SIX AILES

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DES SIX AILES DES SÉRAPHINS.

 

DES SIX AILES DES SÉRAPHINS.

PROLOGUE.

CHAPITRE PREMIER. Que ceux qui commencent ont besoin d'un maître pour plusieurs raisons.

CHAPITRE II. Qui sont ceux qui n'ont point besoin de supérieur.

CHAPITRE III. Que la première aile des supérieurs doit être le zèle de la justice.

CHAPITRE IV. Que la seconde aile des supérieurs est la tendresse fraternelle.

CHAPITRE V. Que la troisième aile des supérieurs est la patience.

CHAPITRE VI. Que la quatrième aile des supérieurs est la vie exemplaire.

CHAPITRE VII. Que la cinquième aile des supérieurs est un discernement plein de circonspection.

CHAPITRE VIII. Que la sixième aile des supérieurs est la dévotion envers Dieu.

 

PROLOGUE.

 

Donnez au sage une occasion, et il deviendra plus sage, dit Salomon (1).

Souvent il arrive, en effet, qu'une cause légère fournit au sage l'occasion de s'élever à une sagesse plus grande , et que la folie d'un autre contribue même quelquefois à son avancement. J'ai donc pensé que le présent écrit pourrait offrir aussi à ceux qui sont nouveaux et encore peu exercés dans le gouvernement, une occasion d'arriver à un discernement plus parfait du bien et du mal, et qu'il les porterait à considérer avec une attention plus vive , par la vue des défauts qu'il met au jour, bien des choses plus utiles, plus nombreuses et d'un ordre plus élevé que celles que j'ai exposées ici , bien qu'elles soient , du reste , nécessaires à un religieux désireux de bien gouverner ceux qui lui sont confiés. Nous lisons d'ailleurs que les sages ont quelquefois puisé dans l'industrie naturelle des animaux un sujet de remarques excellentes et la pensée d'employer, potin ceux qui sont doués de raison, quelque chose de semblable à ce dont ils étaient témoins.

 

1 Prov., 9.

 

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CHAPITRE PREMIER. Que ceux qui commencent ont besoin d'un maître pour plusieurs raisons.

 

Je vous écris ces choses afin que vous sachiez comment vous devez vous conduire dans la maison da Seigneur, qui est l'Eglise du Dieu vivant (1), dit saint Paul à son disciple Timothée, qu'il avait établi évêque de l'église d'Ephèse. Il lui écrit deux lettres pour lui enseigner comment il doit agir dans l'office du gouvernement qui lui est confié, afin qu'après avoir appris déjà de vive voix combien saintement il devait vivre pour lui-même, il sût encore par quel moyen il pourrait conduire les autres d'une manière avantageuse pour eux et méritoire pour lui. Il y a, en effet , une grande différence entre se soumettre humblement, vivre pacifiquement d'égal à égal, et commander utilement. « Vous en voyez beaucoup , dit saint Bernard , qui vivent en paix sous le commandement d'un autre, et que vous ne pourrez plus, une fois que vous les aurez affranchis du joug , réduire par vos paroles, ni défendre contre aucun de leurs caprices. Vous en trouverez d'autres qui vivent également en paix avec tout le monde , autant qu'il est en leur pouvoir, qui pourraient même se passer d'un supérieur, et qui cependant ne sont point propres

 

1 I Tim., 3.

 

à commander. Ils ont une médiocrité qui suffit pour eux-mêmes, selon la mesure de grâce qui leur a été départie; ils savent être pacifiques et en bonne harmonie avec leurs frères ; mais , élevés au-dessus d'eux, non-seulement leur commandement deviendrait inutile, mais il serait insensé et pervers. Il faut donc des hommes qui l'emportent sur ces deux classes et qui savent être leurs guides. Aussi voyons-nous que Moïse ne reçoit pas l'ordre de prendre au hasard ceux qui doivent commander, mais de choisir les hommes les plus instruits et les plus capables pour juger le peuple en tout temps (1). »

Or, celui qui prend la charge de rendre les autres bons, doit auparavant avoir appris, par une pratique diligente, les règles qui conduisent à ce but, et les avoir changées pour lui en habitude par une observance réitérée. Ainsi, nous lisons que le Seigneur exerça d'abord ce qu'il devait enseigner dans la suite, selon cette parole des Actes des Apôtres : « Jésus commença à faire et à enseigner (2). » Ceux qui commencent ont besoin d'un maître dui leur découvre ce dui est nécessaire et profitable à leur salut et à leur avancement, ce qu'ils doivent éviter, ce qu'ils doivent aimer, ce qu'ils doivent faire, ce qu'ils doivent espérer, ce qu'ils doivent craindre, ce qu'ils doivent choisir entre le moins et le plus, entre le bien et le mal; et c'est ce qui a fait dire à saint Paul : « Vous avez besoin d'être instruits des premiers éléments de la science de Dieu (3). »

 

1 Exod., 4. — 2 Act., 1. —  3 Hebr., 5.

 

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Un maître leur est encore nécessaire pour Ics exercer aux actes des vertus, car il ne suffit pas de connaître le bien , il faut savoir le mettre en pratique. Ainsi, celui qui apprend la médecine a soin de s'y exercer après ses études, parce que l'exercice donne en toute science une habileté plus profonde que ne saurait jamais faire l'enseignement seul. Mais, comme ceux qui sont imparfaits ont coutume de ne se livrer qu'avec négligence à la pratique des vertus, il est important qu'ils aient un supérieur qui les y pousse; et c'est pour cela que le maître, désireux de voir ses disciples arriver à la perfection , a coutume de les appliquer aux divers actes qui les y conduisent : telles sont les oeuvres de l'humilité et de la charité fraternelle , de la mortification , de la dévotion , de la patience , de la chasteté , du silence , de l'obéissance et des autres vertus , afin qu'elles s'implantent de telle sorte en eux qu'elles y deviennent une habitude, et que les vices contraires se trouvent ainsi déracinés ; car, plus les progrès sont grands dans une vertu , plus le défaut qui lui est opposé s'affaiblit. De là cette parole de l'Apôtre : « Ayez soin de bien élever vos enfants, en les corrigeant et en les instruisant selon le Seigneur (1) . »

Le supérieur est aussi, pour ceux qui commencent, un gardien qui les empêche de tomber dans le péché et de s'éloigner d'une sage discrétion dans l'accomplissement du bien. En effet , les âmes faibles et encore imparfaitement purifiées de l'affection au péché

 

1 Ephes., 6.

 

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s'arrêtent souvent sur les bords de l'abîme , retenues plutôt par une crainte humaine que par la crainte do Dieu même. Il est donc utile à de tels hommes, pour se conserver à l'abri du péril , d'être soumis à la direction d'un supérieur. Au reste, nous savons que ce qui éloigne surtout l'enfant du courant des eaux ou de la rencontre d'animaux malfaisants , ce sont les menaces de sa mère; et le Sage a dit : « La prudence vous conservera afin que vous soyez délivré de la mauvaise voie et de l'homme qui tient des discours corrompus (1). »

Enfin, on trouve dans le gouvernement d'un autre un moyen de correction. Le péché entraîne toujours de lui-même à un plus grand mal , de même qu'une maladie en allume souvent une plus grave, et qu'une plaie engendre quelquefois la gangrène, si l'habileté du médecin ne s'empresse de courir au-devant. Celui qui tombe dans le péché se corrige difficilement, s'il n'est aidé du secours d'un plus fort que lui. Aussi Dieu veut-il que les plus avancés dans le bien soient placés au-dessus de ceux qui le sont moins, afin que si ces derniers viennent à tomber en quelque faute ou se montrent négligents et imprudents en quelque point, les avertissements, les réprimandes, les corrections et même les châtiments qu'ils recevront des autres, les remettent dans la bonne voie. Abandonnés à leur propre volonté, ils ne reconnaîtraient peut-être jamais leurs fautes, ou bien ils croupiraient trop long temps dans le bourbier et même s'y plongeraient

 

1 Prov., 2.

 

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plus profondément encore. De là cette parole de saint Jude : « Reprenez ceux qui paraissent ainsi condamnés (1). » Il est donc nécessaire à ces hommes de se soumettre humblement à un maître ; le malade ne saurait être guéri de son infirmité s'il ne s'abandonne aveuglement aux lumières de son médecin. Les infirmités de l'homme , ce sont les passions, et le Seigneur a donné à ses disciples puissance et autorité sur tous les démons, avec pouvoir de guérir les maladies (2).

 

CHAPITRE II. Qui sont ceux qui n'ont point besoin de supérieur.

 

Ceux qui, pour leur conduite, peuvent se passer d'un supérieur, doivent être tellement fondés en science qu'ils n'aient point à errer dans les choses qu'il leur est nécessaire de savoir, ni à être trompés, sous prétexte du bien , soit par les hommes , soit par le démon, soit par leur sentiment propre. De plus il faut qu'ils aient reçu d'en haut le don du discernement des esprits, selon cette parole de saint Paul: « J'ai été formé à tout et instruit en tout (3). » Leur dévotion doit être si ardente que, sans impulsion étrangère, ils sachent se porter d'eux-mêmes avec zèle à toutes les pratiques de la vertu selon ce qu'il y aura toujours de plus convenable et de plus parfait,

 

1 Jud. — 2 Luc., 9. — 3 Philip., 4.

 

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à l'exemple de saint Paul, qui s’écrie : « Oubliant ce qui est derrière moi et m'avançant vers ce qui est au-devant de moi, je cours incessamment vers le bout de la carrière pour remporter la félicité du ciel, à laquelle Dieu nous a appelés par Jésus-Christ (1). » L'amour du bien doit être si profondément imprimé en eux qu'ils abhorrent presque naturellement tout ce qui est mal, s'éloignent avec empressement de tout ce qui peut être un scandale, et vivent en paix et sans querelle avec tout le monde. « Ne donnez, dit l'Apôtre, aucune occasion de scandale ni aux juifs, ni aux gentils, ni à l'Eglise de Dieu (2). » Leur humilité doit être si sincère en toute chose qu'elle les empêche de s'élever à cause du bien qu'ils opèrent , leur ôte la présomption d'être exempt de toute faute, et leur fasse habilement discerner en eux tout désordre de pensée, de parole et de négligence, et y apporter remède par un châtiment sévère. Il leur faut en tout une stabilité telle qu'ils ne puissent être détournés de leurs saintes résolutions ni par la légèreté naturelle, ni par aucune dissipation, ni par les difficultés, ni par la crainte. Et c'est dans ce sentiment que l'Apôtre écrivait : « Qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ? Sera-ce l'affliction, ou les déplaisirs, ou la faim, ou la nudité, ou les périls, ou la persécution, ou le fer? Je suis assuré que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les puissances, ni les choses présentes, ni les futures, ni la violence, ni tout ce qu'il y a au plus haut des cieux ou au

 

1 Philip., 3. — 2 I Cor., 10.

 

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plus profond des enfers, ni aucune créature ne pourra. jamais nous séparer de l'amour de Dieu qui est en Jésus-Christ Notre-Seigneur (1). »

Mais il est difficile de trouver des hommes remplis de telles dispositions. C'est pourquoi il convient à bien peu de vivre en dehors du joug de l'obéissance; et même ceux qui commandent ont besoin, pour s'acquitter plus sûrement et avec plus de fruit de leur emploi, d'être soumis eux-mêmes à d'autres supérieurs, en montant de degré en degré jusqu'au Souverain-Pontife qui tient la place de Jésus-Christ dans le gouvernement de l'Eglise militante. Il faut donc. que ceux qui sont appelés à diriger les autres soient ornés de diverses vertus, s'ils veulent le faire utilement; il faut qu'en eux la vie soit irrépréhensible ; qu'envers leurs supérieurs leur obéissance soit humble et entière, et que vis-à-vis de leurs inférieurs leur direction soit digne de louanges et conduise à ce qu'il y a de plus parfait.

Cependant, bien qu'ils doivent posséder toutes les vertus dans un haut degré, puisqu'ils sont chargés de diriger les autres dans toutes les vertus, comme le nombre six est le premier nombre parfait en son genre, par les parties égales qui le composent, il me semble qu'un bon directeur des âmes, et surtout un. religieux , doit entre toutes ces vertus en posséder six d'une manière spéciale. C'est ce qu'a voulu nous enseigner le prophète Isaïe quand il nous a décrit les Séraphins, qui tiennent le premier rang parmi les

 

1 Rom., 8.

 

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esprits célestes ornés de six ailes (1). Et peut-être Notre-Seigneur, dans la vision glorieuse où il se montra à notre très-saint père François et où il le marqua des stigmates de sa Passion , choisit-il la forme d'un Séraphin pour nous apprendre que ceux qui voudraient gouverner utilement cette famille de ses enfants devraient avoir aussi des ailes spirituelles. D'ailleurs nous lisons pareillement que les quatre animaux de l'Apocalypse portaient chacun six ailes (2).

 

CHAPITRE III. Que la première aile des supérieurs doit être le zèle de la justice.

 

La première aile du directeur des âmes est le zèle de la justice, qui ne lui permet point de supporter sans murmure intérieur ce qui est mal, tant en lui-même que dans les autres. Or, un homme doit être jugé d'autant meilleur qu'il a pour l'injustice une haine plus vive et plus pure; car plus on aime un objet, plus on s'attriste de sa perte. C'est pourquoi nous distinguerons dans la religion ou dans l'Eglise quatre sortes d'hommes que nous avons coutume d'appeler bons.

Les premiers sont ceux qui, sans faire aucun mal, ne s'adonnent cependant que bien faiblement aux bonnes oeuvres, se contentent de vivre pacifiquement

 

1 Is., 6. — 2 Apoc., 4.

 

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et sans querelle avec les autres, ne cherchent de contestations à personne, et ne scandalisent jamais par une action mauvaise. C'est de tels gens qu'il est dit au premier livre des Rois : « Ces hommes se sont montrés assez bons, et ils ne nous ont fait aucun mal (1). » Et nous avons coutume également , dans le commerce de la vie, d'appeler bons ceux qui sont de moeurs douces et vivent en bonne intelligence avec tout le monde, bien que d'ailleurs nous les voyions pour l'ordinaire assez peu empressés à la pratique des vertus. C'est encore en ce sens qu'on appelle bons les enfants qui ont reçu le baptême.

Les seconds , qui l'emportent sur les premiers, sont ceux qui non-seulement ne font aucun mal, mais qui s'appliquent fréquemment aux bonnes oeuvres et pratiquent la tempérance, la chasteté , l'humilité , la charité envers le prochain, l'oraison et autres choses semblables qu'ils savent être bonnes. Mais ils ont cela de propre que , ne négligeant rien de ce qu'ils peuvent et croient devoir faire , ils s'imaginent que c'est assez de leur train ordinaire, et jamais leur désir ne tend à un degré plus élevé et plus parfait de sainteté. Il leur suffit de telles veilles, de telles prières, de telles aumônes, de tels jeûnes, de tel travail ; ils vivent contents de cela et laissent aux autres ce qui est plus sublime. C'est en ce sens que l'Ecclésiaste dit : « J'ai reconnu qu'il n'y a rien de meilleur à l'homme que de se réjouir dans ses oeuvres, et que c'est là son partage (2) . »

 

1 I Reg., 26. — 2 Eccles., 4.

 

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Les troisièmes, supérieurs aux seconds, sont ceux qui détestent et fuient le mal , embrassent avec ardeur tout le bien qu'il est en leur pouvoir d'opérer, et croient après cela n'avoir fait que fort peu, tant leur désir est grand , et aussi parce qu'ils savent que tout exercice corporel , suivant l'Apôtre, est d'une faible utilité (1). Ces hommes soupirent après les suavités de la dévotion intérieure et spirituelle , après la connaissance plus intime de Dieu , après la jouissance de son amour. Ils jugent qu'ils ne sont rien ou qu'ils n'ont rien, et ils ne retirent aucune consolation de leurs oeuvres corporelles ou spirituelles , tant qu'ils n'arrivent pas à jouir suivant leur désir de ces exercices de vertu dont nous venons dc parler, et des douceurs de la piété. Cependant ils ne sentent point en eux un zèle ardent contre les vices des autres; leur ferveur ne s'enflamme pas en voyant le danger où sont leurs frères de tomber dans le péché. Ils voudraient bien que tous fussent bons et arrivassent au bonheur; mais , quand ils voient qu'il n'en est pas ainsi, ils n'en conçoivent aucune douleur , occupés qu'ils sont d'eux-mêmes et de Dieu. De tels hommes appelés au commandement, n'y apportent point l'aptitude qu'il exige, car ils préfèrent leur tranquillité propre au soin de ceux qui leur sont confiés. C'est à eux que conviennent ces paroles du livre des Juges : « Puis-je abandonner la douceur dont je jouis et les fruits délicieux dont j'abonde, pour aller m'établir au-dessus ales autres arbres (2) ?

 

1 I Tim., 4. — 2 Jud., 9.

 

544

 

Enfin les quatrièmes, élevés au-dessus de tous les autres , sont ceux qui, remplis de ces biens de l'innocence et des vertus dont nous avons parlé, brûlent encore du zèle de la justice et du salut des âmes, et ne peuvent trouver de consolation dans leur propre avancement s'ils n'entraînent en même temps les autres au service de Dieu. Ainsi le Seigneur possédant en lui la plénitude éternelle du bonheur , ne s'est pas contenté de jouir seul de sa gloire; il en est sorti sous la forme d'un esclave , afin d'amener par ses miracles et ses enseignements un nombre infini de ses enfants à en partager les délices.

