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PREMIÈRE PARTIE

MARIE DE L'INCARNATION

 

CHAPITRE PREMIER : MADAME MARTIN (1)

 

I. Où placer Marie de l'Incarnation? Deux grandes écoles (Bernières, Lallemant) ont des droits sur elle. « La Thérèse de la Nouvelle-France » doit étre étudiée à part. — Richesse et splendeur de nos documents. — Dom Claude Martin et sa vie par Dom Martène. — Curriculum vitæ de Mme Martin.

II. La première de ses grâces : réalisation très vive des vérités de la foi. — Nullement visionnaire. — Les oraisons jaculatoires de Mme Guyard, sa mère. — Crise de « purification ». — La grande grâce de 160o : « porte ouverte » sur la vie mystique. — Dernières préparations. — Son directeur lui défend « de plus méditer ». — A la tête d'une grande maison de commerce.

III. « La tendance » ; pressentiments, attente d'une grâce plus sublime. —      « Exubérance » affective ; appel à un « état plus épuré ». — Possession et privation. — « L'Humanité de Notre-Seigneur » de moins en moins sensible.

IV. Le premier ravissement (1626). — « Vue de la très sainte Trinité ». —        Critique de cette expérience : elle ne lui a rien « appris ». — De la science des théologiens à la connaissance-contact des mystiques. —  Ravissement, non révélation.— On voit que « ce que l'on expérimente est conforme à la foi de l'Eglise ». — « L'âme se trouvait dans la vérité ». — « Ces grandes choses ne s'oublient jamais. »

V. Le second ravissement (1628). — En quoi il ressemble au premier et en quoi il s'en distingue. — « La grâce présente était pour l'amour et par l'amour. » — Union des plus intimes avec le Verbe incarné. — Elle se croit arrivée au terme ; elle n'est pourtant qu'au premier pas de sa course. — De la quiétude aux transports et des transports à la quiétude. — Martyre du silence, et martyre des mots impuissants. — Epithalames. — Les cantiques de « la volonté seule ». — Vers un état nouveau « au-dessus de tout sentiment ».

 

I. — Lorsque j'essayai, il y a quelque vingt ans, d'arrêter provisoirement les grandes lignes de l'histoire que

 

(1) Bibliographie. —

 

A. LES ÉCRITS. § 1. Des deux « relations » auto-biographiques qui nous restent d'elle, la première fut écrite en 1633 sur la demande du P. de la Haye, S. J., l'un des directeurs de la Vénérable. Avant de mourir, le P. de la Haye remit ce précieux autographe aux ursulines de Saint-Denis, qui le donnèrent à Dom Martin. La seconde, qui s'arrête à 164, fut demandée à Marie, alors au Canada, par son directeur, le P. Jérôme Lallernant. Elle est d'autant plus intéressante qu'elle reprend les faits principaux contenus dans la première. L'une et l'autre sont reproduites dans l'ouvrage de Dom Martin dont nous allons parler, le biographe s'effaçant constamment devant ces deux textes, les comparant, les expliquant, et souvent se contentant de les répéter à sa manière. Il nous faudrait aujourd'hui la reproduction intégrale et parallèle de ces deux textes incomparables, débarrassés des échafaudages et des commentaires de Dom Claude, bien que ces derniers soient à retenir.

§ 2. Les lettres. Lettres de la vénérable Mère Marie de l'Incarnation... divisées en deux parties, Paris,. 1681. Cette publication est aussi de Dom Claude. A lui appartient cette division singulière : d'un côté les lettres spirituelles ou mystiques; de l'autre les lettres curieuses ou « historiques », celles où la V. parle de la mission du Canada. Comme elle n'avait aucunement prévu cette division. Dom Claude est obligé, pour s'y tenir, de couper en deux telle de ces lettres, de mettre bout à bout les tronçons de telles autres, etc., etc. Abandonnant cette méthode déplorable, l'abbé Richaudeau a essayé de publier les lettres d'après leurs dates : Lettres de la R. M. M. de I. Nouvelle édition augmentée de huit lettres inédites, et annotée par l'abbé Richaudeau, Paris, Tournai, 1876; mais ce travail, extrêmement délicat (puisque nous n'avons plus les originaux), demandait une main plus savante. Ici encore, tout reste à faire. Cf. E. Griselle, La Vénérable M. M. de l’I. Supplément à sa correspondance, Papis, s. d.

§ 3. Méditations et retraites de la V. M. M. de l'I., avec une exposition succincte du Cantique des Cantiques, Paris, 1681 (je renvoie à l'édition de 1686). Ce petit livre, très précieux, a été aussi publié par Dom Claude. Enfin « un Catéchisme qu'elle avait fait pour instruire les pensionnaires et les novices, auquel il Dom Claude) donna le nom d'Ecole sainte » (Marlène, La Vie du V. P. D. Claude Martin, p. 128). Ce catéchisme a été réédité de nos jours. Le P. de Charlevoix le trouvait excellent.

Les originaux étant perdus pour la plupart, resterait à discuter l'authenticité de tous ces textes. A priori, nous pouvons être sûrs qu'ils ont été plus ou moins retouchés par leur premier éditeur, Dom Claude Martin. L'usage de ce temps-là le voulait ainsi. Mais cette impression est devenue une certitude, depuis que M. Griselle a mis la main sur une lettre autographe de la Vénérable, lettre donnée par Dom Martin à Nicole, et conservée dans les papiers de celui-ci, qui sont à la B. Mazarine. Voici un

court tableau qui permettra de constater les manipulations qu'a subies le texte original.

 

Autographe.

Texte donné par D. Claude.

J'auois souhaitté cette grace pour vous (d'une vocation bénédictine) lors de la reforme de St Julien et de Marmoutier ; mais come il faut que les vocations viennent du ciel, ie ne vous en dis mot, ne voulant pas mettre du mien en ce qui appartient à Dieu seul.

J'avais souhaité cette grâce pour vous lorsqu'on reforma les Monastères de Tours, mais parce qu'il faut que les vocations viennent de Dieu, je ne vous en dis rien, ne voulant pas mettre du mien en ce qui appartient à Dieu seul.

Vous remarquez surtout la manie de rester dans l'abstrait, et de supprimer les noms propres.

Au nom de Dieu, faitte estat de la parole de J. C. et pansez qu'il vous dit : Celuy qui met la main à la charüe et tourne le dos arrière net pas propre pour le

Royaume des Cieux.

Au nom de Dieu, faites état de la parole de Jésus-Christ, et pensez qu'il vous dit : Que celuy qui met la main à la charrue et qui tourne la vue en arrière n'est pas propre pour le royaume de Dieu.

Parlant de l'abandon qu'elle a cru devoir faire de son fils pour entrer chez les ursulines :

Encore falut il que la nécessité de faire ce coup me Fust signifiée par le Rd père dom Raymond et  par des vois que ie ne puis pas coucher sur ce papier, bien vous le diroije à l'oreille.           

Encore falut-il que la nécessité de le faire me fût signifiée par mon directeur et par des voies que je ne puis confier à ce papier et que je vous dirois volontiers à l'oreille.

               

                              

               

Il ajoute aussi nombre de transitions. Certes, cette façon de massacrer les textes nous exaspère, mais, somme toute, les modifications n'ont dû porter, pour la plupart, que sur des vétilles, laissant subsister, non seulement la pensée de la Vénérable, mais, d'ordinaire, la couleur et presque le mouvement de son style, lequel est d'ailleurs très supérieur à celui de Dom Claude. Qui ne voit en effet que « tourne le dos » est plus expressif que « tourne la vue », et que régulariser lourdement le primesaut de « bien vous le dirais-je à l'oreille» est impardonnable ?Mais ceci, encore un coup, ne désole que les lettrés. Notons néanmoins un scrupule assez étrange et très significatif. Dans cette même lettre dont l'autographe fut donné à Nicole, se trouvent ces mots importants : « Il ne se passe jour que je ne vous sacrifie à son amour SUR LE CŒUR DE SON BIEN-AIMÉ FILS ». Là-dessus, écoutons M. Griselle : « Le P. Martin... a respecté ici le texte de la lettre de sa mère, bien que d'ordinaire, dans les passages qui concernent la dévotion au Coeur de Jésus, il se montre assez timide, et essaie, comme ou l'a démontré, de donner le change. Voir à ce sujet l'Avertissement de l'édition des Lettres publié par l'abbé Richaudeau (I, p. IX). « Cette dévotion lui fut révélée cinquante ans avant de l'être à la bienheureuse Marguerite-Marie, quinze ou dix-huit ans avant que le P. Eudes, plus jeune qu'elle de deux ans, eût rien écrit sur ce sujet (Cf. la fameuse lettre du 16 septembre 1661, t. II, p. 195). » Quant à son fils et éditeur, continue Richaudeau, « comme si les mots Dévotion au Cœur de Jésus lui déplaisaient, il évite de les écrire (dans la Vie)... et il écrit à la place Dévotion au Verbe incarné. et cela avec une intention arrêtée, qui est évidente. Lorsque, quatre ans après, il publie les Lettres, il semble encore plus gène. Des réclamations qu'on lui avait faites, et dont il parle à la première page de son Avertissement, l'avaient intimidé. » « L'abbé Richaudeau, reprend M. Griselle, fournit de nombreux exemples, tirés surtout des sommaires peu fidèles. Du moins avons-nous ici un preuve que tout n'est pas atténué.  Notons qu'ici un gros trait transversal à la sanguine marque cette phrase. Aurait-elle déplu à Nicole ? » Griselle, op. cit., pp. 41, 42; cf. aussi, du mime érudit : Deux lettres autographes de la V. M. Marie de etc. (Etudes, 5 juin 1906). — Ce coup de crayon et de théâtre, comme eût dit d'Aurevilly, est bien amusant. En effet, il n'est pas téméraire de penser que Nicole fut un de ceux — s'il y en eut plusieurs — qui demandèrent à Dom Martin de maquiller une expression aussi compromettante. A la vérité, les religieuses de Port-Royal parlent, elles aussi, de dévotion au Sacré-Coeur, mais elles ne demandaient pas l'imprimatur de l'austère Nicole. qu'elles savaient, mieux encore que nous, réfractaire aux excès de « mysticité ». A cela, et pour dire toute la vérité, je dois ajouter que cet imprimatur de Nicole, De..., Claude l'a obtenu, presque certainement pour la Vie, et vraisemblable meut pour les Lettres de sa mère. Voici à ce sujet le témoignage de Dom Cl. Martin : « Cet ouvrage (la Vie) a été à couvert de la plus sévère critique : j'en ai entendu faire l'éloge à M. Nicole, dont le témoignage ne peut être suspect en matière d'oraisons et de voies extraordinaires ; et il en faisait tant d'estime qu'il en conseillait la lecture à la plupart des personnes dont il avait la direction. » (La vie du V. P. Dom Cl. Martin , p. 126.) A merveille! Mais le moyen de concilier cette approbation (verbale) avec les écrits anti-mystiques que nous avons abondamment discutés dans notre volume sur l'Ecole de Port-Royal? Je viens d'indiquer une première solution. Nicole, dans le tête-à-tête, se laisse aisément démonter, le courage n'ayant jamais été sa partie forte. Quand Mme Guyon le somme de lui dire ses propres hérésies, il bat en retraite, et la comble de bénédictions. Trop honnête homme d'ailleurs, et ayant trop l'instinct des choses saintes pour mettre en doute la haute vertu de Marie de l'Incarnation, trop conciliant et trop zélé pour ne pas recommander à des lecteurs éprouvés, le livre de son vénérable ami, Dom Claude. Avec cela, j'ai noté, dans l'évolution de l'anti-mysticisme de Nicole, une période d'apaisement, où cet excellent homme, entrevoyant la complexité et le sérieux du problème mystique, évite les affirmations outrancières, intolérables de ses derniers écrits. Le point culminant de cette période de calme et de justice (Traité de l'Oraison. 1876) coïncide justement avec la publication de la Vie de notre Vénérable (1677). Il faisait alors des concessions importantes qu'il rétractera implicitement en 1695, dans sa Réfutation des... quiétistes. Quoi qu'il en soit, il demeure certain que les arguments de ce dernier ouvrage, bien qu'ils ne visent que des auteurs ou quiétistes ou prétendus quiétistes, atteignent également et Jean de la Croix et Marie de l’Incarnation.

Pour revenir à l'authenticité des textes qui nous intéressent, je dois noter une correction des plus curieuses, que M. Griselle a remarquée avant nous. Parlant à son fils des « avantages » qu'il aurait pu trouver dans le monde, grâce à la protection de la duchesse d'Aiguillon, « Je crois, écrivait la Vénérable, que vous ne les regrettez pas, ni L'ABAISSEMENT DE NAISSANCE dont vous me parlez, qui n'est nullement considérable. Je ne sais qui vous en a donné connaissance, je n'eusse eu garde de vous en parler. » Au lieu des mots que j'ai soulignés, Dom Claude écrit : « LES DISGRACES DE VOTRE CONDITION ». Que couvre cet euphémisme, d'ailleurs relatif, et de quel « abaissement de naissance » peut-il être ici question ? M. Griselle propose une conjecture qui me parait peu vraisemblable. « Il y a peut-être ici, écrit-il, une allusion à ce détail révélé sans doute après coup et récemment à D. Martin, que la mère de Marie Guyard, Jeanne Michelet, issue de la famille noble des Babou de la Bourdaisière... devait être déchue de sa noblesse par son union avec un... maître boulanger. » Cf. sur ces points, la note suivante, p. 11, 12.) Mais comment imaginer que Dom Claude ait ignoré si longtemps cette haute parenté, et par suite, cette déchéance ? Ne savait-il pas que sa grand'mère était cousine des Babou, et sou grand-père boulanger ? Ne roturier, c'eût été seulement en 1641 qu'un fâcheux lui aurait « donné connaissance » de cette roture ? Peut-être lui aura-t-on appris à brûle-pourpoint et sans égards, non pas sa roture, mais telle incapacité (sociale, juridique) provenant d'elle. Mais laquelle ? Au reste, le texte ne semble pas encourager cette conjecture. Mieux serait peut-être de chercher la solution, non du côté Guyard ou Michelet, mais du côté Martin. Y aurait-il eu, de ce côté-là, quelque irrégularité de « naissance » ? Ou bien M. Martin, de qui nous savons que le commerce allait assez mal, serait-il mort failli — circonstance que l'on aurait naturellement cachée à Claude, et qu'un maladroit lui aurait enfin révélée ? Rien n'est petit pour l'historien, mais cette énigme minuscule parait ici d'autant moins négligeable qu'elle se rattache peut-être à tout un ensemble mystérieux dont nous aurons à parler plus tard (cf. pp. 6o, 79, etc.). Pour en finir avec ces minuties critiques, ajoutons que tous les biographes de Marie, à commencer par Charlevoix, et sans oublier certes ni Chabot, ni l'ursuline anonyme, tous ont pris avec le texte publié par D. Martin, les mêmes libertés que celui-ci avait prises avec l'autographe. Etrange cascade de leçons de style! Martin corrige sa mère, Charlevoix corrige Martin, Chabot Charlevoix, et ainsi de suite.

