Chapitre III
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CHAPITRE III : LA FRANCE MYSTIQUE

 

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I. FLANDRE, PICARDIE, CHAMPAGNE, LORRAINE. — Jeanne Deleloé et Martin

Gouffart. — Marguerite Rondelet. — François Mathon. — Marie Dorizy. — Elisabeth de Ransain. — Agnès Dauvaine. — Catherine de Bar. — Marie-Thérèse Erard.

II. PARIS. — Madeleine de Neuvillette; — Elisabeth de Baillon.

III. FRANCHE-COMTÉ, BOURGOGNE. —Anne-Marguerite Clément. —Marguerite de Saint-Xavier. — Pierre Chaumonot. — Marguerite-Marie Alacoque et Claude de la Colombière. — Claude, précepteur des fils de Colbert. — Liaison avec Patru. — Discours académiques. — La Colombière et Bouhours. — Le parfait jésuite. — Que le P. Claude n'est pas à proprement parler mystique. — Vers la fin de sa vie, orienté vers la contemplation. — Les visions de Paray-le-Monial. — Claude en Angleterre.

IV. LYONNAIS, AUVERGNE. — Jacques Crétenet. — Un autre Bernières. — « Frater » chirurgien. — Mariage. — Madeleine de Saint-François et sa propagande mystique. — Un chirurgien directeur spirituel. — La persécution. — La sainteté et la doctrine de Crétenet. — Marie Paret.

V. SAVOIE, DAUPHINÉ. — Françoise Monet. — Louise de Ballon. — Jeanne-Bénigne Gojoazet la Mère Elisabeth de Provane. — Marie Bon. — Benoîte Rencurel. — Lourdes au XVIIe siècle; N.-D.-du-Laus. — « Quoi! Monsieur, vous ne la voyez pas! »

VI. COMTAT, PROVENCE. —Julienne Morell. — Esprite Joussaud. — Antoine Yvan et Madeleine Martin. — Agnès d'Aguillenqui. — Catherine du Revest. — Christophe d'Authier de Sisgaud, êvêque de Bethléem. — Renée Fédon. — Jeanne Gautier.

VII. LANGUEDOC, GUYENNE, PÉRIGORD. — Germaine d'Armaing. — Marie de Sainte-Thérèse. — Alain de Solminiac.

VIII. LES RECUEILS. —Deux vocations: M. de Pontis et Fleurette de Casas-sus. — Anne de Beauvais et son professeur de piano.

 

I. — FLANDRE, PICARDIE, CHAMPAGNE, LORRAINE

 

JEANNE DE SAINT-MATHIEU DELELOE (16o4-166o), née à Fauquembergues, en Artois, morte à Poperinghe (1). Pas

 

(1) Dom Bruno Destrée. Une mystique inconnue du XVIIe siècle. La Mère Jeanne de Saint-Mathieu Deleloë, Lille-Paris, 1904. Cet ouvrage a été composé trop vite, mais on y trouvera des matériaux de premier ordre, que Dom Bruno a cru devoir retoucher.

 

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d'incident de frontière à soulever. Cette insigne mystique nous appartient deux fois, et parce que tous ses écrits sont en français, et parce que notre Dom Martène s'était proposé d'écrire sa vie (1). Dans son journal spirituel, dans ses lettres, pas un soupçon de « littérature ». Elle fut longtemps, nous dit son biographe, « sous la désolante

direction d'un curé ignorant et d'une supérieure incapable, qui tous deux voudront la détourner de l'oraison et la soupçonneront d'être en voie de perdition » (2). Ce que ma supérieure, écrit-elle, et sans la moindre amertume, approuvait le moins,

 

c'était ce qui m'arrivait lorsque mon âme se trouvait en cette douce quiétude..., jouissant de la présence de Jésus-Christ. Elle me disait qu'aussitôt que je m'en apercevais, je m'en fusse de suite divertie. Quelquefois elle me faisait prier vocalement pour me divertir de l'oraison. Une autre fois, elle me défendait de penser à Dieu des jours entiers. Pour moi, je n'avais aucune contrariété à l'obéissance, mais j'avais une extrême peine à me tenir longtemps divertie. Ce divin Seigneur s'écoulait et faisait sentir si imperceptiblement au plus intérieur de mon âme que je ne pouvais oublier son amoureuse présence. Je l'aimais souvent sans y penser, et ce fut une des plus grandes difficultés que j'eus jamais d'avoir ainsi à m'en divertir (3).

 

Même inintelligence entêtée chez son directeur :

 

Il ne pouvait comprendre comment il se pouvait faire que mon âme jouît de cette quiétude, et se reposât ainsi en Dieu en l'aimant. Et moi, je ne savais comment le lui donner à entendre, car je n'eusse pu me l'expliquer à moi-même... Il entrait en doute sur tout ce que je lui disais (4).

 

Il finit par lui dire et de tout son coeur, le digne homme :

 

« Ma fille, vous pensiez traiter ainsi avec Dieu, mais c'était

 

(1) Une mystique, pp. 12-16.

(2) Ib., p. 57.

(3) Ib., p. 51.

(4) Ib., p. 59.

 

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avec le diable... Vous êtes une pauvre fille perdue, qui avez trompé vos confesseurs... Gardez-vous, ma fille ! pour moi, j'ai grand'peur »... Je ne sais d'où cela provenait, je n'étais pas beaucoup ébranlée, au moment où il me disait ces choses.

 

Désolée malgré tout, et dans l'angoisse :

 

Il m'arriva même de dire avec grande désolation à une religieuse que je n'estimais heureuses que celles qui n'avaient jamais pratiqué... l'oraison (1).

 

Enfin elle rencontra un moine admirable, Dom Martin Gouffart, abbé de Saint-Denis-en-Brocqueroye, près de Mons. Rien de plus précieux que ce qui nous reste de leur correspondance.

 

Je suis fort peu propre à former les novices, d'autant qu'il les faut beaucoup exercer à la mortification... Et voilà ce à quoi je trouve le plus de difficulté, néon Père. Je suis d'un tel naturel que je ne sais donner de peine à personne, au moins volontairement. Je vois bien maintes fois, les trouvant dans tels ou tels exercices, qu'il y aurait là bon sujet de les mortifier; mais je n'ai pas le coeur de passer outre ; sur l'heure, il me vient quelque pensée, qui me porte à la douceur et à la bénignité en leur endroit, et qui m'en fait avoir compassion (1) .

 

Ou encore :

 

Voilà notre lettre toute pleine de tous côtés (2). Que la lecture n'en soit pas ennuyeuse à votre Révérence, car, lorsqu'elle m'écrit, et que le papier est couvert de tous côtés, j'en reçois d'autant plus de joie (3).

 

Il n'est pas moins humain. Il lui écrit, au sortir de je ne sais quel grave accident :

 

N'est-ce pas une pitié, ma chère Mère, d'avoir ainsi peur de la mort dans une vie si pleine de misères? Si vous m'en disiez autant de vous, croyez-moi, je vous ramènerais bien,

 

(1) Une mystique, pp. 67, 68.

(2) Ib., pp. 25o, 251.

(3) Ib., p 263.

 

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Et cependant, je ne puis pas impétrer cela de mon pauvre coeur pour moi-même. J'ai peur de la mort, et cependant je ne sais que trop bien que rien ne me sépare de mon bonheur que le terme de cette chétive vie. Est-ce donc que je n'aime pas cette Bonté infinie... ? Eh si, je l'aime! Ne veux-je pas la posséder? Peut-on aimer une chose, et ne la point désirer? Peut-on la désirer, et fuir sa possession ? Et néanmoins, voilà où j'en suis ; je suis semblable à celui qui veut être au delà du fleuve, et qui a le passage en horreur. Priez bien pour ce pauvre coeur, ma chère Mère, afin que Dieu lui donne l'assurance de passer sans crainte (1).

 

Encore un mot de lui, qui montrera combien l'étude des choses mystiques lui était familière :

 

Écrivez-moi... si, dedans ces recueillements, vous avez le plein usage de votre liberté, si vous avez la puissance de parler au divin Epoux, et de lui répondre quand il vous parle, ou bien si vous êtes plutôt en une façon pâtissante qu'agissante. Nous voyons dans les révélations de plusieurs saintes qu'elles avaient une grande liberté..., particulièrement sainte Gertrude, qui parlait au Bien-aimé comme si elle eût discouru avec son confesseur. Sainte Thérèse ne l'avait pas toujours, mais souvent néanmoins; aussi déclarez-moi cela bien particulièrement (2).

 

Il s'intéresse aux soucis financiers, et plus encore aux infirmités de la Mère. Il lui envoie la recette de « l'emplâtre vert », et si joliment que l'on a envie d'essayer.

Pour moi, dit-il,

 

ne me priez plus d'avoir soin de ma santé, car je l'ai toujours eu dès le ventre de ma mère, et je continue (3).

 

Elle lui avait demandé des agnus Dei. Il hésite « d'autant que les messagers ne portent pas volontiers des lettres ainsi farcies ». Et puis, les récollets et les capucins de Poperinghe n'ont-ils pas « leur boutique fournie

 

(1) Une mystique, pp. 282, 283.

(2) Ib., pp. 292, 293.

(3) Ib., p. 285.

 

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de ces dévotions ? » En revanche, il lui envoie une lettre de change pour ses étrennes :

 

Ce sera pour remettre une autre vache... en votre prairie, car vous ne pouvez pas vivre sans lait. Et, s'il y a quelque péril ou soupçon de maléfice, soit au jardin, soit aux étables, M. Deslions (le chapelain) y peut bien employer les exorcismes accoutumés en l'Eglise... Si vous nous étiez voisines, nous pourrions vous assister un peu plus souvent du grenier, de la basse-cour et d'autres choses...

 

 

Cependant, ces agnus Dei refusés le tourmentent. Il rouvre sa lettre :

 

Voici que j'ai trouvé quelques noms de Jésus, avec de la cire bénite au dedans, dont on se sert contre les sorciers. Appliquez-les, comme vous le trouverez bon, sur les portes ou ailleurs (1).

 

 

 

L'emplâtre vert, la vache, les cires bénites, le recueillement mystique, délicieuse harmonie pour qui sait lire! Nous n'avons de ce tendre moine que cinq lettres (mars-octobre 1646), et cela suffit pour que nous l'aimions. Il s'était promis, mais il n'a pas eu le temps, de publier les écrits et de raconter la vie de la Mère Deleloë (2).

 

(1) Une mystique, pp. 293, 294.

(2) Dans son livre sur la Dévotion au Sacré-Coeur, le R. P. Bainvel a bien fait une toute petite place à la Mère Delcloë, parmi les précurseurs de Marguerite-Marie, mais, à côté d'elle, il aurait dû au moins nommer Dom Gouffart. Celui-ci écrivait en effet à la Mère : « Dans votre relation du r8 octobre (1646), il y a qu'il faut tout rapporter et tout unir au Coeur de Jésus. Je ne sais si je vous entends bien; écrivez-moi par le premier courrier comment vous l'entendez et... pratiquez, et déduisez cela un peu plus au long, comme si vous en deviez instruire une novice par lettre ; car, depuis longtemps, j'ai une dévotion de ce genre, et je l'enseigne ordinairement, mais je voudrais bien savoir comme elle se doit pratiquer selon les désirs de Jésus, et puisqu'il vous l'a persuadée et commandée, il vous en aura aussi sans doute donné la méthode. » Une mystique, pp. 292, 293. Qui ne voit l'extrême intérêt de ce texte ? Dom Gouffart, qui a lu et relu sainte Gertrude, entrevoit très nettement que la dévotion qui commence à naître sera quelque chose de relativement nouveau.

A la fin du volume de Dom Bruno Destrée, il faut lire la lettre, vraiment extraordinaire, du jeune moine Robert de Saint-Bertin à la Mère Deleloë. C'est une véritable consultation, et des plus subtiles, sur la grâce. Après avoir répondu à une question passablement embarrassante de la Mère, Dom Robert interroge à son tour : « Mais je me trouve moi-même dans d'autres ténèbres desquelles je ne me sais expédier. Puisque l'homme ne sait (peut) cesser de suivre la grâce devant qu'elle cesse de tirer et d'opérer en nous, comment vient-elle à cesser d opérer, car il est assuré qu'elle ne cesse si ce n'est par notre faute, et parce que nous ne la suivons pas assez diligemment?... Je vous fais donc à ce sujet cette demande : puisque l'homme ne peut s'abstenir de faire le bien aussi longtemps, etc., etc..., comment est-ce que la grâce vient à cesser ? Je vous supplie, ma révérende Mère, de me donner un peu de lumière. » Ceci, vraisemblablement, entre 164o et 165o. Quel siècle étonnant!

 

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MARGUERITE RONDELET (1613-165o), née et morte à « Marche en Famenne, pays du Luxembourg (1) ». Bien que sa vie ne nous apprenne pas grand'chose, j'ai retenu avec amitié cette humble carmélite des Marches de l'Est, parce qu'elle m'a paru toute naturelle, toute vraie, et parce que sa langue, très curieusement correcte pour cette époque lointaine, est très expressive.

 

J'étais en la peine ..., disant : Bénite soit l'affliction, puisque c'est le bon plaisir de Dieu ; lui allant au devant, comme pour lui ouvrir, et lui donner l'entrée, disant : Entrez à la bonne heure ! Avec cela, je pâtissais et je la laissais faire tant que pour avoir l'intérieur déchiré... Mais, m'étant ainsi soumise, et la portant pour Dieu, elle changeait en consolation. J'ai pensé depuis que ce pourrait bien être une petite goutte de la tristesse que Notre-Seigneur endura au jardin (2).

 

On trouve citez elle une vive description des épreuves par où la plupart des mystiques doivent passer.

 

Au lieu de prier, c'était beaucoup que je pouvais faire le signe de la croix. De prendre de l'eau bénite, c'était aussi beaucoup. Encore me fallait-il efforcer grandement..., si je pourrais vaincre la pesanteur, car mes mains semblaient être de plomb ou enchaînées. Je prenais en mains une image, et, la levant en haut, c'était encore une de mes prières de dire : Seigneur, votre volonté soit faite et non la mienne ! Cela était

 

(1) La vie de Soeur Scholastique de Sainl-Élie, religieuse de l'ancienne et étroite observance de l'Ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel, par le P. Célestin de Saint-Simon, 1689 (L'exemplaire que j'ai eu entre les mains n'est qu'un débris : le titre manque notamment, mais le livre a dû être imprimé dans la région.)

(2) La vie, pp. 17o, 171.

 

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trop long, avant que de venir à la fin, je perdais patience et les forces me défaillaient; je ne pouvais dire que Fiat (1).

 

Elle confesse avec cette même naïveté si émouvante, si persuasive, si peu « littéraire », les doutes qui l'obsédaient coutre la foi.

 

Je ne sais qu'est devenu mon esprit... J'étais sans puissances de l'âme. II m'était avis, et certes il allait ainsi, lorsque j'avais fermé les yeux du corps, c'était tout fait... Ce que j'avais su des livres et du christianisme, je l'avais oublié, excepté qu'il me souvenait de deux ou trois choses d'importance, comme de ce que Dieu est bon, de ce qu'il avait pardonné à la Madeleine,

 

Qui Mariam absolvisti! On n'exagérera jamais l'action de cet évangile sur les âmes ;

 

et qu'il se plaît dans nos abaissements... Voire même, cette pensée m'arrivait bien que la chose n'allait point comme on disait de la gloire du paradis, ni de la vision de Dieu... Il me venait une tentation qu'absolument je ne devais pas croire que Dieu était en la sainte hostie, que c'était un abus, que l'on se faisait tous accroire ainsi, qu'il n'y avait point d'apparence que Dieu fût sous un rond de pain (2).

 

Elle s'acharne à donner à son directeur une idée exacte et complète de ce qu'elle éprouve :

 

J'ai expérimenté très souvent une sorte de peine... C'était une inquiétude grande, une chose qui afflige l'intérieur, qui transit, qui démolit, qui travaille et scie, sans que j'en puisse dire beaucoup davantage..., sinon que cela affine l'estomac en sorte qu'il semble être martelé de grands coups... J'ai discerné bien clairement la descente qu'elle (cette peine) a faite, et le coup que l'estomac semblait soutenir avec la peine intérieure ; je l'ai ressenti à l'endroit du coeur... Un démolissement, un découpement, ou, pour mieux dire, tout comme le moulin moud (3).

 

(1) La vie, pp. 176, 177.

(2) Ib., pp. 158, 163.

(3) Ib., pp. 2oo-3o2.

 

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Achevons sur un trait douloureux, tendre et charmant

 

Une fois, il me fut avis que je descendais en enfer, et il me semblait que j'enfonçais petit à petit. Je me souhaitai lors aux pieds de ma Révérende Mère pour les embrasser, afin de m'arrêter et empêcher de descendre (1).

 

Ce n'est rien qu'une âme, mais ce rien, vous le chercheriez en vain dans nombre de vies plus éclatantes : rien que de la poussière de lavande, mais qui a gardé son parfum.

 

FRANCOIS MATHON (1618-1708), né à Broye en Picardie, mort à Amiens (2). Collège de Navarre. Docteur en 1641 ; chapelain du Carmel d'Amiens de 1666 à sa mort. Très original, sinon excentrique, d'ailleurs très profondément

spirituel. Il citait constamment saint François de Sales. « S'il y avait quelque défaut à reprendre en lui... c'est qu'il ne mesurait pas assez sa joie sur la règle du Sage, qui défend d'élever la voix en riants. » Mélancolique, néanmoins, et parfois torturé jusqu'à être tenté de suicide — « Tu sais bien le chemin du puits ». — Il disait : «Souvent des religieuses se plaignent de ne pouvoir méditer ; c'est que Dieu les appelle à la contemplation » (4). Il disait encore : « Ne parlons pas du paradis, ni de l'enfer, comme on en parle, mais parlons d'aimer Dieu pour lui-même » (5). Malgré sa jovialité ordinaire, il s'était créé l'obligation « de prendre un air rebutant lorsqu'il parlait à des religieuses » (6). Je ne lui en fais pas mon compliment. « Une paire de souliers sans façon, extraordinairement grands et larges, dont l'empeigne était toute découpée, à cause que la goutte lui avait tourné et rendu

 

(1) La vie, pp. 186, 187.

(2) La vie, l'esprit, les sentiments de piété du vrai serviteur de Dieu M. François Mathon... recueillis par le Père Postel, chanoine régulier de Saint-Jean d'Amiens, Ordre de Prémontré, Amiens, 171o.

(3) Ib., p. 25.

(4) Ib., P. 144.

(5) Ib., p. 401.

(6) Ib., p. 177.

 

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crochus tous les doigts des pieds ; un petit rabat, toujours un peu chiffonné, parce qu'il ne l'ôtait pas, comme font communément MM. les Ecclésiastiques, quand ils se revêtent des ornements pour dire la messe ; et en hiver, un petit manchon à la jésuite (1). » Autour de lui — et, peut-être de son Carmel — on entrevoit tout un petit monde de mystiques, très fervent, et où les originaux ne manquent pas : le chanoine Rogeau, fort jovial ; un autre chanoine, M. Bacouël, grand directeur ; M. Obry, confesseur des visitandines ; un « solitaire », M. du Crocq ; M. Lucas de Rommeval, prêtre, « maître et directeur des Enfants Bleus (orphelins) » ; chez les Prémontrés, le P. Simon Débonnaire, le P. Jean Villiers, le P. Postel, son biographe. Mathon avait une soeur à Notre-Dame de Moreaucourt (près d'Amiens, dépendance de Fontevrault), et, dans ce même monastère, une vieille amie très chère, et très sainte, la Mre Marie Cornet, propre soeur du plus fameux Nicolas. A Amiens encore, une cousine, Mme de Suin, vouée aux bonnes oeuvres et à la « contemplation » (2). « J'ai confessé, disait-il, et dirigé une bonne âme, Marie Gauthier..., qui faisait sans peine les deux et trois heures d'oraison par jour..., et ce n'était qu'une pauvre femme du commun. » En voilà assez pour suggérer à quelque chercheur un volume sur la Picardie mystique.

 

MARIE DORIZY (1639-1679), née et morte à Verzet, près de Vitry-le-François (3). Paysanne de condition relativement

 

(1) La vie, pp. 184-185.

(2) Une nièce de Mathon, Mlle de Rouvray, veillait sur lui, notre saint homme étant incapable de s'occuper des choses terrestres. On le voit tour à tour pris en pension chez des amis. Puis on adopta ce curieux régime : pour les jours maigres, les carmélites lui passaient sa portion « par un petit tour qu'(il) avait fait lui-même à la muraille ». Pour les jours gras, Lucas de Rommeval se chargeait de tout. Avec cela, d'étranges terreurs : « Une crainte de M. Mathon était qu'il ne vint à perdre l'esprit, et à s'oublier dans sou lit et d'avoir besoin de mains étrangères pour lui rendre les services que les nourrices rendent à leurs nourrissons. » La vie, p. 236.