Or, le zèle de la justice, semblable à l'écarlate, teint deux fois , brille du double éclat de la charité , c'est-à-dire qu'il est animé de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain. L'amour de Dieu ne désire pas seulement jouir de sa douceur et s'attacher à lui, mais il aime encore son bon vouloir, il veut qu'il s'accomplisse, que son culte se propage et que son honneur s'étende et s'exalte. Il veut que le Seigneur soit connu de tous, aimé de tous , servi de tous, et honoré par-dessus tout. L'amour du prochain ne désire pas seulement son bien-être corporel, sa prospérité temporelle , mais avant tout son salut éternel. Là donc où cette charité se trouve plus parfaite, se trouve également une ardeur plus vive, un soin plus empressé à désirer tous ces biens, et une joie plus pure quand on les voit possédés par ses frères. Car « la charité, dit saint Paul, ne cherche pas ses

 

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propres intérêts, mais les intérêts de Dieu (1). » Or, plus vous aimez le Seigneur et désirez sans réserve tout ce qui se rapporte à son honneur, plus vous concevez de douleur des offenses qu'il reçoit, quand vous voyez qu'il n'est point connu et que par là il est déshonoré, qu'il n'est ni aimé ni obéi , qu'on détruit son culte , que ses ennemis se multiplient et sont dans la joie. De même plus vous aimez le salut du prochain, plus vous vous affligez de sa perte ou des obstacles qui arrêtent son avancement.

Cette charité, sans doute, doit se rencontrer en tous ceux qui sont amis de Dieu, mais c'est surtout en ses vicaires et ses représentants qu'elle doit être plus vive, eux dont le coeur a nécessairement pour règle le coeur de Dieu même dans son amour de la justice et sa haine de l'iniquité, selon cette parole du Prophète : « Vous avez aimé la justice et vous avez haï l'iniquité (2). »

On peut ici entendre par la justice l'observance de tout ce qui est nécessaire au salut et à l'avancement des âmes. Parmi ces choses, les unes procèdent de la loi éternelle, comme sont les vertus, l'humilité , la chasteté, la charité, la miséricorde et autres semblables, sans lesquelles en aucun temps personne n'arriva au salut, et qui sont l'objet des commandements de Dieu, tant dans l'ancienne que dans la nouvelle loi. C'est ainsi que le Seigneur a dit que la charité envers Dieu et le prochain était toute la Loi et les Prophètes. D'autres ont été établies par une

 

1 I Cor., 13. — 2 Ps., 44.

 

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autorité humaine qui tient la place de Dieu : telles sont les ordonnances de l'Eglise qui ont pour but l'utilité commune, entre lesquelles nous pouvons mentionner les rites des sacrements et autres choses semblables, réglées par le droit positif et canonique pour être observées de tous, chacun selon son état, des clercs en ce qui les concerne , et des laïques de même, suivant la nature du commandement. D'autres ont pour origine un voeu, et personne n'est astreint à les embrasser. Mais celui qui s'est une fois lié libre-ment de la sorte, est forcé d'accomplir ce qu'il a promis, comme s'il y avait un précepte de Dieu même; telle est pour un religieux la continence; tels sont l'obéissance, le renoncement à tout bien propre, et autres choses semblables que la règle et les définitions de l'ordre imposent à ses membres. C'est ainsi qu'il est dit au Deutéronome : « Lorsque vous aurez fait un voeu au Seigneur, vous ne tarderez pas à l'accomplir, parce que Dieu le réclamera de votre part; et si vous apportez trop de retard, cela vous sera imputé à péché. Mais, si vous ne voulez point vous engager de la sorte, vous ne serez point coupable. Seulement vous devez observer et accomplir ce qui est une fois sorti de vos lèvres, selon la promesse que vous avez faite au Seigneur votre Dieu de votre pleine volonté, et selon que votre bouche l'a exprimé (1). »

D'autres de ces choses enfin ont pour cause certain avantage qu'elles offrent pour l'avancement spirituel,

 

1 Deut., 23.

 

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bien que du reste elles ne soient pas nécessaires au salut, comme l'ordonnance de l'office divin et de tous les autres offices en religion , des temps divers et de ce qu'on doit observer, soit durant le silence ou les repas , soit dans le vêtement ou le travail , les veilles et autres exercices spirituels, choses qui varient selon les observances de chaque religion, d'après la volonté des fondateurs. Bien que tout cela n'ait pas pour le salut une influence telle qu'on ne puisse l'opérer sans s'y soumettre , cependant la transgression de ces points divers fait disparaître la beauté de la religion, empêche les progrès spirituels de ses membres et nuit à l'édification de tous ceux qui en sont témoins. Le zèle de la justice excite à s'y conformer soi-même avec empressement, et à porter les autres à en faire autant. Il se réjouit lorsqu'on est plein de sollicitude à ce sujet; et, au contraire, il s'attriste, s'enflamme et se consume de douleur à la vue de ces transgressions. C'est ainsi que le Prophète s'écriait : « O Seigneur ! n'ai-je pas eu de la haine pour ceux qui vous haïssaient, et ne me suis-je point desséché à la vue de vos ennemis (1) ? »

Cependant le zèle de la justice a un discernement intime qui le porte à s'attrister d'avantage des transgressions plus graves, et moins de celles qui ont une moindre importance ; car le sage pèse chaque chose , soit bonne, soit mauvaise, suivant sa juste valeur. L'insensé au contraire estime petit ce qui est grand , léger ce qui est grave; d'une paille il fait une poutre,

 

1 Ps. 138.

 

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et quelquefois il ne voit qu'un moucheron là où il a avalé un chameau. « Vous payez, dit le Seigneur, la dîme de la menthe, de la rue et de toutes les herbes, et vous négligez la justice et l'amour de Dieu (1). » De tels hommes sont emportés par un zèle qui leur est propre , et ils n'agissent point en cela par l'esprit de Dieu. Ainsi, nous en voyons qui font plus de bruit et sévissent plus sévèrement pour une simple inclination omise au choeur que pour une longue médisance sur le compte d'un religieux ; qui témoignent une indignation plus vive pour un verset manqué, une rubrique négligée que pour une grande dissipation accompagnée de scandale.

Il faut donc avant tout et par-dessus tout éviter et déplorer toute transgression des commandements de Dieu; ensuite, des préceptes inviolables de la sainte Eglise; après, des obligations que chacun de nous s'est imposées par un voeu volontaire, comme les observances régulières et surtout celles qui sont sous peine de péché; et enfin tous les scandales qui renferment une espèce quelconque de mal, soit d'avarice, d'envie, d'orgueil, de gourmandise, de colère, soit de familiarité suspecte, de désobéissance et autres vices qui changent en un souffle pestilentiel cette bonne odeur de réputation qui , chez les religieux , sert à édifier le reste des fidèles et leur enseigne ce qu'ils doivent faire et ce qu'ils doivent éviter. Ceux qui se rendent ainsi coupables tuent par le scandale tes âmes qu'ils devaient soutenir par des exemples de

 

1 Luc., 11

 

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vertus, et à eux s'adresse cette parole de l'Apôtre : « Vous êtes cause que le nom de Dieu est blasphémé parmi les peuples (1). » On guérit plus facilement un péché plus grave, mais caché, qu'un tel scandale ; car on peut arriver, par une pénitence secrète , à remédier aux ravages du premier, tandis que c'est avec peine qu'on parvient à déraciner le mal du coeur de tous ceux que le second a pu atteindre.

Il faut éviter aussi de troubler l'application à la piété, car c'est sur elle que s'appuie toute vraie religion; c'est elle qui nourrit tout exercice de vertu. Toute religion est aride quand elle demeure étrangère aux douceurs de cette huile ; toute structure de bonnes oeuvres est instable si elle n'est point liée par la fréquence d'une pieuse oraison, comme les pierres d'une muraille sont liées entre elles par le ciment. En toute religion, quand la ferveur de la piété commence à s'attiédir, l'édifice des autres vertus commence en même temps à s'affaisser et à pencher vers sa ruine. Les lampes des vierges folles se sont éteintes parce qu'elles ont manqué d'huile.

Il faut éviter encore toute négligence dans la discipline extérieure qui a été établie pour donner de l'éclat à la religion et faciliter l'avancement spirituel. Son abandon est l'indice d'une conscience peu soigneuse et d'une grande légèreté intérieure. L'observance d'une telle discipline n'a pas été imposée comme une règle en dehors de laquelle il ne serait permis à personne de vivre , mais parce qu'il est plus

 

1 Rom., 2.

 

550

 

avantageux, pour l'ensemble de la régularité et le genre de vie uniforme des frères, que personne ne vive selon sa volonté et ne fasse rien qui soit de nature à porter le trouble chez les autres. Or, en ces choses, qui sont indifférentes en elles-mêmes et qui n'ont point été établies pour leur valeur intrinsèque, comme nous venons de le dire, il faut tourner son attention plutôt à les bien accomplir qu'à se tourmenter dans la crainte d'y manquer en quelque point par inadvertance. Cependant il en serait autrement si l'habitude de ces omissions engendrait quelque difformité apparente, ou si la dissimulation entretenait la négligence; car alors, pour éviter un mal plus grand, le zèle de la discipline devrait prendre garde de ne point s'endormir.

Celui donc qui a le vrai zèle de la justice, doit d'abord être attentif à ne point faire et ne point enseigner le mal. En second lieu, ne jamais se laisser entraîner, par quelque importunité ou ruse que ce soit, à le permettre ou à l'autoriser. En troisième lien, ne point l'agréer ni le voir de bon oeil, alors qu'il se serait accompli sans sa volonté ou en son absence. Quatrièmement, ne point dissimuler ou se taire comme s'il ignorait, puisque c'est à lui qu'il appartient de reprendre le mal , d'en faire connaître la grandeur et d'imprimer la crainte, afin que dans la suite on n'ose plus rien commettre de semblable. Cinquièmement, il ne doit point souffrir qu'il demeure sans punition; car le châtiment du péché produit toujours quelque bien : il empêche le coupable de persévérer

 

551

 

dans son crime, selon cette parole du Sauveur: « Gardez-vous maintenant de pécher, de peur qu'il ne vous arrive pis (1) . » Il le purifie de la tache qu'il a contractée et le soustrait pour l'avenir à une punition plus rigoureuse de la part de Dieu, car l'Ecriture dit : « Vous le frapperez de la verge, et ainsi vous délivrerez son âme de l'enfer (2). » Il tient les autres en garde contre des fautes semblables : « Quand l'homme corrompu est châtié, dit Salomon , l'enfant devient plus sage (3), ou autrement celui qui est encore faible et novice apprend à se tenir avec plus de vigilance. Enfin, le supérieur lui-même, étant le vicaire du Juge suprême, met sa conscience à l'abri du péché de négligence en remplissant ainsi son devoir. C'est parce que le grand-prêtre Héli n'a pas agi de la sorte qu'il a encouru une sentence de mort en même temps que ses enfants coupables. Les religions les plus recommandables et celles qui sont tombées ne diffèrent point entre elles en ce que les pécheurs ne se rencontrent point dans les premières, mais en ce que le péché. n'y demeure point impuni, en ce qu'on s'efforce de lui fermer toute entrée, en ce que les incorrigibles et les scandaleux en sont retranchés, en ce qu'on y aime et protège les bons, afin de les porter à persévérer et à devenir de jour en jour meilleurs. Le péché s'est trouvé dans l'assemblée des anges avant leur confirmation en grâce; il s'est trouvé parmi les apôtres alors qu'ils étaient sous l'oeil même de Jésus-Christ. Quel ordre si parfait sur la terre

 

1 Joan., 5. — 2 Prov. 23. — Prov., 18.

 

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osera s'arroger le privilège d'être à l'abri de ses ravages? Si le plus grand nombre se conserve pur par la grâce de Dieu, il n'en est pourtant pas ainsi de tous. « Vous êtes purs, dit le Seigneur, mais vous ne l'êtes pas tous (1). » D'ailleurs, tant que les justes demeurent en cette terre où il leur est donné de mériter, il leur est avantageux de compter quelques méchants en leur société. C'est pour eux une occasion de plus grands mérites, soit par la compassion qu'ils portent à leur malheur, soit par le zèle qu'ils déploient à les corriger, soit par la crainte qu'ils éprouvent de devenir semblables à ceux qui leur sont une cause de tentation. C'est pour eux un moyen de souffrir persécution et de s'humilier profondément à la vue de tels désordres; c'est une voix qui les avertit de rendre des actions de grâces à celui qui les garde et les empêche de tomber en pareil abîme.

Si ces occasions de vertu manquaient aux bons, leurs mérites en seraient d'autant diminués, saint Paul ayant dit : « Que l'homme moissonnera ce qu'il aura semé 2. » Cependant on ne doit point pour cela aimer ni protéger les méchants, mais les tolérer , surtout si leurs fautes sont secrètes et sans danger pour les autres, et si l'on espère les en corriger. Mais quand on n'a point cet espoir , on ne saurait les souffrir sans un détriment grave , et il faut les retrancher pour ne pas donner à croire que leur perversité est agréable aux bons. Lorsqu'on les tolère, il ne faut point pour cela négliger de les punir par l'aiguillon

 

1 Joan., 13. — 2 Galat., 6.

 

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des avertissements , des réprimandes, des confusions et des châtiments, et de les ranimer par le baume des exhortations, des consolations, des prières et des promesses, afin de tenter s'ils guériront de leurs infirmités, s'ils reprendront de nouvelles forces. Il faut fermer la voie du péché à celui qui en est là, lui enlever avec soin toute cause de tentation ; ce qui du reste est également avantageux aux bons, pour que l'occasion du mal ne les rende eux-mêmes mauvais. Le supérieur est le vicaire de Dieu. Il lui a donné pouvoir sur ses enfants, et ceux-ci doivent lui être soumis comme au Seigneur lui-même. Si donc il ne corrige pas les coupables; s'il permet que le mal s'accroisse sous son gouvernement, que les habitudes mauvaises prennent naissance , s'affermissent et s'étendent; s'il voit les observances régulières tomber et les transgressions se multiplier sans s'opposer de tout son pouvoir aux maux existants et à ceux qui, menacent, il rendra à Dieu un triple compte.

D'abord, pour avoir négligé de remplir les obligations que son office lui imposait. « Parce qu'étant les ministres de son royaume, dit la Sagesse, vous n'avez pas jugé équitablement, que vous n'avez point marché selon la volonté de Dieu, il se fera voir à vous d'une manière effroyable, et dans peu de temps; car ceux qui commandent les autres seront jugés avec une extrême rigueur...; et les puissants seront puissamment tourmentés (1). »

Ensuite, pour n'avoir point corrigé et empêché les

 

1 Sap., 2.

 

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péchés de ses inférieurs autant qu'il le pouvait , péchés qui lui seront imputés alors, car il est dit dans Ezéchiel : « Si vous ne parlez point à l'impie, afin qu'il se retire de sa voie, et qu'il meure ensuite dans son iniquité, je vous redemanderai son sang à vous-même (1)» Enfin pour avoir abusé de l'honneur et du pouvoir qu'il avait reçus, s'en être servi pour sa propre gloire et son avantage , et non pour la fin que le Seigneur s'était proposée. « Otez-lui le talent qu'il possède, dit Jésus-Christ, et jetez le serviteur inutile dans les ténèbres extérieurs : là il y aura des pleurs et des grincements de dents (2). »

Que le zélateur véritable montre donc combien il aime Dieu en faisant vivre en soi et dans les autres le bon plaisir du Seigneur. Qu'il ne laisse point amollir son zèle par la négligence; qu'il ne se fatigue point de son travail et ne se rende point à des conseils étrangers ; que la ruse le trouve insensible , l'amitié et la flatterie inexorable, les menaces inébranlables ; et que l'habitude du mal , prescrite par la longueur de sa durée, ne paraisse point à ses yeux un obstacle qui puisse l'empêcher d'accomplir le devoir de sa charge.

 

1 Ezech., 55. — 2 Mat., 15.

 

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CHAPITRE IV. Que la seconde aile des supérieurs est la tendresse fraternelle.

 

La seconde aile du séraphin de l'Eglise est la tendresse ou la compassion pour ses frères; et de même que la charité envers Dieu a allumé le zèle de la justice, ainsi l'amour du prochain fait naître la compassion. Si l'on doit au vice une verge qui flagelle, on doit aussi à l'infirmité un bâton qui soutient; car le Prophète a dit : « Votre verge et votre bâton ont été ma consolation (1). » Et saint Paul : « Aimez-vous mieux que j'aille vous voir la verge à la main qu'avec amour et dans un. esprit de douceur (2)? » C'est ainsi que le Samaritain a versé dans les plaies de celui qui avait été laissé demi-mort le vin d'un zèle fervent et l'huile d'une tendresse pleine d'adoucissement. Or, il y a une infirmité corporelle et une infirmité spirituelle; l'une et l'autre ont besoin de compassion.

Il y a trois sortes d'infirmes corporels. Les premiers sont ceux que la maladie tient cloués sur leur lit, ou que des douleurs aiguës travaillent et d'autres infirmités graves accablent. Les seconds sont ceux qui, forcés d'aller et venir par la maison et même par le pays., sont cependant souvent affligés de souffrances pénibles, comme les rhumatismes, la goutte, etc.,

 

1 Ps., 22. — 2 I Cor., 4.

 

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Les troisièmes n'ont point de maladie déterminée, mais leur corps est faible, leurs forces sont épuisées: tels sont les vieillards , ceux qui sont accablés par le travail ou bien ceux qu'une infirmité naturelle a abattus , et quelquefois encore ceux qu'une langueur accidentelle réduit pour un temps à cet état.

