Chapitre V
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CHAPITRE V : LA VIE INTENSE DES MYSTIQUES D'APRÈS L'EXPÉRIENCE ET LA DOCTRINE DE  MARIE DE L’INCARNATION

 

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I. L'agonie et la mort des puissances. — Activité intellectuelle des faux et des vrais mystiques : Antoinette Bourignon et le pseudo-Denis. —     Tendance naturelle de Marie aux jeux de l'esprit. — L'intelligence maîtrisée d'abord par l'amour : « L'âme ne pense point à voir, mais à aimer ». — L'intelligence mystiquement « suspendue » bien avant la volonté. — Anéantissement progressif, saillies intermittentes, et suspension de la volonté.

 

II. La vie souterraine des puissances pendant la suspension. —

A. Vie intellectuelle. — Le rythme mystique : aspiration, respiration. — « Je ne laissais pas d'être instruite », sans avoir reçu aucune « leçon ». — « Je sens pulluler en mon esprit... une suite de passages de l'Écriture sainte ». — Acquisition mystérieuse de « nouvelles connaissances ». — « Le tout est dans la substance de l'esprit. » — Adhésion, non aux images du réel, trais au réel lui-même. — L'âme a vie dans le Verbe. — Les deux manières de se représenter le Verbe incarné. — Inertie et entretien continu de l'intelligence. — Activité surprenante qui suit la contemplation.

B. Vie morale. — Apathie scandaleuse des mystiques. — Malgré la suspension de la volonté, la vie morale n'est aucunement suspendue, et tout au contraire. — « Une espèce de nécessité... de l'imitation de Jésus-Christ. a — « Pente continuelle » à toutes les vertus. — Adhésion, non à des idées de sainteté, mais à la sainteté même de Dieu. — Marie passe à l'offensive et critique l'ascèse commune. — Fragilité des résolutions ordinaires; celles que prennent les mystiques « demeurent imprimées dans l'âme ». — Comment l'expérience mystique supplée aux examens de conscience. — « Dieu me possédait par les maximes » de l'Évangile. — Efficacité morale des grâces mystiques. — Moralistes et mystiques.

 

III. Jeu normal et simultané de toutes les activités, mystiques et non mystiques, de l'âme. — Que la suspension des puissances n'est pas un bien en soi. — Et qu'il vaudrait mieux que l'ordre naturel fût maintenu. — Catherine de Sienne pâmée ; la Sainte Vierge debout. — Possibilité et réalité d'une union mystique, plus haute, qui ne paralyserait point les facultés. — « Les sens étant occupés..., l'âme en est plus libre. » — « Dieu luit au fond de l'âme. » — Deux âmes, deux vies parallèles. — Tentations et faiblesses des mystiques : vide() deteriora; meliora sequor. — « Région de paix, qui semble séparée de l'âme même. » - Les activités les plus divertissantes n'empêchant plus la vie mystique. — Promenade ; broderie d'art; récréation; chant des psaumes. — Courte psychologie des moralistes, comparée à la psychologie des mystiques. — « Interaction » des deux vies. — Marie de l'Incarnation et l'apologie des mystiques.

 

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Les théoriciens de la mystique trouvent dans les écrits de Marie de l'Incarnation de nombreux témoignages, des textes lumineux, qui les aident à dégager l'essentiel du fait mystique, à définir la contemplation prise en soi, c'est-à-dire isolée, par une abstraction aussi rigoureuse que possible, des autres phénomènes psychologiques, qui normalement l'accompagnent. Ainsi a fait par exemple le chanoine Saudreau dans son maître livre sur l'état mystique (1). Pour nous, qui, au cours des volumes précédents,. avons déjà rassemblé sur ce même sujet tant d'affirmations mémorables, nous croyons plus utile de demander aux vivants écrits de notre ursuline la description de ce même fait, non plus considéré à l'état pur et abstrait, mais dans son histoire vraie, autrement dit dans ses relations constantes et inévitables avec les diverses activités, que l'on voit tour à tour préparer en quelque manière ou bien gêner l'expérience mystique, se mêler à elle ou bien s'effacer insensiblement devant elle, pour l'effacer insensiblement à leur tour : vie intellectuelle, affective, morale, qui baigne de tous les côtés la vie proprement mystique et qui la pénètre; activité des sens, de l'esprit, du coeur, de la conscience, par où les contemplatifs gardent le contact avec l'humanité commune, ou le reprennent après une courte éclipse, continuant ainsi ou recommençant très vite à nous ressembler. D'où l'extrême intérêt du présent chapitre, moins spéculatif, moins technique, plus concret et, par

 

(1) Ch. Saudreau, L'état mystique, Paris, 5921, pp. i6, 167, seq. Cf. aussi l'article de M. Pacheu (Les mystiques interprétés par les mystiques) indiqué plus haut.

 

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suite, plus attachant, plus solide aussi peut-être, que ceux de même apparence que nous avons déjà consacrés à la doctrine du P. Lallemant et à l'anti-mysticisme de Nicole. Croyant ou non, qui trouverait ennuyeuse l'observation d'une grande âme en prière ?

 

I. — L'AGONIE ET LA MORT DES PUISSANCES

 

L'intelligence d'abord, faculté pressée, bousculante, très ennemie du silence intérieur et du repos. Trop active même, ou, pour mieux dire, trop désireuse de se sentir en mouvement, d'entendre le bruit qu'elle fait. Tant de naïfs, qui voudraient consacrer au travail de l'esprit les vingt-quatre heures de la journée, ou, à la méditation, toutes les minutes de la prière! Ils ignorent les bienfaits du sommeil — du sommeil mystique comme de l'autre, et les richesses qu'il accumule à notre insu, dans nos greniers. Pour n'avoir pas compris le premier mot des livres mystiques, plusieurs se plaisent à voir dans les contemplatifs, grands ou petits, des indolents, ou comme disait vaillamment Nicole, des « stupides ». C'est exactement le contraire que l'histoire nous impose. Prenez les mystiques faux ou douteux, Antoinette Bourignon, par exemple, qui n'a pas moins écrit que Voltaire. Prenez Mme Guyon : la vue d'une feuille de papier blanc la met en joie, et, quand elle est fatiguée de la prose, elle passe à la poésie. Les vrais ne sont pas moins abondants. Deux carrières les appellent, également inépuisables, la métaphysique céleste et l'analyse intérieure. Le panégyriste de « la ténèbre » divine, le vieux Denis, scrute éperdûment le mystère des hiérarchies angéliques ; le poète de « la nuit obscure », Jean de la Croix, veut tout connaître de ce qui se passe dans cette nuit. Étranges paresseux, ou quiétistes ! On se demande avec épouvante où ils s'arrêteraient, s'ils ne l'étaient pas.

 

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Dom Claude Martin souffrait lui aussi de cette fièvre intellectuelle, et il s'en plaignait à sa mère.

 

Il ne faut pas vous étonner de cette grande activité d'entendement, lui répondait celle-ci. Je crois que les personnes d'étude y sont sujettes, à cause des matières qu'elles ont à traiter, si ce n'est qu'elles aient la volonté entièrement gagnée à Dieu; car alors la volonté est la maîtresse, et, quand elle veut, elle attire par sa force l'entendement après elle. Je me suis autrefois trouvée en cette peine, lorsque, ayant à enseigner les mystères de la foi..., je jetais seulement la vue sur ce qu'en dit le petit catéchisme du Concile, et tout aussitôt mon esprit en possédait la vérité. Je me trouvais ensuite dans une telle activité d'entendement et dans un discours si suivi qu'il ne se peut rien davantage (1).

 

« Discourir » ainsi, ou, en d'autres termes, se plaire aux mille jeux de l'esprit et aux imprévus de ses découvertes, dégager les conséquences indéfinies d'un principe ou remonter de ces conséquences au principe lui-même, retrouver une vérité sous les symboles qui l'enveloppent, ou imaginer quelque symbole qui donne à cette vérité une grâce nouvelle; en un mot, raisonner ou méditer, telle serait bien en effet la pente naturelle de cette claire intelligence dont nous connaissons déjà l'agilité, le primesaut et la souplesse. Elle sent néanmoins en elle d'autres attraits, d'autres forces qui lui inspirent une je ne sais quelle défiance à l'endroit de ces brillants exercices, et qui l'invitent à ne plus attiser cette ardeur de connaître, à la modérer au contraire, peut-être même à l'éteindre.

 

Je ne puis comprendre, dit-elle, comment une lumière peut demeurer un moment dans l'esprit sans que la volonté soit captivée (2).

 

Ou encore :

 

Quant aux impressions qui sont lumière et amour tout

 

(1) Lettres, I, p. 399.

(2) Ib., I, p. 274.

 

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ensemble, l'amour l'emporte toujours, parce que l'âme ne .pense point à voir, mais à aimer toujours davantage, et à être unie en celui qu'elle aime... En cet état, elle ne désire que de jouir, et ce lui est assez de savoir par une science expérimentale d'amour qu' (il) est en elle, et avec elle, et qu'il est Dieu (1).

 

L'intelligence voudrait certes s'agiter encore, passer à d'autres objets, suivre de nouvelles pistes : car le mouvement est sa vie, ou semble l'être ; mais la volonté, impatiente de se fixer, de s'unir, l'arrête sur quelques vues très simples et toujours les mêmes, en attendant de lui imposer un complet silence.

 

L'âme n'a point de curiosité pour voir, mais une insatiabilité à aimer, et c'est l'effet des lumières que Dieu donne surnaturellement (2).

 

Rendant compte d'une méditation,

 

il s'est présenté à mon esprit, dit-elle, un grand nombre de passages de l'Ecriture sainte. Ma volonté en a été si fort embrasée, que, pour me soulager et donner de l'air à mon coeur, je répétais plusieurs fois les passages qui me venaient à l'esprit. Bien loin d'en être soulagée, ces sentences, si souvent répétées, m'échauffaient encore davantage, et elles étaient comme des souffles de vent qui augmentaient le feu. Je me suis sentie portée à me prosterner à terre, pour renouveler les voeux que j'ai laits au baptême... Je l'ai fait, et, dans cette action, j'ai ressenti un nouveau feu s'allumer dans mon coeur, qui a duré jusqu'à la fin de l'oraison (3),

 

réduisant de plus en plus et bientôt même paralysant l'activité de l'intelligence . Et une autre fois :

 

L'esprit a fait quelques saillies au dehors par des paroles extérieures et embrasées ; puis il est rentré en soi-même (4).

 

(1) La vie, p. 85.

(2) Ib., p. 86.

(3) Méditations, pp. 70-72.

(4) Ib., p. 2o6.

 

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Comprenez bien que nous ne sommes encore qu'au seuil de la contemplation véritable. Ces paroles embrasées, ces vives saillies, toute cette agitation doit tomber peu à peu, et la volonté, s'apaiser, se taire, s'endormir en quelque façon et tout aussi bien que l'intelligence, mais après elle.

