LIVRE XII
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LIVRE DOUZIEME

CONTENANT QUELQUES AVIS POUR LE PROGRÈS DE L’AME AU SAINT AMOUR.

 

CHAPITRE PREMIER.

Que le progrès au saint amour ne dépend pas de la complexion naturelle.

CHAPITRE II

Qu’il faut avoir un désir continuel d’aimer.

CHAPITRE III

Que pour avoir le désir de l’amour sacré, il faut retrancher les autres désirs.

CHAPITRE IV

Que les occupations légitimes ne nous empêchent point de pratiquer le divin amour.

CHAPITRE V

Exemple très amiable sur ce sujet.

CHAPITRE VI

Qu’il faut employer toutes les occasions présentes en la pratiqua du divin amour.

CHAPITRE VII

Qu’il faut avoir soin de faire nos actions fort parfaitement.

CHAPITRE VIII.

Moyen général pour appliquer nos oeuvres au service de Dieu.

CHAPITRE IX.

De quelques autres moyens pour appliquer plus particulièrement nos oeuvres à l’amour de Dieu.

CHAPITRE X

Exhortation au sacrifice que nous devons faire à Dieu de notre franc arbitre (1).

CHAPITRE XI

Des motifs que nous avons pour le saint amour

CHAPITRE XII

Méthode très utile pour employer ces motifs.

CHAPITRE XIII.

Que le mont Calvaire est la vraie académie de la dilection.

 

 

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CHAPITRE PREMIER.

Que le progrès au saint amour ne dépend pas de la complexion naturelle.

 

Un grand religieux de notre âge a écrit que la disposition naturelle sert de beaucoup à l’amour contemplatif, et que les personnes de complexion affective y sont plus propres. Or, je ne pense pas qu’il veuille dire que l’amour sacré soit distribué aux hommes ni aux anges, en suite (1), et moins encore en vertu des conditions naturelles, ni qu’il veuille dire que la distribution de l’amour divin soit faites aux hommes selon leurs qualités et habiletés naturelles : car ce serait démentir l’Écriture, et violer la règle ecclésiastique par laquelle les pélagiens furent déclarés hérétiques.

Pour moi, je parle, en ce Traité, de l’amour surnaturel que Dieu répand en nos coeurs par sa bonté, et duquel la résidence est en la suprême pointe de l’esprit pointe qui est au-dessus de tout le reste de notre âme, et qui est indépendante de toute complexion naturelle. Et puis, bien que les âmes inclinées à la dilection aient

 

(1) En suite, par suite.

 

d’un côté quelque disposition qui les rend plus propres à vouloir aimer Dieu; d’autre part toutefois elles sont si sujettes à s’attacher par affection aux créatures aimables, que leur inclination les met autant en péril de se divertir de la pureté de l’amour sacré par le mélange des autres, comme elles ont de facilité à vouloir aimer Dieu; car le danger de mal aimer est attaché à la facilité de mal aimer.

Il est pourtant vrai que ces âmes ainsi faites, étant une fois bien purifiées de l’amour des créatures, font des merveilles en la dilection sainte, l’amour trouvant une grande aisance à se dilater en toutes les facultés du coeur : et de là procède une très agréable suavité, laquelle ne paraît pas en ceux qui ont l’âme aigre, âpre, mélancolique et revêche.

Néanmoins si deux personnes, dont l’une est aimante et douce, l’autre chagrine et amère, par condition naturelle, ont une charité égale; elles aimeront sans doute également Dieu, mais non pas semblablement. Le coeur de naturel doux aimera plus aisément, plus amiablement, plus doucement, mais non pas plus solidement ni plus parfaitement; ains l’amour qui naîtra emmi les épines et répugnances d’un naturel âpre et sec, sera plus brave (4) et plus glorieux; comme l’autre sera aussi plus délicieux et gracieux.

Il importe donc peu que l’on soit naturellement disposé à l’amour, quand il s’agit d’un amour surnaturel et par lequel on n’agit que surnaturellement. Seulement, Théotime, je dirais volontiers à tous les hommes O mortels, si vous

 

(1) Brave, fort.

 

avez le coeur enclin à l’amour, eh ! pourquoi ne prétendez-vous pas au céleste et divin? Mais si vous êtes rudes et amers de coeur, hélas! pauvres gens, puisque vous êtes privés de l’amour naturel pourquoi n’aspirez-vous à l’amour surnaturel qui vous sera amoureusement donné par celui qui vous appelle si saintement à l’aimer?

 

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CHAPITRE II

Qu’il faut avoir un désir continuel d’aimer.

 

Thésaurisez des trésors au ciel (1). Un trésor ne ne suffit pas au gré de ce divin amant, ains il veut que nous ayons tant de trésors, que notre trésor soit composé de plusieurs trésors; c’est-à-dire, Théotime, qu’il faut avoir un désir insatiable d’aimer Dieu, pour joindre toujours dilection à dilection. Qu’est-ce qui presse si fort les avettes d’accroître leur miel, sinon l’amour qu’elles ont pour lui? O coeur de mon âme, qui est créé pour aimer le bien infini, quel amour peux-tu désirer, sinon cet amour qui est le plus désirable de tous les amours? Hélas! ô âme de mon coeur! quel désir peux-tu aimer, sinon le plus aimable de tous les désirs? O amour des désirs sacrés ! ô désirs du saint amour! oh! que j’ai convoité de désirer vos perfections (2) !

Le malade dégoûté n’a pas appétit de manger, mais il souhaite d’avoir appétit; il ne désire pas la viande, mais il désire de la désirer, Théotime, de savoir si nous aimons Dieu sur toutes choses. il n’est pas en notre pouvoir, si Dieu même ne

 

(1) Matth., VI, 20.

(2) Psal., CXXIII, 20.

 

nous le révèle; mais nous pouvons bien savoir si nous désirons de l’aimer; et quand nous sentons eu nous le désir de l’amour sacré, nous savons que nous commençons d’aimer. C’est notre partie sensuelle et animale qui demande à manger, mais c’est notre partie raisonnable qui désire cet appétit, et d’autant que la partie sensuelle n’obéit pas toujours à la partie raisonnable, il arrive maintes fois que nous désirons l’appétit et ne le pouvons pas avoir.