Il faut venir en aide par la compassion à ces trois sortes de personnes, c'est-à-dire leur donner les remèdes de la médecine autant qu'on peut le faire convenablement ; relâcher pour eux la rigueur de la discipline, soit dans la nourriture et le vêtement, soit dans les veilles et autres exercices semblables; les exempter du travail, les soulager dans leurs offices, leurs charges, leurs courses et autres choses, selon que la nécessité le demande, en proportionnant aux besoins de chacun d'une façon toute spéciale ces secours divers. Il faut montrer une humanité sans bornes à ceux qui sont débiles ou malades, car ils sont flagellés par le Seigneur; et si à leur douleur venait se joindre la tribulation de la part des hommes, leur misère crierait au Père des miséricordes contre ceux qui les feraient souffrir, et ils se plaindraient avec David en disant : « Ils ont persécuté celui que vous avez frappé, et ils ont ajouté à la douleur de mes plaies (1). »

En effet, celui qui est malade et que son infirmité empêche de pouvoir se procurer lui-même le moindre soulagement, souffre d'autant plus qu'il ne reçoit aucune consolation dans sa douleur, aucun

 

1 Ps. 68.

 

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allégement dans son travail, aucun secours dans son indigence de la part de ceux qui devraient lui venir en aide, et qu'il ne trouve personne qui compatisse à ses peines, selon cette parole du Prophète : « Ceux qui me persécutent sont en voire présence. Mon coeur s'est préparé à toutes sortes d'opprobres et de misères. J'ai attendu que quelqu'un s'attristât avec moi, et nul ne l'a fait; que quelqu'un me consolât, mais je n'ai trouvé personne. Au contraire , ils m'ont donné pour nourriture le fiel du reproche, et dans ma soif ils m'ont abreuvé du vinaigre des réprimandes. Que pour eux s'accomplisse donc tout ce que votre Prophète a exprimé (1) , etc.., »

Un bon supérieur se regarde comme le père de ses frères et non comme leur seigneur; il se montre vis-à-vis d'eux comme un médecin charitable et non comme un tyran. Il ne les considère pas comme de vils animaux ou comme des esclaves qu'on achète , mais comme des enfants qui doivent partager avec lui l'héritage céleste , et il les traite comme il voudrait qu'on le traitât lui-même, s'il se trouvait en un semblable besoin. Ceux qui sont robustes et en bonne santé n'éprouvent point ce qu'éprouvent les malades, et voilà pourquoi ils demeurent sans compassion ; mais ils en connaîtront quelque chose dans la suite , quand la douleur s'appesantira sur eux. Je sais qu'on dit que souvent plusieurs feignent d'être plus faibles qu'ils ne sont; mais quoi! faudra-t-il pour cela juger tous les hommes hypocrites? Ne voyons-nous pas

 

1 Ps. 68.

 

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dans la Genèse , au contraire, que le Seigneur voulut pardonner au grand nombre des coupables , en considération d'un petit nombre de justes?

Or, les infirmes ont pour trois raisons un besoin plus grand des secours de la compassion , que ceux qui se portent bien et jouissent d'une santé robuste. D'abord, pour soutenir leur vie, car ils ne sauraient se procurer eux-mêmes les choses nécessaires, et, si d'autres ne leur viennent en aide, ils voient infailliblement leur position s'aggraver; ils sont dans l'impuissance de subsister par eux-mêmes : il faut donc qu'on les secoure si l'on ne veut pas, selon ce qui est dit au livre des Rois, que celui qui est dans l'abjection périsse entièrement (1). » En second lieu, c'est pour rétablir leur santé et leurs forces perdues par la maladie. Celui qui se porte bien n'a besoin que d'un secours commun pour conserver ce qu'il possède ; mais à celui qui est malade il faut accorder une fois de plus, afin de l'empêcher de périr et de perdre ainsi ce qu'il a encore, et afin de réparer ce qu'il a perdu , de peur qu'à son égard ne s'accomplisse cette parole du Seigneur : « On enlèvera à celui qui n'a rien, même ce qu'il semble avoir (2). » En troisième lieu , ils ont besoin d'un secours plus grand pour que leur consolation ne viennent point à défaillir; or, au milieu de leurs afflictions nombreuses, ils sont vraiment consolés quand ils voient les autres leur compatir et s'empresser avec ardeur de procurer leur rétablissement, et ils s'écrient avec Saül : « Soyez

 

1 II Reg., 14. — 2 Luc., 25.

 

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bénis du Seigneur, vous qui avez été touchés de mes maux (1). »

Mais il en est qui disent : c'est avec raison qu'on procure les soulagements convenables aux infirmes dont la convalescence est à espérer, nais pour ceux dont on n'attend plus aucune guérison , il est inutile de faire beaucoup de dépenses. Ce serait justement qu'on parlerait de la sorte si les soins qu'on accorde aux malades avaient pour motif un avantage humain et non l'exercice de la charité. Mais celui qui vient en aide à un infirme afin de retirer quelque profit de sa reconnaissance lorsqu'il l'aura rendu ainsi à la santé , celui-là , dis-je , se prive du mérite de la charité. Au contraire, plus la misère est grande, plus la miséricorde se montre glorieuse et la charité sincère. Il est donc avantageux quelquefois que le supérieur fasse lui-même l'expérience des infirmités des autres, afin d'apprendre à compatir, selon cette parole de l'Apôtre : « Nous n'avons pas un pontife qui ne puisse compatir à nos infirmités, puisqu'il a éprouvé comme nous toute espèce de tentations, hormis le péché (2). »

Il y a aussi trois sortes d'infirmes spirituels. Les premiers sont ceux dont l'infirmité a pour principe le manque de dévotion et la violence des tentations; ils sont enclins à recevoir le scandale et à commettre le péché; une faible occasion les fait vaciller et les place sur le bord de l'abîme. C'est de ces hommes que

 

1 I Reg., 23. — 2 Hebr., 4.

 

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saint Paul a parlé quand il a dit : « Il y a parmi vous beaucoup de malades et de languissants (1). »

Les seconds sont ceux qui ont bien , il est vrai, de la bonne volonté et de la piété, mais qui cependant, au moindre avertissement ou à une réprimande un peu vive, perdent courage, quelquefois se laissent aller à des pensées de désespoir, ou éprouvent de graves mouvements d'impatience, et ensuite s'en attristent outre mesure et vont jusqu'à en fatiguer les autres. Ce qui a fait dire à l'Apôtre : « Nous devons, nous qui sommes plus forts, supporter les faiblesses des infirmes (2). »

Les troisièmes sont en général tous les imparfaits, qui chancellent dans les exercices divers des vertus , se sentent de temps à autre , même malgré eux , attaqués de la fièvre des passions, tantôt de l'orgueil, tantôt de la colère ou de la paresse, tantôt de l'envie ou de la gourmandise, tantôt d'autres vices, tant de la chair que de l'esprit. C'est à eux qu'il appartient de s'écrier avec le Psalmiste : « Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis faible; guérissez-moi, Seigneur, parce que mes ossements sont ébranlés et mon âme est dans un trouble profond (3). »

Or, il faut apporter des remèdes à ces infirmités; il faut enlever à ceux qui en sont atteints toute occasion de scandale, toute facilité de pécher; il faut qu'ils ne voient rien et n'entendent rien qui puisse augmenter leur faiblesse; il faut qu'on ne leur permette que rarement de sortir de la maison , car c'est

 

1 I Cor..11. — 2 Rom., 15. — 3 Ps. 6.

 

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dans de telles sorties que Dina trouva la perle de son honneur, ainsi que nous le lisons dans l'Ecriture. Il faut encore les affermir par des exhortations qui leur offrent des exemples nombreux de patience, et, jusqu'à ce qu'ils soient guéris de leurs infirmités , s'abstenir de réprimandes trop sévères, tant contre eux que contre les fautes qui les jettent ainsi dans le trouble. C'est pour cela que l'Apôtre a dit : « Pères, n'irritez point vos enfants par une trop grande sévérité, de peur qu'ils ne tombent dans l'abattement (1). » En effet, exciter celui qui est déjà assez ému par lui-même, c'est exciter contre soi un chien qui aboie et s'exposer à être mordu.

Il faut aussi supporter avec longanimité leurs défauts et leurs imperfections; car le Sage a dit : « Tous ne sont point capables de toutes choses. » Ceux qui sont instruits ont coutume de pardonner aux ignorants et aux hommes grossiers leur faiblesse, lorsqu'ils les voient juger contre le bon sens; ainsi les hommes vertueux doivent-ils supporter avec bénignité les défauts des imparfaits, sachant bien que tous ne peuvent point avoir la même perfection; ne point imposer à ceux qui sont faibles et délicats en Jésus-Christ des fardeaux plus lourds qu'ils ne sauraient les porter, et ne rien exiger qui excède leurs forces. C'est ainsi qu'il est dit dans la Genèse : « Vous savez que j'ai des enfants fort petits, et des brebis et des vaches pleines ; que, si je les lasse en les faisant marcher trop vite, tous mes troupeaux mourront en

 

1 I Col., 3.

 

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un même jour (1). » ce qui veut dire, que si l’on presse les faibles et les imparfaits qui ont cependant une certaine bonne volonté que j'appellerai le fruit de leur coeur ; que si on les presse, dis-je, dans l'exercice des vertus au-delà de ce que leur permet la grâce qu'ils ont reçue , on détruira noème ce qui est en eux, en exigeant plus que leurs forces ne leur permettent. C'est dans cette pensée que saint Paul écrivait : « Nous nous sommes rendus petits au milieu de vous comme une nourrice qui aime tendrement ses enfants (2), » et c'est cet amour qui nous a portés à user vis-à-vis de vous de caresses pleines d'humilité et de tendresse, et à condescendre à votre faiblesse et à votre imperfection.

Au contraire, le Seigneur se plaint des pasteurs durs et sans compassion. «  Vous n'avez point, dit-il , travaillé à fortifier ce qui était faible; vous n'avez point guéri ce qui était malade ; vous n'avez point bandé la plaie qui était saignante; vous n'avez point relevé ce qui était tombé, et vous n'avez point cherché ce qui était perdu. Mais vous vous contentiez de dominer avec une rigueur sévère et pleine d'empire. Ainsi mes brebis ont été dispersées, parce qu'elles n'avaient point de pasteurs : elles ont été dispersées en tous lieux et sont devenues la proie de toutes les bêtes sauvages (3). » — « Pourquoi , dit saint Bernard (4), appesantissez-vous votre joug sur vos disciples , alors que vous devriez plutôt soutenir vous-même le

 

1 Gen., 33. — 2 I Thess., 2. — 3 Ezech., 34 . — 4 Serm. 23 , in Cant.

 

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leur? Mettez de côté ces fardeaux ; nourrissez vos brebis avec du lait ; offrez-leur vos mamelles, et qu'elles goûtent la douceur du repos. Si parfois il est nécessaire d'user de sévérité , que ce soit celle d'un père et non d'un tyran , selon cette parole de l'écriture : Portez-les sur votre sein comme une nourrice a coutume de porter son enfant , et menez-les dans la terre que j'ai promise à leurs pires avec serment (1). »

 

CHAPITRE V. Que la troisième aile des supérieurs est la patience.

 

La troisième aile du séraphin de l'Eglise, est la patience et une longanimité persévérante. De même que le toit du Tabernacle protégeait et conservait pur et brillant tout ce qui était enfermé en son enceinte contre la poussière, la pluie et les vents, ainsi les supérieurs qui veulent défendre fidèlement leurs sujets contre la tempête du péché , doivent souvent recevoir sur eux-mêmes la violence de toutes sortes d'adversités. C'est ainsi que la poule s'expose aux coups du milan pour sauver ses petits.

Or , il y a trois choses , entre plusieurs , qui nécessitent

 

1 Num., 11

 

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surtout la patience. En premier lieu, ce sont les travaux multipliés, les soins, les occupations qui naissent de toutes parts. En effet, une sollicitude continuelle presse le supérieur , tant du côté de la discipline spirituelle , qui requiert toute sa prévoyance, que du côté des choses temporelles, qui demandent une grande vigilance. Aussi voyons-nous que les apôtres ne s'occupaient point seulement des besoins spirituels des fidèles, mais aussi de leurs besoins corporels, surtout en ce qui concernait les pauvres, et ce qui suit en est une preuve : « Jacques, Céphas et Jean, dit l'Apôtre, ayant reconnu la grâce que j'avais reçue, nous donnèrent la main à Barnabé et à moi pour marque de la société et de l'union

qui était entre eux et nous, afin que nous prêchassions l'Evangile aux Gentils, et eux aux circoncis. Ils nous recommandèrent seulement de nous ressouvenir des fidèles de Jérusalem qui étaient dans l'indigence, ce que j'ai eu grand soin de faire (1). » Et le Seigneur, après avoir nourri de la parole du salut la foule qui le suivait dans le désert, la sustenta encore du pain matériel, parce qu'il voyait qu'elle n'avait point de quoi manger d'ailleurs.

Ces occupations variées ont leur source non-seulement dans les soins domestiques, mais surtout encore dans des affaires du dehors auxquelles on est obligé quelquefois de se mêler et dont on ne peut sortir comme il convient sans de grands embarras.

 

1 Gal., 2.

 

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Et ces choses diverses accroissent encore les travaux déjà si nombreux des exhortations, des veilles, des instructions et autres fatigues qui toutes exigent la patience. Aussi Moïse, le plus doux des hommes et l'ami intime de Dieu, partagea-t-il pour cette raison entre plusieurs le fardeau du gouvernement du peuple , se reconnaissant incapable de faire face à tant de choses ; et c'est ainsi qu'il s'en exprime : « Je ne puis, dit-il, porter seul le poids de vos affaires et de vos différends. Choisissez parmi vous des hommes sages et habiles, qui soient d'une vie exemplaire et d'une probité reconnue parmi vos tribus, afin que je les établisse pour être vos  chefs (1). »

En second lieu, la patience est nécessaire au supérieur à cause des progrès si lents de ceux pour qui il se fatigue incessamment. Il voit qu'il n'y en a qu'un petit nombre qui avancent, que ce qu'il avait commencé à améliorer un peu par de longs efforts et un travail pénible , s'en va et disparaît en un instant devant les difficultés et les obstacles qui s'opposent au bien spirituel des siens ; et ainsi le fruit qu'il recueille de ses peines serait presque de nature à le jeter dans le désespoir. Il est semblable à l'homme qui sème beaucoup et n'aperçoit qu'une faible quantité de grains sortir de terre. Quelquefois ce qu'il ordonne et commande en personne s'accomplit et s'observe mec négligence, et souvent sous l'apparence du bien

 

1 Deut.

 

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le mal se glisse en secret sans qu'il lui soit possible de reprendre ouvertement comme mal ce qui est bien à la surface; et cependant en dernière fin un plus grand bien se détruit par là, et la porte à des maux plus évidents se trouve ouverte. C'est ainsi, par exemple, que dans la pensée de procurer le salut à un plus grand nombre, nous admettons plus de personnes que nous ne pouvons véritablement en recevoir. Mais le résultat de cette multiplication sera l'obscurcissement de notre pauvreté , car il s'en trouvera plusieurs qui voudront avoir la commodité de bien des choses et ne manquer de rien. Dès-lors il faudra des démarches plus nombreuses pour se procurer ce qui sera nécessaire, recourir à des moyens inaccoutumés pour demander ou recevoir, et agir plus aisément contre la règle. Et cependant le calme de la piété s'en va ; les moeurs religieuses tombent en désuétude; les frères s'habituent à courir çà et là sans scrupule, à rechercher au-dehors les commodités matérielles, à contracter des amitiés défendues par la règle, à demander des présents à ceux qu'ils dirigent, à faire un gain de l'avancement des âmes dans le bien , à flatter les riches, à étendre les lieux de provisions, à élever de somptueux palais, à n'avoir aucun souci des scandales; et ainsi l’honneur de Dieu , qui devait résulter de notre sainte vie et de l'édification donnée par nous aux autres, est foulé aux pieds au milieu de tant de choses qui lui sont contraires. C'est aussi une source de douleur que la promotion prématurée de ceux qui sont jeunes et sans épreuve

 

567

 

aux ordres et aux offices de confesseur, de prédicateur ou de supérieur.