 

L'esprit de Dieu, qui veut tout pour lui, voyant que l'entendement, pour épuré qu'il soit, mêle encore quelque chose du sien et de son propre agir dans les opérations divines, ce qui est une impureté et un défaut notable dans la pauvreté spirituelle, tout d'un coup, usant de son pouvoir et de son autorité, il l'arrête, en sorte qu'il est comme suspendu et rendu entièrement incapable de ses opérations propres et ordinaires, et qu'il n'estimait (déjà plus) être siennes, à cause que leur simplicité les rendait comme imperceptibles.

Alors la volonté, qui, pour avoir été ravie en Dieu, et qui, par ce moyen jouit de ses embrassements, n'ayant plus besoin de l'entendement pour lui fournir de quoi fomenter son feu, mais plutôt cet entendement lui étant nuisible à cause de sa grande abondance et fécondité, elle demeure comme une reine, qui jouit de son divin Epoux... Des années se passent de la sorte, mais ce divin Esprit, qui est la source inépuisable de toute pureté, veut encore triompher de la volonté ; et, bien que ce fût lui qui opérait ces divines motions, et qui lui faisait chanter son continuel épithalame, cette volonté néanmoins y mêlant encore de son propre agir, il ne le peut souffrir... Il la purifie donc de ce reste et, comme il est amour, « il est fort comme la mort..., et sa jalousie..., dure comme l'enfer qui ne pardonne à personne ; « ses lampes sont des feux et des flammes », de manière qu'il faut sans rémission qu'elles consument tout. Cette amoureuse activité, quoique très délicate..., est donc arrêtée, et laisse cette puissance au rang de l'entendement (1)...

 

Cette curieuse psychologie, qu'elle expose ici de haut et avec une telle splendeur, nous pouvons la suivre et la contrôler,

 

(1) La vie, pp. 647, 648. Elle continuait ainsi : « au rang de l'entendement, et de la mémoire, de laquelle je ne parle pas, parce que ces deux dernières puissances sont tellement unies, en ce qui est du spirituel, que je n'en fais qu'un article. »

 

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sur le vif, si je puis dire, dans ses méditations de Tours, dans celle-ci, par exemple, sur « la connaissance de sou néant ».

D'abord un bouillonnement de réflexions et de vues : clairvoyance infinie de Dieu ; défauts et imperfections innombrables, que la conscience a peine à saisir ; « disposition de mon coeur au regard du péché », d'autres encore. Insensiblement le calme se fait.

 

Plusieurs imperfections se sont présentées confusément à mon esprit, que j'ai résolu de corriger... Cette résolution n'a pas plus tôt été prise que mon entendement est tout à fait demeuré dans la suspension ; et la représentation de tout péché, de tout défaut, de toute imperfection a cessé.

La volonté s'est trouvée comme chantant ; je ne puis autrement exprimer cette disposition. Car elle était entièrement émue, donnant sans cesse des louanges à la personne du Verbe... Je me suis ensuite abandonnée à son aimable jugement; car tout ce qui vient de sa part nie plaît, et je ne puis que je ne l'aime.

 

Ici, dirait-on, mais je suis loin d'en être sûr, une rentrée en scène de l'intelligence.

 

Je me suis néanmoins donné la liberté de l'interroger de quelle manière il me jugerait.

 

Mais aussitôt l'engourdissement recommence.

 

Je n'ai point entendu de réponse, mais je nie suis trouvée dans un redoublement de paix ; et toute crainte a été bannie de mon esprit (1).

 

Ainsi la volonté reste plus ou moins maîtresse de ses actes propres, longtemps après que l'intelligence a dû renoncer aux siens. Il y a mieux : la « suspension » de

cette dernière faculté est en quelque sorte plus rigoureuse et plus longue, moins intermittente.

 

Dès le commencement de l'oraison, plusieurs matières se

 

(1) Méditations, pp. 161-166.

 

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sont présentées à mon esprit, touchant les effets que les divines consolations opèrent dans les âmes...

 

Remarquez encore ce fourmillement habituel des débuta. Rien chez elle d'un pense-petit.

 

Je voyais tout cela quasi en un moment et comme d'un coup d'oeil. D'où vient que l'entendement se trouva aussitôt dans la suspension... La volonté était vivement touchée... Elle suivit néanmoins (peu à peu) la suspension de l'esprit, et se trouva comme lui dans l'impuissance d'agir ; sinon que parfois, et par de nouveaux mouvements d'ardeur..., elle faisait sortir du coeur de certains élancements, qui la soulageaient et qui lui donnaient air'.

 

Ce petit livre des Méditations, plus utile, à mon avis, que vingt traités de mystique, étant devenu fort rare, citons encore. Un jour, elle s'est proposé de méditer sur

le grand texte de saint Jean : In hoc cognovimus charitatem Dei quoniam ille pro nobis animam suam posuit (2)...

 

Dès la première appréhension de ces paroles, mon esprit est entièrement demeuré dans l'impuissance d'agir. Il s'est trouvé fortement appliqué à la divine Majesté par un regard que j'avais eu, et qui m'était demeuré comme habituel, de l'amour que son amour produit en moi (3).

Je sentais mon âme dans son fond se lier de plus en plus à ce Dieu-charité, et la force et la douceur se rencontraient dans ce redoublement d'union. C'était lui qui tenait mon âme dans cette heureuse captivité, et mon âme acquiesçait à cette opération (4).

 

(1) Méditations, pp. 94, 95.

(2) « C'est en cela que nous connaissons la charité de Dieu, qu'il a donné sa vie pour nous... » La traduction se trouvait-elle dans le texte original de la sainte ? A-t-elle été ajoutée par son éditeur, Dom Claude ? Je l'ignore.

(3) L'intérêt de cette remarque est grave pour les psychologues. En effet, elle nous rend comme sensible le passage d'une idée proprement dite, ou d'une vue de l'esprit, à ce que les mystiques appellent un « regard ». Le regard tient déjà de la connaissance mystique, mais l'objet de ces deux modes de connaissance reste le même.

(4) Encore une précieuse remarque, déjà faite cent fois au cours de mes volumes, mais sur laquelle on n'insistera jamais trop. Il n'y a pas de suspension qui tienne, l'âme, au moment où elle est le plus dépouillée de ses actes ordinaires. doit acquiescer à ce dépouillement. Or, rien de plus actif que cette adhésion, en quoi consiste, me semble-t-il, l'essence même de l'acte volontaire. Par où l'on voit, une fois de plus, à quelle équivoque lamentable prête ce mot de « passivité et combien l'accusation de quiétisme, portée contre nos mystiques, est, non seulement injuste, mais encore absurde.

 

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Dans cette union, mon coeur, comme par un assaut, sortit de lui-même,

 

reprenant ainsi, bon gré malgré, son activité normale provisoirement suspendue;

 

proférant intérieurement ces paroles : Je le veux, mon Dieu, je le veux... jusques à la mort. Cela dura peu, parce qu'aussitôt je me trouvai dans ce grand abîme par une nouvelle opération, que je ne puis expliquer, me sentant comme perdue dans son immensité et incompréhensibilité.

Je dis que cette opération ne se peut expliquer, parce que l'on sait bien que l'on est dans cet abîme, mais on ne peut dire ce que c'est, parce qu'on ne le voit que comme un grand amour, dont la largeur, la hauteur et la profondeur n'ont ni bornes ni limites  (1).

 

Non, le langage humain ne saurait dire «ce que c'est » que cet abîme, où l'âme se perd en cessant de sentir, de penser et de vouloir. Mais il est difficile de décrire plus exactement l'étrange agonie qui prélude à cette « suspension des puissances ». Au début, souvent du moins, une suprême agitation de l'intelligence, bientôt maîtrisée et refoulée, soit par la grâce mystique elle-même, soit par la volonté, lasse de connaître et impatiente d'aimer. Puis, la volonté s'agite à son tour, « pressée de dire des paroles d'amour, capables de faire liquéfier un coeur dans les douceurs d'une sainte dilection»; « mais, pour liquéfiée qu'elle soit en elle-même, elle tient toutes les autres puissances dans l'insensibilité », ne communiquant « à aucune autre... la grâce dont elle jouit, ni les sentiments d'amour dont elle est pénétrée (2) ». Elle-même capitule enfin, s'apaise.

 

(1) Méditations, pp. 132-134.

(2) Ib., p. 88.

 

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Encore quelques « vives saillies », et elle s'endort. Le reste est mort et silence ; mais un silence plus riche et plus éloquent que tous les discours; mais une mort plus vivante que toutes les vies, comme Marie de l'Incarnation va nous le montrer.

 

II. — LA VIE SOUTERRAINE DES PUISSANCES PENDANT LA CONTEMPLATION

 

A. — Vie intellectuelle.

 

Nous l'avons laissée au fond. de cet, abîme, où elle se trouvait comme,perdue. Elle reprend :

 

Je disais de fois à autre, ou plutôt je respirais doucement ces paroles : O grand abîme ! O grand abîme ! O Amour Immense, incompréhensible, infini !

 

« Dire » lui serait impossible, car on ne parle que pour exprimer des concepts, et elle n'a plus de concepts distincts. Aucune parole, ni extérieure, ni intérieure. Les mots qu'elle emploie ne se présenteront à elle que l'expérience passée. Ils traduisent, en les transposant dans l'ordre intellectuel, un des aspects, ou une des phases de cette expérience. « Respirer » n'est pas moins impropre que « dire » ; mais il prête moins à l'équivoque, et il rend mieux « l'acquiescement » silencieux et profond, l'adhésion vivante du centre de l'âme à la présence et à l'action divine ; il indique aussi que cette activité ineffable n'est pas immobile : elle a ses variations, ses hauts et ses bas, sans doute une sorte de rythme : aspiration, respiration. Le centre de l'âme, cet « abîme », n'est pas un point. Sans quitter la zone mystique, tantôt l'on s'éloigne et tantôt l'on se rapproche de l'autre zone où se forment les sentiments, les concepts, les volontés.

 

Cependant in NE LAISSAIS PAS D'ÊTRE INSTRUITE d'une manière sublime et éminente de la façon avec laquelle il faut pratiquer

 

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la charité. Car, encore que, dans ces grandes unions, l'on ne pense qu'à Dieu (1), l'on y reçoit néanmoins d'une manière imperceptible la lumière et la force peur faire tout ce que Dieu demande de nous... Et c'est peut-être le sens du Disciple bien-aimé quand il dit que « l'onction de Dieu nous instruit de toutes choses » (2).

 

Curieux phénomène, et qu'il faut distinguer expressément de nos modes ordinaires de connaître. Elle se trouve « instruite », et sans avoir reçu aucune leçon. Une lumière très abondante l'enveloppe, la pénètre, se dissout en elle, si je puis dire, mais qui n'est pas encore lumière au sens propre du mot, et qui ne le deviendra qu'une fois détendue la mystérieuse union qui se noue présentement dans les ténèbres. Ainsi de ces arbres fossiles, obscurs et froids aussi longtemps qu'ils restent enfouis sous le sol, riches néanmoins de lumière et de chaleur.