(3) Ernest Jovy. Une mystique en pays perthois au XVIIe  siècle, Marie Darizy de Verzet... Vitry-le-François, 1913.

 

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aisée. Nous ne la connaissons que par un précieux manuscrit, publié par M. E. Jovy, et qui a pour auteur un prêtre de la région. « J'ai écrit, dit celui-ci, toutes ces merveilles sans fard et avec vérité, comme je l'ai appris et vu de la servante du Seigneur, la première année de ma prêtrise, n'étant point encore instruit de la théologie mystique. A présent, je me souviens, dans ma vieillesse, que j'ai écrit trop peu, que j'ai vu beaucoup plus, et que j'ai senti des choses plus grandes que je ne peux dire, ni écrire (1). » Marie « parlait si saintement et avec tant de science de ces grâces (mystiques) qu'elle représentait une nouvelle Thérèse. Elle, qui ne connaissait pas les livres de sainte Thérèse, elle ne parlait que de ce qu'elle avait goûté, elle ne disait que ce qu'elle savait par une heureuse expérience (2) ». « Le livre le plus savant qu'elle lisait, était la théologie mystique qu'elle avait reçue de Dieu (3) ». « Après le ravissement, une boule de feu restant dans son âme exténuait les forces presque manquantes de son corps malade (4) ». Très curieuse expression, et qui vient d'elle. « Que mon âme, disait-elle, enflammée d'une boule ardente d'amour, quitte mon corps (5). » « Souvent elle vit une boule de feu dans l'Eucharistie (6) ». « Elle tira un profit avantageux de la lecture du Cantique des cantiques, dont elle avait appris le sens du Saint-Esprit. Quand on l'interrogeait de ce livre, elle en disait des merveilles surprenantes (7) ». Enfin, ces paroles deux fois remarquables chez elle, qui n'a quasi rien lu, et qui ne peut être soupçonnée de psittacisme dévot. « Souvent... elle s'écriait : « Grand Dieu..., quand vous m'auriez

 

(1) Une mystique, p. 33.

(2) Ib., p. 3o.

(3) Ib., p. 29.

(4) Ib., p. 24.

(5) Ib., p. 25.

(6) Ib., p. 23.

(7) Ib., p. 22.

 

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destinée au feu éternel, quand vos jugements... m'y auraient condamnée, je ne vous abandonnerais jamais, je ne cesserais point de vous aimer, je ferais de l'enfer un paradis (1). » Poésie savante de Jean de la Croix, naïf cantique d'une femme qui « conduisait la charrue », c'est leur refrain à tous.

 

ÉLISABETH (DE RANSAING) DE LA CROIX 1582-I649), née à Remiremont, morte à Nancy. Terrible histoire (2) : le magicien Poirot, lui ayant jeté un sort, fut exécuté et brûlé à Nancy, le 7 avril 1622. M. Boudon, qui a écrit sa vie, a bien connu la Mère Elisabeth, alors supérieure du Refuge, à Nancy.

 

AGNÈS DAUVAINE (1602-1665), née en Lorraine, morte à Paris (3). La famille vient d'Auvergne. Le père d'Agnès était maître d'hôtel du duc de Vaudeinontet premier écuyer de la duchesse. « Ce chevalier chrétien avait une sainte pratique ; lorsqu'il prenait le matin son épée, il en baisait toujours la garde (4). » Elle entre en 1618 chez les annonciades de Nancy, et est envoyée à Paris, en 1622, pour y fonder une maison du même Ordre. « Le voeu de n'être jamais vues de personne et de ne voir jamais personne est l'essence et le propre esprit » des annonciades. Les Parisiens, race curieuse, trouvaient ce voeu ridicule. Lettres au pape afin d'obtenir l'autorisation de pénétrer dans le couvent. Agnès tient bon, refusant même l'entrée à qui montrait une autorisation de l'archevêque. Mille ennuis, persécutions et calomnies, sur lesquels nous

 

(1) Une mystique, p. 27.

(2) Le triomphe de la croix en la personne de la V. M. Elizabeth, fondatrice de l'Institut de N.-D. du Refuge des vierges et filles pénitentes, par H.-M. Boudon, Liége, 1686.

(3) La vie de la V. M. Agnès Dauvaine, l'une des premières fondatrices du monastère de l'Annonciade céleste à Paris... composée par un Père de la Compagnie de Jésus, ami de l'Ordre, Paris, Michallet, 1675.

(4) La vie, p. 3.

 

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sommes mal renseignés. Il semble bien que sa communauté n'y ait pas été étrangère. Un jour, à la grille, la mère d'une novice qu'il avait fallu congédier ; « O Lorraine, Lorraine, c'était bien à faire à vous à venir ici pour gouverner des Françaises et faire la maîtresse dans une maison... dont on vous chassera bientôt, après qu'on vous aura connue ». Le jour de l'an venu, Agnès se vengea de cette darne, « en lui envoyant... un couple de forts beaux bouquets de fleurs artificielles, qu'on fait dans le monastère et qu'on envoie aux meilleurs amis (1) ». Le célèbre P. Jacquinot « disait communément qu'il avait connu deux saintes en sa vie, l'une la V. M. Marguerite d'Arbouze, l'autre la M. Agnès Dauvaine (2) ». Et le P. Caussin, non moins célèbre, « a souvent dit que, si elle eût voulu se produire au dehors, elle eût attiré l'attention de tout Paris, et eût eu à sa grille les personnes les plus spirituelles pour l'entendre (3) ». Elle devait parler fort bien, en effet, si j'en juge par ses lettres. En voici une où elle demande à je ne sais quel religieux de faire pour elle et ses soeurs un traité sur la clôture :

 

Notre sainte clôture est pour nous unir à ce Verbe enfermé dans son humanité sacrée, laquelle peut être dite le vrai cloître de Dieu ; comme aussi pour honorer son ascension dans le sein de son Père, d'où il aide les âmes sans être vu d'elles...

Dieu, de toute éternité, est et sera renfermé en soi-même, et quoiqu'il se soit communiqué en créant, en justifiant et en glorifiant les âmes, il est partout toujours comme dans un cloître auguste, où il est inaccessible à toute créature... Enfin, quand Dieu se donne à l'âme au très saint Sacrement, il est voilé des accidents du pain. Et, en toutes  communications, où les sens et la raison ne voient et ne connaissent rien, c'est toujours où il fait mieux ressentir ce qu'il est... Ces considérations

 

(1) La vie, pp. 3o8, 3o9.

(2) Ib., p. 367.

(3) Ib., p. 373.

 

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et d'autres semblables... doivent nous porter à priser et à chérir notre état (1).

 

Le sublime était familier à ces femmes inconnues. Et voici pour Sainte-Beuve : A sa mort, « son visage fut tiré en moule par la R. M. Angélique de Saint-Jean, religieuse de Port-Royal, qui était pour lors en ce monastère de l'Annonciade céleste — on sait pour quelles raisons. Et en vérité — c'est un jésuite qui parle — on raconte avec beaucoup de reconnaissance que cette fille habile et adroite parfaitement en cet art de tirer en plâtre et en cire des visages, s'offrit très volontiers à rendre cet office de charité à la communauté..., voyant l'estime générale qu'on avait de la sainteté... de cette digne Mère (2) ».

 

MECHTILDE DU SAINT-SACREMENT (Catherine de Bar) (1614-1698), née à Saint-Dié, morte à Paris, et ANNE-BERTHE DE BÉTHUNE (1637-1689), abbesse de Beaumont-lez-Tours : si intéressantes, l'une et l'autre que, si je commence à parler d'elles, je ne saurai plus m'arrêter (3). D'ailleurs, elles sont bien connues ou peuvent l'être aisément. La seule mention des personnages qui paraissent dans ces deux vies nous demanderait plusieurs pages.

 

MARIE-THÉRÈSE ERARD (1652-1699), morte à Nancy, supérieure du Refuge(4). M. Boudon dit « que la Mère Marie-Thérèse était la personne qu'il connut la plus

 

(1) La vie, pp. 272, 273.

(2) Ib., pp. 348, 349.

(3) Vie de la V. M. Catherine de Bar, dite en religion Mechtilde du Saint-Sacrement (par l'abbé Duquesne), Nancy, 1775; fort bien composée, inférieure néanmoins à Vie de la T. R. M. Mechtilde du S. S., fondatrice de l'Institut des bénédictines de l'Adoration perpétuelle du T. S. S., par M. Hervin et M.M. Dourlens, Paris, 1883. La Lydwine de Touraine. Anne. Berthe de Béthune..., étude mystique, par le chanoine H. Boissonnot, Tours et Paris, 1912. Le chanoine Boissonnot nous promet de reprendre le travail de M. Hervin : il possède en effet 2400 lettres inédites de la M. Mechtilde. Dans sa Lydwine de Touraine, il a publié les lettres de Mechtilde à Anne de Béthune, document des plus importants.

(4) La vie de la R. M. Marie-Thérèse Erard, supérieure du monastère de Notre-Dame du Refuge de Nancy, Nancy, 1704.

 

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élevée en grâce et la plus savante dans la vie intérieure (1)». Chez elle, « l'amour divin avait pris la place de l'amour-propre ; elle s'en était fait un état de vie par engagement et par son association à la Confrérie du pur amour (peut-être une des confréries fondées par Boudon). Les règles de cette société sainte étaient de tout faire et de tout souffrir par le motif du pur amour; d'anéantir ses inclinations naturelles... et de ne s'appliquer qu'à l'augmentation de la gloire de Dieu. Elle introduisit dans sa maison ces maximes sublimes... Dans cette même vue, elle érigea une chapelle dans la clôture sous le nom du Sacré-Coeur de Jésus..., devant laquelle, tous les matins, elle y faisait réciter les litanies en communauté ; et, chaque vendredi des Quatre-Temps, elle avait coutume de faire chanter la messe du Coeur de Jésus dans l'église (2). »

 

II. — PARIS

 

MADELEINE DE NEUVILLETTE (1610-1657), née et morte à Paris. Elle a bien connu Cyrano de Bergerac et l'a soigné pendant sa dernière maladie (3). « Son père se nommait Guy Robineau, et sa mère Marie de Mogorny. Ayant atteint l'âge de vingt-cinq ans, (elle) fut mariée à M. Christofle de Champagne, baron de Neuvillette. » Six ans de vie mondaine. « Elle était si difficile à contenter pour la table, qu'il fallait que ses mets ne fussent pas seulement

 

(1) La vie, p. 53.

(2) Ib., pp. 92, 93. « On la fit passer dans le monde pour une fille mal réglée, qui... entretenait avec une certaine personne de considération un mystérieux commerce d'infamie. Les libelles diffamatoires volèrent aussitôt par la ville; ils pénétrèrent jusqu'en Bourgogne, d'où on les lui renvoya. » La vie, pp. 112-114. Ainsi, pour Boudon, et tant et tant d'autres. Je me demande parfois si le XVIIe siècle n'aurait pas été l'âge d'or de la calomnie et des libelles.

(3) Recueil des vertus et des écrits de Mme la baronne de Neuvillette, décédée depuis peu dans la ville de Paris, par le R. P. Cyprien de la Nativité..., carme déchaussé, Paris, 1660. Dédicace à « Mme de Pontac, première présidente à Bordeaux », une amie du P. Surin.

 

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savoureux au goût, mais encore agréables à la vue. » Ainsi parle son biographe, le P. Cyprien de la Nativité, carme : korrescit referens. « Ses études... avaient pour objet l'agencement d'un collier, l'artifice d'une coiffure, la composition d'un geste et la mignardise d'une chaussure ; en quoi elle était si curieuse qu'on s'arrêtait pour la considérer, et en prendre la mode. Et où les plus grandes en qualité se contentaient de faux or et de faux argent — tiens! tiens! qui le lui a dit ? — il fallait que pour elle tout y fût vrai et de bon aloi... Un esprit brillant... » Pas jolie, mais s quelque chose qui la tirait hors du commun, bien que, sur les dernières années de sa vie — quand le P. Cyprien l'a connue — elle était tellement changée qu'elle semblait n'avoir pas été trop partagée de beauté en sa jeunesse (1) ». Hélas! on en pourrait dire autant de son esprit. Ses lettres sont d'un solennel, d'un vide enfin qui les rendent illisibles. Il y a chez elle de la précieuse, de la dévote, au sens lamentable du mot, et de la sainte. Curieux et rare mélange. Quant à son biographe, s'il nous amuse parfois, c'est bien malgré lui.

Déjà travaillée par les exhortations de M. de Renty — lui encore! nous le retrouvons partout, comme Vincent de Paul (2) — elle se convertit pour de bon, en apprenant, et de Renty lui-même, chargé de ce funeste message, la mort de son mari, « lequel retournant du siège d'Arras, fut surpris par une embuscade, et tué sur la place, sans recevoir l'absolution d'un prêtre ». Elle en conçut une si grande angoisse que, « craignant pour cette âme une damnation éternelle, elle offrait à Dieu son salut pour celui de son mari,

 

(1) Recueil, pp. 16, 17.

(2) Voici le début, l'exorde, d'une lettre adressée à la baronne par M. de Renty: « Madame...Or, comme vous êtes une amante très agréable à Notre Seigneur, je désire consulter avec vous, et par l'union de la différence de votre esprit et du mien, et des grâces que Dieu diversement anus distribue, que votre sublimité et force soutienne ma faiblesse... Je dis ceci simplement et du plus candide sentiment de mon coeur. » (Recueil, pp. 98, 99.) Son biographe, ses directeurs, elle même enfin, personne qui parle « simplement » dans l'histoire de cette mystique.

 

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acceptant d'être confinée dans les enfers, pourvu qu'il joua de la béatitude. Mais son directeur lui dit qu'elle ne pouvait pas demander cet échange, lequel aussi est contraire à l'ordre de la charité, qui nous oblige à nous préférer if tout le reste du monde. Ce n'est pas, toutefois, qu'on doive présumer que son mari fût en mauvais état (1). » Dans la suite, elle ira plus loin. Sortant « de soi-même pour entrer toute en Dieu, et unissant sa volonté à la divine,, elle approuva et ratifia (la) condamnation (de son mari), au cas qu'il eût été jugé de la sorte au tribunal de le justice éternelle (2) ». Comme on voit, il ne s'agit plus là, de ces « suppositions impossibles » — acceptations hypothétiques de l'enfer — familières à tant de mystiques et qui scandaliseront plus tard Bossuet; il s'agit d'un consentement, et moins chimérique et, si je ne me trompe, aussi douloureux. Pour elle-même, « elle étai si enflammée de l'amour divin, et si accoutumée à le pureté de l'amour, que les pensées du purgatoire, de le mort, de l'enfer, de l'éternité ne la touchaient point (3) ».

« Elle s'en allait aux cachots de la Conciergerie, visiter (les) pauvres criminels » et les préparer à bien mourir. Après quoi, « ils estimaient le supplice de la roue comme un rien..., disant que, si le Roi leur envoyait leur grâce., ils ne l'accepteraient point pour jouir de celle de Dieu a. Ainsi, pour un jeune homme « qui fut rompu près de Saint-Cloud... Ses discours étaient célestes... Le jour de son supplice, après lui avoir fait part de son dîner, et le confesseur qu'elle lui avait amené lui ayant servi de contrôleur en ce dernier repas, lui conseillant de manger peu, de peur que la fumée des viandes n'obscurcît son entendement et n'émoussât cette vigueur angélique, avec laquelle il produisait des actes et prononçait des oracles

 

(1) Recueil, pp. 24-27

(2) Ib., pp. 173-174.

(3) Ib., p. 49.

 

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presque inouïs pour cette extrémité, et qui faisaient pleurer tout le monde ; cette pieuse Amazone, l'ayant vu monter sur l'échafaud, et se tenant dans la presse, comme une sainte Félicité, qui attendait parmi les bourreaux l'issue du combat de ses chers enfants, lui faisait de fois à autre un signal avec son mouchoir, pour le faire souvenir d'élever son coeur à Dieu... » Et le bourreau continue : « Mais hélas! que ce mouchoir et ces signes sans paroles et sans bruit expriment de merveilles !.. Courage, mon cher frère... (et tout un discours)... Arrêtez ici, je vous prie, mon cher lecteur... O crions, crions que nous avons trouvé une femme forte, et une femme qui a jeté la confusion dans la maison de Nabuchodonosor (1)... »

Nous ne les suivrons ni lui, ni elle dans leurs dissertations mystiques, fort alambiquées et encore plus banales. A bout de patience, on en vient à douter d'une vertu qui fut néanmoins très réelle et très haute. Chose plus grave, elle ne raffine le plus souvent que sur de très médiocres incidents. Papotages de dévote amplifiés sur le mode majeur. C'est là d'ailleurs, après tout, ce qui fait le réel intérêt du livre. Le romancier et l'historien y trouveront une foule de détails pittoresques sur la vie parisienne, les avocats et les procureurs, au temps de Louis XIII ; ils y trouveront aussi, par endroits, matière à s'édifier grandement.

 

ÉLISABETH (DE BAILLON) DE L'ENFANT-JÉSUS (1613-1617), dominicaine, née et morte à Paris (2). Exquise et parfaite. Dirigée par le Père Saint-Jure et par M. de Renty, elle aurait dû trouver place dans notre volume sur l'école française, si celui-ci n'eût été si gros. Un peu déconcertées

 

(1) Recueil, pp. 78, 83.

(2) La vie de la V. M. Elizabeth de l'Enfant-Jésus, religieuse de l'ordre de Saint Dominique au monastère de Saint-Thomas d'Aquin à Paris (par Marie-Madeleine de Mauroy), Paris, 1680. Excellent livre.

 

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par son oraison sublime, ses supérieures l'obligèrent un jour « de parler à un grand serviteur de Dieu et fort éclairé dans ces sortes de voies » ; mais..., « comme elle s'aperçut de l'estime qu'il avait pour elle, elle s'en sépara promptement et dit à une personne de confiance qui lui en demandait la raison : « Il fait des merveilles de tout

ce que je lui dis (1) ». Ces deux mots en disent plus long que cent pages de panégyrique. Comme nous l'avons déjà rappelé, ce fut le P. Saint-Jure qui lui donna pour directeur M. de Renty (2). Union très étroite. Il lui écrit : « Je ressens en mon coeur la réalité de votre coeur tout sien », c'est-à-dire, tout à Dieu (3). « Il lui donnait liaison avec toutes les saintes âmes qu'il connaissait; les principales sont la Soeur Marguerite du Saint-Sacrement, la Mère de la Trinité, la Mère Thérèse de Jésus (toutes les trois) carmélites de Beaune, et Monsieur de Bernières, qui avaient tous des voies très sublimes (4). Bernières devint son directeur après la mort de Renty (5). C'est, nous assure-t-on, sur les mémoires de la Mère Elisabeth, que Saint-Jure a composé la vie de Renty (6). Elle écrit dans une de ses « redditions de compte » :

 

J'ai bien de la peine à demeurer à l'office et à le dire, car les veux et la bouche se ferment, les sens sont tout interdits et le corps tout abattu ; de façon qu'il me faut faire une violence étrange pour me tenir debout, et il faut à la fin, si cela dure un peu de temps, que le corps se jette par terre, pour laisser passer cette divine opération.

 

(1) La vie, p. 163.

(2) Cf. (voir plus haut, p. 23o).

(3) La vie, p. 165.

(4) Ib., p. 169.

(5) Ib., pp. 179, 180. Il faut donc ajouter la Mère Elisabeth aux disciples de Bernières énumérés dans l'ouvrage de M. Souriau.

(6) La vie, pp. 179, 180.

(7) Ib., p. 111. Cf. plus haut, p. 166, une confidence analogue sous la plume de Marie de l'Incarnation.

 

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Saint-Jure, très sage, lui écrivait à ce sujet :

 

Dans ces grandes motions, prenez garde d'en modérer l'excès, particulièrement en ce qui touche le corps, le tenant tranquille autant que vous le pourrez, attendu même que plus les opérations spirituelles sont pures et parfaites, moins entrent-elles dans les sens, comme il paraît évident en Notre-Seigneur et en Notre-Dame (1).

 

Il va sans dire que la Mère Elisabeth appartient, comme tous les mystiques, à la confrérie idéale du Pur Amour : « Ce regard de mon âme vers son Dieu, écrivait-elle, doit être pur, sans mélange d'aucun intérêt (2) ».