 

B. Les BIOGRAPHIES. — Dès 1677, moins de cinq ans après la mort de sa mère, Dom Claude publie La vie de la Vénérable Mère Marie de l'Incarnation... tirée de ses lettres et de ses écrits, Paris, Billaine. N'ayant pu me procurer cette édition, plus rare encore que les autres, je me sers dune réimpression qui doit être identique (chez Pierre de Bats, Paris, 1684). Viennent ensuite : La vie de la M. M. de l'I., par le P. de Charlevoix..., Paris, 1724. Le jésuite Charlevoix (1682-1761; n'est pas le premier venu, et mériterait une étude spéciale. On sait qu'il appartint pendant plus de vingt ans au Journal de Trévoux et que ses nombreux ouvrages (Histoire et description du Japon; Histoire de l'île de Saint-Domingue; Histoire du Paraguay; Histoire générale de la Nouvelle-France), restent, aujourd'hui encore, pleins d'agrément. Son style, moins dégagé que celui de Fontenelle, est un des bons modèles de la période de transition entre Bouhours et Voltaire. Bon sens, finesse, onction discrète, l'homme devait être excellent. Voici comme il juge l'oeuvre de Dom Claude :

« ...Mais cet auteur écrivait l'histoire de sa mère. Il est certain qu'il en a recueilli avec trop de soin, et avec une trop scrupuleuse exactitude, jusqu'aux moindres circonstances (!!). Rien ne lui échappe... Il ne distingue point ce qui est intéressant d'avec ce qui ne l'est pas. C'est que, par un effet de l'amour filial, tout était intéressant pour lui. Le coeur a donc été consulté seul dans son ouvrage; et je ne crois pas devoir appréhender que ceux qui l'ont vu trouvent à redire que j'aie travaillé sur la même matière. » Eh ! eh! est-ce bien sûr? Quoi qu'il en soit, le livre de Charlevoix n'est qu'un résumé, d'ailleurs admirablement écrit, de celui de Dom Martin. Il le cite même constamment, et si les guillemets avaient été inventés dès ce temps-là, on verrait aussitôt que ce qui, dans ce livre, appartient en propre à Charlevoix, se réduit à peu de chose. A remarquer la très curieuse préface, où il revendique très haut le droit qu'il a de parler au grand public de choses mystiques, bien que, « aujourd'hui... le seul nom de mysticité effarouche jusqu'à ceux mêmes qui se piquent le plus d'une piété solide ». « Je demanderais volontiers, continue-t-il, si la source de ces grâces purement gratuites, dont lei ouvrages des Pères... nous fournissent tant d'exemples, est absolument tarie ; depuis quand parler d'opérations mystiques, de voix intérieures, c'est parler dans l'Eglise un langage étranger, pour ne rien dire de plus. » La jeune Revue d'ascétique et de mystique ferait bien de réimprimer, cette préface, qui est tout ensemble une apologie des mystiques, et un excellent traité sur le discernement des esprits. Citons encore de lui quelques lignes qui me serviront à moi-même d'excuse, s'il en est besoin. « Cette grande religieuse, de la manière dont elle s'exprime sur les opérations divines, fait si bien sentir qu'il faut en avoir l'expérience pour en bien parler, que j'ai aisément compris la nécessité de mettre dans cet ouvrage le moins que je pourrais du mien, et de nie borner presque toujours aux liaisons et à l'arrangement. On ne doit point être surpris de la longueur et de la multitude des citations, qui feront le fond de ce livre, et je m'assure même que, si l'ou a sur cela quelque reproche à me faire, ce sera de ce que je n'ai point encore plus laissé parler une personne qui parle si bien. » Que tout cela est bien dit ! Histoire de la Mère Marie de l'Incarnation, par l'abbé Casgrain, Québec, 1865; Vie de la H. M. M. de l’I., par l'abbé P.-F. Richaudeau, Paris, 1874; Histoire de la V. M. de l'I. d'après Dom Claude Martin son fils..., ouvrage entièrement remanié..., complété... et précédé d'une introduction générale, par l'abbé Léon Chapot..., Paris, 1892. Livre utile, puisque celui de Dom Claude est devenu rare, mais plein de poncifs, et fort ennuyeux; La Vénérable Marie de l'Incarnation, ursuline... par une religieuse du même ordre, avec une introduction de Mgr Baunard, 2e édition, Paris, 191o. Dans les renvois pour faire court, nous l'appellerons l'anonyme. Bon livre, intelligent et vivant, bien que, lui aussi, un peu trop selon la formule. En dehors des ouvrages consacrés uniquement à Marie de l'Incarnation, en voici quelques autres où il est question d'elle. Sa doctrine mystique a été étudiée par le chanoine Sandreau, passim, et v. g. dans L'état mystique, Angers, 1921, pp. 167-171 ; et par M. J. Pacheu, Les mystiques interprétés par les mystiques (Revue de Philosophie, mai-juillet 1913, pp. 616-661). M. Souriau, dans ses Deux mystiques normands, étudie les relations de la Mère Marie avec M. de Bernières, et raconte fort bien les scènes, tour à tour pathétiques et amusantes, qui ont précédé le départ pour le Canada. Sur la colonisation et l'évangélisation de la Nouvelle-France, nous avons toute une littérature, dont la bibliographie se trouve aisément : j'indiquerai seulement l'ouvrage du R. P. de Rochemonteix, Les Jésuites et la Nouvelle-France. où se trouvent d'incomparables documents, d'ailleurs assez maladroitement mis en oeuvre, et non sans passion.

 

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j'avais eu la prétention d'entreprendre, il me parut que Marie de l'Incarnation devrait prendre place dans le chapitre — ou dans le volume — consacré à Jean de Bernières et à ses amis. C'est, en effet, le fameux contemplatif normand qui organise, avec Mme de la Peltrie, l'envoi au Canada de cette troupe de religieuses missionnaires, dont Marie de l'Incarnation allait prendre la tête; c'est lui qui va chercher la jeune supérieure à Tours, en février 1639, pour la conduire à Paris, où ils demeurent

 

 

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ensemble pendant de longues semaines, réglant de concert le détail de la fondation prochaine, et arrivant sans effort, dans leurs entretiens seul à seul, à une entente parfaite sur les points essentiels de la vie mystique. Nous ne possédons malheureusement pas les nombreuses lettres qu'ils échangèrent depuis, et qui nous permettraient de décrire plus exactement leur intimité. Mais ni l'un ni l'autre, semble-t-il, ne faisait dans cette correspondance figure de directeur ou de maître ; l'un et l'autre plutôt de

 

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disciple, comme il arrive entre saints, et, je suppose, entre savants ou lettrés de même taille. Quoi qu'il en soit, les raisons ne manquaient pas de réunir notre admirable ursuline au petit monde de M. de Bernières, dont elle eût fait, sans contredit, le plus bel ornement. En ce temps-là, néanmoins, bien qu'assez au courant de son histoire extérieure, je ne connaissais que très vaguement la doctrine propre de Marie de l'Incarnation. Tant il y a qu'ayant enfin abordé sérieusement l'étude de ses divers écrits, j'en fus

 

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bientôt à me demander si l'école du P. Lallemant n'aurait pas sur elle au moins autant de droits que celle de M. de Bernières. Il est vrai que Marie eut pour premier initiateur un Père feuillant; mais elle eut aussi presque dès ses débuts, et plus encore pendant les trente-deux ans qu'elle vécut au Canada, d'incessantes communications avec les Pères de la Compagnie, surtout avec le Père Jérôme Lallemant, le frère et l'émule de Louis. Je sais bien qu'au sens propre du mot, les contemplatifs n'ont pas

 

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d'autre maître que le Saint-Esprit et que, de ce chef, ils se ressemblent tous, mais je crois cependant que, dans la mesure où on peut les distinguer les uns des autres et leur attribuer une sorte d'originalité, les mystiques de la Con,-pagnie, Lallemant, Surin, Grou et les autres, reconnaîtraient aisément dans les écrits de Marie de l'Incarnation, les caractères particuliers de leur propre doctrine. Et nous revoici dans l'embarras. Ou la mettre? A quelle

 

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école ferons-nous ce présent royal ? A aucune, ai-je fini par conclure. Un personnage de cette importance déborde, plus que d'autres, nos classifications, d'ailleurs toujours plus ou moins factices ; nos cadres, trop étroits ou trop encombrés. Elle veut être étudiée séparément, et pour elle-même. Marie est vraiment notre Thérèse, comme on l'a dit avant Bossuet (1); une Thérèse de chez nous, sans rien d'espagnol, de flamand, ni de germanique;

 

 (1) Claude Martin écrit en 1677 : « Un grand personnage... disait que notre mère est une seconde sainte Thérèse, et qu'on la peut appeler la sainte Thérèse du nouveau monde. » Bossuet reprend le mot, dans ses États d'Oraison, et après avoir lu le livre de Dom Claude.

 

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tourangelle, française de tête et de coeur, jusqu'au bout des ongles, ajouterais-je, s'il était permis de parler ainsi. Ajoutez à cela une histoire prodigieusement intéressante, même avant le Canada; ajoutez de nombreux écrits, d'une richesse et d'une limpidité merveilleuse; deux gros volumes de lettres ; plusieurs relations autobiographiques dont Marie nous a préparé elle-même comme une édition critique, les recopiant et les expliquant, en vue de façonner par ce moyen à la vie mystique son propre fils, Dom Claude Martin. En effet, cette contemplative a un fils, que naturellement, nous ne séparerons pas de sa mère ; contemplatif lui aussi, et des plus curieux, qui exerça une influence considérable dans un milieu dont le nom seul nous enchante. Dom Claude, providentiellement choisi, semble-t-il, pour servir d'intermédiaire entre l'ursuline de Québec et la glorieuse Congrégation de Saint-Maur. En faut-il davantage pour justifier la résolution que nous avons prise d'édifier à Marie de l'Incarnation une chapelle isolée, indépendante, où rien ne puisse nous distraire d'elle et de son fils ?

Par une rencontre qui tient du prodige, il se trouve que nos deux personnages, la mère et le fils, nous ont été racontés comme personne peut-être ne le fut jamais : Marie, par Dont Claude lui-même, en un volume énorme et de plus de sept cents pages, mal bâti, je l'avoue, touffu et pesant; unique néanmoins et splendide; Dom Claude, par un des plus savants mauristes, Dom Edmond Martène (1). Imaginez Mgr Duchesne, né cinquante ans plus tôt, étroitement lié avec le saint Curé d'Ars, et publiant l'histoire de ce thaumaturge. Intelligence, souci et passion de l'exactitude, Acta sincera, qui ne voudrait lire cette vie? Nous tenons quelque chose de presque aussi rare, le Dom Claude Martin de Martène. Comme il convient, nous le citerons abondamment, et avec d'autant

 

 

(1) La Vie du Vénérable Père Dom Claude Martin. Tours, 1697.

 

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moins de scrupules que ce livre est devenu presque introuvable. Au reste, on ne trouvera pas, dans les chapitres qui vont suivre, l'histoire proprement dite de Marie de l'Incarnation. Il y faudrait deux volumes, et, de ma part, une vaste érudition, que l'objet présent de nos études me dispense d'acquérir. Je m'en tiendrai, comme d'ordinaire, à l'analyse morale des personnages, au développement de leur vie intérieure, et à leur doctrine spirituelle, sans m'interdire toutefois, quand la curiosité sera trop forte, quelques regards à la dérobée sur les environs profanes du jardin sacré.

Avant de commencer, je donne, en peu de mots, le résumé de cette vie.

« Marie Guyard, si célèbre sous le nom de Marie de l'Incarnation, qu'elle reçut en prenant l'habit de religion, naquit à Tours le 28 octobre de l'année 1599. Florent Guyard, son père, était marchand de soie, plus recommandable par sa probité et par sa droiture que par les avantages de la fortune. Sa mère, Jeanne Michelet, descendait par les femmes de la maison (Babou) de la Bourdaisière, mais ne se ressentait en rien de la grandeur de ses parents (1) ». Marie épousa en 1617, un fabricant de soieries,

 

(1) Charlevoix, op. cit., p. 2. (J'ai corrigé la date du naissance, 28 octobre, et non r8, comme on l'avait cru longtemps.) La vraie situation de Florent Guyard est mal connue : ailleurs on nous le donne comme maître boulanger. Les Guyard, toutefois, semblent n'avoir pas toujours été de petites gens. Le grand-père de Florent est envoyé par Louis XI en Italie, pour eu ramener François de Paule (1482), qui resta l'ami de la famille. Quant à Jeanne Michelet, malgré la pauvreté qui avait amené sa mère à se marier au-dessous de sa condition, elle cousinait encore, si j'ose dire, avec les illustres Babou, et si bien que la jeune Marie Guyard aurait eu chance d'être reçue à l'abbaye de Beaumont-les-Tours, dont une des cousines de sa mère, Aune Babou de la Bourdaisière, était abbesse. Le cousinage avec les Babou n'est pas sans intérêt. La fortune de cette illustre famille tourangelle avait commencé, je crois, sous François avec Philibert Babou, maire de Tours, qui fait construire, en 1525, dans sa bonne ville, le somptueux hôtel de la Bourdaisière. « Jean, fils de Philibert, « fort homme d'honneur », dit Brantôme, avait exercé les plus hautes charges à la cour des Valois ; deux de ses filles... s'étaient consacrées à Dieu dans l'abbaye bénédictine de Beaumont » (L'anonyme, op. cit., p. 3), et l'une d'elles, Madeleine, avait été abbesse de 1574 à 1577. A Madeleine avait succédé sa proche parente, Marie de Beauvillier, depuis abbesse de Montmartre, et dont nous avons déjà longuement parlé (cf. tome II, p. 443, seq). Marie de Beauvillier passe la crosse à sa cousine, Anne Babou, que Jeanne Michelet et sa fille, notre Marie, ont dû visiter à Beaumont, au moins quelquefois. Or, Anne Babou avait pour soeur Marie B. de la Bourdaisière, qui épousa Claude de Beauvillier, comte de Saint-Aignan, et dont le fils sera l'intime ami de Fénelon. Ce n'est pas tout : Anne Babou meurt en 1647 (j'imagine qu'elle n'avait pu ignorer le départ « sensationnel » de sa petite cousine, Marie de l'Incarnation, pour le Canada); elle est remplacée par Mme de Vauvineux-Vaucelas, et celle-ci à son tour, en 1669, par Anne-Berthe de Béthune, laquelle se rattache, d'une part au petit monde de Jean de Bernières par sou intimité avec la Mère Mechtilde du Saint-Sacrement, et d'autre part au petit monde des amis de Fénelon, puisqu'en effet son père, Hippolyte de Béthune (16o3-1665), avait épousé Anne-Marie de Beauvillier, la propre soeur du marquis de Beauvillier, duc de Saint-Aignan, gouverneur des enfants de France. L'imagination se perd un peu, mais avec délices, parmi tant de beaux noms, saints ou glorieux. Sur les Babou, cf. l'ouvrage du chanoine Boissonnot, La Lydwine de Touraine, Anne-Berthe de Béthune. Paris, 1912, pp. 7-14.

