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SECONDE PARTIE : TURBA MAGNA

 

CHAPITRE PREMIER : AUTOUR DE JEAN DE BERNIÈRES

 

I. L'ouvrage de M. Souriau sur Bernières nous permet d'abréger beaucoup ce chapitre. — Originalité du groupe : son chef est un laïque. — Succès prodigieux des livres de Bernières. — Médiocrité littéraire du groupe. — Rigorisme. — Orthodoxie foncière.

II. Le vrai chef du groupe : le P. Jean-Chrysostome. — La « Société de la sainte abjection ». — Chrysostome, son biographe Boudon, et les louanges du Pur Amour. — « Mourir à tout propre intérêt..., pour spirituel qu'il puisse être »

III. Henri-Marie Boudon, grand archidiacre d'Évreux. — Son zèle pour la réforme ecclésiastique. — Haines qui le poursuivent. — Huit ans victime d'une infâme calomnie. — Son évêque, Mgr de Maupas, l'abandonne. — Sérénité de Boudon. — Il continue quand même sa mission réformatrice. — L'acharnement de Maupas.

IV. Les écrits de Boudon : coepit facere. — Ses méditations sur la calomnie, « la contradiction des bons », et « l'abandonnement... des amis ». — « Il y a de leur faute à se laisser tromper. » — Bienheureux les calomniés! — « Dieu seul »... — Graves défauts de ses livres. — Que, malgré tout, il se laisse lire. — Belles pages. — Offensive contre les lettrés : inefficacité de leurs livres pieux, qui, souvent, ne se vendent pas. — Éditions innombrables des petits livres de Boudon.

V. Le voyage d'Allemagne, 7683. — Pour les punir, Dieu leur a donné a les délices de la vie ». — Ferveur de la Bavière. — Des amis partout. — Autres missions; rêves de solitude. — M. Boudon à Saint-Cyr. — M. Boudon, Mme de La Maisonfort, Bossuet et Fénelon.

 

I. — M. Maurice Souriau ayant écrit de maîtresse main l'histoire singulière de Jean de Bernières et du petit monde spirituel qui gravite autour de ce personnage, je me trouve dans la nécessité quatre fois heureuse de réduire à un très bref exposé les quelques trois ou cinq cents pages qu'il m'eût fallu, bon gré mal gré, consacrer

 

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à cet important sujet (1). A vrai dire, ni Bernières, ni le principal de ses disciples, M. Boudon, ne nous apprennent rien de nouveau, à nous, veux-je dire, qui venons de suivre tant d'autres maîtres. Comment, du reste, en serait-il autrement, puisque, après tout, l'expérience mystique se ramène à quelques éléments très simples, et toujours les mêmes ? La véritable originalité, si c'en est une, de ce mouvement est d'avoir eu pour chef un laïque. Chose curieuse, et que nous avons eu déjà tant de fois l'occasion de remarquer : le XVIIe siècle, qui, grâce à l'école française, a élevé si haut l'idée du sacerdoce chrétien, trouve naturel qu'une Mme Acarie, qu'un M. de Renty, qu'un M. de Bernières se chargent de la direction des âmes. L'Ordre le plus précautionné, la Compagnie de Jésus, ne trouve à cela aucun inconvénient. C'est ainsi que le jésuite Saint-Jure, embarrassé par les sublimes « états » d'Élisabeth de Baillon, ordonne à cette contemplative éminente de s'adresser à M. de Renty (2). Et M. Duguet, quand il écoute religieusement la Soeur Rose, et M. de Cambrai, quand il prend les avis de qui vous savez, continuent une tradition.

Seconde originalité, non moins curieuse et beaucoup plus déconcertante : de tous les docteurs mystiques au XVIIe siècle, y compris Canfeld, Lallemant, Surin, Guilloré, nul n'a eu plus de lecteurs que Jean de Bernières. Son oeuvre posthume, Le Chrétien intérieur, qui semble ne pouvoir convenir qu'à une élite assez clairsemée, a trouvé autant d'acheteurs que les livres les plus populaires de vulgarisation ascétique ou dévote. « Dans les douze premières années, on en tire treize éditions. En 1675, le libraire Edme Martin estime qu'il en a vendu plus de trente mille

 

(1) M. Souriau, La Compagnie du Saint-Sacrement à Caen. Deux mystiques normands au XVIIe siècle. M. de Renty et Jean de Bernières, Paris, 1913.

(2) La vie de la Vénérable Mère Elisabeth de l'Enfant Jésus, religieuse de l'Ordre de Saint-Dominique au monastère de Saint-Thomas d'Aquin, à Paris (par Marie-Madeleine de Mauroy), Paris, 168o, p. 164. C est là, pour le dire en passant, un très beau livre.

 

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exemplaires (1). » Toutes proportions gardées, je ne crois pas que le P. Rodriguez, que M. Duguet, que le P. Quesnel aient eu plus de vogue. Cent mille Français — et peut-être davantage — capables de comprendre, de goûter, de s'assimiler un spirituel si transcendant, et d'ailleurs, si peu séduisant que, pour ma part, je n'ai jamais eu le courage de le lire jusqu'au bout, ce simple fait en dit long sur le prodigieux succès de la renaissance que nous racontons et sur les aptitudes mystiques que souvent l'on refuse à notre pays.

En effet, et c'est là encore une de leurs caractéristiques, on ne trouve absolument rien dans les livres de ces contemplatifs qui puisse retenir l'attention, flatter la curiosité, ou, au besoin, vaincre la première répugnance des honnêtes gens, au sens classique du mot, et encore moins des profanes. Pour prendre un certain plaisir — et souvent un plaisir certain — aux ouvrages que nous avons étudiés jusqu'ici, pas n'est besoin d'avoir fait oraison, pas même de croire. Il suffit d'aimer les bonnes Lettres et les choses de l'esprit, de s'intéresser à la philosophie de la connaissance, à l'analyse morale ou au développement de notre langue. Mais, dès que l'on entre dans la morne chapelle que M. Souriau a patiemment explorée pour nous, on sent bien qu'il faut abandonner toute espérance de divertissement. Relinque curiosa. Plus de vitraux, partant plus de joie. J'exagère sans doute, mais à peine ! Il va sans dire en effet que, si grise qu'elle nous paraisse, toute description personnelle de l'expérience mystique a son prix, et que, de ce point de vue, le Chrétien intérieur reste un ouvrage des plus importants. Et puis, M. Souriau, à force d'application, a pu réunir les éléments d'un chapitre, d'ailleurs minuscule — cinq pages — sur « les beautés du Chrétien intérieur », où il arrive presque à nous persuader que « M. de Bernières savait à l'occasion

 

(1) Souriau, op. cit., p. 247.

 

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se servir très joliment de sa plume » (1). Eh! Nicole n'enseigne-t-il pas qu'il y a toujours quelque chose à prendre dans le plus mortel sermon ? Songez du reste que M. de Bernières m'aurait su plus de gré de ma frivole sévérité qu'à M. Souriau de son admiration laborieuse. « Nos écrits, disait Boudon, aussi bien que les discours que nous faisons en public, n'ont rien de ces agréments qui plaisent aux créatures ; et c'est ce qui fait notre joie, afin que Dieu seul s'y trouve. Le style de nos ouvrages est simple; il n'y a rien du beau langage, qui est tant recherché dans notre siècle... Le bel esprit n'y trouve guère son compte (2)… » Certes non!

Comme ce dernier texte le laisse assez entendre, le groupe se distinguerait aussi par un rigorisme, qu'à vue de pays, on serait tenté d'appeler janséniste, si l'on ne savait d'ailleurs la guerre impitoyable qui se poursuivit pendant tout le XVIIe siècle entre nos mystiques normands et les disciples de la grâce (3). A cela près, et à quelques inexactitudes ou outrances de plume — deux fois excusables chez M. de Bernières, qui n'a rien publié de son vivant — leur doctrine spirituelle est la doctrine commune.

 

(1) Souriau, op. cit., p. 280. Voici un exemple : « Je trouve, écrit Bernières, une comparaison qui explique fort bien la différence de l'oraison ordinaire et de l'oraison passive. C'est qu'un homme peut bien voir les meubles d'une chambre, et les beautés d'un cabinet, eu battant le fusil, allumant la chandelle et regardant toutes ces choses; ou bien avec la lumière du soleil qui entre dans les chambres; pour lors il n'a point de peine, il n'a qu'à ouvrir les yeux. La méditation ressemble à la première façon de voir avec de la chandelle; la contemplation parfaite à la seconde manière de voir avec la lumière du soleil, parce quelle se fait non seulement sans peine, mais avec plaisir et tout d'un coup. » Souriau, op. cit., pp. 257, 258. Sans doute, sana doute, mais que tout cela est verbeux, pénible, rampant! M. Souriau reconnaît du reste que le livre est peu attrayant. « Arrivé à la moitié, dit-il,.., je ne serais pas allé plus loin... j'ai continué à lire par nécessité, pour le « dépouiller », p. 280.

(2) Souriau, op. cit., pp. 246, 247.

(3) Sur cette guerre, qui fit grand bruit, et au cours de laquelle les disciples de M. de Bernières ne paraissent pas toujours à leur avantage, la plupart des historiens n'avaient consulté jusqu'ici que les sources jansénistes. Un des nombreux mérites de M. Souriau est d'avoir écouté l'autre son de cloche et d'avoir raconté, discuté, jugé toute cette histoire avec une impartialité absolue.

 

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Si on la condamne, il faut condamner aussi tous les mystiques de cette époque. M. de Bernières se trouve pleinement d'accord d'une part avec son grand ami, le bérullien Gaston de Renty, d'autre part avec Marie de l'Incarnation, autant dire avec le P. Lallemant (1). Ils se tiennent tous (2).

 

(1) Le R. P. Bainvel irait plus loin, je ne sais d'ailleurs à quelles enseignes : « Il y a lieu de croire, écrit-il, que... le Bx Jean Eudes, M. de Beruières-Louvigny, et par l'intermédiaire du P. Bagot, M. Boudon et d'autres, subirent l'influence » du P. Lallemant. (La dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, Paris, 1917, p. 4o3.) Il est possible, mais ce qui est sûr, c'est que le groupe normand a toujours reconnu pour initiateur et maître, le Père Jean-Chrysostome, lequel ne doit rien au P. Lallemant. Il appartenait au Tiers-Ordre franciscain, et, de ce chef, je rattacherais volontiers à Benoît de Canfeld toute cette école. C'est un capucin, le P. d'Argentan, qui a publié les inédits de Bernières.

