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APPENDICE : L'INVESTISSEMENT D'UNE ABBAYE BÉNÉDICTINE PAR LE JANSÉNISME; NOTRE-DAME DU VAL-DE-GIF

 

On n'a pas encore fait, que je sache, un travail d'ensemble sur les abbayes ou couvents de femmes plus ou moins gagnées au jansénisme. J'ai mentionné plus haut la Visitation d'Angers. D'autres maisons de cet Ordre donnèrent dans le même travers, et d'autres familles religieuses. Une des plus curieuses à ce point de vue est l'abbaye de Gif, sur laquelle nous avons un bon travail de l'abbé Alliot : Histoire de l'abbaye et des religieuses bénédictines de Notre-Dame du Val-de-Gif, Paris, 1892. Voici, résumées ou citées, quelques pages de ce livre, qui me paraissent confirmer de point en point les vues que nous avons proposées.

En 1651, Catherine Morant, « femme d'une simplicité excessive, d'une intelligence bornée », et sans volonté, reçoit de Louis XIV son brevet d'abbesse. Elle se met sous la direction de la Mère Angélique Arnauld, qui « l'effraya bientôt par la considération de son insuffisance et de la grandeur de sa charge. Prise de scrupules affreux,... Catherine considère que son élévation au siège abbatial a été une affaire de famille, plutôt qu'un appel de Dieu », et « se résout, dès le mois de novembre 1653, à  donner sa démission ». Elle se retire à Port-Royal de Paris, mais bientôt, « incapable de rien entendre aux disputes de la grâce..., entêtée comme tous les esprits bornés, poussée par sa famille, qui tenait essentiellement à ne pas se brouiller avec le pouvoir, elle quitta ce monastère, rentra à Gif et un peu plus tard, s'en alla à Malnouë, où elle meurt en 1705 ». M. Alliot ne la tient pas pour janséniste, mais, dit-il, « le germe de la sévérité outrée était entré par elle à Gif et s'il n'y

 

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produisit pas des fruits immédiats, ce fut grâce aux circonstances ». Il s'y développera plus tard.

En 1654, Françoise de Courtilz succède à Catherine Morant. Elle a pour prieure la Mère Hurault de Cheverny. Une des nièces de celle-ci, Anne-Victoire de Clermont de Monglat doit surtout nous occuper. Anne-Victoire, « placée dès L'âge de deux ans à Port-Royal des Champs, où l'une de ses tantes, Mme d'Aumont, s'était retirée..., avait vécu et grandi près des solitaires ». C'est une des miraculées de la Sainte-Epine. Elle prend l'habit à Port-Royal, mais, sur l'ordre du roi, elle doit quitter cette maison. Elle fait profession à Gif en 1667, et dès lors commence à propager la morale janséniste parmi les jeunes religieuses de l'abbaye. Mais cette propagande est sagement entravée par l'abbesse, Françoise de Courtilz, qui écarte « avec soin les esprits brouillons, qui soufflaient des idées nouvelles à ses filles, notamment certain visiteur régulier secrètement favorable à ces nouveautés ». J'attire l'attention du lecteur sur la présence et l'activité de ces agents. Le parti en avait un peu partout.

Françoise de Courtilz meurt en 1669. La prieure, Madeleine de Cheverny lui succède. Nous voici au vif du sujet. « A l'ombre de l'autorité de sa tante, Victoire de Clermont, bien qu'elle n'eût encore que trois ou quatre ans de vie religieuse », prend « bientôt dans le cloître une influence... néfaste... Sous son inspiration, l'abbesse augmenta en quelques points la sévérité de l'observance (multiplication des jours de jeûne ; pénitences corporelles; lever de nuit). Ces modifications ont valu à Mme de Cheverny le nom glorieux de réformatrice de l'abbaye... Il n'y avait d'ailleurs aucunement lieu à réformer ». « En personne prudente et réservée, Mme de Cheverny, tout en autorisant sa nièce et quelques-unes de ses compagnes à vivre d'une vie plus austère, n'avait point voulu qu'on en fît une affaire d'obligation... » Il y eut des conflits entre réformées et « mitigées ». L'abbesse « s'effraya... et bientôt se découragea... C'est qu'en effet, la tendance à la sévérité..., louable en elle-même... procédait... d'un autre esprit, que l'on devine. Le jansénisme apporté à l'abbaye par Catherine Morant, habilement cultivé par Victoire de Clermont, y a dès lors poussé quelques racines, qui, à leur tour, se sont développées et apportent comme fruit la discorde.

Toutefois ce n'est point encore le jansénisme doctrinal. A part une ou deux, nos religieuses sont peu instruites. Toutes

 

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ont signé, sans savoir pourquoi, mais sans résistance... le Formulaire... L'abbesse... est calme de caractère et d'âge ; femme d'affaires plus que de doctrine, on l'étonnerait très fort, si on lui parlait de grâce efficace... De plus, M. de Péréfixe a veillé avec soin... sur l'orthodoxie du couvent. Il en a banni les livres dangereux... Enfin Victoire.., est bien jeune ; prudente et habile, elle se tait et dissimule. La doctrine peut donc encore paraître intacte, ou à peu près. Ce jansénisme, puisque jansénisme il y a, est plutôt une affaire de sentiment, de tendance que... d'opinion, de doctrine, de conviction.