Il faut dire la même chose de la conduite de certains religieux qui ont aux yeux des hommes quelque apparence , mais qui , aux yeux de Dieu ne possèdent rien de ce qui fait la vraie beauté de leur profession, sont ineptes en ce qui concerne la vie religieuse, n'out aucun goût pour ce qui est intérieur, s'imaginent que toute la vertu d'une communauté réside en des observances purement extérieures, défendent ces observances avec un grand zèle et font peu de cas des vertus véritables et vraiment spirituelles. Le supérieur qui voit ces désordres et beaucoup d'autres les, jugeant selon leur juste valeur, se dessèche et se consume , et l'impuissance où il se trouve de pouvoir les corriger comme il le voudrait est pour lui un exercice admirable de patience. Aussi s'écrie-t-il avec le Prophète : « Mon zèle m'a fait sécher de douleur. — Le zèle de votre maison me décore (1). »

En troisième lieu , la patience est nécessaire à celui qui gouverne pour supporter l'ingratitude de ceux qui sont de sa part l'objet constant d'une sollicitude sans repos. C'est à peine s'il arrive jamais à les satisfaire; le plus souvent, au contraire, il les entend murmurer qu'il ne tiendrait qu'à lui de se montre tout autre à leur égard, et de les traiter beaucoup plus favorablement. Alois il se prenne lui-même à douter s'il ne doit point céder à leurs importunités, et acquiescer à leurs désirs, ou bien tenir avec fermeté

 

1 Ps. 118. — 68.

 

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à ce qu'il juge plus convenable. Il pourrait s'écrier avec saint Paul : « Que choisir? Je n'en sais rien, car je suis pressé des deux côtés (1). »

De plus il s'en trouve qui tournent contre lui h actes de son administration, les interprètent de la façon la plus désavantageuse, vont le voir à ce sujet, se plaignent, l'accusent, médisent de sa conduite et prennent matière à scandale là où il croyait n'avoir cherché que l'honneur de Dieu et l'intérêt des siens; de telle sorte qu'il lui est presque impossible, quelque moyen qu'il emploie, dans ses actes ou dans ses règlements, de ne jamais déplaire à quelques-uns, de n'être point pour eux une cause de mécontentement. Et ce qui est pis encore, il s'en trouve qui lui résistent en face, ou bien le blâment par des lettres, le méprisent et excitent les autres à lui faire opposition, ou bien encore mettent des obstacles secrets à l'accomplissement de ses desseins les plus louables. Or, pour résister à ces attaques diverses et autres semblables, le supérieur a besoin de se munir du triple bouclier de la patience.

Et d'abord , il doit s'appliquer à répondre avec modestie , réflexion et bonté à chaque chose , et réprimer l'ardeur de son zèle, afin de ne laisser percer aucune impatience dans le ton de sa voix, dans son air, dans ses mouvements. Car c'est par la patience qu'il réussira surtout et qu'il finira par soumettre à son autorité ceux qu'un zèle trop impétueux n'eût fait qu'irriter. C'est ainsi qu'en répondant avec douceur

 

1 Philip., 1.

 

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aux hommes d'Ephraïm qui s'emportaient contre lui , Gédéon apaisa la fureur dont ils étaient remplis (1). Et le Sage a dit : « Une réponse douce dissipe la colère, et une parole dure provoque la fureur (2). » C'est avec peine, en effet, qu'une tempête se calme par une tempête, et qu'un vice se guérit par un autre vice. L'impatience d'un supérieur n'est propre qu'à empêcher le bien qu'il eût été en son pouvoir de maintenir et d'accroître. Il devient par là un sujet de scandale pour les autres, suivant cette parole du Sage : « Celui qui est impatient signale sa folie (3) » en la rendant manifeste à tout le monde. Il se rend méprisable à ses inférieurs et à tous ceux qui le connaissent, car celui qui est vain et qui n'a point de sens, tombera dans le mépris (4). Il devient odieux et se fait abhorrer, car le grand parleur sera terrible pour sa ville, et l'homme précipité dans ses discours sera haïe. Il provoque les autres à l'impatience, car l'homme violent engendre les querelles et l'homme patient éteint celles qui étaient allumées (6). Ceux qui dépendent de lui n'osent plus lui déclarer leurs besoins, et ils lui disent : « Si nous entreprenions de vous parler, vous ne le supporteriez peut-être qu'avec peine (7). » La maison se remplit de murmure et de division, car celui qui met le trouble dans la maison ne possédera que du vent (8), c'est-à-dire des conspirations. Il éloigne de lui ceux dont l'esprit est faible et délicat, et il les rend pusillanimes. En effet, qui

 

1 Jud., 8. — 2 Prov., 15. — 3 Prov., 14. — 4 Prov. , 12. — 5 Eccl., 9. — 6  Prov., 15. — 7 Job., 4. — 8 Prov., 11.

 

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pourra, dit Salomon, soutenir un esprit facile à s'irriter (1)? Enfin , personne ne prend la liberté de l'avertir de ce qu'il aurait à réformer : c'est un enfant de Bélial, ainsi qu'il est dit au livre des Rois, et personne ne peul lui parler (2). »

En second lieu, le supérieur doit s'efforcer d'être pacifique, ne point se venger des injures, ne conserver dans son coeur aucune haine contre ceux qui en sont les auteurs, ne pas avoir d'eux un soin moindre que des autres, ne point chercher à les éloigner de sa personne, et même les garder plus volontiers près de lui, afin de les édifier et d'édifier les autres en opposant les bienfaits à l'ingratitude, el afin aussi d'avoir en eux un moyeu d'exercer la vertu à l'exemple du Pasteur suprême, qui a dit : « C'est alors que vous serez les enfants du Très-Haut, parce qu'il est bon lui-même vis-à-vis des ingrats et des méchants (3). » En effet, puisque c'est proprement l'office du pasteur d'instruire les autres, s'il éloigne ceux qui sont, imparfaits, à qui s'adresseront ses enseignements? Si le médecin fuit les malades, sur qui exercera-t-il son art? Si le guerrier évite la rencontre de l'ennemi, comment obtiendra-t-il les honneurs du triomphe? Si le marchand dédaigne les marchandises qui lui offrent de gros bénéfices, comment parviendra-t-il à s'enrichir? Si donc nous voyons que tant d'évêques et de prélats se sont sanctifiés, c'est qu'ils ont pris occasion de la charge qui leur était confiée pour s'élever aux plus hauts sommets de la perfection

 

1 Prov., 18. — 2 I Reg., 25. — 3 Luc., 6.

 

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soit en faisant le bien, soit en supportant l’adversité. soit en s'efforçant d'édifier les autres; car l'Apôtre avait dit : « Celui qui désire l'épiscopat, désire une charge vraiment excellente (1). »

En troisième lieu le supérieur doit joindre à la patience une volonté ferme et un zèle inébranlable dans l'accomplissement de tout ce que la sollicitude de sa charge exige de lui , pour ne pas succomber à l'ennui du travail , au dégoût qui naît du peu d'avancement et des importunités de ceux qui lui sont soumis, et aux autres difficultés; car c'est ainsi que l'on parvient à acquérir de grands mérites, selon cette parole d'un prophète: « Prenez donc courage ; que vos mains ne s'affaiblissent point, et votre peine sera récompensée (2). » Ces mains d'un supérieur sont l'ardeur à travailler et la patience à souffrir ce qui est pénible.. Si ces vertus ne s'affaiblissent point pal l'oisiveté ou par l'impatience, une large récompense sera son partage dans l'éternité. Ces peines et ces contrariétés aident en effet le directeur des antes à se purifier de la poussière du péché, dont l'infirmité humaine ne saurait jamais se garantir; car nous offensons Dieu en bien des choses, et dans une multitude d'affaires se rencontrent souvent bien des négligences que les supérieurs ont besoin d'expier ici-bas, s'ils ne veulent point avoir à le faire bien plus rigoureusement plus tard, selon cette parole du Seigneur: « S'il commet quelque chose d’injuste, je le châtierai avec la verge dont on châtie les hommes ,

 

1 Tim., 7. — 2 II Par., 15.

 

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et je le punirai des plaies dont on punit les enfants des hommes (1). »

De plus, de semblables tribulations, en pesant sur celui qui commande , le tiennent en garde contre les flots de l'orgueil qui jettent ceux qui ont la puissance en des périls bien plus considérables que les autres. En effet, la sublimité de la charge, la possession de la liberté, la joie qui naît du bien accompli, tout cela élèverait facilement son esprit, si le joug de l'adversité ne venait faire baisser la tète à sa présomption et le défendre ainsi de l'abîme de l'orgueil ! Voilà pourquoi nous lisons dans Job : « Dieu instruit l'homme de ce qu'il doit savoir pour le détourner du mal qu'il fait et pour le délivrer de l'orgueil; pour soustraire son cime à la corruption et pour sauver sa vie de l'épée. Il le châtie aussi par la douleur qu'il lui fait souffrir dans son lit, et lorsqu'il fait sécher tous ses os (2). » L'humiliation qui naît de l'adversité est donc la gardienne du salut et des progrès spirituels de celui qui gouverne bien , tandis qu'une prospérité persévérante l'aurait bientôt exposé au souffle de la présomption. David, cet homme selon le cœur de Dieu, est toujours humble et pieux au milieu des tribulations; et lorsque tout lui réussit, il tombe dans une faute grave. Aussi s'est-il écrié : « Il m'est avantageux que vous m'ayez humilié, afin que j'apprenne vos ordonnances pleines de justice (3). »

Au reste, comme nous l'avons dit plus haut , ce n'est pas seulement en raison du bien qu'il opère en

 

1 II Reg., 7. — 2 Job., 33. — 3 Ps. 118.

 

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lui-même ou dans les autres que le supérieur voit s'accroître son mérite, qu'il obtient des droits à la gloire; mais toutes les peines qu'il endure contribuent également à donner plus d'éclat à sa couronne, de même que l'or devient d'autant plus beau, d'autant plus précieux qu'il subit davantage l'action du feu, selon qu'il est écrit : « Dieu a éprouvé les justes comme on éprouve l'or dans la fournaise (1). » Il arrive souvent que l'on fait des progrès réels sans s'en apercevoir, et que c'est lorsqu'on se sent défaillir de plus en plus, que les forces de l'âme augmentent : « Il en est du royaume de Dieu, dit le Seigneur, comme d'un homme qui confie le grain à la terre : qu'il dorme ou se lève, la nuit comme le jour, la semence germe et croît sans qu'il s'en aperçoive (2). » Au reste, il n'est point étonnant que tous les efforts d'un supérieur ne profitent pas à tous ceux qui en sont l'objet, puisque l'action de Dieu ne profite pas elle-même à tous ceux qu'il voudrait sauver , et qu'il y en a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus (3) . Tout ce qu'on sème ne prend pas racine, et ceux qui cherchent des trésors remuent sans se plaindre une grande quantité de terre pour trouver un peu d'or ou d'argent. Ainsi l'avancement spirituel de celui qui commande bien se doit mesurer par la grandeur du mal qu'il commettrait s'il agissait autrement , de même qu'il faut juger du prix de la lumière par la privation que nous cause son absence.

Enfin, ce qui doit encore encourager le supérieur à soutenir le travail , c'est qu'il ne mérite pas moins

 

1 Sap., 5. — 2 Marc., 4. — 3 Mat., 22.

 

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par ceux qui ne font point de progrès on n'en font que de médiocres, que par ceux qui marchent à grands pas ; car l'Apôtre n'a point dit : « Chacun recevra sa récompense selon le succès, mais selon son travail (1). » C'est à Dieu qu'il appartient de donner l'accroissement. Pour le docteur, le travail est plus grand avec un disciple indocile qu'avec un esprit soumis, et ainsi la récompense doit être plus grande auprès du juste estimateur de la peine. Il y a plus de fatigue à prendre dans un terrain stérile et rocailleux ; mais si le grain est en moindre quantité , la qualité en est meilleure ; et ce que l'on acquiert avec plus de difficulté, se vend bien souvent à un prix plus élevé.

 

CHAPITRE VI. Que la quatrième aile des supérieurs est la vie exemplaire.

 

La quatrième aile du prélat est une vie exemplaire. En effet , il doit être pour les autres un modèle de bonne vie, et démontrer par ses actions comme par autant d'images ce qu'il enseigne par ses paroles. C'est ainsi que celui qui professe la géométrie en trace les figures sur un tableau, afin que l'on comprenne mieux ce qu'il a expliqué de vive voix. Nous lisons dans les Actes des Apôtres : « Que Jésus commença à faire et à enseigner ensuite (2). Ailleurs il est

 

1 Cor., 3. — 2 Act.

 

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dit: « Je vous ai donné l'exemple, afin que vous fassiez à l'égard des autres comme , j'ai fait moi-même à votre égard (1). » Et Gédéon dit à ses soldats: « Vous ferez ce que vous me verrez faire (2). »

Mais, quoique ce soit par l'exemple de toutes les vertus, et non par la pratique seule de ce que nous avons exposé jusqu'à ce moulent, que le supérieur doive marcher en avant de ceux qui lui sont confiés, il y a pourtant trois points qui réclament de sa part une attention plus spéciale; ce sont : la conformité aux observances communes, l'humilité accompagnée de mansuétude, et un maintien plein de gravité. C'est pour cela que l'Apôtre écrivait : « Montrez-vous vous-même un modèle de bonnes oeuvres en toutes choses, dans votre doctrine, dans l'intégrité de votre vie et dans la gravité de vos moeurs (5).»

Il doit observer la vie commune dans la nourriture, le vêtement et le travail , ayant soin de ne pas s'adonner aux repas somptueux et de rejeter les vins recherchés, alors que les autres n'usent que d'une nourriture sobre et modérée; de ne point avoir un habit différent, puisque la profession est la même, et de ne point se soustraire au travail commun, alors qu'il commande à ses inférieurs de s'y exercer. Le pasteur qui se sépare de son troupeau , le laisse exposé aux embûches des loups. Il faut donc que le supérieur soit en bonne sauté avec ceux qui se portent bien, et infirme avec les infirmes; il faut que, commue un autre Paul, il puisse s'écrier : « Je me

 

1 Joan,. 15. — 2 Jud., 7. — 3 Tit., 2.

 

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suis rendu faible avec ceux qui sont faibles, afin de gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous afin de les sauver tous (1); ou autrement : « je me suis fait le modèle de tous. En effet , si celui qui se porte bien agit comme un homme faible, son exemple fait des hommes charnels de ceux qu'il dirige. Si, au contraire, étant infirme il dédaigne les soins qui conviennent aux infirmes, il rend les autres timides en montrant par là qu'il veut que les autres fassent de même, ou du moins qu'il ne désire point qu'on les traite avec plus d'égards qu'il ne se traite lui-même. Le soldat agit avec un courage plus grand lorsqu'il voit son général partager les dangers et les peines du combat. C'est pour cela que nous lisons aux Actes des Apôtres à l'occasion de l'élection proposée par saint Pierre : « Il nous faut choisir parmi ceux qui ont été en notre compagnie pendant tout le temps que le Seigneur Jésus a vécu parmi nous, à commencer depuis le baptême de Jean jusqu'au jour où nous l'avons vu monter au ciel (2). » Ce qui veut dire: « depuis le moment où après son baptême le Seigneur commença à avoir des disciples, jusqu'au jour où il monta vers son Père, il nous instruisit en tout temps par son exemple, soit lorsque se séparant du reste du monde il vivait familièrement avec ses disciples, soit lorsque se mêlant à la foule il s'entretenait avec elle, selon qu'il était nécessaire.

Le supérieur doit être humble dans toute sa personne; ne point laisser voir par ses actes qu'il a de

 

1 I Cor., 9. — 2 Act., 1.

 

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hauts sentiments de lui-même; ne point affecter la domination, mais craindre, au contraire ; n'avoir cette charge qu'en dehors de sa volonté, et désirer d'être confondu dans le rang de ceux qui obéissent ; réputer meilleur que lui ceux qui lui sont soumis, et se regarder plutôt comme leur serviteur que comme leur maître et leur seigneur. « Que celui qui est le plus grand parmi vous devienne comme le plus petit, dit Jésus-Christ, et que celui qui gouverne soit comme celui qui sert… Pour moi, je suis parmi vous comme celui qui sert (1). » C'est pourquoi il est dit dans l'Ecclésiastique: « Vous a-t-on établi pour gouverner les autres? ne vous en élevez point; soyez parmi eux comme nu d'entre eux (2). »

Il faut aussi que son humilité soit pleine d'affabilité, afin que ses inférieurs puissent avoir auprès de lui un accès facile et qu'ils lui exposent , avec confiance et liberté, tous leurs besoins. Il faut qu'il les écoule avec patience, leur réponde avec bénignité, les redresse avec zèle, les excite avec joie, et, en un mot , qu'il s'applique à se faire plus aimer que craindre ; car on obéit plus volontiers à celui que l'on abuse qu'à celui qu'on redoute. L'obéissance qui naît de l’amour est proprement une obéissance volontaire , tandis que celle qui a la crainte pour principe semble plus forcée. Or, plus il y a de volonté plus l'obéissance, plus le mérite en est élevé. Celui-là donc qui a reçu la charge du gouvernement, doit considérer comme un devoir de sa position de conduire à

 

1 Luc., 22. — 2 Eccl., 52.

 

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la vie éternelle ses inférieurs , et de les porter fidèlement à amasser les mérites les plus considérables dans la pratique des vertus.