(2) M. Souriau estime, au contraire, que cette doctrine est peu orthodoxe. Sans entrer dans un détail qui serait ici fastidieux, je me bornerai à lui répondre que, sur tous les points qui l'ont le plus choqué, Bernières ne pense pas autrement que l'unanimité des grands mystiques, depuis le pseudo-Denis jusqu'à saint Jean de la Croix. Il est vrai qu'un fâcheux accident — le décret de l'Inquisition (1689), condamnant la traduction italienne du Chrétien intérieur, — semble justifier les critiques de M. Souriau, et d'autant plus qu'un second décret (1692) condamne également la traduction italienne des Oeuvres spirituelles, c'est-à-dire, des lettres de Bernières. Mais encore faudrait-il connaître le vrai sens, l'exacte portée de ces deux mesures. Or, voici à ce sujet quelques renseignements d'un extrême intérêt, et que j'emprunte à un des maîtres contemporains les plus autorisés, M. le chanoine Saudreau : « Un savant consulteur du Saint-Office, le P. Pie de Langogne, qui devint plus tard Mgr Sabaden, m'a raconté avoir cherché dans les archives du Saint Office. et lu le rapport de l'examinateur qui conclut à la condamnation du Chrétien intérieur... ; le livre contenait en effet quelques inexactitudes de doctrine, mais, de nos jours, m'assurait l'éminent religieux, des erreurs si légères n'entraîneraient pas la condamnation. Ainsi furent prohibés (pendant l'ardente réaction anti-quiétiste du dernier quart du XVIIe siècle) des ouvrages que les circonstances pouvaient rendre dangereux, parce que tout n'y était pas suffisamment pesé, bien que, composés par de vrais mystiques, ils donnassent d'excellents conseils, et qu'ils eussent pu faire beaucoup de bien; par exemple la Règle de perfection de Canfeld, le Catéchisme spirituel du P. Surin. » (Saudreau, La vie d'union à Dieu, 3° édition, Angers, 1921, p. 354.) A Surin, à Canfeld, et à tant d'autres insignes qui eurent le même sort, ajoutons M. Boudon, de qui le Dieu seul — livre qui avait eu Bossuet pour approbateur fut aussi condamné en 1696. A en juger sur le peu de documents dont nous disposons, il semble même que de toutes ces condamnations, ce fut celle de Bernières qui, chez nous, étonna le plus. Quoi qu'il en soit, leur pensée est assez claire. J'ajoute, pour achever de rassurer l'historien de Bernières, que le P. Pie de Langogne, l'un des intimes de Pie X, ne fut jamais soupçonné de modernisme. Comme il était capucin, il aurait voulu obtenir que le précieux livre de Canfeld fût retiré de l'Index. J'ai déjà dit que Bernières avait été édité par un autre capucin, le P. d'Argentan. D'où encore, je crois, la pieuse curiosité du P. Pie. Heureux homme, devant qui s'ouvraient, d'elles-mêmes, les archives du Saint-Office ! Quel historien ne serait jaloux de lui ? Avec cela, tout à fait d'accord avec M. Saudreau sur l'orthodoxie foncière de Bernières, je critiquerais plus sévèrement que lui les outrances de langage où s'abandonne parfois ce rare spirituel. Fénelon me parait beaucoup plus précautionné. (Cf. les critiques de Bossuet, d'ailleurs trop dures, Souriau, op. cit., p. 286, seq.) Il reste incontestable néanmoins que Bernières a toujours eu, et parmi les spirituels les plus sûrs, de fervents admirateurs. Le fameux P. Berthier l'estimait infiniment, et il a écrit des « réflexions sur les maximes de M. de Bernières » Ouvres spirituelles du P. Berthier, Paris, 1811, pp. 264-334). L'on sait enfin qu'un pieux et savant évêque de nos jours, Mer Doney, après s'être mis en règle avec la Congrégation de 1 Index, donna en 1867 une nouvelle édition de Bernières, lequel, du reste, n'avait pas cessé, jusque-là, d'être réédité chez nous. (J ai sous la main une édition publiée à Marseille, en 1834.) M. Souriau n'estime-t-il pas qu'une pareille initiative donne beaucoup à réfléchir ? Les ouvrages des mystiques ne sont pas si rares. Pour donner un nouvel essor à l'un d'entre eux, et jadis condamné par Rome, ne fallait-il pas que le très ultramontain Mgr Doney eût de fortes raisons, et qu'il fût convaincu de l'excellence foncière de l'ouvrage? Au reste, les nombreuses critiques de M. Souriau sont pleines d'intérêt pour nous. Après celles de Nicole, auxquelles nous avons répondu dans notre tome VI, elles nous montrent la réaction naturelle d'une claire intelligence, soudain mise en face des textes mystiques. Je ne citerai qu'un trait de cette discussion : Bernières ayant dit que, dans certains états mystiques, « l'on perd le goût des prières vocales, quoique très saintes », et, ce disant, n'ayant fait que constater une expérience fort commune, M. Souriau l'arrête. « On perd donc le goût du Pater? Et Jean de Bernières n'est pas effrayé de voir que sa méthode éloigne de la prière que Jésus-Christ a enseignée » (p. 264). Ce n'est pas la méthode de Bernières, c'est l'action même de la grâce qui met parfois le mystique dans l'impuissance de réciter des prières vocales. Suis-je quiétiste ? Si oui, Bossuet l'est autant que moi. Mme de la Maison-fort lui ayant posé ce cas : « Il me semble qu'entre les personnes qui ont cette oraison simple les unes n'ont nulle difficulté aux prières vocales, les autres en ont beaucoup, et quelques autres y ont une espèce d'impossibilité. Il est rapporté que la M. Marie de l'Incarnation (Acarie) ne pouvait dire un Pater de suite », Bossuet répond : « Je crois ces dispositions très réelles dans les lûmes. Il est écrit... qu'il fallut demander pour saint Ignace... la dispense de lire le Bréviaire, à cause de l'absorbement où il en était d'abord. Cela n'empêche pas que l'on ne doive, de temps en temps, tenter la prière vocale, la commencer du moins... sans gène toutefois, avec une sainte liberté ; car elle est inséparable de l'amour. » Correspond, de Bossuet, VIl, pp. 32o, 321. Ailleurs, il me semble que M. Souriau ne saisit pas tout à fait la pensée de Bernières. « O ! que de merveilles cachées, disait celui-ci, qu'il n'est pas permis d'expliquer! » Et M. Souriau : « Qui donc le lui défend ? Est-ce Jésus-Christ ? De Bernières prétend donc avoir des secrets avec Dieu ». (Op. cit., pp. 261, 262.) Mais pourquoi pas? Et, quoi qu'il en soit, ici « permis » veut dire « possible ». Bernières remarque simplement, avec tous les mystiques, que les expériences de ce genre sont ineffables.

 

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II. — Pour achever dignement l'histoire de ce groupe, il faudrait ajouter trois volumes à celui de M. Souriau : l'un sur M. Boudon, l'autre sur la Mère Mechtilde (1) du

 

(1) M. Souriau a parlé d'un autre disciple de Bernières, Mgr de Laval, premier évêque de Québec (op. cit., p. 365, seq.). Que si l'on voulait se placer au point de vue régionaliste, presque tous les membres de ce groupe devraient figurer, à côté de Marie des Vallées, du P. Eudes, de M. de Renty dans une histoire de la Normandie mystique. Ils sont tous liés d'amitié, sauf quelques orages dont je n'ai point à parler. (Cf. à tous ces noms, l'Index des 4 volumes du R. P. Boulay, Vie du R. P. Jean Eudes, et notre tome III, l'Ecole française) Ce sont là toutefois deux écoles, au sens d'ailleurs très large que nous donnons à ce mot. Eudes et Renty dépendent étroitement de Bérulle et de Condren. Pour Marie de l'Incarnation, qui n'est pas normande, j'ai déjà dit (p. 5-1o) pourquoi elle mérite d'être étudiée à part, bien qu'elle ait été intimement liée avec Bernières, et en pleine communion d'idées avec lui.

 

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Saint Sacrement; un autre enfin, qui prendrait la tête de cette série, et où serait étudié le véritable initiateur, l'oracle, le chef discret de toute l'école, je veux dire le Père Jean-Chrysostome, par l'intermédiaire duquel ces mystiques, d'ailleurs très modernes, continuent et renouvellent la tradition franciscaine. Beau travail certes, mais qui rentrerait à peine dans le cadre d'une histoire littéraire, et qui demanderait des recherches infinies. Quelques pages nous suffiront.

Normand, lui aussi, Jean-Chrysostome est né à Saint-Frémond, diocèse de Bayeux, vers 1594 (1). Il est mort en 1646. On ne nous dit pas son nom de famille, lI. Boudon, son biographe, ayant voulu tout « oublier de sa naissance selon la chair ». On nous apprend toutefois que, chez les jésuites de Rouen, il eut « pour maître de rhétorique le célèbre P. Caussin », détail presque aussi profane. Très jeune, il prend l'habit « dans le troisième Ordre de la Pénitence du séraphique saint François, au couvent de Picpus, proche Paris ». D'où leur goût à tous pour la pauvreté évangélique. Le très riche Bernières renonce à l'usage de ses biens ; Boudon, étudiant en théologie, mendie à la porte de Notre-Dame; il vivra d'aumônes toute sa vie. Bientôt promu aux plus hautes charges de son Ordre, Chrysostome aura eu au dehors quelque prestige.

 

(1) L'Homme intérieur ou la vie du Vénérable Père Jean-Chrysostome (par Boudon), Paris, 1684. M. Souriau a consacré 10 pages à ce personnage (op. cit., pp. 131-141), mais ne semble pas avoir connu la vie de Mechtilde, que nous citerons bientôt, et où il est longuement parlé du P. Chrysostome.

 

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On nous dit que Richelieu l'estimait grandement. Louis VIII l'envoie en ambassadeur auprès de Marie de Médicis. Autre mission, plus mystique, à lui confiée par Anne d'Autriche : il va jusqu'en Espagne examiner et consulter une voyante alors fameuse, la Mère Louise. Il eut à souffrir des contradictions et peut-être des persécutions, mais sur lesquelles nous sommes mal renseignés — dans toutes nos biographies, c'est là toujours le chapitre le plus voilé. Il a écrit nombre d'ouvrages, anonymes probablement, et qui ont dû devenir fort rares. Le minuscule « Traité de la Désoccupation des créatures », que l'on rencontre parfois, est de lui, et peut-être ce mot de « désoccupation », qui est bien venu et qu'il ne faudrait pas laisser mourir (1). Il avait fondé une « Société de la sainte abjection », dont les règlements se trouvent exposés dans une autre plaquette, que Boudon ne recommande pas à tout le monde : « Si vous êtes possédé de l'esprit humain et mondain, écrit-il, ne lisez pas ce livre, car il vous ferait mal au coeur, et vous n'y comprendriez rien. »

Avec cela, oublié très vite. Près de trente ans après sa mort, quand Boudon publia sa biographie (1684) les mystiques étaient si peu à la mode, si mal compris et déjà si blasonnés, qu'un des approbateurs, M. Marion, se demanda, non sans angoisse, quel accueil serait fait à ce revenant.

 

Il y a sujet de craindre, dit-il, que le Prince des ténèbres n'excite plusieurs personnes à décrier ce travail, ou au moins à en concevoir quelque mépris.

Curieux livre, d'ailleurs, qui est tout ensemble un panégyrique de Jean-Chrysostome et une autobiographie de

 

(1) Condamné par Bouhours (Doutes sur la langue française), employé et consacré par Arnauld, Bossuet, Mme de Sévigné et Saint-Simon. « Une parfaite désoccupation de toute autre pensée », écrit Bossuet (Correspondance, VI, p. 18). Bossuet emploie aussi a désappropriation ». Ib., p. 313. J.-P. Camus a écrit un Traité de la désappropriation claustrale.

(2) L’Homme intérieur, pp. 208, 2o9.

 

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Boudon, ce dernier s'étant merveilleusement assimilé tous les sentiments de son maître, et ne manquant pas une occasion de les proclamer en son propre nom. Ainsi dans cette page éclatante, qui aurait fait scandale, dix ans plus tard, si on l'avait lue dans les Maximes des saints.

 

Je vois donc bien ce qui tient la plupart des hommes : c'est leur propre intérêt, quoique bon et spirituel. Ils pensent plus I à vous à la mort, parce qu'ils vont tomber en vos mains, et qu'ils craignent les foudres de votre justice... Mon Seigneur, ce n'est pas que je n'honore la crainte de vos divins jugements; mais je veux de tout mon coeur vous servir dans la seule vue de vous-même, à raison de ce que vous êtes; et ce m'est une consolation de... vous crier du plus intime de mon âme... et de le laisser par écrit, ce que je voudrais avoir signé de la dernière goutte de mon sang, afin que je le die à qui je le pourrais faire savoir, que, quand il n'y aurait point d'autre vie que la présente; quand même il n'y aurait que des peines infinies et éternelles réservées à ceux qui vous servent, je voudrais vous servir..., vous aimer de tout mon coeur. O mon Souverain, quand les félicités du paradis me seraient assurées..., s'il y avait un seul degré de votre gloire à n'y aller jamais, ah ! de tout mon coeur ! Oui, ô saint ange, qui êtes destiné à ma garde, oui..., de toute mon âme, de toutes mes forces, je renoncerais à y aller jamais. Hé bien! mon aune, nous serions malheureuse ? Hé bien ! Dieu serait glorifié, et cela nous doit entièrement suffire. O Dieu seul! Dieu seul! Dieu seul! A jamais, au grand jamais, Dieu seul! 0 seuls intérêts de Dieu seul! Perte générale, anéantissement entier du propre intérêt, et temporel et spirituel ! Que mon esprit, que mon coeur.., et mon opérer s'aillent perdant heureusement en vous, ô mon divin, ô mon sacré abîme! 0 mon cher abîme!... 0 Dieu seul..., dans l'union avec Notre-Seigneur   Mais Dieu très uniquement seul en toutes choses, à la vie, à la mort, dans le temps et durant toute la longueur interminable de l'Éternité (1).

 

Il ne m'appartient pas de discuter ces « suppositions impossibles », ce théocentrisme, peut-être un peu exalté (2) ;

 

(1) L'homme intérieur, pp. 67, 68.

