pour le

 

(1) Los, du latin laus, louange.

(2) Ps., LVI, 8, 9.

(3) Duicts, instruits, lat. ducti.

 

plaisir puis ont eux-mêmes ès exercices du saint amour; et en lieu qu’ils étaient amoureux de Dieu, ils deviennent amoureux de l’amour qu’ils lui portent, ils sont affectionnés à leurs affections, et ne se plaisent plus en Dieu, mais au plaisir qu’ils ont en son amour; se contentant en cet amour, en tant qu’il est à eux, qu’il est dans leur esprit, et qu’il en procède. Car encore que cet amour sacré s’appelle amour de Dieu, parce que Dieu est aimé par icelui, il ne laisse pas d’être nôtre, garce que nous sommes les amants qui aimons par icelui. Et c’est là le sujet du change: car en lieu d’aimer ce saint amour, parce qu’il tend à Dieu qui est l’aimé, irons l’aimons parce qu’il procède de nous qui sommes les amants. Or, qui ne voit qu’ainsi faisant ce n’est plus Dieu que nous cherchons, ains que nous retenons à nous-mêmes, aimant l’amour en tien d’aimer le bien-aimé; aimant, dis-je, cet amour, non pour le bon plaisir et contentement de Dieu, mais pour le plaisir et contentement que nous en tirons nous-mêmes? Ce chantre donc qui chantait au commencement à Dieu et pour Dieu, chante maintenant plus à soi-même et pour soi-même que pour Dieu; et s’il prend plaisir à chanter, ce n’est plus tant pour contenter à l’oreille de son Dieu, que pour contenter la sienne. Et d’autant que le cantique de l’amour divin est te plus excellent de tous, il l’aime aussi davantage, non à cause de l’excellence divine qui est louée; mais parce que l’air du chant en est plus délicieux et agréable.

 

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CHAPITRE X

Moyen de connaître le change au sujet de ce saint amour.

 

Vous connaîtrez bien cela, Théotime; car si ce rossignol mystique chante pour contenter Dieu, il chantera le cantique qu’il saura être le plus agréable à la divine Providence. Mais s’il chante pour le plaisir que lui-même prend en la mélodie de son chant, il ne chantera pas le cantique qui est le plus agréable à la bonté céleste, ains celui qui est le plus à son gré de lui-même et duquel il pense tirer plus de plaisir. De deux cantiques qui seront voirement l’un et l’autre divins, il se peut bien faire que l’un sera chanté parce qu’il est divin, et l’autre parce qu’il ail agréable. Rachel et Lia sont également épouses de Jacob mais l’une est aimée de lui en qualité d’épouse seulement, et l’autre en qualité de belle. Le cantique est divin ; mais le- motif qui nous le fait chanter, c’est la délectation spirituelle que nous en prétendons.

Ne vois-tu pas, dira-t-on à cet évêque, que Dieu veut que tu chantes le cantique pastoral de sa dilection emmi son troupeau, lequel en vertu de son saint amour il te recommande par trois fois de paître en la personne du grand saint Pierre qui fût le premier des pasteurs? Que me répondras-tu? Qu’à Rome, qu’à Paris il y a plus de délices spirituelles, et qu’on y peut pratiquer le divin amour avec plus de suavité. O Dieu! ce n’est donc pas pour vous plaire que cet homme peut chanter, c’est pour le plaisir qu’il prend à cela; ce n’est pas vous qu’il cherche en l’amour; c’est Je contentement qu’il a ès exercices du saint amour. Les religieux voudraient chanter le cantique des pasteurs, et les mariés celui des religieux, afin, ce disent-ils, de pouvoir mieux aimer et servir Dieu. Eh! vous vous trompez, mes chers amis; ne dites pas que c’est pour mieux aimer et servir Dieu : ô nenni certes, c’est pour mieux servir votre propre contentement, lequel vous aimez plus que le contentement de Dieu. La volonté de Dieu est en la maladie aussi bien et presque ordinairement mieux qu’en la santé. Que si nous aimons mieux la sauté, ne disons pas que c’est pour tant mieux servir Dieu: car qui ne voit que c’est la santé que nous cherchons en la volonté de Dieu, et non pas la volonté de Dieu en la santé?

Il est malaisé, je le confesse, de regarder longuement et avec plaisir la beauté d’un miroir, qu’on ne s’y regarde, ains qu’on ne se plaise à s’y regarder soi-même; mais il y n pourtant de la différence entre Je plaisir que l’on prend à regarder un miroir parce qu’il est beau, et l’aise que l’on a de regarder dans un miroir, parce qu’on s’y voit, Il est aussi sans doute malaisé d’aimer Dieu qu’on aime quant et quant (1) le plaisir que l’on prend en son amour : mais néanmoins il y a bien à dire entre le contentement que l’on a d’aimer Dieu parce qu’il est beau, et celui que l’on a de l’aimer parce que son amour nous est agréable. Or, il faut tâcher de ne chercher en Dieu que l’amour de sa beauté, et non le plaisir

 

(1) Quant et quant, avec.

 

qu’il y a en la beauté de son amour. Celui qui priant Dieu s’aperçoit qu’il prie, n’est pas parfaitement attentif à prier; car il divertit son attention de Dieu, lequel il prie pour penser à la prière par laquelle il le prie. Le soin même que nous avons à n’avoir point de distractions, nous sert souvent de fort grande distraction; la simplicité ès actions spirituelles est la plus recommandable. Voulez-vous regarder Dieu, regardez-le donc et soyez attentif à cela; car si vous réfléchissez et retournez vos yeux de dessus vous-même pour voir la contenance que vous tenez en le regardant, ce n’est plus lui que vous regardez, c’est votre maintien, c’est vous-même. Celui qui est en une fervente oraison, ne sait s’il est en oraison ou non, car il ne pense pas à l’oraison qu’il fait, ains à Dieu à qui il la fait. Qui est en l’ardeur de l’amour sacré, il ne retourne point son coeur sur soi-même pour regarder ce qu’il fait, ains le tient arrêté et occupé en Dieu auquel il applique son amour. Le chantre céleste prend tant de plaisir de plaire à son Dieu, qu’il ne prend nul plaisir en la mélodie de sa voix, sinon parce qu’elle plaît à son Dieu…   