Lumière abondante, disons-nous ; écoutez plutôt :

 

Je me trouve quelquefois dans une sorte d'oraison, qui me fait craindre de tomber en quelques curiosités, qui me soient des empêchements de m'unir à Dieu dans la nudité de l'esprit. Il me vient en mémoire quelques paroles de l'Ecriture sainte... Le sens m'en est découvert, et, de là, je sens pulluler en mon esprit une suite de passages de la même Écriture, dont j'ai une telle intelligence qu'il me semble  qu'on me prêche, et qu'on me dit les secrets qui y sont cachés, ce qui me donne une douce satisfaction... Je vois aussi là-dedans toutes sortes de viandes spirituelles pour la nourriture des âmes... Je découvre une grande quantité de fautes, qui se commettent même par des personnes fort spirituelles... Parfois je me lance en Dieu, pour lui parler de toutes ces instructions en le caressant, puis je retourne en de nouvelles connaissances qu'il me donne, mais enfin tout se termine à l'amour. En cette sorte d'oraison, les distractions n'ont nul pouvoir, et quand elle finit, il semble qu'elle ne fasse que de commencer, et ensuite je sens mon esprit fort libre et fortement uni à Dieu par un nouvel embrasement,

 

(1) « Pense » ne doit pas être pris ici au sens propre; mieux vaudrait, semble-t-il, « s'occupe », qui convient également à la connaissance mystique et à la connaissance intellectuelle.

(2) Méditations, p. 134.

 

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qui se fait de toutes ses découvertes, lesquelles, bien qu'elles ne demeurent pas présentes, ni distinctes, comme elles étaient durant l'oraison, elles ne laissent pas de me revenir tout à propos dans les ocrassions, selon les besoins où je nie trouve

Qui ne croirait, à l'entendre, qu'elle vient de décrire une de ces méditations dont les moins mystiques des chrétiens sont parfaitement capables! Aussitôt, en effet, que s'opère la « suspension des puissances », on no craint pas de « tomber en quelques curiosités » ; on craindrait plutôt le contraire, je veux dire la totale oisiveté de l'esprit; l'on n' « apprend » rien ; on ne rapproche pas les uns des autres les textes des deux Testaments ; on ne se croit pas au sermon ; on ne se trouve pas comme submergé par un pullulement de vues « distinctes ». Sans cloute. Il est néanmoins extrêmement remarquable que Marie, non seulement ne se reproche pas cette fermentation spéculative, qui, à première vue, nous semblerait résister à l'action simplifiante, dépouillante et mortifiante de la grâce mystique, mais encore qu'elle tienne cet exercice pour « une sorte d'oraison » et des plus hautes, et des mieux appropriées aux âmes contemplatives, nous insinuant par là qu'il existe des relations étroites, un va-et-vient d'apports incessants entre les deux ordres de connaissance — intellectuelle ; mystique; — et que la seconde, loin de nuire à la première, l'entretient et l'enrichit.

 

(1) La vie, pp. 207, ao3. Elle écrit encore : « Il est arrivé que, depuis ma profession religieuse (donc, depuis son élévation aux grâces mystiques), (Dieu) a tenu mon esprit dans une douce contemplation des beautés ravissantes de la foi (le texte porte de la loi, mais c'est peut-être une mauvaise lecture), et du rapport de la loi ancienne avec la nouvelle. (Percevoir nettement ces rapports n'est-il pas le propre de l'intelligence ?) Dans cette vue (terme mystique, analogue à « regard », ou « simple regard » ) ma mémoire (?) était continuellement remplie des passages de l'Écriture sainte.» Lettres, I, p. 18. « Mémoire », ici, est inquiétant. Si elle le prend au sens propre, il ne saurait plus être question d'une expérience mystique. Deux réponses possibles à cette difficulté : ou bien, elle ne prend pas mémoire au sens propre, pas plus que vue, perception de rapports, etc. ; ou bien l'expérience dont elle parle serait mêlée, comme il doit arriver très fréquemment : connaissance proprement mystique et connaissance intellectuelle se succéderaient tour à tour, celle-ci tantôt préludant à celle-là, tantôt s'effaçant devant elle, et tantôt prenant sa place.

 

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Elle dit ailleurs que «le présent le plus précieux en tout, est l'esprit du sacré Verbe incarné, quand il le donne d'une façon sublime » ; don mystique par excellence et qui

« ne s'acquiert pas dans une méditation ». Et voici comme elle le définit :

 

Ce don est une intelligence de l'esprit de l'Évangile, et de ce qu'a dit, fait et souffert notre... Seigneur..., avec un amour dans la volonté conforme à cette intelligence. Concevez (par exemple un point de la vie cachée du Fils de Dieu)... Considérez encore les trois années de sa conversation avec les hommes..., ses souffrances, sa passion, sa mort; vous direz que ces trois années ont porté ce qu'il y a de plus divin... Par la distinction des états de cet adorable Maître, nous connaissons la différence des nôtres... Cet excellent sermon de la montagne... et celui de la Cène sont la force et le bastion des âmes à qui Dieu fait ce présent.

 

Voilà, penserez-vous encore, une foule de concepts et de souvenirs distincts. Une grâce puissante aura sans doute présidé et concouru à leur formation, mais enfin, il n'y a rien, dans cette analyse, qui ne puisse également s'appliquer à l'activité intellectuelle et pieuse d'un Nicole ou d'un Bossuet. Détrompez-vous, il s'agit de tout autre chose.

 

Ne vous imaginez pas qu'en cette occupation il se passe rien dans l'imagination (et par conséquent dans l'intelligence au sens normal du mot) ou dans le corps ; non, LE TOUT EST DANS LA SUBSTANCE DE L'ESPRIT par une infusion de grâce purement spirituelle (1).

 

C'est qu'en effet, la distinction dont elle semble parler ici, n'est qu'apparente, ou, pour mieux dire, c'est que les contemplatifs embrassent d'une seule vue générale, confuse, indéterminée, un objet distinct.

 

Il s'est présenté à mon esprit, dit-elle ailleurs, un grand nombre de passages de l'Écriture sainte, qui traitent des divins

 

(1) Lettres, I, p. 4o3.

 

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commandements,. particulièrement du Psaume 118 — le plus long de tous — ; je les ai regardés d'une simple vue, et sans recherche, me contentant qu'il s'agissait des commandements de mon grand Dieu (1).

 

Dégradation croissante de l'activité intellectuelle, et progression inverse de l'activité. mystique..

 

Je voyais. tout cela quasi en un moment, et comme d'un coup d'oeil. D'où vient que l'entendement se trouva aussitôt dans la suspension (2).

 

D'abord une foule d'idées ou de souvenirs; puis une vue globale, claire et confuse tout ensemble, de ce détail — vue dans laquelle l'intelligence agit encore quelque peu ; enfin une perception d'un nouveau genre, une adhésion de l'âme profonde, non pas aux images multiples, aux représentations morcelées et abstraites de la réalité, mais à la réalité elle-même. Néanmoins, pour ne plus agir à sa façon ordinaire, je veux dire, pour ne plus élaborer de concepts, ne croyez pas, encore une fois, que l'intelligence cesse provisoirement de vivre. Elle vit plus que jamais au contraire, pompant, si j'ose dire, par ses racines, cette même lumière qui baigne le centre de l'âme, et elle vit d'autant plus que l'expérience mystique est plus haute. Notre sainte nous marque elle-même cette différence.

 

En cet état d'union avec Dieu, il est impossible de subsister en aucun dessein qui puisse mettre de l'opposition à son opération. Or, ce qui s'oppose à cette opération est l'usage actuel de certaines pratiques...

 

J'avoue ne pas comprendre très bien à quoi elle fait allusion ici, peut-être aux examens de conscience;

 

où il faut que l'entendement travaille et réfléchisse sur des choses corporelles et matérielles, et môme sur des choses fort spirituelles, mais qui ne sont pas du degré de celles dont Dieu

 

(1) Méditations, pp. 7o, 71.

(2) Ib., p. 94.

 

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occupe l'âme ; c'est, dis-je, une chose du tout impossible, parce que, depuis longtemps les puissances de l'âme ont été rendues inhabiles, et comme incapables d'élection dans leurs opérations... Or,

 

et c'est ici que le texte devient lumineux et passionnant,

 

en tout ceci, je n'entends pas parler des sacrés mystères de notre sainte foi : car, encore que l'âme ne puisse méditer en l'état dont je parle ;

 

encore, c'est-à-dire, que le libre exercice de son intelligence lui soit interdit,

 

ELLE A NÉANMOINS UNE FAÇON DE LES CONTEMPLER, et d'en parler

avec Dieu, lorsqu'il l'y attire.

 

Ce n'est donc pas son occupation ordinaire, mais la « sorte d'oraison » dont il est parlé plus haut;

 

laquelle (façon de contempler) est d'une très grande douceur. Car, ces divins mystères appartenant au suradorable Verbe incarné,

 

étant, en d'autres termes, la réalité vivante du Verbe, le Verbe lui-même,

 

la moindre pensée qui en frappe l'esprit, embrase l'âme, qui y voit tant de vérité, de certitude et de sainteté qu'elle n'a pas besoin de raisonnements ni de réflexions pour en connaître davantage.

 

Non pas que, touchée d'amour à la pensée d'un de ces. mystères, il lui suffise d'une réflexion si facile et si douce qu'elle ne paraisse plus être un acte de l'esprit, mais,

 

PARCE QU'ÉTANT UNIE A LA SACRÉE PERSONNE DU VERBE, ELLE EST DANS LA SOURCE QUI LUI IMPRIME TOUTE VÉRITÉ ET QUI LA FAIT VIVRE DE SES INFLUENCES... L'AME A VIE EN LUI ET DE LUI d'une façon ravissante, qui se peut mieux expérimenter que dire (1).

 

Si cela se pouvait dire, qui, mieux qu'elle, y eût réussi ? Elle ne nous fait pas comprendre ce qui, par définition,

 

(1) La vie, p. 472.

 

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est inintelligible, à savoir une connaissance réelle, plus riche et pénétrante que la connaissance commune, et qui néanmoins n'a pas pour objet des concepts distincts, mais elle propose ce paradoxe apparent avec tant de conviction paisible, mais elle marque avec tant de netteté le contraste entre les deux modes de connaissance, que nul bon esprit n'est tenté de la prendre pour une visionnaire. Ainsi d'un aveugle qui se ferait lire les descriptions de Théophile Gautier : il n'éprouverait naturellement pas la sensation que nous donne à nous le rouge ou le vert, mais il avouerait que, pour d'autres hommes, doués d'un sens qui lui manque, une réalité quelconque doit répondre à ces mots de rouge ou de vert.

Son fils lui ayant demandé de quelle façon elle se représentait l'objet constant de ses contemplations, à savoir le Dieu fait homme, elle lui répond :

 

Ç'a été une chose rare que l'aie eu des impressions imaginaires, et, quand j'en ai eu, elles ont été incontinent changées en intellectuelles...