(2) Voici, à ce sujet, les observations que le cardinal Mathieu (arch. de Besançon), biographe de Boudon, a cru devoir faire : « Que... le sens naturel des expressions employées par Boudon (sur le pur amour)..., puisse... offrir aux théologiens quelque chose d'obscur et d'inexact, c'est ce que nous n'osons pas décider. (Il ne peut y avoir de doute que sur les « suppositions impossibles ».) Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'il partagerait ce tort avec d'autres pieux auteurs dont l'Eglise révère également la mémoire et la doctrine. Comme eux, il a cru possible dès cette vie un état de perfection si sublime qu'il épouvante la raison humaine (?) ; comme eux, il a jugé le coeur de l'homme capable ici-bas d'un amour pour Dieu si désintéressé et si pur, si absolument perdu dans le désir de sa seule gloire, que la nature effrayée gémit et se trouble, comme si on voulait lui arracher son propre bonheur, en lui en arrachant la pensée. Comme eux, enfin, il a pu être taxé de s'être laissé entraîner à de pieux excès, à « d'amoureuses extravagances » ; mais ne peut-on pas dire de lui comme d'eux, que la grandeur de sa foi et l'ardeur de sa charité lui ont fait perdre de vue les limites jusqu'où peut s'élever ici-bas la vertu de l'homme? Son humilité ne lui permettait pas de penser que ce dévouement héroïque fût dans quelques âmes privilégiées comme la sienne un don si miraculeux et si rare, qu'il étonne et semble quelquefois scandaliser le commun des justes. » Vie nouvelle, pp. 3o2, 3o3. On voit bien la vraie pensée de l'auteur. A mon avis, l'héroïsme n'est pas de faire un acte de pur amour, mais d'être arrivé à une telle sublimité qu'on ne soit presque plus capable d'en faire d'autres. L'acte de charité que récite le « commun des justes » est un acte de pur amour. Il ne s'adresse pas au Dieu rémunérateur, comme l'acte d'espérance, mais au Dieu parfaitement aimable en soi. L'erreur implicite, la tendance profonde et chimérique, de Fénelon, était de mépriser l'acte d'espérance ; mais non pas d'exalter l'acte de charité, comme l'avait fait avant lui toute l'Eglise, et comme l'a fait vingt fois Bossuet lui-même.

 

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je remarque simplement que de telles pages, qui, dans le dernier quart du XVIIe siècle, auraient effarouché une foule de bons esprits, paraissaient au contraire toutes

simples aux disciples du P. Chrysostome et à beaucoup d'autres.

 

Le Père Chrysostome, dit encore Boudon, quand il allait aux monastères, y allait comme à une mission du pur et saint amour. A la vérité, c'est une excellente chose que de travailler aux missions pour détruire le péché, pour empêcher que Dieu ne soit offensé; mais n'est-ce pas infiniment juste de s'appliquer à le faire purement aimer ?..

 

Aujourd'hui (1684), c'est à peine si l'on ose annoncer a les voies du pur amour... Cependant, il serait bien à désirer qu'au moins on les publiât dans les a couvents », où « quelquefois les sermons qui s'y font, sont plus propres pour les gens du siècle que pour des personnes qui en sont séparées... O mon Dieu, envoyez des ouvriers...

 

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qui fassent des missions de perfection de votre pur amour » (1)! Vers le même temps (1684), Mme Guyon faisait la même prière, et se remuait, de façon peu quiétiste, pour qu'elle fût exaucée.

 

« Ah ! aimons donc Dieu, disait (Chrysostome) purement uniquement; et il suffit ». Il enseignait que le pur amour faisait mourir à soi-même, à toute créature, à tout propre intérêt, pour spirituel qu'il pût être..., perdait de vue toute récompense et toute peine, ne voyait ni paradis ni enfer..., mais servait Dieu tout seul, uniquement pour lui seul. Assistant un jour un serviteur de Dieu, qui se mourait, et lui ayant demandé s'il était prêt de souffrir éternellement pour satisfaire à la justice divine, et lui ayant répondu que oui, pourvu qu'il fût dans l'amour, il s'écria : Voilà ce que doit faire tout aspirant au pur amour: car le pur amour souhaite toute justice pour l'intérêt de Dieu seul, sans considérer ses propres intérêts (2).

 

(1) L’Homme intérieur, pp. 95, 96.

(2) L’Homme intérieur, pp. 134, 135. Ainsi, à toutes les pages du livre. Soit, par exemple, à propos des idées de Chrysostome sur les devoirs des supérieurs monastiques : « Il eût désiré que l'on se fût oublié du propre intérêt, et même spirituel, pour ne regarder que le seul intérêt de Dieu seul ; et qu'ainsi, dans cette pure vue, l'on eût demandé l'avènement de son règne, se contentant uniquement de sa gloire ; et certainement Dieu seul est infiniment suffisant. » Ib., p. 95. Il faut d'ailleurs bien comprendre que, dans leurs pensées, amour pur est quasi synonyme de mortification. Cet amour « oblige de travailler fortement... à l'anéantissement de la propre volonté ; et ne pratiquer rien, non pas même les choses les plus saintes..., par élection propriétaire, et par impulsion de nature; ainsi, qu'il faut bien se donner de garde de s'affectionner imparfaitement aux sensibilités de la dévotion... ; aimer les peines et les croix..., et particulièrement dans les voies abjectes et humiliantes ; tendre courageusement à l'exercice des vertus... » (Ib., pp. 137, 138.) Est-ce donc là une spiritualité molle ? Remarquez ce mot « propriétaire », si fort reproché à Fénelon, et qui est d'un usage courant chez les mystiques. Ainsi « pur amour » est encore synonyme de « pauvreté ». D'où le mysticisme franciscain : « Le pur amour ne peut se trouver que dans le coeur évangélique très pauvre sans réserve. » (Ib., p. 37.) Ainsi « la pauvreté souffrante, qui fait mourir les délices de la chair, et anéantit l'esprit mondain », (Ib., ib.) est tout ensemble un symbole de la pauvreté mystique ou du pur amour, et un moyen sûr de parvenir à cet état. Il va sans dire qu'on retrouve exactement la même doctrine dans le livre — même corrigé — de M. Boudon qui a été mis à l'Index, et qui a pour titre : Dieu seul, « C'est Dieu seul donc qu'on regarde dans le salut du prochain et dans le sien propre. O que c'est une bonne chose et juste de dire : je veux me sauver, car il y va de l'intérêt de Dieu que l'on se sauve !.. Mais j'aimerais mieux tout d'un coup ne penser qu'à la gloire et à l'intérêt de Dieu seul... Il faut être bien abandonné à Dieu seul, à l'égard de son éternité aussi bien que du reste : mais... c'est une chose assez peu commune que de trouver cet abandon au temps de la mort, où la vue de nos propres intérêts se réveille plus fortement que jamais. Cependant nous n'avons aux derniers moments de notre vie, aussi bien qu'en tous ceux qui ont précédé... qu'une seule chose à faire : c'est de glorifier Dieu seul..., laissant le soin de tout le reste... », Dieu seul, IXe régl.

 

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Des affirmations si éclatantes paraissent d'autant plus remarquables que Boudon se montrait alors plus précautionné. Il n'ignorait pas, en effet, la croissante défaveur qui pesait sur les mystiques. Mais il ne soupçonnait pas qu'un jour dût jamais venir où le principe même de l'amour désintéressé deviendrait suspect (1).

III. —L'histoire de Boudon—Henri-Marie : ainsi nommé parce qu'il a eu pour marraine la princesse Henriette-Marie, plus tard reine d'Angleterre — renferme un long chapitre, infiniment douloureux, pathétique et pittoresque, sur lequel il nous faut malheureusement attendre

 

(1) Dans ce livre même, il mettait en garde les spirituels contre une illusion qui, devait être condamnée, quatorze ans plus tard, avec les Maximes des saints. « Quels regrets (à la mort) d'avoir eu tant de grâces, qui nous mettaient en état de servir Dieu incessamment, non pas par une application actuelle et continue. » L’Homme intérieur, p. 69. Dans les dernières années de sa vie, écrit Mathieu, et lorsque le triste éclat occasionné par les livres de Mme Guyon lui eut appris que les âmes les plus pures étaient exposées, dans l'excès de leur dévoue ment, à mettre en avant des erreurs dangereuses, il donna une nouvelle édition de son livre (Règne de Dieu dans l'oraison mentale), et n'oublia rien pour prévenir... le reproche qu'ou aurait pu lui faire de favoriser les erreurs du quiétisme... « Nous déclarons, dira-t-il par exemple, que par les plus fortes expressions des saintes âmes que nous avons rapportées, nous ne voulons en aucune manière dire que la convoitise soit entièrement éteinte, ni l'amour-propre, et que l'on ne soit plus en danger de se perdre ; que l'on n'exerce plus les actes de foi, d'espérance et de charité, qui sont ordonnés ; que l'on ne fasse plus ni de demandes, ni d'actions de grâces ; que l'on ne prenne plus de soin de se mortifier, ni d'acquérir des vertus; au contraire, toutes ces choses se font, et avec plus de perfection que dans tous les autres états. » Vie nouvelle, pp. 301, 3o2. Pense-t-on que Fénelon eût refusé de souscrire à ces axiomes, que d'ailleurs il répète lui-même sans fin? Avec cela, il ne semble pas, qu'en France du moins, Boudon ait été personnellement mis en cause pendant la controverse anti-quiétiste. Universellement vénéré, les adversaires de Fénelon eussent commis la plus insigne maladresse en confondant les deux causes. D'après Mathieu, « plusieurs évêques et des théologiens distingués », auraient fait alors un « examen attentif » de la doctrine de M. Boudon, et l'auraient trouvé orthodoxe ? Ce qui me surprend le plus est que Fénelon et ses défenseurs n'aient pas songé à se couvrir d'une telle autorité ? Délicatesse peut-être. Assez d'innocents avaient eu à souffrir. Peut-être aussi Fénelon était-il assez peu au courant de la littérature mystique contemporaine. Cf. Vie nouvelle, pp. 3o1-3o4.

 

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que se soit exercée la sagacité des érudits (1). Grand

 

 

(1) Né à La Fère, en Haute-Picardie, le 14 janvier 1624, mort à Evreux en 17e2. La princesse Henriette-Marie étant venue en pèlerinage à N.-D. de Liesse, le père de Boudon, lieutenant de la citadelle de La Fère, s obtint la faveur qu'elle tint elle-même son fils sur les fonts baptismaux ». Vie nouvelle, p. 3. Les Oeuvres complètes de Houdon se trouvent dans les collections Migne, 1856 (3 volumes). Pour les livres qui out été écrits sur lui, je lis avec étonnement dans la préface de la Vie nouvelle, que nous allons mentionner : « La seule vie imprimée... est celle que donna M. Collet, vers le milieu » du XVIIIe siècle. Je possède en effet une bises raphie publiée trois ans à peine après la mort de Boudon : La vie et les vertus de feu M. Henry-Marie Boudon... Anvers, 1705. (Excellent portrait que nous avons reproduit.) Une note manuscrite, peut-être contemporaine, attribue cet ouvrage à M. de Rocquemont? C'est là vraisemblablement l’ « ouvrage français aujourd'hui inconnu », et dont une traduction allemande parut à Munich en 1738. (Cf. Grandet-Letourneau, Les saints prêtres français du XVIIe siècle, l'avis, 1897, I, p. 312.) Collet semble avoir ignoré ce livre; il ne parle en effet que de 3 vies, manuscrites, semble-t-il : l'une par M. Courtiu, prêtre de Saint-Nicolas, et ami de Boudon (Cf. l'index de l'Histoire du Séminaire de Saint-Nicolas... par M. Schoenher, Paris, 1909) ; l'autre par un prêtre des Missions étrangères ; l'autre par M. Thomas, conseiller au Châtelet. Cette dernière, communiquée par M. Thomas à M. Grandet, est probablement la notice même que ce dernier a insérée dans son recueil. (Cf. Les saints prêtres... I, p. 312, seq). — La vie de Henri-Marie Boudon... par M. Collet, prêtre de la Mission, Paris, 1753. Nouvelle édition, abrégée, en 1762 (augmentée aussi, car elle contient une Dissertation historique et apologétique sur les ouvrages de M. Boudon, qui mérite d'être lue). Malgré ses défauts, ce livre a du bon. (Sur Collet (1693-1770), cf. Féret, La faculté de Théologie de Paris..., VII, Paris, 191o.) — Vie nouvelle de M. Henri-Marie Boudon... Besançon, 1837 (par M. Mathieu (1796-1875), alors supérieur au Grand séminaire d'Evreux, depuis archevêque de Besançon et cardinal). C'est, dit-on, la meilleure. — L’ homme de Dieu seul ou le célèbre Boudon... par Jean Darche, Paris, 1863; enthousiaste et négligeable. — H.-M. Boudon ou la folie de la Croix, par M. Louis d'Appilly, Paris, 1863. Presque uniquement consacré à la grande épreuve de Boudon. L'impossibilité ( ??) de connaître le détail de cette histoire, « m'a déterminé, écrit l'auteur, à donner à ce travail une forme plus libre. En respectant la vérité historique dans tous les faits connus, j'ai suppléé, à la manière des romanciers, la mise en scène probable... L'histoire ne m'aurait pas permis de montrer l'homme de si près (??)... Mes descriptions ont été faites sur les lieux mènes... Puisse le succès de ce livre hâter la canonisation du grand archidiacre ! » D'Appilly, sans être un pré-Huysmans, ni même un pré-Ferdinand Fabre, ne manquait pas de talent. Son livre se laisse lire encore aujourd'hui. Le sujet d'ailleurs est des plus pathétiques. — Avec cela, nous attendons encore « une histoire vraiment critique de la vie et des oeuvres du saint archidiacre ». Le savant M. Alph. Auguste avait eu, et il a encore, je l'espère, le projet d'écrire cette histoire, mais il ne nous a donné jusqu'ici qu'une brochure d'ailleurs très précieuse : Contribution à l'histoire de la Compagnie du Très Saint Sacrement de l'Autel. — Les sociétés secrètes catholiques du XVIIe siècle et H.-M. Boudon... Paris, 1913. Sur la « Congrégation » que dirigeait à Paris le P. Bagot, et dont M. Boudon frit un des membres les plus actifs (Congrégation qu'il ne faut pas confondre avec la Compagnie du S. S), cf. C. de Rochemonteix, Les Jésuites et la Nouvelle-France au XVIIe siècle, II, pp. 24o-271.