Mais le désir d’aimer et l’amour dépendent de la même volonté, c’est pourquoi soudain que nous avons formé le vrai désir d’aimer, nous commençons d’avoir de l’amour: et à mesure que ce désir va croissant, l’amour aussi va s’augmentant. Qui désire ardemment l’amour, aimera bientôt avec ardeur. O Dieu ! qui nous fera la grâce, Théotime, que nous brûlions de ce désir, qui est le désir des pauvres et la préparation de leur coeur que Dieu exauce volontiers (1)? Qui n’est pas assuré d’aimer Dieu, il est pauvre; et s’il désire de l’aimer, il est mendiant, mais mendiant de l’heureuse mendicité de laquelle le Sauveur a dit:

Bienheureux sont les mendiants d’esprit; car à eux appartient le royaume des cieux (2).

Tel fut saint Augustin, quand il s’écria : O aimer! ô marcher ! ô mourir à soi-même ! ô parvenir à Dieu ! Tel saint François, disant : Que je meure de ton amour, ô l’ami de mon coeur, qui as daigné mourir pour mon amour. Telles sainte Catherine de Gênes et la bienheureuse mère Thérèse, quand, comme biches spirituelles,

 

(1) Ps., LX, 39.

(2.) Matth,, V, 3.

 

pantelantes et mourantes de la soif du divin amour, elles lançaient cette voix: Eh ! Seigneur, donnez-moi cette eau (1) !

L’avarice temporelle, par laquelle on désire avidement les trésors terrestres, est la racine de tous maux (2) ; mais l’avarice spirituelle, par laquelle on souhaite incessamment le fin or de l’amour sacré, est la racine de tous biens. Qui bien désire la dilection, bien la cherche; qui bien la cherche, bien la trouve ; qui bien la trouve, il a trouvé la source de la vie, de laquelle il puisera le salut du Seigneur (3). Crions nuit et jour, Théotime : Venez, ô Saint-Esprit, remplissez les coeurs de vos fidèles, et allumez en iceux le feu de votre amour. O amour céleste, quand comblerez-vous mon âme?

 

 

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CHAPITRE III

Que pour avoir le désir de l’amour sacré, il faut retrancher les autres désirs.

 

Pourquoi pensez-vous, Théotime, que les chiens, en la saison printanière, perdent plus souvent qu’en autre temps la trace et piste de la bête? C’est parce, disent les chasseurs et les philosophes, que les herbes et fleurs sont alors en leur vigueur; si que la variété des odeurs qu’elles répandent étouffe tellement le sentiment des chiens, qu’ils ne savent ni choisir ni suivre la senteur de la proie entre tant de diverses senteurs que la terre exhale. Certes, ces âmes qui foisonnent

 

(1) Joan., IV, 15.

(2) I Tim., VI, 10,

(3) Prov., VIII, 35.

 

continuellement en désirs, desseins et projets, ne désirent jamais comme il faut le saint amour céleste, ni ne peuvent bien sentir la trace amoureuse et piste du divin bien-aimé, qui est comparé au chevreuil et petit faon de biche (1).

Le lis n’a point de saison, ains fleurit tôt ou tard, selon qu’on le plante plus ou moins avant en terre : car si on ne le pousse que de trois doigts en terre, il fleurira incontinent; mais si on le pousse six ou neuf doigts, il fleurira aussi toujours plus tard à même proportion. Si le coeur qui prétend à l’amour divin est fort enfoncé dans les affaires terrestres et temporelles, il fleurira tard et difficilement; mais s’il n’est dans le monde que justement autant que sa condition le requiert, vous le verrez bientôt fleurir en dilection, et répandre son odeur agréable.

Pour cela les saints se retirèrent ès solitudes, afin que dépris des sollicitudes mondaines, ils vaquassent plus ardemment au céleste amour. Pour cela l’épouse sacrée fermait l’un de ses yeux (2), afin d’unir plus fortement sa vue en l’autre seul, et visiter plus justement par ce moyen au milieu du coeur de son bien-aimé qu’elle veut brêler d’amour. Pour cela elle-même tient sa perruque (3) tellement plissée et ramassée dans sa tresse, qu’elle semblait n’avoir qu’un seul cheveu (4), duquel elle se sert comme d’une chaîne pour lier et ravir le coeur de son époux qu’elle rend esclave de sa dilection.

 

(1) Cant. Cant., n, 9.

(2) Cant. cant., IV, 9.

(3) Sa perruque, sa chevelure

(4) Ibid.

 

Les âmes qui désirent tout de bon d’aimer Dieu ferment leur entendement aux discours des choses mondaines pour l’employer plus ardemment ès méditations des choses divines, et ramassent toutes leurs prétentions sous l’unique intention qu’elles ont d’aimer uniquement Dieu. Quiconque désire quelque chose qu’il ne désire pas pour Dieu, il en désire moins Dieu.

Un religieux demanda au bienheureux Gilles ce qu’il pourrait faire de plus agréable à Dieu. Il lui répondit en chantant : Une à un, une à un : c’est-à-dire, une seule âme à un seul Dieu; Tant de désirs et d’amour en un coeur sont comme plusieurs enfants sur une mamelle, qui, ne pouvant téter tous ensemble, la pressent tantôt l’un, tantôt l’autre, à l’envi, et la font enfin tarir et dessécher. Qui prétend au divin amour, doit soigneusement réserver son loisir, son esprit et ses affections pour cela.

 

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CHAPITRE IV

Que les occupations légitimes ne nous empêchent point de pratiquer le divin amour.

 

La curiosité, l’ambition, l’inquiétude avec l’inadvertance et inconsidération de la fin pour laquelle nous sommes en ce monde, sont cause que nous avons mille fois plus d’empêchements que d’affaires, plus de tracas que d’oeuvre, plus d’occupation que de besogne. Et ce sont ces embarrassements, Théotime, c’est-à-dire, les niaises, vaines et superflues occupations desquelles nous nous chargeons qui nous divertissent de l’amour de Dieu, et non pas vrais et légitimes exercices de nos vocations. David, et après lui saint Louis, parmi tant de hasards, de travaux et d’affaires qu’ils eurent, soit en paix, soit en guerre, ne laissaient pas de chanter en vérité :

 

Que veut mon coeur sinon Dieu,

De ce qu’au ciel on admire!

Qu’est-ce qu’emmi ce bas lieu

Sinon Dieu mon coeur respira (1)!