 

 

FRÈRE LAURENT DE LA RÉSURRECTION (Nicolas Hermann) (?-1691), né à Hérimesnil, près de Lunéville, mort à Paris (3). Simple frère convers, et qui fut vénéré de tout Paris. Exclusivement mystique et des plus élevés, le F. Laurent n'a pas d'autre souci que le royaume de Dieu. Soldat, ermite, enfin carme déchaussé, au couvent de Paris, où il fut, pendant trente ans, chargé de la cuisine. A force de multiplier « des actes de foi et d'amour », il parvient à un état dans lequel, écrit-il, « il me serait aussi peu possible de ne point penser à Dieu qu'il m'a été difficile de m'y accoutumer au commencement (4) ». Il s'agit là, sans

 

(1) La vie, pp. 107, 108.

(2) Ib., p. 133. Je signale la Mère Elisabeth aux historiens de la dévotion au Sacré-Coeur. « Il m'a ouvert son coeur divin et m'a fait voir l'amour infini qu'il a pour moi. » Ib., p. 122. Liée avec Renty et les carmélites de Beaune, elle a aussi propagé la dévotion à l'Enfant Jésus, mais comprise à la façon de Jeanne Perraud. (Cf. tome III, pp. 569, seq.) : « Elle fit faire un grand nombre de figures de cire de toute grandeur, qui représentaient ce divin enfant. Elle le chargeait toujours d'une croix, et prenait plaisir à habiller et à orner ces figures, en sorte qu'elles pussent plaire et toucher le coeur par les yeux. » La vie, p. 24o.

(3) Maximes spirituelles fort utiles aux âmes pieuses pour acquérir la présence de Dieu, recueillies de quelques manuscrits du Frère Laurent de la Résurrection, religieux convers des Carmes déchaussés, avec l'abrégé de la vie de l'auteur, et quelques lettres qu'il a écrites à des personnes de piété. Paris, 1692. L'abbé de Beaufort publia, en 1694, et avec une approbation très explicite de Noailles, un petit livre qui a pour titre : Moeurs et entretiens du F. Laurent... Cf. Corr. de Bossuet, VIII, p. 386.

(4) Maximes, p. 29.

 

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aucune espèce de doute, d'une expérience proprement mystique.

 

Je connais, écrit-il, une personne qui, depuis quarante ans, pratique une présence de Dieu intellectuelle, à qui il donne plusieurs noms : tantôt il l'appelle acte simple, ou connaissance claire et distincte de Dieu (1), quelquefois une vue confuse ou regard général et amoureux en Dieu, souvenir de Dieu..., attention à Dieu, entretien muet avec Dieu... Toutes ces manières... ne sont que des synonymes qui ne signifient qu'une même chose, (laquelle) lui est présentement comme naturelle (2).

 

« Si j'étais prédicateur, disait-il encore, je ne prêche» rais autre chose. » Rien de plus nécessaire, ni même de plus facile (3). Si quelque nécessité ou infirmité le détourne, pour un instant, de cette divine présence, on le « rappelle aussitôt » ; il répond à cet attrait par une vive élévation de coeur, et, au même temps, Dieu « se rendort et se repose au fond et centre de son âme (4) ».

Fénelon le cite à maintes reprises dans ses défenses, et non pas sans quelque malice, un de ses trois adversaires, l'archevêque de Paris, ayant chaudement approuvé le petit livre où se trouvent exposés les sentiments du F. Laurent sur le pur amour. Il assurait qu' « il s'était toujours gouverné par amour, sans aucun intérêt, sans se soucier s'il serait damné... ou sauvé... et (qu')il ne songeait ni à paradis, ni à enfer ». Bien qu'un peu outrées, ces formules ne sont plus pour nous surprendre. Mais en voici une qui me parait moins commune. « Il avait quelquefois désiré de pouvoir cacher à Dieu ce qu'il faisait pour son amour, afin que, n'en recevant point de récompense,

 

(1) Comme la suite le montre, il ne s'agit pas d'une connaissance conceptuelle. Ce qui est « clair et distinct », c'est l'expérience elle-même, le sentiment de présence.

(2) Maximes, p. 94.

(3) Ib., p. 118.

(4) Ib., p. 111.

 

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il eût le plaisir de faire quelque chose purement pour Dieu (1). »

 

III. — FRANCHE-COMTÉ, BOURGOGNE

 

ANNE-MARGUERITE CLÉMENT (1593-1661), née à Cléron en Franche-Comté, morte à Melun (2). Je ne puis que renvoyer le lecteur au beau livre que le chanoine Saudreau vient de consacrer à cette insigne mystique, déjà très intéressante en elle-même, et bien plus encore si l'on songe que son oraison est, en somme, d'après sainte Chantal elle-même, l'oraison ordinaire des visitandines. Voici un beau texte de la Mère Anne-Marie Rosset, cité par M. Saudreau à la fin de son ouvrage, et qui décrit à merveille la forme la plus haute de cette oraison :

 

Tout ce que je fais est de tenir mon esprit ferme en ce simple regard de Dieu, sans jamais faire autre chose, ni en l'oraison, ni hors de l'oraison, ni aux grandes fêtes... Je ne pense point aux mystères que l'Église nous représente, ni à l'éternité, ni à la mort, ni aux jugements de Dieu.

 

(1) Oeuvres de Fénelon, II, pp. 32o, 321. Le biographe de Laurent, l'abbé de Beaufort, vicaire général de Noailles, était un saint prêtre, mais qui manquait de caractère. Pour ne pas se brouiller avec l'archevêque, il publia — ou laissa publier sous son nom — une plaquette où il tendit de prouver, contre l'évidence, que le pur amour du F. Laurent est moins excessif que celui de Fénelon. De ces deux volumes, Fénelon ne cite que le second, lequel doit être d'ailleurs beaucoup plus explicite que le premier. « Depuis mon entrée en religion, disait Laurent, je ne pense plus ni à la vertu, ni à mon salut. » D'après lui, « toute sa vie n'était qu'un libertinage et une réjouissance continuelle ». Pense-t-on que M. de Cambrai eût écrit rien de pareil? « Je n'ai jamais approuvé des termes si forts, disait-il lui-même, mais je ne puis que louer le prélat (Noailles) qui a autorisé des expressions si naïves, où éclatent l'innocence, le désintéressement de l'amour et la joie au Saint-Esprit. » (Oeuvres, II, pp. 32o, 321.) Il aurait trouvé dans les Maximes ces deux ligues qui remettent tout au point : « Remarquez, s'il vous plaît, que, pour arriver à cet état, ON SUPPOSE DE LA MORTIFICATION DES SENS... Pour être avec Dieu, il faut absolument quitter la créature. » Maximes, p. 107. Vous voilà rassuré, j'espère, sur les moeurs du F. Laurent,

(2) A. Saudreau. Les tendresses du Seigneur pour une âme fidèle. ou Vic de la Mère Anne-Marguerite Clément, première supérieure des monastères de la Visitation de Montargis et de Melun. Paris, 1916. La première vie de la Mère Clément, composée en latin par le P. Galice, a été approuvée par le cardinal Bona, délégué par le Saint-Office pour l'examen de ce livre (1667)

 

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M. Saudreau fait sagement remarquer que c'est là une expérience extrême, et qui ne doit point servir de modèle. « La pensée des mystères, du ciel, des grandes vérités, écrit-il, est un secours précieux auquel il faut recourir au moment opportun... Sainte Chantal disait que Soeur Anne-Marie faisait des actes sans en avoir conscience. « Je lui en fais faire quelquefois », ajoutait-elle. » Elle en faisait certainement. Eh quoi! ne vient-elle pas de les décrire elle-même ? « Tenir » son esprit « ferme », n'est-ce pas un acte ? Elle continue :

 

Quand il m'en vient quelque pensée ou souvenir, ce qui est fort rarement, je l'anéantis en ce simple regard (anéantissement spontané, ou plutôt qui s'impose à elle). S'il plaisait à Dieu de me favoriser de quelques grandes lumières ou connaissances, CE QUI NE M'ARRIVE JAMAIS, je crois que je ne m'y arrêterais pas, mais j'irais à Dieu et me tiendrais toujours dans cette simplicité et nudité d'esprit.

 

A la bonne heure ! Elle ne se croit pas appelée à enseigner.

 

Quand il me t'ait sentir plus sensiblement sa sacrée présence, et avec plus de suavité, comme il m'arrive parfois, je ne m'amuse point à les sentir, savourer et regarder pour m'y plonger plus avant, mais je me tiens toujours là, à le regarder et à lui laisser faire... Ce regard se fait sans image ni représentation quelconque; il ne les pourrait pas aussi souffrir.

 

Eh ! pas plus qu'un cercle ne saurait souffrir d'être carré.

 

Il renverse tout ce qui n'est point Dieu pour le rencontrer; il ne sait pas même comment il le rencontre, ni comment il en jouit, ni comment il est occupé en lui. Il lui suffit que celui à qui ce regard s'adresse le sache, et qu'il sache aussi ce qu'il opère en l'âme, lorsqu'il l'occupe. (L'âme) n'a rien à faire de son côté que de le regarder, et recevoir ce qu'il lui donne, et ramener promptement son esprit en cette simple présence de Dieu, sitôt qu'elle s'aperçoit qu'elle est en dehors... L'âme... est perdue en Dieu avec toutes ses puissances ; elle ne voit ni

 

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ne doit plus se voir ni ses puissances... A lui de Vivre. d'agir et d'opérer en cette âme tout ce qu'il lui plaira. (Vie, par la mère Marie-Aimée de Rabutin, 1667, p. 7) 1.

 

M. Saudreau nomme dix visitandines qui ont et: la même expérience; il ajoute : « qu'il en pourrait citer beaucoup d'autres. »

 

MARGUERITE DE SAINT-XAVIER (1603-1647), née au Bourg-du-Mont-Saint-Jean en Auxois; ursuline à Dijon (2). Liée, comme quasi tous les saints de cette époque, avec M. de Renty (3). Nous avons jadis cité d'elle un mot charmant et aussi peu banal que possible. Quand je fus nommée supérieure, dit-elle, et que

 

notre directeur déclara mon élection, ma superbe commença à se réveiller..., me faisant voir que je passerais pour une ambitieuse, si je ne pleurais, comme (il est d'usage en de pareils cas). Je voulus essayer de donner quelques larmes, mais aussitôt je connus ma faute (4).

 

Une de ses visions :

 

Il me sembla que j'étais dans un verger, au milieu duquel il passait un petit ruisseau d'une eau si belle et si claire que je voyais le sable au fond; il y avait un arbre chargé de trois sortes de fruits (abricots, cerises, prunes)... Comme j'admirais cette merveille, on me dit, sans que je visse personne, que je devais hocher cet arbre, si je voulais avoir les fruits. Je le fis, et il en tomba quantité dans l'eau, et pas un sur la terre, ce qui m'ôta l'envie d'en amasser, crainte de me mouiller ; on me pressa pourtant d'entrer dans l'eau, ce que je fis avec répugnance, et en sortis le plus vite qu'il me fut possible. Mais

 

(1) Les tendresses du Seigneur, pp. 513-515.

(2) La vie de la V. M. Marguerite de Saint-Xavier... par le R. P. Jean-Marie (de Vernon). Paris, 1665. L'auteur, d'une prolixité et d'une banalité au-dessus de la moyenne, est bien connu.

(3) C'est en grande partie à cause de ce détail, que j'ai retenu la M. Marguerite. Il est grand temps que l'on nous donne une histoire critique de M. de Renty. Voici une piste de plus.

(4) La vie, p. 142.

 

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au lieu de me laisser essuyer, on me présenta une bêche pour fouir la terre, et on me dit qu'il y avait là un trésor... Je me mis à bêcher et... je vis paraître la tête d'un homme, qui était merveilleuse. Son visage était à moitié beau et éclatant... l'autre partie était bien différente; la chair basanée, maigre et ridée, et avait l'oeil perdu. Je me mis pourtant à genoux, me persuadant que c'était la tête de quelque saint, qui avait été martyrisé en ce lieu. Comme je la voulais révérer, elle disparut, et... il parut près de moi un homme si défiguré, que la frayeur... me fit tomber sur ma face...

 

C'était l'Homme de douleurs. Je ne donne pas cette page comme une perle, mais comme un document. Les psychologues en sentiront l'intérêt. Ainsi pour le détail assez bizarre qui suit. « Le chapelet des Gloria Patri qu'elle a composé a des rencontres fort mystérieuses. Récitant chaque jour ce verset 33 fois, pour honorer la T. S. Trinité par le souvenir des 33 années de la vie de Jésus..., elle avait intention de s'associer par ces trois onzaines aux onze mille vierges. Elle a observé que, disant ce chapelet tous les jours, depuis le 21 novembre, jour de la Présentation..., jusqu'à la fête de sainte Ursule.., 21 octobre, on trouve le nombre d'onze mille Gloria Patri (1). » Il y aurait tout un livre à écrire sur ces combinaisons de chiffres, qui ont occupé tant de mystiques.

 

PIERRE CHAUMONOT (1611-1693), né près de Châtillon-sur-Seine, mort à Québec (2). Un des rares missionnaires dont il nous soit facile d'entrevoir la vie intérieure, et que, par suite, j'aie le droit de m'approprier. Description des terres lointaines, moeurs des sauvages, aventures, en un mot anecdotes de tout genre, voilà ce qui fait l'objet de la belle, très belle « littérature, » consacrée à ces hommes

 

(1) La vie, p. 295.

(2) Un missionnaire chez les Hurons. Autobiographie du R. P. Chaumonot, de la Compagnie de Jésus et son complément, par le R. P. F. Martin, Paris, 1885. Livre mal bâti, délicieux quand même. Le texte de l'Autobiographie avait déjà été publié en 1869 par le P. Carayon dans sa curieuse collection de Documents inédits sur la Compagnie de Jésus.

 

 

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admirables (1). Il est vrai que certaines de ces anecdotes ont un caractère religieux assez accusé, celles, par exemple, qui nous racontent le martyre des missionnaires, nuis enfin nous laissent presque toujours ignorer la nuance particulière de ce sentiment. Nous savons d'avance, et l'on nous apprend quelquefois, que beaucoup de ces apôtres ont été d'insignes contemplatifs (2). Mais enfin nous voudrions plus de détails. L'autobiographie du jésuite Chaumonot nous satisfait sur ce point, et sur

beaucoup d'autres. C'est en effet un livre tout à fait savoureux.

 

J'ai eu pour père un pauvre vigneron, et pour mère une pauvre fille d'un maître d'école... Un de mes oncles, qui était prêtre, (m'apprit le latin)... II souhaita que j'apprisse le plain-chant, sous un musicien qui était de ma classe. Celui-ci me persuada... de le suivre à Beaune, où nous étudierions sous les Pères de l'Oratoire. Comme je ne voulus pas entreprendre ce voyage sans argent, je dérobai environ cent sols à mon oncle... Avec cela nous primes la fuite (3).

 

Il a bientôt fait son « apprentissage de gueux ». Piquant récit, à la Callot, de ses aventures en Italie. Enfin il entre au noviciat des jésuites italiens (1632).

 

Depuis ce temps-là, jusqu'en 1688 que j'écris ceci..., je n'ai expérimenté ni sécheresse, ni ennui, ni dégoût dans mes oraisons (4).

 

(1) Voici, par exemple, un de ces livres, et non des moins intéressants : La vie de Messire François Picquet (Lyon, 1626, Hamadam 1685), consul de France et de Hollande à Alep, ensuite évêque de Césarople, puis de Babylone, vicaire apostolique en Perse, avec titre d'ambassadeur du Roy auprès du Roy de Perse. Contenant plusieurs événements curieux arrivés dans les temps de son consulat et de son épiscopat dans les États de Turquie et de Perse, et dans les Eglises de ces deux empires. Paris, 1722. Quel titre! Mais rien pour nous. Notons cependant que ce très saint homme eut pour ami le non moins saint Malaval.

(2) Marie de l'Incarnation, qui s'y connaissait, nous apprend que plusieurs des Pères de la mission étaient parvenus aux états mystiques les plus sublimes.

(3) Autobiographie, pp. 3, 4.

(4) Ib., pp. 28, 29.

 

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Après son noviciat, il fut envoyé à Fermo, ce qui lui permit le pèlerinage de Lorette.

 

J'y fis rencontre d'un Père de France, qui faisait l'office de pénitencier. Il nie fit l'amitié de me donner... trois livres français, à condition que j'en lirais tous les jours un chapitre pour m'apprendre ma langue maternelle, que j'avais complètement oubliée... Je m'appliquais à cette lecture, où d'abord je ne concevais quasi rien (1).

 

Je laisse tout ce qui a trait à sa vie de missionnaire chez les Hurons, et j'en viens à la très curieuse lettre qu'il écrit en 1690 à une de nos anciennes connaissances, le P. Grasset, biographe de M. et de Mme Hélyot.

 

Mon révérend Père, d'abord que M. de Dénonville (gouverneur du Canada, de 1684 à 1689) m'entretint de la bénédiction que le bon Dieu donne aux livres spirituels que Votre Révérence a composés, je sentis un grand désir que le Saint-Esprit vous donnât la pensée de mettre en quelqu'un de vos écrits, qu'entre tous les motifs qui nous doivent exciter à l'amour du Sauveur, celui qui provient du ressentiment que nous avons de la gloire qu'il a procurée à notre Créateur, son cher Père, devrait être le plus puissant sur nos esprits ; ensuite, que nous l'aimassions plus ardemment pour avoir honoré l'auteur de nos vies autant qu'il le mérite, que pour tous les autres biens qu'il nous a faits. Je priai le dit sieur marquis de vous en parler, mais il s'en sera peut-être oublié.

Plusieurs réflexions que j'ai faites... ont contribué à cette même dévotion. La première, qui me toucha, il y a plus de quarante-six ans, fut celle-ci : Ego honorifico Patrem meun ; vos autem inhonorastis me : là où Notre-Seigneur ne reproche pas aux Juifs, qu'après tant de miracles, de guérisons, etc., au lieu de l'eu reconnaître, ils le déshonorent ; mais il les condamne de ce que, lui, honorant sans cesse leur souverain, ce qui le devrait rendre auprès d'eux plus recommandable que tous les miracles, ils n'avaient néanmoins aucun respect pour lui. En suite de cette réflexion, je pris résolution, pour contre-carrer ces impies, que je n'aimerais dorénavant le doux Jésus pour aucun motif davantage que pour celui d'avoir aimé et

 

(1) Autobiographie, p. 33.

 

 

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honoré infiniment son divin Père, mon adorable Créateur. Ce qu'ayant pratiqué, je ne saurais, mon Révérend Père, vous exprimer le grand profit que j'en ai retiré, et en retire de plus en plus chaque jour, et c'est ce qui me fait souhaiter que tout le monde expérimente cette manière d'aimer le Rédempteur (1).

 

Vous aurez reconnu,je pense, le théocentrisme de Bérulle, et de Condren, vécu et présenté de la manière la plus émouvante. Ce vieillard, parvenu à la fin d'une carrière héroïque, et suppliant les écrivains spirituels d'élever leurs lecteurs jusqu'à l'amour le plus pur, en vérité ceux qui s'étonneraient de l'admiration que cette lettre m'inspire, ou bien ne l'auraient pas comprise, ou bien n'auraient pas le sens du sublime.

 

MARGUERITE-MARIE ALACOQUE (1647-169o), née à Lhautecour, près de Vérosvres, en Charolais, morte à la Visitation de Paray-le-Monial, béatifiée en 1864, canonisée en 1921 (2).

A la considérer du point de vue de l'historien,

 

(1) Autobiographie, pp. 237, 238.

(2) Vie et oeuvres de la Bienheureuse Marguerite-Marie Alacoque, 3e édit. totalement refondue et notablement augmentée par les soins de Monseigneur Gauthey, archevêque de Besançon. Paris, 1915. (Dans le 1er volume, se trouve la Vie écrite par les contemporaines, les Soeurs Verchère, et de Farges; dans le second, l'Autobiographie de la sainte, document capital.) Cf. sur cette édition les remarques critiques de M. Cavallera, Bulletin de Littérature ecclésiastique (de Toulouse), a0 avril 1916.

Abrégé de la Vie de la Soeur M.-M. A..., de laquelle Dieu s'est servi pour l'établissement de la dévotion au Sacré-Coeur (1691) (par le P. Croiset, (lui avait bien connu la sainte). C'est la première Vie imprimée (réédition en 1865 par le P. Daniel).

La vie de la V. M. M.-M. A..., par Mgr Jean-Joseph Languet, ancien vicaire-général d'Autun, évêque de Soissons, membre de l'Académie française... Nouvelle édition conforme à l'édition princeps de 1729, avec notes par M. l'Abbé Léon Gauthey, vicaire-général d'Autun, précédée d'une épître dédicatoire à S. S... Léon XIII, par Mgr Perraud.... Paris, 189o. (Tout le monde sait le tapage mené par les jansénistes autour de ce livre. Languet l'a fait précéder d'un Discours (très intéressant) sur les vies miraculeuses des saints...) Cf. un appendice bibliographique sur les historiens de la Bse M.M. De ceux-ci nous ne retenons que les trois principaux.