Vous verrez, Théotime, cet homme qui prie Dieu, ce vous semble, avec tant de dévotion, et qui est si ardent aux exercices de l’amour céleste; mais attendez un peu, et vous verrez si c’est Dieu qu’il aime. Hélas! soudain que la suavité et satisfaction qu’il prenait en l’amour cessera, et que les sécheresses arriveront, il quittera tout là, il ne priera plus qu’en passant. Or, si c’était Dieu qu’il aimait, pourquoi eût-il cessé de l’aimer, puisque Dieu est toujours Dieu? C’était donc la consolation de Dieu qu’il aimait, et non pas le Dieu de consolation. Plusieurs certes ne se plaisent point en l’amour divin, sinon qu’il soit confit au sucre de quelque suavité sensible, et feraient volontiers comme les petits enfants, auxquels quand on donne du miel sur un morceau de pain, ils lèchent et su-cent le miel, et jettent par après le pain.; car si la suavité était séparable de l’amour, ils quitteraient l’amour et tireraient la suavité. C’est pourquoi ils suivent l’amour à cause de la suavité, laquelle quand ils n’y rencontrent pas, ils ne tiennent compte de l’amour. Mais telles gens sont exposés à beaucoup de dangers: ou de retourner en arrière quand les goûts et consolations leur manquent, ou de s’amuser à des vaines suavités bien éloignées du véritable amour, et prendre le miel d’Héraclée pour celui de Narbonne.

 

 

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CHAPITRE XI

De la perplexité du coeur qui aime sans savoir qu’il plaît au bien-aimé.

 

Le chantre duquel j’ai parlé, étant devenu sourd, n’avait nul contentement à chanter, que celui de voir aucunes fois son prince attentif à l’ouïr et y prendre plaisir. O que bienheureux est le coeur qui aime Dieu, sans aucun autre plaisir que celui qu’il prend de plaire à Dieu! car quel plaisir peut-on jamais avoir plus pur et plus parfait que celui que l’on prend dans le plaisir de ta Divinité? Néanmoins ce plaisir de plaire à Dieu n’est pas, à proprement parler, l’amour divin, ains seulement un fruit d’icelui, qui en peut être séparé, ainsi qu’un citron de son citronnier. Car, comme j’ai dit, notre musicien chantait toujours, sans tirer aucun plaisir de son chant, puisque l’a surdité l’en empêchait; et maintes fois il chantait aussi sans avoir le plaisir de plaire à son prince, parce que le prince, lui-ayant commandé de chanter, se retirait ou allait à la chasse, sans prendre ni le loisir ni le plaisir de l’ouïr.

Tandis, ô Dieu! que je vois votre douce face qui témoigne d’agréer le chant de mon amour, hélas! que je suis consolé ! car y a-t-il aucun plaisir qui égale le plaisir de bien plaire à son Dieu? Mais quand vous retirez vos yeux de moi, et que je n’aperçois plus la douce faveur de la complaisance que vous preniez en mon cantique, vrai Dieu, que mon âme est en grande peine! niais sans cesser pourtant de vous aimer fidèlement, et de chanter continuellement l’hymne de sa dilection, non pour aucun plaisir qu’elle y trouve, car elle n’en a point, ains chante pour le pur amour de votre volonté.

On a vu tel enfant malade manger courageusement, avec un incroyable dégoût, ce que sa mère lui donnait, pour le seul désir qu’il avait de la contenter; et alors il mangeait sans prendre aucun plaisir en la viande, mais non pas sans un antre plaisir plus estimable et relevé, qui était le plaisir de plaire à sa mère et de la voir contenter. Mais l’autre qui, sans voir sa mère, pour la seule connaissance qu’il avait de sa volonté, prenait tout ce qu’on lui apportait de sa part, il mangeait sans aucun plaisir, car il n’avait ni le plaisir de manger, ni le contentement de voir le plaisir de sa mère, ains mangeait simplement et purement pour faire la volonté d’ieelle. La seule satisfaction d’un prince présent, ou de quelque personne fortement aimée, fait délicieuses les veillées, les peines, les sueurs, et rend les hasards désirables: niais il n’y a rien de si triste que de servir un maître qui n’en sait rien, ou, s’il le sait, ne fait nul semblant d’en savoir gré: et faut bien en ce cas-là que l’amour soit puissant, puisqu’il se soutient lui seul, sans être appuyé d’aucun plaisir ni d’aucune prétention.

Ainsi arrive-t-il quelquefois que nous n’avons nulle consolation ès exercices de l’amour sacré, d’autant que, comme chantres sourds, nous n’oyons pas notre propre voix, ni ne pouvons jouir de la suavité de notre chant; ains au contraire outre cela nous sommes pressés de mille craintes, troublés de mille tintamares que l’ennemi fait autour de notre coeur, nous suggérant que peut-être ne sommes-nous point agréables à notre maître, et que notre amour est inutile, oui même qu’il est faux et vain, puisqu’il ne produit point de consolation. Or alors, Théotime, nous travaillons non seulement sans plaisir, mais avec un extrême ennui, ne voyant ni le bien de notre travail, ni le contentement de celui pour qui nous travaillons.

Mais ce qui accroît le mal en cette occurrence, c’est que l’esprit et suprême pointe de la raison ne nous peut donner aucune sorte d’allégement; car cette pauvre portion supérieure de la raison étant tout environnée des suggestions que l’ennemi lui fait, elle est même tout alarmée, et se trouve assez embesognée à se garder d’être surprise d’aucun consentement au mal; de sorte qu’elle ne peut faire aucune sortie pour désengager la portion inférieure de l’esprit. Et bien qu’elle n’ait pas perdu le courage, elle est pourtant si terriblement attaquée, que si elle est sans coulpe (1), elle n’est pas sans peine; car, pour comble de son ennui, elle est privée de la générale consolation que l’on a presque toujours en tous les autres maux de ce monde, qui est l’espérance qu’ils ne seront pas perdurables, et que l’on en verra la fin, si que (2) le coeur en ces ennuis spirituels tombe en une certaine impuissance de penser à leur fin, et par conséquent d’être allégé par l’espérance. La foi certes, résidante en la cime de l’esprit, nous assure bien que ce trouble finira, et que nous jouirons un jour du repos, mais la grandeur du bruit et des cris que l’ennemi fait dans le reste de l’âme en la raison inférieure, empêche que les avis et remontrances de la foi ne sont presque point entendus, et ne nous demeure en l’imagination que ce triste présage : Hélas ! je ne serai jamais joyeux.

