Chapitre V
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CHAPITRE V : LA RELIGION DE SAINT-CYRAN

 

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I. Saint-Cyran et le rigorisme janséniste. — Vague de ses prétentions réformatrices. — Peu de sérieux que présente son rigorisme. — Il approuve des confesseurs molinistes. — Saint-Cyran, humaniste dévot. — Ne se mettre « en peine de rien ». — Les expériences mystiques de Saint-Cyran. — Le renouvellement de Lancelot. — Saint-Cyran au confessionnal. — La direction de Port-Royal. — « La communion tous les dimanches ou même une fois de plus dans la semaine ». — Le a renouvellement » à Port-Royal. — Déformation progressive de la doctrine de Saint-Cyran.

II. Semences d'hérésie dans la pensée confuse de Saint-Cyran. — La clairvoyance de Condren. — Vers un christianisme purement intérieur. — Individualisme mystique substitué au catholicisme. — Asacramentaire. — Indépendance absolue du chrétien intérieur. — Mais peut-être est-il imprudent de lui attribuer, même en puissance, une doctrine quelconque ?

III. Le vrai et le meilleur Saint-Cyran. — Le solitaire, le contemplatif. — Les deux aspects de sa vie intérieure. — Méditation lyrique. — Tumulte et magnificence. — Le flux et le reflux de la grâce. — Intensité religieuse et humanité. — De la « coutume ancienne de suspendre le Saint-Sacrement ». — Saint-Cyran précurseur du romantisme catholique. — La prière du pauvre. — Vers la contemplation. — Nul quiétisme. — Silence et flexibilité. — Le jansénisme trouvera Saint-Cyran trop mystique. — Ce qui l'empêche de parvenir au vrai mysticisme. — Les « témoignages de Dieu ». — Grandeur et misère de Saint-Cyran.

 

Il n'est pas étonnant que sur les divers points qui font l'objet des présents chapitres, nous arrivions à des conclusions, ou probables, ou même parfois certaines, qui semblent d'abord contrarier l'opinion courante. Sagement conduite par les historiens et par les controversistes catholiques, celle-ci ne connaît d'ordinaire, ne doit connaître que le jansénisme adulte, déjà parvenu à l'état de secte.

 

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Nous, au contraire, nous le prenons encore dans les langes et même avant sa naissance ; nous tâchons de démêler les obscures et lointaines démarches qui ont, tour à tour, procuré, gêné, hâté, retardé peut-être son futur épanouissement. Le sujet particulier que nous traitons nous impose cette curiosité particulière. Historien du sentiment religieux, nous avons à nous demander si, oui ou non, le jansénisme de l'histoire se rattache naturellement, étroitement, nécessairement à la vie intérieure des personnages qu'on lui donne communément pour fondateurs, et de ses premiers adeptes; en d'autres termes, s'il fut, dès son origine, un mouvement religieux, au propre sens du mot, comme il le sera plus tard, quand il aura modifié profondément la prière d'un grand nombre de catholiques français. Au lieu de cela, n'aurait-il pas été, à ses débuts, un mouvement superficiel, artificiel, la fantaisie d'ailleurs

malsaine d'un frondeur au cerveau malade ou d'un spéculatif outrecuidant? Saint-Cyran était religieux. Aucun doute n'est possible là-dessus, mais la vraie religion du

vrai Saint-Cyran était-elle janséniste, voilà ce que nous devons éclaircir avant tout le reste. Ce que nous venons de dire sur la conspiration de Bayonne et sur la découverte des cinq propositions par Jansénius, a déjà déblayé notre route. Venons maintenant à la propagande personnelle de Saint-Cyran, à son rigorisme, à ses idées de derrière la tête.

Nous n'allons pas en effet soutenir qu'il n'ait été pour rien dans le rigorisme de la sombre secte. Gêner et troubler les âmes par des scrupules sans fin sur les dispositions qu'il faut apporter à la confession et à la communion, la première et confuse idée de cette direction funeste parait certainement de lui.

 

En ce temps, disait-il, au sujet des trois sacrements de la Pénitence, de l'Eucharistie et de l'Ordre, la plupart des hommes qui font profession de science, parlent des dispositions qui y sont nécessaires autrement que la tradition. Mais

 

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il a plu à Dieu de me faire cette miséricorde de désaveugler par moi le monde (1).

 

Il se flatte un peu. L'Eglise ne l'avait pas attendu pour combattre les abus qu'il prétend avoir enfin dénoncés. Avant, pendant et après le Concile de Trente, la contre-Réforme avait travaillé, non sans quelque succès, aux épurations nécessaires. N'aurait-il jamais entendu parler de saint Charles Borromée'? Peut-être même pouvait-on déjà craindre que d'une certaine manière cette réaction n'eût trop réussi. Nous avons cité plus haut de bons auteurs qui reprochent à notre école française un excès de sévérité. Légères outrances, que tempérait l'esprit évangélique de ces maîtres. Saint-Cyran n'a fait qu'exagérer davantage, d'autant plus — faut-il dire excusable ou inexcusable? — qu'il était en ces matières plus hésitant et moins convaincu.

Entraîné par le courant réformiste de son époque, porté, comme beaucoup de malades à croire que le monde allait de travers, persuadé enfin qu'il avait une mission exceptionnelle à remplir, mais d'ailleurs assez incertain sur

 

(1) Brucker, op. cit., II, p. 342. En distinguant comme je le fais et comme le fait tout le monde entre jansénisme théologique (défense plus ou moins franche des cinq propositions) et le jansénisme rigoriste, je n'entends certes pas nier les rapports logiques qui unissent les deux erreurs. Collet parle fort bien d'une a liaison plus ou moins sensible entre les maximes (rigoristes) de Saint-Cyran et cette foule d'erreurs de l'Augustinus» (cf: Coste, op. cit., p 53) La Fréquente Communion d'Arnauld dépend étroitement de l'Augustinus. « Pouvait-il en être autrement, écrit le P. Gazeau, d'une hérésie qui pour mettre l'homme sous l'empire d'un attrait invincible dans les circonstances présentes, le suppose d'abord créé avec la grâce, comme étant due à sa nature, puis le dépouille même de son libre arbitre par le péché, jusqu'à le rendre incapable de toute bonne oeuvre et le laisse dès lors sans espérance devant le Rédempteur qui n'est pas mort pour tous les hommes ; devant les sacrements dont il faut qu'il s'éloigne contrite indigne... etc. (Gazeau, Bossuet et le jansénisme, Etudes, août 1874, p. 188.) Avec tous les théologiens orthodoxes, nous admettons donc cette liaison, mais pour les raisons que nous avons données, nous estimons que Saint-Cyran ne l'a que très confusément soupçonnée.

(2) Cf. à ce sujet la visite du Dr Bourgeois au cardinal Capponi et à d'autres disciples de saint Charles. Hermant, op. cit., 1, pp. 364 seqq. Bourgeois, comme on le sait, était allé à Rome en vue d'empêcher la condamnation de la Fréquente Communion.

 

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l'objet précis de cette mission, il a choisi le rigorisme, mais sans prendre garde que, ce faisant, il allait contre son propre génie et contre les exigences profondes de sa vie intérieure. Sa mélancolie n'avait rien d'atrabilaire, douce plutôt et facile aux attendrissements. Malgré sa manie de contredire et quelque rudesse impulsive dans le reproche, son humanité et son indulgence lui gagnaient les coeurs. En d'autres temps, et si les jésuites n'avaient pas donné dans la casuistique, il eût fait lui-même un bon casuiste, sinon bien subtil, du moins très accommodant. Pour ses premières brochures, il méritait une place dans les Provinciales, à côté du P. Bauny. Après tout, redisons-le, puisque ses panégyristes l'oublient, il avait été l'élève des jésuites et il gardait, bon gré mal gré, leur empreinte. L'élève aussi du grand humaniste Juste Lipse qui avait même dû le guérir d'un goût trop vif pour les poètes païens. Il accepte, à la vérité, les thèses les plus noires sur le nombre des élus et autres objets voisins, mais, je crois, sans les réaliser vivement. Il ne voyait pas Dieu si terrible. Un peu inquiète parfois, sa piété est d'ordinaire affectueuse, confiante et simple, comme nous le montrerons bientôt. Il s'est toujours réclamé de François de Sales. Ce que c'est que de nous ! Le masque farouche que la légende impose à ce personnage, nous voile peut-être un humaniste dévot.

 

Souvenez-vous dans tous vos exercices de chasser l'inquiétude, écrivait-il à un religieux, portez toujours la paix dans vous-même, en l'honneur de la paix que Notre-Seigneur a laissée au monde (1).

 

Il disait encore :

 

Il n'y a aucune parole dans l'Evangile qui paraisse plus véritable que celle qui dit que le joug de Jésus-Christ est plein de suavité. Car il ne faut que l'aimer et en l'aimant, on satisfait à toutes les obligations de la Loi, sans même les accomplir

 

(1) Oeuvres chrétiennes, IV, p. 199.

 

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extérieurement, quoiqu'il soit plus pénible à celui qui aime, d'en être dispensé par les empêchements que Dieu fait naître pour le délivrer de peine, que de subir les peines qu'il y a en ce travail. Autant l'âme a de passion de faire plusieurs bonnes oeuvres... et de se décharger par ce moyen de l'amour qui la presse au dedans, (autant) Dieu, poussé d'une affection toute contraire, l'empêche et lui résiste, soit qu'il veuille la soulager, comme ceux qui aiment ne prennent pas plaisir aux peines que leurs amis souffrent pour eux, soit qu'il la veuille travailler davantage, en faisant croître par les empêchements qu'il apporte à ses bonnes oeuvres, les mouvements et les peines intérieures de son amour (1).

 

C'est la plume de Saint-Cyran et de Robert d'Andilly, mais c'est, ou peu s'en faut, la pensée de François de Sales.

 

Encore que je vous demande une continuelle action de grâces vers Dieu, je ne vous oblige pas à vous tourmenter beaucoup l'esprit pour la lui rendre, puisque toutes les fois qu'il voit que vous l'aimez, et que vous êtes tout à lui par la disposition (habituelle) de votre coeur, il la reçoit aussi bien de nuit que de jour ; dans les divertissements naturels que dans les applications volontaires à son service... Les privations lui sont aussi agréables que les actions, lorsqu'il voit la plénitude de la volonté et qu'il n'y a que l'impossibilité de l'infirmité humaine qui en empêche l'effet (2).

 

Ainsi dans la lutte contre le mal. Les pensées

 

qui ne sont pas d'une manifeste cupidité et d'une corruption visible à tous les fidèles... doivent être simplement le rebut de l'âme. Il faut plutôt qu'elle les méprise que non pas qu'elle s'occupe à les considérer. Ce sont des jeux et des amusements de notre ennemi qu'il faut laisser passer sans se remuer, ou ne les regarder qu'en passant, comme un homme sage regarde les jeux des charlatans, lorsque passant par les places publiques, il jette par rencontre la vue sur eux (3).

 

(1) Oeuvres chrétiennes et spirituelles Lyon, 1679,  III, pp. 254, 255.

(2) Ib., III, p. 253.

(3) Ib., III, p. 221.

 

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Nos fautes passées, présentes ou futures, ne doivent pas non plus nous troubler. Nous devons

 

les porter paisiblement comme les objets de la vraie pénitence et les effets de la corruption naturelle à tous les hommes (1).

 

En un mot, dit-il encore à une religieuse, il ne faut pas

 

se mettre trop en peine, ni de votre oraison, ni de votre action de grâces, ni de rien (2).

 

Quant à ses vues particulières sur la réception des sacrements d'Eucharistie et de Pénitence, peut-être les trouverons-nous beaucoup moins arrêtées, beaucoup plus fuyantes qu'on ne l'aurait cru.

 

a) La communion. —Laissons d'abord la parole à Lancelot: «Je fus longtemps — écrit cet excellent homme, avec sa naïveté déconcertante — sans savoir en quoi consistait le principal de la pénitence et l'ayant plus. dans le coeur que dans l'esprit, je m'imaginais qu'il n'y avait qu'à faire beaucoup d'austérités... La première fois que je découvris quelque chose de la pénitence fut comme on nous lisait quelques homélies de saint Césaire, où il marque clairement la séparation de l'Eucharistie. Je me mis à dire : Eh ! d'où vient qu'on ne fait plus cela? Que ne travaille-t-on comme on faisait alors ? Pour moi, il me semble que j'en aurais de la consolation. »

Comme on le voit, l'initiative première ne vient pas du maître, mais du disciple.. Tous les mots du reste sont à méditer. Dans cette pénitence, en d'autres termes dans cette «séparation de l'Eucharistie », Lancelot pressent une douceur particulière. La séparation est douloureuse certes, mais d'autant plus consolante. Les aspérités, mais aussi l'onction de la croix, dirait-il avec saint Bernard. Etrange

 

(1) Oeuvres chrétiennes, III, p. 341.