 

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Claude-Joseph Martin, lequel mourut en 162o, lui laissant un fils, notre Claude (1619-1696). Dix ans après, Mine Martin entre chez les ursulines de Tours ; elle part en 1639 pour le Canada, où elle achève, le 3o avril 1672, sa glorieuse carrière. Ayant rappelé ces quelques dates essentielles, commençons notre récit.

II. — La première, la plus ancienne des grâces qu'ait reçues Marie Guyard, fut « une foi très vive qui établissait en son esprit une ferme créance des divins mystères ».

 

La bonne éducation, écrit-elle, que j'avais eue de mes parents, qui étaient bons chrétiens et fort pieux, avait fait un bon fonds dans mon âme pour toutes les choses du christianisme, et pour les bonnes moeurs; et, lorsque j'y fais réflexion, je bénis Dieu des grâces qu'il lui a plu de me faire en ce point, d'autant que c'est une grande disposition pour la vertu, et pour être vraiment disposée à la vocation d'une haute piété, que de tomber en des mains qui fassent prendre un bon pli dès les plus tendres années (1).

 

Par ce « bon fonds » il faut entendre, non pas précisément ni d'abord le catéchisme lui-même, mais cette sorte de théologie implicite ou appliquée — lambeaux des psaumes ; paroles de Notre-Seigneur dans l'Évangile ;

 

(1) La vie, pp. 12, 13. Par cette indication abrégée, La vie, j'indique toujours l'ouvrage de Dom Martin.

 

 

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maximes pieuses — qui entretiennent la vie intérieure du chrétien, comme le trésor des proverbes façonne les villageois à la sagesse. C'est par là surtout que s'obtient la formation religieuse des enfants, par là aussi, comme le remarque notre sainte, que l'on peut se disposer de très bonne heure à la plus haute contemplation. « Jésus nous a rachetés de son sang; Dieu est en nous ; il nous parle ; il nous demande notre coeur », les maximes de ce genre traduisent, nourrissent, règlent également la vie commune des chrétiens et l'expérience des mystiques, cette dernière n'étant après tout que l'achèvement de l'autre. Qui sait même si la prière de nombre d'enfants n'est pas déjà toute mystique, au sens propre de ce mot (1)?

 

Dès mon enfance, continue-t-elle, ayant appris que Dieu parlait par la bouche des prédicateurs, cela me semblait admirable, et j'avais une grande inclination à les aller entendre, étant si jeune que j'y comprenais fort peu de chose, excepté l'histoire, que je racontais à mon retour.

 

« L'histoire », mais c'est déjà tout! Demandez à Fénelon (2).

 

Étant devenue plus grande, la foi que j'avais dans le coeur, jointe à ce que j'entendais de cette divine parole, opérait de plus en plus dans mon âme le désir de l'écouter. J'avais les prédicateurs en si grande vénération que, quand j'en voyais quelqu'un par les rues, je me sentais portée d'inclination à courir après lui, et à baiser les vestiges de ses pieds . Une petite prudence me retenait; mais je le conduisais de l'oeil

 

(1) S'il faut en croire un des maîtres de la psychologie religieuse, le Dr Pratt, la théologie serait la première « science » de beaucoup d'enfants. Dès l'âge de trois ans, la curiosité de l'au-delà les occuperait, et ils arriveraient à se former le concept d'une puissance supérieure, de laquelle leurs parents relèveraient aussi bien qu'eux-mêmes. Pour moi, je croirais volontiers que chez plusieurs, cette « science » est aussi « religion », et pourquoi pas, expérience mystique. Cf. James Bissett Pratt, The religions consciousness, New-York, 1921, p. 98. C'est là un ouvrage excellent.

(2) On se rappelle l'admirable chapitre VI de L'éducation des filles : « Dieu... a mis la religion dans des faits populaires qui, bien loin de surcharger les simples, leur aident à concevoir et à retenir les mystères, etc., etc.

 

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jusqu'à ce que je l'eusse entièrement perdu de vue. Je ne trouvais rien de plus grand que la parole de Dieu... Lorsque je l'entendais, il me semblait que mon coeur était comme un vase, dans lequel cette divine parole découlait comme une liqueur.

 

Image qui lui est vraisemblablement venue, ou de sa mère ou de quelque prédicateur, mais qu'elle a vivement réalisée.

 

Ce n'était point une imagination, mais un effet réel de l'Esprit de Dieu, qui était en cette divine parole, et qui, par une effusion de ses grâces, opérait de la sorte dans mon âme, laquelle, ayant reçu cette plénitude abondante, ne la pouvait contenir qu'en l'évaporant en l'oraison et en traitant avec Dieu. Et même il me fallait parler par paroles extérieures, parce que mon esprit ne pouvait contenir cette abondance; ce que je faisais à Dieu avec une grande ferveur, et aux personnes de notre maison avec un grand zèle, en leur disant ce que le prédicateur avait prêché (1).

 

Vers l'âge de sept ans, elle eut un joli songe : le ciel ouvert; Notre-Seigneur, « par l'air », s'en venant droit à elle, l'embrassant et lui disant : « Voulez-vous être à moi ?» Jusqu'ici, rien de rare, mais ce qu'elle ajoute n'est pas

commun :

 

Les paroles de Notre-Seigneur me demeurèrent tellement imprimées dans l'esprit qu'elles n'en sont jamais sorties, et, quoique je visse son Humanité sacrée, je n'en pus rien retenir de particulier, tant ses paroles me charmaient, et attiraient l'application de mon esprit.

 

Ainsi, peu d'heures après le songe, cette petite fille, si peu « visionnaire », n'arrive plus à se représenter les traits de Notre-Seigneur, et, chose plus significative encore, elle ne souffre pas de ne plus le voir. Les paroles lui suffisent. Cet incident, dont elle saisira plus tard la véritable portée, nous révèle chez elle une vocation déjà très marquée. L'oeil est un sens moins spirituel, moins

 

(1) La vie, pp. 17, 18.

 

mystique, si l'on peut dire, que l'oreille, et les « paroles intérieures tiennent bien plus de place que les « visions » dans l'expérience normale du contemplatif. Je sais bien qu'entendre n'est pas « contempler », mais voir l'est encore beaucoup moins, ne l'est pas du tout.

 

L'effet que produisit cette visite fut une pente au bien, et, quoique, par mes enfances, je ne réfléchisse... point que cet attrait au bien vient d'un principe intérieur, néanmoins, dans quelques occasions, je me sentais attirée à traiter de mes petits besoins avec Notre-Seigneur, ce que je faisais avec une grande simplicité, ne me pouvant imaginer qu'il eût voulu refuser ce qu'on lui demandait humblement. C'est pourquoi, étant à l'église, je regardais ceux qui priaient, et observais leurs postures, et, lorsque j'en reconnaissais selon cette idée, je disais en moi-même : Assurément, Dieu exaucera cette personne, car, en sa posture et son maintien, elle prie avec humilité (1).

 

Elle regardait aussi, et avec une ferveur plus avide, prier sa pieuse mère. Longtemps après, elle écrivait de Québec à une de ses soeurs :

 

Je me souviens que notre défunte mère, lorsqu'elle était seule dans son trafic (attendant les acheteurs), prenait avantage de ce loisir pour faire des oraisons jaculatoires très affectives, je l'entendais dans ces moments parler à Notre-Seigneur de ses enfants et de toutes ses petites nécessités. Vous n'y avez peut-être pas pris garde comme moi, mais vous ne croiriez pas combien cela a fait d'impression dans mon esprit (2).

 

(1) La vie, pp. 2, 3. Je signale ce dernier trait aux psychologues. « The child, écrit M. Pratt, is intenselty INTERESTED in people and is a close observer of what they do, and by an unescapable law of the human mind, he imitates their actions, and thus indirectly comes to share in their mental attitude and feelings » (op. cit., pp. 94, 95). A merveille ; mais ne mettons pas la charrue avant les boeufs. Cet « intérêt » même, qui les conduit à observer, puis à imiter, ne prouve-t-il pas chez eux une première ébauche des attitudes intérieures qu'ils revêtiront ensuite, à force de les imiter? Il va de soi que la petite Marie Guyard aura copié les personnes dont la piété lui aura semblé particulièrement humble, et que par là elle sera devenue elle-même plus humble. Mais elle l'était déjà, et c'est parce qu'elle l'était, c'est aussi parce qu'elle sentait déjà confusément le prix de cette humilité, qu'elle aura observé et imité les dites personnes.

(2) Lettres, I, pp. 235, 236.

 

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Des « oraisons jaculatoires » à la prière de quiétude, la transition est facile, comme nous l'enseignent nombre de spirituels éminents, et c'est ainsi que, dans une boutique de soieries, l'exemple de cette humble chrétienne — mystique elle-même peut-être sans que personne y ait pris garde — aura hâté l'épanouissement d'une des plus sublimes contemplatives que l'Église universelle ait jamais connues.

Jeune fille, jeune femme et jeune veuve, la grâce puissante qui déjà la travaille semble s'attacher d'abord et surtout à purifier la conscience de Marie Guyard. Elle n'a certes rien de grave à se reprocher. D'un autre côté, son précoce et extraordinaire bon sens l'empêche de voir de vraies fautes où il n'y en a point. A cette âme parfaitement judicieuse et saine le scrupule est impossible, mais il faut qu'elle apprenne à « faire cas » de l'ombre même d'une imperfection. Ainsi déjà se dessine chez elle le caractère essentiel de sa future doctrine, je veux dire celte passion qu'elle aura toujours de rapprocher, de confondre l'ordre mystique et l'ordre moral. Petite fille, elle s'était amusée, comme tant d'autres, à la sainteté, mêlant « la dévotion avec le divertissement » et, « sans y faire réflexion, faisant compatir le tout ensemble » 1.

 

Ayant atteint l'âge de seize ans ou environ, les remords de conscience commencèrent à me presser, lorsque j'allais à confesse, et je sentais bien que la divine Majesté voulait de moi que je me confessasse exactement de ces enfances et puérilités, et qu'enfin, en cette matière, je fisse cas de tout. Mais je n'osais, j'avais honte, et je disais en moi-même que je n'avais jamais cru offenser Dieu en ces matières, ayant ouï dire... qu'il n'y avait de péché que ce que l'on croyait être tel en le commettant. Ainsi, je contrariais à l'esprit de Dieu, qui m'occupait entièrement par une force et efficacité secrète, pour me gagner intérieurement à lui. Tout le bien que je voyais faire, je

 

(1) « Innocentes récréations, écrit le P. de Charlevoix, que les pères et les mères, qui ont de la religion, regardent dans leurs enfants comme d'heureux préjugés, et une disposition naturelle à la piété. » Op. cit., p. 3.

 

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ne faisais.... rien ne me retenait que la confession. Car, encore que je crusse m'y comporter comme il le fallait, je ne m'y comportais pas néanmoins selon la lumière du Saint-Esprit... c'était la seule chose sur laquelle je raisonnais... et, plus d'un an entier, ma conclusion était qu'il n'était pas nécessaire de confesser des jeux d'enfant. Et ainsi, je retardais ses plus grandes miséricordes, jusqu'à ce qu'il lui plût de m'emporter tout d'un coup, ainsi que je dirai (1).

 

Si elle eût cru, dit-elle encore, que ces récréations « eussent été des péchés », elle s'en fût bientôt confessée. Aussi, après avoir fait sa pénitence, se présentait-elle à la communion, « sans avoir aucune difficulté de conscience ni aucun reproche intérieur». Les « touches » néanmoins, que Dieu lui « donnait » lui faisaient sentir « qu'il n'y a rien de petit à ses yeux (2) ». Que voilà une conscience bien formée, à la fois très délicate et très sûre ! Avec cela, peut-être une ombre imperceptible d'orgueil. Et pourquoi pas? Si elle résiste si longtemps à une inspiration si pressante, n'est-ce pas qu'elle redoute de paraître bornée, un peu ridicule, en confessant, en magnifiant de tels riens? Elle est unique; nous ne rencontrerons plus personne qui l'égale. Il nous faut la connaître à fond, et, pour cela, l'examiner sans merci.

Ce long conflit, ou, pour mieux dire, cette première préparation à la vie mystique, se termine par une scène, assez extraordinaire, qui a beaucoup frappé les biographes de Marie Guyard, et qu'elle-même « a toujours estimée...

 

(1) La vie, p. 3.

(2) La vie, p. 13. Elle ajoute un menu fait très intéressant : « Étant un jour au pied de l'autel de Notre-Dame, je vis si clairement par une lumière intérieure l'importance qu'il y a à se bien confesser, et j'eus une persuasion si forte qu'il me le fallait faire, que je n'en pouvais douter. De là, j'allai au confessionnal, où, trouvant un bon prêtre, qui confessait par coutume et sans beaucoup d'exactitude, mon coeur se ferma, et il ne me fut plus possible de me confesser selon les vues et... les touches que je venais d'avoir. » La vie, p. 13. Souvent, quand je passe près d'un confessionnal, évoquant les âmes délicates qui peut-être n'ont rencontré derrière la grille que des prêtres, bons sans doute, mais épais, vulgaires, je songe, malgré moi, aux ictus et à la tunsio plurima dont il est parlé dans l'hymne de la Dédicace. Hélas! qui de nous peut se vanter de n'avoir jamais « fermé » une seule âme ?

 

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pour une des plus signalées faveurs qu'elle ait jamais reçues du ciel ». C'était au mois de mars 162o ; elle avait alors vingt et un ans, et elle était veuve depuis six mois (1).

 

Un matin que j'allais vaquer à mes affaires, que je recommandais instamment à Dieu (son mari lui avait laissé une situation commerciale très embrouillée)..., en cheminant je fus subitement arrêtée intérieurement et extérieurement, et, par cet arrêt si subit, toutes les pensées de mes affaires me furent ôtées de la mémoire. Alors les yeux de mon esprit furent ouverts en un moment, et toutes les fautes, péchés et imperfections, que j'avais commis depuis que j'étais au monde, me furent représentés en gros et en détail, avec une distinction et clarté plus certaine que toute certitude que l'industrie humaine pourrait exprimer. Au même moment, je me vis toute plongée dans du sang, et mon esprit fut convaincu que ce sang était celui du Fils de Dieu, de l'effusion duquel j'étais coupable par les péchés qui m'étaient représentés... Si la bonté de Dieu ne m'eût soutenue..., je crois que je fusse morte de frayeur, tant la vue du péché, pour petit qu'il puisse être, me paraissait horrible... De voir que personnellement l'on est coupable, et que, quand l'on eût été seule qui eût péché, le Fils de Dieu aurait fait ce qu'il a fait pour tous, c'est ce qui consomme et anéantit l'âme. Ces vues et ces opérations sont si pénétrantes qu'en un moment elles disent tout, et portent leur efficacité et leurs effets... Mon coeur se sentit ravi en soi-même, et tout changé en l'amour de celui qui lui avait fait cette insigne miséricorde, lequel lui fit souffrir dans l'expérience de ce même amour... un regret de l'avoir offensé le plus grand qu'on se puisse imaginer; non, il ne se peut imaginer. Ce trait de l'amour fut si pénétrant et si inexorable pour ne rien relâcher de la douleur, que je me fusse jetée dans les flammes pour le satisfaire. Et, ce qui est le plus incompréhensible, sa rigueur me semblait douce, il portait des charmes et des draines, qui liaient et attachaient l'âme, afin de la conduire où il voulait, et elle, de sa part, s'estimait heureuse de se laisser ainsi captiver.