« Néanmoins, il a suffi que le nom en fût prononcé pour qu'aussitôt le malaise régnât dans la communauté. Dès 1674, tiraillée d'un côté par sa nièce..., de l'autre par sa conscience, et ses vieilles compagnes, Mme de Cheverny songe à donner sa démission ». Elle le fera l'année suivante, 1675, et, chose bizarre, le roi donnera la crosse abbatiale à Victoire de Clermont. « La vérité est que les jeunes religieuses... s'agitaient beaucoup, elles et leurs familles, pour cette nomination; que de plus, le parti janséniste, soutenu par de puissants alliés près du roi, s'y employa et y réussit. Ce qui est inexplicable, c'est de voir la Cour, qui pourchassait si vigoureusement ailleurs le jansénisme, consentir à l'introniser à Gif, dans la personne de la nouvelle abbesse ».

Victoire avait alors vingt-neuf ans. Presque naine, bossue et contrefaite, laide, aux yeux gris qui pétillaient d'esprit, parlant couramment la langue de Cicéron, enthousiaste, volontaire, elle achève, sans tarder, la réforme. Office de nuit en entier, abstinence perpétuelle, cilices, etc., etc. Il y eut des réclamations, mais les opposantes moururent bientôt. Laissons parler M. Alliot.

« Dans toute autre occasion, la question de la réforme eût été séparée de celle du jansénisme ; car, Dieu merci, il y avait ailleurs que dans les rangs de la secte, des âmes avides de pénitence... A Gif..., les deux questions se trouvaient intimement liées. Aussi, à partir de ce moment, les livres jansénistes furent librement introduits dans le cloître. Bien plus, l'abbesse commenta les doctrines du parti... Bref, aucune des moniales ne fut plus réputée bonne bénédictine, si elle n'était en même temps bonne janséniste.

« Et comme si Mme de Clermont n'eût pas suffi..., elle eut bientôt auprès d'elle des auxiliaires. Claude Ameline, le visiteur (nommé pourtant par Harlay!) était.., du parti. Il s'efforça

 

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de placer au couvent des prêtres imbus de l'esprit nouveau... Ce n'est pas tout encore. Car que fait donc à l'abbaye ce René Bobusse, dont on a eu la singulière idée de faire un sacristain dans un couvent de femmes ? Il ne semble pas né pour cet emploi..., (il) a de l'aisance... Et ce Jacques Poisson, qui exerce la charge de portier du monastère, au lieu et place des sueurs qu'on y voyait autrefois ?... Et ce Simon Akakia ?... Tous ces personnages sont des jansénistes éprouvés. Ils jouent à Gif le même rôle que les solitaires à Port-Royal. Leur principale mission est de veiller à ce qu'aucune personne étrangère n'entre à l'abbaye... »

Que tout cela est intéressant... et humiliant ! Car enfin, voici prise sur le fait, une organisation savante, et nous ignorons qui la dirige. N'est-il pas vrai due la véritable histoire du Jansénisme est encore à faire ?

« La maison se trouvant sur le chemin de Port-Royal, tous ceux qui s'y rendent sans prendre la route de Versailles passent à quelques pas des murs de notre couvent. Comment n'y pas entrer ? Quelle tentation... de visiter cette abbaye, dans laquelle on devine des âmes sympathiques, des coeurs amis auxquels il sera si doux de prêcher la bonne doctrine ! Aussi ne manquent-ils point à l'occasion. Ce sont des allées et venues de tous les suppôts de la secte : prêtres et laïques se glissent dans les parloirs, le matin, le soir, à toutes les heures du jour et de la nuit... Ils entretiennent nos bénédictines des progrès de la bonne doctrine, des miracles opérés par les saints du parti, des épreuves. Ainsi tout pousse cette malheureuse communauté a l'abîme ».

« Tâchons de préciser jusqu'à quel point elles étaient engagées. Il est toujours vrai qu'a part l'abbesse, aucune d'elles n'est capable d'entendre les cinq propositions... Quand on parle d'un couvent janséniste, on se figure presque toujours un Port-Royal au petit-pied, où les religieuses, changées en autant de docteurs en béguin, discutent, raisonnent, sont en révolte ouverte contre le pape et les évêques, et surtout ne communient jamais ou très rarement. Telle n'est point la situation à Gif. Loin de là. Le jansénisme de l'abbaye est un jansénisme à soupirs, à gémissements..., à regards tournés vers le ciel. On déplore dans un langage voilé... l'aveuglement et l'ignorance des prélats qui ont condamné Jansénius, Saint-Cyran, Arnauld. La religion du pape et celle du roi ont été surprises. Saint Augustin était un grand docteur, dont le vrai

 

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sens est exposé dans les livres du parti. Surtout on a horreur du relâchement : arrière les prêtres faciles et coupables qui prêchent un christianisme trop large, et absolvent trop aisément des pécheurs impénitents !... Tels sont les entretiens qu'on échange dans les parloirs et dans les cours. Mais on n'y discute pas, on ne se révolte pas ; on s'obstine, mais on ne fronde pas. Quant à ce qui est de la communion, on a tendance à s'en éloigner, cependant on la pratique plusieurs fois le mois ».