 

mot équivoque, et auquel il faut très certainement donner un sens mystique.

 

Il faut qu'une chose imaginaire ait un corps, afin qu'elle produise une espèce, qui puisse tomber sous le sens; et, lorsque j'ai eu des espèces (des images, et par suite des concepts) de cette sorte, elles ont été aussitôt anéanties par une abstraction d'esprit.

 

Abstraction mystique, qui a précisément pour fin de refouler, puis de supplanter les concepts que l'intelligence se forme par voie d'abstraction naturelle, selon la doctrine de saint Thomas.

 

De sorte que l'esprit étant demeuré purement pâtissant et jouissant, la chose a été rendue purement spirituelle..., portant une impression infiniment plus noble, et plus pure, et entièrement dégagée de l'imagination... Il est véritable que ce mot : Verbe incarné, suppose un corps en un sens, parce que le Verbe s'est fait homme ; aussi, dans les commencements de

 

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ma conversion, tout ce que ce divin Sauveur a fait et souffert... m'était présent d'une manière imaginaire. Mais ensuite... la chose est devenue tout autre... (Quand je suis occupée de lui), il ne se trouve... dans mon fond aucune espèce imaginaire. Que si, par quelques passages de ce qu'il a dit, ou fait, ou souffert, il s'en forme quelqu'une, tout est incontinent absorbé dans ce fond, et je n'ai plus de souvenir (sens impropre) que de sa personne divine... Il ne se passe pas un moment à autre chose qu'à me laisser conduire par son esprit et à suivre sa pente ou à pâtir son opération ; et en cela il n'est point besoin d'espèces, parce que l'âme est si éclairée qu'elle distingue sans hésiter si c'est le Père éternel, ou le Fils, ou le Saint-Esprit, qui opère en elle (1).

 

(1) La vie, p. 662, 663. Son fils, Dom Claude, qui s'y connaissait mieux que nous, commente ainsi ces affirmations, et essaie de résoudre la difficulté particulière qu'elles présentent : « Etant ainsi tout occupée de la seule personne du Verbe incarné, elle ne voyait plus ce qu'il avait d'humain et de corporel que dans l'éminence de sa divinité, où tout cela étant Dieu même (les théologiens corrigeront sans peine ce qu'il y a de moins exact dans ces derniers mots), son esprit et son coeur étaient tellement dégagés de tout ce qui était créé, pour divin qu'il fût, qu'elle ne voyait et n'aimait plus rien que Dieu. (Et tel est bien, me semble-t-il, l'unique objet de la connaissance mystique.) Elle le voyait et l'aimait dans le même état où il était lorsqu'il la prit pour épouse, savoir dans sa personne dégagée de son humanité. Que si, parlant du Verbe son époux, elle lui donne pour l'ordinaire le nom de Verbe incarné, c'est seulement qu'elle voyait dans cette personne divine le RAPPORT qu'il avait au mystère de l'Incarnation, (rapport) qu'elle ne voyait pas dans les deux autres. Et, d'autant que le Père et le Saint-Esprit sont dans le Verbe, et qu'ils sont une même chose avec lui, de là vient qu'étant unie au Verbe, elle l'était aussi au Père et au Saint-Esprit oar le Verbe. » La vie, pp. 664, 665. Il e très bien senti la difficulté que renferme le texte de sa mère : comment la connaissance mystique toute seule, et telle qu'on la définit communément, peut-elle distinguer une personne divine d'une autre ? La réponse qu'il donne, bien que très solide, ne suffit peut-être pas. Oui, il est bien certain que le Dieu avec lequel le mystique entre, pour ainsi dire, en contact, est un et trine. Cela, nous le savons par la foi; ruais l'expérience mystique suffirait-elle à nous faire connaître cette distinction ? Pour ma part, je croirais que non. Il me semble, du reste, que la difficulté s'évanouit, si l'on admet, et pourquoi pas? ou bien que dans l'expérience mystique l'intelligence garde toujours un minimum d'activité propre, ou bien que, par instants, au cours d'une de ces expériences mystiques, l'intelligence retrouve son activité pour la reperdre aussitôt. Les paroles de Marie de l'Incarnation me feraient incliner vers cette seconde hypothèse. Elle dit en effet : « Il ne se trouve plus en mon fond aucune espèce imaginaire : que si, par quelques passages de ce qu'il a dit, ou fait, ou souffert, il s'en forme quelqu'une (elle) est incontinent absorbée dans ce fond. » Ainsi, dans un millième de seconde, la mémoire, l'imagination, l'intelligence, soudain réveillées lui proposeraient tel ou tel acte, telle ou telle parole du Verbe incarné. Cela ne durerait que l'espace d'un éclair, mais, à la lumière de cet éclair, la distinction entre les trois personnes, ou le RAPPORT entre le Verbe et le mystère de la Rédemption, lui auraient été rappelés. Après cela, ne lui demandez pas de chercher si loin. « Je ne me mets pas en peine de faire tant d'examen, répond-elle aux questions un peu harcelantes de Dom Claude, mais plutôt j'y sens de l'aversion, crainte de curiosité. » La vie, p. 663.

 

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Quant à l'entretien sans concepts et sans paroles, mais d'une fécondité inépuisable, qui s'engage alors entre Dieu et l'âme contemplative, Marie de l'Incarnation ajoute, nous dit son fils, que, pour elle, « ce commerce s'est subtilisé dans les temps, et qu'il s'est toujours élevé de plus en plus..., à ce qui est de plus simple et de plus pur. Elle tâche d'en décrire... la simplicité... par la comparaison et dans les termes d'un certain air, qui parait quelquefois sur le visage et dans le maintien des personnes, et qui, sans dire mot, découvre les affections du coeur et les inclinations intérieures de l'âme d'une manière infiniment plus vive et plus touchante que ne sauraient le faire les paroles les plus animées. C'est une certaine disposition que l'on voit et que l'on comprend assez, mais qu'il est difficile d'expliquer autrement qu'en disant que c'est un certain air qui parle sans dire mot... Quand un misérable se présente à vous sans rien dire, il vous explique mieux sa misère, et vous fait plus de pitié qu'il ne ferait par toute l'éloquence de sa bouche... Ainsi, encore que cette âme éminente... conversât familièrement avec le Verbe son époux..., ce commerce... était si simple qu'elle témoigne que « ce n'était pas un acte..., pas même un respir, mais... un air dans le centre de l'âme, par lequel sans effort, sans paroles, sans mouvement, mais comme par un simple signe, elle disait aux personnes divines tout ce qu'elle voulait ». Il en était de même du côté de Dieu... Elle voyait en (lui) un certain air et une certaine disposition, par laquelle (il) s'épanchait et se communiquait en elle... ; mutuel épanchement de pensée, d'amour et de sentiment (1).

Que conclure de tant d'affirmations convergentes, sinon que, d'une part l'activité ordinaire de l'intelligence ne participe pas à la connaissance mystique, et que, néanmoins,

 

(1) La vie, pp. 662-665

 

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d'un autre côté, l'intelligence ne cesse pas de se nourrir pendant cette phase d'inertie apparente? Ni sentiments proprement dits; ni concepts précis, cela est vrai, mais quelque chose d'infiniment préférable, la possession même du réel ; possession riche en semences de concepts et de sentiments.

 

Il n'y avait que la partie purement spirituelle qui ressentit les plaisirs de son amour. (Mais) CE GOÛT DE DIEU QUOIQUE INSENSIBLE, LUI DONNAIT UNE EXPÉRIENCE CERTAINE (des vérités de la foi) (1).

 

De Ià vient — je veux dire des mille germes de sentiments, d'images, d'idées, qui, dûment comprimés par la grâce mystique, se sont accumulés à la surface de l'âme pendant cette expérience insensible et ténébreuse, de là vient la prodigieuse activité — toute humaine celle-ci quant à ses modes — qui se fait jour, qui éclate et déborde dès que la suspension est levée (2). De là cette profusion printanière de symboles, de réflexions, de vues spéculatives qui remplissent les ouvrages des mystiques. Flores apparuerunt. Mais prenez garde : ce n'est là qu'un faux printemps : un été plutôt, ou, pour mieux dire, un automne. L'hiver qui a précédé et préparé cette floraison est plus lumineux, plus riche et plus doux que tous les printemps. Les mystiques l'avouent, du reste, quand, après avoir écrit des centaines, des milliers de pages, ils confessent ingénûment que ce qu'ils auraient voulu dire reste ineffable. Le meilleur demeure en eux-mêmes; leurs vrais vers ne seront pas lus (3).

 

(1) Méditations, pp. 88, 89.

(2) « Toute l'oraison s'est passée de la sorte (dans la suspension : son âme étant « unie à une lumière incompréhensible, qui ne lui paraissait pourtant que comme ténèbres s), sinon que, vers la fin, mon coeur a ressenti que son ardeur était extrêmement accrue ; et il s'est élevé dans mon entendement une lumière qui lui a fait voir avec une évidence extraordinaire (entendez maintenant une évidence d'ordre intellectuel), les vérités qu'elle s'était proposé de méditer. Méditations, p. 107.

(3) Si je termine par ces deux mots de Sully-Prudhomme, c'est pour indiquer la ressemblance, fort lointaine assurément, mais non pas tout à fait imaginaire que je crois apercevoir entre l'expérience mystique, dont nous venons de nous occuper, et l'expérience poétique. Dans l'inspiration du poète —bien que féconde en semences de sentiments, d'images, d'idées — l'activité proprement intellectuelle ou sentimentale est aussi comme endormie ou suspendue. Idées indistinctes, « goût insensible... expérience certaine »; en d'autres termes, contact plus ou moins étroit de l'âme profonde avec la réalité plus ou moins immédiatement sentie. Voici encore une page où tout ce qui vient d'être dit se trouve admirablement résumé et confirmé : « L'âme, qui, dans ses commencements, avait coutume de s'occuper à la considération des mystères, est élevée par un attrait surnaturel de la grâce, en sorte qu'elle s'étonne elle-même de ce que, sans aucun travail, son entendement soit emporté et éclairé dans les attributs divins, où il est si fortement attaché qu'il n'y a rien qui l'en puisse séparer. Elle demeure dans ces illustrations sans qu'elle puisse opérer d'elle-même... Elle se trouve comme une éponge dans ce grand océan, où elle ne voit plus par distinction les perfections divines... L'âme..., ainsi attachée à son Dieu, comme au centre de ses repos et de ses plaisirs, attire facilement à elle toutes ses puissances, pour les faire reposer avec elle... Cet état d'oraison, c'est-à-dire l'oraison de quiétude, n'est pas si permanent dans les commencements que l'âme ne change quelquefois pour retourner sur les mystères du Fils de Dieu, ou sur les attributs divins; mais, quelque retour qu'elle fasse, ses aspirations sont beaucoup plus relevées que par le passé, parce que les opérations divines quelle a pâties dans sa quiétude, l'ont mise dans une grande privauté avec Dieu... Dans la suite de cet état (Dieu) la fera passer par diverses opérations, qui FERONT EN ELLE UN FOND, QUI LA RENDRA SAVANTE EN LA SCIENCE DES SAINTS, QUOIQU'ELLE NE LES PUISSE DISTINGUER PAR PAROLES.., » Lettres, II, pp. 3oo-3o1.