O Dieu! mon cher Théotime, mais c’est alors qu’il faut témoigner une invincible fidélité envers le Sauveur, le servant purement pour l’amour de sa volonté, non seulement sans plaisir, mais parmi ce déluge de tristesses, d’horreurs, de frayeurs et d’attaques, comme fit sa glorieuse mère et saint Jean au jour de sa passion, qui entre tant de blasphèmes, de douleurs et de détresses mortelles, demeurèrent fermes en l’amour, lors même que le Sauveur, avant retiré toute sa sainte joie

 

(1) Coulpe, faute.

(2) Si que, tellement que.

 

dans la cime de son esprit, ne répandait ni allégresse ni consolation quelconque en son divin visage, et que ses yeux alangouris et couverts des ténèbres de la mort ne jetaient plus que des regards de douleur, comme aussi le soleil des rayons d’horreur et d’affreuses ténèbres.

 

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CHAPITRE XII

Comme, entre ces travaux intérieurs, l’âme ne connaît pas l’amour qu’elle porte à son Dieu, et du trépas très aimable de la volonté.

 

Le grand saint Pierre étant à la veille d’être martyrisé, l’ange vint en la prison, qu’il remplit toute de splendeur, éveilla saint Pierre, le fit lever, ceindre, chausser, vêtir, lui ôta les liens et menotes, le tira hors de la prison, et le mena au travers de la première et seconde garde jusqu’à la porte de fer qui menait en la ville, laquelle s’ouvrit devant eux; et ayant passé une rue, l’ange laissa là le glorieux saint Pierre en pleine liberté. Voilà une grande variété d’actions fort sensibles: et saint Pierre néanmoins qui avait été éveillé avant toutes choses, ne pensait pas que ce qui se faisait par l’ange fût vrai, ains estimait que ce fût une vision imaginaire. Il était éveillé et ne pensait pas l’être; il s’était chaussé et vêtu, et ne savait pas qu’il l’eût fait; il marchait et n’estimait pas de marcher; il était délivré et ne le croyait pas; et cela d’autant que la merveille de sa délivrance fut si grande qu’elle occupait son esprit, en telle sorte qu’encore qu’il eût assez de sentiment et de connaissance pour faire ce qu’il faisait,

néanmoins il n’en avait pas assez pour connaître qu’il le faisait réellement et tout de bon ; il voyait bien l’ange, niais il ne s’apercevait pas que ce fût d’une vraie et naturelle vision; c’est pourquoi il n’avait nulle consolation de sa délivrance jusqu’à ce qu’en revenant à soi: Maintenant, dit-il, je connais en vérité que Dieu a envoyé son ange, et m’a délivré de la main d’Hérodes et de toute l’attente du peuple juif (1).

Or, il en est de même, Théotime, d’une âme qui est grandement chargée d’ennuis intérieurs; car, bien qu’elle ait le pouvoir de croire, d’espérer et d’aimer Dieu, et qu’en vérité elle le fasse; toutefois elle n’a pas la force de bien discerner si elle croit, espère et chérit son Dieu, d’autant que la détresse l’occupe et accable si fort qu’elle ne peut faire aucun retour sur soi-même pour voir ce qu’elle fait; et c’est pourquoi il lui est advis qu’elle n’a ni foi, ni espérance, ni charité, ains seulement des fantômes et inutiles impressions de ces vertus-là, qu’elle sent presque sans les sentir, et comme étrangères, non comme domestiques de son âme. Que si vous y prenez garde, vous trouverez que nos esprits sont toujours en pareil état quand ils sont puissamment occupés de quelque violente passion; car ils font plusieurs actions comme en songe, et desquelles ils ont si peu de sentiment, qu’il ne leur est presque pas avis que ce soit en vérité que les choses se passent. C’est pourquoi le sacré Psalmiste exprime la grandeur de la consolation que l’es Israélites eurent au retour de la captivité de Babylone, en ces paroles ;

 

(1) Act, XII, 11.

 

Lorsqu’il plut au Seigneur de Sion le servage

En liberté changer,

Un tel ravissement surprit notre courage,

Que nous pensions songer.

 

Et comme porte la sainte version latine, après les Septante : Nous fûmes faits comme consolés (1); c’est-à-dire, l’admiration de la grandeur du bien qui nous arriva était si excessive, qu’elle nous empêchait de bien sentir la consolation que nous reçûmes; et nous était advis que nous ne fussions pas véritablement consolés, et que nous n’eussions pas une consolation en vérité, ains seulement en figure et en songe.

Tels sont donc les sentiments de l’âme laquelle est entre les angoisses spirituelles qui rendent l’amour extrêmement pur et net ; car, étant privé de tout plaisir par lequel il puisse être attaché à son Dieu, il nous joint et unit à Dieu immédiatement, volonté à volonté, coeur à coeur, sans aucune entremise de contentement ou prétention. Hélas! Théotime, que le pauvre coeur est affligé, quand, comme abandonné de l’amour, il regarde partout et ne le trouve point, ce lui semble! Il ne le trouve point ès sens extérieurs, car ils n’en sont pas capables; ni en l’imagination, qui est cruellement tourmentée de diverses impressions; ni en la raison troublée de mille obscurités de discours et appréhensions étranges; et bien qu’enfin elle le trouve en la cime et suprême pointe de l’esprit où cette divine dilection réside, si est-ce néanmoins qu’elle le méconnaît, et lui est advis que ce n’est pas lui, parce que la grandeur des

 

(1) Ps., CXXV, 1.

 

ennuis et des ténèbres l’empêche de sentir sa douceur. Elle le voit sans le voir, et le rencontre sans le connaître, comme si c’était en songe et en image. Ainsi Magdeleine ayant rencontré son cher maître, n’en reçoit aucun allégement, d’autant qu’elle ne pensait pas que ce fût lui, ains seulement le jardinier (1).