 

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archi-diacre d'Évreux en 1654 (1), Boudon avait peut-être péché par excès de zèle dans l'exercice de cette charge, alors des plus délicates. Il avait, en effet, pour mission d'inspecter les paroisses du diocèse, de corriger les abus, et, au besoin, de punir les délinquants. Son évêque, M. de Maupas, très zélé lui aussi, l'aurait plutôt stimulé que retenu. Un de leurs plus gros soucis, à l'un et à l'autre, était, nous assure-t-on, d'étouffer la propagande janséniste. La Normandie — province alors profondément religieuse et qui, d'ailleurs, ne détestait pas la chicane — était devenue une des Vendées jansénistes, si l'on me permet cet anachronisme ; d'où la guerre plus qu'acharnée entre le parti et nos saints normands, Eudes, Bernières, Boudon. Celui-ci — l'archidiacre avait aussi à veiller sur le dogme — défendit « sous d'expresses censures, la lecture des livres suspects... Il s'attacha ensuite à rompre les assemblées secrètes, qui se tenaient dans plusieurs endroits du diocèse, et chercha, dans ses lettres, ses discours et ses exhortations, à démontrer la fausseté de la nouvelle doctrine (2). Ces coups d'autorité devaient irriter contre Boudon un grand nombre d'esprits. On s'abaisse devant.., un pouvoir au-dessus duquel on ne voit point qu'il soit possible d'appeler avec succès ; mais, quand celui qui comprime

 

(1) Son ami de toujours, l'abbé de Laval-Montigny lui résigna ce bénéfice, ayant été lui-même nommé évêque de Pétrée.

(2) Hermant fait une courte allusion à cette campagne : « Il y avait alors à Evreux un archidiacre nominé... Boudon..., qui avait un zèle aussi amer qu'aucun autre contre les défenseurs de la grâce ». Mémoires, II, p. 69o. Parmi ceux qui auront eu à souffrir de ce zèle, peut-être faut-il compter M. Le Mettayer. « Son mérite, écrit Thomas du Fossé, lui attira sous (M. de Maupas) beaucoup de contradictions et de persécutions de la part de ceux qui, le regardant comme un ami de M. Arnauld, faisaient retomber sur lui une partie de l'aversion qu'ils avaient conçue contre ce grand homme. » Mémoires de P. Thomas, sieur du Fossé (édit. Bouquet), Rouen, 1879, IV, pp. 115, 116. Mais voici qui est bien curieux. S'il faut en croire Collet, M. Boudon, quand il pensa mourir en 1665, aurait résigné son archidiaconé « au plus vertueux ecclésiastique qu'il connût dans le diocèse », c'est-à-dire, ajoute Collet en note, à M. du Vaucel, lui aussi grand-vicaire d'Evreux à cette date, et depuis, sinon déjà, fervent janséniste. On voudrait bien savoir quelle fut l'attitude de du Vaucel pendant la persécution que nous allons dire. Quant à la résignation de Boudon, elle fut non avenue.

 

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n'est que secondaire..., on cherche les moyens de se venger de la contrainte qu'il impose. » Et on les trouve toujours. Prêchant au Neubourg, en février 1665, l'archidiacre fut pris « d'une indisposition subite et violente, qui obligea de le descendre de la chaire. La paroisse (toute paysanne)... n'offrait point de maison où il fût possible de le transporter » . Une noble femme d'âge respectable, veuve et mère de famille, Mme de Fourneaux, que Boudon dirigeait depuis longtemps, et qui, d'aventure, se trouvait là, « proposa de le faire conduire à une terre qu'elle possédait dans les environs, et il accepta ses offres ». Pendant plusieurs jours, on le crut perdu. Puis il se remit, mais lentement, et pour activer sa convalescence, les médecins, qui ne pouvaient l'envoyer à Bourbon ou à Barèges, lui conseillèrent les eaux d'un petit village, « le Vieux-Conches, à peu de distance de Fourneaux ». Il leur obéit, sans penser à mal, prolongeant pour cela jusqu'à Pâques son séjour chez Mme de Fourneaux. N'eût-il jamais quitté sa pauvre maison d'Evreux, où il vivait seul, on lui eût prêté quelque autre maîtresse, mais les circonstances ayant ainsi facilité la besogne de ses calomniateurs, on ne chercha pas plus loin.

« Les premières attaques... vinrent de quelques-unes de ces personnes qu'on est convenu d'appeler dévotes », par antiphrase sans doute. Puis on en vint aux libelles. Organe, je pense, de ceux de ses confrères « dont Boudon avait été contraint de réprimer les désordres », un prêtre donna le signal, mais sans grand succès. Le pamphlet, par trop absurde et grossier, « fut bientôt suivi d'un autre plus dangereux et plus perfide, à cause de la réputation et des talents de celui qui l'avait composé. C'était un religieux que (nos) manuscrits s'abstiennent de nommer... Il paraît que les emplois dont il était revêtu dans son Ordre et l'austérité de ses moeurs donnaient à son témoignage une autorité, dont on devait avoir autant de peine à se défendre, qu'il avait toujours soigneusement

 

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dissimulé les opinions secrètes qui l'irritaient contre Boudon, et qu'il servait le ressentiment des jansénistes, sans paraître tenir en rien à leur parti. » Ainsi, l'abominable machination qui allait ruiner, pendant huit ans, l'honneur d'un saint prêtre, d'un saint tout court, et que l'Église canonisera peut-être, aurait eu pour auteur un ami secret de Port-Royal. C'est fort possible, mais non pas certain. Aux critiques de décider. N'oublions pas, du reste, que, parmi les très nombreux complices de ce malheureux, beaucoup n'étaient pas de Port-Royal (1).

Nous devons abandonner aussi aux savants la suite de cette histoire que le biographe de Boudon a rendue inextricable. Sa préoccupation manifeste est de disculper, autant que possible, non pas certes le saint homme dont l'innocence, d'ailleurs proclamée plus tard par celui-là même qui avait ourdi le complot, ne fait aucun doute, mais les nombreux personnages ecclésiastiques, et surtout le pieux évêque d'Évreux, qui eurent la déplorable faiblesse de ne pas mettre les calomniateurs à la porte, de les écouter, de les croire. Pourquoi ne pas dire franchement qu'avec la meilleure foi du monde, ils se sont lourdement, piteusement et cruellement trompés? Sur le point de prendre la potion que lui présente son médecin, Alexandre reçoit une lettre où on l'avertit que ce médecin s'apprête à l'empoisonner. D'une main il porte la coupe à ses lèvres, de l'autre il tend la lettre au calomnié. Belle scène, et qui, grâce à Dieu, se reproduit encore tous les jours parmi nous, d'une manière ou d'une autre. À qui fera-t-on croire qu'en n'imitant pas cet exemple, peut-être héroïque, M. de Maupas ait rempli tout son devoir d'évêque et d'ami (2) ?

 

(1) Mathieu ignore manifestement les bonnes méthodes, et tout comme           lui, son prédécesseur Collet. Celui-ci, d'ailleurs peu suspect de sympathie à l'endroit des jansénistes, s'exprime sur toute l'affaire d'une façon très obscure.

(2) Si, comme l'auteur de la Vie nouvelle tâche de se le persuader, Maupas n'avait jamais vraiment douté de l'innocence de Boudon, l'acharnement qu'il mit à persécuter le calomnié aurait été criminel.

Collet, plus indépendant que Mathieu, a là-dessus une page fort curieuse : « Plein de respect, dit-il, pour la mémoire de M. de Maupas, je ne l'ai vu qu'avec peine prendre le change sur le compte d'un homme, que la vertu avoua dans tous les temps, et qui fit toujours un honneur infini à la religion... On sait après tout que ni les premières places, ni les meilleures intentions ne sont pas toujours à l'abri de la surprise ; que Miphiboset peut, même au tribunal de David, échouer sous les artifices de Siba... ; l'illustre Epiphane céder pour un temps à ses préjugés contre saint Chrysostome. Heureux encore, et les historiens, et ceux pour qui ils travaillent, quand ils ne trouvent pas dams les supérieurs cette indomptable fierté de jugement, qui les attache jusqu'à la fin au parti qu'ils ont une fois embrassé, et qui, contre les lois que Rome païenne respecta, leur fait regarder comme coupables des hommes, toujours mal jugés, parce qu'ils n'ont pas été entendus. Mais c'en est trop sur un article où les leçons sont aussi inutiles qu'elles seraient nécessaires. » (Préface de l'édition de 1762.) Le Bx P. Eudes s'étant aussi déclaré contre Boudon ; son biographe, le P. Boulay estime, au contraire, qu'à la place de M. de Maupas nous eussions fait ou dû faire comme lui. « Eh ! franchement, aujourd'hui encore, qui donc, étant dans la même situation, ne partagerait pas quelque peu les ressentiments ( !) de l'évêque et n'approuverait en partie sa conduite?» ( Vie du V. Jean Eudes, IV, p. 131.) Les ressentiments ? C'est qu'en effet, Mme de Fourneaux était allée faire une scène à l'évêque. En quoi ce détail change-t-il le fond du débat ? Et encore : « Nous croyons, nous (à l’encontre du card. Mathieu), que, si les mêmes faits se passaient aujourd'hui, les gens les plus estimables, et qui n'auraient point la correspondance du pieux archidiacre pour expliquer sa conduite, la blâmeraient de même, ne pouvant la juger que par les circonstances extérieures, c'est-à-dire par le scandale fait autour de sa personne ». Ib. , pp. 13o, 131. Pour moi, je croyais avoir entendu dire qu'il s'était fait jadis un certain scandale autour de Notre-Seigneur, si éclatant même que le Prince des prêtres en avait déchiré sa robe. Et je crois aussi qu'aux yeux des « gens estimables », nul accusé n'est coupable aussi longtemps qu'on ne l'a pas convaincu. Il est vrai que ni M. de Maupas ni le P. Eudes n'avaient en mains la correspondance de Boudon, publiée au milieu du siècle dernier; mais il est également vrai qu'ils n'avaient aucune preuve contre lui. Des rumeurs, des libelles, de vagues enquêtes, et menées, Dieu sait comment ! aucun appareil de justice.

 

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On dit — c'était l'avis du P. Eudes, l'un des intimes de Maupas — que Boudon eût mieux fait de céder pour un temps devant l'orage, de disparaître. Autant s'avouer coupable, et déshonorer du même coup celle qu'on lui donnait pour complice. J'avoue du reste que la prudence du serpent n'était pas son fort. « Il écrivait, par exemple, à une personne que (ces rumeurs) avaient remplie d'inquiétude; « que les bruits qui couraient à Evreux étaient des bruits de rien, et que s'en mettre en peine était se mettre en peine de rien (1). » Et encore :

 

(1) Vie nouvelle, pp. 189, 190.