Rappelons ces deux mots de saint François de Sales, écrivant à sainte Jeanne de Chantal : « O mon Dieu..., que j'ai été aise ce matin de trouver mon Dieu si grand que je ne pouvais seulement pas assez imaginer sa grandeur (connaissance conceptuelle)... J'ai bien eu d'autres pensées, mais plutôt par manière d'écoulement de coeur en l'éternité et en l’Eternel que par manière de discours. » Oeuvres (Annecy), t. XX, p. 134.

 

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B. — Vie morale.

 

Plus encore que leur inertie intellectuelle, on reproche aux mystiques l'engourdissement de leur volonté. Puisque, de leur propre aveu, déclame-t-on, cette faculté se trouve progressivement endormie chez eux, pendant leur prière, le moyen d'attendre d'elle cette énergie persévérante que la piété commune a précisément pour but de faire naître, d'entretenir et de stimuler ? Le moyen de croire divine la force, quelle qu'elle soit, qui les rend incapables d'examiner leur conscience, de prendre des résolutions viriles, de s'exercer à bien vivre ? Le jugement le plus charitable que l'on puisse porter sur l'oraison de quiétude est qu'elle détend des nerfs fatigués, et qu'elle procure aux soi-disant contemplatifs ce repos nécessaire que d'autres, mieux

 

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avisés, demandent tout bonnement à la promenade ou au sommeil. Heureux toutefois si la délicieuse paralysie dans laquelle ils se complaisent ne ruine pas insensiblement

jusqu'aux derniers ressorts de l'élan moral. Combien plus sûre et plus efficace, l'humble et vaillante méditation d'un Nicole, d'un Bourladoue, ordonnée tout entière vers l'action, vers la pratique des vertus, et déjà sanctifiante par elle-même, puisqu'elle exige d'ordinaire de très pénibles efforts.

A cette argumentation, spécieuse si l'on veut, mais grossière et plus que fragile, puisqu'elle repose sur une ignorance absolue de la psychologie mystique, Marie de l'Incarnation répond, dans vingt endroits de ses écrits, avec une force et une clarté merveilleuses. La contemplation, dit-elle sans fin, non seulement ne suspend d'aucune manière la vie morale, mais encore elle l'assure, la purifie et l'exalte, lui donnant une intensité à laquelle la prière, soi-disant active, d'un Nicole n'atteindra jamais. Et elle le prouve :

 

(Cet) état, dit-elle, met (l'âme) dans une ESPÈCE DE NÉCESSITÉ DE LA FIDÈLE PRATIQUE de l'imitation de Jésus-Christ... Il n'est plus ici question d'un certain bandement de tête qu'on a lorsqu'on commence, ni d'une certaine ferveur qu'on expérimente dans les sens, et qui fait qu'on s'examine avec tâche et par certains actes. Mais l'âme, dans sa paix, voit tout d'un coup en son Jésus les vertus divines qu'il a pratiquées ; elle les voit, dis-je, dans un attrait très doux, qui la porte à suivre dans ses actes son divin prototype ; et enfin elle ne peut et ne veut être qu'un continuel holocauste à la gloire de Dieu (1).

 

Nulle indifférence au bien ou au mal, nulle langueur dans cette volonté qui nous semble éteinte, qui l'est en effet d'une certaine manière, puisqu'elle a cessé de produire ses actes propres ; mais tout le contraire :

 

Je sens quelque chose en moi qui me donne une pente continuelle

 

(1) Lettres, I, pp. 364, 365.

 

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pour suivre et embrasser ce que je connaîtrai être le plus à la gloire de Dieu, et ce qui me paraîtra le plus parfait (1).

 

Comment cela? Rien de plus simple, de plus « nécessaire », une fois admise la définition de l'état mystique, définition qu'un croyant ne rejetterait pas sans témérité, et que Nicole lui-même, sans d'ailleurs le bien entendre, se défend de mettre en question. Dans la méditation commune, le chrétien acquiesce cordialement à des idées de vertu ; et il règle sa conduite à venir sur ces représentations abstraites et inanimées ; dans la contemplation, le mystique adhère, et par ce qu'il a de plus profond, à la sainteté elle-même réelle et vivante, c'est-à-dire au Verbe

divin, exemplaire, source et consommation de toute vertu.

 

 

En cet état..., on se sent poussé à la pratique de toutes (les vertus) de l'Evangile... L'âme fait plus de chemin en un jour dans cette disposition qu'elle ne ferait en tout autre dans un mois. Cette approche amoureuse du sacré Verbe Incarné porte dans l'âme note onction qui ne se peut exprimer, et, dans les actions, une sincérité, droiture, franchise, simplicité, fuite de toutes obliquités ; elle imprime dans le coeur l'amour de la croix et de ceux de qui l'on est persécuté ; elle fait sentir et expérimenter l'effet des huit béatitudes d'une manière que Dieu sait... (2).

 

Bien que, dans cette oraison de quiétude, « on ne réfléchisse pas sur telle ou telle vertu..., l'oraison porte son effet dans les occasions, Dieu laissant dans l'âme un mouvement ou inclination ou bien plus forte que ne fait l'oraison commune (3). » Car, pour répéter ce beau texte,

 

encore que, dans ces grandes unions, l'on ne pense qu'à Dieu, l'on y reçoit néanmoins d'une manière imperceptible la

 

(1) Lettres, I, p. 329.

 

(2) Ib., I, p. 4o4. Cette opération inexprimable n'est pas l'adhérence bérullienne dont nous avons parlé dans le t. III (cf. L'école française, pp. 127, sq.) .: mais celle-ci, bien qu'elle ne soit pas d'abord et nécessairement d'ordre mystique, tend néanmoins vers cet ordre. Cf. ib., p. 15o.

(3) Ib., II, p. 113.

 

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lumière et la force pour faire tout ce que Dieu demande de nous : en sorte qu'elles ne nous manquent pas au besoin (1).

 

Les résolutions que l'on prend dans la prière commune, moins pures ,souvent, plus. obliques, ont aussi beaucoup moins de solidité. Ces acquiescements à la présence et à l'action divine, ,écrit-elle,

 

fortifiaient mes résolutions, et... étaient comme de nouveaux liens qui m'attachaient à Dieu. Car, quoique l'occupation intérieure,fût fort simple et éloignée de ce qui peut tomber sous les sens, et même sous la réflexion des puissances supérieures de l'âme,

 

en d'autres termes, bien qu'il me fût alors impossible de me proposer telle ou telle vertu à pratiquer, et de prendre à ce sujet telle résolution particulière,

 

je voyais clairement que les choses dont on traite avec Dieu,

 

c'est-à-dire que les grâces de sanctification qu'entraîne « nécessairement » le commerce mystique avec Dieu,

 

sont plus fermes et plus solides. Je veux dire que les choses qui sortent hors du centre de l'âme, où se font ces communications, ne sont pas si fortes, et n'ont point tant d'effet, à cause de l'épanchement qui s'en fait dans les sentiments,

 

et des multiples illusions qui accompagnent cette ferveur apparente, comme Nicole l'a si bien montré (2).

 

Et l'expérience fait voir que, ces sentiments étant passés, les résolutions qu'on avait faites dans ces sorties perdent souvent beaucoup de leur force. Cela vient de ce que les sentiments sont souvent la cause qui les produit, ou au moins qui aide à les faire ; ainsi, la cause étant passée, il ne faut pas s'étonner si l'effet demeure faible et languissant. Mais, dans cette retraite intérieure, si pure et si dégagée des sens, les promesses qui se font entre Dieu et l'âme sont fermes et constantes, parce qu'elles DEMEURENT IMPRIMÉES dans l'âme, comme

 

(1) Méditations, p. 134.

(2) Cf. tome IV, p. 5o6, seq.

 

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par un amoureux sceau, QUI N'EST AUTRE QUE LA PRÉSENCE DE CE DIEU-CHARITÉ, qui, dans les occasions, la fait obéir comme il lui plaît (1).

 

A la bonne heure ! On est toujours ravi de voir les mystiques prendre l'offensive, et rappeler à leurs adversaires que les difficultés de la vie intérieure se présentent également des deux côtés. L'illusion menace aussi bien les uns que les autres. Il ne suffit ni de méditer sur la patience pour être patient, ni de prendre des résolutions en forme pour les tenir. Et ne craignez pas non plus qu'en s'abandonnant ainsi à l'action divine, la conscience devienne calleuse :

 

Après tout, c'est une vérité... qu'en cet état extraordinaire de lumière, on découvre les plus petits atomes d'imperfection tout d'un coup et sans réfléchir... La nature cache en soi des ressorts inconcevables, mais on les découvre à mesure que l'on avance dans les voies de Dieu (2).

 

Si étroitement unis, et par toute l'âme, avec notre « cause exemplaire »,

 

nous pouvons le suivre avec sa grâce, qui nous découvre suavement ce que nous devons retrancher ; car la pureté de son esprit nous fait voir l'impureté du nôtre, et tout ensemble les difformités de nos opérations intérieures et extérieures. L'on trouve donc toujours à pratiquer ces maximes saintes, non avec effort ou contention d'esprit, mais par une douce attention à celui qui occupe l'âme, et qui donne vocation et regard à ces aimables lois (3).

 

Eh quoi ! ne savons-nous pas que, sans réflexions qu'imperceptibles, la rencontre d'un saint en chair et en os, le contact et l'intimité avec lui, nous éclairent mieux sur nos propres misères que l'examen de conscience le plus rigoureux? Ainsi, la rencontre mystique avec Dieu nous fait

 

(1) Méditations, pp. 139-141.

(2) Lettres, I, pp. 396, 397.

(3) Ib., I, p. 398.

 

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connaître jusqu'aux dernières nuances de la perfection, et tout ensemble nous aide, nous force à revêtir, pour ainsi

dire, à nous approprier ces nuances.

 

Ne vous étonnez point, écrit-elle à son fils, si vous voyez des défauts dans vos actions ; c'est cet état d'union, où l'esprit de Dieu vous appelle, qui vous ouvre les yeux. Plus cet esprit vous donnera de lumière, plus vous y verrez d'impuretés... Vous remarquerez qu'elles seront de plus en plus subtiles, et de différentes qualités. Car il n'en est pas de ces sortes d'impuretés comme de celles du vice ou de l'imperfection que l'on a commises par le passé, par attachement, par surprise, ou par coutume. Elles sont bien plus intérieures et plus subtiles, et l'esprit de Dieu, qui ne peut rien souffrir d'impur, ne donne nulle trêve à l'âme qu'elle ne travaille pour passer de ce qui est plus pur à ce qui l'est davantage.

 

Elle travaille, mais comme une plaque photographique exposée à la lumière. C'est Dieu lui-même qui s'imprime dans cette âme.