 

saint Bernard ne perdait rien du progrès qu’il désirait faire en ce saint amour, quoiqu’il fût ès cours et armées des grands princes où il s’employait à réduire les affaires d’état au service de la gloire de Dieu: il changeait de lieu, mais il ne changeait point de coeur, ni son coeur d’amour, ni son amour d’objet; et pour parler son propre langage, ces mutations se faisaient en lui, mais non pas de lui, puisque bien que ses occupations fussent fort différentes, il était indifférent à toutes occupations, et différent de toutes occupations, ne recevant pas la couleur des affaires et des conversations, comme le caméléon celle des lieux où il se trouve, ainsi demeurant toujours uni à Dieu, toujours blanc en pureté, toujours vermeil de charité et toujours plein d’humilité.

Je sais bien, Théotime, l’avis des sages :

 

Celui qui fuit la cour et quitte le palais,

Qui veut vivre dévot rarement à ès armées

On voit de piété les âmes animées.

La foi, la sainteté sont filles de la paix.

 

Et les Israélites avaient raison de s’excuser aux Babyloniens, qui les pressaient de chanter les sacrés cantiques de Sion :

 

Hélas ! mais en queue musique.

En ce triste bannissement,

Pourrions-nous chanter saintement

Du Seigneur le sacré cantique (4)!

 

(1) Psal., LXXII, 25, 29.

(2) Psal., CXXXVI.

 

Mais ne voyez-vous pas aussi que ces pauvres gens étaient non seulement parmi les Babyloniens, ains encore captifs des Babyloniens. Quiconque est esclave des faveurs de la cour, du succès du palais, de l’honneur de la guerre, ô Dieu, c’en est fait, il ne saurait chanter le cantique de l’amour divin. Mais celui qui n’est en cour, en guerre, au palais que par devoir, Dieu l’assiste, et la douceur céleste lui sert d’épithème (1) sur le coeur pour le préserver de la peste qui règne en ces lieux-là.

Lorsque la peste affligea les Milanois, saint Charles ne fit jamais difficulté de chanter les maisons et toucher les personnes empestées: mais, Théotime, il les hantait aussi, et touchait seulement et justement autant que la nécessité du service de Dieu le requérait, et pour rien il ne fût allé au danger sans la vraie nécessité, de peur de commettre le péché de tenter Dieu. Ainsi ne fut-il atteint d’aucun mal, la divine providence conservant celui qui avait en elle une confiance si pure qu’elle n’était mêlée ni de timidité, ni de témérité. Dieu a soin de même de ceux qui ne vont à la cour, au palais, à la guerre, sinon par la nécessité de leur devoir : et ne faut en cela ni être si craintif que l’on abandonne les bonnes et justes affaires faute d’y aller, ni si outrecuidé (2) et présomptueux que d’y aller ou demeurer sans l’expresse nécessité du devoir et des affaires

 

(1) Epithème, médicament.

(2) Outrecuidé, outrecuidant.

 

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CHAPITRE V

Exemple très amiable sur ce sujet.

 

Dieu est innocent à l’innocent (1), bon au bon, cordial au cordial, tendre envers les tendres; et son amour le porte quelquefois à faire des traits d’une sacrée et sainte mignardise (2) pour les âmes qui, par une amoureuse pureté et simplicité, se rendent comme petits enfants auprès de lui.

Un jour sainte Françoise (3) disait l’office de Notre-Dame, et comme il advient ordinairement que, s’il n’y a qu’une affaire en toute la journée, c’est au temps de l’oraison que la presse en arrive, cette sainte dame fut appelée de la part de son mari pour un service domestique; et par quatre diverses fois pensant reprendre le fil de son office, elle fut rappelée et contrainte de couper un même verset, jusques à ce que cette bénite affaire pour laquelle on avait si empressément diverti sa prière, étant enfin achevée, revenant à son office, elle trouva ce verset, si souvent laissé par obéissance, et si souvent recommencé par dévotion, tout écrit en beaux caractères d’or, que sa dévote compagne, madame Vannocie, jura d’avoir vu écrire par le cher ange gardien de la sainte, à laquelle par après saint Paul le révéla.

Quelle suavité, Théotime, de cet époux céleste envers cette douce et fidèle amante ! Mais vous voyez cependant que les occupations nécessaires

 

(1) Ps., XVII, 26.

(2) Mignardise, caresse.

(3) Sainte Françoise.

 

à un chacun selon sa vocation ne diminuent point l’amour divin, ains l’accroissent, et dorent, par manière de dire, l’ouvrage dela dévotion. Le rossignol n’aime pas moins sa mélodie quand il fait ses pauses, que quand il chante : les coeurs dévots n’aiment pas moins l’amour quand il se divertit pour les nécessités extérieures, que quand il prie: leur silence et leur voix, leur contemplation, leur occupation et leur repos chantent également en eux le cantique de leur dilection.

 

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CHAPITRE VI

Qu’il faut employer toutes les occasions présentes en la pratiqua du divin amour.

 

Il y a des âmes qui font de grands projets de faire des excellents services à notre Seigneur par des actions éminentes et des souffrances extraordinaires; mais actions et souffrances desquelles l’occasion n’est pas présente, ni ne se présentera peut-être jamais, et sur cela pensent d’avoir fait un traité de grand amour; en quoi elles se trompent fort souvent, comme il appert, en ce qu’embrassant par souhait, ce leur semble, des grandes croix futures, elles fuient ardemment la charge des présentes qui sont moindres. N’est-ce pas une extrême tentation d’être si vaillant en imagination, et si lâche en l’exécution?

Eh ! Dieu nous garde de ces ardeurs imaginaires qui nourrissent bien souvent, dans le fond de nos coeurs, la vaine et secrète estime de nous-mêmes ! Les grandes oeuvres ne sont pas toujours en notre chemin, mais nous pouvons à toutes heures en faire des petites excellemment, c’est-à-dire avec un grand amour. Voyez ce saint, je vous prie, qui donne un verre d’eau (1) pour Dieu au pauvre passager altéré, il fait peu de chose, ce semble, mais l’intention, la douceur, la dilection dont il anime son oeuvre, est si excellente, qu’elle convertit cette simple eau en eau de vie, et de vie éternelle.

Les avettes picotent dans les lis, les flambes (2) et les roses; mais elles ne font pas moins de butin sur les menues petites fleurs du romarin et du thym, ains elles y cueillent non seulement plus de miel, mais encore de meilleur miel, parce que dedans ces petits vases le miel se trouvant plus serré, s’y conserve aussi bien mieux. Certes ès bas et menus exercices de dévotion, la charité se pratique non seulement plus fréquemment, mais aussi pour l’ordinaire plus humblement, et par conséquent plus utilement et saintement.