 

(1) La vie, p. 29. Parlant de ce « transport extatique » (mot beaucoup plus juste que celui de vision )) employé par Dom Claude Martin) , le P. de Charlevoix l'estime « un des plus singuliers qui se soient peut-être jamais vus ». (Op. cit., p. 29). Je n'irai pas jusque-là. Les innombrables grâces qui vont suivre sont incontestablement plus rares. Celle-ci est le premier anneau de la série, et c'est pour cela, me semble-t-il, que Marie en a gardé un tel souvenir.

 

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Habitués que nous sommes ici à des expériences de ce genre, l'analyse qu'elle donne de ce « transport extatique », me parait, je l'avoue, au moins aussi intéressante que le transport lui-même.

 

Or, en tous ces excès, je me voyais toujours plongée dans ce précieux sang, de l'effusion duquel j'étais coupable.

 

Une vision ? Moins peut-être que vous ne pensez. Revenant plus tard sur ce récit, « cela se fit, écrit-elle en un autre endroit, par une subite abstraction d'esprit, et le tout se passa dans l'intérieur, mais d'une vue (intérieure) et d'une expérience si vive et si pénétrante, que réellement je me voyais en tout moi-même plongée dans du

sang. Je sais bien que je fus arrêtée, et que je demeurai debout, mais... je ne me souviens point que j'eusse aucune vue des yeux (1) »,

 

et c'était ce qui causait mon extrême douleur, avec le même trait d'amour, qui avait ravi mon âme, et qui me pressait d'aller à confesse. Revenant à moi, je me trouvai debout, arrêtée vis-à-vis de la petite chapelle des R.R.P.P. Feuillants... et ce me fut un bonheur de trouver mon remède si proche. J'y entrai, et rencontrai un Père, seul, debout au milieu de la chapelle, lequel semblait n'y être que pour m'attendre. Je l'abordai et lui dis, pressée par l'esprit qui me conduisait : « Mon Père, je voudrais bien me confesser, car j'ai commis tels péchés et telles fautes ».., (et je lui dis, sans plus attendre) tous les péchés qui m'avaient été montrés, avec une effusion de larmes... Il survint une dame, qui... put facilement entendre tout ce que je disais..., car je parlais assez haut... Après que j'eus tout dit, je m'aperçus que ce bon Père avait été extrêmement surpris de la façon avec laquelle je m'étais énoncée, et qu'il connut bien n'être pas naturelle. Il me dit avec une grande douceur : « Allez-vous-en, et demain venez me trouver dans mon confessionnal. » Je ne fis pas seulement réflexion qu'il ne me donnait point l'absolution. Je me retirai

 

(1) La vie, p. 29. Ni images, ni concepts distincts dans l'exil mystique elle-même; mais à qui veut expliquer celle-ci, concepts et images s'imposent.

 

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donc, et le vins trouver le lendemain de grand matin... Il se nommait Dom François de Saint-Bernard... Je ne lui dis pas néanmoins ce qui m'était arrivé..., mais seulement mes péchés. ne croyant pas, qu'il fallût parler d'autre chose à son confesseur, et, plus d'un an entier que je nie confessai à lui, je me comportai de la sorte... Pour revenir à ce qui m'était arrivé, je m'en retournai à notre logis, changée en une autre créature... je voyais mon ignorance à découvert, qui m'avait fait croire que j'étais bien parfaite et que j'étais bien auprès de Dieu..., et je confessais que mes justices n'étaient qu'iniquités (1).

 

Ce n'était là qu'une première invitation, qu'un prélude, et, comme elle dit elle-même, qu'une « grande porte » ouverte (2). Son initiation ne s'achèvera que huit ans plus tard, avec les ravissements, bien plus mémorables, de 1626 et de 1628. Pendant ces années d'ultime préparation, elle oscille curieusement entre la voie commune et la voie sublime, n'ayant pas encore appris à les distinguer l'une de l'autre. Après avoir réglé, avec une dextérité surprenante, la succession difficile de son mari, je ne me souciai plus, écrit-elle,

 

des gains temporels, quoique ceux à qui j'appartenais (son père, ses beaux-frères, tous dans les affaires) me provoquassent d'y penser, puisque Dieu m'avait donné du talent pour le négoce, et qu'il se trouvait bien des personnes qui s'offraient de me faire des avances pour cela... Je pris un habit ridicule, pour faire connaître... que je ne pensais plus à aucun établissement dans le monde (3). Je n'avais que vingt ans (environ), et mon fils n'avait pas encore un an (4). Mon père me rappela en

 

(1) La vie, pp. 26-28. Voici une jolie note de Dom Martin : « Le lieu où elle fut si miraculeusement arrêtée était un chemin qui était alors sur le haut fossé de l'ancienne ville (Tours)... J'ai vu l'endroit où cette merveille arriva: mais, comme les lieux ont changé depuis par les édifices qui y ont été bâtis, Dieu a permis, pour une mémoire illustre et perpétuelle d'une chose si remarquable, qu'il y ait aujourd'hui (16;6) une très belle fontaine, qui sert d'ornement au jardin du palais épiscopal. » La vie..., 30.

(2) La vie, p. 29.

(3) On la pressait fort de se remarier et elle semble, elle-même, y avoir pensé quelque temps. Sur cette hésitation, qu'elle regardera plus tard comme le plus grand péché de sa vie, cf. La vie, p. 25, 411.

(4) Son fils était « encore au berceau, hors de la maison, mais à peine eut-il atteint l'âge de deux ans qu'elle le fit venir auprès d'elle. » La vie, p. 35.

 

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son logis, où ma solitude fut favorisée. Je me logeai au haut de la maison, où, faisant quelques ouvrages paisibles, et mon esprit portant toujours son occupation intérieure, mon coeur parlait sans cesse à Dieu. Et, moi-même, je m'étonnais de ce que mon coeur parlât ainsi sans que je le fisse parler par mon action propre; mais, poussé par une puissance qui m'était supérieure, et qui l'excitait continuellement, il disait ce que cette puissance lui faisait dire... Comme la chose m'était nouvelle, je l'admirais... Que mon coeur lui parlât si familièrement et si éloquemment, ce m'était une chose incompréhensible, et néanmoins, bien loin de m'y opposer, je m'y laissais aller, et suivais cette pente, qui produisait de plus en plus en moi une haine de moi-même, un oubli de mes intérêts et de ceux de mon fils (nous reviendrons à cette question cruciale), et une aversion du monde (1).

 

Bien lui en prenait de se laisser faire par Dieu ; elle eut peu après l'occasion de s'en rendre compte, et à ses dépens :

 

En ce temps (vers 1621), j'eus la lecture de quelques livres, qui enseignaient méthodiquement à faire l'oraison mentale, avec préparation, préludes, divisions, points, matières, colloques. Je comprenais bien tout cela, et prenais résolution de le bien mettre en pratique, parce que ces mêmes livres disaient qu'en faisant autrement l'on se mettait en danger d'être trompé du diable. Je me mis donc en devoir de faire ce que j'avais lu, et me tenais plusieurs heures à méditer et à rouler dans mon esprit les mystères de l'humanité sainte de Notre-Seigneur, lequel, dans son attrait ordinaire, je voyais tout d'un regard et tout d'un coup par manière d'envisagement intérieur. Je résistais à cet attrait par l'action de mon imagination et de mon entendement, qui roulaient sur les circonstances des Mystères, en pesant les raisons, et ce qu'il en fallait tirer pour la pratique de la vertu. Dans le désir que j'avais de bien faire, je nie faisais tant de violence qu'il m'en prit un mal de tête qui m'incommodait notablement...; et cependant, le désir que j'avais de suivre ce livre de point en point me faisait tous

 

(1) La vie, p. 31.

 

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les jours recommencer mes violences, et renforçait aussi mon mal (1).

 

Son directeur, Dom François, l'aurait tirée de peine en deux mots, mais, bien qu'assez expérimenté, c'était un homme timoré, silencieux, expectant, et qui, «dans la direction, comme le dit joliment sa pénitente, répondait précisément à ce qu'on lui demandait », sans deviner les besoins dont on ne lui parlait pas. Fort heureusement, il fut enfin remplacé, comme supérieur des feuillants à Tours, par Dom Raymond de Saint-Bernard, «qui était un homme fort spirituel ». Dom François lui passa la direction de la jeune veuve.

 

Il m'interrogea d'abord sur ma façon de vivre, et généralement il me voulut connaître à fond, ensuite de quoi il me régla en tout, et, pour l'oraison, il me défendit de plus n'éditer, mais de m'abandonner entièrement à la conduite de l'esprit de Dieu, qui, jusqu'alors, avait dirigé mon âme (2).

 

A cette époque (1621, 1622), Marie Guyard ne vivait plus chez son père dans la retraite que nous avons dite.

 

Après un an de solitude, Dieu m'en retira pour me mettre avec une mienne sœur, qui, par sa condition était toute dans le tracas des affaires temporelles; et son mari et elle me

 

(1) Puisqu'il s'agit manifestement ici de la méthode de saint Ignace, on aura plaisir à voir comment le P. de Charlevoix, jésuite, a résumé ce passage : « Lui étant alors tombé entre les mains quelques livres qui enseignaient la méthode de l'oraison mentale, où, apparemment, selon la coutume de ceux qui traitent cette matière, on représentait avec force et avec quelque sorte d'exagération le danger auquel s'exposent les âmes qui tiennent une autre route, elle se persuada qu'...il fallait suivre avec une très grande exactitude tout ce qui y était prescrit. » Charlevoix, op. cit., pp. 36, 37. Quant au texte lui-même, je ne suis pas sûr que Dom Claude Martin ne l'ait pas quelque peu remanié, pour le rendre plus précis. je veux dire, pour qu'il ne pùt y avoir aucun doute sur le caractère ignatien des ouvrages en question, L'abbé Chapot dispose de cet incident avec une prudence toute ecclésiastique : « Il y eut cependant un petit (?) moment d'arrêt... Un excellent livre de spiritualité tomba... entre ses mains. Le vieux auteur y (enseignait)...la grande et admirable méthode formulée par saint Ignace .» Et en note : « A Dieu ne plaise que nous paraissions jeter ici indirectement un blâme sur une méthode, etc., etc ! ». Chapot, op. cit., p. 81.

(2) La vie, p. 39.

 

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désiraient pour les aider à porter ce fardeau. Je m'y accordai, pourvu qu'on me laissât libre  dans mes dévotions (1).

 

Ce beau-frère, nous dit Claude Martin, son neveu, « était commissionnaire pour le transport des marchandises dans tous les côtés (?) du royaume. Il était encore officier de l'artillerie, et, à la faveur de ces deux offices, il entreprenait encore quantité d'autres affaires, qui l'obligeaient d'avoir la plus grande famille de toute la province : car, pour s'acquitter plus commodément de ses emplois, et afin de ne dépendre de personne, il avait chez soi tout ce qui était nécessaire en hommes, chevaux, harnois, coches, carrosses et autres semblables meubles de campagne. » Quelque érudit local devrait bien nous renseigner sur ce grand manieur d'affaires qui eût intéressé Balzac, son compatriote, c'est le romancier que je veux dire. Le petit Claude a vécu dans ce milieu trépidant, et il en reste un peu étourdi. « Sa charitable soeur se chargea généralement de tout... (portant) tous ces fardeaux sans se distraire ni perdre la présence de Dieu... » Elle fait une assez belle description de sa conduite en cette sorte.

 

Je me suis trouvée parmi le bruit des marchands, et cependant mon esprit était abîmé dans cette divine majesté... Je passais presque les jours entiers dans une écurie qui servait de magasin, et quelquefois il était minuit que j'étais sur le port à faire charger ou décharger des marchandises. Ma compagnie ordinaire était des crocheteurs, des charretiers et même cinquante ou soixante chevaux dont il fallait que j'eusse le soin. J'avais encore sur les bras toutes les affaires de mon frère et de ma soeur, lorsqu'ils étaient à la campagne, ce qui arrivait fort souvent (2).

 

 

(1) La vie, p. 37.

(2) La vie, pp. 54, 55. Dans la dernière phrase, je lirais volontiers : «lorsqu'ils étaient en campagne », car on n'imagine pas ce nabab villégiaturant sans cesse. II y a du reste bien des obscurités dans ce chapitre, peut-être un peu romancé, à distance, par la Vénérable. Elle distingue nettement deux périodes, pendant son séjour chez son beau-frère. Pendant trois ou quatre ans, on l'aurait laissée à la cuisine, traitée par tous et par les valets eux-mêmes, comme la dernière des servantes. « Ce n'était pas pour cela qu'on l'avait appelée, dit Charlevoix; mais Dieu... permit qu'on ne pensât plus qu'elle pouvait être bonne à d'autres choses ». (Charlevoix, op. cit., p. 45.) « Situation assez étrange », dit-il encore. Puis ce fut la surintendance dent nous parlons dans le texte. Ce changement aurait été dû à l'intervention de Dom Raymond.

 

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Avant de s'engager dans ce qui va suivre, que le lecteur veuille bien imaginer de lui-même ce fond de tableau; qu'il fasse, pour parler comme saint Ignace, une « composition de lieu ». Comptoir et grand livre, crocheteurs et chevaux, écurie et magasins, dans ce décor épais, bruyant et fiévreux, la vie de Marie Guyard ne sera qu'une longue extase.

 

III. — Sa disposition constante sera toujours, mais fut plus spécialement, plus activement, pendant cette période, ce qu'elle appelle d'un mot très heureux « la tendance ».

 

La tendance est le premier état de l'âme blessée du saint amour, et qui, ayant encore le dard sacré dans sa plaie, souffre pour s'unir à son vainqueur, parce qu'elle ne le peut encore atteindre, eu égard à sa grande dissemblance, et n'étant pas encore dans la pureté requise à l'union qu'elle prétend et où elle aspire. Il lui faut passer par divers feux et par diverses morts, avant que d'y posséder son bien-aimé. C'est pourquoi elle soupire jour et nuit, et, par des élans continuels, elle ouvre ses bras, ou, pour mieux dire, elle étend ses ailes, qui sont dans un continuel mouvement (1).

 

Elle ne se sentait pas encore capable « des choses très grandes et immenses » qu'elle entrevoyait confusément (2). Cette inquiétude, qui stimule sans accabler, ces pressentiments, cette attente sont d'ailleurs, me semble-t-il, un des indices les plus sûrs pour qui veut distinguer les vrais contemplatifs d'avec les faux ou les médiocres, si vite persuadés qu'ils ont atteint le septième ciel.

 

J'avais quelquefois un sentiment intérieur que Notre-Seigneur Jésus-Christ était proche de moi et à mon côté... Dans cet état,

 

(1) La vie, p. 87. Quand Charlevoix transcrit ce mot « tendance », il l'écrit en italiques ; soit qu'il veuille souligner l'importance d'une disposition de ce genre, soit plutôt peut-être, par scrupule de grammairien.

(2) La vie, p. 41.