 

Elle se voit... impuissante à s'en garantir, mais l'Esprit de Dieu le fait par de certaines purgations ou privations intérieures, et par des croix conformes ou plutôt contraires à l'état dont il la purifie (1).

 

Photographie, oui, mais plutôt gravure à l'eau-forte, ou mieux encore l'une et l'autre :

 

Dieu me POSSÉDAIT par les MAXIMES de son suradorable Fils, me conduisant, en tout ce que j'avais à faire, par les INFLUENCES et les ACTIONS saintes de ce PASSAGE : Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur; et de celui-ci : L'esprit de Dieu rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu.

 

Étonnantes paroles, et qui résument splendidement, qui nous rendent presque intelligible le paradoxe qui présentement nous occupe. Vous entendez bien que, par

une figure de langage vraiment inouïe, ces mots maximes,

 

(1) Lettres, II, pp. 257, 258.

 

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passage, signifient la personne même, présente, rayonnante de Jésus, doux et humble de coeur; de l'Esprit rendant témoignage.

 

L'union avec mon divin Époux opérait en moi par ses impressions saintes les vertus foncières de ces divines maximes, d'une façon si spirituelle que je ne m'en apercevais que par leurs effets (1).

 

Insistons encore, puisque aussi bien, parvenus au dernier volume de notre Conquête mystique, c'est la dernière fois que nous nous aventurons dans ces profondeurs.

 

Avant que je fusse religieuse..., les lumières que j'avais sur l'Écriture sainte produisaient en moi une foi si vive, qu'il me semblait que j'eusse volontiers passé par les flammes pour soutenir ces vérités, car c'étaient des clartés qui avec elles portaient tout ensemble leur certitude et leur efficacité... Les passages de saint Paul, qui traitent des opérations et des effets que ces divines lumières produisent dans les âmes, me consumaient d'amour.

 

Ces « passages » s'offraient d'abord à elle, sous leur forme abstraite, comme ils s'offrent à nous, mais cette présentation purement intellectuelle s'évanouissait bientôt. Les effets dont elle parle ne sont donc pas dus à l'action de telle ou telle maxime sur la volonté par l'intermédiaire de l'intelligence, mais à l'action directe de Dieu (2).

 

(1) La vie, p. 537.

(2) Elle fait à ce sujet une curieuse remarque : « Dans la suite du temps, et dans les changements d'états, les opérations de l'Esprit de Dieu ont changé dans leurs effets..., de sorte qu'un passage de l'Ecriture sainte (choisi par elle pour sa méditation) a opéré en un temps un sens tout autre et un tout autre effet qu'en un autre. » La vie, p. 115. Supposons, par exemple, qu'elle ait pris pour maxime de départ : « Je suis doux et humble de coeur », il se pourra fort bien que, ses facultés ordinaires une fois suspendues, l'effet imprimé en elle soit la patience, ou n'importe quelle autre des vertus qui rayonnent du Christ présent. Notez ici que, fidèle à l'ordre logique ordinaire, elle parle d'abord de « sens », ensuite d' « effet » . Mais dans l'ordre mystique, c'est l'effet qui se produit d'abord, et même qui se produit uniquement. Le « sens » ne parait que lorsque l'intelligence, rendue à elle-même, constate, distingue et définit l'effet produit

 

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Au temps de ma vocation religieuse, les passages qui traitent des conseils de l'Evangile, m'étaient comme autant de soleils, qui faisaient voir à mon esprit leur éminente sainteté, et qui, en même temps (et du même coup) enflammaient toute mon âme en l'amour de leur possession ;

 

Amour, ici, n'est pas « désir », comme dans l'oraison ordinaire, il est « jouissance »; il est « possession » ;

 

et OPÉRAIENT EFFICACEMENT ce que Dieu voulait de moi dans la pratique des divines maximes du... Verbe incarné.

 

Remarquez encore cette différence : dans l'oraison commune, c'est nous qui choisissons la vertu à laquelle nous devrons ensuite nous appliquer. Soit qu'elle nous manque plus que d'autres, soit qu'elle nous semble plus désirable, nous nous la peignons à nous-mêmes, comme ferait un moraliste-poète, et, par là, nous nous entraînons à l'aimer; ici, au contraire, le choix vient de Dieu, et, pour peu qu'on y réfléchisse, on comprendra qu'il ne peut venir que de lui. C'est lui, en effet, qui fait rayonner sur l'âme telle vertu qu'il lui plaît. Ainsi d'un soleil intelligent, qui colorerait de telle ou telle nuance l'objet qu'il aurait pour but d'embellir.

 

Toutes ces vues et ces grâces importantes et solides m'étaient données sans nulle étude de ma part, mais à la façon des éclairs, qui devancent le tonnerre. J'avais une certaine expérience que tout cela procédait du centre de mon âme, ou plutôt de celui qui en avait pris la possession, qui la consumait de son feu, et qui en faisait rejaillir les étincelles et les lumières pour me conduire et me diriger.

Au temps de ma vocation à la mission de Canada, toutes les maximes et les passages qui traitent du domaine et de l'amplification du Royaume de Jésus-Christ, et de l'importance du salut des âmes..., m'étaient comme autant de flèches, qui me perçaient le coeur, et qui me donnaient une angoisse amoureuse... D'ailleurs les manifestations et les opérations intimes de mon divin Epoux dans mon âme,

 

elle distingue, mais par suite de ces habitudes logiques

 

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dont un bon esprit, né français, n'aime point à se départir ; en fait, « manifestation » et « opération » c'est tout un;

 

où, dans son intime union et par ses écoulements divins, il me faisait part de ses magnificences, établissaient en moi un fondement très certain de toutes ces vérités

 

Elle aussi, l'intelligence, a, ou, mieux, aura sa nourriture. Une fois revenue à elle-même, elle palpera, pour ainsi dire, l'évidence abstraite de ces mêmes maximes, qui se trouveront merveilleusement imprimées dans la volonté. Ce rayonnement a, du reste, un double effet ; l'un positif, l'autre négatif; d'une part, il façonne l'âme à l'image du Verbe très saint d'autre part, il la purifie et la vide, effaçant les rides, dispersant les fumées, brûlant les scories qui risqueraient d'altérer, ou, simplement, d'atténuer cette divine ressemblance.

 

Cette immense pureté de Dieu ne peut rien souffrir de ce qui lui est opposé ; car j'ai souvent expérimenté que rien de souillé ne peut avoir entrée dans cette intime partie ou centre de l'âme, qui est la demeure de Dieu et comme son ciel, tandis que ce divin Esprit en est le maître ; et que le démon même, quoiqu'il soit un esprit très subtil et pénétrant, n'y trouve que de l'inaccessibilité. Il y a néanmoins de certaines exhalaisons d'imperfection et d'impureté spirituelle, qui proviennent de... la nature corrompue, et qui ne sont autres que ces petites malignités, ces petits gauchissements, qui, pour faire un subtil mélange avec ce qui est de l'Esprit, veulent s'insinuer en ce cabinet sacré, et semblent même y avoir plus de facilité que les démons, en ce qu'elles se couvrent d'une ombre de sainteté, de charité, de zèle, de piété, et enfin de gloire de Dieu, pour faire plus facilement alliance avec la pureté et la droiture de cet Esprit saint. Elles approchent à la vérité fort près de ce sanctuaire, MAIS EN VAIN, parce qu'en cet état habituel de l'union intime, il n'y peut rien entrer de contrefait ni d'impur (2).

 

(1) La vie, p. 516.

(2) Ib., pp. 456, 457.

 

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Grimaces dévotes, romans de vertu, affectations à peine conscientes, demi-insincérités, toutes les poussières fondent, comme neige, au soleil mystique — à cette lumière plus impitoyable que les analyses d'un La Rochefoucauld, d'un Nicole, et plus bienfaisantes, c'est-à-dire plus efficaces, si l'on peut ainsi parler. Que l'on se rassure donc sur les aventures de ces volontés endormies : aussi longtemps qu'elles resteront fidèles à leur oraison de quiétude, elles se maintiendront, ou. pour mieux dire, elles se trouveront nécessairement maintenues dans cette parfaite droiture qui n'est, hélas! ni le premier degré, ni le second, ni le sixième, mais l'apogée et le couronnement d'une vie morale.

 

 

III — JEU NORMAL ET SIMULTANÉ DE TOUTES LES ACTIVITÉS, MYSTIQUES ET NON MYSTIQUES, DE L'AME

 

Si avantageuse que nous paraisse en définitive la vie souterraine à laquelle la sensibilité, l'intelligence et la volonté se trouvent réduites pendant la contemplation, on aurait tort de s'imaginer, comme l'ont fait parfois des contemplatifs novices, que la suspension des puissances constitue par elle-même un état parfait. Elle est plutôt un moindre mal, un mal nécessaire, semblable de ce chef aux mortifications que nous conseille l'ascèse commune, et qui, malgré leur utilité manifeste, contrarient fatalement l'ordre naturel des choses. Aucune privation, aucune souffrance, même bienfaisante, n'est bonne en soi ; sans quoi les saints ressuscités continueraient à porter la haire. Il importe certes à la pleine réalisation du plan divin et de l'idéal. humain que les activités profondes du centre de l'âme trouvent dès ici-bas à s'exercer, à s'épanouir ; mais il importe aussi que nos activités de surface atteignent leur objet par les voies qui leur ont été prescrites, les sens par des sensations, l'intelligence par des concepts abstraits, et ainsi

 

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du reste. Que s'il arrive que le jeu de ces facultés gêne ou arrête celui de l'intuition mystique, on comprend que les premières doivent s'effacer devant une activité supérieure, comme l'on sacrifie au devoir patriotique le devoir plus humble qui nous oblige, en temps ordinaire, à fuir le danger. Nous préférerions toutefois, si cela était possible, que nul conflit de ce genre ne s'élevât entre les diverses puissances de l'âme — naturelles et surnaturelles ; mystiques et communes — et que chacune d'elles pût se déployer librement.

Cela est si vrai que plusieurs spirituels, livrés aux seules conjectures de leur raison sur un point que l'Écriture n'a pas touché, refusent d'admettre que la sainte Vierge, bien qu'élevée à la plus haute contemplation, ait eu des extases, entendant par ce mot les défaillances nerveuses ou autres, qui accompagnent parfois l'oraison de créatures moins parfaites (1). Un bon esprit pensera de même. Catherine de Sienne, pâmée entre les bras de ses compagnes, ne nous scandalise point, mais nous l'aimerions mieux debout. Stabat mater dolorosa. La suspension des puissances, cette sorte d'extase invisible, tout intérieure, ne nous choque pas davantage, puisqu'il faut, nous assure t-on, acheter d'abord et d'ordinaire à ce prix une expérience meilleure : nous souhaiterions néanmoins, et justement, les écrits de Marie de l'Incarnation nous révèlent la possibilité d'états encore plus sublimes, où l'union mystique ne paralyse d'aucune façon les autres activités de l'âme.