(2) Ib., III, p. 256.

 

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perversion, mais qu'il faut connaître si l'on veut juger, exactement, non pas les agités ou les chicaneurs qui n'ont rien de mystérieux, mais les vraiment dévots de la secte; un Lancelot, une Mère Agnès. Laissons-le continuer.

« M. Singlin remarqua cette parole sans dire mot, mais comme le jour de la Purification fut venu, il me demanda; si je voulais communier à la grand-messe... Sans savoir quasi pourquoi, je lui répondis que je n'avais point de volonté, que M.. de Saint-Cyran; me confessant la veille, ne m'avait rien dit là-dessus et que j'étais d'avis d'attendre qu'il me l'ordonnât. J'ai su depuis que M. de Saint-Cyran lui avait dit que si je lui demandais à communier, il me laissât faire; mais lui, me voyant dans cette bonne disposition, me répondit fort doucement : « Eh bien ! puisque Dieu vous donne ce mouvement, vous ferez bien de le suivre ». Je ne communiai donc pas à cette fête là…, je passai en cet état jusqu'à Pâques, pratiquant avec une joie que je ne saurais exprimer tout ce que je pouvais, découvrir de la vérité de la Pénitence. »

Saint-Cyran, dans la coulisse et l'oeil au guet, n'est pas moins intéressant que Lancelot sur la scène. Il expérimente, sur une âme d'élite, la réforme qui sans doute par instants le séduit assez lui-même, mais sur l'excellence de laquelle il reste en suspens.

« La semaine sainte, M. de Saint-Cyran... me confessa à l'ordinaire. A la fin de la confession, il ajouta que je ne manquasse point de me trouver à la paroisse sur les neuf heures pour assister à la messe et y communier. Moi qui commençais à goûter un peu de la vérité et qui n'avais qu'un désir sincère de me renouveler devant Dieu, tout surpris de cette parole... je le priai avec beaucoup d'humilité de me laisser encore en pénitence toute l'année jusqu'à Pâques suivant. Mais lui, au contraire, plein d'un excès de bonté, me répondit avec beaucoup de tendresse : « Non, non, il ne faut pas. Croyez-moi, je n'ai jamais trompé personne : il faut que vous communiiez demain. »

 

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Comme je vis qu'il faudrait se rendre,  je lui dis fort simplement, car je n'étais pas encore tout à fait instruit de la Pénitence : « Mais, Monsieur, ne ferai-je point une confession générale auparavant? » Il me répondit avec une effusion de joie et une force qui m'enleva « Hé ! vous l'avez déjà faite. Ce que vous n'avez dit de votre vie passée ne suffit-il pas ? Tout est fait et il ne vous reste qu'à communier (1). »

Telle est sa méthode. Nous n'approuvons pas tous les principes qui la dirigent. De beaucoup s'en faut. Mais nous en aimons la marche prudente, la modération relative, la suavité. Nous ne le comparons pas, juste ciel! au roi des directeurs, à François de Sales, mais nous ne lui trouvons pas non plus une figure de bourreau. On dirait même qu'il oublie au confessionnal ses gestes de théâtre et sa manie d'éblouir. Il se révèle à nous plus simplement prêtre que jamais, et nous nous expliquons avec moins de peine son incontestable et troublant prestige. Il garde bien son fâcheux sourire de suffisance, mais seul à seul avec une âme, et si candide et si joyeusement prête à

 

 

(1) Si l'on veut un document de plus sur l'invincible bizarrerie, sur l'incohérence héroïque du personnage, il faut méditer la fin de cet entretien. Ravi de cette expérience qui a si bien réussi, « Vous pouvez croire, dit-il à Lancelot, qu'après cela, je ne vous abandonnerai jamais », et m'ayant dit d'autres choses, il me répéta encore la même chose, en y ajoutant son neveu : ( « Ni moi, ni mon neveu ne vous abandonnerons jamais ».) Il faisait visiblement allusion à la situation de Lancelot, qui d'un jour à l'autre pouvait devenir précaire. Après cela, c'est-à-dire pour avoir si bien deviné mes idées sur la pénitence, vous ne manquerez jamais de rien. S'il voulait racoler des sectateurs, parlerait-il autrement ? Il ne songe à rien de pareil, mais dans l'excès de sa joie, ses idées se brouillent de la façon la plus saugrenue. Lancelot lui-même n'y comprend rien : « Je ne sais pourquoi il marquait si expressément ce point là, vu que je n'ai point eu peur qu'en servant Dieu, je puisse manquer de sien et il savait bien lui-même que ce n'était pas mon faible. Mais c'était sans doute l'excès de sa charité qui lui faisait voir qu'il est bien raisonnable que nous nous chargions en toute manière de ceux qui se donnent entièrement à nous... Pour moi, j'ai toujours pris ces paroles dans un sens plus relevé, et ne doutant point que sa charité ne soit devenue plus parfaite dans le sein de Dieu, je le lui dis quelquefois, avec une confiance pleine de joie, en le suppliant de m'obtenir que je ne m'éloigne jamais de son esprit... et qu'il lui plaise de ne me point abandonner jusqu'à ce qu'il m'ait tout à fait attiré là où il est » Mémoires, I, p. 50-54. Malgré tout ce que l'on peut dire, cela est beau.

 

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l'esclavage, il la respecte, il la laisse vivre de sa vie propre, il s'efface. Eh ! sans doute, les idées qui travaillent cette âme, Saint-Cyran, qu'il l'ait voulu ou non, les lui a insinuées. Du moins en surveille-t-il le progrès avec toute la sagesse dont il est capable. Réaliser les avantages de cette pénitence mal venue, goûter, dans la séparation de l'Eucharistie les joies de l'humilité et du sacrifice, tel est bien le bizarre programme qui le séduit par instants lui-même. Mais d'une part il semble tenir encore en suspicion la pleine justesse de ces vues, et d'autre part il n'entend pas que l'on en poursuive l'application avec une rigueur fanatique. Après ces deux mois de a pénitence », il ordonne à Lancelot de retourner à la table sainte, et pour couper court aux scrupules, il fait comme les jésuites, il ne veut pas entendre parler d'une confession générale. Encore une fois, il n'est pas notre homme, mais nous l'aurions cru plus farouche (1).

Après une série d'expériences analogues, Saint-Cyran s'est-il reconnu le droit, a-t-il jamais eu la pensée d'ériger en règle absolue et générale une inspiration, j'allais presque dire une fantaisie, longtemps incertaine à ses propres yeux, el corrigée du reste, comme nous venons de le voir, par une inspiration toute contraire? En d'autres  termes, en est-il venu à dresser entre l'Eucharistie et les fidèles une barrière infranchissable de respect et de terreur? Non certainement. Où donc en effet, sinon à Port-1 Royal, son royaume, aurait-il imposé cette règle criminelle? Nous savons pourtant qu'il n'a fait rien de pareil. N'en croyez pas des adversaires passionnés, prêts à répéter contre Saint-Cyran et Port-Royal les accusations les plus invraisemblables, jusqu'à soutenir que, dûment fidèles

 

(1) Saint-Cyran — pour le dire au moins en note — célébrait la sainte messe tous les jours. Il écrit à la Mère Angélique : « Je vous rendrai, non pas par moi-même, mais par celui que j'immole tous les jours dans mes mains, plus que la pareille de toutes les prières que vous ferez pour moi qui ne sauraient avoir de force et d'efficace que celles qu'elles tireront de ce divin sacrifice ». Lettre citée dans la vie manuscrits de la Mère Angélique, Bibl. de l'Institut cath. de Paris, p 114.

 

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à l'esprit de leur maître, les religieuses n'admettaient pas le dogme de-la présence réelle et ne priaient pas la sainte Vierge (1) ; — adversaires condamnés par l'autorité ecclésiastique, mais qui n'en ont pas moins fortement impressionné bon nombre d'apologistes. A un jésuite de redresser loyalement l'injuste légende. Ce sera le R. P. Brucker, appuyé sur des documents inédits de la plus haute importance.

« Aux âmes « renouvelées » et avancées dans la vertu, écrit-il, Saint-Cyran veut bien accorder la communion tous les dimanches, ou même, une fois de plus dans la semaine ; mais, de temps à autre, elles devront « se séparer, du corps de Jésus-Christ », pour se punir des fautes vénielles ou simplement, pour faire une pénitence que le réformateur déclare très agréable à Dieu (2). »

 

(1) Mauvaise en soi, cette calomnie devait avoir de tristes conséquences qu'on n'a pas assez remarquées. A ceux qui les suppliaient de signer le formulaire, les religieuses étaient tentées de répondre et répondaient en effet : Jansénius et nous, nous avons les mêmes adversaires. Si nous ne pouvons juger par nous-mêmes du fait de Jansénius, nous savons à quoi nous en tenir sur le fait de Port-Royal. Or, nous savons, et mieux que personne, qu'à Port-Royal on communie souvent, on prie la Sainte-Vierge, et, si donc on nous calomnie, pourquoi n’aurait-on pas aussi calomnié M. d'Ypres ? — Sophisme certes,  l’Eglise n'ayant aucunement approuvé les calomnies contre Port-Royal, mais sophisme qui gardait assez d'apparence et qui a pu tranquilliser plus d'une religieuse. — Notons en passant que le P. Rapin désapprouve tel de ses confrères, le P. Meynier, qui avait accusé les religieuses de Port-Royal de ne pas croire à la présence réelle. Mémoires, II, pp. 432, 433. Le livre du P. Meynier a pour titre : Port-Royal et Genève d'intelligence contre le Saint-Sacrement de l'autel. Il y eut d'autres pamphlets et plus violents.

 

(2) Brucker, op. cit., p. 373 Cf. A ces textes ainsi résumés par le R. P. B., on en pourrait ajouter nombre d'autres, plus ou moins retouchés pour le style, mais non moins authentiques pour le fond. En voici un de tout à fait remarquable :

« Si nous croyons assurément que tout le bien de l'Eglise et tout ce qui peut arriver d'avantageux aux âmes chrétiennes est contenu dans l'Eucharistie... serons-nous toujours si lents.., à nous en approcher ? Soit que nous soyons innocents ou pénitents, nous sommes obligés de la désirer et de la rechercher avec acidité : parce que les innocents et les pénitents... lui font tort de s'en tenir séparés, en prétendant l'honorer par cette séparation.

« Si en quelque état que l'on soit, ou innocent ou pénitent, on évite deux choses : la véritable paresse et la fausse humilité, on sera toujours en état de la recevoir. Il n'y a point de paresse que Dieu condamne davantage que celle qui... nous éloigne du Saint-Sacrement. Faites ce que vous devez faire, et jamais vous n'en pourrez être privé avec raison: N'employez pas votre humilité à vous priver du souverain bien de la terre, sous prétexte que vous êtes indisposé. Etablissez entre l'indisposition de votre âme et la sainte communion, une humble et soigneuse pénitence, et jamais vous n'en serez longtemps séparé. Que si vous négligez la pénitence même des justes et la sainte communion et que vous vous accoutumiez à vivre de la sorte, ne doutez pas que la privation de ces deux choses ne soit pire que les péchés mêmes pour lesquels vous vous en privez par une fausse humilité ». Lettres chrétiennes, III, pp. 331, 332, cf. ib ; pp. 188-193, 216-218.

 

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L'aveu nous suffit, bien qu'atténué le plus possible. A le lire, on imaginerait en effet que Port-Royal se partageait en deux classes : les parfaits, —  une minorité naturellement . — et les autres. Aux premières; la communion fréquente, aux secondes, l’infréquente — comme on disait alors,  jouant sur le titre du livre d'Arnauld — ou même, qui sait? le refus des. sacrements. Telle ne peut être la pensée du R. P. Brucker. Il sait mieux, que nous que les choses ne se passaient pas de la sorte (1). C'étaient plutôt les parfaits qui se privaient « pour un temps » de la communion. Il faut, songer du reste que, dans la pensée de Saint-Cyran, « renouvellement », avancement dans la vertu ne sont pas synonymes de perfection héroïque. Il le dit expressément dans une lettre dont, à la vérité, l'autographe nous manque, mais qui n'a dû subir que des retouches de style :

 

La vie bonne et chrétienne qu'on mène dans la voie étroite suffit pour donner droit à un chrétien d'aller sans rien craindre à la sainte communion tous les dimanches et toutes les fêtes (2).

 

Les nuances n'étaient pas son fait. Le monde se composait bien pour lui de réprouvés et de saints, mais il prenait

 

(1) S'il y avait dans les inédits de Munich la moindre preuve du contraire, le R. P. l'aurait certainement donnée.