Ces condescendance aux humeurs d’autrui, ce support des actions et façons agrestes et ennuyeuses du prochain, ces victoires sur nos propres humeurs et passions, ce renoncement à nos menues inclinations, cet effort contre nos aversions et répugnances, ce cordial et doux aveu de nos imperfections, cette peine continuelle que nous prenons de tenir nos âmes en égalité, cet amour de notre abjection, ce bénin et gracieux accueil que nous faisions au mépris et censure de notre condition, de notre vie, de notre conversation, de nos actions: Théotime, tout cela est plus fructueux à nos âmes que nous ne saurions penser, pourvu que la céleste dilection le ménage; mais nous l’avons déjà dit à Philothée.

 

(1) Matth., X, 42.

(2) Flambes, iris.

 

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CHAPITRE VII

Qu’il faut avoir soin de faire nos actions fort parfaitement.

 

Notre Seigneur, au rapport des anciens, souhait (1) dire aux siens : Soyez bons monnoyeurs. Si l’écu n’est de bon or, s’il n’a son poids, s’il n’est battu au coin légitime, on le rejette comme non recevable. Si une oeuvre de bonne espèce, si elle n’est ornée de charité, si l’intention n’est pieuse, elle ne sera point reçue entre les bonnes oeuvres. Si je jeûne, mais pour épargner, mon jeûne n’est pas de bonne espèce; si c’est par tempérance, mais que j’aie quelque péché mortel en mon âme, le poids manque à cette oeuvre, car c’est la charité qui donne le poids à tout ce que nous faisons; si c’est seulement par conversation et pour m’accommoder à mes compagnons, cette oeuvre n’est point marquée au coin d’une intention approuvée. Mais si je jeûne par tempérance, et que je sois en la grâce de Dieu, et que j’aie intention de plaire à sa divine majesté par cette tempérance l’oeuvre sera une bonne monnaie propre pour accroître en moi le trésor de la charité.

C’est faire excellemment les actions petites, que de les faire avec beaucoup de pureté d’intention et une forte volonté de plaire à Dieu; et lors elles nous sanctifient grandement. II y a des personnes qui mangent beaucoup, et sont toujours maigres, exténuées et alangouries, parce qu’elles n’ont pas la force digestive bonne; il y en a l’autres qui mangent peu, et sont toujours en

 

(1) Soulait, avait coutume.

 

bon point et vigoureuses, parce qu’elles ont l’estomac bon. Aussi y a-t-il des âmes qui font beaucoup de bonnes oeuvres, et croissent fort peu en charité, parce qu’elles les font ou froidement et lâchement ou par instinct et inclination de nature, plus que par inspiration de Dieu ou ferveur céleste; et au contraire il y en a qui font peu de besogne, mais avec une volonté et intention si sainte, qu’elles font un progrès extrême en dilection : elles ont peu de talent, mais elles le ménagent si fidèlement que le Seigneur les en récompense largement.

 

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CHAPITRE VIII.

Moyen général pour appliquer nos oeuvres au service de Dieu.

 

Tout ce que vous faites et quoi que vous fassiez en paroles et en oeuvres, faites-le tout au nom de Jésus-Christ. Soit que vous mangiez soit que vous buviez, ou que vous fassiez quelque autre chose, faites-le tout d la gloire de Dieu (1). Ce sont les paroles propres du divin Apôtre, lesquelles, comme dit le grand saint Thomas en les expliquant, sont suffisamment pratiquées quand nous avons l’habitude de la très sainte charité, par laquelle, bien que nous n’ayons pas une expresse et attentive intention de faire chaque oeuvre pour Dieu, cette intention est contenue couvertement (2) en l’union et communion que nous avons avec Dieu, par laquelle tout ce que nous pouvons faire de bon est dédié avec nous à sa divine bonté. Il n’est pas

 

(1) Col., III, 17. 1. — Cor., X, 31.

(2) Couvertement, implicitement.

 

besoin qu’un enfant, demeurant en la maison et puissance de son père, déclare que ce qu’il acquiert est acquis à son père, car sa personne étant à son père, tout ce qui en dépend lui appartient aussi. Il suffit aussi que nous soyons enfants de Dieu par dilection, pour rendre tout ce que nous faisons entièrement destiné à sa gloire.

Il est donc vrai, Théotime, que, comme nous avons dit ailleurs, tout ainsi que l’olivier planté près de la vigne lui donne sa saveur; de même la charité se trouvant auprès des autres vertus, elle leur communique sa perfection. Mais comme il est vrai aussi que si l’on ente la vigne sur l’olivier, il ne lui communique pas seulement plus parfaitement son goût, mais la rend encore participante de son suc, ne vous contentez pas aussi d’avoir la charité, et avec elles la pratique des vertus, mais faites que ce soit par et pour elle que vous les pratiquiez, afin qu’elles lui pussent être justement attribuées.

Quand un peintre tient et conduit la main de l’apprenti, le trait qui en provient est principalement attribué au peintre, parce qu’encore que l’apprenti ait contribué (1) le mouvement de sa main et l’application du pinceau si est-ce que le maître a aussi de sa part tellement mêlé son mouvement à celui de l’apprenti, qu’imprimant en icelui l’honneur de ce qui est bien au trait, il lui est spécialement différé, encore qu’on ne laisse pas de louer l’apprenti à cause de la souplesse avec laquelle il a accommodé son mouvement à sa conduite du maître. O que les actions des vertus sont excellentes, quand le divin amour

 

(1) Contribué, donné, fourni,

 

leur imprime son sacré mouvement, c’est-à-dire, lorsqu’elles se font par le motif de la dilection. Mais cela se fait différemment.

Le motif de la divine charité répand une influence de perfection particulière sur les actions vertueuses de ceux qui se sont spécialement dédiés à Dieu pour le servir à jamais. Tels sont les évêques et prêtres, qui, par une consécration sacramentelle et par un caractère spirituel, qui ne peut être effacé, se vouent, comme serfs stigmatisés et marqués, au perpétuel service de Dieu. Tels les religieux, qui, par leurs voeux, ou solennels ou simples, sont immolés à Dieu en qualité d’hosties vivantes et raisonnables (1). Tels tous ceux qui se rangent aux congrégations pieuses, dédiées à jamais à la gloire divine. Tels tous ceux encore qui à. dessein se procurent des profondes et puissantes résolutions de suivre la volonté de Dieu, faisant pour cela des retraites de quelques jours, afin d’exciter leurs âmes par divers exercices spirituels à l’entière réformation de leur vie; méthode sainte, familière aux anciens chrétiens, mais depuis presque tout à fait, délaissée, jusqu’à ce que le grand serviteur de Dieu, Ignace de Loyola, la remit en usage du temps de nos pères.