 

Il se fait, dit-elle, un divin commerce entre Dieu et l'âne, par une union la plus intime qui se puisse imaginer... Si la personne a de grandes occupations, elle y travaille sans cesser de pâtir ce que Dieu fait en elle.

 

Comment s'adonnerait-elle à une occupation quelconque, sans le concours de l'intelligence ?

 

 

(1) Ainsi le P. Lallemant. Cf, Tome V, p. 58.

 

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Cela même la soulage, parce que les sens étant occupés et divertis, l'âme en est plus libre.

 

Entendez par là que, pendant cette union, le centre de l'âme n'a plus le souci de maîtriser, d'éteindre les facultés de surface, sensibilité, intelligence, celles-ci étant occupées à d'autres objets. Les affaires temporelles néanmoins,

 

et la vie même lui sont extrêmement pénibles, à cause du commerce qu'elles l'obligent d'avoir avec les créatures.

 

Elle se plaint de ce partage, de cette activité secondaire qui l'importune, et elle s'écrie : « Fuyons, mon bien-aimé, allons à l'écart ». Exaucera-t-il cette prière? Oui et non. Il n'arrêtera pas le jeu normal des puissances, mais il empêchera que ce tumulte se propage jusqu'au centre.

 

Ce troisième état de l'oraison passive est le plus sublime... les sens y sont tellement libres que l'âme qui y est parvenue y peut agir sans distraction dans les emplois où sa condition l'engage. C'est un état permanent (ou, pour mieux dire, continu) où l'âme demeure calme.... en sorte que rien ne la peut distraire... Si (par exemple) il faut souffrir les douleurs de la maladie, elle est comme élevée au-dessus du corps, et elle les endure comme s'il appartenait à un autre.

 

Ce qu'elle dit de son corps, elle le dirait tout aussi bien de son intelligence, de sa volonté. Même lorsqu'il se prête aux devoirs extérieurs de la charité, « le coeur ne cesse point d'être attentif » à la divine présence (1).

 

Si les affaires, soit nécessaires, soit indifférentes, font passer quelques objets dans l'imagination (2), ce ne sont que de petits nuages semblables à ceux qui passent sur le soleil, et qui n'en ôtent la vue que pour quelque petit moment... Et encore, durant cet espace, DIEU LUIT AU FOND DE L'AME qui est comme dans l'attente, ainsi qu'une personne qu'on interrompt lorsque

 

(1) Lettres, I, p. 402.

(2) Toute affaire fait « passer quelques objets dans l'imagination » ; la Vénérable veut donc parler ici d'imaginations qui, pour un moment, troubleraient, menaceraient de troubler le centre de l'âme.

 

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qu'elle parle à une autre, et qui a néanmoins la vue de celui à qui elle parlait. Elle est comme l'attendant en silence, puis elle retourne dans son intime union (1).

 

Il arrive aussi, et très souvent, qu'il y ait comme une contradiction entre ces deux vies parallèles. Ayant parlé de certaines impressions fâcheuses qu'elle avait à souffrir,

 

on pourrait me demander, écrit-elle, ce que j'entends par cette révolte des passions..., qui... m'ont duré plus de quatre ans, avec une aigreur dans le sens au regard de quelques personnes bonnes et saintes, et si cela peut compatir avec cette union intime de laquelle j'ai parlé.

 

Qui ne sent l'extrême intérêt du problème ? Oui, répond-elle,

 

cela se peut, et voici de quelle manière il se fait. Il est à remarquer que les passions émues par une révolte semblable à celle dont je parle, ne sont pas comme celles qui viennent d'un naturel, qui dans son fond, est facile à s'émouvoir, ni comme celles dont les mouvements sont fondés dans les mauvaises habitudes, et que ceux qui entrent dans la vie spirituelle, s'efforcent de mortifier et de dompter... Ceux-ci ont, pour l'ordinaire, de grandes peines à se surmonter ; il y faut de la méditation, des motifs, de l'examen, de l'étude, des résolutions, de la fidélité, et, après tout cela, l'on a encore longtemps des attachements à ceci ou à cela, et à soi-même encore plus... Mais, dans la révolte dont je parle, bien loin qu'on soit arrêté ou attaché à tenir ou à poursuivre ce que désire la passion émue, l'on porte le tout comme une flagellation extrêmement sensible... Tout ce qui arrive de mal n'est (aucunement) volontaire, mais plutôt c'est un aliment propre pour nourrir l'humilité et l'abnégation de la personne... Si l'on s'échappe de paroles ou de pensées, c'est par égarement ; si l'on est contrarié et persécuté contre la justice, l'on sent bien un mouvement de colère ou d'aversion, mais il n'en sort aucun mauvais effet, car on porte dans le fond de l'âme une crainte de Dieu qui fait qu'on hait la vengeance et l'esprit d'aversion, et par laquelle l'on prévaut contre la passion.

 

(1) Lettres, II, p. 46a. Par où l'on voit que le mot d'état permanent, employé par elle, ne doit pas être pris au sens rigoureux.

 

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L'on bronche néanmoins quelquefois par faiblesse, lorsque, se rencontrant avec quelque personne de confiance, l'on dit quelques paroles plaintives... Au même moment l'âme reçoit tant de confusion, voyant sa lâcheté, que ce lui est un motif d'une très grande humiliation.

 

C'est le renversement de l'ordre commun : video deteriora, meliora sequor. Deux hommes en moi, mais des deux, le vrai, le seul qui moralement compte, c'est le bon, celui dont « la fond » reste uni à Dieu. Toutefois cette vérité consolante se voile, par moments, bien que très certaine.

 

Ce qui l'afflige en cela, c'est qu'elle croit être une inconstante, qui n'a ni vertu ni solidité ; et néanmoins tout cela compatit avec cette intime union, qui est dans le centre de l'âme, EN UNE RÉGION DE PAIX, QUI SEMBLE SÉPARÉE DE LAME MÉME. Ce qui fait encore redoubler sa souffrance, c'est cette aigreur dans la partie sensitive, qui s'émeut au même temps que quelque sujet antipathique ou capable d'aversion se présente... Je laisse à penser si cette âme est dans la crainte, voyant en soi tant de faiblesses et de mauvais symptômes... Elle craint puissamment d'être trompée, elle croit qu'elle n'a jamais eu de vertus solides ; elle est comme convaincue que ses passions n'ont été qu'endormies..., et que le peu qu'elle croyait avoir eu d'intérieur n'a pas été de Dieu... Elle a la pensée que toute sa paix et tous ses dons ont été faux... (1).

 

Ce beau témoignage, poignant et paisible tout ensemble, porte avec lui sa conviction. Mais s'il en va de la sorte, combien ne devons-nous pas hésiter avant de juger les saints, nous qui ne pouvons connaître d'eux que leur âme extérieure, si l'on peut ainsi parler ? Les saints, ni personne. Car enfin, dans l'être qui nous semble le plus pervers, se creusent peut-être d'inaccessibles retraites, où le feu sacré brûle encore. Si la psychologie des mystiques est vraie, elle l'est de chacun de nous. Toute âme a un centre, plus ou moins refoulé ou obstrué; une zone vierge, où pénètrent

 

(1) La vie, pp. 457, 458.

 

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quelques rayons de la lumière divine. D'où l'invincible optimisme de Julienne de Norwich et des autres contemplatifs. Credidimus charitati. L'amour de Dieu et aussi l'amour de l'homme. Ils ont une telle expérience du premier, qu'ils ne veulent jamais désespérer du second.

« J'ai souvent fait des réflexions, écrit à ce sujet Dom Claude, pour savoir quelle a été sa vertu dominante, et le caractère particulier de sa grâce... (et), tout considéré, il me semble qu'il n'y a rien de si admirable en sa vie que cette grâce d'union. J'avoue qu'il ne paraît pas qu'elle ait fait des miracles, aussi ne me suis-je pas mis en peine d'en faire la recherche, ces sortes de grâces n'étant pas de celles qui édifient davantage le lecteur ; et, si j'ai fait mention de quelques actions miraculeuses, je les ai touchées si légèrement qu'à peine y fera-t-on de la réflexion 1. Mais certes je ne vois rien de plus miraculeux qu'une personne, chargée d'une chair fragile et sujette aux égarements d'une imagination volage, conserve la présence et la vue de Dieu, toute sa vie, sans se distraire dans les emplois, dans les travaux, dans les affaires, dans la conversation,... dans les maladies, le jour, la nuit, en tous lieux... C'était pourtant la grâce de la Mère de l'Incarnation... (Et) il ne faut pas s'imaginer que cette occupation continuelle l'empêchât de se bien acquitter de ses fonctions extérieures... Car, comme les emplois extérieurs n'interrompaient point l'union intérieure, aussi l'union intérieure n'empêchait point les emplois extérieurs. Jamais Marthe et Marie ne furent

 

(1) Pas d'extases non plus. Cette union, écrit-elle, « me consume de telle sorte, par intervalles, que, si la miséricorde n'accommodait sa grâce à la nature, j'y succomberais, et cette vie me ferait mourir, quoique rien de tout cela ne tombe dans les sens, ni ne m'empêche de faire mes fonctions régulières. Je m'aperçois quelquefois, et je ne sais si d'autres le remarquent, que, marchant par la maison, je vais chancelant. C'est que mon esprit pâtit un transport qui me consume... En ces rencontres, je ne puis me tenir à genoux sans être appuyée, car, bien que nies sens soient libres, je suis faible néanmoins, et ma faiblesse m'en empêche. Que si je me veux forcer pour ne me point asseoir ou appuyer, le corps, qui souffre et est inquiet, me cause une distraction qui m'oblige de faire l'un ou l'autre ; et pour lors je reviens dans le calme ». La vie, p. 723.

 

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mieux d'accord en qui que ce fût, et la contemplation de l'une ne mettait aucun empêchement à l'action de l'autre. On ne la vit jamais sortir de son recueillement, quelque dissipants que fussent ses travaux; mais aussi, pour profond que fût son recueillement, ce qu'elle faisait au dehors était dans la dernière perfection. C'est ce qui l'a fait admirer de ceux qui observaient sa conduite, et les RR. pp. jésuites, qui la connaissaient plus particulièrement, voulant expliquer cette double application au dedans et au dehors, disaient qu'il semblait qu'elle eût deux âmes, dont l'une

était aussi présente et aussi unie, et aussi attachée à Dieu, que si elle n'eût rien eu à faire qu'à contempler ; et l'autre, avec laquelle elle s'appliquait avec autant d'attention aux affaires qu'elle traitait, et y réussissait avec tant de succès que si elle s'y fût occupée tout entière (1). » Mais venons au concret :

 

Lorsque... je vais par la maison, ou que je me promène au jardin..., je sens mon coeur pressé par de continuels élans d'amour..., et quelquefois il me semble que ce coeur doive s'élancer et comme sortir de son lieu... (Mais), quoique la partie inférieure pâtisse beaucoup, la supérieure se sent plus vigoureuse, et. plus capable d'agir dans une plus grande pureté et délicatesse, parce qu'elle n'est embrouillée d'aucune chose qui l'empêche, et qu'elle n'envoie rien aux sens, mais qu'elle retient tout dans son fond.