(2) Maximes saintes... p. 48. Je n'oublie pas que les textes de Saint-Cyran publiés par les jansénistes sont suspects. Mais si je reste persuadé que les éditeurs ont beaucoup « gratté », il me semble, d'autre part, infiniment probable qu'ils n'ont jamais eu la hardiesse de prêter à Saint-Cyran des pensées de leur cru. Il y a des corrections innombrables, mais toutes d'ordre exclusivement littéraire. En tout cas, ils étaient en général, beaucoup plus « jansénistes » que Saint-Cyran, beaucoup plus opposés quo lui à la communion fréquente et cette dernière remarque suffit à me rassurer au sujet du texte en question et de beaucoup d'autres.

 

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ce dernier mot dans l'acception la plus indulgente. Saints, le doux Lancelot, encore si novice ; toutes les religieuses de Port-Royal ; les solitaires ; M. et Mme du Fossé; le neveu hystérique, qu'il faisait communier tous les huit jours, en plein accès, et contrairement, semble-t-il, à l'usage de cette époque ; beaucoup, beaucoup d'autres, et jusqu'à Robert d'Andilly. Sainteté, bonne volonté, au fond, c'est tout un pour lui. Si je l'ai bien compris, avant d'admettre dans son paradis, non pas toutes les personnes dont il avait la conduite, mais seulement les plus hautes, il exigeait d'elles une sorte d'épreuve qui l'assurât une fois pour toutes du sérieux de leur conversion ou, comme il disait, de leur renouvellement. La plus décisive — mais non pas la seule (1) — de ces épreuves était celle à laquelle nous venons d'assister, dans le cas de Lancelot. Pour avoir nettement saisi la « Vérité », — c'est encore un de leurs mots, — pour avoir compris que la suprême e Pénitence » consistait à s'éloigner pour un temps de l'Eucharistie et pour avoir accepté pieusement, allègrement celte privation, le jeune Lancelot se classait parmi les bien-aimés du Père céleste. D'où l'explosion de joie et de tendresse que nous avons remarquée chez Saint-Cyran, à la fin de cette mémorable aventure (2). Port-Royal a vu plusieurs fois

 

(1) Il y avait aussi, par exemple, la rupture brusque et totale avec le monde, la fuite au désert.

(2) On trouvera dans les livres dogmatiques contre le jansénisme ou sur la communion fréquente, la réfutation des sophismes sur lesquels s'appuie cette théorie de la « Pénitence » ; je remarquerai cependant que l'on prête d'ordinaire à la pensée de Saint-Cyran une noirceur qu'elle n'a pas. Il ne dit pas : la communion est terrible; tremblez d'en approcher sans respect : cela, c'est plutôt la doctrine d'Arnauld ; il dit, au contraire : la communion est le sacrement d'amour, la plus parfaite joie qui soit ici-bas : donc mortifiez-vous quelquefois, en vous privant de cette joie. « La plus rigoureuse peine de cette vie... est celle de nous séparer pour un temps de la jouissance de Dieu résidant au Saint-Sacrement ». Maximes... p. 60. Cf. Le Maître. «  Ce n'est point par crainte qu'une âme de cette sorte, demande ou souffre d'en être privée, c'est par amour. » Apologie pour M. de Saint-Cyran, loc. cit., p. 357. D'où l'on s'explique bien qu'il n'impose pas à tous cette pénitence héroïque. Ainsi comprise et d'ailleurs proposée avec prudence, la méthode ne serait pas manifestement condamnable. Nous voyons, en effet, les jésuites se priver de dire la sainte messe pendant la « première semaine » des Exercices, semaine de « pénitence ». Malheureusement Saint-Cyran n'a pas l'esprit juste, il outre tout et même lorsqu'il pense bien, il s'exprime de travers. Ainsi il accepte ou tolère une « pénitence s de plusieurs mois, ne prenant pas garde aux graves dangers d'une telle méthode. Pratiquement il aboutirait aux mêmes résultats qu'Arnauld. — Cf. à ce sujet de curieux textes de Bérulle et de François de Sales, cités par Le Maître. Apologie pour M. de Saint-Cyran, p. 354, 358.

 

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des scènes du même genre. Dans cette maison toutefois, où d'autres maîtres l'avaient précédé, où il avait à « renouveler » des âmes déjà formées et de longue main à la vie dévote, il rencontra parfois d'assez longues résistances. Ainsi par exemple, auprès de la Mère Agnès. Il y avait aussi, même après le premier succès de l'épreuve, des inquiétudes, des regards tristes vers le passé, une révolte invincible du sens chrétien. C'est là même une des multiples raisons pour lesquelles Saint-Cyran gai tait si peu la direction des femmes. Que si du reste il en avait eu le désir, il n'aurait pas eu la patience d'appliquer la méthode à tontes les religieuses, content d'expérimenter sur quelques âmes d'élite et ne demandant aux autres que les vertus moyennes du cloître. Quoi qu'il en soit, et malgré des exceptions sur le nombre et la gravité desquelles nous sommes mal informés, la communion n'était pas moins en honneur à Port-Royal que dans les maisons les plus saintes de cette époque.

« Il est aisé de justifier, par le témoignage des (de ces) filles, écrit à ce propos M. Le Maître, qu'elles communiaient d'ordinaire tous les dimanches, toutes les fêtes et tous les jeudis, et quelques-unes encore plus souvent. Et que si Dieu avait donné autant de grâces à toutes les personnes que M. de Saint-Cyran a conduites, comme il en avait donné à quelques-unes, il les aurait fait communier presque tous les jours (1) ». Et de son côté la Mère Angélique « Tant s'en faut qu'il dissuade la sainte communion, qu'il n'excite à rien tant (2) ». Citons encore le témoignage de la Mère de Ligny :

 

Mgr l'évêque de Meaux (son oncle) m'avoua tout ce qu'on

 

(1) Apologie pour M. de Saint-Cyran, p. 35». Toute la page est à lui.

(2) Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, I, p. 478, cf. ib., PP. 452, 453, 483, 527, 574.

 

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lui avait fait entendre et à M. le chancelier (Molé) pour leur rendre M. de Saint-Cyran suspect, particulièrement au sujet de la sainte communion dont on disait qu'il détournait les âmes. Je lui rendis donc compte de toute la conduite qu'il avait tenue sur moi, des avis qu'il nous avait donnés pour communier souvent et des cas auxquels il nous conseillait de nous en priver quelquefois, ce qui n'était jamais pour longtemps, parce que c'était une de ses maximes, que pourvu qu'on eût soin d'interposer une humble et fidèle pénitence entre sa faute et la communion, on s'en devait bientôt rapprocher (1).

 

Dira-t-on qu'elles atténuent la doctrine de celui qu'elles craignent de compromettre ? Il serait possible. Aussi, quoique persuadé à part moi de la sincérité foncière de ces divers témoignages, n'en ferais-je pas état, si les inédits publiés par le P. Brucker, ne les confirmaient pleinement. On se tromperait donc du tout au tout si l'on jugeait la pratique du premier Port-Royal d'après le rigorisme mortel des générations postérieures. « Filles du Saint-Sacrement », la communion était vraiment le foyer de leur vie religieuse. Avec Saint-Cyran, elles pensaient toutes que

la félicité de cette vie consiste à être dans l'Eglise, à y voir Dieu et à y être nourri de la substance de son corps et de son esprit sous les voiles du Saint-Sacrement

 

(1) Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, ib., I, p. 571. Saint, Cyran lui-même, pour se punir de ses fautes contre le recueillement un grand péché, à ses yeux — se privait de dire la messe.

(2) Maximes... p. 6o. On n'attend pas de moi des statistiques, que d'ailleurs un érudit du métier aurait peut-être beaucoup de peine à établir. Mais, à les prendre moralement, les conclusions que je propose me paraissent peu discutables. A la preuve décisive, je veux dire, aux lettres de Saint-Cyran résumées par le R. P. Brucker, s'ajoutent d'autres considérations, a. L'archevêque de Paris a fait faire plusieurs enquêtes sur Port-Royal. Des visiteurs, installés au coeur même de la place, ont tout examiné de près. Evidemment les religieuses étaient sur leurs gardes, mais elles n'auraient pas contrefait, sans jamais se trahir, une vie de communauté différente de celle qu'elles menaient avant l'enquête. D'un autre côté, l'attention des enquêteurs était certainement éveillée sur le chapitre des communions. Or ils n'ont rien remarqué de répréhensible sur ce point. A son obstination prés, ils ont toujours dit que la communauté était exemplaire. Je le crois du moins, n'ayant pas dépouillé ligne à ligne, ce formidable dossier. b. Des biographies des religieuses, des récits de captivité, etc., etc., se dégage la même impression. Lorsque l'autorité ecclésiastique leur refuse l'usage des sacrements, que de lettres, que de livres ne faut-il pas pour les consoler! Auraient-elles tant souffert d'une privation qu'on les aurait habituées depuis longtemps A accepter de gaieté de coeur et qui serait devenue la règle ordinaire ? Voila pour la maison prise dans son ensemble. Reste une difficulté intéressante mais dont la solution, quelle qu'elle fat, ne changerait pas nos conclusions. Cette « pénitence » à la manière de Saint-Cyran, comment Port-Royal la comprenait-il ? Je ne réponds que par des conjectures. a. J'ai dit que ce ne fut vraisemblablement pas une règle commune, imposée à toutes les religieuses. b. Je crois aussi que Saint-Cyran satisfait — et fatigué — d'avoir jeté la bonne semence, ne prenait pas la peine d'en suivre l'éclosion, sauf dans un très petit nombre de cas. Il aura laissé ce soin à M. Singlin, disciple très entêté de la doctrine du maître, mais bonhomme et peu résistant. En somme, les religieuses auront suivi leur inclination. D'où les sottises et les réparations que nous allons rappeler. c. Dans la ferveur des débuts, il y a eu de graves excès, des pénitences qui duraient peut-être (mais je crois, en très petit nombre) près d'un an. Ceci, par la faute sans doute ou de la négligence de Saint-Cyran, ou de la complaisance béate de Singlin. Nous ne pouvons savoir le nombre de ces cas de folie, étant plus que vraisemblable que les annalistes en auront fait disparaître la trace. d. Il semble que les religieuses, aidées par la grâce, éclairées par les résultats médiocres ou funestes de l'expérience, entraînées par leur simple ferveur qu'on ne peut révoquer en doute, auront d'elles-mêmes et assez vite, corrigé ce qu'il y avait de plus excessif dans ces excès. La méthode n'était pas née viable : elle devait ou s'évanouir peu à peu, ou s'aggraver au point de changer de caractère. Ce n'eût plus été bientôt la privation mortifiante de la plus grande joie, mais ou la terreur ou l'indifférence absolue. Il ne semble pas que Port-Royal — celui qui nous intéresse présentement — ait suivi la seconde de ces directions. Tout nous invite, comme j'ai dit, à croire le contraire. Insensiblement, ou s'est rapproché du droit chemin. Ne serait-ce que pour mieux réagir contre les accusations du dehors, les confesseurs amis de la maison auront aidé les religieuses à s'émanciper d'une contrainte qui déjà leur pesait assez. e. Soit au début, soit ensuite, estimait-on que la « pénitence »devrait être périodiquement recommencée? Oui, probablement, mais la première « pénitence » — la grande épreuve — devait être beaucoup plus longue que les autres. Je me résume en deux mots : la semence était mauvaise, elle aurait dû normalement porter des fruits qui auraient épouvanté Saint-Cyran tout le premier ; mais les âmes qui la recevaient, se refusaient à sa croissance. Ames excellentes, malgré des misères qui n'éclataient pas encore, mais qui les travaillaient peut-être déjà. Nous reviendrons sur la plupart de ces points au chapitre de la Mère Agnès.

 

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Est-ce bien Saint-Cyran qui parle ainsi ?Mais sans doute. Dès qu'il cesse de se prendre pour un être extraordinaire, dès qu'il se résigne à n'écouter que le meilleur de lui-même, il dit d'excellentes choses (1). Ses vues sur la

 

(1) Mais toujours à surveiller de très près, car il n'a pas l'esprit juste. Que de maladresses, par exemple, et que de suppositions erronées, dans le passage suivant, d'ailleurs précieux parce qu'il nous montre un Saint-Cyran plus tendrement pieux, plus épanoui que celui de la légende ! « Celui qui va à la communion sans avoir une secrète joie dans le coeur, n'y est pas bien préparé, et si, en communiant et après avoir communié il ne ressent dans le coeur une double joie, il témoigne qu'il n'a pas été au banquet, à la noce et à la fête du ciel » Maximes... p. 52. Fausse direction et dangereuse. Il n'est pas donné à tous de ressentir cette joie que Saint-Cyran semble bien vouloir sensible. C'est là d'ailleurs une tendance commune aux spirituels jansénistes. La théorie des deux délectations les obsède.