 

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tout ce qui se faisait dans l'âme était (déjà) plus spirituel et abstrait que matériel et sensible ; et néanmoins Dieu lui faisait entendre qu'il la voulait tirer du soutien de ce qui était corporel, pour la mettre dans un état plus détaché, et dans une pureté qui lui était inconnue, et par où elle n'avait pas encore passé, savoir (détaché) du soutien et du secours qu'elle recevait en quelque manière par le moyen des sens qui étaient remplis de l'exubérance qui jaillissait de l'humanité sainte de Notre-Seigneur (1).

Car, en effet, la jouissance de sa compagnie lui donnait une expérience de sa douceur, qui lui faisait dire : « Votre nom est comme un onguent répandu, et c'est pour cela que les jeunes filles vous ont aimé... e Or, ces jeunes filles étaient les puissances inférieures de l'âme, et tout ce qui était de la partie sensitive, qui, dans ces douces approches, avaient été dans des jubilations plus douces que toute douceur, et qui lui avaient fait verser des larmes sans mesure... J'ai dit que l'âme, se sentant appelée à un état plus épuré, ne savait où on la voulait mener; elle se sentait seulement attirée à des choses sublimes, mais qu'elle ne connaissait pas encore, et qu'elle ne pouvait concevoir... 0 mon Dieu, qu'il y a d'impuretés à nettoyer pour arriver à ce terme... ! Cela n'est pas concevable, non plus que l'importance de la pureté du coeur..., car l'esprit de Dieu est comme un censeur inexorable, et, après tout, l'état dont je parle n'est que le premier pas, et l'âme, qui y est arrivée, en peut déchoir en un moment (2).

 

Je ne crains pas de citer encore, tant ces dispositions me paraissent intéressantes.

 

Quoique (mon âme) s'estimât ce qu'elle était, basse et vile créature sous une si haute majesté, son inclination néanmoins était de la posséder par un titre, qui lui était encore inconnu et qu'elle pressentait. Mais on lui découvrait qu'il fallait des dispositions qui lui manquaient, et qu'elle n'avait pas encore les ornements convenables pour une possession si haute. C'est pourquoi elle eût voulu passer par les flammes, pour parvenir où elle prétendait (3).

 

(1) Qu'on remarque cette définition de la «pureté » au sens mystique.

(2) La vie, pp. 44, 45.

(3) La vie, pp. 47, 48. J'omets un passage, que j'ai peine à comprendre et qui me rappelle un passage presque tout semblable du P. Surin, cf. L'école du P. Lallemant, p. 272. « Mon âme... ne laissait pas de se porter sans cesse vers Dieu par une pente... continuelle et purement spirituelle. Je le rencontrais dans toutes les créatures, et dans les lfns pour lesquelles elles avaient été créées, mais si spirituellement, et par un rayon de contemplation si épuré de la matière, que ces créatures ne me causaient point de distraction. J'avais une connaissance infuse de la nature de chaque chose, et, sans penser que cela fût extraordinaire, j'en parlais quelquefois avec beaucoup de simplicité. ». La vie, p. 47.

 

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Elle explique avec autant de lucidité que de poésie que ces états de tendance, d'attente, sont tour à tour, ou, mieux, tout ensemble possession et privation.

 

Notre-Seigneur semblait se plaire à me continuer la douceur de sa sainte familiarité ; mais c'était dans un amour qui souffrait une langueur continuelle, quoique l'âme en cet état fût en Dieu... Elle était dans la possession des biens qu'elle attendait par la jouissance de l'Epoux céleste, qui semblait se plaire à la faire ainsi souffrir, mourir et remourir.. Quoiqu'il fût en moi, il semblait s'enfuir de moi, et se retirer dans sa lumière inaccessible... C'étaient des plaintes amoureuses et des gémissements inexplicables, dont chaque retour semblait la devoir consumer. Elle avait un attrait qui lui faisait aimer le bien-aimé du Père éternel, et, lorsqu'elle croyait en aller jouir, et se perdre dans son sein, une lumière sortie de la grandeur de sa Majesté le dérobait comme s'il eût dit : Détournez vos yeux de moi, car ils me font envoler. C'était cet entre-deux de la Majesté lumineuse de Dieu, qui faisait cela, mais ce n'était que pour piquer et presser davantage l'âme, qui, par ses retraites, souffrait de nouveau sa langueur. Si j'eusse crié bien haut, j'en eusse été soulagée, car il semble que le coeur soit extraordinairement gros en ces rencontres, où il porte un feu qui éclaterait bien haut, s'il venait à faire rupture... Je m'enfermais dans un lieu à l'écart, où je me prosternais contre terre, pour étouffer mes sanglots (1).

 

Aussitôt qu'elle se disposait « à faire l'oraison actuelle », elle se sentait tirée « puissamment et en un moment, sans avoir le loisir ni le pouvoir de faire aucun acte intérieur

 

(1) La vie, pp. 61, 62 ; 69, 7o. « Il ne se peut dire combien cet amour cause de peines..., et cependant l'âme ne voudrait point en sortir, sinon pour posséder celui qu'elle aime. Il lui semble qu'elle a des bras intérieurs qui sont continuellement tendus pour l'embrasser, et comme si déjà elle le possédait. » La vie, p. 53.

 

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ni extérieur. C'est une souffrance d'amour qu'il faut pâtir tant qu'il lui plan, d'autant qu'il n'est pas possible de s'en tirer. Il semble à l'âme qu'elle est pâmée sur ce qu'elle aime, par une défaillance d'amour, sans pouvoir dire mot ». Elle était ainsi « une heure ou deux », et, cela « se terminant avec une grande douceur d'esprit », elle était « toute étonnée de se retrouver en son entretien ordinaire, se familiarisant avec Notre-Seigneur, mais plus fortement ». Cette occupation intérieure

 

m'ôtait le pouvoir de faire des prières vocales. Si je voulais dire le chapelet, elle m'emportait l'esprit... et rarement je pouvais le dire. Il en était de même de l'Office, sinon que, quelquefois, le sens des Psaumes m'était découvert avec une douceur que je ne puis dire, et, en ces rencontres, j'avais la liberté de les réciter. Pour la lecture, mon confesseur m'avait fait avoir les oeuvres de sainte Thérèse, qui me soulageaient quelquefois, mais quelquefois aussi il m'était impossible de lire... J'avais une si grande vivacité intérieure qu'en marchant elle me faisait faire des sauts, en sorte que, si l'on m'eût aperçue, l'on m'eût prise pour une folle. Et, de fait, je l'étais, ne faisant rien comme les autres. Je faisais comme l'Epouse des Cantiques... Je pensais à Jésus, non dans son humanité, Notre-Seigneur m'ayant, comme j'ai dit, ôté cette façon d'oraison, mais en sa divinité. Quand j'avais bien chanté ses louanges, je prenais une plume, et j'écrivais mes passions amoureuses pour évaporer la ferveur de l'esprit, car autrement ma nature n'eût pu tant souffrir (1).

 

Et « tout cela se passait », redisons-le, « dans des chemins où ses affaires la conduisaient, dans l'embarras des soins domestiques, et dans la conversation d'un grand nombre de personnes, avec autant d'attention que si c'eût été dans l'oratoire ; parce que l'âme était emporté passivement par un trait, qui, dans son fond, lui donnait une très grande paix », bien que, d'ailleurs, l'amour divin la tînt dans l'angoisse « Appliquée de corps » aux « choses

 

(1) La vie, pp. 5o, 51.

(2) Ib., p. 54.

 

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mêmes les plus grossières... (son) esprit était continuellement lié » au Verbe incarné.

 

Si l'horloge sonnait, l'âme était contrainte d'en compter les heures par les doigts, parce que cet intervalle de compter, ce que je ne faisais que par nécessité, mettait de l'interruption à son entretien amoureux... S'il fallait parler au prochain, son regard ne sortait point de celui qu'elle aimait; si le prochain lui répondait, son entretien recommençait, et l'attention à ce qui était nécessaire ne lui ôtait point celle qu'elle avait à Dieu. Il en était de même de ses écritures (commerciales), où son attention était double, savoir à son divin objet et à l'écriture dont il était question. Lorsqu'il fallait tremper la plume dans l'encre, ce temps était précieux, parce que l'esprit et le coeur se servaient de ce moment pour former leur entretien (1).

 

Mais je m'attarde trop dans cette région intermédiaire, où il est difficile de discerner ce qui est déjà proprement mystique de ce qui relève de l'activité commune aidée de la grâce. C'est pour cela, du reste, que je m'y attarde, les contemplatifs ne nous paraissant jamais plus admirables que lorsqu'ils ressemblent encore aux poètes, à un Bossuet par exemple. Ce qui nous touche davantage dans leurs écrits est ce qui tient plus ou moins aux bégaiements de l'enfance. Dès qu'ils entrent dans leur région propre, nous ne pouvons plus les suivre, même de loin, ni croire que nous les comprenons. Nous entrevoyons néanmoins que cette région est aussi réelle et solide que la terre ferme. Le P. de Charlevoix l'a fort bien dit, à propos des ravissements qui vont nous occuper. Peu d'entre nous « sont en état de reconnaître les opérations de Dieu » dans ces âmes d'élite, mais « il s'en trouve quelquefois d'un caractère si singulier, et qui sont si bien marquées qu'elles emportent conviction et désarment toute la sagesse humaine; et je crois pouvoir dire que tel est ce qui suit » (2),

 

(1) La vie, p. 73.

(2) Charlevoix, op. cit., p. 83.

 

IV. — Il est impossible d'attribuer une date certaine aux deux ravissements que nous allons étudier; j'incline pourtant à placer le premier en 1626, le Second en 1628.

 

Un matin, qui était la seconde fête de la Pentecôte, lorsque j'entendais la sainte messe en la chapelle des R.R.P.P. feuillants..., ayant levé les yeux vers l'autel et envisagé sans dessein de petites images de chérubins, qui étaient attachés au bas des cierges (1), en un moment mes yeux furent fermés, et mon esprit élevé et absorbé dans la vue de la très sainte... Trinité... En ce moment, toutes les puissances de mon âme furent arrêtées et pâtissantes dans l'impression qui leur était donnée de ce sacré mystère, laquelle impression était sans forme ni figure, mais plus claire et plus intelligible que toute lumière ; me faisant connaître d'abord que mon âme était dans la vérité; puis, en un moment, me faisant voir le divin commerce que les trois divines personnes ont par ensemble : l'intelligence du Père, qui, se contemplant, engendre son Fils, ce qui a été de toute éternité... Ensuite elle voyait l'amour mutuel du Père et du Fils produisant le Saint-Esprit, qui se faisait par un réciproque plongement d'amour, mais sans mélange et sans confusion. Je recevais l'impression de cette production, entendant ce que c'était que spiration et production, spiration active et spiration passive... Voyant les distinctions, je connaissais l'unité d'essence..., et, quoiqu'il nie faille plusieurs mots pour parler de cette très sainte Trinité, en un moment et sans intervalle de temps, je connaissais l'unité, les distinctions et les opérations, soit dans elle-même, soit hors d'elle-même... Cette occupation dura l'espace de plusieurs messes, après lesquelles étant revenue à moi, je me trouvai à genoux en la même posture où j'étais lorsqu'elle commença (2).

 

« Comme ce ravissement, écrit Dom Claude, est l'un des plus remarquables de sa vie, tant pour les hautes

 

 

 

(1) Dans une autre relation, elle dit que ces petits chérubins étaient « de cire». Pendant la seconde moitié du ravissement, Marie s'occupe des hiérarchies angéliques. J'ai omis toute cette seconde partie pour m'en tenir à l'essentiel Cf. La vie, pp. 78, 79.

(2) La vie, pp. 77, 79. Elle dit ailleurs : « Je me trouvai à genoux, les mains arrêtées à ma ceinture, mais à toute peine pouvais-je revenir à moi... En telles occasions, si l'on est à genoux, l'on y demeure quelquefois, et quelquefois il faut être assis ou appuyé, ou bien l'on tomberait, ce qui ne m'est jamais arrivé, grâce à Notre-Seigneur. » P. 79.

 

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connaissances qui lui furent communiquées que pour les grands effets qu'il opéra

depuis dans son âme, je ne me suis jamais lassé de le lire ni de l'admirer. Et, y ayant toujours trouvé de nouveaux sujets d'admiration, je lui ai aussi proposé de temps en temps de nouvelles difficultés, auxquelles elle a répondu avec une simplicité digne de la grâce dont son âme était remplie. Surtout je lui en ai proposé à la fin de sa vie, auxquelles elle a pleinement satisfait par une lettre toute divine, et qui m'est posthume, ne l'ayant reçue qu'après sa mort. C'est véritablement le chant du cygne, et le dernier effort de son esprit, n'ayant jamais parlé plus hautement de Dieu ni des choses divines... ; Je la rapporterai ici :

 

Je vous dirai que, lorsque cela m'arriva, je n'avais jamais été instruite sur le... suradorable mystère de la très sainte Trinité, et, quand je l'aurais lu et relu, cette lecture ou instruction de la part des hommes ne m'en aurait pu donner une impression telle que je l'eus pour lors et qu'elle m'est demeurée depuis.

 

Très respectueusement, je dois l'interrompre dès ces premiers mots, non pas, je l'espère du moins, pour la contredire, mais pour empêcher que l'on ne se méprenne sur sa vraie pensée. En effet, il y va de tout. Distinguons donc les trois états différents, les trois attitudes par où a passé, dans son adhésion au plus mystérieux de nos dogmes, cette contemplative, d'ailleurs si intelligente, si bien douée pour les hautes spéculations : Avant, ou pendant, après le ravissement.

Elle est âgée d'environ vingt-sept ans; elle possède à fond le catéchisme, que, sans doute, elle a commencé d'expliquer à son petit Claude ; mille fois elle a lu dans son missel, et médité, et savouré le symbole de Nicée ; elle connaît nombre d'ouvrages dévots, saint François de Sales et sainte Thérèse, par exemple ; elle a entendu nombre de sermons. D'où je conclus, sans la moindre hésitation, qu'elle en sait déjà, sur la sainte Trinité, au moins autant

 

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que la moyenne des bons chrétiens. J'avoue qu'elle semble un moment insinuer le contraire, mais ce n'est là qu'un excès de plume, qu'elle atténue aussitôt, si elle ne le rétracte point. Non, elle n'a pas appris ce jour-là que le Père engendre le Fils de toute éternité, genitum, non factum; que le Saint-Esprit procède de l'un et de l'autre. Simplement elle éprouve, au plus profond d'elle-même, une sorte de contact avec les trois personnes divines, contact que nous ne pouvons nous représenter d'aucune façon, et qui est proprement l'expérience mystique elle-même. Faute de mots moins équivoques, on peut bien dire que ce contact lui a fait connaître la sainte Trinité, mais d'une connaissance incommunicable, confuse, comme le répète saint Jean de la Croix, et qui, par suite, ne ressemble ni de près ni de loin à la connaissance intellectuelle, à la science des théologiens. Tant qu'à duré cette expérience, les concepts précis, successifs, les idées claires, les mots savants n'ont occupé son esprit d'aucune façon. Eh ! qu'en avait-elle besoin, elle qui saisissait directement, qui étreignait la réalité même que les théologiens définissent, qu'ils arrivent à nommer, mais qu'ils ne peuvent atteindre que par un acte de foi?

