SOLILOQUE

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SOLILOQUE.

 

SOLILOQUE.

PROLOGUE.

CHAPITRE PREMIER. Comment l'âme, par ses exercices spirituels, doit réfléchir sa contemplation sur son intérieur, afin de reconnaître ce qu'elle était par la création, combien elle a été défigurée par le péché, et comment elle a été réparée par la grâce.

CHAPITRE II. Comment l'âme, dans ses exercices spirituels, doit tourner le regard de sa contemplation vers les choses extérieures afin de reconnaître combien instables sont les biens de ce monde, combien passagères en sont les pompes, combien misérable en est la gloire,

CHAPITRE III. Comment l'âme, dans ses exercices spirituels, doit tourner le regard de sa contemplation vers les choses inférieures, la nécessité inévitable de la mort, la sévérité formidable du jugement, et la rigueur intolérable des peines de l'enfer.

CHAPITRE IV. Comment l'âme, dans ses exercices, doit élever le regard de sa contemplation vers les choses supérieures, afin de connaître et de goûter le prix inestimable, les délices ineffables et la durée interminable des félicités célestes.

 

PROLOGUE.

 

Je fléchis les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui est le principe et le chef de cette grande famille qui est dans le ciel et sur la terre, afin que, selon les richesses de sa gloire, il vous fortifie dans l'homme intérieur par son esprit; qu'il fasse que Jésus-Christ habite en vos coeurs par la foi; et qu'étant enracinés et fondés en la charité, vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle est la largeur, la longueur, la sublimité et la profondeur de Dieu, et connaître l'amour de Jésus-Christ envers nous, amour qui surpasse toute connaissance, afin que vous soyez remplis de toute la plénitude des dons de Dieu (1).

L'apôtre saint Paul, ce vaisseau d'élection éternelle, ce sanctuaire d'une sainteté toute divine, ce miroir et ce modèle de la céleste contemplation, nous montre en ces paroles le commencement, l'objet et le fruit des exercices spirituels. En effet, ces exercices, pour être pieux et profitables, doivent recevoir du ciel la puissance qui fortifie , la sagesse qui dirige, et la piété qui console. Que l'âme dévote embrasée de l'amour de la divine contemplation fléchisse donc

 

1 Epes., 3.5.

 

2

 

spirituellement les genoux devant le trône de la bienheureuse et incompréhensible Trinité; qu'elle frappe avec humilité et demande sagement à Dieu le Père cette puissance fortifiante qui l'empêchera de succomber sous le poids du travail ; qu'elle demande à Dieu le Fils cette sagesse régulatrice qui la maintiendra dans la vérité contre les séductions de l'erreur; qu'elle demande enfin à Dieu le Saint-Esprit cette piété consolante, cette suavité qui la préservera des assauts de l'ennemi. Toute grâce excellente et tout don parfait viennent d'en haut et descendent du Père des lumières (1). Tout notre bien est Dieu même ou vient de Dieu, dit saint Augustin (2). Ce n'est donc pas sans raison qu'au commencement de toute bonne oeuvre , il nous faut invoquer celui en qui tout bien prend sa source, par qui tout bien est produit, et à qui tout bien se rapporte comme à sa fin. C'est là cette ineffable Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, dont parle l'Apôtre lorsqu'il dit : Je fléchis les genoux, etc.

Saint Paul nous montre, en second lieu, quel est l'objet salutaire de nos exercices spirituels. Or, cet objet pour l'âme dévote, ce sont les choses intérieures et extérieures, les choses inférieures et supérieures. En effet, l'âme doit commencer par réfléchir sur elle-même le regard de sa contemplation afin de reconnaître ce qu'elle était par la création, ce qu'elle est devenue par le péché, et comment elle a été reformée par la grâce. Ensuite elle doit diriger ce

 

1 Jac., 1. — 2 De Nat. Bon., c. 1.

 

3

 

même regard vers fies choses extérieures afin de bien comprendre combien instables sont les biens de ce monde, combien sa gloire est passagère et combien misérable est sa magnificence. Elle doit, en troisième lieu, l'abaisser sur les choses inférieures afin de se pénétrer de la nécessité inévitable de la mort pour tous les hommes, de la sévérité formidable du jugement dernier, et des tourments intolérables de l'enfer. Elle doit enfin élever sa contemplation vers les choses supérieures afin de connaître et de goûter le prix inestimable, la félicité ineffable et l'éternité interminable des joies célestes.

Telle est la croix bienheureuse dont tu vois les quatre extrémités et sur laquelle tu dois, ô âme dévote, demeurer attachée par une méditation perpétuelle avec Jésus-Christ , ton époux plein de douceur. Tel est le char de feu appuyé sur quatre roues, qui doit te transporter, par une contemplation assidue, à la suite de celui qui est pour toi un ami fidèle, dans les palais célestes (1). Telle est la région dont les confins s'étendent à l'orient et à l'aquilon , au couchant et au midi ; tu dois y entrer et la par-courir tous les jours ; tu dois y chercher et y poursuivre, par une méditation profonde, celui qui tient la première place dans ton amour, et pouvoir t'écrier avec l'Epouse : J'ai cherché durant la nuit sur ma couche celui que mon âme chérit (2) . L'Apôtre indique ces quatre choses en ces paroles : Afin que vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle est la

 

1 IV Reg., 2. — 2 Cant., 3.

 

4

 

largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur de la bonté de Dieu.

Maintenant cet exercice salutaire, accompli comme il convient et d'une manière digne de louange , offre pour fruit l'éternelle félicité qui renferme en soi tout ce qui est beau et excellent, et suffit à rendre parfaitement heureux sans emprunter rien au-dehors. Là nous verrons celui qui est béni dans tous les siècles , nous l'aimerons, nous nous entretiendrons avec lui et nous le louerons durant toute l'éternité. L'Apôtre nous promet un tel fruit lorsqu'il conclut son discours par ces paroles : Afin que vous soyez remplis de toute la plénitude des dons de Dieu. Nous trouverons cette plénitude quand Dieu sera pour notre volonté l'abondance de la paix , pour notre raison le comble de la lumière, et pour notre mémoire la persévérance de l'éternité. C'est alors que Dieu sera tout en tous', quand toute erreur aura été éloignée de la raison, toute douleur de la volonté toute crainte de la mémoire, et que nous posséderons ce qui fait l'objet de notre espérance : une sérénité admirable, une allégresse toute divine, une sécurité éternelle.

Poussé par ma conscience à écrire le présent traité, je l'ai composé des paroles les plus simples que j'ai pu rencontrer dans les écrits des saints, afin de le mettre à la portée des intelligences les moins élevées , et j'ai employé la forme du dialogue. L'âme dévote, disciple de la vérité éternelle, y interroge en méditant, et l'homme intérieur lui répond par un langage tout spirituel.

 

1 Cor., 15.

 

5

 

Mais, pour arriver à la contemplation ineffable renfermée eu ces exercices, il nous faut commencer par mettre en pratique les premières paroles de l'Apôtre, et nous approcher du Père des lumières en l'invoquant avec humilité. Prosternons donc pieusement notre coeur devant le trône de l'éternelle Majesté, versons des larmes et poussons des gémissements continuels en présence de l'indivisible Trinité, afin que Dieu le Père nous donne par son Fils béni et en son Saint-Esprit la grâce d'entrer en ces exercices de l'esprit, d'arriver à comprendre quelle est la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur de la bonté de Dieu, et d'atteindre ainsi jusqu'à celui qui est la fin et le complément de tout désir. Ainsi soit-il.

 

CHAPITRE PREMIER. Comment l'âme, par ses exercices spirituels, doit réfléchir sa contemplation sur son intérieur, afin de reconnaître ce qu'elle était par la création, combien elle a été défigurée par le péché, et comment elle a été réparée par la grâce.

 

L'AME.

 

Dis-moi donc, ô homme, si après avoir invoqué avec ardeur la Majesté suprême, si après avoir imploré humblement la sagesse éternelle , si enfin après avoir

 

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supplié avec larmes la céleste miséricorde et la divine clémence, j'ai obtenu la grâce de m'exercer en esprit sur les quatre sujets suivants, sur la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur de la bonté de Dieu; dis-moi, je t'en conjure, quel ordre je dois suivre pour ne point perdre le fruit d'un pareil exercice en m'avançant au hasard. Car le défaut d'ordre affaiblit la beauté du mérite, et la connaissance d'une chose n'est point parfaite en nous lorsque nous savons ce qu'il faut faire sans comprendre de quelle manière il faut procéder.

 

L'HOMME.

 

O mon âme, commence par te considérer, si tu ne veux pas étendre inutilement ton regard sur les choses du dehors en te négligeant toi-même. Beaucoup connaissent un nombre infini d'objets , et s'ignorent eux-mêmes. Ils contemplent les autres et se délaissent; ils cherchent Dieu en ce qui est extérieur, et ils abandonnent leur propre intérieur, où il a établi son séjour. Je passerai donc des objets extérieurs à ce qui est intérieur, et de là je m'élèverai à ce qui est au-dessus de moi. De la sorte, j'apprendrai à connaître d'où je viens et où je vais; d'où je suis et ce que je suis, et en me connaissant j'arriverai à la connaissance de Dieu ; car la connaissance de soi-même n'est pas la moindre partie de la science.

Saint Ambroise nous dit : « Reconnais , ô homme, quelle est ta grandeur ; abaisse tes regards sur toi

 

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afin de considérer et ce qui entre en toi par la pensée et ce qui en sort par la parole (1). » C'est donc ta propre vie, ô mon âme, qu'il te faut examiner par des réflexions de chaque jour. Ainsi demande-toi avec un zèle sincère en quoi tu as avancé, en quoi tu es demeurée en arrière, ce que tu es dans ta conduite, ce que tu es en tes affections, quelle est ta ressemblance avec Dieu ou combien tu lui ressembles peu , combien tu es proche de lui ou combien tu en es éloignée. Souviens-toi en tout temps que tu es incontestablement meilleure et plus estimable, si tu sais bien te connaître, que tu ne le serais si , détournant tes regards de toi-même, tu arrivais à comprendre le cours des astres, à apprécier la vertu des plantes , à approfondir les natures diverses des hommes et des animaux , ou même à posséder la science de tout ce que le ciel et la terre renferment. Rends-toi donc à toi-même, sinon toujours, au moins de temps à autre. Gouverne tes affections, dirige tes actes, corrige tes pas. Ainsi, ô mon âme, mets en pratique les conseils des saints, et commence par tourner le regard de ta contemplation vers l'orient, c'est-à-dire vers la considération des bienfaits dont tu as été l'objet de la part du ciel. Médite soigneusement avec quelle générosité le Créateur suprême t'a donné l'existence, combien tristement ta propre volonté t'a rendue difforme en te souillant par le péché, combien admirablement la bonté divine a réparé tes ruines par l'effusion si souvent renouvelée de sa grâce en toi.

 

1 Lib. 6, in Henam., c. 8.

 

8

 

Considère d'abord combien grande a été la générosité du Seigneur en te formant comme il a fait. Ta nature est admirable, parce qu'en elle se trouve imprimée l'image de la bienheureuse Trinité, et ta beauté vient de là. C'est ce qui fait dire à saint Anselme (1) : « Je vous bénis, Seigneur, et je vous rends grâces de ce que vous m'avez créé à votre image afin que je me souvienne de vous, que mes pensées soient toutes de vous, et que je vous aime avec amour. » — « Selon l'homme intérieur , dit saint Bernard (2), je trouve en moi trois choses qui m'aident à me souvenir de Dieu , à le contempler, à le désirer; ce sont : la mémoire, l'intelligence et

la volonté. Quand je me souviens de Dieu, je me réjouis en lui , car son souvenir est au-dessus de tout; lorsque je le contemple par mon intelligence, je découvre combien il est incompréhensible, car en lui je vois le principe et la fin de tout. En ses anges il est désirable, car sa vue fait l'objet de leurs désirs; en ses saints il est délectable, car c'est en lui que les bienheureux goûtent une félicité  non interrompue; en ses créatures il est admirable, car il donne à tout l'être par sa puissance, il gouverne tout par sa sagesse, il pourvoit à tout par sa bénignité. La contemplation de ces choses me fait soupirer après lui. Lorsque par ma volonté j'aime mon Dieu , je me transforme en lui , car telle est la vertu de l'amour, qu'il nous rend semblables à l'objet que nous aimons. »

 

1 In Prosolog., c. 1. — 2 Medit.. c. 1.

 

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Reconnais donc , ô mon âme, combien admirable et inestimable est ta dignité d'être non-seulement un signe de la puissance du Créateur, ce qui est commun à toute créature, mais d'être son image, ce qui ne peut convenir qu'à un être doué de raison. O mon âme, loue ton Seigneur ; loue ton Dieu, ô Sion ! Réveille-toi et fais entendre tes louanges, tressaille d'allégresse et éclate en transports de joie de ce que tu as été marquée de l'image de Dieu , ornée de sa ressemblance, de ce que tu es devenue participante de sa raison et capable de l'éternelle béatitude.

Mais comme de telles faveurs seraient médiocres si la mort devait en être le terme, exalte ton bonheur et loue ton Dieu de ce qu'il t'a donné en même temps une nature immortelle , une substance incorruptible, une durée interminable, une vie qui ne doit point finir. Car tu ne serais pas l'image de la Trinité si tu pouvais être enfermée dans les limites de

la mort. « O âme, dit saint Augustin remarque bien que ton Créateur ne t'a pas seulement donné l'être, mais qu'il t'a donné d'exister toujours , qu'il t'a accordé de vivre, de sentir, de discerner , qu'il t'a ornée de sens et embellie de sa sagesse. Considère donc ta beauté afin de comprendre à quelle beauté tu dois donner ton amour. Et si tu es impuissante à te contempler comme il convient, pourquoi au moins n'emprunterais-tu pas le jugement d'autrui pour apprécier ta valeur? Tu as un époux dont tu ignores les

 

1 De Civit. Dei.

 

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perfections ravissantes; si tu les connaissais, tu saurais qu'un tel époux, si plein de charmes et de grâces, le Fils unique de Dieu, ne se serait point laissé prendre à tes attraits s'il n'eût trouvé en toi, plus qu'en aucune créature, une beauté singulière et vraiment ineffable. »

O âme trop ingrate, peut-être que tout cela te semblera peu de chose. Eh bien! écoute encore combien admirable est ta dignité : ta nature est d'une simplicité telle que rien ne saurait entrer dans le sanctuaire de ton esprit, rien ne saurait y établir sa demeure si ce n'est le Dieu de toute simplicité et de toute pureté, la Trinité éternelle. Voici ce que dit ton Epoux : Mon Père et moi nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure (1). Et ailleurs : Zachée, hâtez-vous de descendre, car il faut aujourd'hui que je demeure en votre maison (2). En effet, il n'y a que celui qui a créé l'âme qui puisse y pénétrer , car lui seul se montre plus intime que ce qui est intime en elle. Réjouis-toi donc, ô âme bienheureuse, de pouvoir être le séjour d'un hôte aussi auguste. « Heureuse, s'écrie saint Bernard, heureuse l'âme qui purifie chaque jour ses affections afin de posséder le Dieu qui l'a choisie pour sa demeure ! Avec un tel hôte elle n'a plus besoin de rien, car elle a en elle l'Auteur même de tout bien. Oh! combien est grande la félicité de cette âme en qui Dieu a trouvé son repos, de cette âme à qui il est donné de pouvoir s'écrier : Celui qui m'a créé

 

1 Joan., 14. — 2 Luc., 19.

 

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s'est reposé en mon tabernacle (1) ! Non , jamais il ne saurait lui refuser le repos du ciel, après s'être préparé lui-même un lieu de repos en elle durant cette vie (2). »

O âme, ton avarice est trop grande si la présence d'un tel hôte ne peut te satisfaire, car il est si libéral qu'il te communiquera ses biens en abondance; il est si bon qu'il répandra sur toi ses richesses sans réserve. Et, en effet, il serait indigne d'un prince aussi glorieux de laisser dans l'indigence celle qui lui a ouvert sa demeure. Orne donc le lieu le plus intime de ta maison, et reçois-y le Roi qui t'a donné la vie. Sa présence remplira tous les tiens d'allégresse et de félicité.

O chose vraiment étonnante et admirable ! Le Roi dont le soleil et la lune admirent la beauté, dont le ciel et la terre révèrent la grandeur, le Roi dont la sagesse illumine les rangs de tous les esprits célestes , dont la bonté comble de bonheur l'assemblée entière des bienheureux, ce Roi, ô âme, désire être ton hôte; il soupire après la demeure que tu peux lui offrir; il l'ambitionne avec plus d'ardeur que le palais des cieux : ses délices sont d'être avec les enfants des hommes (3).

Mais si tout cela n'est point suffisant pour te porter à louer ton Créateur, tourne le regard de ta contemplation vers un nouveau bienfait , et reconnais qu'il t'a donné une capacité si étendue que nulle créature ne saurait suffire à contenter ton désir. « Tout le

 

1 Eccles., 24. — 2 Medit., c. 1. — 3 Prov., 8.

 

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bonheur, toute la suavité , toute la puissance, toutes les richesses du monde créé, dit lingues, peuvent bien impressionner le coeur de l'homme,  mais non le rassasier. » Tout ce qui n'est pas mon Dieu n'est pour moi que misère , dit saint Anselme. Et pourquoi? Parce que l'âme humaine ayant été laite pour s'attacher à Dieu, tout ce qui est inférieur à Dieu se trouve moins étendu qu'elle et ne saurait la remplir.

Tu comprends, je crois, suffisamment ta noblesse ô âme ; tu as vu combien elle est estimable ; dirige donc maintenant le rayon de ta contemplation vers la puissance qui t'a été accordée sur le reste des créatures , et reconnais combien elle est admirable.

« O mon âme , s'écrie Hugues (1), quels dons as-tu reçus de ton Epoux? Regarde ce monde : la nature entière accomplit son cours pour servir à tes besoins; elle s'empresse sans interruption de pourvoir à ton bonheur selon la variété de ses saisons. Comprends donc, ô mon âme, et considère avec soin que ton Créateur, ton Epoux, ton Ami , a disposé tout cet univers pour ton service. Voilà que les anges purifient et enflamment tes affections, qu'ils illuminent et règlent ton intelligence , qu'ils perfectionnent et gardent tout toit être : c'est une grande dignité que d'avoir de tels docteurs, de tels consolateurs, de tels défenseurs. Oh ! si tu pouvais découvrir avec quelle joie , avec quels transports d'allégresse ils assistent ceux qui prient, ils sont

 

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présents à nos méditations, avec quel zèle ils nous conservent dans le bien, avec quel désir ils nous attendent et souhaitent notre salut éternel ! Le ciel te sert par son mouvement, et ses astres par l'accomplissement de leur course. Le soleil te donne le jour, la lune éclaire pour toi les ténèbres de la nuit. Le feu tempère la rigueur des saisons, et l'air adoucit la chaleur qui est au-dedans de ton corps. L'eau entretient sa propreté , apaise l'ardeur de sa soif, et donne à la terre sa fécondité. La terre, à son tour, te soutient par sa solidité, te nourrit par sa fertilité, te réjouit par sa beauté. »

Ainsi, ô mon âme, tu as parcouru rapidement. chaque chose, depuis le rang le plus bas jusqu'au plus haut, et tu as trouvé que, par une disposition divine, toute créature se porte naturellement à servir tes besoins , à te procurer le bonheur. Mais crains de mériter le nom d'adultère plutôt que d'épouse, si tu aimes de tels présents plus que celui qui en est l'auteur. Malheur à toi si tu t'égares au milieu des traces de sa présence, si, au lieu de lui-même, tu prends pour objet de ton amour les signes qu'il t'a donnés du sien, si tu ne remarques pas au rayon d’un esprit bien purifié ce que demande cette lumière bienheureuse dont les traces et les signes sont la beauté et l'éclat de toutes les créatures! Et si par hasard tu t'ignores encore toi-même , ô la plus belle des oeuvres de Dieu! sors de ta demeure et suis les traces des troupeaux, les traces des créatures privée de raison. Elles sont un signe de ton Créateur; mais

 

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toi tu es le miroir de la Trinité bienheureuse : tu es plus digne et plus excellente que toutes ces créatures. Mène donc paître tes chevreaux auprès des pasteurs (1), dirige tes pensées vers les choeurs des anges à qui tu es en quelque sorte semblable par ta nature, et dont tu es appelée à partager la gloire.

 

L'ÂME.

 

Assez longtemps j'ai gardé le silence, assez longtemps je me suis tue; maintenant je suis forcée de l'avouer avec honte et confusion : jusqu'à ce jour je n'avais pas réfléchi à une pareille dignité. Malheureuse et infortunée ! j'ai prostitué indignement mon amour, et je n'ai point béni mon Dieu de tous les biens dont il m'a comblée; je ne l'ai point adoré pendant tout le cours de ma vie; j'ai passé mes jours de la manière la plus indigne et la plus irrespectueuse, dans la vanité et l'oubli de mes devoirs. Et pour m'exprimer selon la vérité, plus je considère attentivement ma dignité, plus je suis dans la confusion et je rougis d'avoir mené une vie si au-dessous de moi. Je crains que ma faute ne soit d'autant plus grave que ma condition est plus estimable et plus noble. Je tremble que mon crime ne soit d'autant plus odieux que celui qui en est l'objet est d'une excellence plus admirable. Je redoute que mon injure ne soit d'autant plus criminelle que les bienfaits de celui que j'ai injurié sont plus multipliés. Hélas ! hélas ! Seigneur mon Dieu, le prix inestimable de ma substance me

 

1 Cant., 1.

 

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fait comprendre la bassesse de ma malice; la beauté de ma nature me montre la laideur de mon péché; le souvenir de vos bienfaits découvre à mos yeux l'ingratitude de mes actions. Malheur à moi, infortunée ! je vois maintenant , je reconnais que tout ce que j'ai reçu de mon bienfaiteur suprême pour l'usage de la vie, j'en ai abusé indignement, criminellement et avec perversité. La paix dont j'ai joui , je l'ai fait servir à nourrir une frivole sécurité; le lieu de mon pèlerinage, je l'ai aimé comme le séjour de la patrie; la santé et la beauté de mon corps n'ont été pour moi qu'une occasion de plaisirs; l'abondance des biens terrestres n'a servi qu'à satisfaire les désirs inutiles d'une misérable cupidité; la pureté du temps et la douceur de l'air n'ont fait que fortifier en moi l'amour des jouissances terrestres. Hélas ! je crains et je tremble que tous ces objets que j'ai fait servir d'une manière si indigne à mes penchants mauvais, ne se réunissent enfin pour me faire sentir leur vengeance.

 

L'HOMME.

 

O mon âme ! je commence à juger que tu te connais véritablement, et tes paroles me montrent que mes avis n'ont pas été sans effet. Je vois que le ciel t'a pénétrée de quelqu'un de ses rayons, et que la lumière véritable t'a fait sentir son éclat; « car, dit saint Grégoire lorsque la vraie lumière se répand sur une âme, elle la met à découvert à ses propres

 

1 Mor., lib. 32, c. 1

 

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yeux , afin de lui enseigner la justice et de lui faire connaître le péché qui cause son aveuglement. Aussi les saints se confessent-ils de plus en plus indignes à mesure qu'ils s'élèvent davantage devant Dieu par la pratique des vertus ; car plus ils s'approchent de la lumière, mieux ils découvrent ce qui était caché en eux. » O mon âme, si, éclairée de la lumière véritable, tu reconnais la dignité qui jusqu'à ce jour n'avait point attiré tes regards, si tu comprends combien tu as offensé ton créateur, si tu vois combien il s'est montré généreux en te donnant une telle nature, il est temps de porter ton attention sur un autre point et de méditer combien tu as été défigurée par le péché.

Saint Anselme te dit : Rappelle, ô âme infortunée et misérable , rappelle en ta mémoire l'énormité de ton crime, et fais monter jusqu'au ciel tes gémissements et tes lamentations. Pense , ô âme perfide envers ton Dieu, adultère envers Jésus-Christ, pense à ce que tu as fait. Tu as rejeté le pur et saint amour qui t'élevait jusqu'au ciel; tu as méprisé ton créateur, répudié ton époux , porté le trouble dans le coeur de ton Dieu , traité sans respect l'ange de paix chargé de veiller à ta garde. Tu étais le temple de Diert, l'épouse de Jésus-Christ , le sanctuaire de l'Esprit-Saint. D'où vient donc une conversion si soudaine , un changement si subit? De vierge du Seigneur tu es devenue la prostituée de Satan ; d’épouse de Jésus-Christ tu t'es rendue l'adultère infatue du démon ! Rappelle-toi, ô mon âme, pourquoi tu as vendu ta

 

17

 

beauté, pourquoi tu as jeté ton honneur dans la boue, en faveur de dut tu as souillé si honteusement ton visage, quels biens immenses tu as livrés pour un prix aussi vil. O âme! pourquoi t'être dépouillée de tant de richesses? pourquoi t'être privée Inutilement de tels honneurs? pourquoi avoir négligé tant de bonnes oeuvres, avoir vécu tant d'années, tant de jours et tant d'heures sans produire aucun fruit?

 

L'AME.