 

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confession ne nous causeront pas moins de surprise (1).

b) La confession. — Vues mêlées, incertaines et peut-être contradictoires, comme tout ce qui est sorti de ce bizarre cerveau. J'avouerai mon ignorance. Il m'est impossible de définir exactement la réforme qu'on affirme qu'il voulait établir dans l'administration de ce sacrement. Regardait-il sérieusement l'absolution comme une formalité vaine, comme un geste perdu et même coupable, lorsqu'elle n'avait pas été précédée par un acte de contrition parfaite et par de nombreux e fruits de pénitence ? » On l'a dit, il l'a dit lui-même peut-être ou paru le dire (2). Sa vraie pensée à ce sujet n'en reste pas moins douteuse (3), car nous ne savons pas au juste ce qu'il entendait par « attrition » (4). Pour sa pratique ordinaire au confessionnal, peut-

 

 (1) Il est curieux de constater que Saint-Cyran, avait, sur l'âge de la première communion, presque les mêmes idées que S. S. Pie X. Voici une page de son catéchisme. « D. A quel âge faut-il communier ? — R. A rage de discrétion qui vient aux uns plus tôt qu'aux autres, comme SEPT, HUIT ou DIX ans et quelquefois plus tard, comme aussi QUELQUEFOIS PLUS TOT. — D. Est-on obligé de communier à cet âge de discrétion ? — R. Oui. — D. Les pères de famille sont-ils obligés de faire communier leurs enfants, leurs serviteurs et servantes, à cet âge de discrétion ? — R. OUI, pourvu qu'ils les aient instruits ou fait instruire auparavant. » M. Laferrière cite ce passage d'après une copie manuscrite. Les éditeurs jansénistes du Catéchisme l'avaient supprimé. Cf. Laferrière, op. cit., pp. 200, 201.

(2) Cf. à ce sujet Brucker, II, p. 343, sqq. L'interrogatoire de Vincennes roule presque uniquement sur ce point.

(3) L'exemple de Lancelot que nous avons apporté plus haut ne suffit pas a nous éclairer. En effet, dans le cas de Lancelot, Saint-Cyran n'avait pas à hésiter. Il y avait contrition parfaite, puisque le jeune homme poussait l'amour de Dieu jusqu'à renoncer pour de longs mois aux consolations de la communion (je parle bien entendu, comme parlerait Saint-Cyran). Il y avait fruits de pénitence, Lancelot s'étant retiré du monde.

(4) « Savez-vous bien que pour avoir l'absolution d'un péché véniel, il faut avoir une telle détestation de l'objet qui vous a fait pécher que vous soyez entièrement résolu de ne le plus aimer, de sorte que si vous aimez encore la vanité, par exemple, lorsque vous vous confessez, c'est comme si vous ne vous en confessiez point?» Qui parle ainsi ? Un jésuite et de marque, le P. Hayneufve (Méditations pour le temps des Exercices... Paris, 1645, p. 290). Peut-être Saint-Cyran ne voulait-il pas dire autre chose. Mais alors, demandera-t-on, pourquoi se donner comme le réformateur de la pénitence, ainsi qu'il l'a fait plusieurs fois ? Je réponds par la psychologie du personnage telle que l'on vient de la dessiner.

 

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être sommes-nous mieux renseignés. Interrogé par Laubardemont,

 

il se dit sieur Abbé (de Saint-Cyran) l'a tenu en pénitence, (ajoutant que) par ces mots il entendait : confesser une personne et remettre à lui donner l'absolution, jusqu'à ce qu'il eût une contrition parfaite... si le dit sieur Abbé ne l'avait pas traité de la sorte,

 

M. Le Maître, et sous la foi du serment répond :

 

Non. Que le dit sieur Abbé lui avait donné l'absolution toutes les fois qu'il l'avait confessé (1).

 

Pressé à son tour de s'expliquer sur ce point, Saint-Cyran

 

dit qu'il y a une seule chose qu'il confesse avoir fait quelquefois, qui est de différer de donner l'absolution sur le champ après la confession, mais dit... ne l'avoir fait qu'à ceux qui s'y sont portés volontairement et par eux-mêmes (2).

 

Peut-être biaise-t-il un peu. J'ai déjà dit qu'il fait une assez pauvre figure au cours de l'interrogatoire. Six mois de prison ne lui avaient ni débrouillé l'esprit ni donné du coeur. Pour ne pas dire la simple vérité avec une pleine franchise, pour jouer au plus fin, il se donne parfois l'air de mentir. Mais enfin ses moyens de défense ne sont pas mauvais. Il affirme par exemple qu'

 

il ne différait jamais l'absolution que lorsqu'on lui faisait des confessions générales.

 

De très orthodoxes, à cette époque surtout, en faisaient autant. Autre circonstance plus qu'atténuante :

 

et qu'il n'a jamais guère confessé que des personnes qui avaient

 

(1) Recueil..., pp. 6, 7. D'après cet interrogatoire, M. Le Maître communiait environ tous les huit jours (p. 9). II faut lire ces curieuses pages. Dans tout l'entretien, Le Maître a le beau rôle et traite Laubardemont comme celui-ci méritait de l'être.

(2) Ib., p. 65.

 

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de grandes difficultés et que c'était la raison pour laquelle on les lui présentait (1).

 

Mais « quel temps pour le plus, le dit répondant a a-t-il différé de donner l'absolution ?

 

A dit n'avoir point de temps, étant toujours prêt à donner l'absolution quand les pénitents le veulent, l'empêchement et le délai venant plutôt d'eux que de lui.

 

Ceci paraît un peu faible. Car enfin, c'est à lui, confesseur, de couper court aux scrupules du pénitent, si toutefois il y a scrupule au sens propre, ce dont après tout il reste seul juge. Ce qui suit est plus décisif:

 

Quand il a différé l'absolution du temps (quelque temps), il ne l'a jamais fait qu'une fois au regard d'une même personne après la confession de toute sa vie, la remettant depuis dans l'ordre commun,

 

Il pourrait à la rigueur s'en tenir là, mais il veut que la réponse porte et il continue. Il en dira trop selon moi. Le délégué du pouvoir civil qui l'interroge, un prêtre pourtant, non seulement lui laisse la parole, mais encore le harcèle de questions qu'aujourd'hui nous trouverions intolérables. L'étrange époque en vérité !

 

Dit qu'il s'en trouvera quelques-unes qui diront que lui répondant, les a souvent pressées de recevoir l'absolution, lesquelles ne l'ont jamais voulu, désirant de pleurer encore leurs péchés ; que de vingt cinq ou trente personnes que le dit répondant a confessées en sa vie et non plus, il s'en trouvera plusieurs qui diront qu'il les a absous sur le champ et que les autres avaient de tels empêchements qu'ils eussent mal fait de recevoir l'absolution et lui répondant de la donner (2),

 

La curiosité du juge n'est pas satisfaite :

 

Interrogé combien de temps pour le plus il a différé l'absolution, a dit.., que quand à lui, il a été toujours prêt de donner

 

(1) Recueil..., p. 75.

(2) Ib., p. 66, 67.

 

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l'absolution, et qu'il se souvient que quelques religieuses, comme soeur Marie-Angélique

 

Des noms! Il ne manquait plus que cela!

 

et autres, sont demeurées quelquefois trois ou quatre mois sans la recevoir et sans communier, quoique lui répondant, ait fait beaucoup de voyages pour les presser (1).

 

Qu'en pense t-on ? Ai-je tort de croire que s'il a dans la tête quelque vague dessein de réforme, lorsqu'il en vient à la pratique, il hésite, en bon prêtre qu'il est, et, somme toute, s'écarte à peine de l'usage commun. Plus facile peut-être que bien des confesseurs de son temps, mais aussi plus faible et plus imprudent. Qu'il ressemble donc peu à ce dictateur des consciences que Sainte-Beuve a tant admiré. Même à Port-Royal, il n'arrive pas à se faire obéir. Au reste sur ce point encore — point capital — Vincent de Paul l'a nettement défendu :

 

Interrogé si je ne lui ai pas ouï dire que c'est un abus de donner l'absolution incontinent après la confession, suivant la pratique ordinaire : je réponds ne lui avoir jamais ouï dire que ce fût un abus d'en user de la sorte. Mais l'expérience fait voir comme il entendait ce qui est dit en la dite demande, parce qu'il nous a fait faire la Mission dans les paroisses qui dépendent de son abbaye de Saint-Cyran, et nous a offert maintes fois un prieuré qu'il a auprès de Poitiers, pour faire de même dans l'évêché de Poitiers et chacun sait que nous (donnons l'absolution aussitôt après la confession et sans attendre que la pénitence soit faite et sans avoir exigé du pénitent un acte de contrition parfaite) (2).

 

Il choisit pour confesser dans les terres de son abbaye, des prêtres qu'il sait fidèles à la méthode commune, et il ne leur propose même pas d'essayer de sa réforme. Aurait-il peur de se compromettre aux yeux de Vincent ? Non, il lui a dit des choses beaucoup plus extraordinaires.

 

(1) Recueil..., p. 75.

(2) Coste, op. cit., p. 28.

 

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Se serait-il incliné devant l'expérience et la doctrine du saint? Non, il le traite au contraire en disciple et passablement chétif.

Ainsi, le grand réformateur, de quelque côté qu'on l'étudie, n'aboutit à rien de sérieux, à rien de durable. Si les choses eussent suivi leur cours naturel, Saint-Cyran, après avoir édifié, inquiété et amusé ses contemporains, aurait disparu sans laisser de trace. Son malheur et le nôtre ont voulu que l'héritage, obscur et caduc de ce visionnaire, fût exploité par un grand homme et par un parti puissant. Les velléités rigoristes de Saint-Cyran, solidifiées, si j'ose dire, systématisées, exagérées et faussées par l'auteur de la Fréquente Communion, sont devenues la charte du jansénisme, et sur le Port-Royal de Saint-Cyran, où l'on communiait deux fois par semaine, ont cru se régler plusieurs générations de sectaires, qui ne se hasardaient pas sans épouvante à communier une fois par an (1).

II. C'était bien toutefois une hérésie qui germait sourdement dans les arrière-conceptions, dans les aspirations crépusculaires de Saint-Cyran; mais ce n'était pas le jansénisme. Nous opposions tantôt les appréciations portées sur ce mystérieux personnage par deux des chefs du parti

 

(1) Ainsi pour le sacrement de Pénitence et les absolutions différées. La vague réforme que Saint-Cyran avait peut-être imaginée mais qu'heureusement il n'avait pas eu le courage de mettre en pratique, devint la règle des confesseurs jansénistes. Voici à ce sujet de curieux vers du P. Martial de Brives (Cf. Humanisme dévot, pp. 198-sol).

 

Qu'on apporte aux pécheurs l'ordinaire pardon

Sans suspendre jamais cet admirable don,

Qu'en l'excès seulement d'une extrême importance.

Mais quant à la conduite observée en ces temps,

Qui donnant pénitence aux pécheurs pénitents,

La leur fait accomplir avant que les absoudre,

Qui sèche et qui flétrit ce qu'il faut arroser,

Qui n'a que des discours de tonnerre et de foudre,

Il faut absolument l'éteindre et l'excuser.

 

Il la faut excuser, puisqu'elle a pour auteurs,

Et des prêtres dévots et d'habiles docteurs ;

Le désir est si bon que le ciel s'en contente.

J'ajoute qu'il la faut éteindre en l'excusant,

Puisqu'insensiblement nous voyons qu'elle augmente

Les désordres passés d'un désordre présent.

 

Parnasse séraphique, pp. 56 sq.

 

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catholique, Condren effrayé des hardiesses du novateur, Vincent de Paul se refusant à prendre au sérieux ces mêmes hardiesses, ou leur donnant un sens acceptable. A l'intransigeance du premier, nous semblions préférer l'indulgente exégèse du second. Telle n'était pas notre pensée. Pour nous, ils avaient également raison l'un et l'autre. Avec le P. de Condren, nous estimons Saint-Cyran fort dangereux ; avec Vincent de Paul, plus ou moins irresponsable, assez innocent. Tout dépend du point de vue auquel on se place. Homme d'action, réaliste, pragmatiste enfin au sens orthodoxe du mot, Vincent juge des idées par l'homme : il interprète et, au besoin, il corrige les extravagances de Saint-Cyran, en les essayant, si l'on peut dire, sur l'homme en chair et en os qu'il avait regardé vivre, et dont la conduite, loin de traduire, dans l'ordre des faits, ces extravagances, se dressait contre elles pour les contredire. Apologie incomplète, mais suffisante dans la circonstance. On lui demandait : est-il coupable, faut-il le punir? Et le saint répondait : non. Condren est un philosophe, un théologien, un gardien de la foi. Custos, quid de nocte ? Il sonde les ténèbres des intelligences et des coeurs, attentif à ces vagues poussées, à ces premiers tressaillements, qui annoncent la naissance d'une erreur, ou nouvelle ou renouvelée. Condren laisse l'homme, ses idées conscientes et ses intentions au jugement de Dieu,  nous ajoutons pour notre part, à celui des médecins. Bon ou pervers, responsable ou visionnaire, peu importe. Qu'il le sache ou non, qu'il le veuille ou non, il dit quelque chose, et de très grave; de ses propos, rapprochés les uns des autres, rattachés à leurs racines lointaines, se dégage une ébauche de système et très redoutable. Quel système ? Condren ne s'est pas expliqué là-dessus ; mais il n'est pas difficile de répondre. Saint-Cyran, à son insu, et certainement sans le vouloir, tendrait à substituer au catholicisme un christianisme purement intérieur, dans lequel on s'unirait directement à Dieu, sans recourir à la grâce

 

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des sacrements et sans dépendre de l'autorité de l'Église.