Ch. Daniel S. J. Histoire de la Bienheureuse Marguerite-Marie. Paris, 1865 (4e édit. très augmentée en 1874). Bon livre. Le P. Daniel, lettré de race, est, à mon avis, un des meilleurs écrivains de la Compagnie, au XIX° siècle ; M. l'abbé Bougaud, vic.-gén. d'Orléans, Histoire de la Bienheureuse Marguerite-Marie, Paris, 1874, inférieur au précédent; Histoire de la dévotion au Sacré-Coeur de Jésus. Vie de la Bienheureuse Marguerite-Marie, d'après les manuscrits et les documents originaux, par Auguste Hamon, docteur ès lettres... Paris, Beauchesne, 1907. Livre excellent, au point de vue documentaire, mais à qui manque le rayon. L'onction même eu paraît laborieuse, l'onction surtout. Et puis l'auteur s'en tient gauchement à une sorte de compromis entre l'édification et la science. Il en dit trop, ou il n'en dit pas assez : « Les révélations, écrit-il, par exemple, et les faveurs extraordinaires soulèvent tant et de si délicats problèmes ! La bonne foi de la visitandine établie, — et il est impossible de la mettre en doute — il faudrait essayer de démêler si parfois, avant ou après l'action divine, avec l'or pur de la grâce surnaturelle ne s'est pas amalgamé quelque métal humain, découvrir et apprécier les influences subies, rechercher, autant que ces choses peuvent l'être, la nature des manifestations de Notre-Seigneur à sa servante. Questions périlleuses, et un peu troublantes... ; on en trouvera, dans les pages qui suivent, les principaux éléments, et le lecteur pourra, s'il le désire... se faire une opinion... » (p. III). Si fragile et si haute, si douloureuse et si exquise, il faudrait à Marguerite-Marie une seconde Mère de Chaugy pour biographe. C'est là, du reste, une des raisons qui m'ont décidé à ne rien dire sur elle. Cf. aussi les livres sur la Dévotion au Sacré-Coeur et notamment : Etudes sur le Sacré-Coeur. I Le Sacré-Coeur et la Visitation... par le P. E. Letierce, s. j., Paris, 1690 (riche en documents, mais dénué de critique ; La dévotion au Sacré-Coeur de Jésus. Doctrine, Histoire, par J.-V. Bainvel, 4° édit. Paris, 1917 ; L. Garriguet : Le Sacré-Coeur de Jésus. Exposé historique et dogmatique., Paris, 1920.

 

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Marguerite-Marie n'appartient pas aux présents volumes, son influence sur la piété catholique, ou, pour mieux dire, l'influence de ses disciples, n'ayant commencé à s'exercer que plusieurs années après sa mort. Nous y viendrons, quand nous aurons atteint le XVIII° siècle. Pour la contemplative prise en elle-même, on a déjà tant écrit sur elle que j'ai dît renoncer — oh! non sans de vifs regrets — à l'étudier ici. Il n'est pas permis d'effleurer un sujet si beau, et d'ailleurs si difficile. Ou de longues pages, ou le silence. Après quatre volumes sur « la conquête mystique », je n'avais pas le droit d'hésiter.

Il ne faut pas séparer de Marguerite-Marie son confident le plus intime, le V. P. CLAUDE DE LA COLOMBLEIIE (1641-1682), né à Saint-Symphorien-d'Ozon, mort à Paray-le-Monial (1). Un saint lettré. J'avoue que c'est la plus

 

(1) Les Sermons de La Colombière, publiés pour la première fois en 1864, et depuis souvent réédités. Oeuvres complètes, Grenoble, 1908. On publia aussi au lendemain de sa mort sa Retraite spirituelle, notes intimes de grande importance, que Michelet a parcourues sans les comprendre. Bonne réédition : Journal des retraites du V. P. de la Colombière. Grenoble, imprimerie du patronage catholique, 1899. Pour sa vie, il est toujours bon de consulter l'introduction aux sermons. De plus et surtout : Histoire du V. P. Cl. de L. C... complétée à l'aide de documents inédits, par le R. P. Pierre Charrier. Lyon. .894, ouvrage des plus intéressants, malheureusement vicié, en plusieurs endroits, par une sorte de fureur anti-janséniste. L'auteur dira, par exemple, de 1669 : « Année de douleur et d'humiliation pour les enfants de l'Eglise, qui virent triompher les jansénistes en mentant impudemment au pape et au roi. » (p. 63). L'Eglise a connu, même au XVII° siècle, de pires catastrophes, et, dans tous les cas, le sujet, très difficile, de la « Paix de l’Eglise » doit être traité avec plus de calme. « La foi et la vertu des religieuses n'étaient pas en bon renom... Des tilles qui ne communiaient ni à Pâques, ni à la mort... » (p. 70.) A propos des solitaires : « Des clercs, des prêtres, des gentilshommes se firent une vocation toujours condamnée dans l'Eglise véritable ( !!), et allèrent s'enfermer à Port-Royal... Pourquoi foulait-on ainsi aux pieds toutes les lois de la prudence chrétienne, tous les règlements qui protègent l'innocence des vierges réunies en communauté ?... Etrange monastère ! » (p. 7o). Dangereux voisins en effet que M. de Saci, que M. Ramon! Tout cela est intolérable. « L'innocence » des filles de Port-Royal n'était pas moins à l'abri que celle des filles de Fontes-nuit. « Le P. Desmares interdit depuis longtemps » (p. 76). Mot à double entente, d'où l’on pourrait conclure que le P. Desmares fut un mauvais prêtre. Simplement, on lui avait détendu de prêcher, défense qui fut faite à de très saints personnages. Desmares débitant « une morale galante d'un air coquet » (p. 77). Pas le moins du monde! On allait à ses sermons « comme à une réunion de parade... » (p. 77). !Ni plus ni moins qu'aux sermons de Bourdaloue. « Les jansénistes... ne gardent de la religion qu'un voile, sous lequel ils cachent leur rébellion » (p. 113). Mais non ! mais non! « Le Port-Royal de Paris, type diabolique des monastères jansénistes » (p. 184) etc. etc. Il est trop visible que, dans tous ces violents passages, l'auteur, d'ailleurs si compétent quand il ne sort pas des limites de son sujet, parle de ce qu'il ignore.

 

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humble de ses gloires, mais, comment la négliger, nous qui écrivons une histoire littéraire, dont le premier volume a pour titre : L'Humanisme dévot? De 1666 à 167o, le P. Claude vit au collège de Clermont (bientôt Louis-le-Grand) où, tout en étudiant la théologie, il est précepteur des fils de Colbert : Jean-Baptiste, marquis de Seignelay, futur ministre de la marine; Nicolas, futur archevêque de Rouen. « Le P. Bouhours l'avait précédé dans cet office, après l'avoir rempli auprès des princes de Longueville à Rouen; Bourdaloue et le P. Rapin avaient été chargés du même emploi en faveur des fils de Lamoignon ». Communauté magnifique : Recteur du collège, Étienne de Champs, le marteau des jansénistes; Scriptores : Labbe, Cossart, Garnier; parmi les professeurs, Louis le Valois et Charles de la Rue.

Plusieurs des renseignements qui suivent demanderaient

 

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à être contrôlés de plus près, mais il n'y a pas de fumée sans feu. Colbert, qui aimait peu les jésuites, aurait eu du goût pour La Colombière ; « il le menait souvent à Sceaux ». Belles relations, Patru entre autres. « En parlant, nous dit le panégyriste du P. Claude (préface des Sermons), il ne lui échappait jamais d'expression basse ou mauvaise... J'ose dire qu'il était un des hommes du royaume qui entendait le mieux notre langue. Je le dis sur le témoignage de M. Patru..., qui admirait les réflexions du Père... touchant les secrets les plus fins du style français. Cet excellent maître... a entretenu, durant plusieurs années, un commerce de lettres avec lui... Il semblait le consulter lorsqu'il répondait à des difficultés sur la langue (1). » Que n'a-t-on publié ces lettres ? « Le P. Bouhours était lié d'amitié avec le Père... et estimait son talent jusqu'à lui demander des conseils (2). » En 1670, disgrâce éclatante. M. Colbert était moins philosophe que Mazarin. Être payé ne lui suffisait pas ; il aurait aussi voulu qu'on s'abstint de le chansonner. « Un jour, raconte M. Dugas, étant entré dans la chambre du Père... (absent), il vit sur sa table un recueil écrit de sa propre main et ouvert. Il fut tenté d'y jeter les yeux, il y lut une épigramme sur la taxe des boules et lanternes... Elle finissait par ces deux vers :

Colbert est sorti de la boue,

Il craint encore d'y retomber...

 

« Vivement piqué, il demanda au supérieur de renvoyer ce Père dans sa province (3). » Professeur de rhétorique au collège de la Trinité (Lyon). Discours académique : Aetas litterarum aurea. Le siècle d'Auguste, naturellement.

 

(1) Histoire, pp. 59, 6o.

(2) Ib., p. 64.

(3) Histoire, p. 79. L'épigramme est vraisemblablement de 1667, date de la taxe sur les boues, mais elle pouvait bien courir encore en 1670, et le P. Claude la copier à cette date. L'histoire est d'ailleurs trop jolie pour n'être pas vraie.

 

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Il faut, je crois, que nous perdions l'espoir... de rendre en français, sans les amoindrir, les oeuvres des parfaits écrivains latins... Mais tendons toutes nos forces pour nous approcher le plus possible du mérite de ce siècle. Déjà tout est en progrès (1671) ; nos contemporains ne goûtent que ce qui a la saveur du siècle d'Auguste. La langue française n'a plus à désirer ni la douceur, ni le nombre, ni l'éclat, ni la majesté. Le nom français est devenu partout, à l'étranger, synonyme d'urbanité, de netteté, d'élégance (1).

 

Un autre discours : Laus Oratoris Galli. « On a rejeté les orateurs rustiques et puérils, qui faisaient retentir les chaires de leurs clameurs insensées... Progrès si rapide que personne ne pourrait plus supporter la parole de ceux dont les discours excitaient naguère l'admiration. » Avons-nous un Cicéron ? Je ne dis pas cela, mais que les choses en sont à ce point que nous pourrions en avoir un (2). Il n'ajoute pas que nous avons mieux que Quintilien, mais il le croit, et il transcrit de sa main les Réflexions de Rapin sur l'éloquence de la chaire. Il garde langue avec Paris. Bouhours, en train d'écrire contre Port-Royal, demande conseil à La Colombière. Celui-ci répond, et de très bonne encre :

 

Si, dans la réponse que vous ferez aux lettres dont on vous menace, vous trouviez occasion de dauber ces Messieurs sur la conduite des ouvrages qu'ils donnent au public, et surtout de leurs histoires, il me semble que ce serait une carrière admirable. Je n'ai rien vu de si ridicule en ma vie que d'attacher l'aventure de Dom Sébastien, roi de Portugal à la Vie de Dom Barthélemy (des martyrs; un des chefs-d'oeuvre de ces Mes-sieurs), et de raconter l'histoire de son passage en Afrique, sous prétexte que ce saint prélat pria Dieu pour le succès de cette entreprise, sans qu'il y ait eu d'autre part. Cela me paraît si plaisant que je ne puis m'empêcher d'en rire toutes les fois que j'y pense. Toute l'histoire du concile de Trente est

 

(1) Histoire, p. 91. N'ayant pas le texte latin, je donne la traduction du R. P. Charrier. Mais, pour faire plaisir à Patru, j'ai remplacé dignité par majesté.

(2) Histoire, pp. 92, 93.

 

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entrée en cette histoire à peu près de la même manière... Il est très certain que jamais personne ne s'est si fort éloigné de la bonne manière d'écrire l'histoire (1)...

 

Il ne s'en tient pas aux menues chicanes de Bouhours. Il a plus d'intelligence, plus de goût. La confrérie des critiques n'ayant pas encore de patron — nous abandonnons saint Jérôme à l'Académie des Inscriptions — en voilà un

tout trouvé. Car le Père Claude sera canonisé quelque jour certainement, et bientôt peut-être. Demain, s'il ne tient qu'à moi.

C'est là justement une des joies de son histoire. Cet ami de Patru, ce fervent des bonnes lettres, cet homme d'une politesse raffinée et parfaitement aimable, est aussi un saint, et des plus authentiques. Peu de temps après avoir écrit cette lettre à Bouhours (1674), il entre en retraite, — les Exercices pendant un mois — il y fait très allègrement le « voeu du plus parfait », et il le tiendra. Nous avons, par bonheur, les notes de cette retraite, et je les recommande vivement aux vrais curieux. Ils y apprendront à connaître le jésuite idéal — un autre Bourdaloue; ce serait déjà beaucoup — mais avec cet imperceptible je ne sais quoi qui manque à Bourdaloue, et qui distingue le saint. Une sainteté, non pas triste, comme on le dit trop souvent, mais plus grave que joyeuse.

 

Ce qui effraie pour l'ordinaire la nature, comme les prisons, les maladies continuelles, la mort même, tout cela, écrit-il, me paraît doux en comparaison de cette guerre éternelle qu'il faut se faire à soi-même, de cette vigilance contre les surprises du monde et de l'amour-propre, de cette vie morte au milieu du monde. Quand je pense à cela, je vois que la vie va me paraître furieusement longue, et que la mort ne viendra jamais assez tôt (2).

 

Le voilà presque défini, et avec lui, nombre de ses

 

 

(1) Histoire, p. 1o4. Par ces quelques citations, je montre assez le prix du livre du I'. Charrier.

(2) Journal, p. 37.

 

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frères. Sa plus grande misère serait une pente à la vaine gloire, mais surveillée avec une vigilance, et combattue avec une générosité de tous les instants. D'où une timidité quelque peu paralysante. Il écrira plus tard :

 

La crainte m'occupait entièrement, et je ne me sentais nullement porté aux actions de zèle, par l'appréhension où j'étais de ne pouvoir me sauver des pièges de la vie active... Aujourd'hui cette crainte s'est dissipée... Je ne nie sens plus tant de passion pour la vaine gloire... Les emplois éclatants ne me touchent plus, comme ils faisaient autrefois. Il me semble que je ne cherche plus que les âmes, et que celles des petits lieux et des villages mêmes me sont aussi chères que les autres. De plus, il s'en faut beaucoup... que les louanges et l'estime des hommes me touchent autant qu'ils faisaient autrefois... J'étais auparavant si importuné de cette tentation, qu'elle m'ôtait toute sorte de courage, et me faisait quasi perdre espérance de pouvoir faire mon salut en songeant à celui des autres. De sorte que, si j'avais été libre, je ne doute point que je n'eusse passé mes jours dans la solitude (1).

 

Son biographe veut que ce parfait jésuite ait eu quelques belles visions(2). C'est possible, mais rien ne le prouve, et je croirais plutôt le contraire. Quoi qu'il en soit, et, autant du moins que nous en pouvons juger, le P. de La Colombière n'est pas mystique, au sens rigoureux de ce mot. Rien ne trahit chez lui l'influence des grands contemplatifs de son Ordre, Lallemant, Surin ; il s'en tient à la méditation ordinaire, à l'oraison de « discours ». Des raisonnements, des aspirations, des actes.

C'est même, et pourquoi pas? la méditation d'un prédicateur. En voici une, prise sur le vif :

            Il n'y a que Dieu qui soit immortel. Tout le reste meurt (Rois, parents, etc.)... Les plaisirs des sens n'ont, pour ainsi parler, qu'un moment de vie. Seul immortel... Comme il est très simple, il ne peut mourir par la séparation des parties... Toujours bon... (D'où) le plaisir qu'on goûte à le

 

(1) Journal, pp. 17o, 172.

(2) Histoire, p. 111.

 

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posséder... est inaltérable... Dieu est parfait en tout sens (Développement : toutes les qualités, nul défaut)... D'où vient donc que nous ne l'aimons pas? Qu'est-ce qui peut justifier ce dégoût ? Quand on a trouvé quelque chose de fort accompli en quelque genre, on ne peut plus rien souffrir de tout le reste. Une belle voix, bien ménagée, nous donne un étrange dégoût des mauvais chanteurs; un homme qui se connaît en peinture, et qui a étudié... les originaux de Raphaël et du Titien, ne daigne pas arrêter les yeux sur les ouvrages des autres peintres. Quand on a vécu parmi d'honnêtes gens (M. Patru) et des personnes polies, on ne peut s'accoutumer à une conversation moins délicate et moins fine. (Transition) Dieu... non seulement parfait, mais encore... source de toute perfection (1).

 

Ainsi devait méditer Bourdaloue. Il se peut fort bien du reste que, chez le P. Claude, une expérience plus intime et plus directe de Dieu présent ait succédé parfois à cette suite logique de réflexions et d'affections, mais, encore une fois, nous n'en savons rien. Que néanmoins les adversaires du pur amour ne se hâtent pas de triompher. Autre chose est la grâce particulière de la contemplation, autre chose la consigne de l'amour désintéressé, proposée à tous les chrétiens.

 

J'espère... former des actes d'une véritable contrition, parce que je vois à peu près les motifs intéressés qui peuvent nous porter à la douleur de nos péchés; et, d'une volonté pleine, avec une entière délibération, je renonce à tous ces motifs (peur de l'enfer ; espérance du ciel, et autres). Je suis persuadé que Dieu est infiniment aimable, qu'il mérite seul d'être considéré, qu'il est juste que nous lui sacrifiions tous nos intérêts, pour ne songer qu'à sa gloire. Ou cela est possible, ou il ne l'est pas; s'il était impossible, Dieu ne me le conseillerait pas, ou ne m'ordonnerait pas de le faire; s'il est possible, avec sa grâce je le fais, car je fais et je veux faire sincèrement et de bonne foi tout ce que je puis (2).

 

Tout cela encore est très jésuite, si j'ose m'exprimer

 

(1) Journal, pp. 16o, 163.

(2) Ib., p. 34.

 

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ainsi. Telle est bien, par exemple, la décision inflexible, l'allure quasi-militaire d'un Père Olivaint. Ne croyez pas, toutefois, que nous abandonnions ce bel otage aux adversaires de la mystique. Le P. Claude est mort jeune, et à la veille, j'en suis convaincu, de rompre les chaînes qui le tenaient encore asservi aux méthodes de la prière commune. Il lui a manqué, je l'avoue, un Lallemant ou un Surin pour lui révéler sa propre vocation; mais, à mesure qu'il avance dans la sainteté, on le sent partagé entre les appels de plus en plus pressants de la grâce, et les traditions de son milieu. Pendant sa retraite de Londres (1677), beaucoup moins raisonneuse et volontaire que celle de 1674, il constate le changement qui se prépare en lui, et il l'accepte avec moins de défiance qu'il n'eut fait trois ans plus tard :

 

J'ai remarqué... que, quoique Dieu m'ait fait bien des grâces en cette retraite, j'y ai eu beaucoup plus de peine qu'à l'ordinaire.

 

Cette peine, lorsqu'elle se prolonge et qu'elle n'a pas pour cause quelque négligence ou quelque faiblesse morale, est un des signes les plus clairs de l'appel mystique.

 

Je ne sais si cela ne viendrait point de ce que j'ai voulu n'assujettir aux points ordinaires, à quoi je ne sens guère d'attrait. J'aurais passé, ce me semble, plusieurs heures sans m'épuiser et sans me fatiguer à considérer Dieu autour de moi et dans moi... Et cependant, lorsque je voulais considérer un mystère, j'étais d'abord fatigué, et j'en avais la tête rompue, de sorte que je puis dire que je n'ai jamais eu moins de dévotion qu'à l'oraison. J'ai cru que je ne ferais pas mal de continuer à l'avenir, comme je faisais auparavant, de continuer à m'unir à Dieu présent par la foi, et ensuite par les actes des autres vertus.

 

Là serait sa pente, mais jusqu'ici de vains scrupules — ceux-là même que Nicole prenait pour des raisons décisives — l'empêchaient de la suivre librement.

 

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Cette manière n'est pas sujette à l'illusion, ce me semble, parce qu'il n'est rien de plus vrai que Dieu est en nous, et que nous sommes en lui, et que cette présence ne soit un grand motif de respect, de confiance..., surtout l'imagination n'ayant point de part au soin que nous prenons de nous représenter cette vérité, et ne nous servant pour cela que des lumières de la foi (1).

 

Mystique ? Pas encore, mais tout près de l'être. Ou plutôt, mystique déjà, mais sans le savoir. C'est encore, en apparence du moins, l'oraison commune, mais parvenue à ce point de simplification où elle devient insensiblement contemplation véritable.