Il faut également que son humilité paraisse dans l'usage des choses temporelles, qu'il n'ait rien et n'aime rien qui sente le luxe , mais qu'au contraire tout ce qui est à son service prêche la pauvreté volontaire et rende témoignage de son humilité. Ainsi doit-il en être pour ses vêtements, ses livres, sa cellule, son lit, ses instruments de ménage, sa table, son manteau, etc. Que l'on n'y découvre rien qui soit un indice de vanité ou de curiosité, et qu'il ne souffre rien de pareil chez les autres. On aime naturellement en eux ce que l'on aime en soi. Si nous avons des goûts recherchés, nous trouvons du plaisir en tout ce qui est recherché; si l'humilité fait nos délices, nous la contemplons avec bonheur en nos frères. Mais ce n'est point la marque d'un coeur humble que de courir après ce qui est rare, de s'attacher à ce qui est d'un grand prix, de soupirer après ce qui est élevé. Aussi il est écrit : « Il voit tout ce qu'il y a de grand et de sublime, et c'est lui qui est le roi de tous les enfants d'orgueil (1). »

La gravité du maintien demande trois choses dans le supérieur. D'abord , qu'il ne soit point léger dans sa personne , c'est-à-dire qu'il n'ait point un langage profane ou bouffon; car, bien que de pareilles choses puissent être considérées en elles-mêmes comme amusantes, elles diminuent pourtant le respect et

 

1 Job.

 

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ôtent la crainte. C'est pour cela que saint Grégoire dit : « On ne reçoit pas facilement les exhortations de celui que l'on voit léger dans sa personne (1). » Un supérieur , il est vrai, doit s'appliquer surtout à se faire aimer; mais cependant il convient qu'il soit craint des insoumis. D'ailleurs l'amour est en quelque sorte plus suave lorsqu'il est mêlé de respect. C'est ce que nous voyons en l'amour du Créateur suprême, dont nous chérissons d'autant plus délicieusement la tendre charité que nous voyons en lui une majesté plus sublime, selon cette parole du Prophète : « Le Seigneur est plein de douceur et de droiture, et c'est pour cela qu'il donnera à ceux qui pèchent la loi qu'ils doivent suivre pour rentrer dans la voie (2). »

En second lieu, la gravité demande qu'il ne soit point léger dans ses affections, c'est-à-dire qu'il ne se fasse point remarquer par des amitiés particulières, tant envers les personnes du sexe qu'envers ceux dont, la vertu est médiocre. Bien que dans son coeur on doive préférer les plus parfaits à ceux qui le sont moins, et embrasser dans son amour les parfaits et les imparfaits à cause de l'espérance que nous avons de leur salut en Jésus-Christ, extérieurement cependant il faut que le supérieur se conduise vis-à-vis de tous de façon à ne laisser croire à aucun qu'il est méprisé et qu'on lui préfère les autres. Que chacun au contraire soit persuadé que son supérieur est pour lui plein d'amour, et qu'il peut mettre en lui sa confiance comme en un ami sincère. De la sorte nul ne

 

1 In Ezech. — 2 Ps. 24.

 

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nourrira contre les autres de l'indignation ou de l'envie, comme il arriva aux frères de Joseph, qui conçurent de la haine contre lui parce que son père lui témoignait plus d'amour qu'au reste de ses enfants.

Il faut en troisième lieu qu'il ne soit point léger dans ses desseins, ni inconstant dans ses résolutions, de sorte que ce qui lui plaît maintenant lui déplaise bientôt , que ce qu'il veut tout à l'heure il ne le veuille plus un instant après, et cela sans aucun motif raisonnable. Qui se confiera au jugement et se soumettra aveuglément à la volonté d'un homme en qui il ne reconnaît de stabilité pour rien? Les inférieurs ne peuvent alors respecter la prudence de celui qui les gouverne; ils ne savent comment ils doivent obéir à ses ordres, et le désordre qui naît de cette double disposition ne saurait être médiocre. C'est pourquoi l'Apôtre a dit (1) : « Examinez tout soigneusement; retenez ce qui est bon, » et faites tout ce que vous faites , sans hésiter et sans changer d'avis. Cependant lorsqu'une raison grave, une juste nécessité ou une pieuse utilité exige que l'on fasse le contraire de ce que l'on s'était proposé d'abord, le changement n'est pas alors un indice de légèreté, mais de sagesse ; car si c'est une folie de changer de mieux en pis, c'en est une non moins grande que de s'attacher obstinément à une première idée sans vouloir en démordre pour un bien plus considérable et évident. « Si nous ordonnons des choses différentes

 

1 Thess., 5.

 

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de celles que nous avions ordonnées auparavant, est-il dit au livre d'Esther, vous ne devez pas croire que cela vienne de la légèreté de notre esprit, mais plutôt que c'est la vue du bien public qui nous oblige de former nos ordonnances selon la diversité des temps et la nécessité de nos affaires (1). » L'Apôtre ayant promis aux Corinthiens d'aller chez eux, s'excuse de ne l'avoir pu faire, et il les assure qu'en changeant ainsi de sentiment il n'a point agi par légèreté, mais pour leur utilité. « Ayant pour lors ce dessein, dit-il, est-ce par inconstance que je ne l'ai point exécuté? Ou, quand je prends une résolution, cette résolution n'est-elle qu'humaine ? Et trouve-t-on en moi ainsi le oui et le non (2)? L'Ecclésiastique parlant de la manière d'agir de ceux qui commandent , s'exprime ainsi : « Tel qu'est le juge du peuple, tels sont les ministres ; et tel qu'est le prince de la ville, tels sont aussi ses habitants (3). »

Les bons maîtres ont coutume pour l'ordinaire de faire de bons disciples. Aussi beaucoup dans les communautés et dans les églises seraient meilleurs si ceux qui les conduisent leur donnaient des exemples d'une vie plus sainte. Dieu fera rendre un compte rigoureux à ceux qui sont coupables eu ce point, car il a dit : « Je viens moi-même à ces pasteurs, j'irai chercher mon troupeau, et je le reprendrai d'entre leurs mains (4). » L'enseignement de la prédication, quand il n'est pas accompagné de l'exemple des bonnes oeuvres, est comme un ciment sans chaux qui se dessèche et

 

1 Esth., 16. — 2 II Cor., 1. — 3 Eccl., 10. — 4 Ezech., 54.

 

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devient inutile. « Ils ont enduit la muraille sans rien mêler de ce qui l'aurait affermie. Dites-leur qu'elle tombera (1). » On transcrit des volumes corrects quand les exemplaires sont corrects, et d'un texte corrompu on ne tire qu'une copie qui lui ressemble. L'enseignement des oeuvres s'enracine plus profondément que celui des paroles; car lorsque la vie d'un homme inspire le mépris, il s'ensuit naturellement que ses exhortations produisent le même effet. Le supérieur doit par-dessus tout s'appliquer à rendre ceux qui lui sont confiés semblables à Jésus-Christ, c'est-à-dire imprimer en eux un genre de vie conforme à la doctrine de Jésus-Christ, de telle sorte qu'ils n'arrêtent pas seulement sur lui les yeux de leur esprit, mais qu'ils l'imitent dans toute leur conduite. C'est pour cela que l'Apôtre écrivait aux Ephésiens : « Soyez les imitateurs de Dieu comme des enfants bien-aimés (2) . » Et aux Galates : « Mes petits enfants , pour qui je sens de nouveau les douleurs de l'enfantement jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous (3). » Mais comme l'enseignement des paroles n'est point assez puissant pour les instruire dans la doctrine du Sauveur, il faut que les supérieurs leur en offrent en leur propre personne une image visible, afin qu'ainsi elle s'imprime plus profondément en leurs coeurs ; il faut qu'ils puissent s'écrier avec l'Apôtre : « Soyez mes imitateurs comme je le suis de Jésus-Christ (4). » Ou autrement : « Si vous désirez avoir une image de Jésus-Christ afin de

 

1 Ezech., 13. — 2 Ephes., 5. — 3 Gal., 4. — 4 I Cor., 11.

 

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marcher sur ses traces, considérez-la en toute ma personne. » Il faut qu'ils puissent dire encore avec le même Apôtre : « Je vis, ou plutôt ce n'est plus moi qui vis, mais Jésus-Christ qui vit en moi (1). » En effet, le vicaire du Sauveur doit le représenter en faisant accomplir son bon plaisir , en exerçant son autorité, en offrant une image de sa personne; ou autrement : il doit porter ses inférieurs à embrasser tous les désirs de son Dieu , user de son pouvoir pour mettre à exécution ce qui leur est profitable, et se montrer à leurs yeux en tous ses actes , en toute sa vie comme un modèle sur lequel ils puissent se régler, car le même Apôtre a dit encore : « Nous ne nous prêchons pas nous-mêmes, mais nous prêchons Jésus-Christ; pour nous, nous ne sommes que vos serviteurs par Jésus (2). » Or, celui-là se prêche soi-même et non Jésus-Christ, qui cherche sa propre gloire dans ses discours, et qui, par ses exemples pervers, invite ses sujets à l'imiter plutôt que le Sauveur. Aussi l'Apôtre a-t-il dit de ces sortes de personnes : « Ils ont du zèle pour vous, mais non un zèle qui est bon; ils veulent vous séparer du Seigneur, afin que vous n'ayez aussi, vous, d'affection que pour eux (3). » Ou autrement : Le zèle de ceux qui vous dirigent est un zèle pervers, puisque par leurs mauvais exemples ils vous éloignent de l'imitation de Jésus-Christ, afin que vous appreniez à connaître leurs actes et que vous vous conformiez à leurs exemples. »

 

1 Gal., 2. — 2 II Cor., 4. —  3 Galat., 4.

 

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CHAPITRE VII. Que la cinquième aile des supérieurs est un discernement plein de circonspection.

 

La cinquième aile du séraphin de l'Eglise, est un discernement plein de circonspection et une considération attentive et sérieuse des choses qu'il doit exécuter. Salomon nous a montré combien ce discernement est nécessaire au directeur des ânes, lorsque Dieu lui ayant donné le choix de ce qu'il désirerait, il laissa tout le reste pour demander la sagesse , sans laquelle il assure qu'un peuple ne saurait être bien gouverné. « Seigneur, dit-il , vous donnerez donc à votre serviteur un coeur docile, afin qu'il puisse juger votre peuple et discerner entre le bien et le mal (1). » Et ailleurs il s'écrie : « C'est à vous, ô rois, que j'adresse ce discours, afin que vous appreniez la sagesse, et que vous ne tombiez en aucune faute (2). » Le Psalmiste dit également : « Et maintenant, ô rois,

ouvrez votre coeur à l'intelligence; instruisez-vous, vous qui jugez la terre (3). » En effet, le supérieur est le guide du troupeau qui lui est confié : « s'il vient à s'égarer, le troupeau sera saris direction, il se dispersera, il périra. De même que l'oeil est la lumière de tout le corps, de même le pasteur est la lumière du troupeau remis à ses soins, suivant cette parole du

 

1 III Reg., 3. — 2 Sap., 6. — 3 Ps. 2.

 

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Sauveur : « Vous êtes la lumière du monde (1). » Et selon que l'oeil est brillant ou dans les ténèbres, le corps est dirigé par des sentiers droits ou par des chemins sans issue.

Or, il faut au supérieur un double discernement : il doit savoir ce qu'il a à faire et comment il doit le faire; car le bien n'est pas bien simplement, mais s'il s'accomplit comme il convient. « Otez le discernement, dit saint Bernard, et la vertu se changera en vice. » Sans lui le zèle n'est plus qu'emportement : « Ils ont, dit l'Apôtre , le zèle de Dieu, mais non selon la science (3). » Sans lui la compassion se change en faiblesse sous prétexte de douceur : « Celui qui ménage la verge, est-il dit aux Proverbes, a de la haine pour son fils (4). » Ou autrement : « celui qui, sous prétexte de douceur , ne corrige point celui qui pèche, conduit l'âme de ce pécheur à la mort. La patience sans discernement affaiblit la vigueur du commandement, lorsque, par une prétendue humilité, elle ne réprime point les rebelles. Ainsi lisons-nous que Roboam était un homme sans expérience et sans coeur, incapable de résister aux ennemis du Seigneur et de son peuple. Sans discernement enfin tout bon exemple perd son efficacité sur les autres, de même qu'une nourriture excellente est sans saveur si le sel ne vient l'assaisonner. Voilà pourquoi il est dit au Lévitique : « Vous joindrez le sel à toutes vos offrandes (5), » et par l'Apôtre : « Que votre obéissance

 

1 Mat., 5. — 2 In Cant., 49. — 3 Rom., 10. — 4 Prov., 13. — 5 Lev., 2.

 

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soit raisonnable (1). Si vous offrez bien et que vous ne partagiez pas bien, vous vous rendez coupable (2). » C'est-à-dire qu'il ne suffit pas de bien faire , si l'on ne remarque avec soin comment il faut agir; quand, où et pourquoi il faut agir.

Or, bien qu'il y ait un grand nombre de choses qui demandent de la circonspection dans le directeur des âmes , et que nous ne puissions les exposer, même brièvement, cependant nous nous arrêterons à quatre points principaux, qui exigent de sa part une attention et une vigilance à part. Aussi est-il dit dans l'Exode : que le grand-prêtre entrant dans le Saint des saints , doit entre autres ornements porter toujours sur sa poitrine le rational du jugement; que sur ce rational il doit y avoir quatre rangs de pierres précieuses, disposées de façon que chaque rang contienne trois de ces pierres enchâssées dans l'or. Le pontife qui entre dans le Saint des saints pour servir le Seigneur, c'est le prélat qui reçoit la charge des âmes, afin d'offrir à Dieu, pour leur salut , l'hommage le plus agréable; car il n'y a point de sacrifice qui soit plus cher au Seigneur que le zèle des âmes. Celui qui est consacré doit donc, tout en brillant de l'éclat des autres vertus, repasser en tout temps en son coeur, au jugement de sa raison, les quatre points suivants, qui ont rapport à son emploi. D'abord, comment il doit diriger, dans l'état qui leur est propre , ses subordonnés afin que ceux qui sont bons persévèrent dans le bien. En second lieu, comment il doit redresser

 

1 Rom., 19. — 2 Gen., 4. Juat. LXX.

 

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et corriger ceux qui sont tombés et ceux qui s'écartent de la droite voie. En troisième lieu, comment il doit mener les affaires extérieures qui réclament ses soins, afin qu'elles soient maintenues dans un ordre convenable. En quatrième lieu, comment il doit se garder lui-même et se conduire au milieu de tout cela. Les trois pierres qui forment chacun des rangs du national représentent trois points se rapportant à chacun de ces quatre devoirs.

Il est donc nécessaire, pour observer une mesure raisonnable envers tous, que le supérieur connaisse parfaitement les actions , la conscience, les forces de tous ses inférieurs, afin d'imposer ensuite à chacun , selon qu'il convient, le fardeau de l'observance régulière. Tous ne peuvent pas accomplir toutes choses de la même manière : l'un a reçu de Dieu un don qui lui est propre, un autre en a reçu un différent , et ainsi des autres. Voilà pourquoi nous lisons au livre des Nombres : « Aaron et ses fils entreront dans le tabernacle de l'alliance; ils y disposeront ce que chacun doit faire, et ils y partageront la charge que chacun doit porter (1). » Aaron et ses fils, ce sont les prélats supérieurs et ceux d'un ordre moindre qui doivent entrer , c'est-à-dire connaître l'intérieur de tous, et imposer, selon qu'il convient, à chacun le fardeau de la vie religieuse ; et cela pour une triple observance figurée par ces trois pierres précieuses formant le premier des rangs placés sur le rational.

Or, la première observance renferme les choses de

 

1 Num., 4.

 

588

 

nécessité pour le salut dans le genre de vie embrassée par chacun , choses tellement inhérentes à l'ordre et à la règle que leur transgression volontaire entraîne une faute mortelle : telles sont l'obéissance de précepte, la pauvreté volontaire, la chasteté et autres points imposés rigoureusement , et dont le supérieur n'a pas le droit de dispenser attendu qu'il est lui-même lié par leur obligation. Il est donc nécessaire qu'il s'applique à connaître soigneusement ces points divers, puisqu'il est tenu de les observer, de les faire religieusement observer à tous, de contraindre à leur accomplissement ceux qui voudraient s'y soustraire, et de ne jamais permettre, pour quelque motif que ce puisse être, autant qu'il dépend de lui, qu'on fasse le contraire, alors même que la tribulation et des pertes considérables devraient s'ensuivre pour lui et pour ses frères. « Qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ ? dit l'Apôtre. Sera-ce l'affliction ou les déplaisirs, ou la haine, ou la nudité, ou les périls, ou la persécution, ou le fer (1)? Comme s'il voulait dire : non rien de semblable ne pourra nous en séparer. Et cela s'adresse à ces hommes qui répètent sans cesse : si je ne fais telle ou telle acquisition, mes religieux en souffriront ; je n'aurai point de quoi fournir à leurs besoins. Un tel langage est contre la règle ; il est un scandale et une flétrissure pour l'ordre où on le tient. Il vaut mieux qu'il n'y ait point de religieux là où ils ne peuvent ou ne veulent vivre en religieux, que d'en voir y trouver un principe de

 

1 Rom., 8.

 

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ruine et être pour les autres un sujet de scandale. Le Seigneur a dit : « Si quelqu'un scandalise un de ces petits qui croient en moi, il vaut mieux pour lui qu'on lui attache au cou une meule de moulin et qu'on le jette au fond de la mer (1). » Que sera-ce de celui qui aura scandalisé non plus un seul , mais un grand nombre; non plus un de ces petits, mais beaucoup de grands? Ce soin est donc la première des pierres précieuses qui doit briller sur la poitrine du prélat; c'est là qu'il lui faut avant tout tourner ses pensées.

La seconde observance regarde la pratique d'une perfection plus élevée , comme d'une patience singulière, d'une humilité admirable , d'une charité étonnante, d'une sobriété sévère, d'une pauvreté entière, d'une dévotion sublime, et ainsi des autres vertus auxquelles le supérieur doit porter et entraîner , par ses exhortations, ses avis et ses exemples, beaucoup plus que par la force, ceux dont il a la charge. En effet, si l'on excepte ce qui est contenu dans le voeu , comme la continence , les conseils de perfection sont l'objet de la persuasion et non d'un commandement formel. Cependant le but principal qu'on s'est proposé en établissant la vie monastique, a été d'en faire une école de lutte où l'on s'exerçât à la perfection. La lutte , dit-on , était un jeu où les combattants entraient nus, après avoir oint d'huile tout leur corps , afin que leurs adversaires ne pussent les étreindre ni les renverser contre terre. Voilà pourquoi l'apôtre saint Paul compare à ce genre de combat

 

1 Mat., 18.

 

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celui qu'il faut soutenir dans la vie religieuse. « Celui, dit-il, qui combat dans l'arène, garde en toutes choses une tempérance exacte (1). » Que le supérieur porte donc sur sa poitrine cette seconde perle qui consiste à instruire et à exciter ses disciples non-seulement à marcher dans la voie qui les conduira au salut , mais encore à tendre à cette perfection qui leur assurera une gloire éclatante dans le ciel.