 

Je reconnais , ô homme, la vérité de tes paroles , et combien nies transgressions énormes méritent de tels reproches. Seigneur, mon Dieu , que d'années se sont écoulées pour moi sans me laisser aucun fruit ! Comment pourrai-je subsister devant vous? Comment, oserai-je lever mes regards vers vous en ce grand et terrible examen, où vous ordonnerez de compter tous mes jours et de montrer le fruit qu'ils ont produit ? O Seigneur mon Dieu ! pourquoi ai-je cessé de vous porter jamais dans mon coeur, de vous embrasser de toute mon âme, de me réjouir en votre douceur? Où donc étaient toutes les facultés de mon coeur , alors qu'elles n'étaient point avec vous, puisque c'est en vous que toute créature puise ce qu'elle renferme de désirable, de digne de louange et de délectable

Hélas! Seigneur, je le comprends maintenant, mais j'ai honte de l'avouer : mes yeux se sont laissé séduire par la beauté et l'éclat de vos créatures, et je n'ai point remarqué que vous l'emportiez en beauté sur elles toutes ; que ce qu'elles m'offraient n'était qu'une

 

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goutte échappée de voire beauté inestimable. Qui , en effet , a fait briller les étoiles dans le ciel , qui a donné les oiseaux à l'air, les poissons t l'eau , les plantes et les fleurs à la terre, qui a formé l'homme d'un corps ornée de couleurs différentes et d'un esprit enrichi de facultés diverses? N'est-ce point par vous, ô Père de toute charité, que les ordres des esprits célestes ont reçu des dons de plusieurs sortes? N'est-ce point par vous que les Séraphins sont brûlants d'amour, et les Chérubins brillants de lumière ; que les Trônes exercent le jugement , que les Dominations font sentir leur empire, que les Principautés commandent, que les Puissances compriment les malices de l'enfer, que les Vertus accomplissent les miracles de votre droite, que les Archanges, obéissant à vos ordres, annoncent à vos serviteurs les plus élevés vos volontés les plus sublimes , et que vos anges descendent jusqu'au dernier de vos enfants pour lui manifester vos moindres désirs? Mais que sont toutes ces créatures? qu'est-ce que tout cela , sinon une étincelle légère de votre beauté? O bon Jésus, source de toute beauté! pardonnez à ma misère d'avoir connu si tard votre beauté, de l'avoir si tard aimée, et de m'être égarée d'une manière si déplorable.

La douceur de vos créatures a trompé également mon goût, et je n'ai point fait attention que votre douceur est plus délicieuse que celle du miel. C'est vous qui avez donné au miel et à toute créature la douceur qui leur est propre, ou plutôt c'est vous qui la leur avez prêtée, et ce qu'il y a d'attrayant en

 

19

 

chacune de vos oeuvres n'est qu'un faible écoulement de cette douceur que vous avez réservée pour c'eut qui vous craignent. La douceur de vos créatures. considérée comme il convient., nous invite à nous approcher davantage de votre douceur éternelle. O Jésus, source de toute douceur et de toute tendresse, pardonnez-moi de n'avoir point reconnu dans les créatures votre douceur estimable et pleine de suavité, de ne l'avoir point goûtée avec l'amour d'une tune créée pour l'éternité, de m'être ainsi trompée misérablement, et d'avoir jusqu'à ce jour rassasié mon cœur d'aliments immondes. Hélas ! jamais, je le crains bien, je n'ai mangé le pain de vos enfants; et c'est pour cela qu'au milieu des délices du monde, je suis demeurée vide et affamée. Parce que nous refusons les aliments si doux qui nous sont préparés, dit saint Grégoire, nous demeurons à jeun , exténués par la faim, et nous arrivons, infortunés ! jusqu'à aimer notre détresse. O très-doux Jésus, maintenant je vois, maintenant je reconnais que tout plaisir contraire à votre volonté n'a été pour moi qu'affliction et misère profonde. O Dieu très-miséricordieux, lorsque je vous offensais, vous ne cessiez point pour cela d'être toujours près de moi , souffrant avec bonté mes joies perverses et iniques , les mélanges d'amertumes insupportables et m'apprenant par les peines que vous m'infligiez que, si je voulais trouver un bonheur exempt de toute tristesse, c'était en vous, Seigneur, que je devais le chercher. Mais , hélas ! je n'ai point compris ces enseignements , et je me suis égarée.

 

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Cependant au milieu de mes coupables délices , j'ai toujours craint d'être découverte, j'ai craint un accusaient., j'ai craint un censeur, je me suis prise à redouter ma conscience, j'ai tremblé souvent à la pensée de l'infamie; quelquefois j'ai été saisie d'effroi au souvenir de l'enfer, et pourtant, infortunée ! assiégée de tant de supplices , ma volonté est toujours restée la même.

L'odeur décevante de vos créatures a aussi séduit mes sens, et je n'ai point su, ô Jésus ! que votre divine odeur l'emporte sur tous les parfums de ce monde. O bon Jésus, source de toute odeur excellente, vous dont la suavité attire sans cesse à votre suite et rend tout travail supportable, pardonnez-moi de vous avoir connu si tard , d'avoir si tard couru à l'odeur de vos parfums. Cependant je pense, sans prétendre m'excuser par là , je pense que l'odeur de ces célestes aromates n'aurait pu se mêler à la corruption repoussante dont mon coeur était rempli.

Les sons délicieux et frivoles produits par vos créatures ont également trompé nues oreilles, et je n'ai point su , je n'ai point senti combien vos saintes paroles sont douces à vos élus, combien vos conseils résonnent avec suavité aux oreilles de vos amis, combien vos commandements sont légers à l'ardeur de vos saints. O Jésus, source de sagesse, auteur de la science , conseiller des saintes pensées, faites-moi au moins maintenant entendre votre voix; que sort murmure vienne frapper mon oreille. Avec quelle amertume je me rappelle comment j'ai été trompée

 

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par la voix misérable de ceux qui chantaient et me disaient : « Venez, jouissons des biens présents; couronnons-nous de roses avant qu'elles se flétrissent, et ne laissons point passer la fleur de la saison. Enivrons-nous des vins les plus excellents, et rassasions-nous des parfums les plus précieux; laissons partout des traces de nos plaisirs (1). » J’ai entendu ces discours, et je n'ai point compris, je n'ai point remarqué que tout y est vanité et digne de mépris. En effet, toutes ces choses et autres semblables ont passé bien vite et se sont évanouies comme une ombre. Quel profit ont doue apporté ces frivolités à ceux qui les ont poursuivies? quel fruit ont-ils trouvé en ces actions dont ils rougissent maintenant et dont ils demeurent confondus? O Seigneur, mon Dieu, lumière de mon coeur , paix de mon âme, vertu qui remplissez mon esprit d'amertume , je ne vous aimais pas, je m'éloignais de vous, et ceux qui m'accompagnaient dans le mal me disaient : Courage! courage! Oui , l'amour de ce monde est une vraie séparation d'avec vous. Oh! qu'y a-t-il de plus malheureux que celui qui n'a point compassion de soi-même? Cependant , ô Dieu très-aimable, au milieu de tout cela vous étiez toujours proche de moi ; j'ai entendu souvent votre voix, j'ai senti souvent vos inspirations salutaires, mais je n'ai point consenti à les suivre. Oh ! combien de fois m'avez-vous donné ce conseil de salut : Tu as péché; cesse, arrête-toi et rougis ! Et moi , infortunée ! semblable à Augustin au jour de

 

1 Sap., 2.

 

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ses désordres, je vous répondais : « Seigneur, attendez-moi un peu , prenez un peu patience ; encore un instant, et je m'éloignerai de la vanité ; encore un moment, et je rougirai de mon iniquité , j'abandonnerai toutes les frivolités de ce monde. Mais, hélas ! cet instant n'avait point de terme, ce moment se prolongeait toujours (1). »

« La paresse, dit saint Augustin, cause la mort éternelle d'un grand nombre en les retenant jusqu'à la fin dans le péché, en les empêchant de se corriger à la voix du Seigneur. Ils entendent son inspiration secrète, et ils ne changent pas de vie; mais ils disent : Demain , demain. Soudain la porte se ferme, et le pécheur avec ses refus insultants demeure hors de l'arche de la céleste patrie, parce qu'il n'a pas voulu gémir avec la colombe sur ses iniquités (2). » Hélas ! combien ont été plongés plus profondément dans le crime par leur propre félicité ! Combien qu'une paix trop prolongée a jetés dans l'engourdissement ! Leur ennemi barbare les a frappés avec d'autant plus de cruauté qu'il les a trouvés moins en garde contre ses coups par l'habitude d'un long repos. Or, dit saint Grégoire, Dieu punit plus sévèrement en l'autre vie ceux dont il a attendu longtemps et en vain la conversion (3). »

Mais , ô homme ! je confesserai sans réserve l'histoire entière de mon malheur, car tout ce que j'ai énuméré n'a pas suffi à ma folie; la mollesse et

 

1 Confess., lib. 8, c. 13. — 2 Serm. 16, de Verb. Dom. — 3 Lib. 31, Mor., c. 17.

 

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les délices de ce inonde m'ont séduite misérablement, et je n'ai point connu , ô bon Jésus , combien suaves étaient vos embrassements, combien pures étaient vos étreintes , combien enivrante était votre société. Et cependant lorsque je vous aime , je suis innocente ; lorsque je vous presse contre mon coeur , il demeure sans tache; et lorsque je m'unis à vous, ma virginité persévère en son éclat. Vos embrassements, ô très-doux Jésus, loin de souiller, purifient; vos étreintes, loin de rendre criminel, sanctifient. O Jésus, source de toute douceur et de suavité, pardonnez-moi d'avoir compris si tard combien de délices, combien d'innocence, combien de félicité vous apportez lorsque la main gauche de votre sagesse éternelle et de votre lumière vient se placer sous ma tête, ou autrement se faire sentir à ma raison , et que la droite de votre miséricorde et de votre amour me presse contre son coeur et pénètre ma volonté. Hélas ! malheureuse! où trouver une douceur, une suavité, des délices semblables? Où goûter rien de plus salutaire que de se reposer entre les bras d'un Epoux si auguste, et de s'endormir sans crainte au milieu des baisers d'un roi si grand, d'un ami si fidèle? Elle avait éprouvé cette douceur, l'âme dévote qui s'écriait : Qu'il me donne un baiser de sa bouche (1). Elle avait goûté ces délices , cette âme sainte qui priait avec ardeur et s'écriait presque défaillante de l'amour de son Bien-Aimé : « Qui vous donnera à moi, ô mon frère, vous qui sucez les mamelles de ma mère? qui me procurera de vous

 

1 Cant., 1.

 

trouver dehors et de vous presser contre mon coeur, afin qu'a l'avenir personne ne me méprise? Je m'attacherai à vous, et je vous conduirai dans la maison de mon père et dans la chambre de celle qui m'a donné la vie : là vous m'instruirez, et je vous donnerai un breuvage d'un vin mêlé de parfum, et un suc nouveau de mes fruits les plus précieux (1). » Qui pourrait dire, à moins d'en avoir fait l'épreuve, combien ces paroles offrent de douceur et de tendresse quand on les pèse avec soin et quand on s'en nourrit comme il convient? Je laisse donc à l'âme pieuse le soin de nous le faire connaître.

Mais, ô Seigneur mon Dieu, si de telles choses sont si douces à nos pensées, que sera-ce de pouvoir les goûter? Si elles sont si suaves lorsqu'on les lit, quelle consolation de les sentir pénétrer notre coeur? O très-doux Jésus, faites-moi goûter intérieurement par l'amour ce que je pressens extérieurement par la pensée; faites-moi sentir en mon coeur ce que j'entrevois par l'intelligence. Ah ! mon très-aimable Jésus ! transpercez les profondeurs de mon âme de l'aiguillon salutaire de votre amour , afin qu'elle brûle véritablement, qu'elle languisse et se fonde, qu'elle tombe en défaillance dans son ardeur de vous posséder, qu'elle désire voir ses liens se rompre et être avec vous, qu'elle ait faine de vous en tout temps, ô vrai pain de vie descendu du ciel; qu'elle ait soif de vous, ô source de vie, source de lumière éternelle, torrent de délices véritables ; qu'elle soupire

 

1 Cant., 8.

 

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après vous eu tout temps, qu'elle votes cherche et vous trouve, qu'elle se repose en vous avec suavité. Mais quelle folie, quel aveuglement infernal a empêché si long temps mon coeur de jouir de semblables consolations, de goûter des joies si divines , de prendre part à des festins si délicieux ? Fais-moi connaître, ô homme, la cause d'un si grand mal , le motif qui m'a poussée à de tels dangers, l'occasion qui ma fait encourir une perte aussi considérable?

 

L’HOMME

 

Je vois, ô mon âme, que maintenant accablée d'amertume, en proie à la douleur, tu es impuissante à trouver l'auteur d'un si grand tort. Je te demande donc de m'entendre avec patience pendant que je m'appliquerai à te faire connaître la cause de ton malheur, à te montrer l'ennemi dont tu reçus un tel dommage. Cet ennemi , souffre que je te le dise, c'est ta chair infortunée et misérable, mais aimée et chérie de toi. Eu la nourrissant, tu as élevé contre toi-même un ennemi plein de malice; en la comblant d’honneur, tu as armé un ennemi cruel ; en la parant de vêtements précieux et recherchés, tu t'es dépouillée de tous les ornements que tu possédais intérieurement. Tu ne savais pas qu'il est écrit (1) : « Les délices procurées dans le temps à la chair engendrent pour l'aine des tourments et des gémissements éternels. Au contraire, plus on l'accable, plus l'esprit se réjouit dans l'espérance des biens célestes. » Aussi le tort que nous

 

1 Gregor., in hom.

 

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avons souffert est tel qu'il ne m'est pas permis de contenir plus longtemps un silence dangereux et de ne point reprendre un si grand mal.

Saint Bernard te dit (1) : « Je connais, ô âme, celui  qui, pendant plusieurs années, a vécu avec toi, s'est assis à la même table que toi , a reçu sa nourriture de ta propre main , celui qui a dormi dans tes bras, celui qui a conversé avec toi autant de fois qu'il l'a voulu; je le connais , il est ton esclave par nature. Mais parce que tu l'as nourri trop délicatement, parce que tu as épargné la verge, il a pressuré ta tête sous son pied , et il t'a réduite en en servitude. O âme misérable et infortunée! qui te délivrera de ces chaînes d'humiliation? Que Dieu se lève, que le fort-armé tombe, que ton ennemi soit brisé, cet ennemi, dis-je, qui est un contempteur de Dieu même , un ami du monde, un suppôt de Satan. Que te semble-t-il de lui? Si tu juges sainement, je pense que tu t'écrieras avec moi : Il est digne de mort, qu'il soit crucifié. Eh bien ! ne souffre donc pas plus longtemps en silence; garde-toi de différer encore, garde-toi de l'épargner ; crucifie-le , crucifie-le. Mais sur quelle croix? sur la croix de Jésus-Christ Notre-Seigneur, où résident pour nous le salut , la vie et la résurrection. »

« O âme, rappelle-toi ton origine, et considère que tu as été embellie à l'image de Dieu, ornée de sa ressemblance, fiancée à lui par la foi, dotée de l'espérance, élue par la charité, rachetée au prix

 

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du sang de Jésus, rendue participante de sa grâce et capable de sa béatitude. Qu'as-tu de commun avec la chair pour souffrir de sa part de telles indignités? Si tu as bien examiné sa condition, tu as dû reconnaître que jamais il n'y eut fange plus indigne. Si tu veux compter ses misères, tu verras comme elle est chargée d'iniquités, consumée de

concupiscences, esclave des passions, souillée d'illusions, pleine de confusion, comblée d'ignominie ; en un mot : qu'as-tu reçu d'elle jusqu'à ce jour, sinon des pensées immondes et déshonorantes O âme divine! rougis d'avoir été changée en la ressemblance d'un criminel impur ; rougis de t'être ainsi roulée dans la fange, toi dont l'origine est toute céleste.

« O mon âme ! tant que tu habites en la chair , ta demeure est au milieu des épines, et il est nécessaire que tu souffres péniblement des tribulations de la tentation , des traits aigus du combat. Aussi est-il écrit : « Ma bien-aimée est comme un lis au milieu des épines (2). O lis éclatant de blancheur ! ô fleur tendre et délicate ! des hommes sans foi et

soupirant ta ruine t'environnent, et ton séjour est au milieu des scorpions. Vois donc avec quelles précautions tu dois t'avancer parmi les épines. La chair et le monde en sont remplis, et demeurer au milieu sans recevoir de blessures, c'est un bienfait qu'il faut attendre de la puissance divine, et que la force de l'homme est impuissante à donner. »

 

1 Serm. 48, in Cant. — 2 Cant., 2.

 

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Il est un autre ennemi, ennemi mort et cruel , qui déploie une ruse incroyable à découvrir les habitudes, à pénétrer les inquiétudes , à sonder les affections de l'homme, et toujours appliqué à saisir un moyen de lui nuire du côté où il le voit se porter avec plus d'ardeur. Cet antique ennemi , adversaire déclaré du genre humain dès le commencement; connaît qui est sensible aux appâts de la gourmandise, aux amorces de la luxure; qui prêtera l'oreille aux flatteries de l'orgueil, qui sera sensible à la crainte, qui sera vaincu par une joie frivole, qui sera séduit par de vaines louanges. Il a ses esclaves empressés; leur esprit et leur langue l'aident à tromper les autres. O âme si faible à rester debout, si facile à tomber, si pesante à te relever ! comment pourras-tu éviter les piéges de ce cruel adversaire, que tu sais en possession de tant de moyens de te nuire?

 

L'AME.

 

Maintenant je le vois, je commence à le reconnaître : l'habitude du péché est ignorée facilement de celui qui en est l'esclave. Mais aussitôt qu'il a commencé à s'y soustraire , il comprend dans quelle misère honteuse il était tombé. Puis donc que j'ai tait les premiers pas hors de la voie du mal, et qu'ainsi je commence à me connaître et à connaître mes crimes, je ne saurais contenir plus longtemps mes soupirs. O Seigneur mon Dieu ! vous avez imprimé en moi votre image pleine d'amabilité, et moi je l'ai voilée par l'image horrible du démon! Hélas !

 

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hélas ! créature infortunée ! qu'ai-je fait en souillant ainsi l'image de mon Dieu par celle de son ennemi? Pourquoi n'ai-je pas eu horreur de suivre les traces de celui dont le nom seul me remplit d'effroi. Il est tombé de son plein gré, et ma volonté aussi m'a précipitée dans le mal. L'orgueil l'a séduit sans qu'il eût sous les yeux aucun exemple des vengeances célestes; et moi, j'ai vu son châtiment, et j'ai commis le péché sans m'en inquiéter. Il n'a reçu qu'une fois l'innocence, et elle m'a été rendue un nombre infini de fois. Il s'est élevé contre celui qui l'a créé , et je me suis révoltée contre celui qui m'a relevée si souvent de mes chutes. Il a abandonné Dieu qui le laissait agir, et je l'ai fui alors qu'il me poursuivait. Il persévère en sa malice à cause de la réprobation qui l'a frappé, et moi je m'éloigne de mon Dieu , qui me rappelle avec miséricorde. Si nous sommes tournés tous deux contre Dieu, lui au moins ne le voit pas courir à sa recherche, et moi ,je le vois mourir pour moi. Voilà donc que je suis plus horrible que celui dont l'image me remplissait d'horreur.

 

L'HOMME.

 

Fuis , fuis loin de moi, ô tune épouvantable , fuis loin clé toi-même, effrayée de ta propre vue. Ne souffre plus un tel spectacle d'horreur sans pousser des rugissements du fond de ton coeur. Si tu le supportes, tu ne te connais plus toi-même; ce n'est plus là de la force, c'est de la faiblesse d'esprit; ce n'est

 

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plus l’indice de la santé, mais la preuve de l'endurcissement dans ton iniquité.

 

L'ASIE.

 

Hélas! si je fixe mes regards sur moi-même, cette vue m'est affreuse et intolérable; si je les éloigne, je trouve une mort inévitable. Malheureux celui qui est pour soi-même un sujet d’horreur; mais plus malheureux celui qui a devant les yeux la mort éternelle. O Père très-patient ! ô Roi plein de clémence! je ne puis me cacher, je ne saurais m'excuser, et cependant j'ai honte et je rougis de faire l'aveu de ma misère. Je reconnais maintenant la cause de tant de maux; je vois à découvert ce qui m'avait indignement trompée. Mon coeur infortuné ne s'est pas mis en peine du bonheur futur; il ne s'est point occupé des volontés de Dieu, et ainsi il est sorti de lui-même et s'est trouvé enchaîné par l'amour des choses terrestres. Lorsqu'il a abandonné les unes, il est devenu l'esclave des autres. La vanité l'a séduit, la luxure l'a entraîné, la curiosité l'a emporté au loin, l'envie l'a déchiré, la colère l'a tourmenté, l'avarice l'a divisé, la paresse l'a jeté dans l'angoisse ; et ainsi il s'est plongé dans tous les vices parce qu'il a abandonné l'unique bien capable de suffire à ses besoins. O Dieu plein de mansuétude! que tous ces jours passés à commettre le mal soient donc oubliés en votre présence, et que le temps peut-être bien court qui m'est encore laissé; que les faibles moments qui nie sont accordés, il me soit donné de

 

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les employer à votre honneur, à mon profit et à l'édification du prochain. Maintenant, ô très-miséricordieux Seigneur, les pertes si considérables que j'ai misérablement encourues, me font voir et reconnaître que jamais je ne pourrai pleurer comme il faudrait sur moi-même et sur mes fautes, si , comme il est juste, ma douleur et mes regrets doivent égaler l'ardeur coupable de ma volonté pour le mal.

 

L'HOMME.

 

Tu dis vrai, ô âme! tu ne peux suffire par toi-même à déplorer tes crimes; il est donc nécessaire d'élever tes regards vers quelqu'un des habitants du ciel. Ignores-tu que tu trouveras un accès auprès de Dieu là où la Mère paraîtra devant son Fils , et le Fils devant son Père? La Mère présentera à son Fils le sein qui l'a nourri et le coeur sur lequel il s'est reposé; le Fils offrira à son Père son côté transpercé et les blessures qu'il a reçues. Crois-tu que là où la charité fait entendre tant de voix, on puisse éprouver un refus? Dans les périls , donc , dans les angoisses , dans les choses difficiles, pense à Marie, invoque Marie ; qu'elle soit toujours présente à ton coeur; que son nom soit toujours sur tes lèvres. En la suivant , tu ne saurais t'égarer; en l'invoquant, tu ne tomberas point dans le désespoir ; soutenue par elle, tu n'as à redouter aucune chute; sous sa protection, tu seras exempte de crainte; l'ayant pour guide, tu marcheras sans fatigue; et si elle t'est propice, tu arriveras au pardon. Dis-lui donc avec une confiance sans bornes :

 

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O ma souveraine! si par vous votre Fils est devenu notre frère, n'êtes-vous point par lui devenue notre mère? Je me réjouirai et je tressaillerai d'allégresse. puisque, quel que soit le jugement que j'aie à subir. il doit être porté par ma mère et mon frère.

 

L'AME.

 

Mais, lorsque j'ai péché contre le Fils, j'ai irrité la Mère, et je n'ai pu offenser la Mère sans faire injure au Fils. Que ferai-je donc? ô homme! Qui me réconciliera avec le Fils, si j'ai la Mère pour ennemie? Qui apaisera la Mère , si le Fils est irrité contre moi ?

 

L'HOMME.

 

O mon âme! sois sans inquiétude, quand même tu les aurais offensés tous deux. Ils sont tous deux pleins de clémence, tous deux riches en miséricorde. Que le coupable fuie donc la colère du Dieu juste en se réfugiant auprès de sa tendre Mère ; qu'il évite la colère de la Mère en se jetant dans les bras charitables de son Fils, et qu'il s'écrie : O Dieu! qui êtes devenu le fils de la femme pour soulager notre misère! O Femme! qui êtes devenue la Mère de Dieu pour nous ouvrir la source de sa miséricorde, ayez pitié de ma perversité impie , ou bien enseignez-moi une miséricorde plus grande que la vôtre, afin que ma misère puisse y chercher un refuge.

 

L'ÂME.

 

O homme, que tes conseils sont sages! que ta parole

 

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apporte de consolation à mon infortune ! Quand j'arrête sur mon péché un regard attentif, je comprends, je reconnais que les éléments ont été souillés par mes crimes; que j'ai altéré la pureté des cieux , diminué la splendeur des astres , accrû les tourments des réprouvés, troublé la joie des bienheureux dans le ciel, et traité avec irrévérence les anges chargés de veiller à ma garde. C'est pourquoi je crains de leur demander secours ; et comme les justes se sont avec raison indignés contre moi , je n'ose me réfugier vers eux.

 

L'HOMME.

 

Ta crainte, ô mon âme , est excessive , bien que ton humilité me soit agréable. Ignores-tu que beaucoup d'entre les saints ont péché , et qu'ils ont appris par les fautes dont ils se sont rendus coupables quelle compassion méritaient les pécheurs. Rappelle- toi Moïse , ce grand prophète : il a manqué de confiance en la puissance de Dieu. Souviens-toi de David , le plus saint des rois : il s'est souillé par l'adultère et l'homicide. Vois Salomon , le sage par excellence : il a adoré les idoles, la vanité et l'infamie. Et Manassès, ce roi si coupable, avait surpassé par ses crimes tous les rois d'Israël, et il s'écriait : « J'ai multiplié mes fautes au-delà des grains de sable qui couvrent les rivages de la mer, et la multitude de mes iniquités me rend indigne de contempler la hauteur des cieux. » Ne cesse donc point d'avoir ces personnages devant les yeux lorsque tu implores ton pardon.

 

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Considère encore quelques exemples semblables empruntés à la Loi nouvelle. Vois Matthieu assis à son bureau : c'était un pécheur et un publicain, et il est appelé pour être apôtre. Vois Paul lapidant Etienne : il est également choisi pour être apôtre. Vois Pierre reniant Jésus-Christ : il obtient bientôt sou pardon. Vois le soldat qui crucifie le Sauveur et lui espère encore en la grâce divine. Vois le larron attaché à la croix et y trouvant miséricorde. Enfin, ô mon âme, rappelle-toi cette pécheresse si connue par ses crimes, Marie-Madeleine, devenue pour Jésus l'objet de l'amour le plus tendre et le plus admirable Tons ceux qui règnent aujourd'hui avec Dieu ont Péché comme nous autrefois, ou bien auraient pu se reluire coupables si la bonté divine ne les eût retenus sur le bord de l'abîme ; car celui à qui il a été donné d’ignorer entièrement le péché ne doit point l'attribuer il sa nature, mais en renvoyer l'honneur à la grâce divine.