Un jour, raconte Lancelot, certain directeur « qui avait plus de réputation que de science » — c'est Vincent de Paul — « fit entendre à M. de Saint-Cyran que sa doctrine sur l'Église lui était suspecte. Sur quoi M. de Saint-Cyran lui demanda : « Mais vous-même, Monsieur, savez-vous bien ce que c'est que l'Église? » Cet ecclésiastique se contenta de dire que c'était la congrégation des fidèles sous notre Saint-Père le Pape, et M. de Saint-Cyran, sans s'expliquer davantage sur ce qui manquait aux lumières de cet ami, lui répliqua d'une manière grave et pleine d'autorité : « Vous n'y entendez que le haut allemand ». Ce n'est pas qu'il ne révérât en effet l'Église composée des Pasteurs dont le Pape est le premier, et des fidèles, mais il était affligé de ce que ce grand directeur ne connaissait pas mieux l'esprit et la majesté de l'Esprit de Jésus-Christ, lui qui conduisait beaucoup d'ecclésiastiques de mérite et qui aurait dû être en état de les instruire solidement, après s'être nourri lui-même, non plus simplement de ce que saint Augustin après saint Paul appelle le lait de l'enfance chrétienne, mais de ces aliments forts et dignes des parfaits, qu'on trouve dans les Saints Pères et dans les canons des anciens conciles. Car c'est là ce que M. de Saint-Cyran voulait lui faire comprendre... (à savoir) que pour bien juger de l'esprit de l'Eglise et même de la vraie doctrine, il ne suffit pas de voir ce qui se pratique communément, ou quelles sont les opinions les plus reçues dans les écoles modernes, mais qu'il faut... remonter aux sources toutes pures de la tradition la plus universelle (1). »

 

(1) Mémoires, II, pp. 301, 3o2. Je continue la citation pour montrer une fois de plus que le maître et le disciple avaient tout à fait perdu le sens du ridicule « Je crois que ce fut à l'occasion de cette personne (Vincent) que M. de Saint-Cyran fit sur les degrés de l'humilité un écrit qu'il nous communiqua... Il y parlait du danger qu'il y a à avoir plus de réputation, qu'on n'a de fond, ce qui fait quelquefois qu'une personne se trouve engagée dans des emplois qui sont beaucoup au-dessus de sa force ».

 

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Il ne faut que presser un peu ce verbiage pour arriver à des conclusions que certes ni Lancelot ni Saint-Cyran n'auraient acceptées, mais qui n'en restent pas moins logiques. Leur église n'est pas l'Église vivante et visible de Vincent de Paul. Saint-Cyran ne disait-il pas un jour en termes formels : « Je vous confesse que Dieu m'a donné et me donne de grandes lumières : il m'a fait connaître qu'il n'y a plus d'Église (1) ». Folie, mais qui n'est pas sans rejoindre, à travers les méandres de l'inconscience, des affirmations plus sérieuses. Il faut se souvenir, écrit-il,

 

que Dieu a réduit toute la religion à une simple adoration intérieure, faite en esprit et en vérité, et qu'ainsi, lorsque l'homme a reçu le don d'une telle adoration au dedans, la moindre action de charité et de piété au dehors est grande devant Dieu (2),

 

et qu'ainsi, ajouterons-nous, on peut assez commodément se passer des sacrements, se résigner à la disparition de l'Église. Il ne substituerait pas, comme on le répète, une religion de crainte à la religion d'amour, mais un individualisme mystique au catholicisme. Le grand Arnauld aboutirait à l'hérésie ou au schisme, Saint-Cyran à la négation même de l'Église et de toute église.

 

Par là s'expliquerait peut-être le malaise sourd qui perce dans les confidences de Saint-Cyran et dans beaucoup de ses écrits. Tout vrai catholique lui trouvera l'air d'un étranger et d'un étranger malheureux. Mélancolie très différente de celle de Pascal. Il n'est pas à charge à lui-même, content de soi bien plutôt. C'est — encore une fois, nous le poursuivons ici dans ces régions chaotiques

 

(1) Coste, p. 11.

(2) Brucker, II, p. 360. Ainsi, dans le Petrels Aurelius : « Obligationes novae legis ejusdem sunt naturae cum nova lege; nova autem tota interior est,  tota amoris, tota cum praceptis, institutis, ac obligationibs suis in cantate consistit » P. A. Opera, Vindiciae, Paris, 1645, p. 135.

 

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où le comprendre et le vouloir ne sont encore que d'imperceptibles semences — c'est le catholicisme qui l'assiège et qui le blesse : « l'adoration intérieure », esclave d'une autorité étrangère, soumise à des rites précis; des canaux officiels prescrits à la grâce; des conditions, une surveillance imposées par la créature aux visites du Créateur. Voilà bien au fond ce qu'il reproche à l'Eglise. Si elle ne s'interposait pas entre Dieu et lui, il la trouverait moins corrompue. De cette révolte implicite, et non pas d'une théologie puritaine, découlent ses vues sur les sacrements. Exiger pour que l'absolution soit valide, un acte préalable de pur amour, des fruits éclatants de pénitence, autant dire que l'absolution n'a pas d'efficace. La réconciliation s'est faite dans le silence et loin du prêtre. Ainsi du malade qui n'attend pas pour guérir la visite du médecin. On l'a dit presbytérien et non sans quelque apparence. Mais le presbytérianisme ne pouvait être pour lui qu'une étape. Fatalement on irait plus loin. Sainte-Beuve l'a bien pressenti. Saint-Cyran dans le Petrus Aurelius, dit-il, « sous air de maintenir la prérogative extérieure et les droits de l'Épiscopat... revenait en bien des endroits sur la nécessité de l'Esprit intérieur qui était tout. Un seul péché mortel contre la chasteté destitue selon lui l'évêque et anéantit son pouvoir. Le nom de chrétien ne dépend pas de la force extérieure du sacrement, soit de l'eau versée, soit de l'onction du saint-chrême, mais de la seule onction de l'Esprit. En cas d'hérésie, chaque chrétien peut devenir juge ; toutes les circonscriptions extérieures de juridiction cessent ; à défaut de l'évêque du diocèse, c'est aux évêques voisins à intervenir, et, à défaut de ceux-ci, à n'importe quels autres; cela mène droit, on le sent, à ce qu'au besoin chacun fasse l'évêque, sauf toujours, ajoute Aurelius, la dignité suprême du Siège apostolique; simple parenthèse de précaution. Mais qui jugera s'il y a vraiment cas d'hérésie ? La pensée du juste, en s'appliquant autant qu'elle peut à la

 

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lumière de la foi, y voit comme dans le miroir même de la céleste gloire. Ainsi se posait dans l'arrière-fond de cette doctrine, l'omnipotence spirituelle du véritable élu... Derrière l'échafaudage de la discipline qu'il se piquait de relever; Saint-Cyran érigeait donc sous main l'idéal de son évêque intérieur, du Directeur en un mot, ce qu'il sera lui-même en personne dans un instant (1). »

Admirable clairvoyance ! Comme il l'emporte sur le commun des profanes qui se mêlent de théologie. Mais pourquoi tourner court en si bon chemin? La logique du système ne laisse pas l'ombre d'un trône à cet e évêque intérieur» dont parle Sainte-Beuve, elle exige que le premier venu e fasse » et l'évêque et le prêtre. En effet il ne s'agit pas d'opposer la juridiction du directeur à celle de l'évêque ou du prêtre, mais l'indépendance absolue du chrétien intérieur, à n'importe quelle direction transmise par l'homme.

 

Vers la fin de sa vie, il avait pris une bizarre habitude qui peut-être se rattachait, dans l'arrière-fonds de sa pensée, aux tendances que l'on vient de dire. Le dimanche, ne pouvant plus célébrer la messe à cause de ses infirmités, il venait à Saint-Jacques du Haut-Pas, sa paroisse, où il se mêlait, non sans quelque ostentation, à la foule des laïques. Avec eux, il allait à la sainte table. Un surplis rappelait toutefois sa dignité et faisait éclater sa condescendance. Ce n'est là manifestement qu'un indice, et beaucoup moins grave que tant et tant de paroles anarchistes répétées par lui avec une insistance troublante. Qu'on

 

(1) Port-Royal, I, pp. 318, 319. C'est l'auteur qui souligne. Cette note ne figurait pas dans les premières éditions. Ce seul exemple nous avertirait de l'extrême intérêt que doivent présenter les notes du Port-Royal. — Il va du reste sans dire que cette interprétation du Petrus Aurelius n'est pas acceptée par les apologistes de Saint-Cyran. D'un tel écrivain — nous l’avons bien vu — l'on peut toujours tout expliquer. Et puis, je tiens à le répéter, nous ne saurons sans doute jamais dans quelle proportion Saint-Cyran est responsable du Petrus Aurelius, oeuvre singulière à laquelle Jausenius, Barcos et d'autres semblent avoir très activement collaboré.

 

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veuille bien se rappeler la folle scène devant la porte de Maubuisson : M. de Saint-Cyran, assailli par une pensée « épouvantable » qu'il ne veut pas dire, qu'il dit pourtant. Je crois volontiers qu'en de telles crises, le vrai Saint-Cyran, l'illuminé, le mystique individualiste et asacramentaire, faisait explosion.

 

Ni église, ni prêtre, ni dogme, rien que Dieu et moi. Il semble du moins que l'on ait le droit de construire ainsi la philosophie religieuse qui s'agite, à l'état de larve, dans les dernières retraites de cette conscience : philosophie encore trop informe et trop débile pour maîtriser la pensée consciente de Saint-Cyran, assez active déjà néanmoins pour inspirer à ce docteur étourdi quelques sacrilèges boutades et pour entretenir chez lui une inquiétude éternelle.

Je tâche de l'ausculter à fond et je le harcèle en conséquence. A Dieu ne plaise toutefois que je prétende le tenir. Le système qu'on vient d'exposer n'est après tout qu'une construction de notre esprit. Il y a dans les écrits de Saint-Cyran des textes sans nombre, formels, éclatants, qui justifieraient une construction toute contraire. Pourquoi d'ailleurs ne lui laisserions-nous pas le bénéfice de ses impuissances naturelles et de ses manies ? Qu'on doive le tenir pour un maître dangereux, je l'ai assez dit, mais que la philosophie destructive que l'on tire, et très logiquement, de ses propos inconsidérés, réponde aux désirs, aux appels de sa pensée, de sa vie profonde, cela ne me paraît que probable. Comme novateur, même inconscient, on a peine à le prendre si fort au sérieux. Les fâcheuses semences que nous allions chercher dans les plus intimes replis de son être, n'ont peut-être fait que traverser, pendant quelques minutes de fièvre ou d'irritation, la surface de son esprit. Pour peu qu'on l'ait  pratiqué, l'on reste moins effrayé de ses hardiesses que déconcerté par ses enfantillages. Trouver un sens quelconque à tel ou tel de ses oracles, pour ma part j'y ai renoncé. Quoi de

 

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plus simple cependant que les sujets qu'il traite, la vie chrétienne, les sacrements, la sainteté du sacerdoce! Un profane se résigne à ne pas tout comprendre d'Emmanuel Kant, mais non, d'une lettre sur la communion (1). Que s'il en est ainsi de certains de ses écrits, à plus forte raison lui arrivait-il, en conversation, de parler sans bien s'entendre lui-même.

Il avait du reste la rage de contredire. Donnez-lui n'importe quel truisme, la  définition de l'Église par exemple ; il répondra que vous n'y entendez goutte. Censurez Calvin ; il lui trouvera du bon, ce qui ne l'empêchera pas, une fois seul dans sa chambre, d'exorciser les livres de Calvin avant de les lire. Un mot lâché ne revient pas. Les extravagances de Saint-Cyran appartiennent donc à l'histoire. Libre à nous de les méditer, mais enfin il ne faut pas oublier que ce prophète parle quelquefois des choses les plus augustes avec une légèreté prodigieuse. Quant à mettre en système ces extravagances, peut-être, — je dis peut-être — est-ce leur faire beaucoup trop d'honneur.

III. Des deux Saint-Cyran, celui dont nous venons de voir l'auréole s'éteindre, ne mérite guère que notre pitié. Reste le « grand serviteur de Dieu », que vénérait sainte Chantal, le beau génie religieux, qui, s'il n'a pas tenu toutes les promesses d'une élection manifeste, n'en garde pas moins, dans le témoignage qu'il rend aux réalités invisibles, cet accent particulier que nul art humain ne saurait contrefaire et qui remue si étrangement les coeurs.