Le ravissement passé, et l'exercice normal de ses facultés lui étant rendu, si elle veut fixer le souvenir de l'expérience dont elle a été favorisée, elle n'aura plus à ses ordres que les concepts distincts de l'intelligence, que les mots d'école : spiration active ou passive, par exemple, — qu'elle ignorait vraisemblablement en 1626, mais qu'il lui a été facile d'apprendre depuis, — et elle écrira ce qu'on vient de lire. Remarquez toutefois que, redevenue, comme l'un de nous, théologienne plus ou moins experte, les concepts et les termes qu'elle emploie évoquent chez elle, non pas seulement, comme chez nous, leur objet propre — une construction de l'esprit — mais, bien que très confusément, la réalité même des trois personnes, mais le souvenir de leur présence dans la zone la plus

 

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reculée de son âme. Elle rapproche, elle mêle à son insu les deux ordres, l'extase et l'étude, la contemplation et la science. De là vient l'inévitable malentendu qui risque de nous égarer, et où Dom Claude Martin s'est peut-être laissé prendre. Ce qu'il admire surtout dans le ravissement de sa mère, c'est la théologie de cette humble femme, élevée par un miracle au rang des docteurs. En vérité, il y a bien eu un miracle, mais pas celui-là, un miracle si j'ose dire, banal, puisqu'il se reproduit presque tous les jours dans l'Église, le miracle d'une âme qui sent, qui voit et qui touche Dieu (1). Pour tout dire en un mot, il y a eu ravissement, il n'y a pas eu révélation. La splendide lettre que nous étudions n'est pas un message doctrinal, destiné à enrichir la science ecclésiastique ; elle ne nous apprend rien, absolument rien, sinon la possibilité, la réalité du merveilleux contact que nous avons dit. Mais à quoi bon ce laborieux échafaudage? Marie elle-même a résumé tout cela en deux traits de plume. Parlant d'une autre expérience toute semblable, le mystère de l'Incarnation, écrit-elle, me fut une fois découvert « d'une façon que je n'avais jamais conçue. II est vrai que, depuis, j'ai lu quelque chose qui y avait du rapport, mais quoi que j'aie pu lire, cela n'approche point de L'EFFET QUE PORTE ET IMPRIME UNE VISITE DE DIEU. Cela console néanmoins beaucoup de voir que ce que l'on EXPÉRIMENTE est conforme à la foi de l'Église et au sentiment des Docteurs (2)». A la

 

(1) Il y a sans doute des degrés — et à l'infini — dans cette expérience elle-même. Des premiers pas de Marie Guyard dans la vie contemplative à cet extraordinaire ravissement, qui pourrait mesurer la distance ?

(2) La vie, p. 73 ; cf. aussi, p. 85. Dès qu'on le pose, le problème que nous venons de discuter, ne souffre, me semble-t-il, qu'une solution. Malheureusement, il n'est presque jamais posé, sinon d'une manière implicite, par les théoriciens de la mystique. On parle des « lumières » que reçoivent les contemplatifs, et l'on semble presque toujours oublier que ce mot «lumière» — comme les autres mots analogues, connaissance, etc.— a deux sens très différents; en d'autres termes, que les lumières incommunicables des mystiques n'ont rien de commun avec les nôtres. Que l'on prenne, par exemple, le P. de Charlevoix. Après avoir cité le passage qui nous occupe, il s'écrie : « Il serait assez difficile (eh ! je le crois bien) de comprendre comment, sans aucune opération particulière de Dieu, une jeune femme ignorante (mais non!) a pu avoir des lumières si pures, et trouver des expressions si justes et si élevées sur ce qu'il y a de plus incompréhensible dans notre sainte religion v. (Charlevoix, op. cit., p. 87.) Il suppose donc que le mystère de la Trinité à été révélé à l'intelligence de Marie Guyard, comme il l'a été à celle des apôtres. Miracle possible à Dieu, je le veux bien, mais parfaitement inutile. A quoi bon cette leçon miraculeuse de théologie donnée à une chrétienne du XVIIe siècle, qui avait déjà trouvé dans le trésor de la tradition toutes ces « lumières » et toutes ces « expressions » ? Qu'on nous désigne, dans le récit du ravissement, une seule idée, un seul mot que ne contiennent déjà le Symbole de Nicée, celui d'Athanase et les explications que les théologiens ont données de ces formules définitives ! Je ne vois là qu'une belle amplification, comparable si l'on veut aux élévations de Bossuet sur le même mystère. Du point de vue science et connaissance intellectuelle, rien de plus. Or je ne sache pas que, pour expliquer les élévations de Bossuet, l'on doive avoir recours à une « opération particulière de Dieu ». Bref, et à le considérer comme texte doctrinal, le passage en question prouve uniquement l'excellente mémoire et la vive intelligence de Marie Guyard. Mais ce même texte est aussi mystique, il est le récit, la description, l'analyse d'une expérience mystique, et c'est par là qu'il nous intéresse.

Je dois ajouter, du reste, que, pour faire court, j'ai simplifié, plus que de raison la distinction que nous avons dû faire : avant, pendant, après le ravissement. En fait, les deux derniers au moins de ces états se compénètrent, s'enchevêtrent, chevauchent plus ou moins l'un sur l'autre. Ce ravissement a duré près de deux heures ; autant dire qu'il n'a pas été que ravissement. A tels moments, la mémoire et l'intelligence ont retrouvé quelque chose de leur activité ordinaire, détournant sur leurs voies propres, dirigeant, réglant jusqu'à un certain point, en un mot conditionnant le ravissement lui-même. Une chrétienne du même âge, qui n'eût jamais entendu parler de la Trinité, aurait pu être l'objet d une grâce à peu près semblable, qui, néanmoins, n'aurait pas eu sur elle les mêmes effets. Cette chrétienne aurait bien été mise en une sorte de contact réel avec les trois personnes divines, mais, très certainement, lorsqu'elle aurait voulu décrire cette expérience, elle n'aurait pas parlé de spiration active ou passive. J'exagère aussi la simplification quand je dis que Marie Guyard, son ravissement passé, la plume à la main, n'est plus qu'une simple intellectuelle, qu'une théologienne. Non, à cette minute même où elle tâche de se représenter, vaille que vaille, le ravissement qu'elle veut décrire, celui-ci recommence comme par éclairs, ou, si j’ose dire, par bouffées. Voyez ce qu'elle dit elle-même sur les vingtièmes de seconde où elle trempe la plume dans l'encrier (Cf. p. 28). De là viennent les complications infinies, et jusqu'ici peu étudiées, des textes mystiques, et la différence essentielle qu'il y a entre celui qui nous occupe et un texte correspondant de Bossuet. Je me suis déjà longuement expliqué à ce sujet, mais on ne saurait trop répéter que la connaissance mystique n'est pas notre connaissance commune. Cf. v. g. l'Invasion mystique, pp. 592, seq. et, dans l'Ecole de Port-Royal, le long chapitre sur l'anti-mysticisme de Nicole. Pour moi, si l'on refuse d'admettre les distinctions que je viens de rappeler je ne vois pas le moyen de défendre les mystiques contre le plus aigu de leurs adversaires, c'est Pierre Nicole. Le mystique qui, dans les circonstances ordinaires, prétendrait à une mission doctrinale n'est qu'un illuminé pur et simple. C'est pour cela que j'ai dit qu'il y va de tout.

 

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lumière de ce beau texte, reprenons la lettre. Nous aurons bientôt vu qu'elle ne veut pas dire autre chose :

Cela m'arriva par une impression subite, ce qui me fit

 

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demeurer à genoux comme immobile, où, en en montent, je vis ce qui ne se peut dire ni écrire qu'en donnant un temps ou un intervalle successif, pour passer d'une chose à une autre. En ce temps-là, mon état était d'être attachée aux sacrés mystères du Verbe incarné... Dans l'attrait dont il est question, j'oubliai tout, mon esprit étant absorbé dans ce divin mystère, et toutes les puissances de l'âme arrêtées et souffrantes l'impression de la très auguste Trinité, sans forme ni figure de ce qui tombe sous les sens (1). Je ne dis pas que ce fût une lumière, parce que cela tombe encore sous les sens (2), et c'est ce qui me fait dire impression, quoique cela me paraisse encore quelque chose de la matière ; mais je ne puis m'exprimer autrement, la chose étant aussi spirituelle qu'il n'y a point de diction qui en approche. L'âme se trouvait dans la vérité, et entendait (ce mot est aussi impropre) ce divin commerce en un moment. Et lorsque je dis que Dieu me le fit voir, je ne veux point dire que ce lût un acte, parce que l'acte est encore dans la diction (3), et paraît matériel, mais c'est une chose divine, qui est de Dieu même. Le tout s'y contemplait et se faisait voir à l'âme d'un regard fixe et épuré, libre de toute ignorance, et d'une manière ineffable. En un mot, l'âme était abîmée dans ce grand océan, où elle voyait et entendait des choses inexplicables (4). Quoique pour en parler il faille du temps, l'âme néanmoins voyait en un instant le mystère de la génération éternelle... Et, quoique... anéantie dans cet abîme de lumière, comme le néant dans le tout, cette suradorable Majesté l'instruisait... et elle lui communiquait de grands secrets touchant ce divin commerce du Père au Fils...

 

« Instruire », « secrets », mots impropres, fatalement impropres, comme les autres. Il n'y a pas eu d'autres leçons que celle d'une expérience directe, immédiate et.

 

(1) Il y a là peut-être une apparence de confusion : l'intelligence est bien arrêtée ou suspendue, mais en tant que faculté dont l'exercice propre est de former des concepts abstraits et de raisonner sur eux, elle ne saurait prendre un contact direct avec les trois personnes divines ou souffrir leur impression.

(2) Elle ne dit pas non plus que ce fût une vue de l'esprit, une idée, parce que les sens ont aussi leur part dans la formation de ces vues, de ces idées. Nil in intellectu, nisi prius in sensu.

(3) Ce que l'on conçoit bien... et les mots pour le dire...

(4) Lorsqu'il y a révélation proprement dite, les choses révélées sont explicables, communicables.

 

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plus intime que nous ne saurions l'imaginer; expérience d'ailleurs toute spirituelle, comme il va de soi. Une brûlure n'enrichit d'aucune notion nouvelle ma science de la chimie ; elle me révèle néanmoins les « secrets » du feu.

Dans cette même impression, j'étais informée (1) de ce que Dieu faisait par lui-même dans la communication de sa divine Majesté dans la suprême hiérarchie des Anges... Mon âme était toute perdue dans ces grandeurs, et la vue de ces grandes choses était sans interruption de l'une à l'autre. Dans un tableau, où plusieurs mystères sont dépeints, on les voit en gros; mais, pour les bien considérer en détail, il faut s'interrompre; mais, dans une impression comme celle-ci, l'on voit tout nettement, purement et sans interruption. J'expérimentais enfin comme mon âme était l'image de Dieu ; et ainsi se termina cette grande lumière qui me fit changer d'état... Vous remarquerez, s'il vous plaît, que ces grandes choses ne s'oublient jamais, et j'ai encore celles-ci (après plus de cinquante ans) aussi récentes qu'alors qu'elles arrivèrent (2).

 

(1) Toujours la même impropriété inévitable.

(2) La vie, pp. 81, 8s. Dom Claude Martin me semble s'être mépris — non, certes, sur l'indéniable splendeur de cette expérience mémorable et sur l'unique beauté des pages qui la décrivent — mais sur sen véritable caractère. « Il est difficile, écrit-il, de renfermer cette vision (mot impropre et même fâcheux) dans les bornes de la seule grâce ,il veut dire de la grâce ordinaire des mystiques), et de ne pas concevoir l'idée d'une disposition béatifique. » La vie, p. 83. Il sous-entend par là, si je ne me trempe, que ce ravissement dut approcher de la vision béatifique. Pour moi, je n'en crois rien, mais, ce disant, Dom Claude est logique avec lui-même, lui qui voit dans cette expérience une haute leçon de théologie faite par Dieu même à Marie Guyard. Et de même « il est évident », peur lui et non pour nous « que cette vision est la plus remarquable que la Mère de l'Incarnation ait eue en sa vie ». (Ib., p. 82). Le ravissement de 1628, dont nous allons parler, est également beau, et l'un et l'autre, celui de 1626 et celui de 1628, me paraissent presque peu de chose auprès des graves, moins éclatantes, moins doctrinales, si l'on peut dire, mais plus hautes et plus rires des dernières années. Au reste, la raison de la préférence donnée par Dom Claude au ravissement de 1626 est toujours la même. Il y voit une révélation, et du plus incompréhensible ou du plus sublime de nos mystères. — Avec cela, l'on s'explique sans peine que Marie ait attaché une importance particulière à ce ravissement, qui l'introduisit soudain au coeur de la forêt mystique, et qui termina, non pas son ascension spirituelle, mais son initiation à la vie contemplative. Tel fut aussi l'avis de son directeur. « Après ces lumières, écrit encore la Vénérable, le P. Dom Raymond... me fit avoir les oeuvres de saint Denis, traduites par un Père de son ordre », le feuillant Dom Goulu (Jean de Saint-François). En effet, (l'heure était venue pour elle de se mesurer avec les maîtres. « Je les entendis clairement en toutes leurs parties, et je fus extrêmement consolée, y voyant les grands mystères que Dieu... m'avait communiqués », c'est-à-dire y retrouvant des expériences plus ou moins semblables aux miennes. « Mais les choses sont bien autres, lorsque la divine Majesté le., imprime et les fait voir à l'âme, que tout ce qui se trouve dans les livres... De tout ce que j'en ai vu depuis dans quelques-uns, je n'ai rien vu qui approche de ce que saint Denis en a dit... Ce qui me consola fort fut d'y vois ce qui est dit de saint Hiérothée qu'il pâtissait les choses divines. » La vie, p. 82. Le beau texte ! Cette grande Française que sainte Thérèse n'avait pas émue à ce point, tressaille à la rencontre de l'aigle. Et notez bien qu'elle salue en lui, non pas un maître, mais l'un de ses pairs. E; voici encore pour nous aider à démêler cette complication des textes mystiques dont nous parlions tout à l'heure (cf. p. 32, 33). Sur le fond même, sur la réalité et vérité de l'expérience mystique, l'aréopagite ne lui a rien appris qu'elle n'eût éprouvé déjà. C'est à lui néanmoins qu'elle emprunta une partie de son propre vocabulaire : ainsi pour une des expression; qui lui ont paru plus particulièrement heureuses : « pâtir les choses divines ». Cette expression, elle l'emploiera plus tard, et notamment dans le passage que nous venons d'analyser. Il ne faut pas oublier en effet —Dom Claude, le P. de Charlevoix et d'autres n'y semblent pas prendre garde — qu'en 1626, Marie Guyard n'eût pas été capable de donner de son ravissement le parfait récit que nous avons lu. Ce récit suppose une expérience mystique de trente et de quarante ans, il suppose bien des réflexions, bien des lectures, un génie naturel des plus rares et parvenu à son plein épanouissement. A ce génie humain, que la grâce toute divine du ravissement a stimulé, mais auquel cette grâce n'aurait pas suppléé, j'ai peur que Dom Claude et Charlevoix ne fassent pas sa juste part.