 

L'ÂME.

 

Maintenant, j'implorerai donc sans crainte les Rois et les Prophètes ; j'invoquerai sans défiance les Apôtres et les Martyrs; j'appellerai sans cesse à mon secours les Confesseurs, les Vierges et les Veuves; mais par-dessus tout j'offrirai mes hommages à la Vierge Marie, la très-sainte Mère de Dieu ; car je sais que Marie est si tendre , si douce et si suave que ceux qui l'aiment ne peuvent la nommer sans se sentir embrasés, ni se rappeler son souvenir sans que leur

 

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coeur en soit consolé. O femme admirablement unique et uniquement admirable! par vous les éléments sont renouvelés , les malades guéris, les hommes sauvés, les anges réparés en leurs ruines. O femme pleine de grâce ! toute créature a retrouvé la vie en puisant à l'abondance de votre plénitude. O source bénie de la vie, inventrice de la grâce, mère du salut ! par vous nous avons accès auprès de votre Fils. Qu'il nous reçoive donc par vous, celui qui nous a été donné par vous; qu'auprès de lui votre intégrité excuse la honte de notre corruption; que voire humilité si agréable à Dieu , ô Vierge bienheureuse , obtienne le pardon de notre vanité. Faites, ô Mère bénie, par la grâce que vous avez trouvée, par la prérogative dont vous avez été digne, par la miséricorde à qui vous avez donné le jour, faites que celui qui par vous a daigné devenir participant de notre infirmité et de nos misères , nous rende par votre intercession participants de sa gloire.

 

L'HOMME.

 

Tu as, je crois, considéré d'une manière avantageuse pour toi , ô mon âme, comment tu étais sortie des mains de ton créateur et comment tu avais été défigurée par le péché. Maintenant que tu es purifiée par la contrition, du moins je l'espère, applique le regard de ta contemplation à découvrir comment tu as été réparée par la grâce. Sache bien cependant que plus les larmes de ta douleur auront dissipé les ténèbres de ton esprit, plus il te sera donné de voir

 

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clairement le bienfait de la divine réparation. Le péché est un voile qui couvre notre intelligence et la plonge dans l'obscurité; et ainsi il est nécessaire que les pleurs de la componction purifient sans cesse avec

d'autant plus de soin les yeux de notre esprit des ténèbres du péché, que ces ténèbres sont l'empêchement le plus grave opposé à notre contemplation.

Maintenant donc, ô mon âme, que tu es pacifiée en les affections, considère attentivement combien profonde a été la miséricorde de Dieu, combien élevée sa sagesse, combien admirable sa puissance quand sa grâce répara tes ruines. Vois d'abord comment, par le bienfait de la 1édemption, il t'a délivrée du péché originel. Tu n'ignores point que, par ce péché, tu avais été dépouillée des biens de la nature et de la grâce, que tu étais soumise à la puissance du prince des ténèbres, que tu avais été repoussée et exilée de ta patrie : « Mais, dit saint Bernard (1), cette majesté suprême a voulu subir la mort afin de nous rendre la vie, se faire esclave afin de nous constituer enfants de son royaume, se vouer à l'exil afin de nous ramener en notre patrie , s'abaisser aux oeuvres les plus humiliantes afin de nous établir sur tous les ouvrages de ses mains : car le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui avait péri (2). »

Il est venu, dis-je, afin d'humilier ton orgueil. « Le Fils unique de Dieu, dit saint Grégoire (3), s'est revêtu de notre infirmité ; d'invisible il s'est

 

1 Serm., 3, de Ascens. — 2 Luc., 19. — 3 Lib. 34, mor., c. 18

 

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montré non-seulement visible, mais encore un objet de mépris; il a souffert les outrages et les affronts, les insultes et les moqueries, ainsi que les tourments de toute sorte , afin d'apprendre à l'homme par son humilité que l'orgueil devait être , étranger à son coeur. » — Dieu, ajoute encore saint Augustin (1), a méprisé tous les biens terrestres, afin de nous inspirer le mépris de tout ce que nous pourrions posséder; il a souffert tous les maux possibles , afin de nous enseigner à supporter ceux qui nous arriveraient : il a voulu nous montrer que notre bonheur ne devait point reposer en de tels biens, et que de tels maux n'étaient pas de nature à nous épouvanter. »

Il est venu ensuite pour te réconcilier avec son Père. « Lorsque tu étais l'ennemi de mon Père, te dit-il, j'ai opéré ta réconciliation; lorsque tu étais bien éloignée , je suis venu afin de te ramener ; lorsque tu errais au milieu des montagnes et des forêts, j'ai couru à ta recherche ; je t'ai trouvée au milieu des rochers et des ronces, et je t'ai placée sur mes épaules, je t'ai rendue à mon Père. J'ai travaillé, j'ai sué, j'ai soumis ma tète aux épines , j'ai offert mes mains à la pointe des clous, j'ai permis que mon côté fut ouvert d'un coup de lance , j'ai versé tout mon sang pour toi ; pour toi j'ai été abreuvé non-seulement de tant d'injures , mais déchiré par des tourments effroyables. Hélas ! par ton péché tu te sépares encore de moi. »

 

1 De Catech. rud., c. 22.

 

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Il est venu pour racheter celui qui était vendu. Admirons, félicitons, aimons, louons, adorons notre Rédempteur, qui, par sa Passion, nous a appelés de la mort à la vie, des ténèbres à la lumière, de l'exil à la patrie, de la corruption à l'incorruptibilité, de la misère à la gloire, des pleurs à la joie. O union admirable et inouïe ! Le Créateur se fait créature , celui qui est immense se renferme en des limites étroites, celui qui répand sa richesse sur tous les hommes se réduit à la pauvreté. Il prend une chair semblable à la mienne, afin de réparer l'image de ses mains, afin de doter un corps mortel de l'immortalité. Réveille-toi maintenant, ô mon âme, et fixe tes regards sur la face de Jésus-Christ. Vois ce visage autrefois si resplendissant de lumière, et maintenant ombragé d'un voile; ce visage ravissant de beauté et maintenant défiguré par les soufflets ; ce visage si attrayant par sa douceur et maintenant couvert de crachats ; ce visage si capable d'inspirer l'amour et maintenant rendu un objet d'horreur. Vois, ô mon âme, et considère attentivement les prodiges étonnants et jusqu'alors inconnus, accomplis par le Seigneur sur la terre. Dieu est outragé pour que tu sois comblée d'honneurs, l'innocent est flagellé pour que tu sois consolée, le juste est crucifié pour t'arracher à l'esclavage, l'Agneau immaculé est mis à mort pour devenir ta nourriture, le sang et l'eau coulent de son côté sous les coups de la lance afin de te servir de breuvage. Arrête donc tes regards sur le prix de ta rédemption , sur ce prix qui comble la dette de ta

 

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prévarication ; contemple le modèle offert à ta conduite, et qui doit aider, à ta sanctification. Vois le secours protecteur qui brise les chaînes de ta captivité; reçois avec amour le don précieux qui te confère la grâce de la sanctification. Considère, ô âme délicate, par une méditation assidue, et imite avec le plus grand soin le modèle de justice consommée qui t'a été montré sur la montagne dans la Passion triomphante de Jésus-Christ. Comprends-tu que tu te fatigues de délices en ton corps, et que Jésus, ton Seigneur, ton Roi, ton Epoux, ton Maître, ton Ami, est affligé de toutes sortes de peines , qu'il souffre en tous ses sens et de la part des hommes de toutes les conditions? Un roi le tourne en dérision , un gouverneur le juge, un disciple le vend, ses apôtres l'abandonnent, les pontifes, les scribes et les pharisiens le livrent, les gentils le flagellent , la populace le condamne , les soldats le crucifient. Cette tête redoutable aux esprits célestes eux-mêmes est déchirée par des épines multipliées ; ce visage qui l'emporte en beauté sur tous les enfants des hommes est souillé par les crachats des Juifs; ces yeux plus brillants que le soleil sont voilés des ombres de la mort; ces oreilles accoutumées aux chants des anges entendent les insultes des pécheurs; cette bouche qui enseigne les esprits bienheureux est abreuvée de fiel et de vinaigre ; ces pieds, dont l'escabeau est un objet d'adoration à cause de sa sainteté, sont cloués à la croix; ces mains qui ont formé les cieux sont étendues et transpercées cruellement; ce corps est frappé de verges; ce côté est

 

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ouvert d'un coup de lance. Et que dirai-je de plus Il n'est rien resté en lui qui fût exempt de souffrances. si ce n'est sa langue, mais c'était afin de prier pour les pécheurs, afin de recommander sa mère à son disciple. Que pourrai-je ajouter à ces paroles? O âme fidèle, notre Sauveur n'a pu être détourné du soin de notre salut par aucun effort de ses ennemis. Mais plus son zèle a été ardent, plus notre damnation sera terrible, si nous n'en tenons aucun compte.

 

L'AME.

 

J'ai gardé longtemps le silence, ô homme, car mon coeur recueillait, dans la joie et la douleur en même temps, chacune de tes paroles avec avidité. Maintenant donc je me réjouirai dans le Seigneur à la vue de son amour, de cet amour qui l'a porté à ne Pas épargner son Fils unique à cause de moi. O tendresse inestimable de la charité de mon Dieu ! Pour racheter une esclave, ou plutôt moins qu'une esclave, vous avez livré votre Fils ! O Seigneur Jésus! pour mon amour vous n'avez reculé devant aucun sacrifice. Transpercez donc de telle sorte mon coeur de vos blessures , enivrez de telle sorte mon esprit de votre sang , que mes regards , en quelque lieu qu'ils se portent, vous voient toujours crucifié, et que partout où ils se reposent, ils ne découvrent que les traces de ce sang adorable, et qu'ainsi tendant à vous sans réserve, je ne puisse trouver autre chose que vous, je ne contemple autre chose que vos blessures. Que mon unique consolation soit d'être sur la croix avec

 

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vous ; que ma douleur la plus profonde soit de penser à autre chose qu'à vous.

Mon Dieu est mort pour moi, lui l'innocence même; il est mort alors qu'il ne trouvait rien en moi qui fût digne de son amour. Non , jamais il n'y eut de tendresse plus vive , de charité plus sincère, d'amour plus courageux. Mais , hélas ! toutes les fois que je considère cette admirable condescendance de la charité divine envers moi, je suis couverte d'une confusion extrême et je rougis à la vue de mon ingratitude.

 

L'HOMME.

 

O mon âme , tu as abandonné ton Epoux , tu as prostitué ton amour et tu n'as pas rendu grâces pour de tels bienfaits. Pour te ramener au lieu d'où tu étais tombée , ton Dieu a daigné descendre et partager tes souffrances avec tendresse. Pense donc quel a été l'amour de celui qui n'a voulu te délivrer de la mort qu'en mourant pour toi. Mais, ô mon âme, plus tu comprends l'excellence des bienfaits de ton Rédempteur , plus ton ingratitude est un vice détestable. Prends donc garde de n'être point ingrate, toi à qui de si grandes faveurs ont été accordées , car c'est un péché énorme que l'ingratitude : « C'est , dit saint Bernard un vent brûlant qui dessèche les ruiseaux de la divine miséricorde, la source de la clémence et les canaux de la grâce. » Considère, ô mon âme, médite fréquemment et repasse attentivement en toi-même ce discours terrible adressé

 

1 Serm. 51, in Cant.

 

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aux ingrats, en la personne du Sauveur : « Vois,  ô âme, tout ce que j'ai souffert pour toi : c'est moi qui te parle, moi qui ai subi la mort pour ton amour. Vois les tourments dont je suis accablé, les clous dont je suis transpercé, les outrages dont je suis abreuvé. Et cependant cette douleur extérieure, quelque grande qu'elle soit, n'est rien en comparaison de celle que je ressens intérieurement lorsque je trouve en toi une telle ingratitude. Que t'ai-je fait, ô mon peuple , et en quoi ai-je pu t'avoir contristé? Réponds-moi? Pourquoi aimes-tu mieux servir mon ennemi que moi-même? Considère que je suis ton Créateur, que je t'ai comblé de toutes sortes de biens; et si tout cela semble peu de chose à ton ingratitude, souviens-toi que je t'ai racheté au prix de mon sang très-précieux. »

Que ces paroles , ô mon âme, soient toujours pré sentes à ton coeur; qu'elles soient toujours sur tes lèvres. Rends grâces en tout temps au Seigneur, et ne cesse jamais de bénir et de glorifier le Fils unique de Dieu pour les immenses bienfaits dont il t'a comblée. Que ton Bien-Aimé soit donc comme un bouquet de myrrhe à ton coeur; qu'il soit pour ton esprit un chant de jubilation , pour ta bouche un objet de louange,

et pour tes oreilles une mélodie ravissante.

 

L'AME.

 

Non , je ne saurais me contenir plus longtemps. Dis-le moi, je t'en conjure, que rendrai-je au Seigneur pour tous les bienfaits dont il m'a comblée?

 

L'HOMME.

 

O mon âme, tu dois ta vie tout entière, et cela avec justice , à celui qui a sacrifié la sienne pour toi , à celui qui a subi les tourments les plus cruels pour te soustraire à des tourments éternels. Que pourras-tu rencontrer de pénible lorsque tu te souviendras que celui qui est si beau en sa divinité a voulu pour toi être attaché à une croix? O compassion toute de tendresse ! ô bonté vraiment gratuite! ô amour inouï! ô douceur étonnante ! Lui, le roi de gloire, avoir consenti à mourir, à être crucifié pour un misérable ver de terre ! Oh ! quel ami plein de douceur, quel auxiliaire puissant, quel conseiller prudent!

 

L'AME.

 

Je l'avoue, ô homme, et le reconnais en toute vérité : quand je réunirais en ma personne la vie de tous les enfants d'Adam, les jours de tous les siècles passés et les peines de tous les hommes qui sont, qui ont été et qui seront, en comparaison de ce que mon Epoux a souffert pour moi, de ce que le Fils de Dieu a enduré pour mes péchés, ce ne serait rien. Quand je lui aurai sacrifié tout ce que je suis et tout ce qui est en ma puissance , ce ne sera pas même ce qu'est une faible étoile comparée au soleil , une goutte d'eau à un fleuve, un grain de sable à une montagne.

 

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L'HOMME.

 

Je le vois maintenant, ô mon âme, le regard de ta contemplation t'a fait connaître la grâce dont t'a comblée ton divin Rédempteur en te rachetant du péché originel ; je parlerai encore un peu pour mon Dieu , et je te montrerai le comble de la miséricorde céleste en t'apprenant comment tu as été délivrée du péché actuel. Tourne donc ton attention sur le bienfait de la justification, et considère la grâce de ton Seigneur. Vois avec quel amour il t'a rappelée du péché par ses inspirations secrètes, avec quelle douceur et quelle tendresse sa voix se faisait entendre intérieurement à ton coeur quand il te disait : « Reviens , reviens, ô âme devenue malheureuse , tombée dans l'esclavage et sous les coups de la mort par le péché. Reviens à moi : je suis ton Créateur; reviens, je suis ton Rédempteur ; reviens , je suis ton consolateur. Et si tout cela te semble peu de chose , je te dirai encore : Reviens, parce que je suis ton Rémunérateur généreux. Reviens donc à moi, qui t'ai créée si excellente ; à moi qui , par ma morts, très-amère , t'ai rachetée si miséricordieusement. de la mort éternelle; à moi qui t'ai enrichie de biens si nombreux , tant en ton esprit qu'en ton corps: à moi enfin qui me prépare à te donner si libéralement l'éternelle félicité. Reviens de la honte de tes pensées , du crime de tes paroles , du désordre de tes actions , de la perversité de tes habitudes. Reviens à moi, ô âme ; les saints t'attendent avec

 

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un désir enflammé et les anges tressailleront d'allégresse à ton arrivée. Reviens, Jésus-Christ t'appelle les bras étendus sur la croix, et l'incompréhensible Trinité tout entière soupire après ton retour. »

Telles étaient, si tu t'en souviens bien, ô mon âme, les invitations de ton bien-aimé, tel était son langage. Considère maintenant quelle a été sa patience à ton égard. Oh! combien long temps il a attendu ton retour! combien long temps il a toléré tes désordres ! Combien il a condamné de pécheurs aux tourments éternels pendant que tu vivais encore dans le péché et que sa miséricorde t'accordait le temps de mettre fin à tes crimes ! Reviens donc , ô mon âme; Jésus-Christ t'attend sur la croix; sa tête est penchée pour te donner le baiser de paix malgré tes fautes et tes souillures ; ses bras sont étendus pour t'embrasser; ses mains ouvertes pour t'accorder le pardon; son corps entier livré aux tourments pour t'annoncer qu'il se sacrifie sans réserve; ses pieds attachés par des clous pour t'assurer qu'il veut demeurer avec toi ; et son côté ouvert pour t'y introduire et t'y cacher. Sois donc maintenant semblable à la colombe , ô mon âme ; bâtis ta demeure dans les trous de la pierre , dans le creux de la muraille. Prends ton vol vers ces mains , élance-toi vers ces pieds, réfugie-toi dans ce côté : c'est là que se trouve la paix, là que l'on goûte le repos d'une sécurité entière.

Oh! si tu pouvais penser combien ont été rejetés qui n'ont pas été jugés dignes d'une telle grâce, et ce qu'ils étaient en comparaison de toi ! Ton époux t'a

 

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donc choisie , et choisie de préférence; il t'a choisie entre tous , il t'a tirée de la multitude , il t'a aimée par-dessus tous. Ignores-tu dans quelle dissolution , dans quels désordres, dans quelle honte tu avais vécu? Il t'a lavée dans le bain de la régénération , il t'a offert en nourriture son très-doux corps, il t'a donné la robe des vertus afin de couvrir ta nudité et de t'orner avec éclat. Il a répandu en toi le parfum des bonnes oeuvres afin de dissiper l'odeur impure de ton péché, et il t'a présenté pour miroir ses saintes Ecritures afin que tu pusses t'y contempler tout entière.

Ainsi tu vois avec quelle patience ton Dieu t'a attendue. Maintenant considère avec quelle bénignité il te justifie; médite avec l'attention la plus profonde, comment, après tant de crimes, tu as pu être enrichie d'une grâce tellement inappréciable que tu sois devenue l'épouse de celui dont les anges désirent contempler le visage. Que rendras-tu au Seigneur pour tous les biens dont il t'a comblée, te dit saint Bernard. Par sa grâce , il t'a donné d'être associée à sa table , de partager son royaume , de devenir son épouse. Vois donc avec quelle tendresse tu le presseras contre ton coeur, avec quel amour tu colleras tes lèvres à ses lèvres sacrées après avoir été par lui estimée à un prix si élevé que, pour te purifier, il a versé son sang, et que pour toi il s'est soumis aux coups de la mort.

 

L'AME.

 

Je le reconnais et j'en fais l'aveu; je le ressens en moi-même et je le comprends : j'ai reçu de mon Dieu

 

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tous ces bienfaits et des biens plus grands encore; et je n'ai rien fait pour lui en témoigner, comme il convenait, ma reconnaissance. Je dirai donc avec saint Bernard (1) : Je chanterai éternellement les miséricordes du Seigneur, parce qu'il m'a témoigné une charité inestimable en répandant sur moi sept miséricordes diverses. Premièrement, il m'a préservée d'une multitude de péchés. Secondement, il ne m'a pas condamnée aussitôt après mon crime; et pendant que je prolongeais mon iniquité, il prolongeait sa bonté à mon égard. Troisièmement , il a changé mon coeur afin de lui rendre doux ce qui auparavant n'était pour lui qu'amertume. Quatrièmement, il m'a reçue avec miséricorde lors de mon repentir. Cinquièmement , il m'a donné la force de m'arrêter dans le mal et de m'en corriger. Sixièmement, il m'a accordé la grâce de mériter le ciel. Septièmement, enfin, il a répandu en moi l'espérance de l'obtenir. Je le demande maintenant en présence de la divine miséricorde: comment témoignerai-je ma reconnaissance à mon Dieu pour tous les bienfaits que j'en ai reçus, afin de ne pas me rendre, par mon ingratitude, indigne d'en recevoir de nouveaux ? Que puis-je faire , sinon de l'aimer et de lui offrir mes actions de grâces, de confesser sa bonté et de chanter à son nom béni et éternel un cantique de louanges , de ce qu'il s'est montré si empressé à me pardonner mes péchés et à verser sur moi des dons aussi inestimables? C'est à sa grâce que je suis redevable d'avoir vu mes fautes se dissoudre comme

 

1 Serm. 2, in Dom. 6 post Pentecost.

 

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la glace ; à sa grâce, de n'avoir point commis tous les crimes dont j'étais capable; et ainsi je dois considérer comme véritablement pardonnés tous ceux dont sa miséricorde a daigné me préserver.

 

L'HOMME.

 

O mon âme, souviens-toi que tous les bienfaits versés sur toi par ton Bien-Aimé, et toutes les souffrances qu'il a endurées pour toi , ont reçu leur consommation dans l'amour continuel dont son coeur n'a jamais cessé de te poursuivre. Je pense donc que rien. ne saurait être meilleur ni plus convenable que de rendre par l'amour ce que nous avons reçu de l'amour.

 

L'AME.

 

Ah ! Seigneur mon Dieu ! S'il en est ainsi, combien , malheureuse et infortunée! dois-je aimer celui qui m'a créée lorsque je n'étais pas; rachetée et délivrée de périls sans nombre lorsque j'étais perdue, ramenée lorsque j'étais errante , instruite lorsque j'étais ignorante, reprise quand je péchais; enfin qui m'a consolée quand j'ai été dans la tristesse, soutenue lorsque je suis restée debout, relevée quand je suis tombée, dirigée quand j'ai marché, reçue lorsque je suis arrivée. Telles sont les faveurs que je dois à mon Dieu et bien d'autres encore dont il me sera toujours doux de m'entretenir, de conserver la mémoire, de rendre grâces. Et puissé-je pour tant de bienfaits ne cesser de le louer et de l'aimer ! Il gouverne tout, il est vrai , il comble tous les hommes de ses biens,

 

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et présent en tous lieux , il prend soin de tous; cependant je le vois aussi appliqué à ma conservation que s'il avait mis de côté tout le reste pour ne s'occuper que de moi. Il se montre de telle sorte présent à moi, je le trouve toujours si disposé à mon égard, pourvu que de mon côté rien ne fasse obstacle à son amour, qu'en quelque lieu que j'aille, il ne m'abandonne jamais à moins que je ne l'abandonne d'abord. Pour tous ces bienfaits, je ne saurais rien offrir autre chose que mon amour.

O bon Jésus, combien de fois après des larmes abondantes et intarissables, après des gémissements et des sanglots prolongés , alors que j'étais blessée et près de tomber dans le désespoir, combien de fois n'ai-je point senti l'onction de votre miséricorde se répandre en moi? Vous m'avez reçue presque défaillante pour me combler de joie, et vous n'avez pas trompé l'espérance que j'avais conçue du pardon. Mais combien surtout vous rend aimable à mon coeur, ô doux Jésus , ce calice de votre Passion épuisé par vous , cette oeuvre de notre rédemption que vous avez accomplie. C'est là ce qui réclame mon amour tout entier, ce qui excite plus tendrement ma dévotion, ce qui m'enchaîne plus étroitement et me pénètre plus profondément. Car là où vous vous êtes plongé dans l'humiliation et dépouillé des rayons de votre gloire, votre charité a brillé avec plus d'éclat, votre grâce a projeté plus au loin sa splendeur. Je m'écrierai donc (1) : Je vous conjure, ô filles de Jérusalem, si

 

1 Cant., 5

 

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vous rencontrez mon Bien-Aimé, de lui faire savoir que je languis d'amour. L'âme ne saurait se taire sur celui qu'elle aime; elle le croit présent partout, car il ne s'éloigne jamais de son coeur. Je vous aime, Seigneur, et vous le savez : l'amour est impatient, les larmes ne sauraient le calmer; il lui faut l'objet de ses désirs; rien ne console sa douleur, si ce n'est la vue de celui que ses soupirs appellent.

Mais celui qui ne s'est point, comme moi , souillé par le péché , est-il tenu, ô homme , d'aimer Dieu également?

 

L'HOMME.

 

O mon âme , que personne ne te méprise. Celui qui te rend à la vie est le même qui a conservé la santé à cet autre et lui a fait éviter des malheurs plus grands que ceux dont tu gémis. Ainsi il doit aimer Dieu autant et même plus que toi; car s'il nie voit par sa bonté arraché aux infirmités si déplorables de mes péchés, il se voit également par elle préservé de tribulations non moins effrayantes. D'ailleurs, sans l'amour de charité, la foi la plus sincère ne saurait arriver au bonheur céleste : la charité est si importante que le don de prophétie et les tourments des martyrs sont regardés comme rien sans elle , et qu'aucun bien ne saurait la remplacer; elle tient le premier rang entre toutes les vertus.

Saint Augustin s'écrie (1) : « O mon Dieu, donnez-vous à moi , rendez-vous à moi, je vous aime, et

 

1 Lib. 13 , Confess., c. 8.

 

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si je vous aime trop peu, faites que mon coeur s'embrase d'avantage. Je ne saurais mesurer ce qui manque à mon amour , à quel degré il doit arriver pour que ma vie se plonge dans vos embrassements, pour qu'elle ne s'arrête plus qu'elle ne soit cachée dans le secret de votre face. Ce que je sais, c'est que toute richesse hors de vous, tout bien qui n'est pas mon Dieu , est pour moi une misère profonde. »

 

L'ÂME.