 

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Pour ce qui est des recherches que vous me mandez qu'on fait de moi, si vous voulez savoir le fond de ma vie, je vous dirai sans détour qu'elle est plus remplie d'ingratitude que celle des démons, et que, ce qui m'appartient avec justice, c'est l'enfer... Au reste, il n'y a point de grâce pareille à celle d'être crucifié avec Jésus-Christ... Bienheureux celui qui peut dire qu'il est comme la balayure et l'ordure du monde !

 

Ainsi parlait-il sans doute jusque dans les justifications qu'il dut présenter à l'évêque, et que celui-ci, du reste, ne semble pas avoir écoutées. Son siège était fait. Mais,

à vrai dire, quel accusé embarrassant! Boudon avait à résoudre un problème des plus compliqués. D'une part, il ne pouvait pas avouer, le mensonge étant défendu ; d'autre part, il eût voulu ne pas perdre une goutte de ce calice qui s'offrait à lui; savourer longuement la suprême humiliation qui, en achevant de le rendre méprisable à

toutes les créatures, le convertirait enfin pour tout de bon à « Dieu seul ».

Par un reste de pitié, et pour lui éviter la honte d'une révocation en forme, on l'invitait sous main à donner sa démission de grand-vicaire. Il refusa, et, du point de vue serpent, je crois qu'il eut bien raison, mais lui, pour des motifs de colombe. Il écrit, en effet, au prélat lui-même que,

 

s'il ne se rend pas à l'expédient qu'on lui propose, c'est parce qu'en l'acceptant, il ferait une action indigne de l'honneur qu'il s'était toujours fait d'être méprisé et anéanti pour Jésus-Christ, et qu'ainsi il avait pris le parti de s'abandonner à tout ce que la bonté et la providence de Dieu permettrait qu'il lui arrivât (2)

 

Il accepte donc cette disgrâce officielle, mais en revanche il garde sa charge d'archidiacre, que l'évêque n'a pas le droit de lui enlever. Bien mieux, il en remplit tous les

 

(1) Collet, op. cit., pp. 142, 143.

(2) Vie nouvelle, p. 197.            

 

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devoirs ordinaires, comme si de rien n'était. Les prêtres de sa juridiction eurent beau l'accabler d'injures, « aucun d'eux ne put lui faire changer l'ordre qu'il avait établi dans ses visites… Il prétendit toujours connaître des mœurs du clergé et du peuple, et de la décence de tout ce qui concernait le culte, et soutint contre tous l'autorité, qui lui appartenait, de réprimer les scandales et les abus (1) » de les réprimer, et à la manière forte — excommunication, interdit; — quand besoin était. En d'autres temps, nous lui eussions conseillé peut-être moins de promptitude à tirer le glaive, mais avouez qu'il fait belle figure à cette heure où son évêque le persécute de toutes les façons, où les prédicateurs l'injurient du haut de la chaire, où pas un prêtre n'ose se montrer dans la rue à côté de lui (2) ! Beau mélange, et très harmonieux, de majesté sacerdotale et d'humilité. En son âme et conscience, il est persuadé que Henri-Marie Boudon vaut moins que Judas, et que ceux qui le couvrent de boue lui font justice, mais dès que sonnent les cloches de la Visite, place, place au grand archidiacre d'Evreux! Pour concilier ainsi les contraires, il n'y a que les saints.

Au début il continuait de même son apostolat — sermons; retraites; missions — en dehors d'Évreux; mais M. de Maupas, logique d'ailleurs avec lui-même, n'avait que trop de moyens pour faire le vide autour du saint homme. Tant et si bien que la zone d'infamie s'étendit bientôt jusqu'à la capitale, et même plus loin. Le prélat fit plusieurs voyages à Rouen, « afin de voir lui-même les

 

(1) Vie nouvelle, pp. 269, 27o.

(2) « Il se trouva jusque chez les ursulines d'Evreux, une religieuse dont les ridicules et inconvenantes imputations à son égard étaient faites pour révolter le bon sens autant qu'elles blessaient la modestie. Cependant telle était la préoccupation de M. de Maupas... qu'il ajouta foi aux prétendues révélations de cette fille, qui assurait savoir de la sainte Vierge qu'il était selon la velouté de Dieu qu'on forçât Boudon à quitter le diocèse. » Vie nouvelle, p. 249. Singulière idée que l'on se fait des grâces mystiques : une religieuse divinement appelée à suppléer le juge d'instruction!

 

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personnes qui recevaient encore Boudon avec égards... Il resta trois heures chez M. Fossillon, curé de Saint-Nicolas, pour tâcher de détruire l'estime que cet ecclésiastique conservait encore pour son archidiacre (1). » M. Fossillon écoute, sceptique; il promet néanmoins de ne plus voir le pestiféré.

Douloureux acharnement, inspiré d'abord par le zèle le plus sincère, entretenu par des conseillers perfides, et d'ailleurs exaspéré par la résistance passive et sereine de Boudon. En butte, lui aussi, aux mêmes importunités, l'archevêque de Rouen — François de Harlay, demain archevêque de Paris — Harlay, plus expert, j'imagine, que M. de Maupas en ces matières délicates, écoute avec une déférence narquoise les doléances du candide vieillard, il gémit avec lui sur la fragilité humaine, et le renvoie presque satisfait. Les deux prélats discutant par le menu cette aventure, quelle scène de haute comédie ! Harlay, du reste, ne permet pas que l'on empêche Boudon de célébrer dans les églises de Rouen, il le reçoit chez lui, l'assure qu'il ne doute pas de son innocence, mais il s'en tient là. A ne pas rougir de leur ami, à le confesser publiquement, je ne vois qu'une poignée de héros : les carmes déchaussés de Rouen, un couvent de Paris et la Mère Mechtilde. M. de Bernières, le P. Chrysostome ne sont plus là : les saints, le P. Eudes lui-même l'abandonnent; et cela dura de huit à neuf ans (juillet 1665 ? — décembre 1674 ?) (2).

 

(1) Vie nouvelle, p. 244. « M. de Maupas fut surtout secondé (dans sa propagande) par M. Mallet, archidiacre de Rouen » (Vie nouvelle, p. 246), celui-là même qui doit s'attirer plus tard les colères du grand Arnauld.

(2) Magnifique sujet de roman, comme l'on voit, et qui, d'ailleurs, a été fort bien traité par Trollope (The last chronicle of Barset). Il s'agit d'un prêtre injustement soupçonné de vol. Ceux qui s'obstinent à innocenter M. de Maupas feraient bien de lire ce livre. — Quant à l'histoire de la réhabi4itation elle est également fort obscure. Tant de sérénité d'une part, tant de violences de l'autre, auront insensiblement ouvert les yeux de beaucoup — l'évêque excepté. Sur le coup de théâtre qui acheva de dessiller presque tous les yeux, voici la version, assez animée, de Collet : « Entre tous les ennemis de l'archidiacre, il y en avait un dont les coups étaient d'autant plus dangereux qu'ils partaient d'une main plus mesurée. Or il arriva... que cet homme si grave, si accoutumé à être l'oracle de son évêque, fit une de ces chutes épouvantables, qui ne se pardonnent point, et que cette chute lui fut reprochée publiquement par la personne qu'il avait séduite, ou peut-être par qui il s'était corrompu. (Certains indices, notamment le désarroi où nous l'allons voir, semblerait montrer que ce fut là sa première chute; et qu'au moment où il entreprit sa campagne contre Boudon, il n'avait rien à se reprocher, de ce côté-là s'entend.) Dans le trouble énorme... que causa un coup si assommant, ce malheureux... alla... trouver (l'archidiacre) Il s'offrit de rétracter par un désaveu public les calomnies qu'il avait avancées contre lui. Et, sur ce que Boudon.. le lui défendit, il sut le faire sans l'offenser. Il se mit sous sa conduite; il lui ouvrit dans le sacré tribunal son coeur et ses plaies. Il quitta tout pour vivre presque aussi pauvre que sou directeur. Il mourut enfin entre ses bras. » Collet, op. cit., pp. 194, 195. Au moins en gros, tout ceci parait exact. Sur le changement qui s'opéra dans l'esprit de l'évêque, on sait peu de chose. « Nous ignorons, écrit Mathieu — corrigeant sur ce point la version très romancée de Collet —, si cet événement (la conversion du calomniateur) dissipa tout à coup les préventions de M. de Maupas... Quoi qu'il en soit, le retour de son estime suivit de près cette circonstance, et il ne tarda pas à en donner à Boudon les marques les moins équivoques. Il est fâcheux que (nos manuscrits nous donnent) si peu de détails sur cette réconciliation... Il voulut qu'il prêchât devant lui dans la cathédrale depuis le premier jour de l'an 1674 jusqu'à la septuagésime; enfin il insista surtout pour qu'il reprit l'habitude de n'avoir point d'autre table que la sienne. » Vie nouvelle, pp. 284-286. Comme il fallait s'y attendre, plusieurs conserveront, à l'endroit de Boudon, une vague défiance. « Je ne visite, écrit-il, et ne suis visité de presque personne... Pour celles qui se rencontrent à l'évêché, je remarque avec une sainte joie que, dès lors qu'il se retire un peu..., personne ne s'approche de moi ; ou bien, quand je suis avec les personnes, elles me quittent. Je suis une créature de rebut. » (Vie nouvelle, p. 413.) Je n'ai rien dit de Mme de Fourneaux : aux yeux de quiconque iniquitatem odio habet, la pauvre femme n'est pas moins digne d'intérêt que Boudon. Chose vraiment prodigieuse, quelques historiens ne seraient pas loin de détourner sur elle une partie au moins du scandale. En tout cas, on l'abandonne d'un coeur léger à sa tragique infortune. Elle est femme, je l'avoue, mais manquer à ce point d'esprit chevaleresque, c'est manquer d'humanité. On sait bien qu'elle est innocente, mais on ne lui pardonne pas d'avoir protesté violemment contre cette suite d'abominations. Elle devint folle, dit-on, et serait allée jusqu'à Versailles plaider sa cause devant le roi.

 

 

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IV. Après cela, j'aurais honte de répéter que Boudon est un écrivain médiocre. C'est l'esprit encore rempli de ces tristes et admirables scènes qu'il faut aborder la lecture de ses ouvrages. Facere et docere. Ce qu'il nous enseigne de plus héroïque, il l'a pratiqué; ses principes les plus mortifiants, il les a vécus. Le « Dieu seul » qu'il répète à satiété est autre chose, sous sa plume, qu'un refrain de cantique ou qu'une amorce oratoire ; cette « balayure du

 

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monde » a le droit d'écrire un livre sur les saintes voies de la Croix.

Au cours de sa longue épreuve, il a beaucoup réfléchi, mais de très haut, si l'on peut dire, sans un atome d'aigreur, et, au contraire avec un merveilleux détachement, sur « la contradiction des bons », sur «l'abandonnement des créatures, et particulièrement des amis ».

 

Ceux qui sont à Jésus-Chrit... souffrent des hommes en des manières différentes. Il y en a qui les persécutent par envie... ; parce que leur bonne vie est contraire à leurs oeuvres... parce que l'ardeur de leur zèle travaille... à les réformer et à établir une sainte discipline.

 

Pour ceux-ci, pas n'est besoin d'en dire plus long ; leur cas est banal.

 

Il y en a d'autres qui les poursuivent, pensant rendre service à Dieu, agissant avec des intentions droites et bonnes. Or, entre ceux-ci, il s'en rencontre qui poursuivent les gens de bien sans aucun péché, Dieu permettant qu'ils aient des fondement justes pour le faire.

 

Soit, par exemple, d'après le P. Louis du Pont, « l'exemple du glorieux saint Joseph, qui soupçonna la très sainte Vierge », Mais de tels cas ne doivent pas non plus nous arrêter : en effet,

 

le nombre de ces personnes est très rare, la corruption de la nature, l'amour-propre, les recherches secrètes du propre intérêt se rencontrant presque partout. Souvent donc la nature corrompue se mêle avec les intentions les plus droites: soit parce qu'on prend les choses avec trop de chaleur, qu'on les pousse trop avant, que l'on veut en venir à bout avec trop d'empressement, que l'on a peur de paraître y avoir été trompé ; soit parce qu'on se laisse trop prévenir, se rendant trop facile à écouter les accusations, se préoccupant l'esprit, se remplissant la mémoire des fautes que l'on objecte, sans penser avec assez de loisir aux raisons contraires; soit parce que l'on donne trop de lieu à l'opération du démon, qui, voulant... s'emparer

 

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de l'imagination, grossit les espèces, remue et agite les passions, en sorte que l'on est peu susceptible des véritables raisons que l'on n'entend presque pas.