Il est possible, vraisemblable même, que, d'une manière ou d'une autre, l'intervention directe ou l'exemple de la mystique de Paray-le-Monial, de Marguerite-Marie, ait hâté cette évolution si remarquable. C'est qu'en effet, entre les deux retraites (1674-1677) un événement mémorable s'est produit. Le P. de La Colombière, nommé supérieur de la résidence de Paray, rencontre la visitandine. Elle s'ouvre à lui, malgré « une répugnance effroyable » et bien naturelle, puisque jusqu'ici tout le monde, ou à peu près, s'est moqué d'elle. Si peu visionnaire lui-même, et d'ailleurs si défiant à l'endroit des grâces extraordinaires, mais doué autant que personne de ce « discernement des esprits », qui n'est aucunement une grâce propre aux mystiques, le jésuite lui répond sans hésiter que ses

 

(1) Journal, pp. 119, 180. L'observation que je viens de faire sur cette évolution si intéressante, saute, pour ainsi dire, tellement aux yeux, que je m'attendais à la retrouver sous la plume du biographe de Claude. Mais non, pas un mot. « Les notes du septième jour, écrit celui-ci, se rapportent, à l'état particulier d'oraison où se trouvait le saint religieux. » Histoire, p. 321. Et il passe à autre chose, comme s'il nous était indifférent de connaître cet « état particulier ». Inattention, incuriosité, je ne puis naturellement répondre, mais tout se passe comme si l'on avait peur d'abandonner aux mystiques cette noble proie, ou comme si l'on voulait maintenir de gré ou de force le P. Claude dans la voie commune. Ainsi avait-on fait jadis pour saint Jean Berchmans. On nous montrait en lui le modèle achevé de la prière commune. Aucune grâce mystique. Légende à rebours, si l'on peut dire, et contraire aux documents, comme vient de le prouver le R. P. Peeters. (Le surnaturel dans la vie de saint Jean Berchmans. Revue d'ascétique et de mystique, avril 1922.)

 

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voix viennent du ciel, qu'elle doit les écouter, qu'il l'aidera de tout son pouvoir à leur obéir. Peu de jours après, comme le Père disait la messe dans la chapelle du couvent, « la soeur Marguerite eut une vision significative. Au moment où elle s'approchait de la grille du choeur, pour recevoir la sainte communion, le Sacré-Coeur de Jésus, brûlant de flammes, lui apparut; deux autres coeurs étaient près de lui, qui cherchaient à s'y unir et à s'y perdre. Une voix disait: « C'est ainsi que mon pur amour unit ces trois coeurs pour toujours » (1). Illusion? Libre à chacun de le croire, même aux catholiques, le cycle des révélations que l'Église impose à notre foi restant fermé depuis la mort de saint Jean. Mais, quoi qu'il en soit, vision magnifique, toute pure, souverainement bienfaisante, et d'une fécondité sans limite, puisqu'un des plus vastes mouvements de dévotion que l'histoire religieuse ait jamais connus, est né dans la suave chapelle de Paray, au printemps de 1675, de l'union de ces trois coeurs (2).

Nous ne pouvons suivre le P. de La Colombière à Londres, où il est envoyé en 1676, comme prédicateur de la duchesse d'York, et d'où il sera banni en 1678, dénoncé par un Français, complice de Titus Oates. Histoire passionnante! Que de fois ne l'ai-je pas évoquée là-bas, passant et repassant devant le palais de Saint-James! Notons au moins ce beau rapprochement; à un demi-siècle de distance, le chef de l'école oratorienne et le parfait jésuite que nous venons de célébrer, représentant, de l'autre côté du détroit, deux des aspects principaux de la haute spiritualité française : Bérulle auprès d'Henriette-Marie; Claude de La Colombière, auprès de Marie-Béatrice de Modène (3).

 

(1) Hamon, op. cit., pp. 177, 180.

(2) Les pages répugnantes où notre pauvre Michelet a résumé cette histoire ne comptent pas. C'est de l'hystérie toute pure, et dont, par respect pour un beau génie, je ne dirai pas le vrai nom.

(3) Bien qu'il n'ait pas assez consulté les historiens anglais d'hier et d'aujourd'hui, le R.P. Charrier a raconté de la façon la plus intéressante cet apostolat du P. de La Colombière à Londres. (Histoire, pp. 255-451.)

 

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IV. LYONNAIS, AUVERGNE.

 

JACQUES CRETENET (16o3-1666), né à Champlitte, en Franche-Comté, mort à Lyon (1). Le Bernières et le Renty de la région lyonnaise : laïque, mystique et professeur d'oraison, comme eux ; avec cela, chirurgien. Il arrive à Lyon en 1628. « La peste était si enflammée pour lors à Lyon, que presque tous les Fraters chirurgiens, qui servaient les pestiférés, étaient morts, et la plupart des Maîtres s'étaient retirés à la campagne (2)... Les magistrats, pour obliger les fraters chirurgiens, qui restaient encore, à s'exposer au danger, firent publier que ceux qui serviraient les pestiférés, gagneraient leur maîtrise, et qu'on leur en donnerait des Lettres patentes... M. Cretenet embrassa ce parti... La première personne qu'il traita de la peste fut (une) jeune veuve (qu'il avait déjà remarquée) ; il la servit avec tant d'honnêteté et d'affection, que sa mère... la lui promit en mariage, s'il pouvait la guérir et se faire recevoir maître chirurgien ». Il la guérit, mais « les maîtres chirurgiens, étant revenus de la campagne, s'opposèrent à l'entérinement des Lettres. Ce procès... faillit à ruiner le dessein du mariage de M. Cretenet (3). » Enfin tout s'arrangea. Il eut ses Lettres et la jeune veuve.

Il y avait alors à Lyon une célèbre contemplative, la Mère Madeleine de Saint-François, qui avait fondé dans cette ville, et y gouvernait le monastère de Sainte-Élisabeth (Tiers-Ordre de Saint-François) (4) (1579 ?-1642). Du parloir

 

(1) La vie de messire Jacques Cretenet, prêtre et instituteur de la Congrégation des prêtres missionnaires de Saint-Joseph de la ville de Lyon. Paris, 1680.

(2) Ce goût des médecins pour la campagne étonnait moins alors qu'il ne ferait aujourd'hui. Cent ans plus tard, pendant la grande peste de Provence, il y eut plusieurs défections parmi les médecins, mais qui firent plus de scandale. Quel progrès depuis !

(3) La vie, pp. 11, 13.

(4) Elle appartenait à une noble famille du Poitou. Longue notice à la fin de la Vie de Cretenet.

 

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de son couvent, elle travaillait à « établir dans le monde la pratique de l'oraison mentale ». Cretenet fut un de ses premiers disciples, et il lui en amena une foule d'autres, riches et pauvres. Elle avait bientôt discerné leurs dispositions véritables, et elle congédiait prestement les simples badauds, ou ceux qui venaient pour la surprendre. « Dieu m'en envoie, disait-elle, et le diable aussi ; Dieu pour les instruire, et le diable pour me faire perdre mon temps. » Aux « candides » elle donnait des heures entières, traitant chacun selon ses besoins. « Elle faisait faire quantité de confessions générales à des gens de guerre ou aux autres grands pécheurs » ; elle enseignait à la moyenne des honnêtes gens une méthode d'oraison facile — les exercices de saint Ignace vulgarisés ; enfin elle orientait l'élite vers les voies mystiques. Murmures, scandale, comme il fallait s'y attendre ; déclamations du haut des chaires, comme le voulait la mode de ce temps-là ; l'archevêque (Alphonse de Richelieu) assiégé de dénonciations; examens sur examens, mais enfin, plus de bruit que de mal.

A Cretenet elle donna, dès les premiers jours, une « méthode », vraisemblablement un abrégé de saint Ignace, et « un livre de théologie mystique ». Plus un règlement de vie, rigide et minutieux. (Défense d'aller au cabaret, même dans « la conjoncture » d'un baptême. — Mais on me prendra pour un avare? — Tant pis! Défense de jouer aux cartes. Ceci fut beaucoup plus dur). Il la visitait, au moins une fois par jour. On s'amuse beaucoup de lui; on lui envoie des « personnes spirituelles », des prêtres, qui lui parlent ainsi : « Monsieur, je suis votre ami... Dieu le sait. J'ai appris beaucoup de choses de cette religieuse à qui vous parlez si souvent. Croyez-moi, suivez le grand chemin de Dieu. » D'autres lui démontrent que la chirurgie et l'oraison vont mal ensemble. Il tient bon, soutenu, d'ailleurs, par deux ou trois jésuites — comme aussi bien la Mère Madeleine. Quand elle le vit assez

 

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avancé, elle lui ordonna de ne plus s'astreindre aux méthodes, et de ne pas « interrompre par son action propre celle de Dieu, à moins qu'il se sentit fortement poussé d'agir » (1).

J'imagine qu'entre temps il opérait ses clients selon les règles de l'art, puisque, vers 1644, « il fut député par la Communauté des Chirurgiens pour aller à Paris, pour-suivre quelques procès qu'ils avaient au Grand conseil ». A Paris, il connut M. Olier. Ses affaires terminées, il revient en hâte à Lyon, où son apostolat allait prendre une extension de plus en plus considérable. La Mère Madeleine n'était plus là, et, d'un commun accord, les disciples les plus fervents de cette moniale — une quarantaine — l'avaient pris pour chef. Il continue donc à prêcher, de tous les côtés, l'oraison mentale, sans abandonner pour cela sa profession de chirurgien, qu'il semble avoir conservée jusqu'à l'avant-dernière année de sa vie. Nombre d'étudiants en philosophie et en théologie viennent se mettre sous sa direction, approuvés en cela par leurs professeurs du collège des jésuites. Bouffonneries, insultes, persécutions. Il semble que la ville se soit partagée en deux camps, et que les adversaires du mystique chirurgien aient été plus nombreux que ses défenseurs. A l'archevêché, on hésite : tour à tour on le condamne ou on le tolère. Un jour, le cardinal (Richelieu, je crois) « fit afficher par tous les carrefours... une ordonnance, par laquelle il déclarait excommunié un certain chirurgien, qui se mêlait de gouverner des prêtres; défendait à ces mêmes prêtres de se conduire à l'avenir par les conseils de ce laïque, et leur ordonnait de comparaître au plus tôt par-devant lui, pour être examinés sur ce fait ». «Coup terrible... Les vents de la persécution firent tomber de (l') arbre, non seulement les pommes pourries, c'est-à-dire les lâches ou les méchants, mais encore le fruit vert,

 

(1) La vie, p. 44.

 

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c'est-à-dire ceux de qui on pouvait espérer quelque chose (1). » Il les voit tomber sans trop d'émotion ; mais, pour ce qui le concernait lui-même, ces affiches le plongeaient « dans une extrême perplexité... Il craignait plus que la mort ces foudres de l'Église, et il s'en voyait frappé... ; il ne se sentait coupable envers elle d'aucun crime, et cependant il en est traité comme le plus rebelle de ses enfants ». C'est là une des pires souffrances que je connaisse. Il va conter sa peine à un religieux, qui, j'imagine, n'était pas docteur en droit canon, et qui, « le traitant comme un excommunié..., ne le voulut jamais recevoir à la participation des sacrements ». Un autre, jésuite celui-ci, et «non moins considérable par sa science que par sa piété », « ayant examiné cette affaire à fond, lui dit qu'il n'avait point encouru d'excommunication, parce qu'elle n'était que comminatoire — ce mot hébreu dut le consoler — et qu'il n'en avait point donné de sujet ». Et puis, n'était-il pas « toujours prêt à satisfaire à tout ce que M. le Cardinal exigerait de lui? » (2) . On l'appelle à l'archevêché, et tout s'arrange, au moins pour un temps.

Il continue. L'idée lui vint de prendre des pensionnaires dans sa maison, qui fut ainsi comme un séminaire. Il organise et il dirige en personne plusieurs missions, d'abord dans les environs de Lyon, puis jusqu'au Velay. Enfin il établit une Congrégation nouvelle de prêtres missionnaires — les prêtres de Saint-Joseph, que l'on appellera plus tard crétenistes. Le prince de Conti choisit un de ses aumôniers parmi ces missionnaires. Cretenet n'était pas, à proprement parler, leur supérieur, mais un je ne sais quoi de moins et de plus. Nouvelles persécutions. Les missionnaires le jettent à la mer, et « tous ses disciples » l'abandonnent. Il avait prédit tout cela, et

 

(1) La vie, pp. 139, 14o.

(2) Ib., pp. 142, 143.

 

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il s'y résigne héroïquement. Dernière apothéose, et dernière déception : après la mort de sa femme (1665), il obtient, lui qui n'avait point fait d'études, d'être ordonné prêtre, mais il meurt au lendemain de l'ordination, et avant d'avoir pu célébrer une seule messe (1). J'ai résumé à grands traits cette histoire extraordinaire, et sur laquelle d'ailleurs nous sommes fort mal renseignés. La première surprise passée, on en vient à se convaincre — moi du moins — que c'était un véritable saint et parfaitement humble. Sa direction, peut-être un peu rude, en apparence, était fort sensée, plus peut-être que celle de M. de Bernières, ou, si l'on veut, plus discrète. Il ne manquait point d'humanité. Comme il priait pour sa femme qui venait de mourir, celle-ci se montra à lui, environnée des flammes du purgatoire, et elle lui dit : « Vous m'avez tant aimé pendant que j'étais au monde ; vous me l'avez dit si souvent; témoignez-le moi maintenant que je souffre » (2). Qu'il le lui ait tant dit, au milieu des mille soucis que nous savons, voilà qui est bien ! Il ne manquait pas non plus d'un certain humour. Grand faiseur de corrections, il prévenait volontiers « par quelque trait divertissant ceux à qui il avait des avis à donner ». Il dit un jour, et peut-être au Cardinal en personne, au cours d'une des nombreuses semonces qu'il eut à subir : « Un homme étant auprès du feu, le feu se prit à son manteau. La servante, qui s'en aperçut lui dit : Monsieur, si j'osais, je vous avertirais bien de quelque chose, mais je crains de vous mettre en colère. (Il promet que non, mais elle) qui connaissait son humeur : « Vous ne pourrez pas, Monsieur, vous en empêcher ». (Nouvelle promesse)... « C'est, Monsieur, lui dit-elle, que votre manteau brûle. » Cet homme, s'oubliant de sa promesse, s'emporta... Sur quoi, cette fille : « Je vous avais bien dit que vous vous mettriez en

 

(1) Il savait aussi par avance « qu'il ne dirait la sainte messe qu'avec l'évêque qui le sacrerait. » La vie, p. 215.

(2) La vie, p. 5o6.

 

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colère (1). » « Il expliquait la manière avec laquelle il avait été élevé à (la haute) oraison, par une comparaison familière : « Quand un jeune homme veut se marier, il s'informe si celle qu'on lui propose... est riche, belle, sage et de bonne humeur; il considère les qualités qu'elle possède les unes après les autres... ; mais, quand il a fait toutes ces recherches..., si elle lui agrée, il ne s'arrête plus à ses qualités en particulier. L'idée générale qu'il s'en forme dans l'esprit les lui fait voir toutes à la fois, et le transporte de joie dans l'espérance de l'avoir un jour. De même une âme, qui s'est beaucoup remplie (dans ses méditations antérieures) des perfections infinies de Dieu, sitôt qu'elle entend parler de lui, elle est dans l'admiration indistincte et confuse (2). » Il disait encore : « Il y a bien des extatiques et des faiseurs de miracles dans l'enfer; mais il n'y a point d'obéissants ; c'est un chemin par où il ne se perd personne» (3).

 

MARIE PARET (1636-1674) (4), née et morte à Clermont. Sa vie, telle du moins qu'on nous la présente, est assez peu de chose, et, pour avouer ma frivolité, je n'en aurais peut-être pas parlé, si Marie Paret n'avait en quelque façon voisiné avec Domat, les Périer et d'autres parents ou amis de Pascal. « Son père, en qualité de garde du palais de Clermont, où il logeait, avait les clefs des Chambres, où messieurs les juges s'assemblent. Elle s'enfermait dans une de ces chambres, aux jours et aux heures qu'ils n'entraient pas,

 

(1) Le conte est bien connu, mais j'ignore qui l'a inventé.

(2) La vie, pp. 4o5, 406.

(3) Ib., p. 547.

(4) La vie de soeur Marie Paret du Tiers-Ordre de Saint-Dominique, par le R. P. Richard Guillouzou, de l'Ordre des F. F. Prêcheurs, Clermont, Jacquard, 1678. Guillouzou, jacobin du couvent de Rennes, né dans le diocèse de Tréguier, mort à Clermont en 1678, a aussi publié le Nouveau jardin à fleurs de la très sacrée Vierge au terroir de Bretagne, dans le. dévotion florissante de la sainte chapelle de Nazareth, près Plancoët, dans l'évêché de Saint-Malo, Rouen, 1655, livre que j'ai vainement cherché. (Cf. Miorcec de Kerdanet, Notices chronologiques sur les théologiens, jurisconsultes... et historiens de la Bretagne, Brest, 1818, p. 166.

 

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pour y vaquer librement à Dieu. » C'est là qu'elle prenait ses disciplines (1). Quelques excentricités, entre autres la résolution de « ne changer jamais de tunique ». Autres goûts morbides sur lesquels on nous donne, et avec édification, de très fâcheux détails (2). Ses lettres sont néanmoins d'un ton parfait. « Après mon rosaire, disait-elle, je ne récite guère de prières vocales ; je me trouve plutôt attirée à demeurer en la présence de Dieu (3). »

 

V. — SAVOIE, DAUPIIINÉ

 

FRANÇOISE MONET (1589-1669), née à Bona, dans le Haut Bugey, morte au Carmel d'Avignon (4), parait avoir eu une grande réputation en son temps. Comme d'autres voyants, elle a prophétisé, six ans avant la naissance de Louis XI V, qu'Anne d'Autriche aurait « des enfants ». Beaucoup de visions et sans intérêt.

 

LOUISE-BLANCHE DE BALLON (1591-1668), née au château de Vauchy (entre Annecy et Genève), morte à Seyssel (5). Bien que, soit par ma faute,, comme il est vraisemblable, soit par celle de son redoutable biographe — 600 pages, et éloquentes —, je n'arrive pas à m'intéresser à cette

 

(1) La vie, pp. 33, 34.

(2) Ib., p. 41.

(3) Ib., p. 217. Cf. aussi, pp. 135-137, une belle scène auprès d'un lépreux.

(4) La vie de soeur Françoise de Saint-Joseph, carmélite déchaussée, par le R. P. Michel-Ange de Saint-François, Prieur des R. R. P. P. Carmes de Chambéry, Lyon, 1688. Livre illisible. L'abbé J. Séaume, curé de Dortan (près de Bona) l'a modernisé (?) : Françoise de Bona. Histoire merveilleuse et véridique d'une enfant du haut Bugey au XVIIe siècle, Avignon, 1892.

(5) La vie de la V. M. Louise-Blanche-Thérèse de Ballon, fondatrice et première supérieure de la Congrégation des Bernardines réformées en Savoie et en France, composée par le R. P. Jean Grossi (oratorien), Annecy, 1695. La Mère de Ballon a bien connu saint François de Sales. Je suppose qu'elle était parente du jeune de Ballon qui épousa Françoise de Charmoisy, la fille de Philothée. Citons un trait de mortification, curieux chez un enfant : « Je me souviens qu'étant chez mon père, je portais de temps en temps à boire dans des gobelets de bois aux pauvres qui étaient à la porte de la maison, et, qu'observant l’endroit auquel ils mettaient la bouche, lorsque je m'en retournais, j'y mettais la mienne. » La vie, p. 38.

 

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pieuse moniale, je la signale aux curieux, qui trouveront dans sa Vie une foule de détails sur l'histoire religieuse de ce temps-là. Première supérieure des bernardines réformées, elle a fondé, en France et en Savoie, plusieurs maisons de cet Ordre ; d'où ses relations, souvent assez difficultueuses, avec un grand nombre de personnes. Elle a eu notamment de longs démêlés avec l'évêque de Marseille, mais si longs, mais racontés d'une manière si fastidieuse, que j'ai renoncé à en connaître l'issue.

 

JEANNE-BÉNIGNE GOJOZ (1615-1692) (1), née à Vieux, en Valromey (Ain), morte à la Visitation de Turin. Simple soeur converse, à qui les hauts états mystiques furent, dit-on, familiers. Pour ne rien perdre des lumières célestes dont on la croyait comblée, la supérieure de Turin lui ordonna de confier tous ses petits papiers intimes, et de raconter sa vie par le menu à une religieuse de grand mérite, la Mère Élisabeth de Provane. Étrange décision, au moins imprudente, et qu'il nie semble bien que ni François de Sales ni sainte Chantal n'eussent approuvée. Quoique, du reste, elle ait collaboré, avec une complaisance naïve, au travail de la Mère Élisabeth, la bonne fille, sauvée sans doute par l'obéissance, resta humble, je le crois du moins, et c'est là, pour moi, son plus rare miracle. Porté aux nues par plusieurs, le livre que nous devons à cette collaboration, sera une déception pour beaucoup d'autres. Plus de six cents pages, quand une brochure aurait suffi. Il y a là, sans doute, quelques confidences dont les théologiens

 

(1) Le Charme du divin Amour ou la vie de l'humble soeur Jeanne-Bénigne Gojoz, religieuse de la Visitation Sainte-Marie du monastère de Turin, par la Mère... Elizabeth de Provane..., Besançon, 19o1. Première édition, mais timide, incomplète et non mise dans le commerce, publiée en 1846; traduction italienne en 1869, anglaise eu 1878. L'édition de 19o1, due aux visitandines d'Ornans, donne, parait il, le texte intégral et des notes historiques.