 

Mais, puisque je dois aimer mon Dieu pour tous les bienfaits dont son amour m'a comblée, dis-moi donc combien et comment je l'aimerai , comment je répondrai à tant de charité.

 

L’HOMME

 

O mon âme, quoique, selon saint Bernard, le motil qui doit nous porter à aimer Dieu soit Dieu lui-même, et que la mesure de notre amour soit de l'aimer sans mesure, nous pouvons cependant trouver en divers endroits des saintes Ecritures quelque enseignement précis sur ce sujet. Le Seigneur, qui t'a accordé son amour, t'a montré quelle en devait être la mesure, quand il a dit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toutes tes forces (1). » Aime donc , ô mon âme , d'un amour singulier, Dieu le Père qui t'a tirée du néant d'une façon si glorieuse pour toi; Dieu le Fils qui, en

 

1 Mat., 22.

 

 

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mourant pour toi , a réparé tes ruines d'une manière inestimable; Dieu le Saint-Esprit qui , en te prodiguant des consolations si pleines de miséricorde et de douceur, t'a préservée du péché et fortifiée dans le bien. Aime Dieu le Père fortement et sans te laisser vaincre malheureusement par aucun amour étranger; aime Dieu le Fils avec sagesse et sans permettre à nulle autre affection de te séduire insidieusement; aime Dieu le Saint-Esprit avec tendresse et ne souffre jamais que le moindre souffle du dehors vienne déposer son poison en ton coeur. Ou bien encore, selon saint Bernard (1) : Apprends, ô âme chrétienne, de Jésus-Christ lui-même comment tu dois l'aimer. Aime-le avec tendresse, avec prudence, avec force. Avec tendresse, de sorte qu'en présence de son amour tout autre amour te semble vil, et que son none seul soit un miel à ta bouche, une douce mélodie à ton oreille, et à ton coeur un torrent de jubilation. Avec prudence, de façon que ton amour soit toujours pour lui seul, et que jamais un autre n'en partage les ardeurs. Aime-le avec force, et que ta fragilité supporte avec une joie telle ce que son service offre de dur et de pénible, que tu puisses t'écrier : Mon travail a duré à peine une heure , et s'il s'est prolongé plus long; temps, l'amour l'a fait passer inaperçu.

Saint Jérôme dit aussi (2) : « Que l'amour du chrétien le tienne en tout temps appliqué de telle sorte à Jésus-Christ, qu'il endure tout de grand coeur à cause de lui jusqu'à ce qu'il soit parvenu à le

 

1 Serm. 20, sup. Cant. — Epist. 22, ad Eustoch.

 

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posséder. » Aimons Jésus-Christ, et cherchons sans cesse à nous unir à lui par les embrassements les plus étroits, et tout ce qui est difficile nous semblera facile. O mon âme, pense donc continuellement en toi-même avec quelle tendresse le Seigneur t'a aimée en son Incarnation , avec quelle prudence en sa vie au milieu des hommes , avec quelle force en sa Passion. Non , il n'y eut jamais d'affection plus vive, de charité plus vraie et d'amour plus ardent : celui qui est l'innocence même est mort pour toi; il est mort alors qu'il ne trouvait en toi rien qui fût digue de son amour.

 

L'AME.

 

Mais, dis-moi donc, ô homme, je t'en prie; ce n'est point la curiosité ni la présomption , mais l'humilité et la dévotion qui me portent à faire une pareille demande: qu'est-ce que j'aime lorsque j'aime mon Dieu?

 

L’HOMME.

 

Si une semblable question, ô mon âme, avait pour cause la présomption , elle serait vraiment trop coupable ; mais comme elle naît de la dévotion, elle mérite une réponse conforme à ton désir. Ecoute donc comment saint Augustin, ce coeur si brûlant pour Dieu , va te satisfaire (1) : « Lorsque j'aime Dieu , dit-il , ce n'est ni la beauté ni l'éclat des choses corporelles que poursuit mon amour ; ce n'est ni la

 

1 Confess., lib. 10. c. 6

 

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succession des temps , ni la splendeur de cette lumière qui réjouit nos yeux, ni les mélodies enivrantes de la musique, ni la suavité des parfums les plus exquis, ni la manne, ni le miel, ni les formes les plus attrayantes de mon corps. Non , ce n'est pas cela que j'aime quand j'aime mon Dieu. Mais alors qu'aimé je donc? J'aime une lumière, une voix , un parfum , une nourriture, une étreinte amoureuse que l'homme intérieur peut seul sentir en moi. C'est là, c'est au-dedans de moi, que brille une lumière qui n'est point restreinte par un espace ; là que résonne une mélodie que le temps ne vient point interrompre ; là qu'un parfum s'exhale sans qu'aucun souffle ne le dissipe; là que je savoure un mets que mon avidité ne saurait diminuer; là enfin , que je presse contre mon coeur celui dont la possession enivrante n'inspire aucun dégoût. »

 

L'ASIE.

 

Maintenant, ô homme, parle-moi un peu de la vertu de charité, afin que par là mon esprit s'enflamme davantage en l'amour de son Dieu.

 

L'HOMME.

 

O âme, le fruit de la charité est grand en vérité; mais c'est un fruit caché. La charité, dit saint Augustin (1), supporte l'adversité et rend tempérant dans la prospérité ; elle est forte au milieu des peines

 

1 De Laud. Char.

 

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les plus rudes , riante dans les bornes oeuvres, inébranlable dans la tentation , libérale dans l'aumône , pleine de joie au milieu des enfants de Dieu, et d'une patience inaltérable parmi ses ennemis. Elle est sans crainte dans les opprobres, bienfaisante au milieu des haines, sereine en présence de la colère, simple et innocente parmi les embûches, gémissante à la vue de l'iniquité, heureuse et à son aise au contact de la vérité. O heureux amour qui donne au coeur le courage, aux affections la pureté, à l'intelligence la pénétration, aux désirs la sainteté, aux bonnes oeuvres leur éclat, aux vertus la fécondité, aux mérites la beauté, aux récompenses et aux honneurs la sublimité! O doux amour, amour plein de douceur et de félicité ! que mon coeur se nourrisse de vous, que mon âme se remplisse jusqu'en ses profondeurs de vos parfums délectables ! Oh ! combien est doux l'aliment de la charité ! il soulage la fatigue, il fortifie la faiblesse, il réjouit la douleur. Je l'avoue, Seigneur, je n'ai point soutenu le poids du jour ni de la chaleur; mais je porte un joug suave et un fardeau léger. C'est à peine si mon travail a eu la durée d'une heure, et s'il s'est prolongé plus longtemps, l'amour me l'a fait ignorer.

Mais qu'ajouterai-je encore? Hugues s'écrie : O âme, la puissance de l'amour est telle qu'elle te conduit nécessairement à ressembler à ton Bien-Aimé, et à te transformer en son image par une union toute d'amour.

 

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CHAPITRE II. Comment l'âme, dans ses exercices spirituels, doit tourner le regard de sa contemplation vers les choses extérieures afin de reconnaître combien instables sont les biens de ce monde, combien passagères en sont les pompes, combien misérable en est la gloire,

 

L’AME.

 

Je comprends maintenant combien malheureux est le cœur en proie à l'amour des biens temporels; car on les acquiert avec peine , on les possède avec inquiétude, on les perd avec douleur. Mais bienheureux, Seigneur, est celui qui vous aime , et qui aime en même temps ses ennemis à cause de vous et ses amis en vous. Seul en ce monde, il ne craint point de perdre rien qui lui soit cher, car il a tout renfermé en vous , et nul ne saurait vous perdre, excepté celui qui vous abandonne. Et celui qui agit ainsi, oit va-t-il, sinon des douceurs de votre paix aux tempêtes de votre colère? O charité qui brûlez sans cesse et ne vous éteignez jamais ! O charité qui êtes mon Dieu , embrassez-moi. Vous me commandez de vous aimer, mais donnez-moi ce que vous m'ordonnez et ordonnez ensuite ce qu'il vous plaira. Vous m'ordonnez de réprimer la concupiscence de la chair, la

 

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convoitise des yeux et l'ambition du siècle. Mais, Seigneur, celui-là vous aime trop peu qui renferme en son amour quelque chose qu'il n'aime pas à cause de vous. O homme, aimons Jésus-Christ et cherchons à ne jamais nous séparer de ses embrassements sacrés, et tout obstacle s'évanouira devant nous.

 

L'HOMME.

 

O mon âme, tu reconnais, je le vois, le bonheur et la félicité de celui dont l'amour a élevé les désirs vers les biens éternels, de celui que la prospérité ne saurait exalter, ni l'adversité ébranler, et qui, n'ayant en ce monde rien qui attire ses affections, n'a rien à redouter de lui. Porte donc maintenant le regard de ta contemplation vers les choses qui t'environnent, c'est-à-dire vers ce monde sensible, afin d'apprendre à le mépriser, lui et tout ce qu'il renferme, et à t'embraser de plus en plus d'ardeur pour ton Epoux. Ton amour est trop faible , s'il se mêle à autre chose que tu n'aimes point en ton Dieu et à cause de lui ; car, dit saint Grégoire (1), à mesure qu'on s'éloigne de l'amour céleste, on se réjouit davantage dans les biens inférieurs ; et celui-là se tourne promptement vers Dieu, qui n'a rien sur la terre où il cherche le bonheur. Plus, dit aussi la Glose, on se sépare de l'atour des choses terrestres, plus on arrive facilement à n'aimer que les biens éternels. Que toute créature te devienne donc méprisable, afin que ton coeur n'ait de félicité qu'en ton Créateur. Pense et

 

1 Hom. 30 , in Evang.

 

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repense sans cesse , non-seulement d'après ce que, tu as appris des autres, mais encore d'après ce qui frappe tous les regards; non-seulement d'après ce qui t'a été dit, mais d'après ce qui se passe tous les jours, pense combien peu de consistance ont les biens de la terre, combien passagères en sont les pompes, combien fausse et misérable en est la gloire.

Tout ce qui paraît grand ici-bas est beaucoup plus abreuvé d'amertume que rempli des enivrements de la gloire. Vois les amateurs du monde comme ils s'empressent, les uns au trafic, d'autres à la poursuite des richesses, d'autres enfin à la recherche des honneurs et de la gloire. Et cependant que pouvons-nous dire de ces richesses, sinon qu'on les acquiert avec fatigue, qu'on les possède avec inquiétude, et qu'on les perd avec regret? Que penser des honneurs? Vous montez à un rang élevé, et aussitôt on vous juge, on vous critique de toutes parts sans pitié. Ensuite pourra-t-on avoir ces honneurs sans ressentir les atteintes de la vanité? Enfin que dirai-je de la gloire? Est-ce autre chose qu'un souffle vain qui flatte les oreilles? Et encore échappera-t-elle aux jugements des hommes?

Regarde tous ceux que tu précèdes en dignité, et considère combien tu offres, en toutes choses, de prétextes aux murmures de leur envie.

Toutes les fois donc que je désire dominer sur les autres, je consens à devenir semblable à l'ange rebelle. « Rien, nous dit saint Jérôme, n'est trompeur comme les choses de ce inonde : nous nous efforçons de les retenir, et elles nous échappent. Vous avez vu les

 

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empereurs, les gouverneurs, les armées; vous avez        considéré leurs victoires et leurs triomphes : hier ils étaient, et aujourd'hui ils ne sont plus; hier ils ont paru comme la fleur, et aujourd'hui ils se sont desséchés comme l'herbe des champs. Rien n'est donc bon que ce qui est éternel. »

 

L'AME.

 

S'il en est ainsi , ô homme , qu'est-ce donc que les mortels infortunés poursuivent lorsqu'ils soupirent après les vanités du monde ? Oh ! combien sont aveugles ceux qui cherchent une gloire terrestre ! En voyant les honneurs de quelques-uns, ils les estiment bienheureux, et ils désirent avec ardeur arriver à s'élever comme eux; mais lorsqu'ils les voient mourir, ils avouent en gémissant que leur gloire n'est que frivolité, et ils s'écrient : Il est donc vrai que l'homme n'est rien.

 

L'HOMME.

 

O âme bien-aimée, que sont toutes les choses de ce monde , sinon des songes fugitifs? Quel fruit ont tiré de leur orgueil les amateurs du siècle? Quel avantage leur a produit la vaine ostentation de leurs richesses? Toutes ces choses se sont évanouies comme une ombre, comme mi vaisseau qui fend les flots agités et ne laisse après lui aucune trace de son passage ; et ceux qui les ont aimées ont été consumés par la perversité de leur coeur. Hélas ! combien n'ont pu laisser même un signe de leur présence en ce

 

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monde! Où sont ces rois des nations, dont la domination s'étendait jusque sur les animaux disséminés sur la surface de la terre? Où sont ces hommes qui ont amoncelé l'or et l'argent en leurs trésors, renversé les cités et les camps, vaincu les rois et occupé leurs royaumes? Où sont les sages? Où sont les doctes? Où sont les savants selon l'esprit du siècle? Où est Salomon avec sa sagesse, Alexandre avec sa puissance, Samson avec sa force, Absalon avec sa beauté, Assuérus avec sa gloire? Où sont les Césars avec leur grandeur, les rois et les princes avec leur splendeur? Quel fruit ont-ils tiré de leur vaine gloire, de leur joie d'un instant , de leur puissance sur le monde , de leur nombreux entourage , de leurs plaisirs sensuels, de leurs richesses mensongères, de leurs délices en tout genre? Qu'est devenue leur ostentation? Où est leur superbe arrogance? La noblesse du sang , la beauté corporelle, les charmes séduisants, l'éclat de la jeunesse, les riches domaines, les palais immenses, les meubles précieux , et si vous voulez, la sagesse terrestre , tout cela appartient au monde, et le monde aime ce qui est à lui; mais tout cela ne saurait subsister longtemps, car le inonde passe et sa concupiscence aussi.

Si donc tu juges sainement , si la lumière éclaire tes yeux , garde-toi de poursuivre ce qu'on est malheureux d'obtenir, ce dont la possession est un fardeau, l'amour une souillure à l'âme, et la perte un tourment. Abandonne tout cela à cause de celui qui est au-dessus de loin.

 

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Fuis donc, ô mon âme, fuis vers la ville du refuge , vers la vie religieuse, où tu pourras faire pénitence des fautes commises, obtenir miséricorde dans le temps présent et attendre avec sécurité la gloire future. Que le cri de tes offenses ne te soit point un obstacle , car là où l'iniquité a été abondante la grâce a coutume de surabonder. Que l'austérité des mortifications ne t'inspire aucun effroi , car les souffrances de cette vie ne sont pas dignes d'entrer en comparaison avec la faute passée qui t'est remise , la grâce présente qui t'est accordée, et la gloire future qui t'est promise.

 

L’AME.

 

Je reconnais la fausseté et l'instabilité de ce monde, et cependant je ne sais quelle chaîne m'y tient captive et m'empêche d'en détourner mon esprit.

 

L’HOMME.

 

Si tu considérais avec soin et prudence quels périls te menacent de la part du monde, sans aucun doute , ô mon âme , tu éloignerais ton esprit de ses vanités, car un pareil séjour est vraiment pénible et plein de dangers. « Là, nous dit saint Bernard (1), la chasteté trouve un piège dans les délices , l’humilité dans les richesses, la piété dans les affaires, la vérité dans les conversations multipliées, et la charité dans un siècle tout pervers. » O âme faible et sans force , âme si facile à tromper, si prompte à tomber, si lente à se relever ! Ignores-tu que , s'il est

 

1 Ad Cleri, c. 50.

 

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difficile à un arbre placé au bord du chemin de garder des fruits magnifiques jusqu'à la maturité, il l'est autant à l'homme dont la vie s'écoule dans le siècle de conserver jusqu'au bout une justice exempte de tache?

Les biens de ce monde, dit saint Augustin, traînent à leur suite une âpreté véritable, une joie fausse , des peines assurées, des plaisirs incertains, un travail pénible et un repos inquiet, une misère abondante , une félicité nulle et une espérance vaine. O mon âme, si tu avais ces pensées bien présentes à l'esprit, tu mépriserais le monde et ce qu'il renferme. D'ailleurs, qu'aimes-tu, qu'ambitionnes-tu , que cherches-tu en ce monde? Une dignité élevée. Mais c'est exposer la vie à la confusion la plus profonde, car tu n'ignores pas que c'est une chose monstrueuse qu'un poste élevé et un esprit bas , un rang suprême et une vie médiocre , de belles paroles et une main paresseuse, un discours sententieux et aucun fruit , un visage grave et une conduite légère, une autorité imposante et une inconstance frivole.

Tu me diras sans doute : « Je désire , il est vrai , le commandement, mais je me propose d'y vivre saintement et en accomplissant toute justice. » Je ne refuse pas la louange , mais je trouve rarement à qui l'accorder. Aussi je crains toujours ce que dit saint Grégoire (1) : « Les actions du supérieur et des inférieurs sont tellement liées entre elles que souvent les fautes de l'un rendent pire la vie des autres, et

 

1 Mor., lib. 25, c. 14.

 

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que la conduite du pasteur se ressent des péchés de ceux qui lui sont confiés. »

Si maintenant tu cherches la sagesse de ce monde, à quel danger t'exposes-tu? Hélas! dit saint Bernard, combien d'hommes, et quels hommes ont été renversés par cette sagesse maudite ! Elle a éteint le feu sacré allumé divinement en leurs coeurs , alors que le Seigneur désirait le rendre plus ardent et plus embrasé. Ignores-tu que la sagesse du monde est terrestre, qu'elle est animale et diabolique, ennemie du salut et homicide, et qu'elle est la mère de la cupidité? Celui qui espère se sauver sans Jésus, et devenir prudent sans la vraie sagesse, est malade, et sa raison n'est point saine; il est insensé, et sa prudence est vaine ; il travaille assidûment , et il est toujours rempli d'amertume; car celui qui croît dans la science sans rendre sa vie meilleure, s'éloigne de Dieu. Si donc tu veux être vraiment sage, apprends sur la terre des choses dont la connaissance t'accompagnera dans les cieux; applique-toi à arriver à celui dont la vue révèle à l'homme tout ce qu'il peut désirer savoir. Il est la vérité éternelle, hors de laquelle toute science n'est que folie, et dont la seule connaissance est une science parfaite. Celui-là est malheureux , qui sait tout sans vous connaître, ô mon Dieu, dit saint Augustin ; au contraire, celui-là est bienheureux , qui vous connaît et ignore tout le reste. Quant à celui qui vous connaît en même temps qu'il possède d'autres connaissances, il n'est point plus heureux à cause d'elles , mais seulement à cause de vous.

 

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Peut-être, ô mon âme, te sens-tu entraînée vers les richesses de la terre, vers les pompes du siècle et les délices de la chair; peut-être est-ce là le motif qui te retient enchaînée au monde? Mais considère combien tout cela est fragile et caduc. Dis-moi où sont les rois, où sont les princes, où sont tous ceux qui ont aimé ces choses? Je crains que beaucoup d'entre eux n'aient été, hélas ! frappés par la colère de Dieu, et qu'ils ne soient descendus aux enfers. De quoi leur sert maintenant leur orgueil et la vaine ostentation de leurs richesses? Celui qui aime plus le monde que Dieu, le siècle que la solitude, la gourmandise que l'abstinence, la luxure que la chasteté , celui-là marche à la suite du démon et ira avec lui au supplice éternel. Ceux qui sont brillants de la prospérité du siècle sont vides de la vertu de Dieu; ils fleurissent pour le temps et ils périssent pour l'éternité; leurs ,fleurs s'épanouissent au milieu de biens mensongers, et leur perte se consomme en des tourments véritables. Si donc nous voulons avoir quelque chose en ce monde, possédons avec un esprit vraiment libre le Dieu en qui tout est renfermé, et en lui nous aurons tout ce que nous pouvons désirer de délectable et de saint en même temps. Les richesses ne sont pas un obstacle si on en fait un bon usage; la pauvreté ne rend point recommandable si , au milieu de ses embarras, on ne se tient pas en garde contre les souillures du péché.

Peut-être me diras-tu : Je méprise le monde, mais je ne saurais abandonner mes amis, mes parents et

 

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mes proches. Frivole objection, ô mon  âme; car c'est une vérité certaine et digne d'être reçue sans le moindre doute, que, s'il y a impiété à mépriser son père et sa mère, c'est un acte de tendre piété de le faire à cause de Jésus-Christ. O père cruel! ô mère barbare ! parents homicides plutôt qu'auteurs de la vie, qui aiment mieux te voir périr avec eux que régner sans eux ! « Quand même, dit saint Jérôme (1), ta mère , les cheveux épars et les vêtements déchirés, te montrerait le sein qui t'a nourri ; quand même ton père se coucherait sur le seuil de ta maison et en fermerait le passage avec son corps, avance, les yeux secs , en méprisant ta mère, en foulant aux pieds ton père, et vole te ranger sous l'étendard de la croix. Le seul genre de piété qui convienne en pareille circonstance, c'est de se montrer cruel. » Ignores-tu que celui qui possède Jésus a en lui un père, une mère et tous les amis possibles. A quoi bon marcher à la suite des morts? Suis celui qui est vivant, et laisse les morts ensevelir leurs morts.

 

L’AME.

 

Tes paroles, ô homme, me font comprendre et une expérience souvent réitérée m'a appris que le monde n'est en lui-même que sécheresse et aridité. Mais , hélas ! je le vois fleurir encore dans le coeur de beaucoup , qui aiment ses amertumes; ils le suivent alors qu'il les fuit, et l'embrassent alors qu'il

 

1 Ad Heliod.

 

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leur échappe. Explique-moi donc la cause d'un tel aveuglement.

 

L'HOMME.

 

Ignores-tu donc , ô mon âme, que ton Epoux , l'auteur de toutes choses , t'a créée si sensible et si glorieuse que tu ne saurais vivre sans amour? Saint Jérôme nous dit (1) : Il est difficile à l'âme humaine de ne pas aimer; il est même nécessaire qu'elle soit sous l'empire de quelque affection. Il faut qu'elle cherche son bonheur ou dans les choses élevées ou dans les choses basses. Aussi en est-il qui négligent leur propre vie en soupirant après des objets passagers , et qui , demeurant sans intelligence des biens éternels, ou méprisant ce qu'ils en connaissent , ne ressentent aucune douleur au milieu des plus cruelles blessures, Les infortunés ! ils s'imaginent posséder des richesses véritables, ils aiment leur exil comme une patrie, et ils se livrent à la joie dans leur aveuglément comme s'ils marchaient à la splendeur de la lumière. Les élus, au contraire, considérant comme un néant tout ce qui passe , se demandent pourquoi ils ont été créés ; et comme rien ne suffit à leur bonheur hors de Dieu, ils se reposent uniquement en la contemplation de leur Créateur, ils soupirent après le jour où ils prendront rang parmi les habitants de la cité céleste, et en vivant au milieu de ce monde, ils s'élèvent bien au-delà de ses limites.

Saint Grégoire dit à ce sujet (2) : « Les choses

 

1 Ad Eust. — 2 Hom. 10, in Ezech.

 

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terrestres semblent offrir de grands contentements , mais c'est à ceux qui n'ont nulle expérience des délices du ciel ; car moins l'esprit de l'homme comprend les biens éternels , plus il se repose avec bonheur dans les biens temporels. Mais si son coeur vient à goûter un peu la douceur enivrante des divines récompenses, alors tout ce qui le frappe au-dehors lui semble d'autant plus amer, que ce qu'il éprouve intérieurement se fait sentir avec plus de suavité. »

 

L' AME .

 

Empresse-toi , ô homme , de inc faire connaître parfaitement les joies de la terre et celles du ciel, afin que, les appréciant d'une manière plus parfaite, je méprise les unes et je me porte avec ardeur à posséder les autres; car je pense que, si le bien n'est point aimé parce qu'on l'ignore, le mal de même n'est point évité parce qu'on ne le comprend pas.

 

L'HOMME.

 

O mon âme, les joies de ce monde, si toutefois ce sont des joies et non des fléaux cachés, ne sauraient jamais être bien appréciées que de celui qui les méprise véritablement. Les parfaits contempteurs du monde donnent cinq raisons qui rendent ses plaisirs méprisables. D'abord , ils sont vils dans leur objet. En quoi consiste la joie mondaine? A faire le mal impunément, à se livrer aux désordres de la luxure, à l'ivrognerie, aux excès de la table , à courir après les vanités et à

 

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n'éprouver aucune souffrance en cette vie d'une semblable conduite. Car les méchants s'imaginent être dans les délices lorsque leur perversité ne leur attire aucun châtiment , et ils ignorent que rien n'est plus malheureux que cette félicité des pécheurs , qui nourrit leurs penchants vicieux et fortifie leur volonté pour le mal. En second lieu , les plaisirs de ce monde souillent ceux qui s'y livrent , car l'âme défigurée par le péché est esclave de tels plaisirs, trouve la joie à mal faire et tressaille d'allégresse dans les choses les plus détestables. Aussi saint Jérôme dit-il que rire et se réjouir avec le inonde n'est pas le fait d'un homme judicieux, mais d'un insensé furieux. En effet, ô mon âme , un coeur pur ne saurait avoir de bonheur avec un monde corrompu; il n'est heureux et dans la joie qu'avec son Dieu. En troisième lieu, ces plaisirs sont d'une courte durée , car , dit l'Ecriture, la félicité de l'hypocrite est comme un point (1). Cet hypocrite est le monde dont la joie est semblable à un point, qui n'a ni longueur, ni largeur, ni hauteur, ni profondeur, Cette joie , dit saint Augustin , n'est que vanité, Lorsqu'on en est privé, on soupire avec ardeur après sa présence, et lorsque nous l'avons, nous ne pouvons la retenir. O mon âme, combien rapide, combien fragile et caduque est une semblable joie ! Les jours de l'homme, dit Job, sont d'une courte durée (2).