Mais que peut donc faire l’âme qui est en cet état ? Théotime, elle ne sait plus comme se maintenir entre tant d’ennuis, et n’a plus de force que pour laisser mourir sa volonté entre les mains de la volonté de Dieu, à l’imitation du doux Jésus, qui étant arrivé au comble des peines de la croix que le Père lui avait préfigées (2), et ne pouvant plus résister à l’extrémité de ses douleurs, fit comme le cerf, qui hors d’haleine et accablé de la meute, se rendant à l’homme, jette les derniers abois la larme à l’oeil. Car ainsi ce divin Sauveur proche de sa mort, et jetant les derniers soupirs avec un grand cri et force larmes : Hélas! dit-il, ô mon Père, je recommande mon esprit en vos mains; parole, Théotime, qui fut la dernière de toutes, et par laquelle le Fils bien-aimé donna le souverain témoignage de son amour envers son père. Quand donc tout nous défaut, quand nos ennuis sont en leur extrémité, cette parole, ce sentiment, ce renoncement de notre âme entre les mains de notre Sauveur, ne nous peut manquer. Le Fils recommanda son esprit au Père en cette dernière et incomparable détresse, et nous, lorsque les convulsions des peines spirituelles nous ôtent toute autre

 

(1) Joan., XX.

(2) Préfigées, fixées d’avance.

 

sorte d’allégements et de moyens de résister, recommandons notre esprit ès mains de ce Fils éternel, qui est notre vrai père; et baissant la tête de notre acquiescement à son bon plaisir, consignons. lui toute notre volonté.

 

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CHAPITRE XIII

Comme la volonté étant morte à soi vit purement dans la volonté de Dieu.

 

Nous parlons avec une propriété toute particulière de la mort des hommes en notre langage français; car nous l’appelons trépas, et les morts trépassés; signifiant que la mort entre les hommes n’est qu’un passage d’une vie à l’autre, et que mourir n’est autre chose sinon outrepasser les confias de cette vie mortelle pour aller à l’immortelle. Certes notre volonté ne peut jamais mourir, non plus que notre esprit; mais elle outrepasse quelquefois les limites de sa vie ordinaire, pour vivre toute en la volonté divine c’est lorsqu’elle ne sait ni ne veut plus rien vouloir, ains elle s’abandonne totalement et sans réserve au bon plaisir de la divine Providence, se mêlant et détrempant tellement avec ce bon plaisir, qu’elle ne paraît plus, mais est toute cachée avec Jésus-Christ en Dieu, où elle vit, non plus elle-même, ains la volonté de Dieu vit en elle.

Que devient la clarté des étoiles, quand le soleil parait sur notre horizon? Elle ne périt certes pas; mais elle est ravie et engloutie dans la souveraine lumière du soleil, avec laquelle elle est heureusement mêlée et conjointe. Et que devient la volonté humaine, quand elle est entièrement abandonnée au bon plaisir divin? Elle ne périt pas tout à fait; mais elle est tellement abîmée et mêlée avec la volonté de Dieu, qu’elle ne paraît plus, et n’a plus aucun vouloir séparé de celui de Dieu. Imaginez-vous, Théotime, le glorieux et non jamais assez loué saint Louis, qui s’embarque et fait voile pour aller outre-mer, et voyez que la reine sa chère femme s’embarque avec Sa Majesté. Or, qui eût demandé à cette brave princesse: Où allez-vous, madame? elle eût sans doute répondu: Je vais où le roi va. Et qui eût derechef demandé: Mais savez-vous bien, madame, où le roi va? elle eût aussi répondu: Il me l’a dit en général, et néanmoins je n’ai aucun souci de savoir où il va, ains seulement d’aller avec lui. Que si on eût répliqué: Donc, madame, vous n’avez point de dessein en ce voyage ? Non, eût-elle dit, je n’en ai point d’autre que d’être avec mon cher seigneur et mari. Voire mais (1), lui eût-on pu dire, il va en Égypte pour passer en Palestine; il logera à Damiette, dans Acre et plusieurs autres lieux; n’avez-vous pas intention, madame, d’y aller aussi? À cela elle eût répondu: Non vraiment, je n’ai nulle intention, sinon d’être auprès de mon roi, et les lieux où il va me sont indifférents et de nulle considération,. sinon en tant qu’il y sera; je vais sans désir d’aller, car je n’affectionne rien que la présence du roi. C’est donc le roi qui va, et qui veut le voyage, et quant à moi, je ne vais pas, je suis; je ne veux pas le voyage, ains la seule présence du

 

(1) Voire mais, mais pourtant.

 

roi; le séjour, le voyage et toute sorte de diversités m’étant tout à fait indifférents.

Certes, si on demande à quelque serviteur qui est à la suite de son maître, où il va, il ne doit pas répondre qu’il va en tel ou tel lieu, ains seulement qu’il suit son maître; car il ne va nulle part par sa volonté, ains seulement par celle de sou maître. Ainsi, mon Théo Lime, une volonté résignée en celle de son Dieu ne doit avoir aucun vouloir, ains suivre simplement celui de Dieu. Et comme celui qui est dans un navire ne se remue pas de son mouvement propre, ains se laisse seulement mouvoir selon le mouvement du vaisseau dans lequel il est; de même le coeur qui est embarqué dans le bon plaisir divin, ne doit avoir aucun autre vouloir que celui de se laisser porter au vouloir de Dieu. Et lors le coeur ne dit plus : Votre volonté soit faite, et non la mienne, car il n’a plus aucune volonté à renoncer, ains il dit ces paroles:

Seigneur, ,je remets ma volonté entre vos mains, comme si sa volonté n’était plus en sa disposition, ains en celle de la divine Providence; de sorte que ce n’est pas proprement comme les serviteurs suivent leurs maîtres: car encore que le voyage se fasse par la volonté de leur maître, leur suite toutefois se fait par leur propre volonté particulière, bien qu’elle soit une volonté suivante et servante, soumise et assujettie à celle de leur maître; si que (1) tout ainsi que le maître et le serviteur sont deux, aussi la volonté du maître et celle du serviteur sont deux. Mais la volonté qui est morte à soi-même pour vivre en celle de Dieu,

 

(1) Si que, tellement que.