 

Il a dit lui-même, dans une lettre intime, qu'un jour qu'il était venu à l'évêché pour présenter sa défense, le bon évêque s'endormit bientôt.

 

Nous en avons un illustre exemple (à Évreux? non) en la personne de l'un des supérieurs du V. P. Jean de la Croix... Or ces personnes, avec toutes leurs bonnes intentions, ne laissent pas d'être coupables... Il y a de leur faute à se laisser tromper... Enfin c'est une chose fâcheuse de faire souffrir les serviteurs de Dieu avec toutes les bonnes intentions que l'on a; et le démon s'en sert pour ses desseins.

 

Il est vrai que « Dieu tout bon a sa gloire pour fin dans l'exercice de ses serviteurs » ; mais ce mal, dont il saura tirer le bien, n'en reste pas moins un très grand mal.

 

Les piqûres des mouches à miel, disait Notre-Seigneur sur ce sujet à une sainte âme, sont bien plus douloureuses que celles des autres mouches. On ne manque pas de dire que les accusations sont prouvées, puisque des gens de probité condamnent ceux contre lesquels elles sont faites. On croit que ces gens, qui ne sont pas des novices en fait de vertu, et qui ont beaucoup de lumières, ne se trompent pas... Ainsi l'on conclut à la condamnation des personnes sans en avoir le moindre remords de conscience : et voilà l'anéantissement de ces âmes exercées, que Dieu prétend par ces voies, et qui n'arriverait pas si les méchants étaient les seuls qui leur fussent opposés (1).

 

A le voir si paisible, qui se douterait qu'il raconte son propre supplice? Ferme néanmoins et suavement inflexible. Il ne songe point à venger sa propre injure, vingt fois pardonnée ; mais il veut que les Maupas de l'avenir, que les pieux bourreaux « prennent garde de ne pas seconder

 

(1) Les saintes voies de la Croix, livre II, chap. VII.

 

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les desseins de (l') esprit infernal » ; et qu' « il y a de leur faute à se laisser tromper ». Quant à la victime, qu'elle réalise son bonheur :

 

Nous nous plaignons souvent de ce qui doit faire le sujet de nos joies, et lorsque nous pensons être les plus misérables, c'est alors que nous sommes les plus heureux. Cette vérité est toute éclatante à ceux qui se servent des lumières de la foi au sujet des délaissements des créatures, et spécialement des amis.

 

Remarquez la profonde humanité de ce dernier adverbe. Sur ce point, comme sur les autres, les saints, avec leur héroïsme, sentent comme nous.

 

Il est vrai que l'abandonnement, surtout des personnes amies, des proches, ou de ceux que l'on a beaucoup obligés, est une des choses du inonde la plus sensible. Le bienheureux Henri de Suse, ayant été accusé par une malheureuse femme de lui avoir fait un enfant, qu'elle lui porta et lui laissa entre les mains, voulant se consoler avec quelques-uns de ses amis spirituels, en fut grandement rebuté; ils ne voulurent pas même lui parler. C'est ce qui est assez ordinaire : on ne voit pas volontiers les personnes humiliées. Or le saint homme avoua que ce lui fut un coup très sensible... Cependant le chrétien, qui est un homme de grâce..., trouve des biens inestimables dans les privations les plus rigoureuses de la nature... Dieu est où les créatures manquent (Notre-Seigneur délaissé de tous)... Ces vues, si l'âme en est un peu pénétrée, donnent plus d'envie de l'abandonnement des créatures que de crainte. Non, non, que la nature frémisse tant qu'elle voudra, que l'esprit humain raisonne..., ce spectacle d'un Dieu-homme ainsi délaissé, inspire un amour incroyable pour tous les délaissements possibles... Le dessein que j'ai pris de ne faire qu'un petit abrégé de la matière, en cet ouvrage, m'arrête. Il y aurait de quoi écrire ici pour le reste de la vie.

O les douces, heureuses et agréables nouvelles, lorsqu'on nous vient dire que tout le monde nous quitte, et les personnes mêmes dont on ne l'aurait jamais pensé. Allez, dit l'âme, allez, créatures, retirez-vous à la bonne heure! Vos éloignements nous sont de douces approches du Créateur. Ah! que l'échange en est heureux !... Nous faisons... comme ces gens

 

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qui tombent dans quelque abîme; ils se prennent partout où ils peuvent... Hélas ! voilà ce que font les pauvres créatures, qui sont attirées et appelées à la glorieuse perte d'elles-mêmes, en l'abîme de l'Etre de Dieu... Elles s'attachent à ce qu'elles rencontrent; il faut qu'elles ne trouvent plus rien, pour se laisser abîmer (1).

 

Après tout, il n'écrirait pas plus mal qu'un autre, s'il n'était, et au sens rigoureux du mot, intarissable. Nous venons de le prendre sur le fait. Il constate qu'il en a dit assez, qu'il doit s'arrêter. Il promet de le faire, et il continue de plus belle. Ainsi toujours, même dans les nombreuses biographies qu'il a composées, et où son abondance devient presque intolérable. Sa vie du Père Chrysostome commence par une dédicace de trois pages à la sainte Vierge; suivie d'une autre dédicace à tous les saints, également de trois pages. Après un chapitre sur « les sentiments » de Chrysostome, à « l'égard de la supériorité », il en commence un autre, qui a pour titre : « Un mot du bonheur de l'état régulier », et ce mot dure six pages; à quoi succède une « élévation au Père éternel ». Il lui arrive néanmoins, et plus souvent que je ne l'aurais cru d'abord, de se laisser lire. Ainsi, dans ce même ouvrage, la longue digression, que je vais citer, et qui a pour titre : Soupirs sur la foi languissante des vérités que nous croyons :

 

Seigneur, prêtez l'oreille à mes paroles... J'ai crié vers vous... C'est en votre présence que j'expose toutes mes peines... Ma vie s'affaiblit dans ma douleur, et mes nuits se passent dans les gémissements, parce que les vérités sont affaiblies parmi les enfants des hommes, et languissent même parmi ceux qui vous servent... Hélas! nous croyons qu'il fait bon être saint, et après cela, à peine faisons-nous rien pour être saints... N'avoir que... des vénérations sacrées pour la sainteté, sans se mettre en peine d'arriver à la sainteté.

 

(1) Les saintes voies de la Croix, livre II, ch. VIII.

 

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Long développement sur le bonheur des saints.

 

Si, après cela, j'interroge les hommes sur ces vérités, ils me répondent qu'elles sont incontestables... Mais comment accorder cette créance avec leurs oeuvres ? Comment peut-on croire; ce que l'on croit, et faire ce que l'on fait ? Que j'aille en esprit dans toutes les villes : j'y verrai les rues pleines de boutiques...; dans les campagnes.... Enfin si je demande à tous ces gens, et à tous les autres, qui vivent dans cette terre d'exil, quel est le sujet de tous leurs travaux..., ils me diront que c'est ou l'honneur, ou le plaisir, ou le bien; et, en le disant, ils disent vrai. Si je les interroge ensuite s'ils croient que ces honneurs ou biens temporels sont comparables à ceux que l'on possède dans l'éternité bienheureuse, ils me répondent sans hésiter qu'il n'y a aucun rapport. Si je poursuis..., ils s'excuseront sur leur peu de foi et leur faiblesse.

 

Patience! je ne vous ai rien promis d'imprévu, mais seulement ce je ne sais quoi qui fait que, malgré tout, on reste jusqu'à la fin du sermon. — Nulle excuse : puisque Dieu nous appelle tous à la sainteté, il nous donne les moyens d'y arriver.

 

Mais, ô mon Souverain, comment est-il possible qu' (on) ne fasse pas bon usage d'une grâce si précieuse ? Cet homme, qui fait tant de choses, qui souffre tant de choses pour ce qui ne fait que passer ! Ici..., je sens mon esprit défaillir et se perdre dans un abîme d'étonnement. J'entends, je vois que la plupart du monde s'étonne de voir un saint; mais j'ose le dire en votre présence, je ne vois rien d'étonnant de trouver quelques personnes saintes; mais (bien) qu'il y en ait une seule qui ne le soit point.

 

On devine l'amplification fatale : si l'on m'offrait « une terre de cent mille livres de rente », à la seule condition « de faire un voyage pour aller recevoir ce don... » Bref,

 

considérant attentivement ces vérités, je ne puis concevoir comme il y a une seule personne au monde qui ne soit sainte. Et pourtant je dois bien jeter des rugissements, par le gémissement de mon coeur, sur l'excès de mes misères, qui m'éloignent de cette grâce.

 

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Qu'il faudrait peu de chose pour rendre cette méditation parfaitement belle ! La sincérité et la chaleur de l'inspiration ne sont pas douteuses; ce va-et-vient de l'argumentation bonhomme au frémissement lyrique est assez émouvant; il rencontre même d'ici de là quelques formules denses et prenantes, mais qu'il éprouve infailliblement le besoin de vulgariser ou d'alourdir aussitôt. La fin, plus calme, vaut beaucoup mieux que ce dernier paroxysme, qui l'a laissé hésitant entre rugir et gémir :

 

Je sens que mon coeur s'enflamme au dedans de moi, et qu'il s'y allume un feu, pendant que je médite ces choses. Ma langue vous dit : Seigneur, faites-moi connaître ma fin... Je vois que vous avez mis une courte mesure à mes jours, et mon être est comme le néant à vos yeux. Certes, tout homme vivant est un abîme de vanité : car l'homme passe comme l'ombre, et c'est en vain qu'il s'agite de trouble. Mais pour moi, quelle est mon attente? N'est-ce pas le Seigneur... ? Ne demeurez pas dans le silence, parce que je suis étranger et voyageur devant vous, comme l'ont été tous mes pères; donnez-moi quelque relâche, afin que je reprenne mes forces, avant que je m'en aille, et alors je ne serai plus.

 

Remarquez l'apaisement que produisent en lui ces vieux textes bibliques ; remarquez aussi comme la Bible paraît neuve, dès qu'un vrai croyant la fait sienne ; remarquez enfin, dans ce qui va suivre, la transition de la prière de tous aux aspirations proprement mystiques.

 

Rendez-moi la joie de votre salutaire... Donnez à votre pauvre serviteur des jours pleins, pleins de votre foi, pleins de votre grâce, pleins de votre Saint-Esprit... Je ne désire et ne veux aucun jour de l'homme. Que tous les jours qui me restent soient de ces jours que vous avez faits : jours de votre gloire, où la nature, où les créatures n'aient plus de part; jours de vos saints, où, ne vivant plus à eux-mêmes par une continuelle mort à tout l'être créé, ils ne vivaient plus que de votre divine vie.

C'est uniquement où vont mes désirs...; c'est l'unique prétention qui me reste en ce bas monde. Ou en sortir, ou n'y être plus que pour vos seuls intérêts; ou mourir, ou ne vivre

 

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plus que pour vous et de vous ; ou n'y faire plus rien, on y faire tout pour votre seul honneur;... ou n'avoir plus d'esprit, ou ne l'occuper que selon vos desseins; ou n'avoir plus de mémoire, ou la remplir de votre souvenir; ou n'avoir plus de coeur, ou vous aimer tout seul... Je laisse ces vœux et ces soupirs sur le papier, et dans l'histoire de votre bon et fidèle serviteur (Chrysostome), afin que, tant qu'elle durera, ce soit comme une voix, qui cric incessamment aux oreilles de vos plus grandes miséricordes (1).

 

« Les amis de Boudon auraient désiré qu'il joignît à cette touche si vive et si entraînante de ferveur et de zèle..., un peu plus d'attention à soigner son style, et à le rendre plus correct et plus soutenu. » « Il est vrai, répondait-il à l'un d'eux,

 

que j'écris d'une manière bien simple et très éloignée de ce qu'on appelle le beau style du temps. Je conviens qu'on n'y trouve pas ce qui plaît à l'homme; mais en vérité, je ne désire pas plaire aux hommes (2).

 

Sophisme têtu, auquel il revient sans cesse. Il n'a pas ,compris. On ne lui demande pas de ciseler ses phrases, mais uniquement d'éviter le verbiage ; on ne l'envoie pas à l'école de Bouhours, mais à celle de saint Paul. La simplicité de l'Évangile? Eh ! tant qu'il voudra, mais pense-t-il que l'Évangile soit ennuyeux ? Ubi verba plurima, ibi frequenter egestas. Gardons-nous toutefois de l'irriter sur ce point, « hommes animaux» que nous sommes ; car il serait d'humeur à prendre l'offensive et à nous dire que nos livres à nous, férus de littérature, ne se vendent point. Dans le magnifique passage que je vais citer, sous couleur de défendre son maître et modèle, le P. Chrysostome, il venge sa propre querelle. A lire de tels livres, dit-il,

 

pour peu de disposition que l'on ait à être à Dieu, l'on

 

(1) L’Homme intérieur, pp. 233-241.