Quatrièmement, les plaisirs mondains ont pour fin la douleur, car leurs esclaves infortunés passent leurs jours dans l'allégresse et ensuite ils descendent tout

 

1 Job., 20. — 2 Job., 14.

 

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d’un coup en enfer : la tristesse succède toujours à de tels plaisirs ; ou plutôt , si tu veux bien y faire attention, tu verras qu'ils ne sont jamais sans amertume, car une conscience troublée par le péché redoute , quoi qu'elle fasse, en tout temps des malheurs. Ignores-tu que le plaisir de boire et de manger n'est pas plus long que la peine causée par la faim et la soif, et qu'il en est de même de tout le reste?

En dernier lieu enfin , ces plaisirs plongent la volonté qui en est possédée dans une profonde misère, car ils sont un obstacle à la joie spirituelle. O mon âme, reconnais combien malheureux est ce inonde, et combien malheureux sont ceux qui le suivent, puisque ses félicités ont toujours été pour l'homme un obstacle à une vie heureuse. Combien viles et frivoles, dit saint Bernard , sont ces consolations de la terre, qui empêchent d'arriver jusqu'à nous les consolations saintes et véritables ! Renonce donc , ô mon âme, à chercher le bonheur en ce monde, si tu veux être consolée par la pensée de Dieu. Que toute créature te semble méprisable si tu veux que le Créateur te fasse goûter ses douceurs.

 

L'AME.

 

Je méprise le monde , je reconnais que sa joie est mensongère, sa tristesse véritable , sa félicité trompeuse et son amertume réelle ; et ainsi, selon ton conseil, je n'ai plus que du dédain pour toutes ces choses. Mais comme je ne saurais être sans amour, selon que tu nie le dis, enseigne-moi donc ce que j'ai

 

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à faire , où je dois me tourner, où je pourrai trouver un objet digne de mon amour.

 

L'HOMME .

 

Si tu te connaissais bien toi-même, ô mon âme, cette connaissance t'inspirerait pour le monde et ce qu'il contient un mépris profond , et t'apprendrait quelle consolation tu peux trouver en ton propre amour. O mon âme, si tu comprenais bien ta céleste nature, oui , assurément tu aurais en horreur les consolations de la terre. Rougis donc de pouvoir trouver le bonheur dans la boue , toi qui es du ciel ; rougis d'être sensible au plaisir que t'offrent des choses basses, alors que tu ne saurais être rassasiée que par ce qui est suprême. Tu es céleste par ta nature, et si la folie de la chair n'y mettait obstacle, tu soupirerais naturellement après les consolations du ciel et tu les rechercherais avec ardeur. Oh ! combien , dit saint Bernard , il nous serait doux et délectable de vivre selon notre nature , si la folie de notre chair nous le permettait! A peine cette folie est-elle guérie que la nature s'empresse de sourire à ce qui est naturel.

 

L'AME.

 

Et qu'appelle-t-on proprement vivre selon la nature?

 

L'HOMME.

 

C'est mener sur la terre une vie céleste , passer des choses extérieures aux intérieures, s'élever des intérieures à celles qui sont au-dessus de nous, et agir

 

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en tout selon ce qu'il y a de plus noble en l'homme, je veux dire selon l'intelligence.

 

L'AME.

 

Mais est-il au pouvoir de l'homme de mener en cette vallée de larmes une vie toute céleste?

 

L'HOMME.

 

Si mes paroles, parce qu'elles sont d'un pécheur, t'inspirent, ô mon âme, quelque doute et quelque surprise , écoute saint Augustin , écoute l'apôtre saint Paul. Le premier nous dit : Lorsque nous embrassons en notre esprit, par la connaissance et l'amour, quelque chose d'éternel, nous ne sommes plus en ce monde. Et l'Apôtre ajoute, comme une conséquence de cette pensée : Nous vivons déjà dans les cieux (1). Je crois donc, ô mon âme, que tu es plus réellement où tu aimes que là où tu respires, car la nature seule de l'amour te transforme en la ressemblance de ce qui est l'objet de tes affections. Si tu contemples les choses célestes , si tu les aimes avec ardeur, comment ne demeures-tu pas dès à présent dans les cieux , puisque ta vie est semblable à celle des esprits bienheureux?

 

L'AME.

 

Hélas ! hélas ! malheureuse et infortunée , je me sens depuis long temps plongée dans un aveuglement déplorable et profond , car depuis bien des années

 

1 Phil., 3.

 

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mon intelligence s'est égarée au milieu des choses terrestres et passagères, mon coeur s'est enchaîné à des frivolités mondaines et indignes, d'où je n'ai tiré que peu de consolation et beaucoup d'amertume , qu'une joie médiocre et presque imperceptible , avec des chagrins de toute sorte et souvent considérables. Dis-moi donc , ô homme , quelle est cette consolation céleste, et comment, en cette vallée de larmes et de misères, je pourrai l'atteindre? Qu'est-ce que je trouve en mon Dieu pour mépriser si facilement et de si grand coeur toutes choses à cause de lui , et pour m'écrier au-dedans de moi-même avec un ravissement de bonheur : O Dieu! vous êtes le Dieu de mon coeur et mon partage pour l'éternité (1) ? Que me fait donc goûter mon Bien-Aimé en cet instant trop court , lorsque , pleine de joie et d'allégresse , je désire de toutes mes forces supporter à cause de lui tout ce qu'il y a de dur, d'amer et de difficile, lorsque je dis : Il m'est avantageux de demeurer attachée à Dieu : qui me séparera de la charité de Jésus-Christ (2)?

 

L'HOMME.

 

Cette consolation, ô mon âme, n'est autre chose, selon saint Bernard (3) , qu'une certaine grâce de dévotion ayant sa source dans l'espérance du pardon, un goût du bien même encore faible, une délectation très-suave que Dieu répand en l'âme affligée afin de la ranimer, de la porter à chercher le Seigneur, et d'allumer de plus en plus en elle

 

1 Ps. 72. — 2 Rom., 8. — Serm. 1, in fest. omn. Sanct.

 

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le feu du divin amour. » Hugues te dit également : « Quelle est cette douceur, cette suavité dont les âmes pieuses, au souvenir de leur Bien-Aimé, se sentent remplies et si délicieusement pénétrées qu'elles commencent à devenir totalement étrangères à elles-mêmes? La conscience est dans la joie, et le souvenir des douleurs passées a disparu ; l'esprit tressaille d'allégresse, l'intelligence devient brillante, le coeur est illuminé ; les affections surabondent de bonheur; elles ne savent plus où elles sont ; elles pressent comme dans une étreinte d'amour quelque chose au-dedans d'elles-mêmes; elles ne savent ce que c'est, et cependant elles s'efforcent de le retenir de toute la puissance de leurs forces. L'âme livre , en quelque façon , un combat délectable pour que cet objet ne s'éloigne pas d'elle, comme si en lui elle avait trouvé la fin de tous ses désirs. » Quelquefois, ô bon Jésus ! il m'arrive d'ouvrir avec avidité ma bouche vers vous, et de me tenir en votre présence les yeux fermés, et alors vous offrez à mon coeur un mets qu'il ne m'est point permis de connaître. Je ressens une saveur délicieuse, et une douceur si fortifiante que je ne demanderais rien au-delà si elle atteignait en moi sa perfection. N'est-ce pas là ce qu'il faut appeler la jubilation du coeur? La jubilation, dit saint Grégoire (1), est une joie ineffable de l'âme que l'on ne peut cacher et qu'on ne saurait expliquer par des paroles; certains mouvements seulement en indiquent la présente,

 

1 Mor., lib.     24, c. 5.

 

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mais sans en exprimer les propriétés. C'est pour cela que le Prophète s'écrie : Bienheureux le peuple qui connaît la jubilation (1). Il ne dit pas qui explique, mais qui connaît, car la jubilation peut être connue de l'intelligence , mais les paroles seront toujours impuissantes à l'exprimer. Lorsque je jouis d'un semblable bonheur, vous ne permettez , mon Dieu , ni aux yeux de mon corps, ni aux sens de mon âme , ni à la pénétration de mon esprit , de remarquer en quoi il consiste. Je le reçois , et ensuite si je veux l'examiner et juger sa saveur, aussitôt ses délices s'évanouissent. Je goûte tout ce que l'espérance de la vie éternelle peut contenir de douceur ; mais quand après avoir longtemps savouré sa vertu puissante, je m'efforce d'en répandre en tous les replis de mon âme le feu vivifiant , afin de trouver insipide toute affection étrangère à une telle suavité , elle disparaît rapidement ; et lorsque , examinant comment je l'ai cherchée, comment je l'ai reçue et sous quelle forme je l'ai contemplée , je m'efforce de confier plus intimement à ma mémoire certains de ses traits, ou même de m'aider, pour en conserver le souvenir, du secours fragile de l'écriture , l'expérience me force à dire avec l'Evangile : L'esprit souffle où il veut; vous ne savez ni d'où il vient, ni où il va (2) . Que penser donc , ô mon âme, d'une délectation si douce et si enivrante? C'est là assurément une consolation divine.

 

1 Ps. 88. — 2 Joan. 3.

 

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L'AME.

 

Qui me donnera de voir se répandre en mon coeur cette consolation inconnue pour moi jusqu'alors, afin d'oublier par elle mes chagrins passés, de mépriser les consolations du monde, et de devenir enfin étrangère à moi-même?

 

L'Homme.

 

Ce que tu désires est quelque chose de grand; c'est un don inestimable que tu ambitionnes. Les efforts de l'homme sont impuissants à l'atteindre ; c'est à peine si tous ses mérites peuvent l'en rendre digne. Une humble prière et un coeur saintement disposé n'arrivent que difficilement à l'obtenir, et encore n'est-ce que par une pure condescendance de la bonté divine; car tout l'or de la terre, en comparaison d'un tel bien, n'est qu'une faible poussière , et tout l'argent, en sa présence, sera considéré comme de la boue (1) .

 

L'AME.

 

Dis-moi donc, je t'en conjure , quelles dispositions doit avoir celui qui prie , pour obtenir un objet si désirable?

 

L'HOMME.

 

Un homme instruit par l'expérience pourrait s'étendre longuement sur un pareil sujet ; mais , reconnaissant mon ignorance, j'ai honte d'en parler d'une manière trop incomplète. Je crains de m'entendre

 

1 Sap., 8.

 

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adresser ce reproche : Pourquoi annonces-tu des choses que tu n'as pas expérimentées? Pourquoi , malgré ton indignité, entreprends-tu de louer ce que tu ignores?

 

L’AME

 

Ne crains pas , ô homme, de me faire connaître avec respect et humilité ce que tu as entendu ou lu avec dévotion. Beaucoup avant toi ont traité utilement pour les autres de choses élevées et difficiles, auxquelles ils étaient étrangers par leur propre expérience et qu'ils avaient apprises de la science d'autrui.

 

L'HOMME.

 

Je m'enhardirai donc à parler; la charité suppléera à ma misère , et je dirai ce que j'éprouve en moi-même. Je pense , sauf meilleur avis , que si tu veux te disposer à goûter cette douceur céleste, il faut te séparer, t'exercer et t'élever. Dans la première de ces choses, tu aspireras le parfum de cette douceur ; dans la seconde , tu la goûteras; dans la troisième, tu arriveras de temps à autre à t'en nourrir et à t'en abreuver jusqu'à l'ivresse.

Je dis donc d'abord que tu dois te séparer du péché, des affections déréglées, des consolations temporelles et de l'amour désordonné des créatures. Car, dit saint Bernard (1), c'est une grave erreur de croire que cette douceur divine puisse se mélanger à la poussière de ce monde; que ce baume délectable puisse être goûté au milieu des joies empoisonnées de la terre ; que les

 

1 Serm. 6 in Ascens.

 

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dons de l'Esprit-Saint puissent être reçus en la société des plaisirs du siècle. Non, l'âme doit auparavant s'être purifiée de tels plaisirs, s'en être éloignée par des gémissements amers, et avoir recouvré dans les larmes de la contrition la blancheur de son innocence : car il est juste que celle qui, après avoir abandonné son Créateur, a cherché avec persévérance son bonheur en soi-même et dans la créature , ne cesse point de se livrer à la douleur. Saint Grégoire expliquant cette parole de Job : Avant de manger, je pousse des soupirs, dit fort bien (1) : Manger, pour l'âme, c'est se nourrir de la contemplation de la divine lumière. Elle soupire donc avant de manger, parce que celui qui, durant cet exil, ne s'humilie pas et ne gémit pas amèrement dans le désir des biens célestes, ne saurait goûter les joies de l'éternelle patrie. En effet la vérité laisse à jeun ceux qui cherchent le bonheur dans la misère de ce pèlerinage.

En second lieu , l'âme doit être exercée à pratiquer les bonnes oeuvres et à souffrir l'adversité , selon cette parole : Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés (2). Car ceux que la vérité possède de son amour , elle les nourrit de ses consolations. «  O bon Jésus , s'écrie saint Bernard, combien de fois , après des larmes abondantes et de longs gémissements, mon âme toute blessée n'a-t-elle pas senti l'onction de votre miséricorde se répandre sur elle? Lorsqu'elle était près de tomber dans le désespoir, vous l'avez soutenue par vos consolations ; et lorsqu'elle a espéré

 

1 Mor., lib. 5, c. 7. — 2 Mat., 5.

 

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son pardon, sa confiance n'a point été vaine. » Voilà comment les biens les plus précieux se trouvent renfermés dans la tribulation. Au commencement , sans doute, la voie qui conduit à la vie est étroite, mais avec le temps elle se dilate par la douceur d'un amour inestimable. Oh ! qu'elle est ineffable la consolation versée divinement dans le coeur de ceux qui travaillent pour Jésus-Christ !

En troisième lieu, l'âme s'élève et s'enivre de cette douceur. Mais pour cela elle doit se séparer heureusement de toutes les choses terrestres , s'élancer au-dessus d'elle-même , du monde et de toute créature sans exception, et arriver à pouvoir s'écrier : Le roi m'a fait entrer dans le lieu où il conserve son vin le plus excellent (1). C'est dans ce lieu, en effet, que l'âme est alors introduite ; c'est là qu'elle boit le vin caché et incomparable de la Divinité , là qu'elle se désaltère avec le lait très-pur de l'humanité immaculée du Seigneur. O mon âme , les amis boivent à cette source, mais les bien-aimés s'y enivrent. O heureuse ivresse, où le corps et l'esprit ne s'éloignent jamais des lois d'une sainte et chaste sobriété ! L'âme y tressaille d'allégresse comme un homme ivre; elle se livre aux transports de la joie au milieu des occupations les plus variées; elle devient forte dans les périls , prudente et discrète dans la prospérité, généreuse et facile à pardonner les injures; elle se repose calme et paisible au milieu des embrassements divins, lorsque l'époux , étendant sa main gauche sous la

 

1 Cant., 2.

 

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tête de l'épouse , la soutient avec amour , et presse de sa droite avec tendresse sa bien-aimée contre son cœur (1).

 

L’AME.

 

Je confesserai, ô homme, avec respect et humilité qu'il m'est arrivé quelquefois, mais trop rarement hélas! au commencement de ma conversion, de séparer avec violence mon esprit de tout ce qui est terrestre et de l'élever par un effort extrême jusqu'à contempler les choses célestes. Je suis entrée avec crainte et j'ai regardé avec confusion. J'ai vu les choeurs des anges , les palais des patriarches et des prophètes et les saintes joies qui les remplissent ; j'ai considéré les tentes des apôtres, les banquets des martyrs, les félicités enivrantes des vierges et des confesseurs. J'ai demandé à chacun d'eux l'aumône de quelque consolation , j'ai désiré recueillir les miettes qui tombaient de la table de mes maîtres; mais je n'ai rien obtenu. A quoi donc m'a servi cette élévation de mon esprit , puisque nulle consolation ne me fut accordée?

 

L'HOMME.

 

Ce n'est pas sans raison, ô mon âme, que tu as été repoussée d'une manière aussi désolante. Tu as voulu, ,je pense, être associée aux consolations avant d'avoir pris part aux souffrances; tu as voulu devenir participante des récompenses avant d'être l'imitatrice fidèle des vertus. Efforce-toi donc d'abord d'être la compagne

 

1 Cant., 2.

 

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des anges par la pureté et l'innocence, de t'unir aux patriarches et aux prophètes par l'humilité et une foi pleine de confiance , de devenir la fille des apôtres et des martyrs par la charité et la patience , d'entrer dans la société des confesseurs et des vierges par la piété et la continence, et alors tu pourras, du moins avec l'enfant prodigue, demander sans crainte en ton exil et obtenir quelque aumône de la tendresse de ton Père.

 

L’AME.

 

Déjà je reconnais, ô homme, combien vaines et insipides sont les choses passagères. C'est pourquoi je méprise ce monde, je foule aux pieds les consolations du siècle, j'ai en horreur et je fuis les plaisirs du temps comme autant de poisons mortels; je pleure ma vie passée comme frappée de la mort; je lave et je purifie mon coeur misérable dans les gémissements et les larmes; et cependant si, au milieu de mes soupirs et de mes sanglots , je sens quelque légère émanation des parfums célestes arriver jusqu'à moi, il ne m'est pas permis, âme malheureuse et infortunée ! d'offrir à ma faim cette nourriture des anges et de désaltérer ma soif dévorante à ce vin des amis. Seigneur mort Dieu , mon coeur ne s'est pas encore approché de l'abondance de votre douceur, que vous avez cachée et réservée pour ceux qui vous craignent; son odeur seulement me sustente au-dehors, et elle m'est plus suave que le baume et que les parfums les plus précieux. Mais, ô Seigneur mon Dieu ! si l'odeur seule

 

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en est si exquise, quelles délices sera-ce donc de savourer cette douceur elle-même? Si un faible écoulement a tant de vertu, quelle félicité renferme donc cette ivresse bienheureuse? Oh! qui me donnera de vous recevoir en mon coeur, ô mon Dieu , de m'enivrer de votre vin et de vous embrasser avec amour?

 

L' HOMME.

 

Permets-moi de te le dire avec saint Augustin, ô âme dévote : ton ambition est trop grande, et même je crains qu'elle n'aille jusqu'à la présomption. Sonde tes propres forces, considère tes mérites, examine soigneusement tes vertus , et alors qu'il te suffise de courir humblement avec les compagnes de l'épouse à l'odeur des célestes parfums, au lieu de demander présomptueusement ce qui surpasse tes mérites.

 

L'AME.

 

O homme, combien tu es , pour une âme malheureuse , un consolateur dur et onéreux ! Combien tu es, qu'il me soit permis de le dire, un dispensateur avare de la divine bonté! Je parlerai sans crainte, car je ne saurais me taire. Non, l'odeur seule de cette céleste douceur ne peut me suffire; la goûter un peu excite ma faim loin de la calmer ; mon coeur veut s'en enivrer ; il en poursuit les moyens. Je sais qui a dit :

Buvez, mes amis, enivrez-vous, mes bien-aimés (1). Mais si l'indignité de celui qui demande est de nature à accabler, la tendresse de celui qui promet fait naître

 

1 Cant., 5.

 

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l'espérance. Comment puis-je douter qu'il ne soit prêt à me donner ses biens , lui qui n'a pas dédaigné pour mon amour de prendre sur lui tous mes maux. Ignores-tu, toi qui as fait connaître à tant d'autres la bonté de Dieu , que saint Augustin nous dit : « Que la paresse de l'homme rougisse : Dieu veut lui accorder plus qu'il n'ose demander. Il nous a donné, pour gage de ses promesses, son esprit en qui nous devons ressentir sa divine douceur, nous désaltérer à la source même de la vie, nous plonger dans une ivresse pleine de sobriété, et être semblables à l'arbre planté près du courant des eaux. » — « Rien, dit saint Chrysostôme, n'est plus glorieux à la toute-puissance de Dieu, que de rendre tout-puissants ceux qui se confient en lui. L'âme dont. l'espérance repose en Dieu ne saurait être renversée par aucune ruse de l'ennemi , ni surmontée dans la lutte par aucun attrait de la concupiscence. » Que la défiance de l'homme rougisse donc, et que maudite soit sa tremblante pusillanimité, qui s'imagine que ce Dieu , si riche et si libéral envers tous ceux qui l'invoquent, pourra refuser ses bienfaits à ceux dont la confiance est parfaite. N'est-ce pas uniquement l'immense libéralité du Dieu éternel et immuable qui l'a porté à envoyer sur la terre son Fils , en qui il nous a donné tout ce qui était en sa possession , tout ce qui était en son pouvoir, tout ce qu'il était lui-même? Si cette libéralité pouvait tarir les sources de sa bonté infinie, peut-être notre faiblesse aurait-elle quelque raison de trembler; mais Dieu est

 

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bon par nature , et non par une cause extérieure ; sa bonté ne diminue pas en se communiquant, de même qu'elle ne reçoit aucun accroissement d'une bonté étrangère.

 

L'HOMME.

 

Ta foi est grande , ô mon âme , et tu es profondément affermie dans l'espérance et la confiance. Mais quoique cette espérance, appuyée sur nos propres mérites et sur la divine miséricorde, soit digne de récompense; quoiqu'elle soit louable et sainte, cependant, avant de t'élever au-dessus de toi-même pour y chercher les célestes enivrements du bonheur, je te conseille de descendre au-dessous par une conSidération salutaire de ce que tu es, afin d'apprendre d'abord à concevoir pour ton divin Epoux une crainte respectueuse, et de ne l'introduire qu'après dans le secret de ta demeure. Car ce n'est pas seulement lorsqu'il manifeste sa colère qu'on doit le craindre, mais encore lorsqu'il nous prodigue ses tendresses et qu'il nous comble des suavités de son amour.

 

CHAPITRE III. Comment l'âme, dans ses exercices spirituels, doit tourner le regard de sa contemplation vers les choses inférieures, la nécessité inévitable de la mort, la sévérité formidable du jugement, et la rigueur intolérable des peines de l'enfer.

 

L’AME.

 

Dis-moi donc en peu de mots, ô homme, quelles sont ces choses inférieures qui doivent maintenant attirer mes regards? J'ai hâte de m'élever; je cherche à goûter l'ivresse des divines consolations; je ne puis m'arrêter longtemps parmi les choses d'un ordre moindre. Seigneur des vertus , je soupire après vos tabernacles bien-aimés; je désire de toute l'ardeur dont je suis capable habiter dans la maison de mon Dieu.

 

L'HOMME.

 

Les choses inférieures sont renfermées pour toi en ce qui suit : abaisser tes regards et reconnaître l'inévitable nécessité de la mort; gémir en voyant l'infaillible équité du jugement de Dieu ; trembler et être dans l'épouvante en te représentant la rigueur intolérable des peines de l'enfer. Considère donc fréquemment , passe et repasse sans cesse en ta pensée

 

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qu’il est impossible de se soustraire à la mort, que l'heure ne peut en être connue et que le moment fixé par Dieu ne sera point changé. Rien sur la terre, dit saint Isidore, n'est plus certain que la nécessité de la mort; rien n'est plus incertain que son heure. Elle est sans pitié pour la misère, sans égard pour la puissance , sans considération pour les rangs élevés non plus que pour la régularité d'une bonne vie; elle ne pardonne à aucun âge : elle se tient à la porte du vieillard , et elle tend des embûches au jeune homme.

 

L’AME.

 

Je comprends que notre vie se passe à marcher sans cesse vers la mort. Mais alors pourquoi aimer les choses temporelles dont la possession est d'une durée aussi incertaine? Pourquoi désirer conserver longtemps une vie où nos péchés se multiplient d'autant plus qu'elle se prolonge davantage, où nous ajoutons faute sur faute à mesure que nos jours deviennent plus nombreux? Chacun d'eux voit croître le mal en nous et le bien disparaître. Qui pourra compter les offenses dont nous nous rendons coupables d'heure en heure, et tout le bien que nous négligeons? Et cependant c'est une faute grave de ne point faire le bien, de ne point en occuper sa pensée, mais de laisser son esprit errer au milieu d'inutilités et de frivolités.

 

L'HOMME.

 

Les hommes charnels, ô mon âme, aiment les choses présentes, parce qu'ils ne considèrent point combien

 

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cette vie est fugitive. Car s'ils méditaient la rapidité de son cours , sans doute ils seraient sans amour pour une prospérité aussi passagère. Ma vie est semblable à un vaisseau au milieu des flots ; que je dorme ou que je veille, je m'avance rapidement vers la mort. O vie passagère, combien tu trompes d'hommes ! Tu fuis et tu n'es rien ; on te contemple, et tu n'es qu'une ombre; on t'exalte, et tu n'es qu'une vapeur légère ; tu es douce aux insensés et pleine d'amertume pour le sage; ceux qui t'aiment ne te connaissent pas; ceux-là seuls qui te fuient savent t'apprécier juste-ment. Aux uns tu promets des jours nombreux afin de les tromper; et aux autres tu te montres bientôt prête à finir afin de les jeter dans le désespoir. Exerçons donc notre esprit par une méditation continuelle, et considérons nos misères : la douleur a accompagné notre entrée en cette vie; nos années s'y passent dans la peine, et nous ne devons en sortir qu'avec crainte. Nous tous qui vivons dans cette région des ombres de la mort, dans la misère de notre corps, dans le séjour des tentations et au milieu des combats, si nous voulons y apporter une sérieuse attention, nous remarquerons que nous sommes en butte à un triple malheur; nous sommes faciles à séduire, faibles dans la résistance , et enclins à commettre le mal.