Je sais que quelques-uns n’estiment pas que cette obligation si générale de nous-mêmes étende sa vertu et porte son influence sur les actions que nous pratiquons par après, sinon à mesure qu’en l’exercice d’icelles nous appliquons en particulier le motif de la dilection, les dédiant spécialement à la gloire de Dieu. Mais tous confessent néanmoins, avec saint Bonaventure, loué d’un

 

(1) Rom., XII, 1.

 

chacun en ce sujet, que si j’ai résolu en mon coeur de donner cent écus pour Dieu, quoique par après je fasse à loisir la distribution de cette somme, ayant l’esprit distrait et sans attention, toute la distribution néanmoins ne laissera pas d’être faite par amour, à cause qu’elle procède du premier objet que le divin amour me fit faire de donner tout cela.

Mais de grâce, Théotime, quelle différence y a-t-il entre celui qui offre cent écus à Dieu, et celui qui offre toutes ses actions ? Certes, il n’y en a point sinon que l’un offre une somme d’argent et l’autre une somme d’actions. Et pourquoi donc, je vous prie, ne seront-ils l’un comme l’autre estimés faire la distribution des pièces de leurs sommes, en vertu de leurs premiers propos et fondamentales résolutions? Et si l’un, distribuant ses écus sans attention, ne laisse pas de jouir de l’influence de son premier dessein, pourquoi l’autre, distribuant ses actions,. ne jouira-t-il pas du fruit de sa première intention? Celui qui destinément s’est rendu esclave amiable de la divine bonté, lui a par conséquent dédié toutes ses actions.

Sur cette vérité chacun devrait une fois en sa vie faire une bonne retraite, pour en icelle bien purger son âme de tout péché, pour ensuite faire une intime et solide résolution de vivre tout à Dieu, selon que nous avons enseigné en la première partie de l’Introduction à la vie dévote; puis au moins une fois l’année faire la revue de sa conscience, et le renouvellement de la première résolution que nous avons marqué en la cinquième partie de ce livre -là, auquel pour ce regard je vous renvoie (1).

Certes, saint Bonaventure avoue qu’un homme qui s’est acquis une si grande inclination et coutume de bien faire, que souvent il le fait sans spéciale attention, ne laisse pas de mériter beaucoup par telles actions, lesquelles sont ennoblies par la dilection de laquelle elles proviennent comme la racine et source originaire de cette heureuse habitude, facilité et promptitude.

 

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CHAPITRE IX.

De quelques autres moyens pour appliquer plus particulièrement nos oeuvres à l’amour de Dieu.

 

Quand les paonnesses (2) couvent en des lieux bien blancs, les poulets sont aussi tout blancs et quand nos intentions sont en l’amour de Dieu, lorsque nous projetons quelque bonne oeuvre, ou que nous nous jetons en quelque vocation, toutes les actions qui s’en suivent prennent leur valeur et tirent leur noblesse de la dilection de laquelle elles ont leur origine; car qui ne voit que les actions qui sont propres à ma vocation, ou requises à mon dessein, dépendent de cette première élection et résolution que j’ai faite?

Mais, Théotime, il ne se faut pas arrêter là; ains pour faire un excellent progrès en la dévotion, il faut none seulement au commencement de notre conversion, et puis tous les ans destiner notre vie et toutes nos actions à Dieu; mais aussi il les lui faut offrir tous les jours, selon l’exercice

 

(1) Pour ce regard, sur ce point.

(2) Paonnesses, paonnes.

 

du matin que nous avons enseigné à Philothée: car en ce renouvellement journalier de notre oblation, nous répandons sur nos actions la vigueur et vertu de la dilection par une nouvelle application de notre coeur à la gloire divine, au moyen de quoi il est toujours plus sanctifié.

Outre cela, appliquons cent et cent fois le jour notre vie au divin amour par la pratique des oraisons jaculatoires, élévations de coeur et retraites spirituelles; car ces saints exercices lançant et jetant continuellement nos esprits en Dieu, y portent ensuite toutes nos actions. Et comme se pourrait-il faire, je vous prie, qu’une âme laquelle à tous moments s’élance en la divine bonté, et soupire incessamment des paroles de dilection pour tenir toujours son coeur dans le sein de ce Père céleste, ne fût pas estimée faire toutes ses bonnes actions en Dieu et pour Dieu?

Celle qui dit: Hé! Seigneur, je suis vôtre (1) : Mon bien-aimé est tout mien, et moi je suis toute sienne (2): Mon Dieu, vous êtes mon tout: O Jésus, vous êtes ma vie: Hé! qui me fera la grâce que je meure à moi-même, afin que je ne vive qu’à vous? O aimer! ô s’acheminer! ô mourir à soi-même ! ô vivre à Dieu! ô être en Dieu! O Dieu! ce qui n’est pas vous-même ne m’est rien : celle-là, dis-je, ne dédie-t-elle pas continuellement ses actions au céleste époux? O que bienheureuse est l’âme qui a une fois bien fait le dépouillement et la parfaite résignation de soi-même entre les mains de Dieu, dont nous avons parlé ci-dessus! car par après elle n’a à faire qu’un

 

(1) Ps. CXVIII, 94.

(2) Cant. cant., II, 16.

 

petit soupir et regard en Dieu pour renouveler et confirmer son dépouillement, sa résignation et son oblation., avec la protestation qu’elle ne veut rien que Dieu et pour Dieu, et qu’elle ne s’aime, ni chose du monde, qu’en Dieu, et pour l’amour de Dieu.

Or, cet exercice de continuelles aspirations est donc fort propre pour appliquer toutes nos oeuvres à la dilection, mais principalement il suffit très abondamment pour les menues et ordinaires actions de notre vie car quant aux oeuvres relevées et de conséquence, il est expédient, pour faire un profit d’importance, d’user de la méthode suivante, ainsi que j’ai déjà touché ailleurs.