Le meilleur Saint-Cyran, le seul bon, est avant tout, est presque uniquement un solitaire, un méditatif, un homme d'oraison. Se recueillir, prier est la seule occupation qui le satisfasse tout à fait. Mégalomanies, rêves de réforme, le reste l'amuse un instant, le fatigue bientôt, ne le

 

(1) Cf. entre autres, Lettres chrétiennes, III, pp. 188, 193 ; 216, 218, où il traite de la « disposition à la communion selon le premier ordre de Jésus-Christ ». Il n'oublie que de définir ce « premier ordre ».

 

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possède jamais. Pour subjuguer des âmes sans nombre, il n'avait qu'à se montrer. Il ne l'a pas fait. Je le reconnais, de deux solitudes, il choisit volontiers la plus en vue, heureux que d'en bas plusieurs aperçoivent son buisson ardent, et, quand il descend de sa montagne, il prend volontiers l'air et le ton du prophète ; enfantillages auxquels nous devions donner leur vrai nom, puisqu'on s'obstinait à bâtir sur un aussi fragile fondement une légende trompeuse ; mais enfantillages qui ne doivent pas nous cacher le sérieux profond de toute une vie de prière.

Cette vie intérieure rappelle curieusement le contraste que nous avons déjà remarqué. Façade pompeuse, disions-nous de lui, derrière laquelle apparaît une créature de faiblesse. Il a tout de même, si l'on peut ainsi parler, comme une prière de façade, sérieuse sans doute et véritablement dévote, mais trop magnifique et trop encombrée. Prière du docteur ou plutôt du poète, qui s'agite, qui se grise un peu de son propre génie et qui s'en impose à lui-même. L'autre est moins sonore et de moins d'éclat. Toute paisible et douce, elle s'abandonne en silence aux mouvements de la grâce. Elles ne s'opposent pas l'une à l'autre ; elles doivent au contraire s'accorder; la première n'étant que la préparation de la seconde, portique solennel ouvrant sur l'humble auberge des pèlerins d'Emmaüs.

La première, que nous pouvons reconstituer d'après les lettres de Saint-Cyran, est proprement une méditation lyrique et passionnée. « On ne saurait lire les livres saints avec attention qu'on ne prie» (1), disait-il, non sans un retour sur lui-même, car il ne se perd jamais de vue. Sauf pendant la première période de sa vie, il ne demande d'abord en effet à ses immenses lectures que de nourrir sa dévotion. Nulle curiosité spéculative, il ne veut que s'édifier par de grandes idées religieuses. Ce travail, aidé par une érudition patristique que le P. Rapin lui-même jugeait

 

(1) Maximes…,  p.339

 

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prodigieuse, porte la marque de son esprit, élevé, puissant, mais chaotique, inégal, d'une justesse plus que douteuse, porté aux ingéniosités puériles. Du plus haut sublime il tombe dans la platitude. Ou bien il s'attarde à des subtilités compliquées, presque inintelligibles et que l'on devine ou très peu sûtes ou tout à fait vaines.

Trop de pensées, à peine effleurées pour la plupart et que nul lien sérieux ne rattache les unes aux autres (1).

 

(1) C'était son orgueil : une seule de ses conférences ou de ses lettres pouvait suffire aux méditations d'une longue vie. Il le disait à Lancelot ( cf. p. 47). Cf. Lettres, III, p. 231. Pour étudier ces amalgames de pensées, que l'on prenne, entre vingt autres, la longue lettre à une novice qui était prêle de faire profession, III, p. 219. 267. Voici un passage : Ne craignez pas le diable, « il n'emportera pas la moindre herbe de votre terre, tant s'eu faut qu'ils approprie le moindre cheveu de votre tête, puisque vous êtes à la veille de les consacrer tous à Dieu comme un holocauste, sans (remarquez ici le vol éperdu du bourdon fonçant sur une autre vitre) violer pour cela, dans la suite de votre vie, le commandement de l'Apôtre, qui veut que la fille et la femme prient Dieu, la tête couverte, et que leurs cheveux leur servent de voile et de couverture, parce qu'en échange des vôtres, vous recevrez un autre voile de Dieu par la main de l'évêque (faux sens et surtout incohérence effarante. A une autre vitre :) Car on ne saurait rien donner à Dieu qu'il ne le rende au double an même instant : ce qui nous est représenté tous les jours au sacrifice de la messe, où le prêtre reçoit de la main de Dieu le corps de Dieu même aussitôt qu'il le lui a offert ». C'est ainsi qu'il prend son élan et qu'il bat des ailes jusqu'à ce que — je ne dis pas sa raison — mais son imagination échauffée le soulève enfin et le simplifie. Il faut voir la suite, compliquée, excessive toujours, mais plus une. « Le moyen principal pour vous défendre contre les attaques... des démons, est votre voile. Il ne faut que le regarder d'un clin d'oeil, ou le toucher du petit doigt, pour donner la chasse à toutes les armées de l'enfer… Moyse, intercepté entre les morts et les vivants pour arrêter le feu, n'a pas plus fait que fait ce voile... Que le diable donc fasse la ronde... il ne saurait vous nuire tandis que vous vivez sous l'ombre de votre voile et dans une sainte maison où il y a plusieurs voiles... (autre bond). Que si, en pleine mer, la vue des voiles d'une flotte donne souvent de la frayeur à deux ou trois vaisseaux qui naviguent seuls, qui peut douter que les dénions, qui n'entrent jamais qu'eu petit nombre dans les maisons de Dieu, où il y a toujours des armées qui campent, comme il est dit dans la Genèse, au dedans et au dehors, ne soient épouvantés par ce nombre de voiles toutes pleines de mystères qu'ils ont en horreur ». L'image des deux ou trois vaisseaux effrayés par les voiles de toute une flotte, lui a rappelé que les diables ne vont jamais qu'eu petit nombre dans les couvents. Nouveau motif qui l'enchante et qu'il se hâte de traiter, non sans le compliquer à sa façon. « Car les démons n'ont nulle part aucune consistance, changeant toujours de place comme des oiseaux volages : mais les deux lieux qu'ils abandonnent plus promptement sont l'enfer qu'ils fuient tant qu'ils peuvent comme leur prison, et les maisons saintes, d'où la foi des mystères a plus de pouvoir de les chasser que les anges même » III, pp. 23o-237. C'est ainsi que Saint-Cyran parlait à Port-Royal, et quand on a tout dit, on est bien obligé de reconnaître qu'une telle parole devait fortement impressionner des religieuses. Pour ceux qui se persuadent qu'il n'eut pas d'autre souci que de janséniser ces pauvres filles, ils feront bien de méditer ce dernier passage : « Sans violer le silence intérieur ou extérieur, celui de la bouche ou celui du coeur, c'est-à-dire, sans paroles et presque sans pensées, vous pouvez, par le seul attouchement de votre voile, dissiper toutes les illusions, les tentations et les calomnies les plus secrètes du diable », III 242. J'ai souligné presque, que je crois interpolé, Saint-Cyran n'ayant pas l'habitude de cet adverbe.

Quelques-unes de ses directions, beaucoup moins compliquées, gardent une originalité assez aimable. Il disait, par exemple, à la soeur Marie-Eugénie Arnauld : « Lorsque l'on est obligé de veiller sur les actions des autres.. (il faut) excuser tout ce qui se peut excuser, et quand cela ne se peut pas, attendre que l'on ait fuit trois fois la même faute, auparavant que de la dire, et alors le faire en un mot ». Toujours charmante, la soeur Eugénie ajoute : « Ce que j'ai reconnu venir de l'Esprit de Dieu, ayant vit que les mêmes fautes ne se faisaient Isis trois fois, et qu' ainsi il d'état pas besoin d'en parler ». Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal, III, p. 373. N'est-ce pas une perle de la plus belle eau ?

 

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Aucune suite, aucune harmonie : les dix doigts au hasard, et le coude même, sur le clavier. Bref on s'explique sans peine que Bossuet n'ait trouvé que galimatias dans cette spiritualité que traversent pourtant de si beaux éclairs et qu'anime une religion si profonde. Quel service, pour une fois, ses amis de Port-Royal ne lui ont-ils pas rendu, lorsqu'ils ont extrait de ses lettres fastidieuses, les thèmes les plus riches, les plus éclatants ou du moins les plus graves, un millier de Maximes saintes et religieuses. Livre bien nommé et qui, réduit de moitié, serait un trésor. Qu'on en juge sur deux de ces extraits. Le premier est une maxime au sens ordinaire du mot. On y trouve la quintessence de longues réflexions sur la vaine gloire.

 

Il faut faire comme mourir les bonnes oeuvres en Dieu, en se retirant dans la solitude, après les avoir faites, puisque c'est le seul moyen de leur donner leur dernière perfection. Car la mort qui se fait en Dieu est une vie et pour les tunes et pour les corps et pour les bonnes oeuvres.

 

 

Voici maintenant la même pensée, magnifiquement développée dans la prière.

 

Je ne suis rien devant vous et vous êtes tout devant mes yeux ; je me trouve encore un néant après être sorti par votre double miséricorde du double néant de la nature et du péché;

 

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et je porte incessamment l'un et l'autre dans moi-même par la continuelle défaillance que je sens.

Je vous vois en figure dans l'océan et vous êtes la vraie mer infinie de l'être de la nature et de la grâce, non une mer nubile et coulante, mais immobile et permanente. En tous les siècles éternels, vous répandez vos eaux volontairement et comme il vous plaît et les retirez de même, faisant faire à votre esprit des flux et des reflux ineffables et divins dans les âmes que vous aimez, et il n'y a point d'autre vent qui souffle dans cette nier infinie que cet Esprit divin. Je vois de mes yeux que les eaux qui croupissent et cessent tant soit peu de couler sur la terre et dans leurs canaux, se corrompent. Ce qui me fait craindre que si mon âme retient un seul moment vos eaux et vos grâces sans les faire retourner vers leur origine, ce moment auquel elles s'arrêteront en moi ne cause de la corruption dans mon âme. Car au lieu que les eaux des fleuves du monde en s'arrêtant se gâtent elles-mêmes et non pas le canal par lequel elles coulent, celles des fleuves de votre grâce ne se gâtent jamais elles-mêmes en s'arrêtant, mais seulement le canal, c'est-à-dire, l'âme où elles s'arrêtent.

Je reconnais, mon Dieu, par de notables expériences qu'il est plus difficile de faire remonter vers vous la grâce de l'âne qui l'a reçue, c'est-à-dire vers la source, par un humble remerciement, que de l'attirer dans l'âne vers l'oraison ; et qu'ainsi ces rejaillissements vers la source sont de plus grandes grâces que ces effusions hors de la source. C’est pourquoi je vous demande cette unique grâce qui contient toutes les autres, que votre grâce ne s'arrête point en moi ; qu'elle n'y descende jamais que pour remonter vers vous ; et qu'elle ne remonte jamais en vous que pour descendre encore en moi, afin qu'éternellement je sois arrosé de vous et que vous soyez comme arrosé vous-même des eaux que vous verserez dans mon cœur (1).

 

Ni Bossuet, ni Pascal, je le veux bien, mais une variété particulière de sublime et qui ne le cède à aucune autre. Le sublime à la Saint-Cyran, massif, lent, subtil, toujours aux confins de l'outrance, unique néanmoins par un je

 

(1) Maximes..., pp. 129 ; 127-129. Nous n'avons pas le texte brut qui devait être fort mal écrit, mais ni les idées ni le mouvement ne viennent de Port-Royal. Les éditeurs n'ont prêté à Saint-Cyran que leur style — et l'on voit une fois de plus que celui-ci n'est pas janséniste.

 

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ne sais quel mélange d'intensité religieuse et d'humanité. L'auteur de cette élévation, bien qu'il ne respire que Dieu, reste fraternellement des nôtres, un être de chair et de sang, aussi peu aigle que possible. Si haut qu'il s'élève au-dessus de nous par son génie et par sa fui, son humble ferveur le rapproche de notre misère, elle pénètre ceux-là mêmes qui n'entendent qu'à demi ces fortes pensées, elle les invite à prier avec lui et comme lui.

On a pu voir sur ce bel exemple que la méditation de Saint-Cyran est bien moins d'un théologien ou d'un philosophe que d'un poète. Quoi qu’en ait dit Sainte-Beuve, il ne paraît pas plus abstrait que François de Sales. Peut-être même pourrait-on montrer qu'il ne pense que par images. Par où s'expliqueraient et la splendeur et les à peu près doctrinaux de son oeuvre. Chose plus curieuse et qui le distingue de la plupart de ses contemporains, il emprunte ses images, non seulement aux grands spectacles de la nature ou à la Bible, mais encore à la tradition et à la vie catholique. Il attrait mieux compris le Génie du christianisme que n'auraient fait Bérulle, Pascal, Bossuet, et Fénelon. Qu'on lise, de ce point de vue, une mince brochure de lui qui a pour titre : Raisons de la cérémonie et de la coutume ancienne de suspendre le Saint-Sacrement dans les églises au-dessus du grand autel. La colombe eucharistique entre ciel et terre ; la crosse « qui sort de l'autel en s'élevant », qui a se courbe après et se tourne en bas » ; « au bout de la crosse, l'ange qui tient la colombe dans ses mains » ; « le petit pavillon qui la couvre presque de toutes parts » : autant de symboles que Saint-Cyran développe avec une dévotion minutieuse et ravie (1). Son primitivisme que l'on a cru puritain, n'était peut-être qu'une première ébauche du romantisme.