 

L’AME.

 

Je vois maintenant que les jours passés sur cette terre deviennent inutiles, si l'on ne s'y applique incessamment à acquérir des mérites qui nous rendent

 

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dignes de vivre éternellement, et que ce n’est pas la longueur de la vie qui doit appeler notre attention, mais le bon usage qu'on en fait; car si plusieurs reçoivent la grâce de bien vivre, il est certain qu'il n'est accordé à personne de vivre long temps. La vie est donc pleine de sécurité là où la conscience est pure, où l'on attend la mort sans crainte, où l'on désire avec bonheur la voir arriver, où on la reçoit avec amour.

 

L'HOMME.

 

O mon âme, si tu comprends bien tout cela, scoute mes conseils, et durant ces jours passagers tâche de mériter cette vie qui ne doit point finir. Pendant que tu séjournes en ton corps , meurs au monde afin de commencer à vivre pour Dieu. Souviens-toi bien que nul n'a reçu la mort avec joie et allégresse, s'il ne s'est préparé auparavant à sa venue par la pratique des bonnes couvres. Fais attention à cette parole d'un philosophe : L'insensé, ou autrement l'homme pécheur et criminel , commence réellement à mourir lorsqu'il est sous les coups de la mort; mais l'homme sage et vertueux est victorieux de la mort au moment même où elle le frappe (1),

 

L'AME.

 

Je comprends, ô homme, que la mort des justes est bienheureuse, et que celle des pécheurs est triste et lamentable.

 

1 Senec., epist. 30.

 

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L'HOMME.

 

O mon âme, la mort du juste est bonne par le repos qu'elle lui procure; elle l'est davantage par la vie nouvelle dont elle le met en possession; mais elle l'est surtout par la sécurité qu'elle lui apporte. Au contraire, la mort du pécheur est mauvaise et vraiment mauvaise ; elle l'est par la perte du monde, plus encore par la séparation d'avec le corps, et au suprême degré par le double supplice du ver rongeur et du feu éternel, et surtout par la privation de la vue de Dieu.

 

L'AME.

 

Tu m'as instruite suffisamment sur la mort; parle-moi maintenant du jugement dernier.

 

L'HOMME.

 

Je m'empresse, ô mon âme, de répondre à tes désirs; écoute-moi donc avec patience. La mort, tu le sais, est horrible à méditer; mais la pensée du jugement n'est pas moins formidable, car là nul ne pourra tromper la sagesse du juge suprême, ni fléchir sa justice, ni toucher sa pitié, ni éviter la sentence de sa colère et de ses justes châtiments. Considère donc avec effroi, ô mon âme, ce que tu deviendras au dernier jour, quand ta conscience produira contre toi tes propres pensées, quand les éléments accuseront tes actes, quand la croix de Jésus-Christ rendra témoignage contre toi , quand ses tourments crieront vengeance, quand ses blessures feront entendre leur

 

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voix, ses clous leurs gémissements, ses cicatrices leurs plaintes. Oh ! quelles pénibles angoisses! d'un côté des péchés qui accusent ; de l'autre, une justice effrayante ; au-dedans , une conscience qui brûle comme le feu; au-dessous l'horrible chaos de l'enfer; au-dessus le Juge irrité prêt à porter un juste jugement ; au-dehors le monde en proie aux flammes, et enfin dans son propre coeur l'attente d'une sentence terrible et méritée. Si alors le juste est à peine sauvé, que fera-t-on du pécheur? En quel lieu du monde trouvera-t-il un refuge ? Il lui sera impossible de se cacher, et apparaître aux yeux de tous deviendra un supplice intolérable. O âme pécheresse, bois aride et inutile, destiné aux feux éternels, que répondras-tu alors quand on te demandera un compte rigoureux du temps qui t'a été accordé, et de l'usage que tu en auras fait? Hélas! hélas! ô mon âme, quel fruit retireras-tu alors de tant de pensées vaincs et frivoles, de tant de paroles légères , plaisantes et ridicules, de tant d'oeuvres inutiles et infructueuses ? Malheur à moi si je n'ai eu soin de laver nies péchés dans nies larmes! Malheur à moi si je ne me suis point levé durant la nuit pour chanter les louanges de mon Dieu ! La cognée est déjà au pied de l'arbre ; que celui qui en a encore le pouvoir produise donc des fruits, des fruits de pénitence. O mon âme, qu'en tout temps , le jour comme la nuit , retentisse à ton oreille cette trompette terrible qui criera : Levez-vous, morts, et venez au jugement ; que jamais ta mémoire ne cesse d'avoir présente ces paroles : Allez maudits

 

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au feu éternel. Venez les bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé. Que peut-on entendre de plus lamentable que cette sentence : Allez maudits? Mais aussi que saurait-on exprimer de plus délectable que cette autre : Venez les bénis de mon Père? Non, rien n'est plus horrible que la première, rien n'est plus délicieux que la seconde. O mon âme, sépare-toi maintenant du monde afin de pouvoir alors habiter avec Jésus-Christ ; fuis le monde afin de marcher alors à la suite de Dieu. Evite les sociétés et l'assemblée des méchants afin d'être digne d'entrer en l'assemblée des bienheureux.

Porte maintenant le regard de ta contemplation sur les réprouvés, et vois combien nombreux, combien intolérables sont leurs tourments. Je tremble d'horreur, dit saint Bernard, à la vue de ce ver rongeur et de cette mort toujours vivante. Ah ! avec quel empressement doit-on fuir cette région de l'enfer où se rencontrent à la fois un feu dévorant, un froid glacial , un ver qui ne meurt pas , une odeur insupportable , des tourments sans cesse renouvelés, des ténèbres palpables, la honte accablante des crimes, des chaînes que rien ne peut rompre, et le spectacle de démons horribles ! Malheur , s'écrie saint Augustin , à ceux qu'attendent le supplice d'un ver rongeur, l'ardeur dévorante des flammes, une soif sans adoucissement, des pleurs et des grincements de dents , des larmes intarissables ! Là on désire la mort , et elle ne vient pas ; là ne règne aucun ordre , mais un désordre horrible et toujours persévérant. Quel chagrin, quelle

 

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tristesse, quelle amertume pour les méchants lorsqu'ils seront séparés de l'assemblée des justes , livrés à la puissance des démons et condamnés avec eux au supplice éternel pour y être à jamais dans le deuil, les larmes et les gémissements, loin des félicités du ciel , sans espoir du plus léger rafraîchissement , destinés à des tourments qui dureront des milliers d'années, ou plutôt, hélas ! à des tourments dont ils ne seront jamais délivrés ! Celui qui inflige une telle peine et de tels châtiments ne se lassera pas, et sa victime malheureuse ne mourra pas. Le feu brûlera, et cependant il conservera la vie; les supplices anciens subsisteront toujours et se renouvelleront sans cesse. Sans espérance de pardon et de miséricorde, la vie persévérera sous les coups d'une mort continuelle, et la mort se fera sentir sans jamais mettre un terme à la vie.

 

L' AME.

 

Pourquoi, dans l'enfer, cherche-t-on toujours la mort sans jamais y arriver? Pourquoi une faute d'une courte durée est-elle punie éternellement?

 

L'HOMME.

 

Ceux à qui la vie est offerte sur la terre et qui re-fusent de la recevoir, chercheront la mort en enfer et ne pourront la trouver, dit saint Grégoire. Les méchants volontiers eussent accepté de vivre toujours afin de se livrer toujours à leurs iniquités. Il appartient donc à la justice du Juge équitable de ne laisser jamais sans supplice ceux dont l'âme eût voulu vivre

 

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éternellement en société avec le péché. O mort, s'écrie saint Jérôme , combien tu serais douce à ceux à qui tu fus si amère ! Ils soupirent uniquement après toi, ceux que ta présence remplissait de tant d'horreur.

Cependant, ô mon âme, si tout cela te semble terrible, voici quelque chose de bien plus effrayant : « Quand même vous me proposeriez mille enfers à souffrir, dit saint Jean Chrysostôme, je ne les comparerais pas au malheur d'être banni de la société glorieuse et ineffable de mon Dieu , au malheur d'être un objet de haine pour mon Créateur. L'enfer est terrible, ô mon âme, mais plus terrible encore la vue du Juge irrité , et ce qui l'emporte sur toute crainte et sur toute terreur, c'est d'être privé pour toujours de la contemplation bienheureuse et enivrante de la Trinité. » Etre exclu des biens éternels , devenir étranger aux félicités que Dieu a

préparées à ceux qui l'aiment , c'est un supplice tel qu'il suffirait, en dehors de tout autre tourment, pour rendre profondément malheureux, et que des flammes mille fois plus dévorantes seraient plus tolérables que d'être condamné à soutenir le regard irrité du très-doux Jésus, que d'être séparé pour toujours de sa présence. Mais si Dieu a agi si sévèrement avec l'ange orgueilleux , que sera-ce donc de toi , cendre et poussière? L'ange s'est livré à l'orgueil dans le palais céleste, et toi dans une demeure de boue. Qui ne sera porté à excuser un tel péché plutôt chez

l'homme riche que chez l'homme en proie à la misère? Malheur donc à moi ! Si l'orgueil a reçu dans l'ange

 

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une punition si dure et si effrayante; quel jugement portera-t-on de moi, pauvre et misérable! O bon Jésus ! à cause de votre nom , usez de miséricorde à mon égard; oubliez l'orgueilleux qui vous provoque, et regardez le malheureux qui vous invoque humblement; reconnaissez avec amour ce qui vous appartient en lui, et retranchez-en ce qui vous est étranger. Ayez pitié de moi , Seigneur , alors qu'il est temps encore d'avoir pitié, afin de ne point me condamner au jour de votre jugement. Mes crimes, il est vrai , ont mérité la damnation , et ma pénitence est insuffisante à satisfaire votre justice ; mais aussi , je sais que votre miséricorde l'emporte sur toute offense. Gardez-vous donc , ô mon Dieu, de considérer le mal dont je me suis rendu coupable, et d'oublier le bien que vous avez mis en moi et qui vous appartient. Quand j'aurais réuni en pion âme de quoi mériter ma condamnation, ce que vous y avez déposé de votre côté suffit à me sauver, et vous ne l'avez pas perdu.

Oh ! si l'homme pouvait comprendre combien ravissantes sont ces paroles : Voici l'Epoux qui vient; combien de douceur renferment ces autres : Celles qui étaient préparées entrèrent avec lui au festin des noces; combien amères sont ces dernières : Et ensuite la porte fut fermée! Que pourrai-je dire de plus, ô mon âme. Pense donc quel malheur désolant c'est d'être privé de la vue de Jésus-Christ, d'être exclu de la contemplation ravissante de la divinité, d'être retranché de la société bienheureuse de tous les saints,

 

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de mourir à la vie éternelle et de vivre pour ne jamais cesser de mourir, d'être plongé dans les profondeurs du gouffre infernal, d'être éternellement la proie de vers dévorants, d'avoir à endurer des tribulations sans fin , de souffrir les tourbillons d'un feu agité comme un torrent, d'être aveuglé par les ténèbres intolérables qui s'élèvent en nuages épais du fond de l'abîme , de demeurer insensible à l'action de la lumière et de ne sentir que ce qui est un tourment ; en un mot, d'être soumis à la violence d'une douleur telle qu'il deviendra impossible d'arrêter sa pensée ailleurs que sur ses tourments.

 

L'ÂME.

 

Je suis remplie de crainte, je me sens défaillir de l'horreur dont je suis pénétrée; dis-moi donc, ô homme, quel fruit je dois retirer d'un sujet aussi lamentable?

 

L'HOMME.

 

Une méditation pieuse et continuelle de ces choses est un remède contre le péché; elle est un aiguillon salutaire qui nous porte à faire le bien et à souffrir l'adversité. Tu crains les veilles , dit saint Bernard (1), et tu redoutes le travail des mains ; mais tout cela semble facile à celui qui médite les flammes éternelles. Le souvenir de ces ténèbres rend la solitude moins horrible; la vue de l'examen qui attend les paroles inutiles empêche le silence d'être aussi fatigant; les pleurs et les grincements de dents souvent rappelés à

 

1 Epist., 1.

 

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notre esprit font trouver plus de douceur dans une couche dure et un vêtement grossier. L'esprit de l'homme, dit saint Augustin, vaincu par les entraînements du monde et sa concupiscence, fuit le travail, soupire après les plaisirs et n'arrive qu'avec peine à rompre avec les habitudes de sa vie première. Mais s'il se met à réfléchir au jugement inévitable qui s'approche et à la rigueur des peines éternelles, il déclare aussitôt de plein gré la guerre à ses passions; animé par l'espoir des récompenses ou par la crainte des supplices, il fait violence à ses désirs anciens et il emploie tous ses efforts à se vaincre soi-même. De là ces paroles : O mortels bienheureux , s'ils avaient sans cesse présent à l'esprit le bonheur à venir, s'ils considéraient avec effroi leur fin dernière !

 

CHAPITRE IV. Comment l'âme, dans ses exercices, doit élever le regard de sa contemplation vers les choses supérieures, afin de connaître et de goûter le prix inestimable, les délices ineffables et la durée interminable des félicités célestes.

 

L'ÂME.

 

Malheureuse et exilée dans cette vallée de larmes, j'ai assez longtemps été en proie à la terreur, bien que ses enseignements ne soient pas sans fruit pour

 

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moi. Aie donc pitié de ma misère maintenant , et accomplis la promesse que tu m'as faite il y a longtemps. Parle-moi un peu de l'éternelle félicité, afin que je puise en cet entretien quelque consolation, car il est agréable de varier ses sujets, et saint Augustin nous dit : « Le châtiment et la miséricorde, la terreur et la douce tendresse concourent également à rendre la vie de l'homme meilleure. » Considère combien généreux est l'esprit humain : souvent on l'amène plus aisément où l'on veut par la douceur et les caresses que par la terreur et la sévérité; on arrive plus vite à le toucher par les promesses et les consolations qu'à le contraindre par les menaces et l'effroi. L'épouse, notre soeur, désirait être attirée par l'odeur des parfums célestes , par les délices des bienfaits divins, et courir ainsi à la suite de l'Epoux en accomplissant ses commandements non plus dans la crainte, mais dans les douceurs de l'amour (1).

 

L'HOMME.

 

Tes paroles, ô mon âme, sont des paroles de vérité; mais, hélas ! combien refusent de marcher à la suite du Seigneur dans la prospérité ! Ainsi il devient nécessaire de les frapper par la terreur. Beaucoup ne comprennent pas les dons célestes, tant l'aveuglement de leur coeur est profond, ou bien ils les perdent par leur négligence, au milieu de vaines occupations. Dieu, je n'en doute pas, aimerait mieux, dans sa bonté infinie et immense, nous animer par des

 

1 Cant., 1.

 

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consolations sans cesse réitérées, que de nous épouvanter. par des menaces terribles, si les hommes, de leur côté, étaient disposés à recevoir ses divines faveurs. Mais c'est une grâce trop précieuse et trop délicate pour qu'elle puisse être accordée utilement et convenablement à tous sans distinction. Si donc tu aspires à une pareille faveur, après tout ce que je t'ai enseigné, aie soin d'avoir une intelligence bien purifiée et un coeur bien préparé; car, selon saint Augustin , le bien suprême ne se manifeste qu'à ceux dont l'esprit est arrivé à une pureté sans tache, et dont les affections surtout ne laissent plus rien à désirer. Beaucoup dans cette vie contemplent clairement le Seigneur, sans cependant le goûter en aucune façon. C'est ce qui faisait dire encore à saint Augustin : Faites-moi goûter en mon coeur, ô mon Dieu , ce que je vois par mon intelligence; faites-moi sentir par l'amour ce que je connais par les lumières de mon esprit..

 

L'AME.

 

Dis-moi donc , ô homme , quelles dispositions doivent précéder en mon coeur et en mou intelligence pour arriver à goûter au moins un peu l'ivresse des célestes douceurs? Depuis longtemps j'ai exercé mon esprit à la contemplation ; mais , hélas ! je crains bien que la goutte la plus légère de ces divines consolations ne soit jamais arrivée ,jusqu'à moi. J'ai lu beaucoup de choses sur la vie et les exemples des saints, la nature , les opérations et les ordres angéliques, et même sur l'ineffable unité et l’incompréhensible

 

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trinité de Dieu, ainsi que sur l'inestimable félicité des bienheureux ; et après en avoir rempli avec le plus grand soin mon esprit, je me suis trouvée à jeun et affamée; je n'ai cessé de m'écrier : « Faites-moi, mon Dieu , goûter en pion coeur ce que je vois par mon intelligence; » mais je n'ai rien obtenu. Plus souvent encore, fatiguée de mes longs efforts et irritée contre moi-même, je me suis écriée avec le Prophète, dans l'espoir qu'il me serait donné de ramasser les miettes qui tombent de la table des heureux habitants de la cour céleste : Combien de temps, Seigneur, serai-je en oubli devant vous ? Sera-ce pour toujours? Combien de temps détournerez-vous de moi votre face (1) ? Je me jugeais indigne assurément de manger le pain des enfants, mais je désirais avec ardeur pouvoir re-cueillir les restes les plus faibles de leur abondance, Hélas ! j'ai fait connaître fréquemment ma faim dévorante, et je me suis fatiguée inutilement.

 

L'HOMME.

 

Ces choses dont tu te plains si amèrement, ô mon âme, arrivent pour deux raisons. D'abord, par une disposition salutaire et pleine de miséricorde de la divine bonté. Notre tendre Père a coutume de différer pour un temps l'accomplissement de nos demandes les plus empressées , afin de donner à nos désirs l'occasion de croître davantage, et alors nos mérites se multiplient d'autant plus que nos voeux sont moins promptement exaucés. C'est le délai qui multiplie

 

1 Ps. 12.

 

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les désirs des saints ; s'ils s'affaiblissent dans cette épreuve , c'est que ce n'étaient point de véritables désirs. Dieu donc, quoique très-clément et très-bon, diffère quelquefois ce qu'il accorde avec une libéralité sans bornes, afin de t'apprendre à désirer avec ardeur et de toutes tes forces ses grands bienfaits, et à les conserver, après les avoir reçus , avec sollicitude et action de grâces.

Quelquefois aussi la disposition insuffisante de celui qui demande est la cause de ce retard. «Car, dit saint Bernard (1), il est dans une grave erreur celui qui s'imagine que cette céleste douceur peut se mêler à la poussière de ce monde; que ce baume divin peut exhaler ses parfums au milieu des joies empoisonnées de la terre, et que les dons de l'Esprit-Saint peuvent se répandre en un coeur livré aux concupiscences du siècle (1). » Ainsi, ô mon âme, pour ne pas te retenir plus longtemps, pour ne pas t'affliger par une plus longue attente, je te dis donc : Purifie ton intelligence de tout fantôme vain et inutile , de tout raisonnement naturel et propre seulement à satisfaire la vanité , de toute recherche scientifique et étrangère; purifie ton coeur du péché, de ce qui en est la conséquence et de toute occasion de le commettre encore. Elève ensuite ton esprit , dilate et étends tes affections , entre dans la joie du Seigneur, dans cette joie que l'oeil de l'homme n'a point vue d'une manière parfaite en cette vie, que son oreille n'a point entendue et que son coeur n'a point

 

1 Serm. 6, in Asc.

 

100

 

comprise. Embrase-toi donc, ô mon âme , de l'amour et du désir de cette vie céleste des saints , où l'action est sans fatigue, le repos sans ennui , la vie sans affaiblissement, où les louanges en l'honneur de Dieu retentissent sans interruption. Réjouis-toi; sois dans l'allégresse, et considère la récompense de tes travaux : elle est si multipliée qu'on ne saurait la compter, si grande qu'on ne peut la mesurer, si précieuse qu'on ne peut l'estimer, si abondante qu'il est impossible d'en trouver la fin.

 

L'AME.

 

Tout ce que tu viens de m'exprimer [l'une manière générale embrasse bien des choses ; mais, je t'en prie, parcours-les chacune en détail, car l'intelligence saisit plus facilement ce qui est expliqué de la sorte que ce qui lui est offert sans distinction.

L'HOMME.

 

Eh! que puis-je dire, ô mon âme! A la vue de la félicité à venir, je me sens presque défaillir, car cette félicité sera au-dedans de toi et au-dehors; en haut et en bas, à droite et à gauche, tu ne trouveras que bonheur et jubilation; tu te réjouiras en toutes choses, et tout sera pour toi une source de joie. Ta félicité , si je ne me trompe , a été marquée dans l'Apocalypse par celte femme bienheureuse qui avait le soleil pour vêtement , la lune pour marche-pied et douze étoiles pour couronne (1). Cette femme , c'est l'âme fidèle , la

 

1 Apoc., 12.

 

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fille et l'épouse du Roi éternel, établie reine par lui. Elle est sa fille par le bienfait de la création, son épouse par l'adoption de sa grâce, et reine par la possession de la gloire. Le soleil lui est donné pour vêtement , car elle est toute brillante des splendeurs de la clarté divine. Elle est couronnée de la gloire de l'éternelle félicité , car le bonheur céleste renferme , à cause de son éclat incomparable, douze joies, figurées par les douze étoiles, et elles sont autant d'ornements destinés à rehausser sa magnificence. Tu dois, ô mon âme, méditer pieusement ces joies tous les jours , dédaigner les consolations de l'exil et du séjour de la misère, et dams l'espoir d'un tel bonheur souffrir avec patience et allégresse toutes les tribulations de la vie présente.

O mon âme, ne te laisse pas ébranler parce que les méchants seraient dans la prospérité et toi dans la peine, parce qu'ils se réjouiraient et que tu serais en proie aux agitations du temps. Les méchants, hélas! n'ont rien à prétendre dans la gloire; tu dois donc ne point t'inquiéter de ne rien avoir en ce monde, et , dans la pensée du bien à venir, supporter avec calme et jubilation tout ce que la vie renferme d'adversités.

Si quelquefois, ô mon âme , les plaisirs du moule, la fausse gloire du siècle, sa puissance caduque et passagère t'inspirent quelque complaisance, élève-toi bien vite vers les biens éternels, et tu regarderas toutes ces choses comme une vile bauge. Hâte-toi, non par des efforts corporels, mais par l'ardeur de tes affections et de tes désirs; car non-seulement les anges

 

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et les bienheureux t'attendent, mais encore le Seigneur et le Maître des anges et des saints. Dieu le Père t'attend comme sa fille chérie ; Dieu le Fils, comme son épouse très-chère; Dieu le Saint-Esprit , comme sa bien-aimée pleine de délices. Dieu le Père t'attend pour te constituer l'héritière de tous ses biens; Dieu le Fils, pour t'offrir à son Père comme le fruit de sa naissance dans le temps et le prix de son sang très-précieux; Dieu le Saint-Esprit, pour te rendre participante de sa joie et de son éternelle béatitude. Enfin la famille entière du Roi céleste, cette famille qui comprend tous les Esprits bienheureux, t'attend pour t'admettre dans son sein. Que tes désirs soient donc par-dessus tout d'entrer en cette société. Mais tu n'en approcherais qu'avec confusion si tu n'avais eu pour elle aucun amour en cette vallée de larmes. Ainsi transporte-toi en esprit dans les cieux et commence à être où tu dois habiter à jamais, toutes les fois que l'ambition te fait sentir ses atteintes, toutes les fois que tu vois quelqu'un exalté en ce monde. O mon âme, si ces joies célestes étaient bien présentes à ton cœur, cet exil ne serait pour toi qu'un avant-poste de la patrie, où tous les jours, par anticipation, tu goûterais spirituellement ses divines douceurs. Car lorsque nous embrassons par la pensée un objet éternel, notre demeure n'est plus sur cette terre, mais dans les cieux. Telle est la force de l'amour, que tu habites plus réellement où tu contemples ce qui t'est cher que là où tu es par ta nature. C'est là , ô ma bien-aimée, ce royaume de Dieu qui est au-dedans

 

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de nous et que nous négligeons, hélas! misérablement lorsque nous nous répandons au-dehors sur des choses vaines et futiles. Nous sommes tout entiers dans ce qui est extérieur, dit saint Grégoire, et nous n'avons iiul souci du royaume de Dieu qui est en nous; nous cherchons la consolation en des objets frivoles et en des folies mensongères, et nous en sommes arrivés à perdre la ferveur des jours anciens sans même en conserver l'apparence. Pour toi , ô mon âme , fille du Roi éternel, écoute avec un soin pieux et prête une oreille attentive à mes saints et salutaires conseils. Considère par la contemplation les consolations du royaume céleste; oublie par le mépris et l'aversion ton peuple et la maison de ton père, c'est-à-dire le inonde, le démon, toi-même et toute vaine ambition.