(2) Vie nouvelle, pp. 293, 294. Il ajoute : « Feu M. Robert, approuvant un de mes livres, je le priai d'y laisser quelques mots qu'il ne trouvait pas bons dans notre langue, ce qu'il fit. » Il fit bien.

 

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sentira bientôt son coeur touché de son amour. C'est le propre de tout ce qui part de son Esprit divin, à la différence des productions de l'esprit humain, qui ne font qu'éclairer bien faiblement, et qui n'ont rien pour la volonté... Ordinairement il n'y a pas grande bénédiction aux paroles et aux ouvrages où il y a beaucoup de l'homme, et peu de la grâce; ce que l'on voit assez souvent en des sermons et en des livres, composés avec bien de la peine et avec beaucoup d'étude, mais avec peu d'esprit de Dieu, à raison de la recherche de la nature qui s'en est mêlée, et des vues de la créature qui y ont eu part.

 

Sophisme, sophisme : on peut se donner beaucoup de peine, et n'écrire que pour Dieu. Admone... ad omne opus bonum paratos esse... Quinque talenta tradidisti nabi. S'ils eussent manqué aux règles de la prosodie, Grégoire de Naziame ou Prudence nous toucheraient-ils davantage?

 

Tout au contraire, l'on entendra des discours, l'on verra des ouvrages sans agrément, et sans tous ces ornements d'éloquence qui enrichissent si agréablement les productions des savants,

 

et de quelques saints ;

 

qui, ayant peu de l'homme, et étant tout pleins de Dieu, ont des effets admirables. Le saint livre de l'Imitation... est un témoin irréprochable de cette vérité (1).

L'on en pourrait citer plusieurs autres, que l'on peut dire être aux soins de la divine Providence, comme ils en sont les purs effets.

 

(1) Voici, à ce sujet, une remarque de son biographe Collet (assez homme de lettres, soit dit en passant). « Pour moi, je pense... que, pour écrire au goût du siècle..., il ne faudrait, avec un peu plus de tournure et de critique, que les matériaux dont il (M. Boudon) a fait usage. Mais ses écrits, parés à la moderne, ne perdraient-ils rien de l'onction qui en fait le prie? C'est une question que je résoudrais volontiers, en demandant si l'admirable livre de l’Imitation vaut dans les vers de Corneille, ou s'il vaudrait dans le beau style de Castalion, ce qu'il a jusqu'à présent valu dans sa basse et simple latinité. » Et en note : « Sébastien Castalion a donné en beau latin quatre Livres de dialogues, qui contiennent les principales histoires de la Bible. Mais quoiqu'il se fût brouillé avec Calvin et avec Théodore de Bèze, il y a mis des traits de la doctrine de ces deux novateurs. » La vie, p. 489. Cette évocation de Castalion est fort curieuse. Collet, j'imagine, venait de faire connaissance avec ce beau style. Pour le reste, il va sans dire que nous goûterions sans réserve les livres de Boudon, s'ils avaient le même mérite littéraire que l'Imitation. Langue et style, cela fait deux.

 

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Les Évangiles eux-mêmes ne sont pas de « purs effets »

de la Providence ; l'homme y a sa part. Mais, comme toujours, Boudon prend le premier mot qui lui vient à la plume. Une minute de réflexion, et devant Dieu, lui eût

fait comprendre qu'à parler de la sorte, il frôle d'assez près l'illuminisme, qu'il rend la Providence responsable, non seulement de ses propres négligences — ce qui serait déjà téméraire — mais de ses inexactitudes, de ses imprudences, peut-être de ses erreurs. Ce qui suit est beaucoup plus impressionnant

 

Ainsi on voit ces petits ouvrages, qui semblent si peu aux yeux des savants, être traduits en toute sorte de langues, et après avoir paru dans l'Italie, dans la France, dans l'Allemagne, dans l'Espagne, dans la Pologne, et dans toute l'Europe, passer jusqu'aux nations les plus éloignées des autres parties de la terre (1), et pendant que de grands et de savants ouvrages, qui ont bien fait suer leurs auteurs, pour ainsi dire (2), qui leur ont coûté bien des veilles, bien de longues recherches,

 

il oublie que lui-même, avant d'écrire, il a beaucoup lu;

 

bien de l'application, et quelquefois de l'argent pour les faire imprimer, souvent demeurent dans les boutiques des libraires, qui ont assez de difficulté à s'en défaire, l'on verra des cent mille et des deux cent mille de ces petits ouvrages de la Providence, que l'on a faits sans peine, sans application, l'esprit et le coeur contents en Dieu seul, que l'on a regardé seulement, être distribués de tous les côtés ; on les trouvera dans les villes, dans les campagnes, dans les solitudes les plus écartées, dans les quatre parties du monde. Mais ce qui est considérable, c'est qu'on les trouvera au redoutable tribunal de Dieu, approuvés de son divin jugement, bénis de sa sainte bénédiction, honorés de ses magnifiques récompenses; où les auteurs et les ouvrages de l'esprit vain et suffisant, qui allaient à rechercher la gloire des hommes, y seront rejetés, désapprouvés et condamnés. Pour lors l'on saura ce que c'est que de parler,

 

(1) Il veut dire le Canada, où ses amis, Mgr de Laval et l'abbé de Bernières (neveu de Jean) répandaient ses livres.

(2) Sous sa plume, les « pour ainsi dire » sont de fâcheuses inconséquences. Il a beau s'en défendre, il est auteur comme nous.

 

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d'agir, d'écrire seulement pour Dieu seul, et ce que c'est que de discourir, de travailler, de composer pour la créature (1).

 

Que cette rhétorique — cruelle à tous ceux qui, vingt fois sur le métier remettent leur ouvrage, et, en revanche, douce aux paresseux — que cette rhétorique, dis-je, soit ou ne soit pas un « pur effet de la Providence », le prodigieux succès de Boudon n'en reste pas moins un fait des plus remarquables. Deux fois rebutants, et par le laisser-aller de leur composition et par la rude sublimité de leur doctrine, que ces livres aient pu trouver, au XVIIe, au XVIIIe et au XIXe siècle, un nombre infini de lecteurs, voilà qui en dit assez long sur l'étonnante vitalité de la tradition mystique et de la religion la plus haute dans notre pays. Avec cela, il ne nous déplaît pas que ces mêmes livres aient fait le tour du monde, et qu'en ce dernier quart du

 

(1) L’Homme intérieur. pp. 336-358. Il reprend ce couplet dans une lettre que j'ai préféré ne citer qu'en note, parce que, malgré tout, elle me parait un peu gênante. Evidemment les saints ont des grâces particulières qui leur permettent d'amplifier, sans la moindre vanité, leurs propres triomphes : « Je dis donc que ces livres (les siens), si peu polis, imprimés en mauvais caractères et sur de mauvais papier, tout pleins de fautes d'impression (est-ce encore le fait de la Providence ? In sudore vultus tui...) sont pourtant... traduits en italien en plusieurs villes, et par des personnes savantes et en dignité ; par des jésuites, par l'un des secrétaires de la Congrégation des cardinaux ; et que, l'un de ces livres ayant été traduit à Rome, l'impression s'en distribua presque aussitôt; qu'en peu de temps, il s'est vendu cinquante mille exemplaires de l'un de nos petits traités; qu'ils sont traduits par les Allemands, les Espagnols, les Flamands, les Polonais ; qu'ils sont même traduits en latin; qu'à Augsbourg, en Allemagne, le grand-vicaire me dit que le petit livre du Très saint Sacrement, traduit en allemand, avait une telle bénédiction, que quatre-vingt mille personnes, tant de la ville, qui est luthérienne, que des environs, avaient donné leur nom, pour prendre une heure de l'adoration du très saint Sacrement ; que des personnes de très haute qualité, étant dans les royaumes étrangers, et ayant voulu marquer qu'elles connaissaient l'auteur de ces livres, on les en a congratulées... ; que des personnes considérables m'ont écrit, ayant lu nos livres, qu'elles avaient pris résolution, avec leur directeur, de venir en France exprès pour me voir, ce que je les ai priées de ne pas faire ; et c'était d'Italie que l'on m'écrivait. Je le répète, in insipientia dico; mais je parle de la sorte afin de confondre la sagesse humaine... et afin que l'on apprenne que Dieu choisit les choses qui ne sont rien pour abaisser ce qui est. » Vie nouvelle, pp. 295, 296. Je le répète sans ironie, et je demande au lecteur de le croire, comme une sorte de postulat; il est possible, probable (à mou avis c'est quasi certain), qu'en écrivant cette lettre, qu'en remuant tous ces souvenirs glorieux, Boudon n'ait ou n'aura éprouvé aucun sentiment de vaine complaisance.

 

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grand siècle, au moment où toute l'Europe aspire à se modeler sur notre civilisation, un humble prêtre de chez nous soit allé donner à l'Allemagne une vive idée de la sainteté française.

V. — « Cependant le bruit que faisait en Flandre et dans une partie de l'Allemagne le succès des missions de Boudon, et des ouvrages qu'il publiait, avait inspiré à la duchesse de Bavière — Mauricette-Fébronie de Bouillon — le désir de l'attirer à sa cour. Elle se rappelait le soin qu'il avait pris de son âme dès son enfance — à Évreux — et jusqu'au moment de son mariage (1)... Il partit d'Évreux après Pâques de l'année 1685. » Il traversa Nancy, qu'il avait déjà visité et où il comptait de nombreux amis, Metz, Strasbourg, annexé depuis quatre ans à la France, et qu'on travaillait fiévreusement à rendre aussi catholique.

Les jésuites, qui n'avaient pas encore de chapelle, « faisaient tous leurs exercices dans la cathédrale, trop longtemps occupée par les ministres de l'hérésie. Tous les dimanches, ils y donnaient deux serinons, l'un en allemand, l'autre en français... Boudon visita à Strasbourg une communauté de... la Visitation qu'on y avait appelée de Franche-Comté. La supérieure était une princesse de la maison de Bade, et comme ses religieuses parlaient français, elle les fit assembler à la grille, afin d'entendre l'exhortation qu'elle le pria de leur adresser. » Je suis, en courant, les notes du voyageur. Il court lui aussi. Le voici dans le « carrosse que lui envoyait la

 

(1) Les Bouillon, comtes d'Évreux, possédaient, près d'Évreux, la terre et le château de Navarre. Nièce de Turenne, soeur du cardinal (protecteur, lui aussi, mais plus imprévu, des mystiques, pendant la querelle du quiétisme), Fébronie avait épousé le frère de l'Électeur. D'après Collet, elle aurait eu des peines de conscience, qui auraient déconcerté son confesseur ordinaire. D'où l'appel fait à Boudon. Une des soeurs de la duchesse de Bavière, la princesse Louise de Bouillon, avait eu M. Boudon pour « guide dans les voies étroites de la perfection ». Il semble qu'elle lui resta fidèle pendant la grande épreuve que nous avons dite. Elle l'appela auprès d'elle pendant sa dernière maladie. Elle mourut à Paris, le 15 mai 1683, et son coeur fut porté dans la chapelle des Missions étrangères

 

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duchesse ». De Strasbourg à Ulm, pas « le moindre vestige de catholicité... Cependant l'état de ces pauvres peuples lui inspire une tendre compassion ; leur bonté naturelle... le touche. Il remarque avec attendrissement qu'ils paraissent écouter volontiers ceux qui leur parlent de Dieu, et que, même dans leurs hôtelleries, ils reçoivent avec distinction et honneur les prêtres catholiques, qui leur paraissaient pieux et mortifiés. » Fort curieusement, il regarde, il observe, comme un touriste ordinaire, et avec d'assez bons yeux.

 

Il n'y a rien, écrit-il, de plus propre que leurs villes, rien de plus agréable. Toutes les chambres des maisons sont percées de toutes parts, et ainsi dans un beau jour. Il y a des vitres tout autour, qui sont peintes d'un beau vert, ou de quelque autre couleur; mais ce qui est particulier, c'est qu'on voit la même chose dans la plupart des villages. Les chambres sont toutes boisées et fort propres; et ce qui est rare à cet égard en France, et qui coûte beaucoup, est entièrement commun dans ce pays. Voilà de quelle manière Dieu traite les hommes qui lui sont opposés; il leur donne pour partage les délices de la vie... Oh ! quel malheur d'avoir ses aises en ce monde!