 

(1)  « Cette manière de suspendre au haut des autels le saint ciboire », le P. Rapin estime qu'on voulait  l’ « introduire pour rendre la communion du peuple plus difficile en la faisant dépendre de ces sortes de machines pour en détourner les fidèles ». Mémoires, I, p.  28. On ne comprend pas chez un homme de sens, un tel parti pris.

 

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Pourquoi faut-il qu'un tel homme ait manqué sa vie ?

Saint-Cyran n'est donc pas l'inerte illuminé que nous ont présenté certains critiques (1). Sa vie intérieure laisse une large part aux activités de l'esprit et sa direction fait de même. Assurément les religieuses qui recevaient de lui des sujets de méditation, n'auront pas trouvé qu'il fit jeûner leurs facultés intellectuelles. Je crois plutôt qu'elles auront souffert quelquefois du surmenage qu'il leur imposait. Aussi bien ce travail, prière déjà, mais insuffisante, n'est-il qu'un acheminement aux divers degrés de la véritable prière. Cette dernière doctrine, d'ailleurs très simple et très attachante, nous livrera,  je le crois, le secret de Saint-Cyran.

« Il était, nous dit Lancelot, tout à fait opposé aux grandes méditations qui ne sont que des efforts de l'esprit humain et qui ne se font que par art et par méthode avec une contention qui fait mal à la tête ». A tous, mais plus encore aux commençants, aux convertis, il recommandait une autre méthode qu'il appelait « celle du pauvre » et qu' « il aimait particulièrement ».

« Dans cet état on ne fait qu'exposer ses plaies et ses nécessités à Dieu, afin qu'il lui plaise seulement de les regarder, comme les véritables pauvres qui parlent souvent plus en exposant leurs misères aux yeux des passants que ceux qui nous importunent par leurs empressements et leurs discours. C'était, ce semble, la disposition de David lorsqu'il disait : Deus, vitam menin annuntiavi tibi, posuisti lacrymas meas in conspectu tuo... et ailleurs : Respice in me et miserere mei, quia unicus et pauper sum ego... Les Psaumes sont pleins de ces oraisons de pauvre, et l'âme qui est affligée se doit estimer heureuse de se pouvoir seulement tenir en la présence de celui que la foi lui

 

(1) « Il n'indique, écrit le P. Brucker, ni ne prescrit aucun exercice des facultés actives et particulièrement de la raison. Le raisonnement, appliqué aux choses religieuses, n'est-il pas l'ennemi de la foi et de la vertu? » Brucker, II, p. 371.

 

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apprend être toute sa force et tout son refuge. Ainsi M. de Saint-Cyran disait qu'en cet état il suffisait de se présenter devant Dieu avec foi et humilité et de le laisser faire' a.

Saint Augustin, saint Bernard, saint François de Sales, tout le monde enfin l'avait déjà dit. Ce qui est nouveau et révélateur, c'est d'insister constamment sur cette humble méthode; c'est de l'enseigner dans une Théologie familière, dans un catéchisme à l'usage de la jeunesse et des ignorants. « Ne peut-on pas encore prier Dieu en quelque autre manière, demande la Théologie familière de Saint-Cyran ? Et elle répond :

 

Oui.., nous pouvons encore prier en nous présentant simplement à Dieu comme mendiants, sans lui rien dire, lui montrant seulement nos maux et notre misère, comme les pauvres se tiennent couchés dans les rues sans parler, exposant leurs plaies et leur pauvreté aux yeux des passants (2).

 

Jusqu'ici nul quiétisme. Le mendiant qui e s'offre », qui « se montre », s'il ne parle pas, n'en produit pas moins une foule d'actes. Loin d'être paresseuse, l'attente est au

 

(1) Mémoires, II, pp. 37, 39. Ce chapitre de Lancelot « De la manière de prier de M. de Saint-Cyran » et, plus encore peut-être, l'addition dans laquelle Lancelot décrit longuement sa propre prière, sont tout à lait dignes d'attention. Je les recommande aux spirituels d'aujourd'hui que passionne la très délicate question des « méthodes d'oraison ». Saint-Cyran que nous avons vu d'ailleurs si méditatif, et Lancelot, sont très hostiles aux « méthodes nouvelles », c'est-à-dire, pour parler franc, à la méthode des Exercices spirituels. « Prétendre que les méthodes d'oraisons et les divisions de points puissent rendre quelqu'un homme de prière, c'est faire dans la vie spirituelle, comme feraient dans la rhétorique et dans la philosophie, ceux qui prétendraient que pour bien raisonner, il soit avantageux de promener son esprit par les règles de logique et les formes de l'argumentation. La vraie prière aussi bien que la véritable éloquence ne peuvent venir que du dedans; et comme la solidité d'un bon esprit contribue infiniment plus à bien parler que toutes les règles... de même la fidélité à écouter Dieu est infiniment plus utile pour bien prier que toutes les méthodes ». Lancelot, II. p. 5o. Il est piquant de voir Lancelot, le grammairien, l'auteur des Racines, on révolte contre l'ancienne rhétorique, contre les « règles ». Le vent soufflait de ce côté-là, beaucoup plus qu'on ne le croirait. Qu'on lise par exemple la rhétorique du P. Lamy, chère à Malebranche.

 

(2) Oeuvres chrétiennes..., IV, p. 43. La Théologie familière que nous citons, commence à la page 79 de ce volume et à une pagination particulière.

 

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contraire prodigieusement active, les psychologues le savent bien (1).

Ce stage de mendicité spirituelle doit occuper les premiers mois qui suivent la conversion. Dans sa retraite, écrit Saint-Cyran, le nouveau candidat à la perfection.

 

se présentera à Dieu, soit assis ou à genoux ou debout de temps en temps, selon qu'il se trouvera mieux disposé (2), sans faire aucune chose que le regarder de coeur, sans dire aucune parole, s'il ne s'y trouve porté et, se tenant devant lui un demi-quart d'heure, plus ou moins, en vrai mendiant. Car c'est la première prière d'un homme qui vient de loin (3).

 

Il revient toujours à cette méthode, qui sans doute l'aida souvent lui-même dans ses heures d'accablement. Quand il veut la recommander, tout parle chez lui. e Une fois

 

(1) Cf. à ce sujet, une page curieuse de Th. de Quincey. Pendant les guerres de l'Empire, Wordsworth et de Quincey, impatients d'avoir des nouvelles, allaient à la rencontre du courrier. Ln jour que ce dernier se faisait attendre encore plus qu'à l'ordinaire, Wordsworth s'étendit tout de son long sur la route, et l'oreille contre terre, pour entendre plus tôt le bruit lointain des roues. Le courrier ne vint pas ce jour-là. De Quincey vit alors le poète se relever lentement, les yeux fixés sur une étoile et comme eu extase. Lui ayant plus tard demandé ce que cela voulait dire, Wordsworth répondit ou à peu près : «J'ai souvent remarqué que lorsque notre attention a été énergiquement tendue dans le sens d'une observation quelconque et d'une attente passionnée, si, au moment même où elle commence à se détendre, un bel objet nous frappe, il nous subjugue d'une façon toute particulière. Ainsi tantôt, j'étais là, l'oreille contre terre, à guetter le bruit des roues. Puis lorsqu'il m'a fallu abandonner tout espoir, au moment même où mon attention commençant à se relâcher, je me suis levé pour le retour, une étoile brillante a soudain frappé ma vue, et m'a pénétré d'un sentiment de l'infini mais intense et tel que je ne l'aurais pas éprouvé dans d'autres circonstances ». Puis il continue, donnant d'autres exemples. (De Quincey, Literary Reminiscences ch. XV.) J'ignore si les psychologues ont analysé des expériences analogues. Mais en tout cas, il doit se passer quelque chose de plus ou moins semblable dans la « prière du pauvre » et dans beaucoup d'autres prières, la grâce se pliant volontiers aux mouvements de la nature.

 

(2) Saint Ignace parle de même dans les Exercices.

 

(3) Brucker, II, p. 349. Il dit ailleurs au sujet d'une postulante a Je la chargerais de se présenter à Dieu dans l'église chaque fois qu'elle viendra et de se mettre tous les jours trois fois devant Dieu chez elle, le matin à 5 heures, à midi, à 5 heures, pour lui dire : Mon Dieu, je vous prie de me conduire fans mon dessein, par l'intercession de la Sainte-Vierge. Rien davantage, et puis baiser la terre. Et à chaque fois qu'elle verra lever le corps du Fils de Dieu à la messe après l'avoir adoré, elle fera la même prière et baisera la terre dans l'église, même devais tout le monde ». Brucker, II, pp. 37o, 371.

 

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M. de Séricourt le supplia de lui apprendre à prier, lui disant que comme il sortait de la profession des armes, il avait plus besoin de cette instruction que les autres. M. de Saint-Cyran lui répondit plus par action que par paroles : il ne fit autre chose que joindre un peu les mains, baisser un peu la tête et lever les yeux vers Dieu et il lui dit : « Il ne faut que faire cela, Monsieur ; car il suffit que nous nous mettions humblement devant Dieu et que nous nous estimions trop heureux qu'il nous regarde ». Et M. de Séricourt en me rapportant ceci me dit qu'il avait paru un tel recueillement sur le visage de M. de Saint-Cyran dans cette rencontre passagère, que cela l'avait plus touché et lui avait plus imprimé le sentiment de la prière que tous les livres du monde (1). »

Mais ce n'est là que le premier degré de la prière parfaite. A l'humilité de ce pauvre qui se contente de la dernière place, Dieu répond d'ordinaire par une invitation à monter plus haut :

 

Les paroles, les désirs, les bons mouvements et le reste de l'oraison viendra après, selon qu'il plaira à Dieu de regarder son mendiant et de l'exaucer dans cette grande pauvreté qu'il lui aura offerte quelque temps, en humilité de coeur. Car il n'y a que l'Esprit de Dieu qui nous fasse prier selon qu'il entre et droit en nous (2).

 

En effet nous ne monterons jamais de nous-mêmes à degré supérieur que Saint-Cyran appelle contemplation, sans du reste préciser ce qu'il entend par ce mot.

Fort de l'autorité de saint Paul, « M. de Saint-Cyran nous faisait remarquer que c'était l'Esprit-Saint qui formait la prière en nous, car Dieu est si grand et si saint qu'il ne peut y avoir rien autre chose qui lui soit proportionné que son Esprit même »

 

(1) Mémoires, II, p. 41.

(2) Brucker, II, p. 349.

(3) Mémoires, II, p. 4o.

 

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Parvenue à ce point, une méditation trop laborieuse, loin de hâter la visite divine, la retarderait plutôt.

« Il ne croyait pas que l'on tint faire quelque effort pour s'appliquer à quelque point ou à quelque pensée particulière, qu'autant que Dieu nous la mettait dans le cœur parce que la véritable prière est plutôt un attrait de son amour, qui emporte notre coeur vers lui et nous enlève comme hors de nous-mêmes, que non pas une occupation de notre esprit qui se remplisse de quelque objet quoique divin, de sorte que quelquefois, comme il le disait souvent, lorsqu'on croit avoir moins prié et qu'effectivement on a eu moins de pensées, c'est alors que l'on a le plus prié, si l'âme s'est plus humiliée et si le coeur a été plus touché de son amour (1).

Non pas qu'il prêchât le moins du monde une oraison de torpeur :

« Il disait qu'on pouvait se servir de l'Evangile ou de quelque endroit des Psaumes, pour commencer à se recueillir, lorsque l'on est un peu distrait, c'est-à-dire, — et la distinction est tout à fait remarquable — non pour fournir à notre esprit matière d'oraison, mais plutôt pour le séparer de ses propres pensées, en écoutant l'Esprit de Dieu (2). »

Ainsi l'on évite d'un côté, l'inaction des quiétistes et de l'autre, cette agitation intellectuelle qui risque de faire obstacle aux mouvements de la grâce. Mais enfin, rien n'est plus simple, plus suavement tranquille que cette prière.

 

Jésus-Christ n'a pas moins réduit en abrégé les opérations de la charité que les paroles de la vérité et il y a un repos qui est aussi agréable à Dieu que toutes les oeuvres et les occupations, comme il y a un silence qui lui plait autant que tous les discours (3).