Vois donc et contemple pieusement comment ces divins et bienheureux esprits, échappés aux dangers et aux misères de la vie présente, portent un regard attentif soit sur les choses inférieures, soif sur celles qui sont au-dehors d'eux, soit sur eux-mêmes, soit sur ce qui les environne, sans cependant se détourner jamais des splendeurs du soleil éternel. Ils s'abaissent, dis-je, vers ce qui est au-dessous d'eux, et ils y trouvent un triple sujet de joie, car ils voient des ennemis horribles, cruels et sans pitié , dont la divine puissance les a rendus victorieux ; des vices et des crimes de toute espèce, que la sagesse céleste leur a fait éviter, ou dont ils se sont corrigés; des tourments lamentables et sans fin dont la miséricorde suprême les a préservés. O mon âme , quelle joie crois-tu

 

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qu'un tel spectacle doive leur causer, quand ils considèrent que tant d'autres ont été vaincus par la chair, le monde et l'enfer, souillés de crimes nombreux sans jamais en avoir mérité le pardon, et condamnés à une peine éternelle? Oui, leur félicité redouble à la pensée qu'ils sont passés ainsi de la mort à la vie. O Seigneur, mon Dieu, si le péril est si formidable dans le combat, quelle sera donc la joie du triomphe lorsque, après avoir remporté une victoire complète sur le monde , après avoir submergé dans les flots de la mer Rouge l'impie Pharaon et son armée , tous les élus, tenant eu main les instruments sacrés, chanteront avec Marie d'une voix unanime, loueront et béniront Dieu en disant : Chantons un cantique au Seigneur parce qu'il a fait éclater sa gloire avec magnificence (1). Alors il y aura deus sortes de chérubins, ou autre-ment les élus formeront deux choeurs : l'un composé de ceux dont la vie sera demeurée pure, l'autre de ceux qui se sont purifiés par la pénitence; et tous deux se répondront mutuellement : Saint, saint, saint est le Seigneur, le Dieu des armées (2). Saint est Dieu le Père qui a déployé une telle puissance pour nous délivrer des dangers du monde , de la chair et du démon ; saint est Dieu le Fils dont la sagesse s'est manifestée si éclatante dans l'oeuvre de notre justification et de notre rachat; saint est l'Esprit divin dont la miséricorde s'est montrée si admirable en nous délivrant des tourments éternels. Toute la terre est remplie de la gloire de ce Dieu qui nous a appelés

 

1 Exod., 15 . — 2 Is., 6.

 

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de la misère de ce monde aux félicités du royaume céleste.

O mon âme, quel jour pour toi que celui où tu seras transportée au milieu de cette assemblée bienheureuse, que celui où tes peines, après une vie sainte et une patience persévérante, se changeront en une jubilation éternelle ! Alors tu béniras le Seigneur ton Dieu de toutes ces tribulations, et tu t'écrieras avec allégresse : Je chanterai éternellement les miséricordes du Seigneur (1). Rien ne sera plus doux ni plus ravissant à entendre que ce cantique, dont retentira la cité céleste, en l'honneur de Jésus-Christ, qui, par l'effusion de son sang , a accompli notre salut. Lors donc que tu es éprouvée par la tentation , lorsque tu es en butte aux persécutions, et que les diverses tribulations du siècle viennent fondre sur toi, vole en esprit dans les cieux, et souviens-toi que les peines d'ici-bas ne sont autre chose que l'occasion d'une gloire éternelle. La vue de la récompense rend plus supportable la rigueur de l'épreuve. Si nous considérons, dit saint Grégoire (2), quel bonheur immense nous est promis dans le ciel , tout ce que la terre pourrait nous offrir nous semble méprisable, et non-seulement ce dont la possession nous cause tant de bonheur, mais encore les maux dont la Nue nous impressionne si douloureusement. Les souffrances de ce monde ne sont pas dignes d'entrer en comparaison avec les fautes dont nous recevons le pardon , la grâce présente qui est répandue en nous, et la gloire future

 

1 Ps. 88. — 2 Hom. 37 in Evang.

 

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qui nous est promise. Cette gloire, tu la posséderas alors, ô mon âme, car tu comprendras parfaitement que ta vie s'est passée en ce monde au milieu de dangers sans nombre où beaucoup ont trouvé leur ruine; que tu as déjoué les ruses trompeuses du démoli, dont beaucoup ont été les victimes , et enfin que tu as échappé aux tourments éternels, qui sont le partage d'une foule innombrable.

 

L'AME.

 

Que tes consolations, ô homme, sont bonnes et salutaires ! Lorsque je considère tout ce que tu viens de me (lire, l'espérance de tels biens me cause une joie profonde. Mais, ô Seigneur mon Dieu ! que sera-, ce donc lorsque je posséderai réellement ce que je me borne à espérer?

 

L'HOMME.

 

Tout ce que tu viens d'entendre, ô mon âme, tout ce que ta pensée t'a représenté est peu de chose ou même n'est rien en comparaison de ce que j'ai encore à te faire connaître. Elève un peu les yeux de ton esprit et considère, par une méditation pieuse et sans cesse réitérée, quelles félicités t'offrira la vue du lieu où il te sera donné d'habiter. Regarde donc et contemple la beauté de ce palais édifié par la divine sagesse pour être ta demeure ; vois combien les aliments en sont délicieux, les ornements admirables, les trésors précieux ; et c'est pour toi que la suprême puissance a réuni tout cela. Arrête aussi tes regards

 

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sur cette assemblée illustre au milieu de laquelle tu célébreras éternellement dans des transports d'allégresse la miséricorde du Seigneur. Vois encore, ô mon âme, combien glorieuse, éclatante et enivrée de bonheur est cette maison de Dieu, cette cité céleste, cette demeure resplendissante. Elle n'a pas besoin que la lune et le soleil répandent leur clarté en son enceinte : le Seigneur lui-même, le Soleil de justice, la splendeur de la lumière éternelle est sa lumière , et l'Agneau en est le flambeau.

O mon âme, comme elle est élevée et spacieuse, comme elle est belle et magnifique, comme elle est ravissante et ineffable cette cité dont la Trinité bienheureuse est elle-même l'ornement ! Ville du Seigneur, on a dit de toi des merveilles! O Israël, que la maison de Dieu est grande ! Combien son héritage est étendu ! Contemple les tentes des Patriarches et des Prophètes ;les demeures des Apôtres et des Martyrs , les salles splendides des confesseurs et des vierges , le palais des esprits célestes, le trône admirable de la Trinité bienheureuse. O mon âme, tu es sur la terre par ton corps ; sois en ces lieux par ta pensée. Parcours tout , examine tout avec l'attention la plus profonde; visite tout, pénètre partout successivement jusqu'à ce que tu sois arrivée à la demeure du Roi suprême et que ton esprit s'y soit fixé, car c'est là que tu goûteras le repos. Applique-toi , ô mon âme, à demeurer volontiers en cette cité sainte, à y converser avec bonheur; c'est là que ta vie sera à l'abri des atteintes de la mort, ta jeunesse

 

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permanente , ta lumière sans ténèbres, et ta paix exempte de trouble. Car, dit le Seigneur: Mon peuple se reposera dans la beauté de la paix , dans les tabernacle de la confiance et dans un repos plein d'abondance (1).

Considère ensuite combien délicieux sont les aliments , admirables les ornements, et précieux les trésors de cette sainte cité. Quelle sera alors notre nourriture, sinon cet Agneau bienheureux et sans tache, ce Jésus immaculé, Fils de Dieu le Père et de la Vierge Marie , qui s'offrira aux esprits célestes comme un aliment vraiment parfait, destiné à satisfaire tous leurs désirs? Car il est parfait par sa très-pure humanité, et au-dessus de toute perfection par sa bienheureuse divinité. C'est alors que filme entrera pour goûter la divinité , qu'elle sortira pour jouir de l'humanité et qu'elle trouvera des pâturages abondants pour contenter ses besoins et ses moindres désirs. Oh ! qui dira le bonheur de ceux qui ont été appelés aux festins des noces de l'Agneau ?

C'est là aussi que l'on puise en la source même la vie bienheureuse, cil cette source qui répand de temps à autre quelque goutte de son abondance sur notre vie temporelle, afin que nos jours se passent dans la force et la justice, la tempérance et la sagesse au milieu des tentations ; c'est là que la soif est toujours la même, et cependant toujours rassasiée ; là que d'une façon admirable cette soif est étrangère à la souffrance, et le rassasiement sans dégoût. Car vos

 

1 Is., 32.

 

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élus , Seigneur, seront cuivrés de l'abondance de votre maison, et vous les ferez boire au torrent de vos délices (1).

 

L'AME.

 

Et quand donc jouirons-nous d'un tel bonheur!

 

L'HOMME.

 

Ce sera seulement lorsque celui qui est la source délicieuse jaillissant du sein du Roi suprême, la splendeur de la gloire du Père, l'éclat de la lumière éternelle , l'image parfaite de la substance divine , le miroir sans tache de la clarté de Dieu , celui que les esprits célestes ne peuvent se lasser de contempler; ce sera, dis-je, lorsque ce Seigneur si grand et si magnifique se ceindra , fera asseoir ses élus et les servira lui-même en personne. O mon âme , pense ici , avec toute l'ardeur de ta dévotion , de quelle joie seront alors enivrés ces heureux esprits en contemplant la dignité sublime de ce serviteur divin, la charité admirable de ces augustes convives , l'abondance enivrante des aliments célestes , la foule nombreuse des ministres prêtant leur concours à l'Époux , les accords ravissants des instruments sacrés et des voix réunies pour chanter et bénir le Roi de gloire, le Dieu Fils de Dieu. En cet immense et admirable banquet des cieux , tu entendras les jubilations des anges, les choeurs des vierges, les chants des apôtres , les concerts embrasés des martyrs , les louanges des confesseurs , les accents pleins de joie des patriarches et

 

1 Ps. 35.

 

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des prophètes; tu entendras tous les saints, tous les élus célébrer d'un accord unanime le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et s'écrier d'une seule voix : Saint, saint, saint est le Seigneur, le Dieu des armées; toute la terre est remplie de sa gloire (1). Oh ! que ce royaume est glorieux , où tous les saints règnent avec Jésus-Christ , où , revêtus de robes d'une blancheur éclatante , ils suivent l'agneau partout où il va ! O mon âme , comment en ce lieu pourrait se faire sentir la privation de quelque bien , lorsque tout se réunit pour combler de félicité? Alors seront ouverts ces trésors éternels de Dieu où sont renfermées toutes les richesses, où sont cachées toutes les délices, et le Père donnera à chacun selon ses mérites les récompenses les plus variées , les biens les plus précieux.

Et si ce n'est pas assez pour toi , considère maintenant l'assemblée des saints que le Seigneur a réunie pour être le comble de ta béatitude, parce que nul bien ne saurait rendre heureux s'il n'est partagé par un ami. Vois donc quelle langue pourra exprimer, quelle intelligence pourra comprendre la joie inénarrable d'être, en cette cité divine, mêlé aux choeurs des anges, de contempler en tout temps avec les esprits bienheureux la gloire du Créateur , de ne jamais se séparer de leur auguste société, de se réjouir éternellement avec eux de leur bonheur? Là, chacun est connu de tous , et tous sont connus de chacun ; la patrie, la race , la famille , rien n'est ignoré. Là, règne une charité parfaite et bienheureuse ; chacun

 

1 Is., 6.

 

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aime son prochain comme soi-même, et de cet amour découle une félicité inestimable; tous se réjouissent du bonheur de chacun comme s'il leur était propre à eux-mêmes. Et comme le nombre des élus est inénarrable, qui donc pourra raconter la joie des élus! Sors un peu , ô mon âme , de l'enveloppe de ton corps; tiens-toi à la porte de cette vie; vois passer la gloire de Dieu , et représente à tes regards la récompense des peines du temps présent. Quel jour que celui où Marie , la Mère du Seigneur, viendra à ta rencontre , environnée du choeur des vierges , où l'Epoux lui-même s'avancera au-devant de toi avec tous ses saints et te dira : « Lève-toi et viens; hâte-toi, ma bien-aimée, ma colombe, mon unique beauté, car l'hiver est déjà passé, les pluies se sont dissipées et ont entièrement cessé (1). Alors les anges seront dans l'admiration au spectacle de ta gloire , et ils se diront : Quelle est celle qui monte du désert remplie de délices, appuyée sur son Bien-Aimé (2)? Les filles de Sion te verront et célébreront tes louanges. Les cent quarante-quatre mille bienheureux qui sont toujours en présence du trône et des vieillards prendront leurs harpes et chanteront un cantique nouveau. Alors tu t'élanceras sans crainte dans les bras de l'Epoux, tu t'écrieras dans ta joie : J'ai trouvé celui que mon coeur aime, je le possède et ne le laisserai point aller (3). Alors les sept fils de ce Job, qui est grand entre tous les habitants illustres de cette heureuse région de l'Orient, feront chacun à son tour un festin splendide, et toi

 

1 Cant., 2. — 2 Cant., 8. — 3 Cant.

 

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leur soeur, leur compagne, tu seras invitée à y prendre part. Ils te diront : Bois maintenant et mange avec joie, car tu as trouvé grâce en présence du Roi suprême (1) ; et tu répondras : Je boirai et je m'enivrerai d'allégresse, parce que mon âme aujourd'hui a été comblée d'une gloire qui surpasse celle de tous les jours de ma vie (2). O magnificence vraiment inouïe! ô splendeur vraiment ravissante et pleine de félicité ! Non , jamais rien de semblable ne s'est vu. Toute la pompe du monde me semble à peine une faible étincelle en comparaison d'une telle gloire.

 

L’AME.

 

Longtemps je me suis tue, longtemps j'ai gardé le silence, ô homme, car tes paroles me jetaient en des transports de joie et d'admiration. Mais ne refuse pas, je t'en prie, d'entrer en des détails plus précis et plus complets sur ce festin des esprits célestes; déjà tu viens de m'en parler un peu ; mais ce que tu m'en as dit a passé trop rapidement.

 

L'HOMME.

 

J'aimerais mieux , ô mon âme, ne point répondre à tes désirs que de permettre à mes lèvres impures d'exprimer, ou à mon esprit de concevoir la moindre chose de ce mystère sacré des cieux ; car je me sens encore souvent embarrassé de soins terrestres et superflus, j'aime encore, hélas! à me repaître, avec le reste des mondains, des aliments de vils animaux, et

 

1 Judith., 12. — 2 Judith., 12.

 

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dès-lors je rougis et c'est pour moi une confusion extrême de parler des jouissances intimes des esprits bienheureux. Cependant je ne saurais aller contre les voeux de ta piété, et je dirai en peu de mots ce que de temps à autre, excité par l'Esprit-Saint malgré mon indignité, j'ai médité d'un semblable sujet.

Dans cette cour céleste où la plénitude de tout bien est répandue en tous d'une manière parfaite, il y a sans doute, selon la différence des mérites, certains dons accordés de préférence à plusieurs et dans une mesure plus abondante. Cependant par un prodige de cette bonté inestimable et sans bonies de Dieu, rien n'y est possédé en propre; tout est commun à tous à cause de celui qui est toutes choses pour tous. La vierge se réjouira du mérite de la sainte viduité, et la veuve sera dans l'allégresse à la vue des privilèges de l'innocente virginité; le confesseur prendra part au triomphe du martyr, et le martyr célébrera la couronne du confesseur; le prophète louera la vie pieuse des patriarches, et le patriarche exaltera la foi et la contemplation des prophètes ; les apôtres et les anges seront heureux du bonheur de tous ceux qui occuperont un rang moins élevé, et ceux-ci ressentiront la joie la plus vive de la gloire et de l'éclat des apôtres et des anges. Et ainsi ce lien d'une charité sainte et parfaite fera posséder dans les autres ce qu'on n'aura point reçu de son propre mérite.

 

L'AME.

 

Tout cela , ô homme , ne suffit point encore à

 

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satisfaire mon désir. Ne t'arrête donc pas , je t'en prie; mais explique-moi plus en détail et dans un ordre plus distinct ce qui concerne ce festin sacré dont tu m'as entretenue,

 

L'HOMME.

 

Tu le sais bien, ô mon lime, ce n'est qu'en balbutiant , comme nous pouvons , que nous parlons des merveilles suprêmes de Dieu. Et en cela qu'y a-t-il d'étonnant? Lorsque notre intelligence est si faible à les comprendre, comment pourrions-nous les exprimer? Ce que le regard affaibli contemple est plus réel que l'intelligence ne saurait le concevoir, et ce que l'intelligence embrasse plus étendu que ce que la parole peut en raconter. Cependant je ne te ferai pas attendre plus longtemps; écoute ce que mon intelligence se représente, quoique mes affections ne le goûtent que bien peu.

Ces sept fils de Job , dont nous avons parlé , sont, je crois , tous les saints et tous les élus, enfants et héritiers du Dieu très-haut. Ils s'offrent successivement des festins chacun en son jour, quand ils se nourrissent mutuellement des joies célestes. Là chacun tire du trésor de ses mérites, selon le degré de gloire dont il est comblé, les mets les plus délicieux. Le premier jour c'est l'aîné qui commence, et cet aîné, c'est l'ordre des anges. Ces esprits bienheureux sont bien dignes en effet d'être appelés nos aînés; car ils nous précèdent dans la création, ils nous précèdent dans leur union à Dieu , dont ils ne se sont jamais

 

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séparés par le péché, auquel ils sont toujours demeurés attachés , comme à leur Père souverain, par un amour persévérant, et dont ils ont reçu les premiers l'héritage de la félicité céleste. Dans ce festin sacré ils t'offrent, ô mon âme, les mets les plus exquis et les plus recherchés, car chaque ordre angélique y apporte ce qu'il a reçu de plus précieux en partage pour t'en faire autant de sujets de joie. Pense donc, ô mon âme, quel aliment te présentent ces séraphins suprêmes qui approchent de si près le Père éternel qu'entre eux et lui il n'y a aucun rang intermédiaire, ces esprits qui le contemplent face à face et qui jouissent de ses biens ineffables plus parfaitement que tous les autres ! Quelle félicité découle pour toi de la noblesse de leur nature, de la clarté ravissante de leur contemplation , de la pureté de leur amour ! Ainsi les Séraphins nous font admirer en ce festin l'ardeur du divin amour; les Chérubins, la splendeur de l'éternelle clarté; les Trônes, l'équité de la suprême Majesté ; les Dominations le rendent glorieux par la sublimité de leur empire sur les autres; les Principautés, par la magnificence de leur commandement sur tout ce qui leur est inférieur; les Puissances, par leur autorité sur les esprits infernaux; les Vertus l'honorent par leur pouvoir d'opérer des miracles ; les Archanges, par le privilège auguste d'annoncer les choses les plus sublimes ; et les Anges, par leur promptitude à faire connaître les secrets moins élevés de la science divine.

Tu vois comment les ordres angéliques enivrent

 

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l’esprit des bienheureux de joies célestes, en leur offrant les dons reçus par chacun d'eux du trône du Très-Haut. Et nous ne pouvons nous étonner que de telles merveilles et beaucoup d'autres moins connues soient offertes à notre bonheur de la part de ces esprits , lorsque nous considérons avec quelle fidélité, quelle tendresse , quel amour ils veillent à notre garde, avec quelle ardeur ils désirent nous conduire à la patrie de l'éternelle béatitude. « Oh! si l'on connaissait , dit saint Bernard , de quelle manière les princes du ciel viennent à notre rencontre au milieu des chants des saints cantiques, au milieu des accords des instruments sacrés

on comprendrait avec quel empressement et quels tressaillements d'allégresse ils se joignent à ceux qui chantent les louanges du Seigneur, ils assistent ceux qui prient, ils aident ceux qui méditent, ils protègent ceux qui se reposent , ils dirigent ceux qui s'emploient au service de leurs

frères. » O âme toujours à jeun et toujours affamée, si tu avais reçu en ton coeur seulement une des miettes qui tombent, dans ce festin , de la table de ces glorieux seigneurs , non , je le crois , tu ne pourrais plus supporter ce pèlerinage qu'avec impatience. Si une seule goutte du vin qui les enivre avait été versée sur tes lèvres, tous les plaisirs du monde ne seraient plus pour toi qu'amertume; car une fois qu'un coeur a commencé à goûter les biens célestes , il reconnaît bien vite combien sont abjectes les choses qui naguère lui paraissaient si élevées.

 

117

 

O mon rune bien-aimée, que te dirai-je maintenant du festin des Patriarches, des Prophètes, des Apôtres, des Martyrs , des Confesseurs, des Vierges, qui sont figurés par ces six autres enfants de Job? Chacun d'eux y sert autant de mets qu'il a accompli d'oeuvres de vertu durant sa vie. Et qui pourra raconter quel torrent de félicité découle en chaque âme de l'humilité profonde de ces saints Patriarches , de la foi inébranlable des Prophètes, de la charité brûlante des Apôtres, du courage et de la patience des Martyrs, de la piété et de la miséricorde des Confesseurs, de la pureté et de la chasteté des Vierges. En vérité, la langue et la voix font défaut , car l'intelligence ne saurait comprendre quel bonheur c'est d'être mêlé au choeur des anges, de contempler avec eux la gloire du Seigneur, de voir Dieu face à face, de jouir de sa lumière infinie, de n'éprouver aucune crainte de la mort et de posséder une incorruptibilité éternelle. Oh ! que bienheureux sera ce jour où tu retourneras à l'héritage de tes pères , où tu seras reçue de tous avec une joie inestimable et introduite en triomphe dans la demeure secrète du Roi suprême !

Réveille-toi donc maintenant, ô mon âme, et avec la reine illustre de Saba, monte chargée des aromates des vertus, des trésors des bonnes oeuvres, de l'entourage éclatant des saints désirs, monte vers la Jérusalem céleste , contemple avec soin chaque chose en détail , et reconnais que la réalité l'emporte sur la renommée et que sa gloire est au-dessus de tout ce qu'on en peut dire. Si, transportée par la grandeur de ta surprise,

 

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tu te trouves ravie au-dessus de toi-même et transformée d'une manière ineffable en l'esprit de Dieu , alors tu t'écrieras avec Pierre, dans l'excès de ta jubilation : Seigneur, il nous est bon d'être ici (1), car c'est ici qu'est mon Père, ici ma soeur, ici mes frères, ici ma patrie. O Seigneur ! permettez-nous de demeurer en ce lieu et de ne jamais nous en éloigner.

Fuyons donc, ô mon âme, vers la patrie véritable; c'est là que se trouve la demeure qui nous a été destinée, le Père dont nous avons reçu la vie , la cité céleste qui est notre mère. L'ardeur et le désir d'arriver à cet heureux séjour, pour lequel nous sommes créés , la douleur d'en être encore éloignés, la crainte de ne pas y parvenir peut-être, tout cela doit être en nous tel que nous n'éprouvions plus aucune joie en cette vie mortelle , si ce n'est dans les choses qui nous aident à marcher vers ce but et nous donnent l'espérance de l'atteindre.

 

L'AME.

 

O homme, lorsque je médite ces choses , lorsque je les considère silencieusement en mon esprit, quelle est donc cette lumière qui m'illumine quelquefois Mon coeur se sent frappé avec douceur, un frémissement me saisit, je suis transportée d'ardeur. Quelque chose d'inusité pénètre mes affections; j'éprouve une douceur inconnue dont la perfection pourrait me remplir de je ne sais quel bonheur qui n'est pas de ce monde. Mais bientôt je suis affaissée de nouveau sous

 

1 Mat., 17.

 

119

 

le poids de pesants fardeaux et absorbée par les soins ordinaires de la vie. Je puis être sur cette terre et je ne le veux pas; je voudrais être au ciel et je ne le puis ; je suis malheureuse de quelque côté que je me retourne.

 

L’HOMME

 

Je crois , ô mon âme, qu'un coeur bien disposé ne saurait penser aux joies célestes sans goûter à l'avance leur ineffable douceur. Mais que sera-ce lorsqu'il sera donné d'en jouir parfaitement , en réalité et sans voile? Je n'en sais rien. Cependant tu ne dois pas t'étonner que cet avant-goût te fasse sentir la tristesse de ton exil , car rien n'est plus amer pour une âme accoutumée à recevoir de telles consolations , que d'être jetée encore au milieu de choses passagères et frivoles. C'est pour elle un travail, une lutte, une angoisse de chaque jour : elle désire avec ardeur être au lieu où elle a entrevu le bonheur, et elle ne le peut ; elle est forcée de demeurer ici-bas , et elle s'efforce sans cesse de s'élever là où se trouvent les félicités qu'elle a goûtées un instant, car l'esprit une fois admis à ces douceurs n'a plus que le dédain le plus profond pour tout ce qui tient à la chair.

Tu as vu , ô mon âme , la joie que les bienheureux puisent dans les choses placées au-dessous d'eux et, dans ce qui les environne; contemple maintenant , si tu le peux, quel bonheur tu trouveras en toi-même. L'homme sera récompensé en son corps et en son âme, et leur union sera désormais éternelle et inséparable. Notre corps, formé de quatre éléments divers, recevra

 

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quatre qualités distinctes. Il est composé de terre, d'eau , d'air et de feu, et il aura une immortalité véritable, une impassibilité invulnérable, une agilité extrême, une clarté resplendissante. Car alors les justes brilleront comme le soleil , et leur vol sera rapide comme celui de l'étincelle au milieu de roseaux desséchés (1). Dieu essuiera toutes les larmes des yeux de ses saints (2), et il n'y aura plus ni pleurs, ni cris, ni affliction , mais la paix et la joie pour l'éternité. Dans la patrie les coeurs des bienheureux s'éclaireront mutuellement de la clarté dont chacun d'eux brillera, et ils se pénétreront des splendeurs de leur pureté; car en ce lieu de bonheur on contemple le visage de chacun et l'on voit sa conscience à découvert : le corps n'est plus un voile qui dérobe l'âme à nos regards. Partout où la volonté désirera se transporter, le corps y sera présent sans retard ; car, de même que l'âme sera alors parfaitement soumise à son créateur, de même le corps n'opposera aucune résistance aux désirs de l'âme. Dieu donnera à cette âme une puissance telle que la plénitude de son bonheur rejaillira sur le corps , et que dans cette effusion il puisera la vertu de son impassibilité , la splendeur de sa clarté , la perfection de sa subtilité et la promptitude de son agilité. Tous les sens aussi accompliront les actes qui leur sont propres : l'oeil verra une lumière ravissante, le goût savourera une douceur enivrante , l'odorat aspirera les parfums les plus suaves , le toucher embrassera l'objet le plus délicieux , l'ouïe recevra les

 

1 Sap. 3. — 2 Apoc., 21

 

121

 

accords les plus agréables , car l'aine sera transportée d'allégresse et la langue fera entendre un cantique de louanges.

 

L'ÂME.