 

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Après cette « grande lumière », elle fut un long espace de temps qu'elle ne pouvait « sortir de l'application aux trois divines personnes », ce qui lui « causa une grande crainte d'être trompée », jusqu'à ce que, écrit-elle,

 

étant une fois en oraison..., une voix intérieure me dit : « Demeure là, c'est ton nid »... Cette parole porta par son efficacité la paix et la sérénité dans mon cœur, en sorte que je demeurai en ce saint mystère, comme dans une couche divine, où je prenais mon repos et mes repas. J'étais tellement occupée là-dedans qu'allant vaquer à diverses affaires extérieures avec le prochain, je n'en pouvais être divertie; et, un jour, m'étant trouvée avec des huguenots, en leur boutique et magasin, pour traiter d'affaires avec eux, mon âme expérimentait un paradis au milieu de cet enfer, portant une occupation intérieure qui la tenait liée à ce divin mystère (1).

 

Elle sentait bien cependant, à certaines « touches » intérieures, qu'elle ne  demeurerait pas là. « Enfin, écrit Charlevoix, après tant de purifications et de préparations,

 

(1) La vie, p. 84.

 

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de la part de Dieu, l'humble veuve » allait recevoir, dans sa vingt-neuvième année, « ce qui était depuis si longtemps l'objet de ses voeux, et ce qui peut être regardé comme une des plus sublimes faveurs où puisse être élevée sur la terre une âme mortelle. Rien n'est plus admirable que le récit qu'elle en fait. Le voici : (1) »

 

Un matin, que j'étais en oraison,.., la vue (2) de la très auguste Trinité me fut encore communiquée et ses opérations manifestées, mais d'une façon plus élevée et plus distincte que la première fois. L'impression que j'en avais eue auparavant avait opéré son principal effet dans l'entendement, et il me semble que la divine Majesté ne me l'avait faite que pour m'instruire et me disposer à ce qu'elle me voulait faire puis après; mais, en cette occasion, quoique l'entendement fût aussi éclairé et même davantage qu'en la précédente, la volonté emporta le dessus, parce que la grâce présente était pour l'amour et par l'amour.

 

Pour mieux saisir cette si curieuse différence, il faut se rappeler la carte de l'âme telle que l'a dessinée l'unanimité des mystiques — et, en dehors d'eux qui le pourrait ? A l'extrême surface, les diverses facultés intellectuelles ; un peu plus bas, l'ensemble des puissances affectives ; enfin, au plus profond, la zone sacrée —

centre ou cime — où s'établit le contact réel avec Dieu, où s'opère l'impression dont Marie Guyard parle souvent. Prise d'une façon globale, l'expérience mystique est infiniment complexe ; ce qu'il y a chez elle de tout divin, la contemplation proprement dite, se passe au fond ; mais les activités de surface ont aussi leur part. de plus en plus réduite, à mesure que l'âme progresse. Or il suffit d'un coup d'œil jeté sur la carte pour comprendre que l'entendement, étant le plus éloigné du foyer, subira le

premier cette heureuse paralysie, puis la volonté, jusqu'au

 

(1) Charlevoix, op. cit., p, 99

(2) Comme elle l'a dit nettement plus haut, « vue » ici ne veut pas dire vision, mais expérience, mais sentiment de présence, ou « impression ».

 

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jour, s'il arrive jamais ici-bas, où toute l'âme ne fera plus que « pâtir » l'opération divine. Et inversement, moins la contemplation sera parfaite, plus continueront à s'exercer les activités intellectuelles. Lors du premier ravissement de Marie, ces activités, quoique déjà plus ou moins suspendues — sans quoi il n'y eût pas eu ravissement — ou bien se réveillaient plus vite, ou bien résistaient davantage à la quiétude, essayant, bon gré mal gré, d'atteindre, à leur manière, l'objet même du ravissement, je veux dire, le mystère du Dieu un et trine. C'est pour cela, du reste, que le récit de la première faveur, tout chargé de concepts et de mots savants, enchante davantage les théologiens. Ils s'y retrouvent, ils croient le comprendre, ils le jugent plus sublime que le second, où, de toutes les facultés de surface, l'amour presque seul

se donne carrière (1).

 

Étant donc comme abîmée en la présence de cette suradorable Majesté..., la personne sacrée du Verbe divin me donna soudain à entendre qu'il était vraiment l'Époux de l'âme qui lui est fidèle. J'entendais cette vérité avec certitude, et la connaissance qui m'en était donnée m'était une préparation prochaine de la voir effectuée en moi (2). En ce moment, cette adorable Personne s'empara de mon âme, et, l'embrassant avec un amour inexplicable, l'unit à soi et la prit pour son épouse. Quand je dis qu'il l'embrassa, ce ne fut pas à la façon des embrassements humains. Rien de ce qui peut tomber sous les sens n'approche de cette divine opération, mais il faut s'exprimer selon notre façon grossière de parler, puisque nous

 

(1) J'amplifie, en bégayant, les analyses de Marie Guyard. A la lire vite, on pourrait croire qu'ici encore elle prête au premier ravissement un caractère intellectuel et doctrinal. Non, elle ne dit pas du tout que ce ravissement se soit passé dans l'intelligence ; mais qu'il a « opéré son principal effet dans l'entendement », ce qui n'est pas la même chose, et ce qui est fort bien dit. Notons une très curieuse variante. « La première fois, dit-elle ailleurs, j'étais plus dans l'admiration que dans l'amour et la jouissance, mais, à cette fois, j'étais plus dans la jouissance et dans l'amour que dans l'admiration. » La vie, p. 107.

(2) Précieuse indication. Il y a là un reste de connaissance conceptuelle, une affirmation : Le Verbe est l'époux de l'âme — et, en même temps, un commencement de connaissance mystique, la réalisation expérimentale de cette union.

 

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sommes composés de matière. Ce fut par des touches divines et par des pénétrations de lui en moi, et..., par un retour réciproque de moi en lui, de sorte que n'étant plus à moi, je demeurais toute à lui par intimité d'amour et d'union, et, étant en quelque sorte perdue à moi-même, je ne me voyais plus, étant devenue lui-même par ma perte. Néanmoins, par de petits moments, je me connaissais, et avais la vue du Père éternel et du Saint-Esprit, et ensuite de l'unité des trois personnes. Lorsque j'étais dans les grandeurs et dans les amours de ce divin Verbe, je me voyais comme impuissante de rendre mes hommages au Père et au Saint-Esprit, parce qu'il tenait toutes mes puissances captives en lui, qui était mon Epoux et mon Amour, qui la voulait toute pour lui... Il me permettait néanmoins de porter mes regards, de fois à autre, au Père et au Saint-Esprit (1).

En cette occasion, mon esprit connaissait les opérations appropriées à chacune des trois personnes... Lorsque le sacré Verbe opérait en moi, le Père et le Saint-Esprit regardaient son opération, et toutefois cela n'empêchait pas l'unité du principe agissant, qui était le même dans les trois Personnes; car je voyais sans confusion l'unité du principe, et l'appropriation de l'opération... (2).

Il me faudrait la puissance des Séraphins... pour pouvoir dire ce qui se passa en cette extase et ravissement d'amour, qui, attirant l'entendement, le mit dans l'impuissance de regarder autre chose que les trésors qu'il possédait dans la s::crée personne du Verbe. Je dirai mieux, que, les puissances de mon âme étant englouties, absorbées et réduites à l'unité d'esprit, étaient toutes dans le Verbe, qui y tenait lieu d'Epoux,

 

(1) Elle dit ailleurs :« J'oubliai la personne du Père et celle du Saint-Esprit ». (La vie, p. 1o8.) L'analyse exacte de cette expérience serait compliquée, sinon impossible. La question serait de savoir si cette « connaissance » qu’elle a, par moments, des deux autres personnes est intellectuelle ou m stique. Je croirais volontiers qu'elle est tour à tour l'une et l'autre. Il va sans dire que, dans l'analyse qu'elle donne, fatalement elle transpose l'expérience dans l'ordre intellectuel, ce qui lui permet d'employer un langage théologique, appropriation, etc.

(2) A lire cette phrase, où défile, non sans un peu de fracas « toute l'Ecole », comment soutenir que l’entendement fut inactif ce jour-là ? Rien de plus simple. La phrase n'a été pensée que longtemps après. Puisque la voyante nous le dit, nous pouvons croire qu'à l'heure même du ravissement, elle connaissait les opérations appropriées à chacune des trois Personnes, mais d'une connaissance expérimentale et mystique. Voyez du reste comme elle se corrige elle-même, et s'explique dans le paragraphe suivant : Je dirais mieux, etc... j'expérimentais, etc.

 

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et qui (par là même) donnait aussi à l'âme la privauté et la puissance d'y tenir le rang d'Epouse. J'expérimentais que le Saint-Esprit était le moteur, qui me faisait agir de la sorte avec le Verbe, sans quoi il serait impossible à la créature... d'user d'une telle hardiesse..., et, quand même elle s'oublierait d'elle-même jusqu'au point que de le vouloir entreprendre, cela ne serait pas en son pouvoir, parce que, ces opérations étant tout à fait surnaturelles, et l'âme n'y faisant que pâtir, il n'est pas possible d'y mettre du plus ou du moins.

 

S'il y a là, d'ici, de là, quelques défaillances d'expression, on trouvera merveilleux qu'il y en ait si peu.

 

Les suites et les effets... font voir cette vérité ; car, comme l'âme a été prévenue dans cette haute grâce, et qu'elle s'est plus tôt vue dans la possession qu'elle ne s'est aperçue qu'elle y devait entrer, cela arrive si subitement qu'il n'y a qu'un Dieu d'une bonté infinie, et qui soit tout-puissant pour agir sur sa créature, qui puisse faire une telle impression ou opération. Au reste, l'âme expérimente sans cesse ce moteur gracieux, qui, dans ce mariage spirituel, a pris possession d'elle, qui la brûle et la consomme d'un feu si doux... qu'il n'est pas possible de le décrire, et qui lui fait chanter un épithalame continuel, du style et de la manière qui lui plaît. Les livres ni l'étude n'en peuvent apprendre les façons de parler, qui sont toutes célestes...; elles viennent du doux air et des embrassements mutuels de ce Verbe.., et de l'âme, qui, par les baisers de sa divine bouche, est remplie de son esprit et de sa vie : et cet épithalame est le retour et les revanches de l'âme vers son Époux... Je n'ai jamais expérimenté une plus grande grâce, et je ne pense pas en pouvoir recevoir une plus grande en cette vie... Je n'y saurais penser sans une nouvelle émotion..., et le sentiment en est toujours demeuré dans mon âme. Ce mot, VERBE ÉTERNEL m'est une nourriture qui me remplit sans cesse, et un parfum dont mon âme est continuellement embaumée (1).

 

Ce disant, corrige son fils, « elle ne pense pas que les trésors de la puissance de Dieu sont infinis, et que sa bonté lui en réserve peut-être encore de plus magnifiques. (Non pas peut-être, mais certainement.) Et elle-même le

 

(1) La vie, pp. 1o5-107 ; p. 109.

 

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dira ailleurs, que les faveurs que Dieu lui faisait, étaient si grandes, ou en leur substance, ou en la manière qu'il les faisait, qu'elle ne croyait pas qu'il eût rien de plus grand à lui donner, mais que l'expérience lui avait fait voir qu'il se montrait de plus en plus libéral en son endroit, de sorte que les dernières étaient toujours plus rares et plus magnifiques que les précédentes (41). » Et en effet, continue-t-il admirablement, si l'on peut donner « le nom de mystique à ce mariage saint où la Mère de l'Incarnation vient d'entrer avec le Verbe », c'est « parce qu'il est tout spirituel et entièrement caché aux sens et à la nature. Il n'est pourtant pas le mariage sublime qui fait l'un des plus hauts états de la contemplation surnaturelle, et qui est particulièrement appelé, dans la vie spirituelle, le mariage mystique. Dans ce dernier mariage, l'âme est unie à Dieu dans le fond (le plus profond) de son intérieur, où elle en jouit d'une manière douce, tranquille, constante et uniforme, au lieu que celui dont il s'agit est accompagné ou suivi de transports, de langueurs, de martyres, de morts et d'autres semblables passions ou opérations d'amour, comme on le pourra voir dans la suite. Et, pour commencer, voici comme elle explique les premières dispositions de son âme, après qu'elle eut reçu cette grâce incomparable (2) :

 

(1) La vie, p. 1o5.

(2) Admirons une fois de plus chez un spirituel aussi éminent que Dom Claude, la ténacité et la force de ce préjugé cartésien et rationaliste, que nous avons déjà combattu dans notre chapitre sur l'anti-mysticisme de Nicole. Il est plus émerveillé par le premier ravissement que par le second. Aucune réserve sur le premier. Pour le second, on vient de voir, avec quelle clairvoyance, il se refuse à reconnaître dans ce « mariage spirituel » un mariage mystique au sens propre du mot, et la suprême grâce que sa mère ait reçue ici-bas. Pourquoi ? Parce que cette grâce est accompagnée et suivie de « transports » affectifs, lyriques, ou, en d'autres termes, parce que, dans cette expérience, la volonté et la sensibilité, bien que suspendues par instants, conservent néanmoins leur activité foncière. Rien de plus juste. Mais comment ne sent-il pas qu'une raison toute semblable doit nous amener à conclure que le premier ravissement lui aussi — et lui plus encore, selon moi — n'est qu'une faveur encore assez imparfaite, si on le compare à ces hauts états de contemplations, où Marie Guyard doit atteindre un jour? Au lieu de la volonté, comme dans le second, c'est l'intelligence qui s'agite dans le premier, et cette agitation elle-même, cette abondance de concepts, ne contrarie pas moins l'action divine que les transports de la volonté. Ceci est d'une telle évidence que Dom Claude ne peut songer à le mettre en question. Il ne lui reste donc qu'une issue pour échapper à la querelle que je lui cherche. Il peut, il doit me répondre : Eh! sans doute, cette suractivité intellectuelle n'est pas compatible avec la plus haute contemplation, mais songez que ce premier ravissement est fait de deux expériences, et très différentes l'une de l'autre : il y a contemplation, et dans celle-ci, l'intelligence est plus ou moins suspendue ; il y a aussi révélation, et pour accueillir cette dernière, l'intelligence doit agir, puisque enfin toute révélation est une sorte de leçon de théologie faite par Dieu lui-même. A merveille! et c'est bien là, en effet, l'arrière-pensée de Dom Claude, bien qu'il ne la formule point, mais de la réalité d'un tel miracle, nous donnera-t-il une seule preuve ? Non sunt multiplicanda miracula sine necessitate.