La troisième observance embrasse les choses qui ne touchent point nécessairement au salut, ni à la sublimité de la perfection , mais qui cependant ont été établies très-sagement par les saints pour acquérir et conserver l'un et l'autre , pour aider dans l'exercice des bonnes oeuvres, pour la beauté de la religion elle-même, et pour l'édification de tous ceux qui nous voient : tels sont les jeûnes, le silence, la solennité des saints offices , et les autres pratiques extérieures dont on accompagne les exercices corporels. Ces choses, selon l'Apôtre, sont aussi utiles que les instruments le sont pour les ouvrages d'art, que les hommes experts pourraient sans doute exécuter autrement, puisque les arts ont dû nécessairement précéder tel ou tel instrument. Ainsi un supérieur discret, lorsque la nécessité ou un plus grand bien l'exige, dispensera avec raison de telles pratiques , selon le temps et le lieu , et cela sans difficulté ; mais quand il ne voit pas un plus grand profit ou nécessité dans la dispense, il tiendra scrupuleusement la main à leur accomplissement. Cependant il faut alors un discernement

 

1 I Cor., 9.

 

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bien profond pour savoir tenir le milieu entre la rigueur et le relâchement. Si le supérieur pousse trop loin la sévérité , il perdra dans l'affection que lui portaient les frères, et il les trouvera moins empressés pour des choses plus utiles et plus nécessaires que celles-ci. D'un autre côté, s'il est plus relâché qu'il ne faut en ce point, il verra s'ensuivre un désordre plus grand encore; car celui qui méprise les petites choses, dit le Sage, tombera peu à peu (1).

Pour ce qui concerne la correction de ceux qui sont tombés, le supérieur a besoin également d'un grand discernement. C'est là le second rang du rational, lequel contient aussi trois pierres précieuses; car il faut une triple vertu pour remplir ce devoir, vu qu'il y a trois sortes de coupables. Les uns après avoir péché, soit que l'Esprit-Saint les excite intérieurement, soit que l'homme les avertisse extérieurement, ont recours sans tarder au remède de la pénitence. Pour eux le médecin spirituel doit user du baume de la clémence, et garder un tempérament tel dans les moyens de satisfaction que la réparation due à Dieu pour les offenses et au prochain pour le scandale reçu, s'accomplisse dans une juste proportion, de telle sorte que les autres conçoivent une crainte plus grande du péché, et que les coupables n'aient aucun regret de s'être soumis humblement à la pénitence, en voyant combien légère est la peine qu'on leur impose. « Si quelqu'un d'entre vous, dit l'apôtre saint Paul, est tombé par surprise en quelque péché, vous autres qui

 

1 Eccl., 19.

 

591

 

êtes spirituels, ayez soin de le relever dans un esprit de douceur, chacun de mous faisant réflexion sur soi-même et craignant d'être tenté aussi bien que lui (1). » C'est-à-dire : imposez à un tel coupable une satisfaction qui lui fasse connaître la gravité de sa faute, et cependant usez d'autant de clémence que vous voudriez voir les autres en user à votre égard , si vous tombiez en semblable péché. Un pareil discernement est une des pierres précieuses du second rang du rational.

D'autres, lorsqu'ils pèchent, cherchent à couvrir leur faute , à la pallier, à la défendre , et le poison demeure caché au fond de leur coeur. Le supérieur voit bien , par certains indices, qu'il y a là réunion de matières corrompues; cependant le mal ne se trahit pas tellement à l'extérieur , soit par des preuves évidentes, soit par un aveu volontaire, qu'il puisse le retrancher avec succès en y portant le fer d'une correction véritable. S'il veut corriger, il n'y trouve aucun profit, et il contribue plutôt à faire connaître le vice qu'à redresser le coupable. S'il se sent ému et garde le silence , il se consume de douleur et est livré aux angoisses, tant pour l'âme de son frère que pour soi-même, de ce qu'il ne reprend point celui qui pèche. Lors donc qu'on ne peut rien faire à propos , il faut se contenir , prendre patience, s'efforcer d'obtenir par la prière ce qu'on ne saurait espérer des avertissements, et conjurer Dieu de vouloir bien ramener celui qui s'éloigne du droit chemin , ou

 

1 Gal., 6.

 

595

 

découvrir le mal caché dans l'ombre, afin qu'on puisse y porter remède. C'est ainsi que le Seigneur souffrit longtemps en silence le traître Judas, sans jamais le reprendre ouvertement, jusqu'au jour où son iniquité prit un tel accroissement qu'elle était sur le point de se trahir elle-même. Tant qu'elle demeura cachée, bien qu'elle fût une blessure à mort pour celui qui la nourrissait, elle ne fit aucun tort aux autres, et c'est pour cela qu'elle put être tolérée sans danger. « Laissez croître l'un et l'autre jusqu'au temps de la moisson, » c'est-à-dire le bon grain et le mauvais, dit le Seigneur (1). « Que celui qui est dans la boue s'y enfonce encore davantage, dit également l'Apocalypse (2). Cependant il faut, autant qu'on le peut, retirer avec précaution des occasions du péché ceux qui en sont là , et les avertir d'une manière générale, afin de les amener à la pénitence; car il est écrit : « Malheur à cet homme par qui le Fils de l'homme sera trahi (3) ! » Mais comme Judas ne put arriver à un crime si détestable sans être tombé depuis longtemps dans des fautes de jour en jour plus graves, il est clair que le Seigneur le supporta sans rien dire durant un temps considérable en cet état de perversité. « Je suis un homme qui garde le silence, dit-il , et je suis semblable à celui qui ne voit pas (4). » Le besoin de dissimuler de la sorte demande donc de la part du supérieur un discernement bien rare pour ne point excéder ni à droite ni à gauche dans ce qu'il doit faire alors. Et c'est la seconde des pierres

 

1 Mat., 15. — 2 Apoc., c. ult. — 3 Mat., 26. — 4 Is., 57.

 

594

 

précieuses qui doivent briller en ce rang dont nous parlons sur la poitrine du prêtre.

Il y en a d'autres enfin qui pèchent ouvertement, ne veulent point recevoir la correction qu'ils méritent , ou ne la reçoivent qu'avec un coeur double puisqu'ils ne s'amendent point ; leur conduite influe d'une manière funeste sur d'autres, qui s'en scanda-lisent ou se mettent à les imiter, s'ils les voient pécher impunément , et qui veulent qu'on les ménage eux-mêmes comme on ménage ceux dont ils suivent les traces. Partout donc où l'on trouve ces quatre choses : « la grièveté , la publicité, nulle espérance d'amendement , soit par obstination de la part du coupable , soit par une habitude invétérée du mal. et enfin la contagion du mauvais exemple, ou le scandale des autres causé par l'impunité du crime; partout, dis-je, où l'on trouve ces quatre choses réunies , que reste-t-il à faire, sinon de rejeter la brebis infectée, de retrancher le membre gangrené pour empêcher ce qui est sain de s'altérer et de se corrompre. Voilà pourquoi l'Apôtre écrit aux Galates : « Plût à Dieu que ceux qui mettent le trouble parmi vous fussent retranchés de votre société (1). Et aux Corinthiens : « Otez le mal du milieu de vous. Si celui qui est infidèle veut s'en aller, qu'il s'en aille (2). » Voilà pourquoi il est dit dans saint Luc : « Coupez le figuier qui ne porte point de fruit : pourquoi occupe-t-il encore une place (3) ? » Et dans saint Matthieu : « Tout arbre qui ne porte pas de bon fruit

 

1 Gal., 5 2 I Cor.,5-7 .— 3 Luc., 15.

 

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sera coupé (1). » Et dans les Nombres : « Ordonnez aux enfants d'Israël de chasser du camp tout lépreux, tous ceux qui sont devenus impurs et tous ceux qui se sont souillés en touchant un mort, de peur qu'ils ne souillent aussi le lieu dans lequel je demeure au milieu de vous (2). » Cependant il ne convient pas de se porter précipitamment à ces extrémités, mais auparavant il faut prendre avec maturité conseil des prudents et de ceux qui ont le don et l'esprit de Dieu; car il est écrit : « Faites tout avec conseil, et après avoir agi vous n'aurez point à vous repentir (3). » Et il est dit d'un autre côté dans saint Matthieu : « Si quelqu'un est un sujet de scandale à un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu'on lui attachât au cou une meule de moulin, et qu'on le jetât au fond de la mer (4). » C'est-à-dire : s'il en est un dont la vie sous l'habit religieux soit plutôt un sujet de scandale que d'édification, il est plus avantageux de rejeter cet homme de la communauté et de le laisser se perdre seul, que de laisser par lui la contagion infecter tous les autres.

Le troisième ordre concerne les affaires qui dépendent du supérieur. Quant à ces choses, il importe qu'il en confie une portion aux autres , qu'il en dirige une autre par lui-même, et qu'il en retranche ou en rejette une autre autant qu'il est en son pouvoir. C'est ainsi que Jésus-Christ a remis à ses disciples le soin de certaines affaires, comme celui de l'argent à Judas, et qu'il a gardé pour lui l'emploi de la prédication

 

1 Mat., 4  2 Num, 5. — 3 Eccl., 32 4 Mat., 18.

 

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et de la guérison des malades. C'est ainsi qu'un jour étant prié de partager une succession entre des frères, il répondit : « Mon ami, qui m'a établi pour vous juger ou pour faire vos partages (1) ? » Si le supérieur veut s'occuper par lui-même des choses extérieures qui regardent les besoins matériels de sa maison, son attention sera détournée des choses intérieures dont l'importance est bien plus considérable; car une fois que l'ail de l'esprit est distrait de la vue de son objet, il découvre moins clairement qu'il ne taisait ce qui est intérieur et nécessaire au salut. Voilà pourquoi il est dit dans l'Exode : « Donnez-vous au peuple pour les choses qui regardent Dieu..., et le fardeau qui vous accable deviendra plus léger étant partagé avec d'autres (2). Et dans les Actes des Apôtres : « Il n'est pas juste que nous quittions la prédication de la parole de Dieu pour avoir soin des tables (3). » Alors même que le supérieur n'aurait personne sur qui il pût se reposer dit soin des choses extérieures, il devrait plutôt souffrir quelque perte temporelle que de se consacrer tout entier et sans réserve à de pareilles occupations. Ainsi le Seigneur savait bien que Judas était un voleur, et cependant il permit qu'il se chargeât de procurer à lui et aux autres apôtres ce qui était nécessaire à la vie. « C'était un voleur, dit saint Jean, et ayant la bourse, il portait l'argent qu'on y mettait (4). » Cela est écrit contre ces hommes qui trouvent plus aisément à qui confier le soin des âmes que l'administration de leurs

 

1 Luc., 12. — 2 Exod., 18. — 3 Act., 6. — 4 Joan., 12.

 

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biens temporels, alors que c'est un malheur incomparablement plus grand de voir les âmes se perdre, que de tels biens se dissiper. C'est donc principalement des choses spirituelles, des choses nécessaires au salut et à l'avancement dans la vertu, que le gardien, le directeur des âmes doit s'attribuer le soin, puisque ces choses sont de l'essence du ministère pastoral, et que c'est surtout sur ce point qu'il doit rendre compte au Seigneur au jour du jugement.

Or ces choses sont : que la règle, les autres statuts et la discipline de l'ordre s'observent avec soin; que la paix et la charité règnent entre les frères ; que le supérieur connaisse la conscience de chaque frère, qu'il vienne en aide à ses anxiétés, qu'il le dirige et le tienne en garde contre les dangers du péché, qu'il porte tout le monde à faire des progrès, qu'il corrige ce qui a besoin de correction , qu'il éclaircisse les doutes, qu'il apprenne à chacun ce qu'il doit faire pour remplir d'une manière convenable les offices qui lui sont confiés, et ne point charger sa conscience. Si parmi tout cela il voit qu'il ne peut plaire aux hommes sans offenser Dieu , qu'il préfère l'obéissance qu'il doit à Dieu, et qu'il exerce la patience vis-à-vis des hommes, en s'écriant avec saint Pierre : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes (1). »

Le supérieur, au milieu de ses frères , est comme la tête par rapport au reste du corps. Alors que chacun des membres a un emploi qui lui est propre la tête placée au-dessus de tous, pourvoit à tous

 

1 Act., 5.

 

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comme étant la source de tous les sens du corps; elle gouverne tout, et transmet à tous le mouvement et la vie par les ordres et les concessions de la sainte obéissance ; c'est comme un centre d'où partent tous les nerfs. La tête ne doit donc être embarrassée d'aucune occupation particulière, afin de pourvoir également aux besoins de tous les membres; car elle est nécessaire à tous : elle entend , elle respire , elle goûte et parle pour tous. Ainsi en est-il des supérieurs par rapport à ceux qui leur sont confiés : « Ils veillent sur les âmes, dit l'Apôtre, comme devant en rendre compte à Dieu (1).

Quant aux affaires superflues , et qui ne sont nécessaires ni au salut ni aux progrès spirituels des âmes, il est avantageux de les retrancher et d'en débarrasser tant soi-même que les frères, autant qu'on le peut convenablement. Alors que par la brièveté du temps, par la malice de chaque jour, nous pouvons à peine suffire à bien régler ce qui est de première nécessité; si nous voulons nous mêler à des affaires vaines et étrangères , nous en négligeons de plus utiles et de plus importantes; car l'esprit répandu sur un grand nombre d'objets devient moins capable de s'occuper de chacun d'eux comme il faudrait. C'est ainsi qu'il arrive de temps en temps que des supérieurs et des religieux, en s'enfonçant trop dans des occupations extérieures , comme de constructions, de compositions d'ouvrages, de procès et autres choses dont il leur serait plus avantageux

 

Heb., 13.

 

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de ne pas se mêler ; c'est ainsi, dis-je, qu'il arrive que non-seulement ils négligent ce qui est meilleur, mais encore que souvent ils souillent leur conscience, et que l'application à ce qui est extérieur venant à obscurcir l'oeil de leur esprit, le rend plus faible à contempler les choses spirituelles et intérieures, et attiédit en eux le désir des biens célestes. De même que les humeurs malignes se portent avec abondance vers l'endroit du corps qui est blessé, et y forment un dépôt ou un ulcère , si l'on n'y veille avec le plus grand soin , de même les affaires extérieures se portent en masse vers la partie de notre âme susceptible d'application , lorsque nous nous laissons envahir par elles. La discrétion demande donc que le supérieur considère avec le plus grand soin quel profit doit lui revenir de telle entreprise; quelles affaires méritent son attention; combien il lui importe de les poursuivre et de s'y appliquer avec assiduité. Car le Sage a dit: « Mon fils, ne vous engagez pas dans une multitude d'actions (1). » Celui-là est un imprudent, qui, étant déjà chargé d'un fardeau trop lourd, s'en impose encore plusieurs autres qu'il pourrait sans inconvénient ne point porter.

Mais c'est surtout sur lui-même que le supérieur doit avoir constamment les yeux fixés, de peur qu'en veillant aux besoins des autres il ne néglige les siens propres, et qu'en sauvant ses frères, il ne se jette dans l'abîme. « Que sert à l'homme de gagner le inonde entier s'il vient à perdre son âme (2). » C'est là

 

1 Eccl., 11. — 2 Mat., 26.

 

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le quatrième rang du rational, qui doit se former d'une triple circonspection comme d'autant de pierres brillantes et magnifiques; car saint Jean a dit : « Prenez garde à vous-mêmes afin de ne pas perdre le bien que vous avez accompli dans les autres, et d'en recevoir une pleine récompense (1). »

La première attention sur soi-même concerne la sérénité de la conscience, et demande qu'elle soit toujours calme et sans tache. Que sa paix consiste à ne vouloir, à ne faire; à n'ordonner, à rie permettre rien d'illicite, rien d'inconvenant, rien de contraire à sa profession, rien de ce qui semble un péché ou un motif de scandale; sa pureté, à ne point chercher pour le bien qu'elle fait ou qu'elle excite les autres à faire, les applaudissements des hommes; à ne point se complaire en elle-même outre mesure pour ce bien ; à ne prétendre en tout que le bon vouloir de Dieu ; à n'agir qu'en son nom et faire tout à cause de lui et de son amour. « Si votre oeil est simple, tout votre corps sera éclairé; c'est-à-dire : si le regard de votre intention est purifié par la charité, tout le corps de votre bonne action sera digne des récompenses de la lumière éternelle. « Mais si votre oeil est mauvais, tout votre corps sera dans les ténèbres (2) . » Que le supérieur discute donc avec soin sa conscience, qu'il voie ce qu'il a fait, ce qu'il a omis dans ses devoirs, quelle fin il s'est proposée en faisant le bien; qu'il pleure le mal qu'il a commis, qu'il le confesse, qu'il s'en corrige et se prémunisse coutre lui; qu'il se glorifie

 

1 II Joan. — 2 Mat., 6.

 

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du bien, non en lui-même, mais dans le Seigneur, à l'exemple de l'Apôtre, qui a dit : « Si nous nous jugions bien nous-mêmes, nous ne serions pas jugés par Dieu (1). » Il est bien difficile que celui dont la charge consiste à secouer la poussière qui couvre les autres, n'en soit souillé lui-même, et qu'il ne soit dans la nécessité de s'en purifier, selon cette parole : « Médecin, guérissez-vous vous-même (2). » Quant au bien qu'il a accompli , qu'il s'en réjouisse de telle sorte qu'il ne s'en exalte pas, croyant bien que ce n'est point pour ses mérites, mais à cause de ceux qu'il dirige, que Dieu lui a donné de bien faire, de bien dire et de bien juger.