 

O homme, voilà bien des merveilles qu'il m'est donné d'entendre, et toutes sont véritables. Mais alors, qu'est-ce donc que la vie présente, sinon l'ombre de la mort?

 

L'HOMME.

 

O mon âme , tu dis justement , car la vie du temps comparée à la vie de l'éternité mérite plutôt le nom de mort que celui de vie. Cette décomposition de chaque jour, qu'est-ce autre chose que l'action prolongée de la mort? Aussi les saints , appliqués sans cesse à contempler la brièveté du temps présent , vivent-ils comme s'ils devaient mourir chaque jour. Ils considèrent que tout ce qui finit n'est rien , et ils se préparent avec sollicitude à quitter un lieu où ils ne doivent point toujours, rester. Mais les hommes charnels aiment les choses présentes , parce qu'ils n'examinent jamais sérieusement combien fugitive est la vie de la chair. S'ils avaient médité avec quelle rapidité elle passe, ils n'auraient pour elle aucune affection, alors même qu'elle serait toujours prospère. O mon âme , que l'amour de cette vie s'éloigne de ton coeur, et ne sois accessible qu'au désir de la vie future là aucune adversité ne vient te troubler, aucun besoin ne se fait sentir, aucun chagrin ne cause de tourment: une joie perpétuelle règne sans interruption.

 

122

 

Considère donc combien grande sera cette félicité où tout mal sera inconnu et tout bien en notre possession , où l'on ne se livrera plus qu'aux louanges de Dieu , qui sera tout en tous , où l'on sera à l'abri des langueurs de l'oisiveté et des angoisses de l'indigence , où notre être n'aura plus à craindre les coups de la mort , notre intelligence les écarts de l'erreur, notre coeur les déceptions de chaque jour. Là, toute pesanteur, toute corruption, toute difformité, toute infirmité auront disparu. Là un ciel nouveau , une terre nouvelle. Là nous serons semblables aux anges de Dieu , sinon par l'âge, du moins par la jouissance d'une même félicité. O mon âme, depuis longtemps tu aurais dû t'attacher à poursuivre cette vie immortelle où la jeunesse est toujours permanente, la joie sans tristesse, la paix sans trouble, la volonté toujours pure , la lumière sans ténèbres , ce royaume exempt de tout changement.

Considère encore quel bonheur pour l'âme lorsqu'elle reprendra son corps tel que je l'ai décrit , et non tel que tu le supportes au jour des douleurs, au jour où il faut le vaincre par un combat violent, au jour où saintement impatiente et miséricordieusement irritée contre toi-même, tu t'écries : Qui me délivrera de ce corps de mort (1) ? Il n'en sera plus ainsi alors : ce corps sera pleinement soumis; il sera spirituel ; il sera tel , en un mot , qu'en le contemplant tu seras consolée et que sa vue augmentera ton éternelle félicité.

 

1 Rom., 7.

 

125

 

L' AME.

 

Je suis impuissante à admirer comme il convient tant de merveilles , et la grandeur de mon admiration m'empêche de poursuivre mes recherches. Il est cependant une chose que je voudrais connaître : comment l'âme qui, dans le temps présent, est arrêtée par le corps en la contemplation de Dieu, pourra-t-elle alors en être aidée dans ce mème exercice?

 

L'HOMME.

 

C'est une question difficile, ô mon âme; mais, parce qu'elle est dictée plutôt par la curiosité que par la dévotion, ma réponse sera courte. L'âme dans le ciel , par un acte de la puissance divine , comprendra d'une autre manière que sur la terre. Et tu ne dois point être surprise que l'Auteur et le Créateur de toute la nature en change l'ordre et le mode selon les lieux et les temps; car, dans les choses sujettes au changement , toute la raison d'un acte est la libre puissance de celui qui l'exécute. Il est certain que l'âme ne désirerait jamais reprendre son corps, quelque glorieux qu'il dût être , si de cette réunion naissait pour elle un obstacle à la contemplation de la Divinité. Cependant, selon la doctrine et le sentiment de saint Augustin, les âmes saintes soupirent après la résurrection de leurs corps, et attendent le moment où leur réunion avec lui s'accomplira, car sans lui leur félicité ne saurait être consommée ni leur bonheur parfait Elles désirent même avec tant d'ardeur cette union,

 

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que leur contemplation en est arrêtée et empêchée sous certains rapports. «  O chair impure et immonde, s'écrie saint Bernard, d'où te vient un semblable honneur, que les âmes marquées de l'image de Dieu , rachetées de son sang , te désirent et t'attendent, et ne peuvent sans toi goûter un bonheur entier, ni se rassasier pleinement des jouissances dont elles sont en possession (1) ? »

Lorsque l'âme, dit saint Augustin, aura repris ce corps, non plus matériel comme il est, mais devenu spirituel, elle aura la perfection qui convient à sa nature, elle sera obéissante et elle commandera , elle sera vivifiée et elle vivifiera à son tour. Alors sa félicité sera ineffable , car ce qui fut autrefois pour elle un fardeau sera devenu une source de gloire (2).

O mon âme, pense donc combien tu apparaîtras glorieuse lorsque tu seras revêtue de cette robe nouvelle et splendide, de cette robe ornée de toutes sortes de pierres précieuses, de ce corps glorifié en lequel brilleront autant de perles éclatantes que tu auras possédé de vertus. Alors tu chanteras un cantique de jubilation au Seigneur, et tu t'écrieras : Je me réjouirai avec effusion de joie dans le Seigneur, parce qu'il m'a revêtue d'un vêtement de salut, et qu'il m'a parée des ornements de l'allégresse, comme une épouse qui est ornée de toutes ses pierreries (3).

Pense ensuite , ô mon âme, quelle joie tu puiseras dans la vue de ton propre bonheur, alors que celui

 

1 Serm. 3, in fest. omn. sanct. — De Gen. ad litt., lib. 2, c. 35. — 3 Is., c. 1

 

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des autres doit te rendre si heureuse. Qui pourra ex-primer de quelle félicité , de quelle gloire étonnante, de quelles louanges incompréhensibles et de quelle magnificence te combleront la bienheureuse Trinité et l'auguste assemblée de tous les saints pour avoir courageusement remporté la victoire sur ton corps par le bouclier de la continence et de la chasteté, pour avoir défait le monde avec tant de force par le glaive de la pauvreté et de l'indigence, pour avoir mis en fuite le démon avec tant de valeur par les traits de l'humilité et de l'obéissance, pour avoir enfin opposé une résistance si énergique aux pensées, aux affections et aux actes contraires à la vertu? Considère, si tu le peux , comment aussi célébreront tes louanges ceux que tes exhortations et tes exemples auront portés à une vie plus régulière. Que dirai-je de plus? chaque pensée , chaque parole, chaque action vertueuse t'environnera d'une gloire spéciale et éternelle; et ce qui manquera en toi, cette société céleste et divine des bienheureux le suppléera par l'effusion de sa charité, car là chacun jouira dans son prochain de ce qui fait défaut à ses propres mérites.

O mon âme, rappelle-toi ces choses ; médite-les en ton coeur lorsque l'adversité vient éprouver ta vie sainte; envole-toi en esprit vers ces félicités, lorsque le corps te fait sentir son fardeau ; recours à leur souvenir, et emploie-le comme un baume plein de douceur, lorsque le monde frémit autour de toi , lorsque le démon t'environne de ses pièges. Car le moment si court et si léger des tribulations que nous

 

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souffrons en celle vie, produit en nous le poids éternel d'une gloire souveraine et incomparable (1).

Mais, parce que le bonheur véritable vient seulement du Créateur et non de la créature, et qu'en comparaison d'un tel bonheur toute allégresse est triste, toute suavité amère, toute jouissance pénible, je te conseille, ô mon âme, après avoir été ainsi excitée, préparée et invitée par tout ce que nous avons dit, je te conseille de te tourner entièrement vers ton Créateur et de considérer, avec le plus grand soin et l'attention la plus profonde , quelle félicité reçoivent de lui les esprits bienheureux ; car tout ce que nous avons montré jusqu'à présent est, soit un bonheur accidentel qui excite plutôt les désirs qu'il ne les satisfait : tel est celui que les saints tirent des choses au-dessus d'eux ou de celles qui les environnent; soit un bonheur consubstantiel à ceux qui le goûtent, et qui réjouit sans rassasier entièrement : tel est celui que les élus trouvent au-dedans d'eux-mêmes. Mais le bonheur offert par ce qui est au-dessus de nous mérite seul un pareil nom, parce que lui seul contente pleinement les besoins de la créature raisonnable. Toute félicité, toute suavité, toute douceur venant des choses créées peut bien émouvoir le coeur de l'homme, mais non le rassasier.

 

L'AME.

 

Dis-moi donc, ô homme, quel est ce bonheur, quelle en est la grandeur? Je ne désire que lui , je ne

 

II Cor., 4.

 

127

 

soupire qu’après lui seul , car je sais que tout le reste sans lui ne saurait me suffire et me laisserait à jeun , affamée et malheureuse.

 

L'HOMME.

 

Tu me demandes, ô mon âme, quel est ce bonheur, quelle en est la grandeur? J'ai interrogé tout ce que je possédais de plus intime au-dedans de moi-même, et j'ai reconnu que tout était incapable de me le faire connaître. Si les biens dont nous venons de parler sont excellents et délicieux , songe combien délectable doit être ce bien qui renferme en lui-même la suavité de tous les biens, non telle que nous en avons fait. l'épreuve dans les choses créées, mais avec une différence égale à celle qui existe entre le Créateur et la créature. Celui qui en jouira trouvera en lui tout ce que sa volonté peut désirer, et se verra à l'abri de tout ce qui pourra lui déplaire. Il est plus facile d'obtenir la vie bienheureuse que d'en donner une connaissance exacte. C'est une durée sans limites , une jouissance sans dégoût, une nourriture qui n'a rien de matériel, une allégresse toujours nouvelle, une joie toujours ancienne, une félicité toujours persévérante et que l'on ne craint pas de voir s'évanouir. Celui qui a rendu vertueux est la récompense de la vertu; il a promis de se donner lui-même , et il ne pouvait promettre rien de plus grand ni de meilleur. En effet, que veulent dire ces paroles du Prophète : Je serai leur Dieu et ils seront mon peuple (1), sinon :

 

1 Ezech., 57.

 

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Je serai ce dont ils seront rassasiés , je serai tout ce que les hommes peuvent légitimement désirer? Il sera donc la fin de nos désirs, ce Dieu que l'on verra sans fin, que l'on aimera sans dégoût, que l'on glorifiera sans lassitude. Et cette vue, cet amour, cette occupation seront assurément toutes choses pour tous.

Cependant, quoiqu'un tel bonheur soit réellement ineffable et inexprimable, je pense qu'il provient de trois causes et qu'il produit ainsi une triple joie et une triple félicité dans les bienheureux. D'abord , ils contemplent avec délices et sans nuages la splendeur brillante de la divine lumière; ils goûtent avec ivresse les douceurs très-suaves de la bonté souveraine; ils se reposent éternellement dans une paix profonde et inaltérable en présence de la majesté suprême. Tu sais en effet, ô mon âme, que tu possèdes en toi trois puissances inhérentes à ta nature : l'intelligence, qui ne peut être entièrement illuminée que par la connaissance parfaite de la vérité première; la volonté, qui ne sera jamais rassasiée que par l'amour parfait de la bonté infinie; la mémoire, qui s'agite sans cesse et ne trouve le repos que dans la possession assurée de l'éternelle majesté. Saint Bernard, parlant de ces trois puissances, nous dit (1) : « Celui qui comble notre désir de ses biens sera lui-même pour notre raison la plénitude de la lumière, pour notre volonté

l'abondance de la paix, et pour notre mémoire la durée de l'éternité. Pourquoi donc, ô mon âme, es-tu dans la tristesse, et pourquoi me troubles-tu?

 

1 Serm. 11, in Cant.

 

129

 

Espère dans le Seigneur. car je bénirai encore son nom lorsqu'il aura éloigné tonte erreur de mon intelligence, toute douleur de ma volonté et toute crainte de ma mémoire, lorsque je serai en possession de cette sérénité admirable, de cette suavité parfaite et de cette sécurité inaltérable qui font l'objet de nos espérances. » O mon âme, de quel bonheur et de quelle félicité jouissent ceux qui contemplent sales interruption ce miroir éclatant de l'éternité dans lequel ils voient sans nuage les choses passées, présentes et futures qui peuvent servir à leur suprême béatitude. Lorsque nous serons entrés dans la lumière souveraine du Père des lumières, dit saint Augustin , nous comprendrons tout ce qui est renfermé dans les créatures. Les justes sauront tout ce que Dieu a rendu compréhensible à notre intelligence ; et d'ailleurs , que pourraient-ils ignorer dès-lors qu'ils voient celui qui connaît toutes choses.

 

L'AME.

 

Et comment accorder cela avec la simplicité de Dieu?

 

L'HOMME.

 

De même que, dans un miroir, trois objets viennent frapper notre vue : nous-mêmes, le miroir et tout ce qui s'y réfléchit. Ainsi dans le miroir de la clarté divine, nous verrons Dieu et tout ce qui est présent à Dieu , c'est-à-dire nous-mêmes et les autres créatures.

 

L’AME.

 

O bienheureuse vérité ! Déjà je comprends que

 

130

 

toute sagesse en dehors de vous n'est que folie , et que vous connaître, c'est avoir une science parfaite.

 

L'HOMME.

 

O mon âme, toi qui désires naturellement savoir, soupire après la vue de ce miroir, et efforce-toi de renfermer en sa contemplation tes études et tes lectures , car avoir arrêté seulement une fois ses regards dessus, c'est être arrivé à la connaissance de toute chose. En lui tu jugeras une folie la science de Platon, la philosophie d'Aristote, les problèmes d'Empédocle, les recherches profondes d'Hyppocrate , l'astronomie de Ptolémée , etc. Car ce que nous savons de vérités ici-bas n'embrasse qu'une très-faible partie des choses que nous ignorons. Mais alors , ô mon âme, tu verras et tu seras dans l'abondance ; ton coeur sera dans l'admiration et il se dilatera.

 

L' AME.

 

Et que verrai-je?

 

L'HOMME.

 

Tu verras le Roi du ciel dans toute sa gloire. Or , la splendeur de l'éternelle beauté répand une telle suavité, une telle douceur que les anges eux-mêmes, incomparablement plus brillants que le soleil , ne peuvent s'en rassasier. Alors cette connaissance ineffable de la divine clarté te fera abonder de délices; la considération si ravissante de toi-même te plongera dans l'admiration , et la vue parfaite de toutes les créatures dilatera ton coeur. O contemplation étonnante

 

131

 

et vraiment admirable! O considération délicieuse et délectable ! O spectacle enivrant et ravissant ! Oh ! que c'est avec raison qu'il est écrit : Seigneur , un jour dans vos parvis l'emporte sur mille passés ailleurs (1). La beauté de la justice est telle, dit saint Augustin , l'allégresse produite par la lumière éternelle est si immense, qu'alors même que nous ne pourrions en jouir qu'une heure, ce serait assez pour nous inspirer un juste mépris pour les jours les plus nombreux de cette vie, quand même ils s'offriraient il nous pleins de délices et riches de tous les biens de la terre ; car cette beauté est si suave et si ravissante, qu'après l'avoir contemplé on ne saurait plus rien désirer, et qu'elle surpasse tout amour.

 

L'AME.

 

Y a-t-il encore autre chose dont la vue nous réjouisse, dont la contemplation nous soit une source de bonheur?

 

L'HOMME.

 

O mon âme, celle-là seule suffirait, alors même qu'elle serait unique. Cependant je veux , en passant sous silence des merveilles innombrables , m'arrêter à une chose qui remplit d'une joie ineffable tous les esprits célestes , et plonge d'une manière admirable dans je ne sais quelle félicité enivrante tous les bienheureux : c'est la vue de la splendeur déifique de la Reine des cieux et de l'humanité glorifiée de son divin Fils. — Qui pourra, ô mon âme, penser quel

 

1 Ps., 83.

 

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bonheur c'est de contempler cette Mère de Miséricorde, cette Reine toute de tendresse et d'amour, non plus reposant dans la crèche son enfant qui gémit, non plus versant des larmes , allant de côté et d'autre à la recherche de son Fils après l'avoir perdu durant trois jours, et s'écriant : N'avez-vous point vu le Bien-Aimé de mon âme (1) ? mais jouissant de ce même Fils dans une allégresse éternelle? Elle n'est plus en proie à l'anxiété , comme aux jours où elle fuyait en Egypte loin des fureurs d'Hérode : elle est en possession du ciel , et Hérode a été précipité au fond des enfers. Elle n'a plus à se plonger dans l'amertume connue au temps où les Juifs exercèrent tant d'indignités contre Jésus, car tout est soumis à son empire. Elle n'a plus à s'éveiller dans la crainte, à pousser des cris et des gémissements , à s'écrier : Qui me donnera de mourir pour vous, ô mon Fils (2)? comme il arriva lorsqu'elle se tint près du gibet où son unique était suspendu et souffrait la mort. Elle n'a plus à verser des larmes amères comme lorsque le disciple lui était donné à la place du Maître, le serviteur à la place du Seigneur, la créature à la place du Créateur, un étranger à la place d’un Fils unique et bien-aimé. Dans le temps elle a été abreuvée pour nous de chagrins sans nombre; mais aujourd'hui elle est exaltée admirablement au-dessus de toute créature, elle règne avec Jésus-Christ dans le palais de la Trinité bienheureuse; elle fait entendre ses cantiques d'amour, ses chants de jubilation , et elle s'écrie : Je possède

 

1 Cant., 3. — 2 II Reg., 18.

 

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mon Bien-Aimé et je ne le laisserai point aller. Venez à moi , vous tous qui êtes dans la peine et qui êtes surchargés, et je vous soulagerai. Venez à moi, vous tous qui me désirez avec ardeur, el remplissez-vous des fruits que je porte (1).

O mon âme , médite pieusement en toi-même quel bonheur plein de délices ce sera de voir un homme Créateur de l'homme, une femme mère de l'Auteur de toutes choses; notre frère, autrefois perdu , méprisé et dans l'abjection, maintenant retrouvé , de retour, régnant et exerçant sur tous son empire ! O mon frère, vous qui sucez les mamelles de ma

mère, qui me donnera de vous trouver dehors (2), afin que je vous couvre des baisers de ma dévotion, que je vous presse dans les bras de mon amour, et qu'à l'avenir personne ne me méprise en voyant que je vous ai introduit dans ma demeure au milieu des enivrements de votre très-suave présence? Votre serviteur Anselme désirait un tel bonheur quand il s'écriait : « O très-aimable Jésus, quand vous verrai-je? Quand me sera-t-il donné de paraître devant votre face? Quand me rassasierai-je de votre beauté? Quand pourrai-je contempler ce visage dont la vue remplit les anges d'une joie inaltérable? Malheur à l'âme qui ne vous aime ni ne vous cherche , mais qui s'attache au monde , se fait l'esclave du péché ! Pour elle point de repos; pour elle point de paix. Oh ! non , je vous en prie , que sans vous rien ne me plaise, ne me réjouisse; qu'en dehors

 

1 Cant., 3 ; — Mat. 11 ; — Eccl., 24. — 2 Cant., 8.

 

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de vous rien ne nie soit estimable ni attrayant: qu'au contraire, tout me paraisse digne de mépris; que ce qui vous est opposé me soit intolérable , et que votre bon plaisir soit en tout temps l'objet de mes voeux. Que toute joie sans vous me devienne amère , et que mon bonheur consiste à me réjouir et à pleurer avec vous. O bon Jésus! s'il est si doux de pleurer sur vous , que sera-ce donc de partager vos délices? »

 

L'ÂME.

 

O homme, je languis du désir de voir mon Créateur; je me sens défaillir de l'ardeur de contempler Jésus, mon frère, pion Rédempteur. Je gémis, blessée du besoin que j'éprouve d'être en la présence de cette Vierge glorieuse, la Mère de mon Sauveur. O bon Jésus, quand verrai-je ce bonheur que je désire ? Quand apparaîtra cette gloire dont je suis affamée? Quand viendra le consolateur que j'attends? Quand pourrai-je m'enivrer de l'abondance de cette maison , l'objet de mes soupirs. Tout me devient un sujet de dégoût , car votre beauté suprême l'emporte trop sur toutes les créatures à qui elle a donné la vie.

 

L'HOMME.

 

Attends avec patience, ô mon âme, afin que tes désirs croissent de plus en plus, car il est écrit : Encore un peu de temps et vous ne me verrez plus , et puis un peu de temps et vous me reverrez (1).

 

1 Joan., 16.

 

135

 

L'ÂME.

 

O peu de temps, que tu me sembles long ! ô peu de temps, que tu t'écoules lentement! Mes mérites sont faibles assurément, mais mes désirs sont impatients.

 

L'HOMME.

 

O mon âme , si ces désirs de contempler la gloire éternelle et la charité céleste te semblent grands et empressés, avec quelle ardeur dois-tu soupirer après l'amour parfait de la divine bonté et la possession permanente de la majesté suprême? Car si tu n'aimais souverainement toutes ces choses , comment leur vue serait-elle pour toi une félicité? Et si tu les voyais , si tu les comprenais , mais sans les posséder avec un esprit à l'abri de toute crainte, où serait ton bonheur? Là donc nous serons en paix et nous verrons; nous verrons et nous aimerons; nous aimerons et nous posséderons. Dieu sera la fin de tous nos désirs, ce Dieu que l'on verra sans fin, que l'on aimera sans dégoût et qu'on glorifiera éternellement sans lassitude. Là ce sera un seul et même acte d'aimer et de voir , et la félicité suprême consistera à posséder éternellement ce que nous aimons. Là on puisera la vie bienheureuse sans obstacle et avec plénitude dans sa source même , et par une succession admirable et délectable on éprouvera et les ardeurs de la soif et une satiété parfaite, mais cette soif sera étrangère à toute peine, et cette satiété ne sera accompagnée d'aucun dégoût.

 

136

 

Maintenant écoute, ô mon âme écoute, en finissant, ce que saint Anselme , cet homme si pieux, va te dire de toutes ces félicités dont nous venons de nous entretenir (1) : « O mon âme, s'écrie-t-il, éveille-toi , réunis toutes les forces de ton intelligence, et pense, avec toute l'attention dont tu es capable, combien délicieux est ce bien qui renferme la suavité de tout bien. Si la vie créée est agréable , qu'est-ce donc que l'essence créatrice elle-même? Si la puissance finie nous est une cause de joie,

que sera-ce de la puissance qui a fait toutes choses? Si la science des êtres créés est aimable , combien plus délectable sera la science de ce qui est incréé? Pourquoi donc être errante au milieu d'objets divers? Pourquoi poursuivre des biens créés. Aime le bien unique en qui sont contenus tous les biens. Si la beauté a pour toi des attraits, souviens-toi que les justes brilleront comme le soleil. Si c'est la force ou la liberté , ils seront semblables aux anges de Dieu dans les cieux. Si c'est une vie longue et florissante, la santé en ce lieu sera inaltérable. Si c'est l'ivresse et la satiété, les saints seront rassasiés de gloire et enivrés de l'abondance de la maison de Dieu. Es-tu sensible aux accents d'une douce mélodie? Les anges te feront entendre leurs concerts. Veux-tu les charmes de la société et de l'amitié? Là est la société des bienheureux , là il n'y a qu'une seule et même volonté. Enfin , si tu ambitionnes les honneurs et les richesses, sache

 

1 In Prosol., c. 24-25.

 

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que tout cela abonde en la maison du Seigneur. Si tu poursuis un bonheur certain et assuré , tu as en ta possession la durée des temps éternels. O cœur humain , coeur indigent, cœur en proie aux chagrins, ou plutôt écrasé par eux, quelle serait la félicité si tu jouissais de tous ces biens? Interroge tes profondeurs les plus intimes, et vois si elles pourront jamais contenir toute la joie qui naîtra de ta propre béatitude. Mais si tu es impuissant à embrasser ton bonheur à toi , quelle sera ta capacité pour recevoir celui de tous les élus? Car, là chacun aime son prochain autant que soi-même, et se réjouit de son bonheur autant que du sien propre. Et non-seulement cela, mais chacun conçoit de la félicité de Dieu une allégresse sans comparaison plus vive que de la sienne et de celle de tous les élus. Comme on aime Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit , le coeur tout entier, l'âme et l'esprit seront incapable de contenir la plénitude d'une telle joie, car elle sera égale à l'amour, et l'amour sera immense commue la vue. »

« Assurément l'oeil de l'homme n'a point vu , son oreille n'a point entendu, sou coeur n'a point compris , mon Dieu , combien les saints vous aimeront , combien ils vous connaîtront. Je vous demande donc, Seigneur, de vous connaître et de vous aimer, afin de jouir de vous éternellement Et si je ne puis eu cette vie arriver à la plénitude de la connaissance et de l’amour que ces deux

 

138

 

choses aillent du moins toujours croissant, afin que moi; bonheur soit parfait ici-bas en espérance , et dans les cieux en réalité. Seigneur mon Père, vous nous conseillez et même vous nous ordonnez de demander, et vous promettez de nous exaucer afin que notre joie soit pleine (1). Je vous conjure donc de m'accorder ce que vous m'avez appris à demander par votre admirable conseiller, et ce que vous nous avez promis, afin que j'aie aussi une joie pleine et entière. Je vous conjure de faire que pion coeur médite ce bonheur éternel , que ma bouche s'en entretienne, que ma langue en parle sans cesse, que mon âme en ait faim et que ma chair en soit altérée , jusqu'à ce qu'il me soit donné d'entrer en la joie de mon Dieu , qui , étant un en trois personnes, est béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il. »

 

1 Joan., 16.

 

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