Élevons en ces occurrences nos coeurs et nos esprits en Dieu, enfonçons notre considération et étendons notre pensée dans la très sainte et glorieuse éternité ; voyons qu’en icelle la divine bonté nous ch,érissait tendrement, destinant pour notre salut tous les moyens convenables à notre progrès en sa dilection,. et particulièrement la commodité de faire le bien qui se présente alors à nous, ou de souffrir le mal qui nous arrive. Cela fait, déployant, s’il faut ainsi dire, et élevant le bras de notre consentement, embrassons chèrement, ardemment et très amoureusement, soit le bien qui se présente à. faire, soit le mal qu’il nous faut souffrir, en considération de ce que Dieu l’a voulu éternellement, pour lui complaire et obéir à sa. providence.

Voyez le grand saint Charles, lorsque la peste attaqua son diocèse. Il releva son courage en Dieu, et regarda attentivement qu’en l’éternité de la providence divine ce fléau était préparé et destiné à son peuple, et que emmi ce fléau, cette même providence avait ordonné qu’il eût un soin très amoureux de servir, soulager et assister cordialement les affligés, puisqu’en cette occasion il se trouvait le père spirituel, pasteur et évêque de cette province-là. C’est pourquoi se représentant la grandeur des peines, travaux et hasards qu’il lui serait force (1) de subir pour ce sujet, il s’immola en esprit au bon plaisir de Dieu, et baisant tendrement cette croix, il s’écria du fond de son coeur, à l’imitation de saint André : Je te salue, ô croix précieuse! Je te salue, ô tribulation bienheureuse ! O affliction sainte, que tu es aimable, puisque tu es issue du sein aimable de ce Père d’éternelle miséricorde, qui t’a voulue de toute éternité, et t’a destinée pour ce cher peuple et pour mai! O croix ! mon coeur te veut, puisque celui de mon Dieu t’a voulue. O croix! Mon âme te chérit et t’embrasse de toute sa dilection.

En cette sorte devons-nous entreprendre les plus grandes affaires et les plus âpres tribulations qui nous puissent arriver. Nais quand elles seront de longue haleine, il faudra de temps en temps, et fort souvent répéter cet exercice, pour continuer plus utilement notre union à la volonté et bon plaisir de Dieu, prononçant cette briève, mais toute divine protestation de son Fils: Oui, ô Père éternel ! je le veux de tout mon cœur, parce qu’ainsi a-t-il été agréable devant vous (2). O Dieu ! Théotime, que de trésors en cette pratique!

 

(1) Il lui serait force, qu’il serait forcé.

(2) Matth., XI, 26.

 

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CHAPITRE X

Exhortation au sacrifice que nous devons faire à Dieu de notre franc arbitre (1).

 

J’ajoute au sacrifice de saint Charles celui du grand patriarche Abraham, comme une vive image du plus fort et loyal amour qu’on puisse imaginer en créature quelconque.

Il sacrifia certes toutes ses plus fortes affections naturelles qu’il pouvait avoir, lorsque oyant la voix de Dieu qui lui disait: Sors de ton pays et de ta parenté, et de la maison de ton père, et viens au pays que je te montrerai (2), il sortit soudain, et se mit promptement en chemin, sans savoir où il irait (3). Le doux amour de la patrie, la suavité de la conversation des proches, les délices de la maison paternelle ne l’ébranlèrent point : il part hardiment et ardemment, et va où il plaira à Dieu de le conduire. Quelle abnégation, Théotime! quel renoncement! On ne peut aimer Dieu parfaitement, si l’on ne quitte les affections aux choses périssables.

Mais ceci n’est rien en comparaison de ce qu’il fit par après, quand Dieu l’appelant par deux fois, et ayant vu sa promptitude à répondre, il lui dit : Prends Isaac ton enfant unique, lequel tu aimes, et va en la terre de vision, où tu l’offriras en holocauste sur l’un des monts que je te montrerai (4); car voilà ce grand homme qui part soudain avec ce tant aimé et tant aimable fils, fait trois

 

(1) Franc arbitre, libre arbitre, liberté.

(2) Gen., XII, 1.

(3) Hebr., XI, 18.

(4) Gen., XXII, 1, 2 et seq.

 

 

journées de chemin, arrive au pied de la montagne, laisse là ses valets et l’âne, charge son fils Isaac du bois requis à l’holocauste, se réservant de porter lui-même le glaive et le feu ; et comme il va montant, ce cher enfant lui dit: Mon père? et il lui répond : Que veux-tu, mon fus ? Voici, dit l’enfant, voici te bois et le feu, mais où est ta victime de l’holocauste ? A quoi le père répond : Dieu se pourvoira de la victime de l’holocauste, mon enfant. Et tandis, ils arrivent sur le mont destiné, où soudain Abraham construit un autel, arrange le bois sur icelui, lie son Isaac et le colloque sur le bûcher, il l’étend sa main droite, empoigne, et tire à soi le glaive, il hausse le bras, et comme il est près de décharger le coup pour immoler cet enfant, l’ange crie d’en haut: Abraham, Abraham! qui répond: Me voici; et l’ange lui dit: Ne tue pas l’enfant, c’en est assez; maintenant je connais que tu crains Dieu, et n’as pas épargné ton fils pour l’amour de moi. Sur cela, Isaac est délié, Abraham prend un bélier qu’il voit pris par les cornes aux ronces d’un buisson, et l’immole.

Théotime, qui voit la femme de son prochain pour la convoiter, il a déjà adultéré en son coeur (1): et qui lie son fils pour l’immoler, il l’a déjà sacrifié en son coeur. Eh ! voyez donc, de grâce, quel holocauste ce saint homme fit en, son coeur. Sacrifice incomparable! sacrifice qu’on ne peut assez estimer! sacrifice qu’on ne peut assez louer ! O Dieu! qui saurait discerner quelle des deux dilections fut la plus grande, ou celle d’Abraham qui, pour plaire à Dieu, immole cet enfant tant aimable; ou celle de cet enfant qui, pour plaire à

 

(1) Matth. V, 23.

 

Dieu, veut bien être immolé, et pour cela se laisser lier et étendre sur le bois, et, comme un doux agnelet, attend paisiblement le coup de mort de la chère main de son bon père?