 

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Après une faveur si extraordinaire, je ressentais encore un plus grand embrassement intérieur, et une occupation plus forte. Je me sentais remplie d'un amour véhément, sans pouvoir faire aucun acte intérieur pour me soulager, et cela durait deux ou trois jours, pendant lesquels il semblait que mon coeur dût éclater. J'en ressentais dans le corps une douleur si grande que, si elle eût duré davantage, il eût fallu mourir... Le temps que je viens de dire étant écoulé, c'était comme qui ouvrirait le soupirail d'une fournaise embrasée pour en faire évaporer la flamme. Car mon coeur se dilatait avec des paroles si ardentes, qu'il semblait que ce fussent autant de flammes, qui se lançaient, par une vengeance d'amour, vers celui qui m'avait fait souffrir... Je lui disais donc, en aveugle et sans raison, dans une grande privauté dont il ne m'était pas possible de m'abstenir : « Ne veux-tu donc pas que je meure, ô Amour?... M'ayant... unie si intimement à toi, ne sais-tu pas que je ne peux vivre avec ceux qui ne t'aiment point? Hélas, Amour, ne serais-tu pas bien aise que je mourusse à cette heure, et qu'un éclat de tonnerre, ou plutôt d'amour, descendit du ciel pour me consumer à cet instant? Je ne sais ce que je dis ni ce que je fais, tant je suis hors de moi, mais tu en es la cause ». Il m'était impossible d'arrêter cette impétuosité... Cela se peut vraiment appeler un martyre, mais très aimable... Ce qui faisait pâtir le corps..., parce qu'à l'endroit de la poitrine, il semblait qu'il se dût faire une ouverture (1).

 

Elles sont toutes ainsi, je le sais bien, celles que l'amour divin a blessées, mais notre claire Française

 

(1) La vie, pp. 113, 114. Elle dit ailleurs « Je sentais des coups dans le coeur, comme si ou me l'eût percé. » Ib., p. 15o.

 

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excelle à exprimer le rythme extatique et douloureux tout ensemble, le passage de la quiétude aux transports, et des transports à la quiétude ; les deux martyres qui se

succèdent sans trêve, celui du silence et celui des mots, des cris impuissants.

 

Elle se trouvait tantôt mue par l'Esprit-Saint..., tantôt languissante, tantôt en suspension. Il la menait où il voulait, sans qu'elle pût résister, car la volonté était sa captive, et en telle sorte sa captive, que, lorsque, par je ne sais quelle inclination secrète ou par inadvertance, quelque objet la voulait arrêter, au même moment ce divin Esprit, jaloux de ce qu'il voulait seul la posséder, la ravissait à soi, et, par sa divine motion, lui donnait une activité amoureuse, qui lui faisait chanter ses amours. Depuis ce temps-là, j'ai lu avec attention le Cantique des Cantiques... et je ne puis rien dire qui y ait plus de rapportt; mais le fond expérimental fait bien d'autres impressions que ne fait le son des paroles : ce sont des mouvements divins que la langue humaine ne peut exprimer, une privauté, une hardiesse, des revanches, des rapports et des retours d'amour inexplicables de l'âme dans le Verbe et du Verbe dans l'âme. Lorsque l'occasion m'obligeait d'aller à la maison des champs, mon esprit était extrêmement satisfait de se trouver libre de l'importunité du grand tracas (des affaires), mais, étant dans le silence, le divin }.poux nie faisait expérimenter un nouveau martyre, dans ses touches et dans ses embrassements amoureux, me tenant plusieurs jours de suite sans me permettre un respir, ni aucun retour... Je portais l'effet de ce que dit saint Paul, que « la parole de Dieu est efficace, qu'elle sépare l'âme d'avec l'esprit, et qu'elle pénètre jusqu'au fond des moelles ». En ce sens, cette efficacité est vraiment une épée, qui tranche et qui purifie d'une purification de flammes. Il me déplaît d'user de ces termes, mais je ne vois rien de plus significatif en cette souffrance de l'esprit par l'Esprit du Verbe... En cette souffrance, il mettait en moi une plénitude

 

(1) On a beaucoup reproché aux mystiques leur trop de goût pour le Cantique. C'est là un problème délicat et qu'il ne m'appartient pas de discuter ici. Retenons néanmoins la précieuse distinction où nous invite Marie Guyard : d'un côté le psittacisme, la déclamation de ceux qui empruntent les attitudes et les mots de l'amante biblique, comme ils feraient de n'importe quelle autre défroque livresque : de l'autre, les vrais poètes de l'amour divin, qui retrouvent, dans ce livre, un écho de leurs propres transports.

 

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plus dure à supporter à la nature que toutes les souffrances d'une mort très cruelle. Je prenais ma course pour me distraire, ou plutôt c'était mon corps qui le faisait sans la réflexion de l'esprit. J'allais dans les allées du bois ou des vignes, comme une insensée, et, l'esprit revenant à soi, il abattait le corps qui se laissait tomber où il se trouvait. Si j'eusse pu parler, comme à l'ordinaire, dans mon activité amoureuse, j'eusse été soulagée, mais j'étais captive de toutes parts... L'âme, en souffrant, aimait d'un amour fixe, qui lui était infus. Elle voyait bien néanmoins qu'elle aurait son retour par la privauté, dont elle avait été anoblie, mais ce n'était pas le temps (1).

 

Ce temps revenu, elle reprenait son épithalame. « Elle n'avait point de lieu, écrit son fils, ni de temps particulier destiné à le chanter... ; soit qu'elle marchât par la

ville, soit qu'elle traitât d'affaires..., son coeur était également éloquent. Rien ne l'empêchait de louer les perfections de son Époux et de lui déclarer les ardeurs de son

coeur. Mais c'était sa coutume, quand l'impétuosité de l'amour était trop violente, et qu'elle craignait qu'elle ne vînt à éclater au dehors, de se retirer en son particulier,

pour soulager son coeur par sa plume, en écrivant les mouvements de sa passion. Et, quand l'ardeur était passée, elle faisait brûler ce qu'elle avait écrit. » Voici pourtant, semble-t-il, un de ces épithalames fort heureusement retrouvé par Dom Claude dans les papiers de sa mère :

 

Ah! Ah! Amour, combien sont doux vos charmes, et vos aimables liaisons! Ah! que vous êtes un doux Amour!

Vous nous bouchez les yeux, vous nous dérobez les sens, vous nous rendez comme insensés.

Que ne faites-vous pas de nous? Tantôt vous nous blessez, tantôt vous nous liez par vos doux esclavages. Ah ! que vous êtes un doux Amour !

Amour, que voulez-vous tant faire? A quoi vous plaisez-vous? Sont-ce là vos délices et les doux jeux de votre amour?

Oui, mon très doux Amour, vous vous plaisez à nos langueurs. Ah ! qu'il est véritable que vous êtes Amour.

 

(1) La vie, pp. 127, 128.

 

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Je sais ce que je vous ferai : je m'en vais ma lancer vers vous, en contr'échange de ce que vous faites à mon âme.

Ah ! Ah ! vous serez mon esclave, je ne vous quitterai jamais; . je vous aurai à mon souhait, et vous serez toujours mon doux Amour !

Mais que ferai-je de vous, car vous êtes tout mien? Mien pour jamais, ô ma désirable vie !

Ah ! mon tout, qu'est-ce que je veux de vous ? Je veux de vous l'amour, et je ne veux plus que l'amour.

Ah! c'est vous que je veux, mon doux et mon cher Amour, dans la très douce mort de l'amour... (1).

 

« C'est ainsi qu'elle se soulageait, en faisant sortir les flammes de son coeur avec les paroles de sa bouche, et ne se pouvant lasser de joindre les louanges à l'amour, qui sont les deux parties qui composent un épithalame. Son cantique était quelquefois plus court, et elle disait seulement : « 0 Amour, ô grand Amour ! vous êtes tout, et je ne suis rien ; mais il suffit que le Tout aime le rien, et que le rien aime le Tout. »... Quelquefois même, elle ne faisait que dire : « 0 mon Dieu ! ô mon grand Dieu! »... Et il ne faut pas s'imaginer qu'elle chantât ces cantiques extérieurement, et par des paroles sensibles. Tout cela se passait dans le temple de son âme, où il n'y avait que l'entendement qui parlât; d'où vient que son cantique ne cessait point dans les compagnies.., ni dans les affaires... Quelquefois même, ce qui était admirable, l'entendement se taisait, et, toutes ses opérations demeurant suspendues, la volonté seule chantait le cantique d'une manière ineffable (2). »

Qu'on retienne cette progression descendante, si bien dessinée, et, si l'on peut dire, les étapes, de plus en plus inintelligibles pour nous, de cet engloutissement dans le mystère. D'abord les thèmes et les mouvements lyriques, à peu près semblables à ceux de l'amour humain ; puis le

 

(1) Dom Claude cite un autre cantique, fort beau lui aussi, mais trop long pour qu'il me soit permis de le transcrire ici; cf. La vie, pp. 88-9o.

(2) La vie, pp. 129-131.

 

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cantique presque sans paroles de la volonté pure, poésie dont nous pouvons encore entrevoir la richesse et la douceur; enfin, le silence total, l'union parfaite au plus profond de l'âme, dans cette zone qui est, au delà des concepts et des mots, au delà de toute poésie, au delà de l'amour même, tel que le comprennent la chair et le sang'. Confessons donc, au moins par un acte de foi, le contresens prodigieux, mais inévitable, que nous commettons, nous, profanes, à la lecture des mystiques. Bon gré mal gré, nous les ramenons à notre mesure, nous les plaçons dans l'ordre intellectuel, sentimental, littéraire qui, non seulement n'est pas le leur, mais qui est, en quelque sorte, la négation de leur ordre propre. Autant confondre le génie et l'orthographe. En vérité, l'admiration que nous professons pour une Thérèse, pour une Marie de l'Incarnation, est en raison inverse de leur grandeur réelle. Plus elles s'élèvent, plus elles nous échappent; lorsqu'elles nous paraissent toucher au plus haut sommet du lyrisme, elles en sont encore aux balbutiements des premières années. Où le nôtre cesse, leur vrai sublime commence.

« Mais enfin, conclut Dom Claude en terminant le récit de cette longue initiation, après tant de transports, tant de langueurs, tant de souffrances, tant de martyres, Dieu la fit changer d'état, et la mit dans un calme qui lui dura

 

 

(1) Marie s'est du reste expliquée plusieurs fois sur l'imperfection relative de cette suractivité amoureuse que nous venons de discuter. Son fils lui ayant un jour demandé comment il se trouve des âmes « retenues et stupides, lorsqu'on les veut jeter sur quelques discours de Dieu », elle lui répond : « Il est vrai qu'il y a des dispositions durant lesquelles il n'est pas possible de dire ce que l'on ressent dans l'intérieur... La première est que la disposition... n'est plus dans le sensible, ni dans cette chaleur, qui échauffe le coeur et le rend propre à déclarer ce qu'il ressent... Ceux qui ont déjà fait quelque progrès dans la vie spirituelle... se trouvent heureux de rencontrer quelqu'un en qui ils (se) puissent répandre... Leur sens peine, parce qu'il n'est vas encore spiritualisé, et quelquefois, leur abondance est si grande, que, s'ils n'évaporaient par la parole ou des soupirs la ferveur de leur esprit, ils mourraient sur-le-champ... Je connais une personne, que vous connaissez bien aussi, qui a autrefois été contrainte de chercher des lieux écartés pour crier à son aise, de crainte d'étouffer. » Lettres, I, pp. 393, 394.

 

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toute sa vie. Ce grand mariage, qui s'était fait dans le ciel, avec tant de magnificence, entre le Verbe et son âme, en présence du Père éternel et du Saint-Esprit, qui en étaient comme les témoins..., se termina à cet autre mariage (exclusivement) mystique, où l'âme, en qualité, d'épouse, possède le même Verbe dans son fond, et en jouit par un envisagement continuel (1)... Elle a la liberté de faire au dehors tout ce que Dieu demande d'elle, et, quoi qu'elle fasse, rien ne la distrait... Et elle le fait même avec plus de perfection... Je parlerai une autre fois (et nous avec lui) de cet admirable état, qui est le plus sublime de la vie mystique; et cependant, afin d'accorder les dispositions de notre Mère avec les temps de sa vie, il est nécessaire de faire savoir ici de quelle manière elle y est entrée :

 

Mon esprit, écrit-elle, de plus en plus s'allait simplifiant, pour faire moins d'actes intérieurs et extérieurs, qui m'eussent pu donner du sentiment. Mais, au fond de l'âme, ces paroles étaient continuelles : « Hé ! mon Amour..., soyez béni... » ; ou bien celles-ci seulement : « O mon Dieu! O mon Dieu! ». Ces paroles foncières me remplissaient d'une douce nourriture, sans aucun sentiment : Notre-Seigneur m'ôta encore ces grands transports et ces accès violents, et, depuis ce temps-là, mon âme est demeurée dans son centre, qui est Dieu, et ce centre est en elle-même, où elle est au-dessus de tout sentiment (2). C'est une chose si simple et si délicate qu'elle ne le peut exprimer... On peut lire, écrire, travailler et faire ce que l'on veut, et néanmoins cette occupation foncière demeure toujours, et l'âme ne cesse point d'être unie à Dieu. Les grandeurs même de Dieu ne la divertissent point, mais, sans s'y arrêter, elle demeure

 

(1) Disons une fois pour toutes que ce mot « continuel» — officiellement condamné avec les Maximes de Fénelon — ne doit être jamais pris à la rigueur de la lettre.

(2) « Sans aucun sentiment »; « Au-dessus de tout sentiment » ; après cela, j'ai peine à comprendre que l'on puisse voir l'ombre d'une ressemblance entre rousseauisme et mysticisme. Bien loin de les rechercher per fas et nefas, les vrais mystiques, et, avec eux, Mme Guyon, estiment « impurs » les troubles délices de la sensibilité. Ceci soit dit pour répondre en passant à la thèse si brillamment soutenue, et en tant d'ouvrages, par M. le baron Seillière.

 

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attachée à Dieu, dans sa simplicité... Tout est dans le calme et dégagé des sens, c'est la félicité des bienheureux... Quoique la parole de Notre-Seigneur m'assurât (et celle de Dom Raymond)..., je ne laissai pas de conférer de cette occupation avec le R. P. Dom Eustache de Saint-Paul (un des grands spirituels de ce temps, l'un des confidents de Mme Acarie (1). Il m'écrivit en ces termes : « J'ai vu les grâces et les lumières que vous communique votre céleste Epoux, et je les approuve autant que je puis »... Cette façon d'être avec Dieu m'est continuelle, et je n'en sors point, si ce n'est que quelque nouvelle lumière (ou activité de l'esprit ou du coeur) m'en retire pour un peu de temps, et, tout aussitôt, je me retrouve au même état.

 

« Voilà comme elle explique l'union de son âme avec son Époux... Elle lui demeurait immédiatement attachée dans la simplicité de sa divinité. Je ne doute point que l'on n'admire comment cette union a pu être si forte, si

simple et si continuelle dans les emplois extérieurs... Cela est admirable en effet ; mais j'en déclarerai le secret en un autre lieu, où je parlerai plus à fond de cette union, mon dessein (et le nôtre) étant principalement ici de dire le temps et la manière qu'elle commença (2). » En attendant, nous redescendrons de ces hauteurs pour reprendre contact avec le pathétique de la vie chrétienne ordinaire, et même aussi, puisque notre sujet nous le permet, avec le pittoresque, plus que mêlé, de l'histoire humaine.

 

(1) Cf. L'humanisme dévot, p. 222.

(2) La Vie, pp. 151-153.

 

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