 

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mystiques pourront faire leur profit, celle-ci par exemple : Notre-Seigneur, dit-elle,

 

m'a appris à me livrer par amour aux motions de la grâce, sans faire d'efforts pour me conformer aux mystères. Même les jours où l'Église honore sa Passion, il m'a assuré que je lui plaisais en m'abandonnant aux sentiments de son pur amour. parce que je craignais de ne pas assez m'attrister au souvenir de ses douleurs (1).

 

Expérience commune, je l'entends bien ainsi, mais qu'il est utile de constater une fois de plus. Visions, prophéties miracles. Je cite le plus curieux de ceux-ci, celui qui, devait naturellement combler de jalousie un ami et une victime des livres : « Le divin Amour a souvent instruit cette chère Épouse par les livres de lecture que l'obéissance nous donne. Les endroits qui lui pouvaient être utiles étaient marqués par un cordon d'or, ou (et) par une petite verge du même métal qu'il (Notre-Seigneur) y mettait, et qu'elle tenait sensiblement. Cette grâce lui fut faite pour la première fois au sujet des Épîtres de notre saint fondateur... (La soeur Bénigne n'a) jamais ouvert ce livre, sans que ce beau cordon et cette précieuse verge lui marquassent la feuille et la ligne qu'elle devait lire (2). » Le plus étrange n'est pas qu'elle ait vu, mais qu'elle ait touché ce métal. Mystique elle aussi, et, je l'avoue, beaucoup plus attachante que son héroïne, la Mère Élisabeth de Provane a bien connu et elle imite de son mieux la Mère de Chaugy, dont elle nous rappelle, par endroits, l'exquise manière. Mais la Mère de Chaugy savait choisir. D'où l'intérêt que prend cet énorme livre, si, négligeant un peu la soeur Bénigne, on poursuit le parallèle entre Élisabeth et son modèle. C'est bien encore la poésie de l'âge d'or, mais déjà un peu mêlée. La première tradition a plus ou moins fléchi. Élisabeth n'est pas moins intelligente,

 

(1) Le Charme, p. 82.

(2) Ib., p. 82.

 

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elle l'est peut-être davantage : elle a une curiosité plus scientifique, si l'on peut ainsi parler. Elle a voulu faire de cette vie une sorte de traité, choisissant avec soin « l'endroit par lequel on découvre le mieux l'économie de la grâce en cette âme ». « Je crus ainsi que, la comprenant bien sur ce beau sujet... je pourrais mieux pénétrer le sens de ses autres états (1). » Mais elle paraît moins judicieuse. Son introduction est cependant un morceau de choix.

 

Il n'y a... rien du mien qu'un certain tour, qui, à mon avis..., explique (les expressions de Bénigne) avec plus de clarté qu'elle ne pouvait faire sur ses grâces les plus sublimes, tant son esprit était ébloui... de cette haute Majesté de Dieu présent, qui jette l'âme dans ces heureuses ténèbres, lesquelles ne lui laissent voir si souvent que l'Auteur de ces dons ineffables, et non les dons mêmes, qu'elle ne peut conter que confusément.

 

Précieuse remarque, mais qui aurait dû justement la conduire à ne pas attacher tant de prix à toutes les explications de Bénigne.

 

J'ai cité le tout dans la simplicité d'une fille de la Visitation, qui n'a étudié que le saint Evangile et les oeuvres de son l'ère..., m'étant accoutumée, dès mes commencements, à cette seule lecture, sans m'instruire qu'aux pieds de Jésus-Christ de ces voies surnaturelles marquées dan s les vies de tan t de saintes..., pas même dans les livres de la grande sainte Thérèse.

 

Et plus loin, fort joliment :

 

Je ne me suis point amusée à écrire ici plusieurs choses que j'ai trouvées dans ses billets sur des grâces où l'imagination peut avoir quelque part, comme certaines vues de jardins, d'arbres, de fontaines..., bien que je ne doute pas qu'elles ne puissent être accordées de Dieu..., pour récréer saintement les âmes choisies, dans cette faculté imaginative, Qui EST EN ELLES SI SOUVENT STÉRILE, dans les états surnaturels. Je ne me suis attachée qu'au solide...

 

Au moins elle l'a voulu, mais peut-être n'a-t-elle pas

 

(1) Le Charme, p. II.

 

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assez obéi à l'admirable consigne que lui donna « un grand Père de religion, savant théologien », à savoir que « Dieu ne doit pas être un objet nouveau et inconnu à nos esprits et à nos coeurs; ce qui est la cause que l'on ne voit pas parmi nous de ravissements sensibles, rien de Dieu et de ses perfections ne nous surprenant, puisque c'est notre occupation ordinaire » (1). Pensée toute d'or en effet, plus riche mille fois et plus bienfaisante à méditer que les « huit cents... bouts de papier » de la soeur Gojoz..., lus et relus avec un tel enthousiasme par la Mère Élisabeth. Il semble bien en effet que, familière comme elle l'est avec les premières mystiques de la Visitation, elle ne devrait plus s'étonner de rien. Mais, à notre tour, n'allons pas nous étonner. Illusion ou exagération, le cas de la Mère Élisabeth est des plus communs. C'est qu'une alouette vivante vaut mieux qu'un aigle mort; canis vivus leone mortuo, comme parle l'Écriture. A qui le voit de ses propres yeux et l'entend de ses oreilles, le mystique le plus humble paraît extraordinaire, unique même. On éprouve en sa présence une impression que les livres les plus splendides ne donnent jamais. On pense toucher l'invisible. « Je dois avouer, écrit la Mère Élisabeth, .. que ce m'était un soulagement... que la manière sublime et forte dont elle me déclarait ses grâces. Elle était presque incessamment comme ravie et emportée en Dieu, dès qu'elle ouvrait le discours de ses divines communications, et l'on n'aurait pas dit que celle qui parlait alors si hautement était la même silencieuse et humble fille qui, dans sa conversation indifférente, paraissait ne savoir pas dire deux mots de suite (2). »

 

MARIE BON (1636-168o), née à Poliénas, en Dauphiné, morte à Saint-Marcellin (3). Nous l'avons déjà signalée

 

(1) Le Charme, pp. 12-14.

(2) Ib., p. 11.

(3) La vie de la Mère Marie Bon... religieuse ursuline de Saint-Marcellin en Dauphiné, où l'on trouve les profonds secrets de la conduite de Jésus-Christ sur les rimes et de la vie intérieure, par le Père Jean Maillard, Paris, 1686.

 

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dans une longue note de notre tome V (p. 342-344). Mais je tiens à la mentionner une fois de plus, à cause de l'éminence de ses dons. Sa Vie par le P. Maillard, jésuite, est un document de première importance.

 

BENOÎTE RENCUREL (1647-1718), née à Saint Étienne d'Avançon, dans la vallée de l'Avance (Hautes-Alpes), morte au Laus, village voisin (1). De toutes mes sacrifiées, Benoîte est certainement celle qu'il me coûte le plus de reléguer dans l'obscurité de ce morne catalogue. Ma Provence natale la vénère aujourd'hui encore. Et puis Notre-Dame du Laus — le pèlerinage qui s'est organisé autour des visions de Benoîte — c'est déjà Notre-Dame de Lourdes. Avec cela une foule d'excursus très intéressante : les vrais et les faux mystiques des Alpes, depuis le XVII° siècle jusqu'à nos jours ; la faction janséniste de l'Isère, qui semble avoir lutté avec assez d'acharnement contre ce pèlerinage ; enfin, et surtout le parallèle entre la Bernadette des Alpes et celle de Lourdes. Première apparition de la Sainte Vierge au Laus, en 1664. Le pèlerinage, les miracles. Voyage (important) de Benoîte à Marseille en 1692. Elle y retrouve le prétendu quiétiste, le prétendu contempteur des dévotions catholiques, « M. de Malaval, qui venait si souvent au Laus », (2) et elle y est présentée au grand ami de Malaval, M. de Foresta-Collongue, alors vicaire général de Marseille, depuis évêque d'Apt, bien connu d'ailleurs, lui aussi. Prestige croissant. Persécution de la part des jansénistes, point que, du reste, il faudrait élucider. Je me demande souvent ce que sera

 

 (1) Notre-Dame du Laus et la Vénérable Sceur Benoîte d'après les monuments authentiques conservés au pieux sanctuaire, Gap, 1895. Livre bien fait, mais qui ne saurait tenir lieu d'une monographie vraiment critique.

(2) Notre-Dame du Laus, p. 255.

 

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Lourdes dans deux cents ans d'ici. Quoi qu'il en doive être, le pèlerinage du Laus reste florissant. Les missionnaires ont entre les mains de copieux documents dont les pages que je vais citer feront pressentir l'extrême intérêt. Je les emprunte au premier rapport officiel sur les apparitions — œuvre de M. Grimaud, avocat au Parlement de Grenoble, et juge de la baronnie d'Avançon. Joinville n'aurait pas fait mieux.

« Comme c'est l'ordinaire des enfants de ne pouvoir rien celer..., notre bergère s'étant expliquée de cette (1ère) apparition à une infinité de personnes ; sur l'avis qui m'en fut donné, comme juge de la vallée d'Avançon, je crus être obligé... de tâcher de savoir ce que ce pouvait être, et de parler en particulier à notre bergère. Et, pour cet effet, je me rendis au dit lieu de Saint-Étienne, au commencement d'août 1664... Je la trouvai fort raisonnable, d'une humeur fort sincère et nullement capable d'invention. Je l'interrogeai fort particulièrement..., même je lui représentai le mal qu'elle ferait de dire des choses qui ne fussent point. Et, après plusieurs remontrances que je lui fis sur l'importance de telles choses, et si elle n'y était point induite par quelqu'un, elle me confirma tout ce que dessus (les apparitions), avec une assurance et une gaîté non pareilles... Je lui demandai si elle avait l'assurance de lui parler. Laquelle me dit que non. (Elle n'osait pas.) Ce qui m'obligea, par sainte inspiration que, sans doute, c'était la sainte Vierge qui lui apparaissait..., de lui dire qu'elle devait lui parler; mais qu'auparavant elle se devait confesser, communier et mettre en état de grâce... Je lui dis telles paroles qu'elle lui devrait adresser : « Ma bonne Dame, je suis, et tout le monde en ce lieu, en grande peine pour savoir qui vous êtes. Seriez-vous point la Mère de notre bon Dieu? Ayez la bonté de me le dire, et l'on ferait bâtir ici une chapelle pour vous y honorer et servir. »

La belle Dame ne répondit pas encore à la première question, mais bien à la seconde, disant « qu'il n'était pas

 

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nécessaire qu'on bâtît là aucune chose, parce qu'elle avait fait choix d'un lieu plus agréable ». — Ce devait être le Laus. Le 28 août suivant, elle parla de nouveau à Benoîte : « Dites aux filles de Saint-Étienne de venir ici en procession... Vous serez à la tête de cette procession, et seule, vous aurez l'honneur de me voir... » Benoîte répond : « Possible qu'elles ne me voudront pas croire; je vous prie de l'écrire ». — « Non : ce n'est point nécessaire. »

« La bergère, continue M. Grimaud, s'empresse de transmettre les ordres de la Belle Daine... Le Prieur... s'en alla le 29 août en procession avec les filles, les enfants, les hommes et les femmes, vers le dit antre (la Vierge s'était montrée d'abord dans une grotte), au bord duquel notre bergère ne manqua point de voir la sainte Vierge et le petit Jésus, lesquels ne furent aperçus par d'autres personnes... J'avais donné ordre de bien observer toute chose, et je ne manquai pas de m'y rendre... Benoîte, qui était demeurée au-devant de l'antre, et à quelques pas de nous, me dit que la Demoiselle qu'elle avait accoutumé de voir lui disait, sans la voir néanmoins, de me dire de faire retirer tout le monde. Ce que je fis.

« Je dis à notre bergère de prier Dieu à genoux devant l'antre, tandis que je m'écartais à quelques pas d'elle, pour prier aussi en particulier Dieu et sa sainte Mère de me faire connaître leur volonté, avec ordre que je lui donnai que, si elle voyait quelque chose, de m'avertir, pour m'y rendre promptement.

«Tandis que je priais Dieu ardemment et de toute l'étendue de mes forces..., récitant l'office de la sainte Vierge, à genoux sur une pierre, distant seulement de cinq à six pas de notre bergère, elle m'avertit avec un ton de joie tout à fait extraordinaire... « Eh! monsieur le Juge, voyez vous la Demoiselle ? Je la vois. Venez vitement! » Il ne faut pas dire si je m'y rendis à grands pas. Où étant, je lui dis : « Où est-elle ? » Sur quoi, elle me répondit, regardant dans l'antre avec joie et étonnement tout

 

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ensemble : « Quoi ! Monsieur, vous ne la voyez pas ? » Et; sur ce que je lui dis que je n'étais pas homme de bien pour mériter un pareil honneur, elle me dit : « Monsieur, elle vous tend la main ! » Ce qui m'obligea, le chapeau au poing, et à genoux, de tendre la main dans l'antre, pour savoir si quelque chose d'invisible me toucherait. Mais la vérité est que je ne touchai rien. Et, dans ce temps, la bergère me dit que la Demoiselle disparaissait et s'enfonçait dans l'antre... Je m'écartai un peu de notre bergère pour prier Dieu... Dieu m'inspira de dire à Benoîte de demander à la Demoiselle qu'elle voyait comment elle s'appelait. Ce qu'elle fit sur-le-champ. La belle Dame répondit à Benoite : « Je suis Marie, Mère de Jésus (1) ».

 

VI. — COMTAT, PROVENCE

 

JULIENNE MORELL (1594-1653), née à Barcelone, morte à Sainte-Praxède d'Avignon (2). Elle est comparable, comme écrivain, à la bénédictine Jacqueline de Blémur et à la visitandine Madeleine de Chaugy. Et c'est là tout dire. Je m'étonne qu'elle ne soit pas plus connue. Je noterai quelques lignes d'elle sur les matines, qui donneront une idée de sa manière et de son charme.

 

Nous voici donc à notre sainte et dévote minuit, une des

 

(1) Notre-Dame du Laus et la V. Soeur Benoîte, pp. 65-68. Cf. les émotions toutes pareilles du maire de Semur, dans le mystique roman de Mrs Oliphant : A beleaguered City (une ville assiégée) par les esprits. J'ai publié jadis chez Émile Paul une traduction de ce roman, sous le titre, légèrement modifié de : La Ville enchantée.

(2) La vénérable Mère Julienne Morell, dominicaine... par le R. P. Mathieu Rousset, Lyon, 1893; Oeuvres spirituelles de la V. M. Julienne Morell, dominicaine, revues avec soin et publiées par le R. P. M. J. Rous-set, Lyon, 1894. Cf., aussi du même auteur : Intérieur d'un cloître dominicain. Le monastère de Sainte-Praxède à Avignon... Lyon, 1876. Bien qu'assez mal agencés et pleins de redites, ces trois volumes ont beaucoup de charme. Je recommande aux amateurs la première édition du Traité de la vie spirituelle de saint Vincent Ferrier, avec des Annotations sur chaque chapitre, Lyon, 1617. C'est le premier ouvrage de Julienne; deux admirables gravures : le portrait de la jeune Anne d'Autriche, à qui le livre est dédié, et celui de Julienne.

 

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plus saintes observances que les saints Pères aient établies dans les ordres religieux... Veilles de minuit, tant célébrées dans les saintes Ecritures, et si constamment gardées.., et, encore en ce siècle pervers (1617), inviolablement observées par la plupart des congrégations religieuses; veilles remplies.., de si ineffables suavités ! Car que peut-il y avoir de plus dévot et de plus doux que de se lever à la première heure du jour, lorsque tout est en silence, pour rendre hommage à notre Créateur ; aussitôt que le nouveau jour commence, de commencer d'une ferveur nouvelle à louer, glorifier et servir celui que servent toutes choses, et par l'ordonnance duquel les jours et les nuits vont s'entre-suivant alternativement avec un si bel ordre (1)?

 

Disciple de saint Vincent Ferrier, lequel fut aussi le maître des Lallemant et des Surin, elle lisait assidûment le traité de François de Sales sur l'Amour de Dieu. Elle a

composé « de dévotes rimes latines sur quelques sujets de piété (2). »

 

ESPRITE (JOUSSAUD) DE JÉSUS (1628-1658), née et morte à Carpentras, et communément appelée « la Bienheureuse Esprite de Jésus » (3). Dans la petite ville pontificale, et sous la houlette, parfois quinteuse, mais le plus souvent débonnaire, de l'évêque — cardinal Bichi — voici une ruche de saintes que dirige le chanoine d'Andrée. Esprite en est l'âme. Beaucoup de zèle, un peu trop peut-être, car ces bonnes filles vont, si j'ose dire, relancer les pécheurs, non seulement avant ou après, mais pendant leur crime. Cependant tout finit bien, et les conversions se multiplient, tant est grande la gentillesse, et vive la foi de la bonne ville! Un petit orage selon la formule, et que, bien avant l'affaire Guyon, les mystiques qui n’avaient

 

(1) La Vénérable M. Julienne Morell, pp. 154, 155

(2) Le P. Rousset a publié cinq de ces proses. Cf. La V. M. Julienne, pp. 239-261.

(3) Vie de la bienheureuse Esprite de Jésus du tiers-Ordre de Saint-D0minique, écrite par M. Jean Dupont... Pénitencier de l'Eglise d'Avignon (quasi contemporain), publiée, corrigée (un peu trop) par le R. P. Ambroise Potton, des Frères Prêcheurs, Paris, 1862.

 

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qu'à se bien tenir. Un jésuite, le P. Lambert, obtient de Bichi que la jeune fille soit soustraite à la direction du chanoine, et placée sous la sienne propre. Elle obéit. Il l'examine implacablement, et il condamne ses états. Un autre jésuite, le P. de Bus, qui l'examine de son côté, la condamne aussi. Grand fracas. Mais ce n'était là peut-être qu'une mise en scène, les deux Pères s'étant bientôt rétractés.

 

ANTOINE YVAN (1576-1653), né à Rians, en Provence, mort à Paris ; et MADELEINE MARTIN (1612-1678), née à Aix-en-Provence, morte en Avignon. J'ai déjà raconté leur histoire à tous les deux — pittoresque et pathétique — dans un gros volume, auquel on me permettra de renvoyer le lecteur AGNÈS D'AGUILLENQUI (1602-1672), née à Aix-en-Provence, morte à Marseille (2). A son confesseur, qui lui

demandait « ce qui se passait en elle dans le temps de ses

 

(1) La Provence mystique au XVIIe siècle. Antoine Yvan et Madeleine Martin, Paris, 1908. Ce livre, très provençal — je ne dis pas trop — m'avait été demandé par un prêtre admirable, le T. R. P. Nouvelle, supérieur général de l'Oratoire — le P. Yvan fut oratorien — et par la Supérieure de la Congrégation de la Miséricorde fondée par le P. Yvan et par Madeleine Martin. La documentation, fournie par le savant Léon de Berlue, était prête, et je n'avais, m'assurait-on, qu'à la mettre en oeuvre. Depuis, j'ai appris du savant M. Labande que divers dépôts d'archives — Avignon surtout — contenaient sur le P. Yvan et sur Madeleine des pièces que nous avions ignorées. Il suffirait, je crois, de quelques menues retouches, et peut-être même simplement de quelques additions pour corriger cette faute. Je puis dire que notre Mistral avait aimé ce livre, où, du reste, il n'y a quasi rien de moi.

(2) La vie de la R. M. Agnès d'Aguillenqui, abbesse des capucines de Marseille, par le R. P. Hyacinthe de Verclos, d'Avignon, ex-provincial des capucins, Avignon, 1740. Il y a aussi un chapitre sur elle dans La vie des premières religieuses capucines du monastère de Marseille, Marseille, 1754. La première des notices de ce recueil est consacrée à une de nos grandes saintes Provençales, Marthe d'Oraison, baronne d'Allemagne (cet Allemagne, juste ciel! est en Provence), vicomtesse de Valernes, fondatrice (et non professe) du monastère de Marseille. Ces deux ouvrages, le second surtout, sont pleins d'intérêt et écrits avec goût. Au reste, il existe, mais je ne l'ai pas lue, une vie beaucoup plus ancienne de la mère Agnès : La vie admirable et les héroïques vertus de la R. Mère Agnès d'Aguillenqui d'Aix-en-Provence... par le R. P. Marc de Bauduen, capucin, Marseille, 1673.