Pour moi, je préfère le père en la longanimité: mais aussi je donne hardiment le prix de la magnanimité au fils. Car d’un côté c’est voirement une merveille, mais non pas si grande, de voir qu’Abraham déjà vieil et consommé en la science d’aimer Dieu, et fortifié de la récente vision et parole divine, fasse ce dernier effort de loyauté et dilection envers un maître duquel il avait si souvent senti et savouré la suavité et providence. Mais de voir Isaac au printemps de son âge, encore tout novice et apprenti en l’art d’aimer son Dieu, s’offrir sur la seule parole de son père au glaive et au feu, pour être un holocauste d’obéissance à la divine volonté : c’est chose qui surpasse toute admiration.

D’autre part néanmoins, ne voyez-vous pas, Théotime, qu’Abraham remâche et roule plus de trois jours dans son âme l’amère pensée et résolution de cet âpre sacrifice? N’avez-vous point de pitié de son coeur paternel, quand montant seul avec son fils, cet enfant, plus simple qu’une colombe, lui disait : Mon Père, où est la victime? et qu’il lui répondait: Dieu y pourvoira, mon fils. Ne pensez-vous point que la douceur de cet enfant, portant le bois sur ses épaules et l’entassant par après sur l’autel, fit fondre en tendreté (1) les entrailles de ce père? O coeur que les anges admirent, et que Dieu magnifie! Hé, Seigneur Jésus, quand sera-ce donc que vous ayant sacrifié tout

 

(1) Tendreté, tendresse.

 

 

ce que nous avons, nous vous immolerons tout ce que nous sommes? Quand vous offrirons-nous en holocauste notre franc arbitre, unique enfant de notre esprit? Quand sera-ce que noue le lierons et étendrons sur le bûcher de voire croix, de vos épines, de votre lance, afin que, comme une brebiette, il soit victime agréable de votre non plaisir, pour mourir et brûler du feu et du glaive de votre saint amour?

O franc arbitre de mon coeur! que ce vous sera chose bonne d’être lié et étendu sur la croix du divin Sauveur! Que ce vous est chose désirable de mourir à vous-même, pour ardre (1) à jamais en holocauste au Seigneur! Théotime, notre franc arbitre n’est jamais si franc que quand il est esclave de la volonté de Dieu, comme il n’est jamais si serf que quand il sert à notre propre volonté: jamais il n’a tant de vie que quand il meurt à soi-même, et jamais il n’a tant de mort que quand il vit à soi.

Nous avons la liberté de faire le bien et le mal: mais de choisir le mal, ce n’est pas user, ains abuser de cette liberté. Renonçons à cette mal. heureuse liberté et assujettissons pour jamais notre franc arbitre au parti de l’amour céleste ; rendons-nous esclaves de la dilection, de laquelle les serfs sont plus heureux que les rois. Que si jamais notre âme voulait employer sa liberté contre nos résolutions de servir Dieu éternellement et sans réserve, ô alors, pour Dieu, sacrifions ce franc arbitre, et le faisons mourir à soi, afin qu’il vive à Dieu. Qui le voudra garder pour l’amour propre en ce monde, le perdra pour

 

(1) Ardre, brûler, du latin ardere.

 

l’amour éternel en l’autre; et qui le perdra pour l’amour de Dieu en ce monde, il le conservera (1) pour le même amour en l’autre. Qui lui donnera la liberté en ce monde, l’aura serf et esclave en l’autre; et qui l’asservira à la croix en ce monde, l’aura libre en l’autre, où étant abîmé en la jouissance de la divine bonté, sa liberté se trouvera convertie en amour, et l’amour en liberté, mais liberté de douceur infinie: sans effort, sans peine et sans répugnance quelconque, lions aimerons invariablement à jamais le Créateur et Sauveur de nos âmes.

 

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CHAPITRE XI

Des motifs que nous avons pour le saint amour

 

Saint Bonaventure, le père Louis de Grenade, le père Louis du Pont, F. Diègue de Stella, ont suffisamment discouru sur ce sujet: je me contenterai de marquer seulement les points que j’en ai touchés en ce Traité.

La bonté divine considérée en elle-même n’est pas seulement le premier motif de tous, mais le plus noble et le plus puissant: car c’est celui qui ravit les bienheureux, et comble leur félicité. Comme peut-on avoir un coeur, et n’aimer pas une si infinie bonté? Or ce sujet est aucunement (2) proposé aux chapitres IX et II, du second livre, et dès le chapitre VIII du troisième livre jusqu’à la fin, et au chapitre II du livre dixième.

Le second motif est celui de la providence naturelle de Dieu envers nous, de la création et conservation, selon que nous disons au chapitre III, du second livre.

 

(1) Marc., VIII, 35.

(2) Aucunement, absolument ou en quelque façon.

 

Le troisième motif est celui de la providence surnaturelle de Dieu envers nous, et de la rédemption qu’il nous a préparée, ainsi qu’il est expliqué aux chapitres IV, V, VI et VII du second livre.

Le quatrième motif, c’est de considérer comme Dieu pratique cette providence et rédemption, fournissant à un chacun toutes les grâces et assistances requises à notre salut; de quoi nous traitons au second livre dès le chapitre VIII, et au livre troisième dès le commencement jusqu’au chapitre VI.

Le cinquième motif est la gloire éternelle que la divine bonté nous a destinée, qui est le comble des bienfaits de Dieu envers nous, dont il est aucunement discouru dès le chapitre IX, jusqu’à la fin du livre troisième.

 

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CHAPITRE XII

Méthode très utile pour employer ces motifs.

 

Or, pour recevoir de ces motifs une profonde et puissante chaleur de dilection, il faut: 1° qu’après en avoir considéré l’un en général, nous l’appliquions en particulier à nous-mêmes. Par exemple: O qu’aimable est ce grand Dieu, qui par son infinie bonté a donné son Fils en rédemption pour tout le monde! hélas! oui, pour tous en général, mais en particulier encore pour moi qui suis le premier des pécheurs (1). Ah ! il m’a aimé; je dis, il m’a aimé, moi; mais je dis moi-même tel que je suis, et s’est livré à la passion pour moi (2).

  Il faut considérer les bénéfices divins en leur origine première et éternelle. O Dieu! mon Théotime, quelle assez digne dilection pourrions-nous

 

(1) Tim., I, 16.

(2) Gal., II, 10.