 

La pieuse Bavière le ravit:

 

Ces bonnes gens ont une foi admirable... Les R. P. jésuites, qui sont employés à leur rendre toute sorte d'assistances spirituelles — c'est un de leurs plus beaux fiefs — nous en ont parlé avec admiration... Nous fûmes étonnés... de les voir venir à grandes troupes pour communier... (Une telle) piété n'est pas commune dans nos villages. Durant la sainte messe, on voit toute l'église pleine de lumières. Ces bonnes gens apportent des cierges qu'ils allument et qu'ils font brûler. On les voit quelquefois faire leurs prières les bras étendus en croix durant un temps considérable.

 

« Il admire aussi la beauté et la propreté des églises, l'ordre et la pompe avec laquelle on y célébrait les saints mystères, même dans les simples villages.. , où des musiciens contribuaient à donner au culte divin plus d'éclat... Mais il avait surtout été comblé de joie de voir le culte

 

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de la sainte Vierge si florissant..., et d'apprendre que tous les pays catholiques d'Allemagne offraient le même spectacle..., et que jamais Dieu n'avait accordé tant de

miracles à la confiance des peuples envers sa sainte Mère. »

 

Il semble, écrit-il, que tout le monde à cet égard a une piété sensible, et que la sécheresse n'a point de part dans les exercices de piété que l'on pratique en l'honneur de cette grande reine.

 

A Munich, il admire surtout l'église des jésuites, « une des plus belles du monde ». — Quand j'étais moi-même là-bas, que de fois n'ai-je pas regardé, de ma fenêtre, qui était en face, et l'esprit partagé entre deux émotions contraires, les troupes bavaroises — ce blanc et ce bleu ; ce rythme automatique et pesant ; — qui allaient entendre la messe dans cette église ! — A la Visitation, et chez « les filles anglaises » de Mary Ward, il « prêcha devant un assez nombreux auditoire composé de tous les fidèles de Munich qui entendaient le français ». A Augsbourg, il « fut reçu... par le Doyen et le Sous-doyen de la cathédrale, qui avaient l'un et l'autre traduit deux de ses livres ». Des amis partout :

 

Nous avons trouvé en Allemagne des serviteurs de Dieu, avec qui nous nous sommes trouvés unis, avant même que nous nous fussions jamais vus..., si ce n'est autant que l'esprit de Dieu nous a fait connaître. Nous pouvons dire d'eux ce que saint Paulin écrivait à saint Augustin, en lui parlant du saint évêque Alype, qu'il a commencé à l'aimer sans le connaître, lui que tant de terres séparaient de lui.

 

 

Le 22 août (1685), il était de retour à Nancy Deux ans après (1687), nouvelle tournée de propagande mystique dans les Flandres : Bruxelles, Anvers, Tournay, Mons, Valenciennes, Cambrai, où l'archevêque, Jacques de Brias — le prédécesseur immédiat de Fénelon — le retient

 

(1) Vie nouvelle, pp. 345-363.

 

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longtemps. Et c'est toujours le même thème : « Dieu seul » et le pur amour.

 

Qu'il faut bien dire, écrivait-il vers ce temps-là, que les chrétiens connaissent peu Dieu, puisqu'ils veulent autre chose que Dieu, et qu'ils ne se contentent pas d'un Dieu, qui se suffit bien à soi-même ! Je vous avoue que c'est ce qui me rend les conversations bien ennuyeuses, et les entretiens bien dégoûtants... Anima nostra jam nauseat super cibo isto levissimo. Quand je me trouve en des carrosses de voitures, où l'on est plusieurs, c'est le temps pour moi de faire l'oraison, que je fais très mal; mais je ne la fais jamais mieux que dans ces occasions; car les occupations des hommes, qui ne sont ordinairement que des choses qui passent, me jettent dans un étonnement de l'oubli du grand Dieu des éternités, qui est très présent... Je vous écris ces choses au sortir d'une conversation, qui, m'ayant fait crier et récrier : Dieu seul ! Dieu seul! je me décharge le coeur sur le papier.

 

« Cet attrait irrésistible... aurait fini par conduire Boudon dans quelque retraite tout à fait inconnue au monde, si le genre et la gravité de ses infirmités lui en eussent laissé la possibilité. »

 

Il y a longtemps, écrivait-il encore, que j'ai attrait pour la solitude, et c'est pour cela que mes compagnons, dans mes classes, m'appelaient M. de la Forêt. J'avais eu la pensée de me retirer dans la forêt de Sénart... Cependant la divine Providence ne laisse pas ses divins attraits sans effet; elle me procure à Evreux un ermitage dans ma chambre, où elle me loge, dans laquelle je suis seul, sans serviteur (1).

 

Ses biographes semblent avoir ignoré un épisode assez pittoresque et, d'ailleurs, fort significatif, qui se place vers la fin de cette longue carrière : Monsieur Boudon à Saint-Cyr. Il y allait en effet de temps en temps pour y réconforter une de ses anciennes pénitentes d'Evreux, Mme de Loubert. Un jour, celle-ci — et non pas, j'imagine, sans avoir consulté Mme de Maintenon — envoya au saint

 

(1) Vie nouvelle, pp. 416, 417.

 

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homme, une de ces dames, qui se trouvait alors fort tourmentée au sujet de son oraison. C'était l'exquise Mme de La Maisonfort, dont la vocation religieuse, assez incertaine, paraissait-il, avait jadis causé tant de soucis à Mme de Maintenon, fort désireuse de conserver à Saint-Cyr une si utile recrue. Ame singulière, visiblement appelée à l'état mystique et moins visiblement à la vie religieuse; vive jusqu'à l'étourderie et fervente jusqu'au scrupule. Au temps déjà lointain où la maîtresse de céans le mettait au-dessus de tout, l'abbé de Fénelon avait dirigé et pacifié cette jeune femme, qui devait bientôt expier si cruellement et l'estime particulière qu'il faisait d'elle et la fidélité qu'elle lui gardera toujours. Or voici justement que, du jour au lendemain, l'abbé de Fénelon était devenu suspect. D'où les inquiétudes nouvelles, qui obsédaient Mme de La Maisonfort ; d'où le conseil qui lui fut donné de consulter M. Boudon. Mais écoutons-la, exposant plus tard l'aventure à son directeur du moment c'était Bossuet :

 

J'ai reçu des règles pour ma conduite intérieure, dans lesquelles j'ai besoin, Monseigneur, que vous m'affermissiez. Elles m'ont été données par un homme d'une grande lumière, d'une grande piété, que je crois même un saint.

 

Ainsi parlait-elle de M. de Cambrai à m. de Meaux : et qu'elle ait pu lui parler ainsi, je ne sache rien qui fasse plus d'honneur, sinon à la logique, du moins à la bonté et à la générosité naturelle de Bossuet. Au reste, dès qu'elle paraît, il est sous le charme. Ainsi de la harpe de David apaisant un roi irrité. Présentée par elle, toute la

mysticité de Fénelon lui devient plus qu'innocente. Mais pourquoi l'interrompre? « C'est bien assez, continue-t-elle..., pour devoir être eu paix (que) les décisions d'un

tel homme ». Pour plus de sécurité néanmoins, j'ai cru devoir prendre l'avis d'un « saint prêtre », lequel approuva tout, mais tout de ce que m'avait enseigné M. de Cambrai.

 

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C'était le bon M. Boudon, archidiacre d'Evreux, ajoutera-t-elle plus tard en relisant cette lettre, pour l'envoyer à Fénelon. Mme de Loubert... m'engagea à le voir à cause de sa sainteté. Cela se rencontra dans un de mes temps d'incertitude sur mon oraison; je lui en dis quelque chose; il approuva fort les conseils qu'on m'avait donnés.

 

Ceci est encore trop général : venons au concret et à l'un des points les plus délicats. Elle continue à interroger Bossuet :

 

Un homme, que je n'ai vu que deux ou trois fois — c'est toujours M. Boudon — m'a dit que, quand on ne pouvait qu'avec difficulté dire les prières marquées pour les indulgences, parce qu'on se sentait attiré au recueillement, il n'y avait qu'à s'abstenir de ces prières.

 

Et M. de Meaux, de plus en plus faible ou admirable, comme il vous plaira, de répondre paisiblement : « Je le crois ainsi » (1). Aimable trait d'union ; d'une part, elle met M. de Meaux d'accord avec M. de Cambrai; d'autre part, elle obtient pour M. de Cambrai le haut patronage de M. Boudon. Si toutes les dévotes de ce temps-là avaient aussi bien compris et rempli un des premiers de leurs devoirs, la querelle du quiétisme n'aurait pas duré deux jours (2).

Après M. Boudon, son amie, la Mère Mechtilde, disciple comme lui du P. Chrysostome et de M. de Bernières, demanderait, elle aussi, une longue esquisse. Mais, pour vingt raisons que le lecteur n'a pas besoin qu'on lui suggère, je me contenterai de la mentionner parmi

 

(1) Correspondance de Bossuet, VII, pp. 313, 32o. Elle avait aussi pris l'avis de M. Tiberge; ceci, Fénelon l'avait su à l'heure même, mais il ignora longtemps les visites à M. Boudon. Et Tiberge et Boudon avaient opiné de même : toutefois, Mme de La Maisonfort reste inquiète ; « c'est qu'en effet, écrit-elle à Bossuet,... (ces) deux hommes... sont un peu soupçonnés par quelques personnes de favoriser trop une certaine spiritualité ». Ib., p. 313.

(2) Le hasard veut que, relisant ces jours-ci Waverley, j'y trouve cette ligne, qui traduit si bien l'impression que nous laisse cette dernière anecdote : One of those anecdotes which so ften the features even of civil war.

 

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l’immense foule, qui va défiler, à pas pressés, dans les chapitres suivants.

(1).

 

(1) Qui voudra — et il le faudra bien — reprendre le travail interrompu de notre ami Charles Flachaire sur La dévotion à la Vierge dans la littérature catholique au... XVII° siècle, trouvera dans l'histoire et les écrits de Boudon deux chapitres intéressants : 1° sa dévotion à Notre-Dame du Remède, — l'image miraculeuse est à Cordoue; et la dévotion propagée par les religieux de la T. S. Trinité et de la Rédemption des captifs — cf. l'ouvrage de Boudon qui a pour titre : Les grands secours de la divine Providence par la T. S. Vierge..., invoquée sous le titre de N.-D. du Remède, Paris, 1681. Cf. les remarques très curieuses de Collet, La vie, p. 491, sq. 2° Sa dévotion à «L'esclavage de la sainte Vierge », sur laquelle il a écrit aussi tout un livre; dévotion qui, sous des formes variées, a beaucoup séduit le XVII° siècle (Bérulle; Grignion de Montfort). Une des pratiques a été condamnée par l'Eglise. Cf. Collet, pp. 49o-491, sq.

Profitons de l'espace qui nous reste pour rappeler que le silence de M. Boudon, critiqué si durement par certains auteurs, est tout ensemble un indice de vie mystique et un entraînement à cette vie. « Si, dans les occasions de mépris et d'anéantissement..., vous adhérez aux inclinations que la nature vous inspire, soit en défendant votre innocence, soit en justifiant votre conduite..., ou pour vous soulager dans vos peines sous quelque prétexte que ce soit, c'est une conviction incontestable que votre vie n'est pas encore assez pure, ni votre contemplation assez dénuée pour frapper à la porte de la contemplation... suréminente, laquelle n'est... que pour des âmes anéanties. » Alexandre de la Ciotat, Le parfait dénuement de l'âme contemplative, Marseille, 1681, p. 345. Au reste, cette doctrine ne me paraît satisfaisante que dans le cas où l'honneur du mystique serait seul en jeu. Or, tel n'était pas le cas de M. Boudon. Indifférent à sou humiliation personnelle, n'aurait-il pas dû venger de son mieux la réputation de la pieuse femme qu'on lui donnait pour complice ? Fort curieusement, ni lui, ni ses biographes ne semblent s'être posé cette question. Fénelon, se refusant à contresigner la critique de Mme Guyon par Bossuet, me paraît, à moi du moins, et plus gentilhomme, ce qui va sans dire, et plus chrétien. Cette signature l'aurait sauvé lui-même; mais comment pouvait-il attribuer à cette femme des erreurs abominables, qu'il savait que celle-ci n'avait jamais professées ?

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