En 1686, Victoire donne sa démission. « Elle se plaint de troubles d'âme, de craintes ; elle se sent indigne ». Toujours la contagion des scrupules de la Mère Angélique. Victoire est remplacée par Marie de Béthune, professe de Saint-Pierre de Reims, et reste à Gif en qualité de prieure. « Chose rare, la bonne entente ne cessera de régner entre l'ancienne et la nouvelle abbesse, durant les quinze ans qu'elles (vont passer) l'une près de l'autre : preuve évidente qu'elles étaient toutes deux femmes supérieures, et, pourquoi ne pas le dire ? foncièrement vertueuses ».

Bien que favorable, semble-t-il, aux erreurs du jansénisme, Marie de Béthune a ne doit pas être confondue avec ces jansénistes querelleurs, batailleurs et intransigeants, qui n'acceptaient ni tempéraments, ni observations. Elle avait signé sans résistance et sans réticence le formulaire... Tout en elle était modéré, aimable, doux, bienveillant ». Elle avait introduit dans la maison comme confesseur, un janséniste militant, mais assagi, Ambroise Morna. Ce furent des années prospères.

« Elles sont jansénistes, c'est vrai, continue curieusement notre historien, et elles sacrifient la miséricorde à la justice ; (on voudrait ici bien des précisions), mais leur erreur, qu'une saine doctrine ne peut que condamner, trouve au moins son excuse dans les vertus dont elles font preuve... Même en blâmant leur opiniâtreté, on ne saurait leur refuser toute sympathie, tant la paix, la concorde... et le parfum de toutes les vertus du cloître se laissent respirer parmi elles... Point de coteries, de murmures, de mauvais esprit... point de disputes ou de basses jalousies ». Nombre de moniales étrangères viennent à Gif, attirées par le bon renom de l'abbaye. « Cette grande famille, composée de plus de cent-vingt personnes, subit... le charme et l'ascendant de l'abbesse. Il y a du jansénisme, il est vrai, dans le ciel du monastère, mais si mesuré, si tempéré, grâce à la sagesse et à la prudence (de l'abbesse), qu'il n'est ni militant,

 

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ni dogmatique. Ambroise Morna lui-même... dissimule avec soin ses tendances et ses doctrines rigoristes ». Dans les livres spirituels écrits par Marie de Béthune, «la piété est présentée avec ce ton particulier aux femmes, qui mêlent toujours (?) une imagination nuageuse aux doctrines les plus arides. Le jansénisme y est distillé assurément, mais à dose tellement diluée qu'on a peine à l'y saisir ».

Marie de Béthune aimait fort une jeune religieuse qui devait faire bientôt le malheur de l'abbaye. Françoise de Ségur, née en 1697, élevée à Gif, novice en 1714, spirituelle, très cultivée, mais initiée au jansénisme le plus étroit par Ambroise Morna et par le dominicain d'Abizzi, est nommée en 1719 coadjutrice de Marie de Béthune. Le faible Noailles la dispense de souscrire à la Bulle Unigenitus. Sous sa direction, le noviciat devient « un nid de jansénistes intransigeants ».

Tout cela était « parfaitement connu de M. de Noailles, qui n'en demeurait pas moins bienveillant pour l'abbaye. « Marie de Béthune » ne semble point s'être opposée non plus aux entreprises de la coadjutrice, soit que le désir de la paix... l'ait emporté chez elle sur tout autre sentiment..., soit plutôt qu'elle eût une confiance absolue dans Mme de Ségur. » Bref, à la mort de Marie de Béthune, (1733) l'abbaye de Gif était notoirement janséniste.

Un jour, en 1748, Françoise de Ségur « se mit à examiner les livres... du couvent ; elle en retira tous ceux qui ne lui parurent pas conformes à l'esprit et à la doctrine de Jansénius et de Quesnel, puis elle en fit un autodafé. « Je viens, écrivait-elle le lendemain, de purger notre bibliothèque de tous les livres jésuitiques... et je voudrais que tous ceux de cette espèce, répandus par le monde, eussent le même sort ». Elle mourut dans ces sentiments, après avoir proféré « les plus violents anathèmes contre le pape, la bulle Unigenitus et tous ceux qu'elle en nommait les fauteurs » (1759). Elle fut la dernière abbesse de Gif, ayant contribué plus que personne, à la ruine de cette maison.

 

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