 

avoir pour l’infinie bonté de notre Créateur, qui de toute éternité a projeté de nous créer, conserver, gouverner, racheter, sauver et glorifier tous en général et en particulier! Eh! qui étais-je, lorsque je n’étais pas? moi, dis-je, qui étant maintenant quelque chose, ne suis rien qu’un simple chétif vermisseau de terre? et cependant Dieu dès l’abîme de son éternité pensait pour moi des pensées de bénédiction (1) ! Il méditait et désignait, ains déterminait l’heure de ma naissance, de mon baptême, de toutes les inspirations qu’il me donnerait, et en sommes tous les bienfaits qu’il me ferait et offrirait. Hélas! y a-t-il une douceur pareille à cette douceur?

3° Il faut considérer les bienfaits divins en leur seconde source méritoire. Car ne savez-vous pas, Théotime, que le grand prêtre de la loi portait sur ses épaules et sur sa poitrine les noms des enfants d’Israël, c’est-à-dire, des pierres précieuses, esquelles les noms des chefs d’Israël étaient gravés? Hé! voyez Jésus, notre grand évêque (2), et regardez-le dès l’instant de sa conception, considérez qu’il nous portait sur ses épaules, acceptait a charge de nous racheter par sa mort, et la mort de la croix (3). O Théotime, Théotime! cette âme du Sauveur nous connaissait tous par nom et par surnom; biais surtout au jour de sa passion, lorsqu’il offrait ses larmes, ses prières, son sang et sa vie pour tous, il lançait en particulier pour vous ces pensées de dilection: Hélas ! ô mon Père éternel, je prends à moi et me charge de tous les

 

(1) Jer., xXIX, 11.

(2) I Petr., II, 25.

(3) Philip., II, 8.

 

péchés du pauvre Théotime, pour souffrir les tourments et la mort, afin qu’il en demeure quitte et qu’il ne périsse point, mais qu’il vive. Que je meure, pourvu qu’il vive; que je sois crucifié, pourvu qu’il soit glorifié. O amour souverain du coeur de Jésus! quel coeur te bénira jamais assez dévotement!

Ainsi, dedans sa poitrine maternelle, son coeur divin prévoyait, disposait, méritait, impétrait (1) tous les bienfaits que nous avons, non seulement en général pour tous, mais en particulier pour un chacun; et ses mamelles de douceur nous préparaient le lait de ses mouvements, de ses inspirations et des suavités par lesquelles il tire, conduit et nourrit nos coeurs à la vie éternelle. Les bienfaits ne nous échauffent point, si nous ne regardons la volonté éternelle qui les nous destine, et le coeur du Sauveur qui les nous a mérités par tant de peines, et surtout en sa mort et passion.

 

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CHAPITRE XIII.

Que le mont Calvaire est la vraie académie de la dilection.

 

Or, enfin, pour conclusion, la mort et la passion de notre Seigneur est le motif le plus doux et le plus violent qui puisse animer nos coeurs en cette vie mortelle; et c’est la vérité, que les abeilles (2) mystiques font leur plus excellent miel dans les plaies de ce lion de la tribu de Juda (3) égorgé, mis en pièces et déchiré sur le mont un Calvaire:

et les enfants de la croix le glorifient en leur

 

(1) Impétrait, obtenait.

(2) Judic., XIV, 8.

(3) Apoc., V, 5.

 

 

admirable problème (1) que le monde n’entend pas: de la mort qui dévore tout, est sortie la viande de notre consolation; et de la mort plus forte que tout, est issue la douceur du miel de notre amour (2). O Jésus mon Sauveur! que votre mort est amiable, puisqu’elle est le souverain effet de votre amour!

Aussi là-haut en la gloire céleste, après le motif de la bonté divine connue et considérée en elle-même, celui de la mort du Sauveur sera le plus puissant pour ravir les esprits bienheureux en la dilection de Dieu; en signe de quoi, en la transfiguration, qui fut un échantillon de la gloire, Moïse et Élie parlaient avec notre Seigneur de l’excés qu’il devait accomplir en Jérusalem (3). Mais de quel excès, sinon de cet excès d’amour par lequel la vie fut ravie à l’amant pour être donnée à la bien-aimée? Si que (4) au cantique éternel je m’imagine qu’on répétera à tous moments cette joyeuse acclamation:

 

Vive Jésus, duquel la mort

Montra combien l’amour est fort!

 

Théotime, le mont Calvaire est le mont des amants. Tout amour qui ne prend son origine de la passion du Sauveur est frivole et périlleux. Malheureuse est la mort sans l’amour du Sauveur : malheureux est l’amour sans la mort du Sauveur. L’amour et la mort sont tellement mêlés ensemble en la passion du Sauveur, qu’on ne peut avoir au coeur l’un sans l’autre. Sur le Calvaire,

 

(1) Problème, énigme; allusion à celle que Samson proposait aux Philistins.

(2) Judic, XIV, 13, 14.

(3) Luc., IX, 31.

(4) Si que, tellement que.

 

on ne peut avoir la vie sans l’amour, ni l’amour sans la mort du Rédempteur. Mais hors de là tout est ou mort éternelle, ou amour éternel; et toute la sagesse chrétienne consiste à bien choisir; et pour vous aider à cela, j’ai dressé cet écrit, mon Théotime

 

Il faut choisir, ô mortel,

En cette vie mortelle,

Ou bien l’amour éternel,

Ou bien la mort éternelle;

L’ordonnance du grand Dieu

Ne laisse point de milieu.

 

O amour éternel! mon  âme vous requiert et vous choisit éternellement. Hé! venez, Saint-Esprit, et enflammez nos coeurs de votre dilection. Ou aimer ou mourir: mourir et aimer. Mourir à tout autre amour, pour vivre à celui de Jésus, afin que nous ne mourions point éternellement; ains que vivant en votre amour éternel, ô Sauveur de nos âmes, nous chantions éternellement: Vive Jésus! j’aime Jésus. Vive Jésus que j’aime! J’aime Jésus qui vit et règne ès siècles des siècles

Amen.

 

Ces choses, Théotime, qui, par la grâce et faveur de la charité, ont été écrites à votre charité, puissent tellement s’arrêter en votre coeur, que cette charité trouve en vous le fruit des saintes oeuvres, non les feuilles des louanges. Amen. Dieu soit béni! Je ferme donc ainsi tout ce Traité par ces paroles par lesquelles saint Augustin finit un sermon admirable de la charité, qu’il fit devant une illustre assemblée.

 

FIN DU DOUZIÈME LIVRE ET DE TOUT LE TRAITÉ.

 

 

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