 

elle est sans aucun vouloir particulier, demeurant non seulement conforme et sujette, mais tout anéantie en elle-même et convertie en celle de Dieu; comme on dirait d’un petit enfant qui n’a point encore l’usage de sa volonté pour vouloir ni aimer chose quelconque que le sein elle visage de sa chère mère; car il ne pensa nullement à vouloir ni aimer chose quelconque, sinon d’être entre les bras de sa mère, avec laquelle il pense être une même chose, et n’est nullement en souci d’accommoder sa volonté à celle de sa mère; car il ne sent point la sienne, et ne cuide pas (1) d’en avoir une, laissant le soin à sa mère d’aller, de faire et de vouloir ce qu’elle trouvera bon pour lui.

C’est, certes, la souveraine perfection de notre volonté que d’être ainsi unie à celle de notre souverain bien, comme fut celle du saint qui disait: O Seigneur, vous m’avez conduit et- ment é votre volonté; car que voulait-il dire, sinon qu’il n’avait nullement employé sa volonté pour se conduire, s’étant simplement laissé guider et mener à celle de son Dieu?

 

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CHAPITRE XIV

Éclaircissement de ce qui a été dit touchant le trépas de notre volonté.

 

Il est croyable que la très sainte Vierge Notre-Dame recevait tant de contentement de porter son cher petit Jésus entre ses bras, que

 

(1) Ne cuide pas, n’a pas souci,

 

le contentement empêchait la lassitude, ou du moins rendait la lassitude agréable; car, si de porter une branche d’agnus-castus (1) soulage les voyageurs et les délasse, quel allégement ne recevait pas la glorieuse Mère de porter l’Agneau de Dieu immaculé ! Que si parfois elle le laissait marcher sur ses pieds avec elle, le tenant par la main, ce n’était pas qu’elle n’eût mieux aimé de l’avoir pendant à son col sur sa poitrine; mais elle le faisait pour l’exercer à former ses pas et à cheminer lui-même. Et nous autres, Théotime, comme petits enfants du Père céleste, nous pouvons aller avec lui en deux sortes; car nous pouvons aller premièrement marchant des pas de notre propre vouloir, lequel nous conformons au sien, tenant toujours de la main de notre obéissance celle de son intention divine, et la suivant partout où elle nous conduit, qui est ce que Dieu requiert de nous par la signification de sa volonté; car puisqu’il veut que je fasse ce qu’il m’ordonne, il veut que j’aie le pouvoir de le faire. Dieu m’a signifié qu’il voulait que je sanctifiasse le jour du repos; puisqu’il veut que je le fasse, il veut donc que je le veuille faire, et que pour cela j’aie mon propre vouloir, par lequel je suive le sien, me conformant et correspondant à icelui. Mais nous pouvons aussi aller avec notre Seigneur sans avoir aucun vouloir propre, nous laissant simplement porter à son bon plaisir divin comme un petit enfant entre les bras de sa mère, par une certaine sorte de consentement admirable qui se peut appeler union, ou plutôt unité de notre

 

(1) Agnus-castus, voir, p. 83.

 

volonté avec celle de Dieu. Et c’est la façon avec laquelle nous devons tâcher de nous comporter en la volonté du bon plaisir divin, d’autant que les effets de cette volonté du bon plaisir procèdent purement de sa providence, et sans que nous les fassions, ils nous arrivent, Il est vrai que nous pouvons bien vouloir qu’ils arrivent selon la volonté de Dieu, et ce vouloir est très bon; mais nous pouvons bien aussi recevoir les événements du bon plaisir céleste par une très simple tranquillité de notre volonté, qui, ne voulant chose quelconque, acquiesce simplement à tout ce que Dieu veut être fait en nous, sur nous et de nous.

Si on eût demandé au doux enfant Jésus, étant porté entre les bras de sa mère, où il allait? n’eût-il pas eu raison de répondre: Je ne vais pas, c’est ma mère qui va pour moi? et qui lui eût demandé: Mais au moins n’allez-vous pas avec votre mère? n’eût-il pas eu raison de dire: Non, je ne vais nullement ; ou si je vais là par où ma mère me porte, je n’y vais pas avec elle, ni par mes propres pas; ains j’y vais par les pas de ma mère, par elle et en elle? Et qui lui eût répliqué: Mais au moins, ô très cher divin enfant, vous vouiez bien vous laisser porter à votre douce mère? Non fait (1) certes, eût-il pu dire: Je ne veux rien de tout cela ; ains comme ma toute bonne mère marche pour moi, aussi elle veut pour moi; je lui laisse également le soin et d’aller et de vouloir aller pour moi où bon lai semblera; et comme je ne marche que par ses pas, aussi je ne

 

(1) Non fait, par opposition à si fait.

 

veux que par son vouloir; et dès que je me trouve entre ses bras, je n’ai aucune attention ni à vouloir, ni à ne vouloir pas, laissant tout autre soin à ma mère, hormis celui d’être sur son sein, de sucer ses sacrées mamelles, et de me tenir bien attaché à son col très aimable, pour la baiser amoureusement des baisers de ma bouche(1). Et afin que vous le sachiez, tandis que je suis parmi les délices de ces saintes caresses qui surpassent toute suavité, il m’est advis que ma mère est un arbre de vie, et que je suis en elle comme son fruit, que je suis son propre coeur au milieu de sa poitrine, ou son âme au milieu de son coeur c’est pourquoi, comme son marcher suffit pour elle et pour moi, sans que je me mêle de faire aucun pas, aussi sa volonté suffit pour elle et pour moi, sans que je fasse aucun vouloir pour ce qui est d’aller ou de venir; aussi ne prends-je point garde si elle va vite ou tout bellement; ni si elle va d’un côté ou d’autre; ni je ne m’enquiers nullement où elle veut aller, me contentant que, comme que ce soit, je suis toujours entre ses bras, joignant ses aimables mamelles, où je me repais comme entre les lis (2). O divin enfant de Marie, permettez à ma chétive âme ces élans de dilection. Or allez donc, ô cher petit enfant très aimable, ou plutôt n’allez pas, mais demeurez ainsi saintement collé à la poitrine de votre douce mère; allez toujours en elle et par elle ou avec elle; et n’allez jamais sans elle pendant que vous êtes enfant. O que bienheureux est le sein qui vous

 

(1) Cant., cant. I, 1.