 

Entendez que le centre de l'âme ne participe, ne cède pas aux transports de l'activité sensible.

 

... A la récréation, quoique je me récrée avec mes soeurs, mon coeur néanmoins n'en est pas moins attentif. Quand je suis à notre ouvrage,

 

broderies d'art, à la tourangelle; nous savons d'autre part qu'elle y excellait,

qui est la chose la plus capable de distraire... à cause de la grande attention qu'il y faut avoir, je ne sens pas cette occupation

 

(1) La vie, pp. 701, 702.

 

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intérieure par manière d'élans forts et ardents, comme quand je vais par la maison ;

 

Notez ces degrés, ces variations ; rien de plus divers, de moins monotone que la vie mystique ;

 

mais je sens mon coeur doucement attentif et aspirant à Dieu, et quelquefois je prends garde que cela est plus fréquent que je ne fais de points d'aiguille...

 

D'une part, union intime au delà des sentiments et des concepts ; d'autre part, une attention, une introspection purement intellectuelle, et saisissant les moindres nuances: voilà certes, bien prises sur le fait, les deux activités parallèles et simultanées.

 

Assistant au choeur, à la psalmodie, pendant qu'un côté récite son verset, je me familiarise avec Notre-Seigneur, touchant le sens de ce qui se dit, ou bien je suis l'occupation qu'il me donne ;

 

opérations dans lesquelles l'intelligence n'a point de part;

 

et, quand notre côté récite le sien, je passe de l'acte intérieur à cet extérieur ; et ainsi, l'un correspondant à l'autre, je ne sors point d'avec cette divine Majesté (1). Je ne sens pas tant néanmoins la familiarité avec Notre-Seigneur, à cause de l'application à la voix, que quand l'autre choeur récite ; mon esprit pourtant n'y est pas moins. En l'un, j'ai la liberté de parler intérieurement, et en l'autre, il faut que la voix agisse, et je sens moins ce qui se passe au dedans. Quand le sens des Psaumes m'est découvert,

 

découvert, c'est-à-dire, je crois, aux deux activités connaissantes qui s'exercent en elle : l'intelligence, l'union,

 

ce m'est un contentement que je ne saurais dire, car je me sens transportée en toutes manières,… intérieurement et extérieurement, d'un esprit d'allégresse, semblable à celui de

 

(1) Je signale aux psychologues de profession, la durée infinitésimale de ces actes de contemplation: l'activité mystique se prêtant au rythme des versets, et passant tour à tour d'une intensité pleine à une intensité moins grande. C'est qu'en réalité, cette connaissance est en dehors du temps.

 

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David, lorsqu'il sautait devant l'Arche... Cela m'arrive plus particulièrement aux Laudes...

Souvent... l'imagination, ne se pouvant repaître des choses spirituelles, court d'un côté et d'autre, rappelant divers objets pour s'entretenir. Cela m'importune beaucoup, quoiqu'il n'ait pas la force de me détacher de l'union avec Dieu, qui emporte le dessus. Je me trouve quelquefois portée par ces distractions à regarder ou à avoir attention à quelques objets dont on m'a fait le récit ; il semble même que la volonté y veuille pencher ; mais cette force intérieure, sans que j'y fasse rien de ma part que de me laisser conduire, me fait tout oublier, pour n'entendre qu'à Dieu seul. M'en ressouvenant puis après, je suis toute honteuse de ce qu'il semblait que ma volonté avait tant soit peu penché du côté de la distraction, car, quoique ces objets soient bons, je ressens un grand reproche intérieur d'avoir eu envie d'adhérer à une curiosité (1).

 

A méditer ces analyses délicates, à prendre sur le vif ce don merveilleux de saisir et de fixer les moindres nuances, on s'étonne moins que l'anti-mystique Nicole ait presque fait grâce à Marie de l'Incarnation. Et moi-même, suis-je bien sûr que cette contemplative m'eût retenue si longtemps, si elle ne méritait d'être placée à côté de Nicole lui-même, sinon plus haut, parmi les moralistes français. Avouez que le plus grand de tous, et le moins mystique, l'auteur des Maximes, n'eût pas lu sans profit les lettres et les relations de cette ursuline. Elle prend l'âme à l'endroit précis où il la laisse, je veux dire, au seuil de la véritable vie intérieure. Je ne voudrais choquer personne, il me semble pourtant qu'après tout, les Maximes n'apprennent rien de

si nouveau à un homme d'intelligence moyenne, et, à plus forte raison, les Caractères. Qui de nous, pour peu qu'il ait le facile courage d'être sincère avec lui-même, ne se moque de cette comédie de vertus, où nous tenons tous, bon gré, mal gré, notre rôle, les bienséances nous interdisant la pleine franchise des cyniques, mensonge elle aussi, du reste? Fausse charité, fausse compassion,

 

(1) La vie, pp. 698-7oo.

 

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fausse modestie, fausse piété, ce moi de surface, qui ne le connaît? L'autre moi, en revanche, le nouménal, si j'ose ainsi m'exprimer, le vrai, le seul vrai, pire peut-être ou meilleur que celui dont les simples moralistes font leur proie, comme il nous échappe ! Nous l'ignorerions tout à fait sans les mystiques, et sans les quelques moralistes qui voisinent avec eux, un Vauvenargues, un Joubert, un Coleridge. On pense bien, du reste, que ces deux moi n'en font qu'un. Nul ne saurait fixer les frontières toujours indéfiniment changeantes, et toujours ouvertes, qui les séparent l'un de l'autre. Du fond à la surface et de la surface au fond, c'est un échange incessant d'actions et de réactions. Ainsi de cette mystérieuse alternance pendant la récitation de l'office. Le cantique sans paroles, vécu et non pensé, doit son orientation du moment à ce verset du psalmiste dont l'intelligence vient de s'enchanter; et tout aussitôt il renvoie à l'intelligence ce même verset, mais chargé d'une poésie nouvelle qui s'ajoute au sens du verset prochain. Soit deux activités, qui, sans doute, se combattent parfois, comme nous l'avons remarqué plus haut, mais qui le plus souvent s'accordent l'une avec l'autre, s'entretiennent réciproquement, la meilleure des deux, et par suite la plus active, ayant, comme il convient, une force plus grande de rejaillissement et d'expansion. Si de telles âmes

 

se trouvent engagées dans des affaires temporelles, il ne leur est pas besoin de faire tant de réflexions pour trouver des raisons convenables à celle dont il s'agit, parce que celui qui les dirige intérieurement leur met en un moment dans la pensée ce qui est à dire ou à faire. La façon même avec laquelle elles prennent et envisagent les choses fait voir en elles la droiture,

 

encore ce beau mot!

 

et la direction de l'esprit de Dieu. Ce n'est pas qu'elles ne se sentent inclinées et qu'elles ne se portent à demander conseil à ceux qui les gouvernent et les dirigent..., parce que Dieu, qui veut que nous nous défiions de nous-mêmes, nous soumettant

 

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à ses serviteurs, se plaît à cette soumission, et veut que nous en usions de la sorte (1).

 

Il nous plaît de finir sur ces dernières lignes, moins subtiles que les précédentes, mais plus spécifiquement catholiques. Elles achèvent de prouver qu'en dépit de certaines apparences, la véritable vie contemplative tend à établir un ordre parfait, non seulement entre les diverses activités de l'âme, mais encore entre l'inspiration individuelle et l'autorité de l'Église. C'est ainsi que notre Française aura écrit, sans y songer, et peut-être avec plus de précision, de finesse, de lucidité que ses émules d'Espagne ou des Flandres, une véritable apologie pour le mysticisme. Non qu'elle nous ait rendu intelligible l'expérience qu'elle décrivait ; il eût fallu pour cela qu'elle nous eût fait participer à cette expérience ineffable, ce qui, manifestement, n'était pas en son pouvoir. Mais elle éclaircit les malentendus ; elle réfute les objections encore plus tenaces que vaines, qui encombrent les abords du problème. Nul peut-être n'aura mieux montré que la quiétude n'a rien qui doive épouvanter les amis de l'intelligence; rien non plus, et encore moins, qui menace d'énerver la volonté ; rien qui ne ruine les folles prétentions des illuminés. Bref, elle nous permet de ramener toute la controverse aux deux seules questions qui méritent d'être discutées ; premièrement, au-dessus ou en dehors de la connaissance proprement intellectuelle, qui se termine à des concepts abstraits, existe-t-il, oui ou non, une connaissance réelle, une intuition directe, qui, sans l'intermédiaire des images et des concepts, établirait entre le réel, quel qu'il soit, et nous une sorte de contact immédiat, d'adhésion pleine ou de possession? Secondement, peut-il arriver, arrive-t-il en effet que la réalité même, si j'ose dire, et non pas l'idée de Dieu se présente à cette connaissance, accepte de descendre à ce contact,

(1) La vie, p. 697.

 

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s'imprimant ainsi dans le fond de l'âme, la possédant, la pari fiant, la sanctifiant? Tout le reste est verbiage. Sur le premier de ces points le rationalisme fermé, hérissé du Discours de la méthode, celui de Nicole, battu en brèche depuis toujours, et aujourd'hui autant que jamais, finira bien, semble-t-il, par capituler tôt ou tard. Sur le second, il paraît également difficile que les croyants ne se mettent pas enfin d'accord, — et c'est déjà fait —, sauf à définir, s'ils le peuvent, cette « expérience immédiate de Dieu », avec plus d'exactitude que ne l'ont fait les docteurs et les mystiques du passé. Marie de l'Incarnation n'avait pas à discuter des principes qu'elle tient pour évidents, ou pour démontrés, ou pour révélés par Dieu même. En quelque sorte, elle fait mieux. Elle les vit devant nous, mais avec tant de sens et de clairvoyance, avec une sincérité si manifeste, avec une certitude si tranquille et si raisonnée qu'elle « emporte conviction » (1).

 

(1) Cf. Charlevoix, op. cit., p. 83. — Bien que très long, ce chapitre ne donne du sujet qu'une idée superficielle, grossière ; mais grossière peut-être au point d'être fausse. J'ai dû laisser de côté, soit parce que je ne les comprenais pas, soit faute de place, une foule d'analyses infiniment subtiles que l'on trouvera dans les écrits de la sainte et dans les commentaires, souvent admirables, mais parfois plus ou moins approximatifs, de Dom Claude.

Un insigne spirituel, à qui j'ai soumis le présent chapitre, préfère aux mots : Contact, intuition, et autres du même genre employés par moi. celui de « connaissance expérimentale de Dieu » que j'emploie aussi du reste. « Contact », me dit-il, éveille l'idée d'une « sensation spirituelle », et cette idée est fâcheuse. Je le crois certes bien ; elle est même absurde. Mais quoi! tous ces mots sont également impropres, « connaissance expérimentale » comme les autres, sinon davantage.

 

 

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