Le second regard que le supérieur doit porter sur lui-même, embrasse tous ses actes extérieurs, et ses paroles, car c'est par l'action qu'il profite aux autres plus encore qu'à lui-même. Celui qui est forcé de vivre pour servir d'exemple à un grand nombre, forcé de satisfaire aux exigences de chacun et de plaire à tons; celui-là, dis-je, a besoin d'un discernement profond pour savoir tenir le milieu , pour n'être point trop sérieux ou trop enjoué, trop sévère ou trop doux, trop sociable ou trop farouche, trop taciturne ou trop parleur, trop dur en ses paroles ou trop caressant, trop rigide ou trop relâché, trop enclin à recevoir les étrangers ou trop peu , trop recherché ou trop frugal dans ses repas, trop observateur des actions des frères ou trop facile à ne pas s'en occuper, trop porté en faveur des uns et pas assez en faveur des autres, et

 

1 I Cor., 11. — 2 Luc., 4.

 

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autres choses semblables. Mais s'il ne peut tenir en tout temps ce milieu qui rend parfait chacun de ses actes , il s'en éloigne cependant moins lorsqu'il incline davantage vers la bénignité; car par là il se fait aimer de ses inférieurs, qui dès-lors lui obéissent plus volontiers, recourent à lui avec plus de hardiesse afin de lui découvrir leurs peines, et s'appliquent de plus grand coeur à imiter ses exemples. En effet, l'autorité du pouvoir inspire naturellement assez de crainte à ceux qui en dépendent; si l'on y joint une sévérité austère, bientôt cette autorité devient un fardeau insupportable aux esprits qu'elle remplit d'effroi. « Vous dominiez mes brebis avec une rigueur sévère et impérieuse; et ainsi elles se sont dispersées, dit le Seigneur (1). » Et l'Ecclésiastique : « Ne soyez point, dit-il, comme un lion dans votre maison, en vous rendant terrible à vos domestiques, et en opprimant ceux qui vous sont soumise.(2) » C'est ainsi que le Prince souverain des pasteurs, le Seigneur Jésus tous a montré une charité si tendre afin de se faire aimer de nous et de nous porter à marcher sur ses traces, de nous attirer, par l'amour que nous aurions conçu de son humanité , à la connaissance de sa divinité, afin que, connaissant Dieu visiblement, nous fussions par là entraînés à l'amour des choses invisibles. Ainsi le représentant de Jésus-Christ, le supérieur , doit-il s'efforcer de gagner l'amour des siens, afin de les porter par là plus facilement à l'amour du Sauveur. Que dans le doute cependant il

 

1 Ezech., 34. — 2 Eccl., 4.

 

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incline davantage à ce qui , selon le jugement de la vérité, est plus conforme aux vertus de charité et d'humilité, à la sainteté de sa profession et à la perfection évangélique.

Enfin, en dernier lieu, que la discrétion elle-même qui juge tout le reste , se considère soigneusement à son tour, de peur qu'il ne lui arrive comme à l'oeil qui, voyant toutes choses, ne se voit point soi-même. Qu'elle se considère , dis-je , afin qu'elle n'ait pas plus de prudence qu'il ne faut, qu'elle ne se confie pas plus à ses propres lumières qu'il ne convient, et ne soit point sage à ses propres yeux. « De même, dit saint Grégoire, que la principale tentation des sujets est de trouver que les supérieurs n'agissent pas en bien des points comme ils devraient, de même chez les supérieurs la tentation principale est de s'estimer plus sages que tous les autres (1). » C'est pourquoi il est écrit : « Avez-vous vu un homme qui se croit sage? Espérez mieux de celui qui reconnaît qu'il n'a point de sens (2). » En effet, l'insensé qui ne se confie pas à son propre mérite, prend conseil de celui qui a plus de lumières. Celui, au contraire, qui présume de soi plus qu'il ne convient, pense le plus souvent avoir jugé droitement là où il s'est trompé. Parmi les tentations, je n'en vois point de plus dangereuse pour tout chrétien que celle qui nous porte à trop nous appuyer sur notre propre sens; car , personne n'ayant une intelligence si pénétrante qu'elle ne puisse errer en quelque point, celui qui

 

1 Mor., lib. 25, c. 14. — 2 Prov., 26.

 

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juge que toutes ses pensées et ses pensées seules sont justes, celui-là, dis-je, ouvre une large entrée aux ruses de son adversaire, et lui donne occasion de le séduire en bien des manières sous prétexte du bien. « Notre ennemi, dit le Prophète, se tient assis en embuscade avec les riches dans des lieux cachés, afin de tuer l'innocent (1). » En effet, il tend plus volontiers ses embûches là où il voit qu'on cherche à amasser de plus grands trésors de mérites, afin de s'emparer de l'innocent et de lui donner la mort dans l'action même où il croyait rendre à Dieu un hommage plus éclatant.

C'est donc toujours une grande sagesse de la part d'un supérieur d'écouter volontiers les conseils et de les demander avec humilité. Il y trouve un triple avantage : « d'abord, si les autres pensent comme lui il sera plus assuré de ne point se tromper. Si, ayant agi d'après le conseil d'hommes prudents, il trouve que les résultats de son action ne soient point favorables, on ne pourra pas le lui imputer autant que s'il se fût conduit par ses seules lumières. Enfin, souvent Dieu accorde au mérite d'une telle humilité de comprendre par soi-même ou par un autre ce que l'on n'avait pas compris auparavant. C'est ainsi que Moïse, à qui Dieu parlait face à face, eut pour agréable le conseil de Jéthro , son beau-père, et qu'il l'adopta (2). C'est ainsi que l'apôtre saint Paul, bien que rempli de l'Esprit-Saint , bien qu'ayant connu l'Evangile par une révélation de Jésus-Christ, monta cependant à

 

1 Ps., 9. — 2 Exod., 18.

 

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Jérusalem, poussé par le mouvement de ce même Esprit, et conféra de son enseignement avec Pierre , Jean et Jacques, ses associés dans l'apostolat, afin d'être plus sûr dans ses prédications , en ne différant avec eux en aucun point, et afin aussi de donner à ceux qui seraient élevés en dignité l'exemple d'aimer à demander conseil (1). « Faites tout avec conseil , dit le Sage , et après avoir agi vous n'aurez point à vous repentir (2). »

Il y en a qui , à peine en possession du commandement , se croient aussitôt tellement remplis de l'esprit de science qu'ils regardent comme mauvais et sans intelligence tous les actes de leurs prédécesseurs. D'autres, au contraire, sont à peine sortis de charge qu'ils portent sur tout ce que font leurs successeurs un jugement semblable, ne remarquant pas qu'il peut s'en trouver qui dépriment leurs propres actions comme ils aiment à déprimer les actions des autres. « Malheur à vous qui méprisez ! dit Isaïe. Est-ce que vous ne serez pas à votre tour un objet de mépris (3) ? » En effet , il arrive ordinairement que jamais on n'observe avec une attention plus grande les actes de qui que ce soit, comme de ceux qui jugent sévèrement les actes de leurs frères, afin de voir s'ils n'offrent pas à reprendre aussi bien que ceux qu'ils aimaient à blâmer.

Cependant il y a deux sortes de personnes dont un supérieur ne doit point facilement recevoir les conseils : « ce sont les flatteurs et les détracteurs. Les premiers

 

1 Gal., 2. — 2 Eccl., 32. — 3 Is., 33.

 

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le séduisent et le portent à présumer de lui-même plus qu'il ne convient , selon cette parole du Prophète : « Ceux qui vous disent bien heureux vous trompent et ils rompent le chemin par où vous devez marcher (1), » en vous empêchant d'avoir de vous-mêmes des sentiments conformes à la vérité et une humilité basée sur votre propre connaissance. Les seconds le portent à avoir sur les autres des idées pires qu'il ne convient en lui inspirant des soupçons; souvent même ils lui font condamner un innocent avant d'avoir une connaissance parfaite de la vérité. « Ils surprennent, dit l'Ecriture, par leurs déguisements et leur adresse, la bonté des princes que leur sincérité naturelle porte à juger favorablement des autres, et on voit encore tous les jours combien les bonnes inclinations des princes sont souvent altérées par de faux rapports. Et la folie de ces hommes est montée à un tel point que, s'élevant contre ceux qui s'acquittent de leurs charges avec une grande fidélité et se conduisent de telle sorte qu'ils méritent d'are loués de tout le monde, ils tâchent de les perdre par leurs mensonges et leurs artifices (2). Or, comme on a coutume de demander conseil pour trois raisons : d'abord pour s'éclairer et apprendre ce qui est à l'état de doute ; ensuite pour le maintien de son autorité, afin que ce qui aura été résolu par plusieurs ait plus de force; et enfin pour la conservation de la paix, afin que personne ne prenne occasion de murmurer ; dans le premier cas , il fut s'adresser aux plus prudents,

 

1 Is., 3. — 2 Esth., 16.

 

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dans le second aux plus influents, dans le troisième à tous ceux que l'affaire intéresse. Mais comme les choses dans lesquelles le discernement est nécessaire sont innombrables, on ne saurait donner une règle générale et assurée dont on puisse se servir en toute occasion.

 

CHAPITRE VIII. Que la sixième aile des supérieurs est la dévotion envers Dieu.

 

La sixième et dernière aile , sans laquelle les autres ne sauraient arriver à la perfection, est par-dessus tout nécessaire : c'est la dévotion envers Dieu. C'est par elle que le zèle de la justice s'enflamme, que la tendresse de la compassion pénètre le cœur, que la patience s'affermit , que le bon exemple se forme , que la discrétion devient glorieuse. C'est là cette onction de l'Esprit qui nous instruit de toutes les choses nécessaires au salut. Aussi saint Jean a-t-il dit : « Vous avez reçu l'onction de l'Esprit-Saint , et vous n'avez pas besoin qu'aucun vous enseigne, mais cette onction même vous enseigne toutes choses (1). » La dévotion illumine l'âme et lui fait connaître ce qui est mieux : « L'Esprit-Saint vous enseignera toutes choses, dit le Seigneur, et il vous fera ressouvenir de tout ce que je vous ai dit (2). » Elle allume en nous le

 

1 I Joan., 2. — 2 Joan., 14.

 

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désir du bien , et c'est pour cela que nous lisons dans l'Ecclésiastique : « Ceux qui me mangent auront encore faim, et ceux qui me boivent seront encore altérés (1). » Elle nous affermit dans la volonté de conduire à la perfection ce que nous avons commencé : « car c'est Dieu qui opère en nous le vouloir et l'accomplissement parfait, selon qu'il lui plait (2). » Elle nous inspire l'horreur du péché, selon cette parole : « J'ai haï l'iniquité et j'ai aimé votre loi (3); et selon cette autre : « Le livre qui était dans ma bouche avait la douceur du miel; mais, l'ayant avalé , il remplit mon dîne d'amertume (4). » Elle fait de nos actions autant d'actes de vertus, ainsi qu'il est dit au livre des Cantiques : « Il m'a fait entrer dans le cellier où il met son vin, et il a réglé en moi l'amour (5). » Elle dirige notre conduite et nos paroles : « Jamais, est-il dit dans Tobie , je ne me suis mêlé avec ceux qui aiment à se divertir, et je n'ai jamais eu commerce avec les personnes qui se conduisent avec légèreté (6).» Elle rend pleine de douceur la science de la foi , car la sagesse signifie, ainsi que son nom l'indique , une science suave. Elle fortifie en nous la confiance qui s'appuie sur l'espérance, parce que c'est l'Esprit-Saint lui-même qui nous rend témoignage que nous sommes enfants de Dieu (7). Elle nous embrase de l'amour de Dieu , car la charité de Dieu a été répandue en nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (8). Elle nous rend amis intimes de

 

1 Eccl., 24. — 2 Phil., 1. — 3 Ps. 118. — 4 Apoc., 10. — 5 Cant., 2. — 6 Tob., 3. — 7 Rom., 8. — 8 Rom., 5.

 

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Dieu , selon cette parole : « Le Seigneur s'entretenait avec Moïse comme un homme a coutume de s'entretenir avec son ami (1). » Elle nous donne la confiance d'obtenir du ciel ce que nous lui demandons, ainsi que l'avait saint Jean quand il écrivait : « Nous nous confions en Dieu, et tout ce que nous demanderons. nous l'obtiendrons de lui (2). » Elle rend notre oraison meilleure : « Que l'holocauste offert par vous soit engraissé » , dit le Prophète (3) : « Que votre offrande soit grasse et parfaite, » ajoute l'Ecclésiastique (4). Elle nous rend doux et affectueux, car l'esprit de sagesse est doux, amateur des hommes et plein de bénignité (5). Elle humilie notre coeur : « Sur qui jetterai-je les yeux, dit le Seigneur, si ce n'est sur le pauvre qui a le coeur brisé , et qui écoute mes paroles avec tremblement (6) ? » Elle excite votre esprit comme une huile placée dans une chaudière embrasée. Elle nous donne le courage contre l'adversité : « Le Seigneur est ma lumière et mon salut, s'écrie le Prophète ; qui pourrai-je craindre (7)? » — Qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ ? » dit aussi l'Apôtre (8). Elle répand des délices sur toutes nos bonnes oeuvres, selon cette parole : « Sa conversation n'a rien de désagréable, ni sa compagnie rien d'ennuyeux, mais on n'y trouve que de la satisfaction et de la joie (9). » Elle élève notre âme vers les hauteurs célestes : « Car si l'homme dirige son coeur vers Dieu , le Seigneur attirera à soi l'esprit qui l'anime. »

 

1 Exod., 53 2 I Joan., 5.— 3 Ps. 19.— 4 Eccl., 38. — 5 Sap., 7 — 6 Is., 66. — 7 Ps. 26. — 8 Rom., 8. — 9 Sap., 8.

 

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Elle rend le monde vil à nos eux : « J'ai vu, dit l'Ecclésiaste , tout ce qui se fait sous le soleil, et j'ai trouvé que tout était vanité et affliction d'esprit (1). » Elle nous force à désirer les biens célestes : « Je suis pressé de deux côtés, s'écrie l'Apôtre ; je désire d'être dégagé des liens du corps et d'être avec Jésus-Christ (2) » Elle anéantit le péché et la peine même du péché. Aussi le Seigneur a-t-il dit : « Beaucoup de péchés lui sont pardonnés parce qu'elle a aimé beaucoup (3). » Elle accroît admirablement nos mérites, car si l'on souhaite les richesses, qu'y a-t-il de plus riche que la sagesse qui fait toutes choses (4)? » Elle est pour le prochain un grand sujet d'édification ; c'est pourquoi il est écrit : « Offrez au Seigneur un sacrifice digne de lui et qui répande un parfum de suavité (5) . » Et encore : « Nous sommes la bonne odeur de Jésus-Christ (6). » Elle met en fuite les démons, car la fumée qui en sort, dit l'Ange, chasse toute sorte de démons (7). Elle appelle à soi les anges et les saints. Les princes réunis à ceux qui chantent de saints cantiques, se sont hâtés de venir au-devant de lui, s'écrie le Psalmiste (8). Et l'Ange ajoute : « Lorsque vous priez Dieu avec larmes…, j'ai présenté vos prières au Seigneur. » Enfin la grâce de la dévotion nous procure tous ces avantages et d'autres encore en grand nombre.

Un directeur des âmes doit donc avant tout faire tous Ses efforts pour la posséder , puisque par elle

 

1 Eccl., 1. — 2 Philip., 1. — 3. Luc., 7 4 Sap., 8. — 5. Eccl., 45. — 6. II Cor., 2. — 7 Tob., 6. — 8 Ps. 67. — 9 Tob., 12.