(2) Ibid., II, 2.

 

a porté, et les mamelles que vous avez sucées (1) !

Le Sauveur de nos âmes eut l’usage de raison dès l’instant de sa conception au sein de sa mère, et pouvait faire tous ces discours; oui, même le glorieux saint Jean, son précurseur, dès le jour de la sainte visitation.

Et bien que l’un et l’autre, pendant ce temps-là et celui de l’enfance, jouit de sa propre liberté pour vouloir et ne vouloir pas les choses; si est-ce qu’ils laissèrent le soin, en ce qui était de leur conduite extérieure, à leurs mères de faire et vouloir pour eux ce qui était requis.

Théotime, nous devons être comme cela, nous rendant pliables et maniables au bon plaisir divin comme si nous étions de cire, ne nous amusant point à souhaiter et vouloir les choses, mais les laissant vouloir et faire à Dieu pour nous ainsi qu’il lui plaira : jetant en lui toute notre sollicitude, d’autant qu’il a soin de nous (2), ainsi que dit le saint Apôtre.

Et notez qu’il dit : toute notre sollicitude, c’est-à-dire, autant celle que nous avons de recevoir les événements, comme celle de vouloir ou de ne vouloir pas; car il aura soin du succès de nos affaires, et de vouloir pour nous ce qui sera le meilleur.

Cependant employons chèrement notre soin

 

(1) Luc., II, 27.

(2) I Petr., V, 7.

 

à bénir Dieu de tout ce qu’il fera, à l’exemple de Job, disant : Le Seigneur m’a donné beaucoup, le Seigneur me l’a été : le nom du Seigneur soit béni (1).

Non, Seigneur, je ne veux aucun événement, car je vous le laisse vouloir pour moi tout à votre gré; mais en lieu de vouloir les événements, je vous bénirai de quoi vous les aurez voulus.

O Théotime, que cette occupation de notre volonté est excellente, quand elle quitte le soin de vouloir et choisir les effets du bon plaisir divin, pour louer et remercier ce bon plaisir de tels effets!

 

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CHAPITRE XV

Du plus excellent exercice que nous puissions faire parmi les peines intérieures et extérieures de cette vie, en suite de l’indifférence et trépas de la volonté.

 

Bénir Dieu et le remercier pour tous les événements que sa providence ordonne, c’est à le

 

(1) Job, 1, 21.

 

vérité une occupation toute sainte; mais si tandis que nous laissons le soin à Dieu de vouloir et faire ce qui lui plait en nous, sur nous et de nous, sans être attentifs à ce qui se passe, quoique nous le sentions bien, nous pouvions divertir notre coeur et appliquer notre attention en la bonté et douceur divine; la bénissant, non en ses effets ni ès événements qu’elle ordonne, mais en elle-même et en sa propre excellence, nous ferions sans doute un exercice beaucoup plus éminent.

Démétrius tenant le siège devant Rhodes, Protogène (1) qui était en une petite maison des fat~bourgs, ne cessa jamais de travailler, mais avec tant d’assurance et de repos d’esprit, qu’encore qu’on lui tint presque toujours l’épée à la gorge, il fit l’excellent chef-d’oeuvre d’un satyre admirable qui s’égayait à jouer du flageolet. O Dieu, quelles âmes, qui, entre toutes sortes d’accidents, tiennent toujours leur attention et affection sur la bonté éternelle pour l’honorer et chérir à jamais!

La fille d’un excellent médecin et chirurgien, étant en fièvre continue, et sachant que son père l’aimait uniquement, disait à l’une de ses amies: Je sens beaucoup d-e peine, mais pourtant je ne pense point aux remèdes; car je ne sais pas ce qui pourrait servir à ma guérison. Je pourrais désirer une chose, et il m’en faudrait une autre. Ne gagné-je doue pas mieux de laisser tout ce soin à mon père, qui sait, qui peut et qui veut pour moi tout ce qui est requis à ma santé? J’aurais tort d’y penser, car il y pensera assez pour moi;

 

(1) Protogène, peintre célèbre, vivait à Rhodes vers 336 av. J.-C. Son mérite fut surtout mis en lumière par Apelle.

 

j’aurais tort de vouloir quelque chose, car il voudra assez tout ce qui me sera profitable. Seulement donc j’attendrai qu’il veuille ce qu’il jugera expédient, et ne m’amuserai qu’à le regarder quand il sera près de moi, à lui témoigner mon amour filial, et lui faire connaître ma confiance parfaite. Et sur ces paroles, elle s’endormit, tandis que son père, jugeant à propos de la saigner, disposa ce qui était requis, et venant à elle, ainsi qu’elle se réveilla, après l’avoir interrogée comme elle se trouvait de son sommeil, il lui demanda si elle ne voulait pas bien être saignée pour guérir. Mon père, répondit-elle, je suis vôtre : je ne sais ce que je dois vouloir pour guérir, c’est à vous de vouloir et faire pour moi tout ce qui vous semblera bon; car, quant à moi, il me suffit de vous aimer et honorer de tout mon coeur, comme je fais. Voilà donc qu’on lui bande le bras, et que le père même porte la lancette sur la veine mais tandis qu’il donne Je coup et que le sang en sort, jamais cette aimable fille ne regarda son bras piqué, ni son sang sortir de la veine; ains tenant les yeux arrêtés sur le visage de son père, elle ne disait autre chose, sinon parfois tout doucement Mon père m’aime bien, et moi je suis toute sienne; et quand tout fut fait, elle ne le remercia point, mais seulement répéta encore une fois les mêmes paroles de son affection et confiance filiale.