 

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oraisons », elle répondait : « Je ne le sais pas moi-même, je ne vois, ni ne connais rien dans ce que j'y fais. Je sais seulement que mon âme est remplie de Dieu; qu'elle repose dans le sein de Dieu comme dans son élément et dans son centre..., pleinement satisfaite..., et où tout ce qu'il y a de plus grand... sur la terre me paraît un pur néant. Lorsque je sors de cette oraison, je sens que je voudrais tout faire…, tout souffrir pour plaire à Dieu (1) ». « On n'entreprend pas de détailler en particulier toutes ses extases; ce serait un ouvrage sans fin... Ses soeurs ont plusieurs fois rencontré la Mère Agnès auprès du bénitier, qui est à l'entrée du choeur, ravie en extase, aussi immobile et insensible, les heures entières, qu'une statue de marbre, toute éclatante de lumière (2)…» Humble, sage, suave et très haute sainteté.

 

CATHERINE (DE VETERIS DU REVEST) DE L'INCARNATION (1602.

689 ?) ursuline (3), née à Aix, morte à Pertuis. D'Aix, elle avait dû faire un petit voyage à Tarascon, et voilà pourquoi, au jour de la fête de sainte Marthe, Catherine imaginait certains actes d'humiliation, « comme de se faire considérer comme la Tharasque, et avoir obligé ses soeurs de lui jeter de l'eau bénite comme sainte Marthe eu jeta à ce monstre pour le faire crever »`. Autre mise en scène moins exclusivement provençale : « Les derniers jours du carnaval, elle venait au réfectoire avec un manteau de pourpre, les mains attachées avec une corde, se faisant tirer par une autre corde, qu'elle avait passée au col, par une tourière, et demeurant droite cependant que les soeurs dînaient... Et, comme la communauté sortait de table, elle se mettait sur la porte

 

(1) La vie, p. 288.

(2) Ib., pp. 293-295.

(3) Vie de la V. Mère Catherine de l'Incarnation de Veteris du Revest, religieuse ursuline... au monastère de la ville de Pertuis..., par Messire Gaspard Augery, 1672.

(4) Ib., p. 229.

 

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et commandait, étant supérieure, en vertu d'obéissance, à chacune de ses soeurs de lui cracher au visage, ce qu'elles étaient contraintes de faire » (1). La vie de Claude Martin nous a déjà donné l'occasion de proposer quelques remarques sur les pratiques de ce genre, alors très répandues, notamment chez les carmélites (2). La Mère du Revest compliquait encore d'une façon plus que répugnante cet exercice dramatique. Nous trouvons par bonheur, dans ce même livre, un miracle ingénu, qui nous fait oublier, non pas certes la Tarasque, mais tels autres détails que ni le français ni le latin ne sauraient aujourd'hui traduire.

Une des ursulines de Pertuis, la soeur Françoise Cavelasse, « ayant une aposthume au sein, qui lui causait une très sensible douleur, sa supérieure lui avait commandé de faire voir son mal au chirurgien de la maison. Toute saisie du déplaisir d'être obligée de découvrir son sein à un homme, elle s'adressa à son saint ange, le soir, avec ces paroles : « Mon bon ange gardien, faites de grâce vous-même l'office de chirurgien ; s'il vous plait, ouvrez mon aposthume... » Et, par une simplicité et une confiance innocente, elle mit un ganif sur la table, et elle se coucha. Elle n'eut pas commencé de dormir qu'elle ressentit comme un coup de lancette, et, s'éveillant, elle trouva son aposthume ouverte, le ganif plein de pus, et elle-même soulagée de ses douleurs; racontant le lendemain à ses soeurs la grâce qu'elle avait reçue de son saint ange (3). »

 

CHRISTOPHLE D'AUTHIER DE SISGAUD (4) (1609-166), né à Marseille, mort à Valence, un des hommes qui ont le

 

 

(1) Vie, p. 247.

(2) Il y a aussi un exemple tout semblable dans la vie de la Mère Agnès

Dauvaine.

(3) Vie, p. 101.

(4) La vie de Messire Christophle d' Authier de Sisgau, évêque de Bethléem, instituteur de la Congrégation du Très Saint Sacrement..., par Mre Nicolas Borely, protonotaire apostolique, Lyon, 17o3. Encore un excellent livre. Les d'Authier se disaient une branche provençale des Altieri.

 

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plus travaillé, pendant la première moitié du XVIIe siècle, à la réforme du clergé. Il fonde en 1632 une congrégation, plus ou moins semblable à l'Oratoire. En 1651, il est nommé par le duc de Nevers, évêque de Bethléem (1). Nombreuses missions en France. Ses grâces:mystiques sont assez curieusement décrites par son biographe : « Cette élévation de l'âme à Dieu est un doux commerce d'amour, causé par le divin attrait et par une simple idée et connaissance de l'immensité de son être et de ses perfections infinies. Il eut besoin, pour s'y conserver, de garder un continuel silence intérieur, pour vider son esprit de toute autre idée... Une simple vue, un simple souvenir, qui tombait doucement en son esprit, pour enflammer sa volonté, et de son esprit en Dieu... Sa prière en cet état était toute pure. Son âme n'allait plus à Dieu que par le pur amour de Dieu. Elle se donnait seulement à Dieu, afin qu'il opérât en elle ce qu'il voudrait (2).» Son histoire, pleine d'intérêt, mériterait d'être plus connue (3).

 

(1) L'évêque de Bethléem avait pour diocèse en France « la chapelle de Pantenor-lez-Clamecy, appelée N.-D. de Bethléem, dans le duché de Nevers, que le comte Guillaume de ce nom unit en 1147, à son retour d'une croisade..., à l'évêché de Bethléem, pour servir de cathédrale à l'évêque, chassé de son troupeau par les Sarrazins, et y faire, comme dans sa propre église, toutes les fonctions épiscopales, indépendamment de tout autre intérieur au Pape. C'est pour cette raison que les évêques de Bethléem sont censés être membres du Clergé de France, jouir des mêmes privilèges et honneurs que les autres évêques du royaume, assister au:e Assemblées, et tenus au serment. » La vie, p. 124. Connue leur diocèse ne les absorbait pas, les autres évêques leur demandaient volontiers leur concours. Nombreux exemples, et curieux, dans la vie de d'Authier. Ils ordonnaient qui se présentait dans leur cathédrale, et parfois peut-être avec trop de facilité. « On sait la clause que les prélats de France ajoutaient à leurs dimissoires, coutre les évêques de Bethléem, excepto Episcopo Bethleemitano, pour les empêcher d'imposer, aussi souvent qu'ils faisaient, les mains dans leur église de Clamecy aux ecclésiastiques du royaume. M. d'Authier désapprouvait la facilité de ses prédécesseurs à conférer les ordres, mais son zèle ne pouvait approuver une clause aussi honteuse à son église de Bethléem ; il s'en plaignit au Clergé » et obtint, mais non sans peine, l'abolition de cette coutume. (La vie, pp. 321, 322.)

(2) La vie, pp, 28o, 281.

(3) Celui qui écrira l'histoire de la dévotion au Saint-Sacrement pendant le XVIIe siècle, trouvera de précieux renseignements dans l'histoire de M. d'Authier. Entre les « saintes inventions pour honorer ce divin mystère », ou nous signale des « litanies mystérieuses et pleines d'onction » ; « le Chapelet du Saint-Sacrement et « ce cantique divin et amoureux qu'on chante en ses communautés tous les jeudis de l'année » La vie, p. 236. Le cruel ne donne pas le texte du cantique. Une strophe tout au plus, — et encore ne suis-je pas sûr qu'elle appartienne au cantique, français probablement. La voici : Jesu titi sit gloria — Qui lates amantissime — Sub bina signi specie — Per cuncta mundi sæcula. Mais il donne, en tête du livre, et les litanies, belles en effet, pp. XXIII, seq., et une longue notice sur Le chapelet du Très-Saint-Sacrement et la manière de le ben dire. Cette pratique a pour objet e d'honorer le nombre des années qu'on compte depuis que Jésus-Christ a institué ce divin sacrement... Il est composé d'autant de petits grains qu'on compte d’années depuis l’ institution... On l'achève à présent dans l'espace d un mois , » Au lieu du Pater, cinq acclamations; au lieu de l'Ave Maria, le verset que je viens de citer : Jesu, etc. « Ou forme deux difficultés, pour rendre l'exercice de ce chapelet incommode » : « Si le monde, dit-on, dure encore plusieurs millions d'années, il est à craindre qu'un jour ne suffira pas pour en réciter une trentième portion » Mais non. «Au lieu de 3o jours qu'on met maintenant à l'achever, on en mettra 6o, puis 9o, puis 120 .. « Auparavant qu'on soit obligé de mettre un an entier pour l'achever, à 5 dizaines par jour, il faut que le monde dure 18.283 ans, et, à 10 dizaine par jour, 1l devrait durer 36 533 ans. » Pour nous tirer des autres difficultés, l’auteur a dressé une table qui va de l'année 17o3, date du livre à 1833 tout cela un peu compliqué, je l'avoue, mais assez touchant Benedicite numeri Dominum ! En tous cas, l'historien n'est pas fâché de savoir que de telles pratiques ont occupé et nourri la dévotion de nos Pères.

Puisque j'ai ouvert cette longue parenthèse, on me permettra de signaler une autre dévotion de ce temps-là, que je crois assez peu connue. Le P Chaumonot écrit dans sou autobiographie : « Je trouvai dans un livre (français) une dévotion, pratiquée par quelques personnes dévotes, à la Sainte Famille, lesquelles, à l'honneur des trente années que Jésus. Marie et Joseph ont passées ensemble, portent un cordon qui a trente noeuds Chacun de ces noeuds a trois tours, pour représenter combien, pendent tout ce temps, ces trois adorables personnes ont été unies de pensées, de sentiments et d'affections. Là-dessus, je me sentis porté à établir à Montréal cette pratique... » Autobiographie du P. Chaumonot, Paris, 1885, pp 165. 166. Sur d'autres initiatives analogues et contrefaçons du chapelet au sien siècle. cf.  R. P. Mortier, Histoire des Maitres généreraux de l'Ordre des F. F. Prêcheurs, Paris, 1914, VII, pp. 188-2o7.

 

 

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RENÉE FEDON (1655 ? -1693), née et morte à Lambesc, « petite ville de Provence », connue de Mme de Sévigné; c'est de la ville que je parle (1). Ses lettres ne manquent pas d'intérêt. Après s'être dûment perfectionnée dans les voies communes, « son oraison ne fut plus une douce

 

(1) Abrégé de la première partie de la vie de la Soeur Renée Fedon du Tiers Ordre de la Sainte-Trinité, par un religieux du même Ordre, Avignon, 1738 ; puis, sans que la pagination se renouvelle : La vie de la soeur Renée Fesdon.. seconde partie. Détail de ses vertus. Mon ami, Edouard Aude, conservateur de la fameuse Méjanes, m'apprend que cet abrégé de 1738 n'est que le remaniement de l'ouvrage intitulé : La vie de la soeur Renée, par un religieux de l'Ordre de la Sainte-Trinité, Arles, 1734.

 

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sensation, ni les charmes d'une imagination pleine d'une image agréable, ni la découverte des vérités sublimes de la religion, ni l'espérance de posséder bientôt l'objet de ses plus tendres désirs, mais un goût ineffable, qui l'attacha immédiatement à Dieu; et les délices du pur amour lui firent oublier tout le reste ». Elle écrivait à son directeur :

 

Au moment que je me prosterne devant Dieu, je ne puis plus disposer de mes sens; à peine puis-je commencer le Pater; le sentiment que j'ai en prononçant un terme si tendre m'occupe entièrement; il ne m'est plus permis de rien prononcer... Faut-il que je fasse de plus grands efforts pour continuer cette prière vocale, ou que je suive cet attrait? Il n'y a que l'obéissance qui puisse me rassurer (1).

 

Mme de Sévigné, ou Mme de Grignan lui aurait-elle prêté les Maximes? Ou bien ce petit livre se trouvait-il chez les libraires de Lambesc ? En tous cas, on nous donne,

comme l'oeuvre de Renée Fedon, un mince recueil de « pensées pour tous les mois », où je lis ceci :

 

Percez dans le coeur de ceux qui vous louent, vous y trouverez le tombeau de votre vanité. Flatterie, légèreté, dissimulation indifférence, intérêt, fourberie, tout cela s'y trouve presque, et jamais la bonne foi (2) .

 

EUGÉNIE DE SAINT-AUGUSTIN (JEANNE GAUTIER), 1667-1695 ; née à Marseille, morte à Cavaillon (3). Après une jeunesse trop « éventée », elle se convertit en 1682, à la première messe de son frère, Jean-Louis de Saint-Augustin, carme déchaussé. A sa prise d'habit (mai 1683) chez les carmélites de Cavaillon, « son frère, le carme déchaussé, prêcha, et prit pour thème ces paroles du XVe chapitre

 

(1) La vie, pp. 14o, 141.

(2) Ib., p. 179.

(3) Le chemin soeur de la perfection chrétienne découvert sur la croix par la seur Eugénie de Saint-Augustin, carmélite déchaussée de la ville de Cavaillon, et manifesté par les religieuses du même ordre de la dite ville... Marseille, 112.

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d'Esther : Ego sum frater tuus ; noli metuere, non morieris. Je suis votre frère, ne craignez point, vous ne mourrez pas » (1). Tentation d'ennui pendant son noviciat. « Elle en écrivit à son frère, le carme déchaussé, le priant de la venir voir, lui disant qu'elle n'était pas contente, et qu'elle voulait sortir de la religion. Le jour à peu près qu'elle sut qu'il devait arriver, elle monta, après vêpres, sur la galerie de l'Église, d'où l'on découvre bien avant dans le chemin de Marseille, espérant de trouver quelque soulagement à sa peine, par la vue du lieu par où elle désirait de passer bientôt; mais... à peine fut-elle arrivée à la fenêtre lui tourne de ce côté-là, qu'elle vit fondre sur elle avec une horrible furie un gros animal noir comme un corbeau, mais qui n'avait point d'ailes, et qui semblait être prêt à la dévorer..., et se tirant vite de la fenêtre pour l'éviter, elle entendit une voix qui l'appela trois fois de son nom » (2). Elle descendit et dès lors, ne songea plus à partir. En vérité, les chats de Provence n'ont point d'ailes, mais ils ne dévorent que les rats. Au demeurant, quelle admirable poésie dans les premières lignes : cette fenêtre qui donne sur la route de Marseille, sur la liberté! Elle fit profession en 1684, et « son frère, le carne déchaussé », trouva encore un beau texte pour cette occasion. «Propter te mortificamur tota die; aestimati sumus sicut oves occisionis ». Bonne âme, elle était « jalouse de la réputation des absents », et elle avait « une horreur mortelle pour tout ce qu'on appelle murmure dans les monastères (3) ». On assure qu'elle fut très heureuse dans sa vocation, comme elle tint à le répéter « à son frère, le carme déchaussé, lorsqu'elle était au lit de la mort, pour ôter à ce R. Père tout sujet de se repentir de lui avoir procuré une mort si prompte en la portant à se faire carmélite (4) ».

 

(1) Le chemin, p. 13.

(2) Ib., p. 15.

(3) Ib., p. 23.

(4) La vie, p. 25.

 

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Quelle admirable humanité dans cette suprême délicatesse! Les atroces mortifications qu'elle imaginait, dépassent, je crois, tout ce que j'ai vu en ce genre de plus rebutant, et c'est beaucoup dire (1). Attirée à l'oraison mystique, « Je ne pouvais plus me servir de la méditation, écrit-elle à son frère, mon imagination ne pouvant pas s'arrêter à aucun mystère particulier » (2). Craignant qu'une « trop grande application n'altérât sa santé », un des supérieurs lui défendit la lecture des oeuvres de N. B. P. Jean de la Croix, et du Chrétien intérieur de M. de Bernières; cette défense lui fut fort sensible, parce que ces deux livres étaient conformes à son intérieur, et qu'elle les goûtait fort » (3). Remarquez la juxtaposition de ces deux noms.

Elle mourut âgée seulement de vingt-sept ans. « On ne vit jamais morte qui eût l'air plus dévot... Il semblait qu'elle faisait encore oraison (4). »

 

VII. — LANGUEDOC, GUYENNE, PÉRIGORD

 

GERMAINE D'ARMAING (1664-1699), née à Pamiers, morte chez les clarisses de Toulouse Véritable mystique, m'a-t-il semblé, bien que sans éclat et sans grâce. Il lui manque une certaine simplicité, comme il arrive souvent aux femmes peu instruites, notamment aux religieuses converses — aux autres aussi quelquefois — qui reçoivent l'ordre de coucher par écrit leurs expériences. Elle eut

 

(1) Cf. Le chemin, p. 4o. Il y a dans l'autobiographie de Mme Guyon, un fait analogue, rappelé par M. de Montmorand, Psychologie des mystiques catholiques orthodoxes, p. 77. Et ceci n'est rien encore auprès des détails que l'on trouvera, pp. 45, 46, du Chemin.

(2) Le chemin, p. 84.

(3) Ib., p. 86.

(4) Ib., p. 97.

(5) La vie et les vertus de la soeur Germaine d'Armaing, religieuse des Pauvres Filles de Sainte-Claire du faubourg Saint-Cyprien de Toulouse, avec ses lettres spirituelles... par le Père J.-B. C... de l'Observance de Saint-François, Toulouse, 37oo. La soeur Germaine écrit toujours : je pria; je me coucha.

 

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des tentations douloureuses. Un soir, rentrant dans sa cellule,

 

je sentis tout à coup, écrit-elle, une pensée si forte qu'il n'y avait pas de Dieu, que mon âme mourrait avec mon corps, que cette vie finie, tout était fini... J'allais à matines... (le démon) me disait que tout cela m'était inutile... Lorsque je voyais les autres religieuses chanter, il me semblait que c'était un conte (1).

 

On serait tenté de croire que de telles épreuves sont réservées aux intellectuels. Il n'en est rien. Étrange récit et assez prenant des mortifications qu'elle imagina pendant un carême, mimant, trait par trait, la Passion de Notre-Seigneur. « Ayant porté une grande croix, les portes bien fermées, à deux heures après minuit..., je me fis crucifier... » (par une des soeurs) devant le Saint-Sacrement. Son biographe se trompe en jugeant « cette action si particulière » que, dit-il, « nous n'en avons point vu jusques ici de semblable en d'autres personnes » (2).

 

MARIE DE SAINTE-THÉRÈSE (vers 164o-1717), née à Lesparre, morte au Carmel de Bordeaux. M. Saudreau, maître en ces matières, l'admire beaucoup ; moi donc aussi, mais non sans effort. Laissé à mes propres lumières, je ne verrais en elle qu'une façon de canéphore, belle et glacée. Aucune expression sur son visage, si ce n'est une assurance parfaite. De ses deux bras levés elle tient un livre. qui repose sur sa tête : La vie de la très sublime contemplative, soeur Marie..., où l'on voit la conduite que Dieu a tenue sur elle pour l'élever à la plus parfaite union, et à la plus sublime contemplation (3). Ce titre, je le crains, ne l'eût pas suffoquée. Avec cela, nous savons que le livre a été mis à l'Index, en dépit, à cause peut-être du

 

1) La vie, pp. 269, 270.

(2) Ib., pp. 223-233.

(3) Composée par  M. l'abbé de Brion, Paris, 172o.