 

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il connaîtra toujours ce qu'il doit faire, et qu'en elle il trouvera la force de l'accomplir et un soutien pour ne point s'écarter de la voie droite. Ensuite ce n'est point pour lui seul qu'il a besoin de répandre ses prières, mais pour tous ceux qui lui sont confiés et qu'il ne saurait garder comme il convient sans le secours d'en haut; car « si le Seigneur ne garde lui-même la ville , c'est en vain que veille celui qui la garde (1). »

Le supérieur est un médiateur entre Dieu et ses inférieurs; et de même qu'il traite avec eux les affaires de Dieu, en les instruisant, en les corrigeant, en les faisant progresser dans la vertu , de même il doit s'appliquer à avancer continuellement les leurs auprès de Dieu, en apaisant sa colère, en obtenant ses grâces, et en les préservant du péché. C'est en ce sens qu'il est écrit : « J'ai été un, entremetteur entre Dieu et vous pour vous annoncer ces paroles (2). »

Or, la dévotion peut être commune, spéciale et assidue. La dévotion commune se rapporte aux offices divins; la dévotion spéciale, aux oraisons privées, et la dévotion assidue se rattache à toutes nos actions. Pour les saints offices , elle exige un triple soin, à savoir : qu'ils se fassent avec ordre, sans confusion et sans danger de se tromper, en sorte que chacun accomplisse comme il convient ce qui lui a été confié. C'est pour cela que l'Apôtre écrit : « Que tout parmi vous se fasse avec ordre et bienséance (3); » et qu'aux Paralipomènes il est dit : que

 

1 Ps., 116. — 2 Deut., 5. —3 II Cor., 14.

 

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David et les principaux officiers de l'armée choisirent, pour remplir les fonctions de chantre, les enfants d'Asaph, d'Héman et d'Idithun, afin qu'ils touchassent les guitares, les harpes et les cymbales, s'employant chacun à son tour à remplir les offices qui leur étaient destinés à proportion de leur nombre (1). En second lieu, la dévotion exige que l'oeuvre de Dieu s'accomplisse de grand coeur et non avec paresse et nonchalance , et cette oeuvre n'est autre ici que l'exercice du culte divin. Aussi Jérémie a dit : « Maudit celui qui fait l'oeuvre de Dieu négligemment (2). » Enfin elle exige, en troisième lieu, que ces saints offices se fassent pieusement et respectueusement , sans la moindre dissipation ; distinctement et attentivement sans aucun bruit, comme étant en la présence des anges, en la présence de Dieu lui-même; et c'est ainsi qu'il est dit dans l'Ecclésiastique : « Louez le Seigneur et de coeur et de bouche, et bénissez son nom (3). »

Or, l'Esprit-Saint a voulu que l'office divin fût établi dans l'Eglise pour cinq raisons. D'abord pour que l'on imitât sur la terre les concerts divins dans lesquels les saints et les anges s'appliquent continuellement en la présence de Dieu à célébrer ses louanges. Ainsi le Psalmiste a dit : « Ils vous loueront dans tous les siècles des siècles (4). » En effet, le Seigneur , selon cette promesse : « Je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles (5), voulant bien demeurer réellement avec nous, soit

 

1 I Parai., 25. — 2 Jér., 48. — 3 Eccl., 39. — 4 Ps. 83. — 5  Mat., 28.

 

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tellement, soit spirituellement, il est convenable que nous lui offrions selon notre faiblesse quelque tribut de respect , d'honneur et de louange , à l'exemple de ce qui se fait dans les cieux , et que si nous ne le pouvons sans interruption, comme ces chantres célestes, nous redisions au moins de temps à autre, selon notre fragilité, de saints cantiques en sa présence, en nous efforçant de marcher sur les traces de cette Jérusalem placée au-dessus de nous, de cette Jérusalem qui est notre mère, comme dit l'apôtre saint Paul (1).

En second lieu l'office divin est établi afin que, nous souvenant des bienfaits de Dieu, nous en rendions grâces en tout temps par nos louanges et nos prières à celui qui est né de la Vierge durant la nuit , qui a comparu le matin devant le Juge afin de souffrir pour nous, qui est ressuscité dès la pointe du jour, qui a été flagellé à la troisième heure, et qui plus tard envoya à cette même heure le Saint-Esprit à ses apôtres; qui, à la sixième heure, a été crucifié et est mort pour nous sur la croix à la neuvième; qui le soir, étant à table, nous a donné le sacrement de son corps et de son sang; et qui enfin a voulu être enseveli à l'heure de complies. La célébration de la messe ne nous rappelle pas seulement le mystère de sa Passion , elle nous fait jouir encore du bienfait de sa présence, et nous l'offre lui-même comme la nourriture de nos âmes sous la forme du sacrement. Si donc il est juste de ne jamais oublier ces faveurs, il convient aussi l'avoir certaines heures pour les célébrer chaque

 

1 Gal., 4.

 

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jour. C'est pourquoi le prophète Isaïe a dit : « Je me souviendrai des miséricordes du Seigneur, et je chanterai ses louanges pour tous les bienfaits dont il nous a comblés (1). »

En troisième lieu, ces offices ont été établis pour exciter continuellement notre ferveur, réveiller el. allumer sans cesse en nous le feu de l'amour divin, et empêcher ainsi la négligence et nos diverses occupations de nous jeter dans la tiédeur. Le Seigneur a donné cet ordre à Moïse : « Le feu brillera toujours sur l'autel, et le prêtre aura soin de l'entretenir en y mettant chaque matin du bois. Ce feu est un feu perpétuel et on ne le laissera jamais éteindre sur l'autel (2). » Or, ce feu est la ferveur de la dévotion, qui doit brûler en tout temps sur l'autel du coeur, et que le prêtre pieux doit nourrir et empêcher de s'éteindre, en lui donnant sans cesse l'aliment des louanges célestes. C'est pour cela que le Prophète s'écriait : « Je bénirai le Seigneur en tout temps, et ses louanges seront à toute heure sur mes lèvres (3). »

La quatrième raison de nos saints offices a été d'accoutumer à l'exercice de la prière les simples fidèles qui ne savent pas par eux-mêmes se choisir des temps marqués pour prier, de les inviter à se rendre à l'église pour y offrir leurs hommages au Seigneur au moins pendant qu'on y chante ses louanges, et de les préserver de l'ennui qu'ils éprouveraient à y demeurer quelque temps, en leur montrant les ministres de Dieu appliqués, à célébrer son

 

1 Is., 63. — 2 Lev., 6. — 3 Ps., 3.

 

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saint nom. « Toute la multitude du, peuple était dehors à l'heure où l'on offrait les parfums, » dit saint Luc (1). Eu effet, c'est à peine si beaucoup d'hommes grossiers s'occuperaient jamais de prier, si on ne leur faisait contracter l'habitude de quitter leurs affaires à des temps marqués afin de se rendre à l'église pour la célébration des divins mystères et la récitation de leurs prières.

Enfin la cinquième raison de ces offices, c'est l'éclat dont il est juste d'entourer la religion chrétienne. Si les Juifs , les Gentils et même les hérétiques forment des réunions ; s'ils célèbrent leurs erreurs et relèvent. par des rites leurs perfidies, combien plus est-il convenable que ceux qui ont en leur possession les mystères véritables et sacrés de l'auguste sacrement, se réunissent souvent pour les célébrer et les honorer, pour rendre à leur Créateur les louanges solennelles qu'ils lui doivent, mériter une grâce plus abondante en même temps que la vie éternelle, et attirer par là les simples au respect et à l'amour de notre sainte religion? Ainsi lisons-nous de David : « Il a rendu les fêtes célèbres, et il a orné les jours sacrés jusqu'à la fin de sa vie, afin qu'Israël louât le nom du Seigneur et que dès le matin il rendit gloire à sa sainteté (2). » De toutes les observances extérieures, c'est l'office divin qui demande la plus grande vigilance, afin que tout s'y fasse, ainsi que nous l'avons dit, avec ordre, empressement et dévotion. Le reste du temps, nous l'employons pour Dieu dans doute, mais en celui-ci

 

1 Luc., 1. — 2 Eccl., 47.

 

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nous sommes devant Dieu, notre occupation est de Dieu , nous lui parlons et il nous parle, et nous lui demandons les secours qui nous sont nécessaires pour nos divers besoins.

La dévotion particulière consiste en des oraisons privées, en la récitation de prières vocales qui nous sont propres , comme de psaumes , de litanies et autres prières que chacun dit et redit en son particulier, en dehors de la communauté ; car le Seigneur a dit : « Lorsque vous voudrez prier, entrez dans votre chambre, et après en avoir fermé la porte priez votre Père en particulier (1) , etc. » Cette dévotion consiste encore en de saintes méditations , comme lorsque nous plaçons devant les yeux de notre esprit nos péchés passés, nos misères, les tourments éternels, les bienfaits généraux et spéciaux de Dieu, la Passion de Jésus-Christ , la douceur de sa bonté , les récompenses promises , filin d'exciter en notre âme , par ce moyen , des sentiments de ferveur , de crainte , d'amour de Dieu, de désir, de douleur ou de joie sainte. C'est ainsi que nous lisons dans les Psaumes : « Je méditais durant la nuit au fond de mou coeur; et m'entretenant en moi-même, j'agitais et je roulais dans mon esprit plusieurs pensées. Je disais : Dieu nous rejettera-t-il donc pour toujours ou ne pourra-t-il plus se résoudre à nous être favorable? nous privera-t-il, éternellement, et dans toute la suite des générations, de sa miséricorde (2) ? ... etc. » Cette dévotion consiste également en de pieuses affection

 

1 Mat., 6. — 2 Ps. 76.

 

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envers Dieu , en des larmes et en des soupirs, en de saints désirs d'amour , en des transports intimes et ineffables du coeur, en des jubilations, en des ravissements et des extases, en un écoulement de notre esprit en Dieu, où, s'attachant à lui, il ne devient plus qu'un même esprit avec lui par la lumière céleste qui illumine son intelligence, par la connaissance qu'il a de son Dieu, par l'ardeur de son amour, et par la jouissance enivrante qui l'attache à lui : « C'est l'Esprit-Saint lui-même, dit l'Apôtre, qui demande pour nous avec des gémissements inénarrables (1). »

Que si le supérieur ne peut, à cause des soins divers qui le réclament, s'adonner autant qu'il le voudrait à ces exercices particuliers , au moins que de temps en temps, lorsque rien ne s'y oppose, il dérobe et ravisse quelques instants pour les consacrer à la prière, de peur qu'il ne vienne à se refroidir tout-à-fait, qu'il ne perde l'habitude de prier , qu'il ne devienne comme étranger à Dieu , et que la grâce de la divine miséricorde ne lui soit enlevée insensiblement. C'est ainsi, que Moïse, au milieu des embarras du gouvernement , recourait souvent au Seigneur dans le tabernacle de l'alliance, et qu'il lui demandait avec ardeur ces entretiens intimes qui rendaient la force à son âme. C'est ainsi que le Sauveur lui-même, aux jours de sa prédication, se retirait seul sur les montagnes et y passait les nuits en prière. Les occupations, il est vrai, laissent au supérieur peu de temps à consacrer à la prière ; mais ,

 

1 Rom., 8 .

 

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comme il est par office obligé de prier pour les autres, il arrive ainsi que par moment il trouve une plus grande facilité de se livrer à cet exercice, puisqu'après avoir servi ses frères en agissant extérieurement, il le peut faire encore en s'adressant à Dieu. Qu'au moins il ne néglige pas de chercher ces occasions, et qu'il ne les rejette pas lorsqu'elles se présentent, de peur que son ingratitude n'éloigne de lui la grâce.

Enfin le supérieur doit avoir une dévotion assidue et continuelle aussi bien que tous ceux qui veulent faire des progrès dans les vertus que la religion exige d'eux. Or, cette dévotion demande trois choses : la première, la présence non interrompue de Dieu en son coeur. Ainsi le Prophète a dit : « J'avais toujours Dieu présent devant moi. » Et encore: « Mes yeux sont sans cesse dirigés vers le Seigneur (1) . » Nous devons donc toujours, en tout temps et en tout lieu, nous efforcer de nous appliquer à Dieu, comme si nous le voyions des yeux de notre âme présent devant nous. C'est ainsi que les prophètes Elie et Elisée avaient coutume de dire : « Vive le Seigneur, en présence duquel je suis (2). » De même que les anges, en quelque lieu qu'ils soient envoyés , ne cessent point de contempler la majesté divine, de même l'homme, selon qu'il en est capable, doit ne point éloigner de son coeur la pensée de Dieu, et, s'il lui arrive quelquefois de s'en distraire, qu'il ait soin de s'adresser des reproches. Car saint Bernard a dit : « Regardez comme perdu tout le temps où vous ne pensez pas à Dieu. Si vous ne pouvez fixer

 

1 Ps. 25-42. — 2 III Reg., 18.

 

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votre pensée sur lui par une méditation profonde, au moins dirigez vers lui les regards de votre coeur par un simple souvenir; et, lorsque vous vous en sentirez la facilité, changez ce souvenir en méditation et en prière. C'est ainsi qu'un homme ayant avec soi la matière d'une statue, s'applique aussitôt qu'il le peut à lui donner une forme (1).»

Le second point de cette dévotion est un soin incessant de plaire à Dieu en toute action el, en toute parole, de telle sorte que l'on veille comme si on le voyait de ses yeux , à ne rien faire qui puisse lui déplaire, que l'on s'attriste si cela nous est arrivé, et qu'on examine avec la plus vive attention en quoi et comment nous pouvons lui être plus agréable, à l'exemple de l'Apôtre qui s'écriait : « Toute notre ambition est de lui plaire, soit éloignés de lui, soit en sa présence; car nous devons tous comparaître devant le tribunal de Jésus-Christ (2). » Un religieux doit donc se conduire en tout temps comme s'il lui fallait être présenté bientôt au tribunal de ce ,juge suprême. En effet, le Seigneur a dit à ses disciples : « Soyez préparés, parce que le Fils de l'Homme viendra à l'heure que vous ne pensez pas (3). » Il voit tout ce que nous faisons, et comme la longueur du temps ne lui fait oublier aucune de nos bonnes oeuvres pour les récompenser un jour, de même il se souvient du mal qu'il doit punir, si nous n'avons soin de l'anéantir par la pénitence. Ainsi nous lisons dans l'Ecclésiastique : « L'homme qui… méprise son

 

1 Med., c. 6. — 2 II Cor., 5. — 3 Luc., 12.

 

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âme, dit : nul ne me regarde, qui craindrai-je? Le Très-Haut ne se souviendra point de mes péchés. Et il ne considère pas que l'oeil du Seigneur voit toutes choses..., Et il ne comprend pas que les yeux du Seigneur sont plus lumineux que le soleil; qu'il regarde de tous côtés les voies des hommes (1)… »

Le troisième point, c'est de faire précéder chaque action de la prière au moins mentale, de se prémunir par elle contre tout événement , d'accompagner tout bienfait d'actions de grâces et de louanges à Dieu, de conjurer le Seigneur de vouloir bien nous inspirer tout ce que nous devons faire et de nous donner la grâce de l'accomplir d'une manière utile à notre àme, de diriger tout ce qui arrive dans l'intérêt de notre salut, d'accroître et de conserver en nous ses bienfaits. De même que le pilote qui prévoit la tempête se hâte pour l'ordinaire de rentrer dans le port, de même le religieux doit se réfugier continuellement dans le port de l'oraison pour s'y mettre à l'abri des dangers, et avoir dans tous ses actes plus de confiance en la prière qu'en sa propre industrie ou en son travail. C'est pour cela qu'il est écrit : « Ignorant ce que nous devons faire, nous n'avons d'autre ressource que d'élever nos yeux vers vous (2) , et cela dans la prière. » Et au livre des Psaumes nous lisons : « Comme les yeux des serviteurs sont attachés sur les mains de leurs maîtres,… ainsi nos yeux sont fixés vers le Seigneur notre Dieu, en attendant qu'il ail pitié de nous (3). »

 

1 Eccl., 23. — 2 II Paral., 20. — 3 Ps. 122

 

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Que le séraphin de l'Eglise, c'est-à-dire le directeur spirituel, paraisse donc orné de ces ailes en présence du Seigneur assis sur un trône sublime et élevé. Que les deux premières couvrent sa tête, que de deux autres il voile son corps, et que les deux dernières lui servent à voler en tout sens. Que le désir des louanges humaines n'affaiblisse point son zèle; qu'aucune affection selon la chair ne vienne troubler sa compassion; qu'une intention droite le place au-dessus de la terre, et que sa tendresse pour ses frères l'élève jusque dans les cieux , où il verra la récompense suprême, et où il s'écriera avec le Prophète : « J'ai porté mon coeur à accomplir en tout temps vos ordonnances pleines de justice à cause de la récompense que vous y avez attachée (1). » Que la patience et une vie exemplaire le protégent contre. les traits de la persécution, et couvrent la faiblesse de ses mérites; qu'il s'en serve comme d'armes de défense et s'en pare comme de vêtements sacrés. C'est ainsi qu'Isaïe a dit: « Revêtez-vous de votre force, ô Sion; soyez ornée des vêtements de votre gloire (2). » Qu'à l'aide du discernement il vole en tous lieux ; qu'il y voie ce qui réclame ses soins et comment il doit s'en acquitter; que par la ferveur de sa dévotion il cherche les choses du ciel , où Jésus-Christ est assis à la droite de son Père, et que dans son vol sublime il arrive jusqu'à lui.

Sans doute, tous ceux à qui le soin des âmes est confié ne peuvent posséder toutes ces vertus en un

 

1 Ps. 118 . — 2 Is., 52.

 

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degré égal ; néanmoins il est nécessaire qu'ils en aient quelque chose, tant pour l'édification de leurs inférieurs que pour assurer leur propre salut. Et même chaque religieux, n'ayant que lui-même à gouverner, et devant rendre compte à Dieu au dernier jour de la manière dont il aura rempli cette charge, a besoin de se revêtir également de ces ailes autant que sa position le demande, et de s'élever aussi vers les choses célestes; il a besoin, dis-je, d'être zélé pour la justice, de compatir à ses frères en vue de Dieu, d'être patient dans l'adversité, d'édifier les autres par de bons exemples, d'être circonspect et plein de discernement en toutes ses actions, et par-dessus tout de s'unir intimement à Dieu par l'exercice ardent de la prière, car c'est lui qui le protégera, le dirigera, le fera avancer en tout , et lui donnera d'arriver enfin aux célestes félicités. Que Jésus-Christ daigne nous accorder ces faveurs. Ainsi soit-il.

 

FIN DU DEUXIÈME VOLUME.

 

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