Or, dites-moi. maintenant, mon ami Théotime, cette fille ne témoigna-t-elle pas un amour plus attentif et plus solide envers son père, que si elle eût eu beaucoup de soin de lui demander des remèdes à son mal, de regarder comme on lui ouvrait la veine, ou comme le sang coulait, de lui dire beaucoup de paroles de remerciement? Il n’y a certes doute quelconque en cela car si elle eût pensé à soi, qu’eût-elle gagné, sinon d’avoir souci inutile, puisque son père en avait assez pour elle? Regardant son bras, qu’eût-elle fait, sinon recevoir de la frayeur? Et remerciant son père, quelle vertu eût-elle pratiquée, sinon celle de la gratitude? N’a-t-elle pas donc mieux fait de s’occuper toute ès démonstrations de son amour filial, infiniment plus agréable au père que toute autre vertu?

Mes yeux sont toujours au Seigneur, car il désengagera mes pieds des filets et des pièges (1). Es-tu tombé dans les filets des adversités; eh! ne regarde pas ton aventure, ni les pièges esquels tu es pris regarde Dieu, et le laisse faire, il aura soin de toi. Jette ta pensée sur lui, et il te nourrira (2). Pourquoi te mêles-tu de vouloir ou ne vouloir pas les événements et accidents du monde, puisque tu ne sais pas ce que tu dois vouloir, et que Dieu voudra toujours assez pour toi tout ce que tu pourras vouloir sans que tu t’en mettes en peine? Attends donc en repos d’esprit les effets du bon plaisir divin, et que son vouloir te suffise, puisqu’il est

toujours très bon; car ainsi ordonna-t-il à sa bien-aimée sainte Catherine de Sienne : Pense en moi, lui dit-il, et je penserai pour toi.

Il est fort malaisé de bien exprimer cette extrême indifférence de la volonté humaine, qui est ainsi réduite et trépassée eu la volonté de Dieu; car il ne faut pas dire, ce me semble, qu elle acquiesce à celle de Dieu, puisque l’acquiescement

 

(1) Ps., XXIV, 13

(2) Ps., LIV, 23.

 

est un acte de l’âme qui déclare son consentement. Il ne faut pas dire non plus qu’elle accepte ni qu’elle reçoit, d’autant qu’accepter et recevoir sont certaines actions qu’on peut, en certaine façon, appeler actions passives, par lesquelles nous embrassons et prenons ce qui nous arrive. Il ne faut pas dire aussi qu’elle permet, d’autant que la permission est une action de la volonté, et par conséquent un certain vouloir oisif qui ne veut voire-ment rien faire, mais veut pourtant laisser faire. Il me semble donc plutôt que l’âme qui est en cette indifférence, et qui ne vent rien, aine laisse vouloir à Dieu ce qui lui plaira, doit être dite avoir sa volonté en une simple et générale attente, d’autant qu’attendre ce n’est pas faire ou agir, ains demeurer exposé à quelque événement. Et si vous y prenez garde, l’attente de l’âme est vraiment volontaire : et toutefois ce n’est pas une action, mais une simple disposition à recevoir ce qui arrivera et lorsque les événements sont arrivés et reçus, l’attente se convertit en consentement ou acquiescement; mais avant la venue d’iceux, en vérité l’âme est en une simple attente, indifférente à tout ce qu’il plaira à la volonté divine d’ordonner.

Notre Sauveur exprime ainsi l’extrême soumission de la volonté humaine à celle de son Père éternel : Le Seigneur Dieu, dit-il, a ouvert mon oreille, c’est-à-dire m’a annoncé son bon plaisir touchant la multitude des travaux que je dois souffrir; et moi, dit-il par après, je ne contredis point, je ne me retire point en arrière. Qu’est-ce à dire je ne contredis point, je ne me retire point en arrière (1)? sinon: Ma volonté est une simple attente,

 

(1) Is., L, 5.

 

et demeure disposée à tout ce que celle de Dieu ordonnera; ensuite de quoi je baille et abandonne mon corps à la merci de ceux qui le battront, et mes joues à ceux qui les pelleront (1), préparé à tout ce qu’ils voudront faire de moi. Mais voyez, je vous prie, Théotime, que tout ainsi que notre Sauveur, après l’oraison de résignation qu’il fit au jardin des Olives, et sa prise, se laissa manier et mener au gré de cieux qui le crucifièrent, avec un abandonnement admirable de son corps et de sa vie entre leurs mains, aussi mit-il son âme et sa volonté, par une indifférence très parfaite, ès mains de son Père éternel. Car bien qu’il dit : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné (2)? ce fut pour nous faire savoir les véritables amertumes et peines de son âme, et non pour contrevenir à la très sainte indifférence en laquelle il était, ainsi qu’il montra bientôt après, concluant toute sa vie et sa passion par ces incomparables paroles : Mon Père, je remets mon esprit entre vos mains (3).

 

CHAPITRE XVI

Du dépouillement parfait de l’âme unie à la volonté de Dieu.

 

Représentons-nous le doux Jésus, Théotime, chez Pilate, où, pour l’amour de nous, les gens d’armes, ministres de la mort, le dévêtirent de ses habits l’an après l’autre; et non contents de cela, lui ôtèrent encore sa peau, la déchirant à

 

(1) Is., L, 6.— Les pelleront. Le texte latin dit: vellentibus, ceux qui enlèvent le poil.

(2) Matth., XXVII, 46.

(3) Luc., XXIII, 46.

 

coups de verges et de fouets: comme par après son âme fut dépouillée de son corps, et le corps de sa vie, par la mort qu’il souffrit en la croix; mais trois jours passés, par sa très sainte résurrection, l’âme se revêtit de son corps glorieux, et le corps de sa peau immortelle, et s’habilla de vêtements différents, ou en pèlerin, ou en jardinier, ou d’autre sorte, selon que le salut des hommes et la gloire de son Père le requéraient.. L’amour fit tout cela, Théotime; et c’est l’amour aussi qui entrant en une âme afin de la faire heureusement mourir à soi et revivre à Dieu, la fait dépouiller de tous les désirs humains et de l’estime de soi-même, qui n’est pas moins attachée à l’esprit que la peau à la chair, et la dénue (1) enfin des affections plus aimables : comme sont celles qu’elle avait aux consolations spirituelles, aux exercices de piété et à la perfection des vertus, qui semblaient être la propre vie de l’âme dévote.