 

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mal que se donne l'auteur pour prouver que la Soeur Marie est exactement le contraire de Mme Guyon (1). Un seul mot de femme : l'Enfant Jésus s'étant montré à elle, « tel qu'il était au moment de sa naissance », « j'avoue, dit-elle, qu'il me parut si petit que j'en fus dans une extrême surprise » (2). On, et elle aussi, nous parle, mais à satiété, de « soulagements », de certains « soins d'elle-même qui... paraissaient incompatibles avec la sainteté (3) ». Qu'est-ce à dire? Quelques minutes de sieste ; des sucreries ; un breuvage plus réconfortant que l'eau claire du Carmel, et plus semblable aux crus de Lesparre ? Mystère. Mais pourquoi en parle-t-elle? Serait-ce pour s'écrier avec saint Paul : « Qui me délivrera des mortelles exigences de ce corps? » Oh! non, pas du tout. Mais pour s'expliquer à elle-même que les carmélites, ses soeurs, puissent, comme elles font, rester insensibles à l'éblouissement de sa propre grâce. Non qu'elle se plaigne d'être ainsi méconnue. Simplement elle le constate; trop distante, d'ailleurs, pour en souffrir, trop hautaine, ou, si l'on veut, trop modeste. Qu'on la vénère si peu, c'est là pour elle un curieux problème de psychologie féminine. On voudrait toutefois que ce problème l'eût moins occupée. Pour le résoudre, elle n'a pas recours aux solutions basses ; elle ne se croit

point jalousée, mais « inaccessible ». Elle écrit à son directeur :

 

Ce n'est pas sans sujet que je vous ai mandé que, pour trouver le trésor ou le fond de grâce que Dieu a mis en mon âme, il faudrait l'aller chercher dans le fond de mon humiliation.,. Plus je vais en avant, et mieux je découvre le fond de cette vérité, voyant mon trésor si bien caché par le voile dont Dieu l'a couvert,

 

(1) La condamnation est plus curieuse à cette date. Il y a quelque mystère là-dessous. Je me suis même demandé si la prétendue vie ne serait pas sine. pleurent une pieuse fiction, comme le roman de la Solitaire des rochers, les romans du P. Marin, etc.

(2) La vie, p. 154.

(3) Ib., p. 169.

 

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— entendez par ce voile les mystérieux et, sans doute, quotidiens « soulagements » dont elle a besoin —

 

que la plupart des hommes de ce temps ne sauraient l'apercevoir.

 

On croirait vraiment que toute l'Europe s'inquiète d'elle et voit d'un mauvais oeil ses « soulagements ».

 

Car, si l'on veut juger de l'état d'une âme, l'on s'attache à examiner et à voir si elle est riche en oeuvres extérieures (de pénitence)... C'est là ce qui est cause qu'on se trompe si souvent sur ce sujet; c'est parce qu'on ne compare pas, ainsi que le dit le grand Apôtre, ce qui se passe dans l'âme spirituelle avec ce qu'en ont dit ou écrit les vrais spirituels (I. Cor. 2). Il ne faudrait, sans aller chercher des exemple bien loin,... qu'examiner avec soin mon intérieur, pour voir s'il est possible que ce soit mon esprit naturel qui produise tout ce que Dieu me donne de lumière sur tant de différents sujets,

 

Mais oui, ma Soeur, cela est parfaitement possible;

 

avec un coeur et un esprit qui est aussi fervent que celui des anges. Oui, vous le savez, que Dieu m'a donné une volonté si ardente pour l'aimer, et un esprit si vif et si agile pour s'élever à lui, que c'est ce qui ne se peut exprimer

 

Mais, en même temps, Dieu lui a donné une chair si

tendre qu'il lui faut, bon gré mal gré, ces je ne sais quoi que nous savons, ou plutôt que nous ignorons. C'est là

 

ce qui rend ma grâce en quelque façon inaccessible, et qui empêche qu'elle ne puisse être bien connue que de Dieu et de vous, qui voyez très clairement pourquoi cette Majesté suprême m'engage à quémander mes besoins (les soulagements). C'est sans doute pour que je sois uniquement à lui (1).

 

Bizarre lettre, qui nous la montre un peu moins indifférente au qu'en-dira-t'on que nous n'aurions cru. Allons! elle reste femme par quelque endroit. Sainte aussi peut-

 

(1) La vie, pp. 53o, 531.

 

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être, bien qu'elle n'ait certainement pas le style des saints. Par où l'on voit combien le discernement des esprits est difficile. J'ai dit assez vivement le peu d'amitié et de confiance que m'inspirerait d'abord la mystique bordelaise, et plusieurs jugeront, je crois, que cette sorte d'antipathie n'est pas l'effet d'un simple caprice. Néanmoins, il est infiniment probable que je me trompe, égaré par des apparences fâcheuses, et sans doute aussi par la maladresse d'un biographe. M. Saudreau, dont l'autorité est si considérable, affirme en effet que « la Soeur Marie... reçut de très précieuses faveurs mystiques, qu'elle décrit avec une grande clarté et exactitude » (1). Sur ce dernier point, aucun doute ne paraît possible. Que ses lumières viennent de son esprit naturel, ou de sa mémoire, ou de plus haut, la Sœur Marie décrit l'expérience mystique avec une rare maîtrise. Ainsi, par exemple, sur les préludes immédiats de l'union :

 

Je ne sais à quoi doit aboutir tout ce qui se passe en moi... Je suis à peu près comme une princesse que l'on mène dans quelque pays étranger, pour épouser un grand monarque, et que l'un conduit avec tant de hâte qu'on ne lui donne pas le temps de voir ni de s'arrêter à rien de tout ce qu'elle rencontre. Il semble qu'on fait passer mon âme... au milieu d'une infinité de merveilles sans permettre à mon esprit et à toutes (mes) puissances.,., qui sont comme la suite de cette princesse, de s'arrêter à rien, y ayant un mouvement secret qui me presse d'avancer (2).

 

Le ton me plaît médiocrement, mais cela est fort bien vu.

 

Ce Dieu d'amour m'unissait... si étroitement à lui que je ne

 

(1) A. Saudrean, L'état mystique, Paris, 1921, p. 171.

(2) La vie, pp. 275, 276. Malaval avait employé déjà et longuement commenté une comparaison identique. « La fille qui, passant par les chambres du palais, sans s'amuser à les regarder attentivement, irait droit au cabinet du roi, représent(e) l'âme, qui se recueillant dans son intérieur... » va droit à Dieu. Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation, Paris, 167o, I, p. 39. Tout l'ouvrage serait ainsi à examiner du point de vue critique.

 

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le voyais pas, parce que je me trouvais une même chose avec lui... (1)

 

Bonnes remarques sur « les puissances » toujours pressées d'interrompre la quiétude :

 

J'ai vu... que, jusque-là la raison n'avait pas été assez éteinte, et qu'elle se rallumait aussitôt que la lumière surnaturelle commençait à paraître, ce qui est un mélange qui trouble et empêche la clarté de la lumière divine, et qu'elle ne soit reçue purement (2).

L'âme, parvenue à l'état d'union..., a de la facilité pour rassembler... toutes ses facultés pour aimer Dieu... Mais si cette âme voit et sent quelle rassemble (ainsi) toutes ces forces, cette vue de l'esprit, ou ce sentiment quoique très subtil, fait quelque petite division dans les forces de cette âme, et empêche qu'elles ne soient aussi parfaitement rassemblées que quand l'âme embrasse ou se plonge dans son divin objet sans voir et penser à son action (3).

 

Voici mieux encore :

 

Des âmes très saintes .se sont trompées dans les révélations qu'elles ont cru avoir reçues de Dieu..., parce qu'elles n'étaient pas encore assez habituées à arrêter tous les instincts ou tous les mouvements de leur partie supérieure, et que LEUR ESPRIT OU LEUR LUMIÈRE NATURELLE SE FORMAIT TRÈS SECRÈTEMENT LES VUES QU'ELLES CROYAIENT RECEVOIR DE DIEU (4).

 

A-t-elle eu, un seul instant, la pensée que cette remarque si juste, si profonde, pourrait bien s'appliquer à son propre cas ? Je voudrais le croire, mais j'en doute fort (5).

 

(1) La vie, p. 291.

(2) Ib., p. 356.

(3) Ib., pp. 358, 359.

(4) Ib.. p. 362.

(5) On trouvera d'autres beaux textes dans l'ouvrage déjà cité de M. Saudreau,pp. 171, 172.

Ou voit bien que, entêté et relaps, je résiste jusqu'au bout à l'autorité de mon vénérable et cher ami, M. le chanoine Saudreau. Cette vie de la Soeur Marie me demeure suspecte. Je n'aime pas le ton de ses lettres, et je me demande, du reste, si, en écrivant ces lettres à son directeur, elle n'a pas quelque livre sous les yeux. Puisque l'occasion s'en présente, je dois avouer aussi qu'il est un autre point, sur lequel je n'arrive pas à m'entendre avec M. Saudreau. Voici, en effet, ce que celui-ci vient d'écrire dans la nouvelle édition de L'état mystique, ce beau livre qu'on ne saurait trop louer. C'est à propos de la triste histoire de Loudun. « L'éminente vertu de la Mère Jeanne des Anges fut reconnue, non seulement par le P. Surin, très bon juge en la matière (mais non, selon moi, en la circonstance), mais aussi par sainte Jeanne de Chantal (qui n'a eu ni le temps ni le moyen d'examiner Jeanne des Anges) et par la sainte veuve de Rennes, Mme du Houx, qui eut avec elle les rapports les plus intimes. M. l'abbé Bremond (tome V) se montre très sévère pour la Mère Jeanne des Anges, mais il a été trompé par Dom Lobineau, qui, négateur passionné du surnaturel diabolique dans l'affaire de Loudun, a odieusement altéré le témoignage de l'auteur de la vie de Mme du Houx (v. Revue prat. d'Apolog., avril, 1921), comme il a vilainement travesti le récit de la conversion de Kériolet. » A. Saudreau, L’état mystique, Paris, 1921. Qu'il me permette de lui répondre.

Je n'ai pas encore lu l'article auquel on me renvoie, Si l'auteur de ce travail prouve ce qu'il avance, j'en serai quitte pour ajouter un paragraphe de deux lignes à la liste de mes errata. Elevé dans le respect des grands Mauristes, j'ai fait confiance à Dom Lobineau sur un trait particulier de l'hagiographie bretonne, que je n'avais pas alors le moyen d'élucider par moi-même. Fort de son autorité, j'ai dit que Jeanne des Anges n'avait inspiré à Mme du Houx qu'une très médiocre confiance, simple détail anecdotique, qui, dans ma pensée, faisait honneur à la perspicacité, au bon sens de cette noble femme, mais qui, à cela près, n'avait aucune importance. Supprimez ce détail, démontrez que Dom Lobineau a commis un faux et que Mme du Houx a eu pour Jeanne des Anges les yeux du P. Surin, tout le reste de mon long chapitre, c'est-à-dire plus de cinquante pages, demeure intact. Les conclusions qui chagrinent si fort M. Saudreau s'appuient, non pas du tout sur le témoignage de Mme du Houx—ce qui serait une base par trop incertaine — mais sur une étude patiente de l'autobiographie de Jeanne des Anges. Ces confidences que Jeanne a cru écrire pour sa plus grande gloire, et qui renferment en réalité des aveux d'une gravité exceptionnelle, je les discute, je les juge d'après l'idée que je me suis faite par ailleurs, et non à la légère, du style des saints. Après quoi, je dis hautement : non, cette femme n'est pas une sainte. J'ajoute que, si elle n'était pas manifestement une malade, une détraquée, on ne saurait la ranger, aux heures graves de sa vie, parmi les honnêtes gens. Ce disant, je me suis trompé peut-être, mais ce n'est pas Dom Lobineau qui « m'a trompé ». Que M. Saudreau veuille donc prendre la peine de lire, non pas les deux dernières pages, mais les cinquante-six autres de mon chapitre; qu'il me signale les points précis où mon diagnostic s'égare, où je me laisse aller à des jugements téméraires ; avec cela, mettant à profit sa propre expérience des saints, qu'il nous fasse admirer, sur des exemples précis, « l'éminente vertu » de Jeanne des Anges ; et je me rétracterai avec allégresse. En attendant, je lui demanderai une grâce : qu'il ne me reproche plus un excès de sévérité à l'endroit de cette malheureuse. Je suis très dur à ses défaillances morales, aux « délectations moroses », où je vois le prologue d'une affreuse tragédie : je suis dur à ses illusions, à sa mégalomanie prodigieuse, à ses mensonges. Interficite errores. Mais, pour sa personne même, je n'ai que pitié, la pitié du prêtre et celle du médecin. Pas un mot de moi ne donne à entendre que je la tienne pour pleinement responsable du mal qu'elle a fait.

 

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ALAIN DE SOLMINIHAC (1593-1659)1, né près de Périgueux, mort évêque de Cahors, après avoir été abbé de Chancelade.

 

(1) La vie de Mgr Alain de Solminiltac, evesque, baron et comte de Caors, par le R. P. Léonard Chastenet, Caors, 1662. En correspondance très suivie avec Vincent de Paul. Nombreuses lettres de lui dans la récente édition des lettres du saint, notamment au sujet du jansénisme. Le 18 juillet 1653, après la condamnation du jansénisme, Alain écrit à Vincent : e Je lis et relis les qualités que notre Saint Père a données à ces propositions, particulièrement à la première et cinquième, et ne puis me soûler de les lire, tant j'y prends de plaisir ». Saint Vincent de Paul. Correspondance... édition publiée et annotée par Pierre Coste. Paris, 1921, IV, p. 267.

 

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Comme réformateur de son Ordre, il appartiendrait à notre tome II; mais, puisque nous entrevoyons déjà la déroute prochaine des mystiques, on me permettra de rappeler en passant que, bien avant M. de Cambrai, il y eut des Périgourdins pour défendre le Pur amour. Influence du climat, comme on disait, il y a trente ans. « Dans tout ce qu'il faisait, il n'avait rien en vue que le bon plaisir de Dieu ; ses propres intérêts ne le faisaient point agir ; il n'avait pas même pensée de l'enfer ni du paradis. Quelqu'un lui demandant un jour comment cela se faisait, il répondit qu'il croyait que c'était par une particulière providence de Dieu, qui, en cela, se servait du ministère des anges, pour ôter ces objets de devant les yeux de son esprit. » « Il dit une autre fois qu'il n'avait de volonté ni de paradis, ni d'enfer, ni de rien, pas plus qu'un enfant (1).» Plus fénelonien que Fénelon, il médita d'abord « sur les attributs et perfections de Dieu, et enfin, simplifiant son sujet de plus en plus, il n'en prit d'autre que Dieu même, avec abstraction de ses perfections » (2). De nos innombrables Saints du XVII° siècle, le Vénérable Alain fut, je crois, un des plus près d'être béatifié (3), et, Dieu aidant, peut-être le sera-t-il.

 

VIII. — LES RECUEILS

 

Aux monographies séparées dont on vient d'entrevoir quelques échantillons, — et je n'en connais peut-être

 

(1) La vie, p. 734.

(2) Ib., p. 7o1. Deux chapitres curieux sur son oraison.

(3) « Le 28 mars 1905,... la S. Congrégation des Rites a reconnu la validité du procès que l'officialité de Cahors a entrepris dans la cause du « vénérable » A. de Solminihac. » G. Doublet, Jean du Ferrier toulousain, d'après ses mémoires inédits, Toulouse, 1906.

 

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pas le quart, — il faudrait ajouter les recueils biographiques, soit par exemple l'Année dominicaine, le Ménologe des jésuites français, l'Année sainte de la Visitation, les trois volumes de notices oratoriennes, compilés par le P. Cloyseault, et récemment publiés par Dom Ingold, les Saints prêtres français — trois volumes encore — de M. Grandet, publiés par M. Letourneau, etc, etc.. Je me borne à quelques mots sur le premier siècle des ursulines françaises. Leur histoire est assez embrouillée. A peine fondées, elles se divisent en provinces indépendantes, et chacune de ces provinces a ses annales, merveilleusement riches. Voici, édifiante jusqu'à un certain point, mais en tous cas fort réjouissante, une page de ces annales. Il s'agit d'une ursuline au nom charmant, Fleurette de Casassus, et d'un capucin, qui s'appelait dans le monde « Despuntis », ou de Pontis.

«  M. de Pontis, habitant de Granade (Haute-Garonne), dans un voyage qu'il fit à Paris, se trouvant dans un danger évident d'être assassiné, fit voeu à Dieu que, s'il lui sauvait la vie, il se ferait capucin. Il échappe et rentre chez soi, (niais) il ne peut se résoudre d'accomplir son voeu, empêché par une très forte attache, qu'il avait à une demoiselle de Granade, appelée de Casassus. Et, bien loin de penser au cloitre, il envoya à Rome, pour obtenir la dispense de son voeu, laquelle lui fut accordée. Mais Dieu, qui ne l'approuvait pas, permit qu'il tombât une seconde fois dans le même danger d'être assassiné. Alors il reconnut sa faute, et, pour sauver sa vie, il se sert du même remède, et réitère son voeu de se faire capucin, sans limiter le temps. Et, comme la passion qu'il avait pour sa demoiselle lui donnait un très grand chagrin dans la pensée qu'un autre l'aurait pour épouse, il désirait avec la même passion qu'elle se fit religieuse. Cette

 

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honnête demoiselle était alors en pension aux religieuses... ursulines de Toulouse, et son prétendant la fait sonder là-dessus. Elle se sent à même temps touchée et inspirée de se faire de cette religion. Ce qu'ayant appris, il en fut ravi d'aise, et s'en va à Toulouse demander à la supérieure... pour fonder à Granade », promettant qu'il ferait les frais de la fondation, mais à la condition que sa Fleurette serait reçue en qualité de fondatrice. On sait que ce titre donnait droit à maints privilèges. Fondation en 1626. « M. de Pontis alla au-devant leur porter les clefs de la maison, les y conduisit et les mit en possession... La Soeur Fleurette ayant fait sa profession, le sieur de Pontis exécuta son voeu (et) prit l'habit de capucin (1).

Veut-on un autre sujet de drame ou de roman? On le trouvera dans l'histoire de l'ursuline Anne de Beauvais (1586-162o). Jeune religieuse à Bourg-sur-Girard, « on l'appliqua à l'étude de la musique, que l'on se proposait d'enseigner dans les écoles. Le chantre de l'église de Bourg fut chargé de lui apprendre les premiers éléments de cet art, et de lui donner surtout des leçons d'orgue et de piano... Après quelques leçons, il s'aperçut que son élève avait déjà atteint son niveau, et menaçait de le surpasser. Aussi cria-t-il au prodige, ajoutant même que le fait était trop extraordinaire pour ne pas provenir de quelque cause surnaturelle. (Les Anges? Pourquoi pas? Mais non, on ne pense jamais à eux en de pareils cas. C'est toujours le

 

(1) La Chronique des religieuses Augustines Ursulines de la Congrégation de Toulouse, dressée par le R. P. Parayre, Toulouse, 1681, I, pp. 161. J'ai l'impression que la copie que l'on vient de lire, faite sur de vieilles notes que je ne puis présentement contrôler, n'est pas toujours exacte. Autre recueil parallèle : Les chroniques de l'Ordre des Ursulines recueillies pour l'usage des religieuses du même Ordre, par M. D. P. U. (Mère de Pomereux, ursuline), Paris, 1681. Cf. Histoire de sainte Angèle... suivie de notices historiques et biographiques sur les communautés d'ursulines du Nord de la France et de la Belgique, par l'abbé Parenty, Arras, 1842; Vies des premières Ursulines de France tirées des chroniques de l'Ordre, par M. Charles Sainte-Foi (Jourdain), Paris, 1856 ; H. de Leymont, Madame de Sainte-Beuve et les Ursulines de France..., Lyon, 1889; Abbé J. Morey, Anne de Xainctonge et les Ursulines au Comté de Bourgogne, Paris, 1892; J. Thomas, Un mot pour les Xainctonge, Dijon, 1912. Cf. aussi notre Invasion mystique, pp. 25, seq.

 

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diable.) Quelques têtes faibles, parmi les Soeurs du cous vent, crièrent aussitôt à la magie et au sortilège. Toutefois, Dieu ne permit pas que cet homme conservât longtemps ses absurdes préjugés. Remarquant un jour que les doigts d'Anne de Beauvais étaient meurtris et ensanglantés, il lui demanda d'où provenaient de pareilles blessures. Anne refusa d'abord de répondre, mais le chantre ayant pris un ton plus convenable et presque respectueux, elle lui avoua qu'ayant tiré autrefois vanité de la blancheur et de la beauté de ses mains, elle s'en punissait de temps à autre en les piquant avec des pointilles de fer... Le musicien sortit du couvent, le coeur bouleversé... et, à quelques jours de là, il entrait comme postulant chez les capucins de Bordeaux. En 162o, il était procureur du couvent de Poitiers, et c'est de lui-même que le biographe de notre bienheureuse tenait le récit qu'on vient de lire (1).

 

(1) Vie des saints personnages de l'Anjou, par le R. P. Dom François Chamard, Paris, 1863, Il, pp. 43z, 432. N'ayant pu recourir aux textes originaux, je me vois obligé de donner cette version plus ou moins modernisée.

Qu'on me permette de réparer ici, en deux mots, un fâcheux oubli. Le pèlerinage de N.-D. du Laus (Cf. plus haut, pp. 422, seq.) n'a pas été le seul Lourdes, si l'on peut ainsi parler, du XVII siècle. J'en connais au moins un autre, et encore plus semblable au nôtre : celui d'Alan, diocèse de Comminges. Une bergère, une fontaine, des miracles. Et la voyante, comme Bernadette, meurt dans un couvent. Nous la retrouverons, je l'espère, dans un de nos futurs volumes.

 

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