Alors, Théotime, l’âme a raison de s’écrier : J’ai ôté mes habits, comme m’en revêtirai-je (2)? J’ai lavé mes pieds de toute sorte d’affections, comme tes souillerais-je derechef? Nue je suis sortie de la main de Dieu, et nue j’y retournerai. Le Seigneur m’avait donné beaucoup de désirs, le Seigneur me les a ôtés, que son saint nom soit béni (3). Oui, Théotime, le même Seigneur qui nous fait désirer les vertus en notre commencement, et qui nous les fait pratiquer eu toutes occurrences, c’est lui-même qui nous ôte

 

(1) La dénue, la dépouille.

(2) Cant. cant., V, 3.

(3) Job., I, 21.

 

l’affection des vertus et de tous les exercices spirituels, afin qu’avec plus de tranquillité, de pureté et de simplicité, nous n’affectionnions rien que le bon plaisir de sa divine majesté. Car, comme la belle et sage Judith avait voirement dans ses cabinets (1) ses beaux habits de fête, et néanmoins ne les affectionnait point, ni ne s’en para jamais en sa viduité, sinon quand inspirée de Dieu elle alla ruiner Holopherne; ainsi, quoique nous ayons appris la pratique des vertus et les exercices de dévotion, si est-ce que nous ne les devons point affectionner, ni en revêtir notre coeur, sinon à mesure que nous savons que c’est le bon plaisir de Dieu. Et comme Judith demeura toujours en habits de deuil, sinon en cette occasion en laquelle Dieu voulut qu’elle se mit en pompe, aussi devons-nous paisiblement demeurer revêtus de notre misère et abjection parmi nos imperfections et faiblesses, jusqu’à ce que Dieu nous exalte à la pratique des excellentes actions.

On ne peut longuement demeurer en cette privation, dépouillé de toute sorte d’affections. C’est pourquoi, selon l’avis du saint Apôtre, après que nous avons ôté les vêtements du vieil Adam, il se faut revêtir des habits du nouvel homme (2), c’est-à-

dire, de Jésus-Christ; car ayant tout renoncé (3), voire même les affections des vertus, pour ne vouloir ni de celles-là, ni d’autres quelconques, qu’autant que le bon plaisir divin portera, il nous faut revêtir derechef de plusieurs affections,

 

(1) Voirement dans ses cabinets, certainement dans ces armoires.

(2) Coloss., III, 9, 10.

(3) Ayant tout renoncé, ayant renoncé à tout.

 

et peut-être des mêmes que nous avons renoncées et résignées (l); mais il s’en faut derechef revêtir, non plus parce qu’elles nous sont agréables, utiles, honorables, et propres à contenter l’amour que nous avons pour nous-mêmes, ains parce qu’elles sont agréables à Dieu, utiles à son honneur, et destinées à sa gloire.

Eliézer portait des pendants d’oreilles, des bracelets et des vêtements neufs pour la fille que Dieu avait préparée au fils de son maître; et par effet il les donna à la vierge Rebecca, sitôt qu’il connut qu’elle était celle-là. Il faut des habits neufs à l’épouse du Sauveur. Si pour l’amour de lui elle s’est dépouillée de l’affection ancienne qu’elle avait à ses parents (2), au pays, à la maison, aux amis, il faut qu’elle en prenne une toute nouvelle, affectionnant tout cela en son rang, non plus selon les considérations humaines, mais parce que l’époux céleste le veut, le commande et l’entend, et qu’il a mis un tel ordre en la charité (3). Si on s’est dénué de la vieille affection aux consolations spirituelles, aux exercices de la dévotion, à la pratique des vertus, voire même à notre propre avancement en la perfection, il se faut revêtir d’une autre affection toute nouvelle, aimant toutes ces grâces et faveurs célestes, non plus parce qu’elles perfectionnent et ornent notre esprit, mais parce que le nom de notre Seigneur en est sanctifié, que son royaume en. est enrichi, et son bon plaisir glorifié.

Ainsi saint Pierre s’habille dans la prison, non

 

(1) Résignées, abandonnées.

(2) Ps., XLIV, 11, 12.

(3) Cant. cant., II, 12, 4.

 

par son élection, mais à mesure que l’ange le lui commande (1). Il met sa teinture, puis ses sandales, puis ses autres vêtements. Et le glorieux saint Paul, dépouillé en un moment de toutes affections, Seigneur, dit-il, que voulez-vous que je fasse (2)? c’est-à-dire, que vous plait-il que j’affectionne, puisque me jetant à. terre vous avez fait mourir ma volonté propre? Eh! Seigneur, mettez votre bon plaisir en sa place, et m’enseignez de faire votre volonté; car vous êtes mon Dieu (3). Théotime, quiconque a tout quitté pour Dieu, ne doit rien reprendre que comme Dieu le veut;. il ne nourrit plus son corps, sinon comme Dieu l’ordonne, afin qu’il serve à l’esprit; il n’étudie plus que pour servir le prochain et sa propre âme, selon l’intention divine; il pratique les vertus, non selon qu’elles sont plus à son gré, mais selon que Dieu le désire.

Dieu commanda au prophète Isaïe de se dépouiller, et il le fit; marchant et prêchant en cette sorte, ou trois jours entiers, comme quelques-uns disent, ou trois ans, comme les autres pensent: puis il reprit ses habits quand le terme que Dieu lui avait préfigé (4) fut passé. Ainsi se faut-il dénuer de toutes affections, petites et grandes, et faut souvent examiner notre coeur pour voir s’il est bien prêt à se dévêtir, comme fit Isaïe, de tous ses habits; puis reprendre aussi, quand il est temps, les affections convenables du service de la charité, afin de mourir en croix nus avec notre

 

(1) Act., XII, 8.

(2) Ibid., IX, 6.

(3) Ps., CXLII, 10.

(4) Préfigé, fixé d’avance

 

divin Sauveur, et ressusciter par après en un nouvel homme avec lui. L’amour est fort comme la mort (1), pour nous faire tout quitter : il est magnifique comme la résurrection, pour nous parer de gloire et d’honneur.

 

(1) Cant. cant., VIII, 6.

 

FIN DU LIVRE NEUVIÈME

 

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