 

(1) Mémoires, II, pp. 44, 45.

(2) Ib., P. 49.

(3) Maximes, p. 156.

 

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D'où vient que pour Saint-Cyran les deux vertus essentielles du chrétien intérieur sont, non pas comme on l'a cru, la crainte et la pénitence, mais bien le silence et la flexibilité, c'est-à-dire la souplesse aux inspirations divines (1).

 

Il y a mille moyens pour nous perdre, et il n'y en a qu'un pour nous sauver, savoir l'humilité qui n'a point de plus fidèle compagnie que le silence sans lequel elle ne saurait subsister, parce que toutes les autres vertus reposent dans le silence comme dans leur lit

S'il envoie si volontiers ses pénitents au désert, c'est moins pour les mortifier que pour leur faire trouver Dieu dans le silence. Plus que des ascètes, il veut former des contemplatifs. (2)

 

Le silence et la retraite sont deux moyens qui attirent l'esprit de Dieu qui seul prie en nous (3).

 

Silence extérieur, bouche close, cela va sans dire, mais aussi pour aider le silence intérieur, la suspension du travail de l'esprit ou du « discours », au sens des mystiques.

 

Notre mal étant venu de la tête, par les cieux parties qui y résident, qui sont la raison et la langue, qui veut remédier à tout le reste n'a qu'à bien régler sa langue et sa raison, ce qu'il fera, s'il s'empêche d'être curieux et discoureur, pour ne pas dire raisonneur. Il n'y a pas de règlement plus universel, il renferme tous les autres. C'est la cause pourquoi saint Augustin se plaint d'être obligé par sa charge de parler des choses de Dieu dans l'Eglise. Il le fait si souvent que j'en ai dressé autrefois un cahier (4).

 

La cause aussi pourquoi Saint-Cyran lui-même fuit, non seulement tout ministère actif, mais encore toute spéculation

 

(1) « Faire pénitence et s'efforcer par là d'assurer sa prédestination, c'est en quoi se résume la vie chrétienne selon Saint-Cyran. Aux âmes même consacrées à Dieu, il ne proposera pas un autre idéal ». Brucker, II, p. 362. Cela ne me paraît pas exact.

(2) Maximes, p. 87.

(3) Ib., p. 339.

(4) Brucker, II, pp. 36o, 361.

 

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proprement dite (1). Et ce « cahier » ! N'allons pas le négliger ! En vérité la jolie façon, personnelle, intelligente, déjà moderne et néanmoins toute dévote de lire les Pères.

L'autre vertu sur laquelle Saint-Cyran insiste beaucoup aussi, se distingue à peine du silence intérieur. Elle porte un nom que plusieurs s'étonneront de trouver sous la plume du rigide et farouche réformateur. On oublie toujours que François de Sales est un de ses modèles préférés.

 

La flexibilité est un effet de ce coeur de chair que la grâce forme en la place du coeur de pierre et endurci qu'elle détruit. Il n'y a point de marque plus grande d'une véritable conversion due d'être susceptible de toutes les bonnes inspirations et avis qui nous viennent de Dieu et de la part de ceux qui nous tiennent sa place en ce monde...

Je ne crois pas qu'il y ait de règle plus importante ni plus universelle et j'admire que l'Eglise demande au Saint-Esprit pour ses enfants, qu'il lui plaise de les rendre flexibles (Flecte quod est rigidum) et de leur ôter cet esprit de roideur qui les empêche de lui obéir avec facilité en toutes les occasions. Je le lui demande tous les jours dans mon coeur afin qu'il le rende comme un ciel, le rendant aussi mobile à son égard, eu toutes les occasions, que le ciel qui environne toute la terre l'est à l'égard de l'ange qui lui donne le mouvement et qui le roule sans cesse (2).

 

A plus forte raison cette flexibilité est-elle nécessaire dans la prière.

 

(1) La soeur Eugénie Arnauld, si intelligente, l'avait bien remarqué ; a Ce que j'ai reconnu de fort varticulier dans la conduite de M. de Saint-Cyran, était de porter les Âmes à la retraite et séparation du monde, à n'aller au parloir que par obéissance..., y étant, tâcher... de ne prendre point de part à tout ce qui s'y dit d'inutile... Se séparer des personnes avec qui l'on vit, en ce qui est de défectueux ». Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, III, p. 372. cf. la bizarre lettre de Saint-Cyran à Arnauld a Si j'étais allé voir un homme, sans une affaire entièrement nécessaire et que j'eusse passé une heure avec lui, je ne pourrais dire la messe le lendemain, moins encore si je l'avais reçu chez moi et m'étais entretenu avec lui deux heures, parlant de libres et de diverses choses de notre métier qui ne fussent pas dans quelque nécessité pressante pour le bien de l'Eglise », cf. Laferrière, op .cit., p. 211.

(2) Oeuvres chrétiennes, III, pp. 3o3, 3o5.

 

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Qu'attendait-il de ce recueillement, de ce repos, de ce flexible silence ? Rien d'autre, me semble-t-il, que les inspirations ordinaires de la grâce. Je l'ai guetté de mon mieux pour le surprendre en flagrant délit d'illuminisme proprement dit. Je n'ai rien trouvé de sérieux. Il a eu la sagesse et le courage de résister, sur ce point, à ses plus intimes penchants. Il n'a des illuminés que l'apparence, que les grands airs, que les certitudes pompeuses. Mais je ne vois pas qu'il s'attribue jamais des lumières spéciales et directes, des révélations. L'action de l'Esprit, à laquelle il s'offre dans sa prière et qui, pour parler comme saint Paul, est la prière même, Saint-Cyran ne l'éprouve que d'une manière à peine sensible. Tout se passe dans les régions obscures de l'âme, à la source même de nos pensées et de nos désirs.

« Une fois je disais à M. de Saint-Cyran pour me consoler avec lui et m'accuser de ma dureté, que j'avais lu ce jour-là une partie de la Passion sans en être presque touché. C'était un vendredi et il voulait que nous en lussions quelque chose tous les vendredis. Il me rejeta bien loin et nie dit avec une certaine force qui guérissait presque la blessure sans l'envisager : « Hé ! L'esprit de la grâce est-il sensible? L'opération de Dieu n'est-elle pas au-dessus de tous les sens? Il suffit que nous lisions les choses saintes en esprit de prière et d'adoration, en nous anéantissant en sa présence, et lui laissant à en former le fruit qu'il lui plaît de nous communiquer (1). »

Rien du reste qui lui appartienne en propre dans ce qu'il a écrit sur ces matières. Il n'a fait que s'assimiler, mais avec une conviction intense et paisible, les sentiments et les expressions mêmes des anciens docteurs, notamment de saint Augustin. A le serrer de trop près, on risquerait de s'en prendre à plus grand que lui. Non pas qu'il ne puisse ici encore plus ou moins troubler et

 

(1) Mémoires, II, pp. 4o, 41.

 

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fausser les âmes novices. Excessif, embrouillé, maladroit, il ne fera jamais un maître parfaitement sûr. Je crois néanmoins que, pour ce qui le concerne directement, on ne peut lui reprocher tout au plus qu'une vague pointe d'illuminisme. Ainsi du soupçon de quiétisme, comme nous l'avons assez montré. Chose singulière, mais très significative et que du reste il fallait prévoir, le second Port-Royal goûte peu la prière de Saint-Cyran. Il la trouve trop peu active, trop peu inquiète, trop paisible, trop douce. Le vrai janséniste n'aime que le Saint-Cyran aux méditations ardues, à la dévotion éloquente. Le recueillement, le silence intérieur, le repos mystique ne leur disent rien de bon. Logiques d'ailleurs avec leur doctrine, ils veulent tout ensemble, et raisonner et sentir, de grands efforts intellectuels et de vives délectations. Bref tout ce qui s'oriente vers la vie mystique leur est ennemi. Les éditeurs de Lancelot nous fournissent la preuve de cette divergence capitale. Le chapitre sur « la prière de M. de Saint-Cyran », ils l'ont publié intégralement sans doute, mais hérissé de longues notes qui mettent le lecteur en garde contre les dangers d'une spiritualité si peu janséniste. S'ils ne faisaient que préciser la pensée toujours un peu flottante de Saint-Cyran, que redresser telle ou telle exagération, nous applaudirions des deux mains. Ils ont tout à fait raison, par exemple, d'insister sur l'excellence de la méditation proprement dite et sur l'utilité des méthodes. Mais on pense bien que ce faisant, leur arrière-pensée n'est pas d'exalter les Exercices de saint Ignace. Sous couleur de combattre le quiétisme et les autres formes de la paresse religieuse, ce qu'ils veulent surtout est de substituer à la doctrine de Saint-Cyran celle du vrai maître spirituel des jansénistes, à savoir de Pierre Nicole, le grand adversaire des faux, mais aussi des vrais mystiques, ainsi que nous le verrons en son lieu. Quoi qu'il en soit, la piété de Saint-Cyran me parait plus foncièrement conforme à celle des saints. Quand il la

 

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commente en se donnant lui-même pour modèle, il peut bien caresser parfois ses rêves de mégalomane, il peut — on ne le répétera jamais trop — forcer la note et frôler d'assez graves illusions, mais, dans la solitude et le silence, il n'est plus qu'humilité, que simple ferveur.

Non pas du reste qu'il s'élève d'ordinaire à l'oraison des grands spirituels et des mystiques. Il s'arrête aux frontières du pur amour. Il est en effet trop occupé de lui-même. Lorsqu'on l'invite à « monter plus haut », ce mendiant reste un mendiant. Il ne se contente plus d'étaler silencieusement sa misère, comme dans la prière du pauvre, mais il tend la main. Que veut-il ? Oh ! sans doute l'avènement du règne de Dieu, mais aussi, ou plus encore, ou, pour le moins, d'un même désir, 1:assurance de son propre salut. Il écrivait un jour à la Mère Agnès ces lignes, les plus révélatrices, à mon avis, qui soient jamais sorties de sa plume.

 

Quand Dieu crérait cent mille mondes et qu'il m'en donnerait le gouvernement, comme à Adam celui du paradis,

 

Voilà bien le malade avec ses rêves de grandeur; voici le vrai Saint-Cyran :

 

je ne m'en consolerais pas comme d'un petit sentiment qu'il me donnerait, dans de notables circonstances, qu'il m'a reçu en sa grâce et due je suis à lui pour toujours. C'est comme il vous a traitée (1).

 

Cette certitude, telle est l'aumône que demande ce pauvre, la grande, l'ultime ou plutôt la seule grâce qu'il attend de sa constante solitude, de ses longues heures de silence. Lui reprochons-nous pareille ambition ? A Dieu ne plaise ! Des saints authentiques ont cru possible, et pour eux-mêmes et pour d'autres âmes qui leur étaient chères, une certitude analogue, non pas infaillible, puisqu'il est écrit que nul ne connaît ici-bas s'il est digne d'amour

 

(1) Brucker, II, p. 378.

 

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ou de haine, mais enfin morale et pleinement rassurante. A la vérité Saint-Cyran s'exprime sur ce point de manière à nous inquiéter. Il semble attendre le ciel entr'ouvert, la nue embrasée, la promesse éclatante, ou bien le Thabor ou bien la conversion brusque, bouleversante, totale et définitive qui s'opère dans les réveils d'Outre-Manche. Mais peut-être exagère-t-il une fois de plus, déformant à plaisir sa propre pensée. On en peut juger par ce qu'il dit de la Mère Agnès que nous savons d'ailleurs si peu faite pour le méthodisme. « C'est comme il vous a traitée ». D'après lui, elle aurait donc eu cette grâce qu'il sollicite si ardemment pour lui-même. Dans le cas de la Mère Agnès, les « circonstances notables » ont dû se produire sans trop de fracas. Un autre passage des lettres achèverait au besoin de me persuader que « notable » doit ressembler aux autres superlatifs de Saint-Cyran. Le texte est long, mais tellement beau que je n'ai pas le droit de l'écourter.

 

Je sens qu'on peut (tire en quelque sorte des amis qu'on aime pour Dieu, ce qu'on fait de Dieu même. Mihi autem adhaerere Deo bonum est. C'est ce qui me fait connaître qu'il se fait un esprit de Dieu et de celui qu'on aime par son Esprit. Je ne vous puis céler que tout le plaisir que j'ai en cette vie ne consiste qu'en cela; et que pour tout le reste quand il serait joint ensemble, et en mon pouvoir, je ne saurais m'en réjouir et que la première pensée que j'aurais, ce serait à qui je le pourrais donner pour l'amour de celui qui occupe tout mon coeur.

 

Malgré de nombreuses divergences, déjà se devine le parallélisme entre ce passage et celui qu'on vient de lire plus haut. « Quand Dieu créerait... » « Tout le reste, quand il serait joint... », Saint-Cyran, avait si l'on peut dire, la hantise de la Tentation du Christ au désert. A lui aussi l'empire du monde est offert, mais, à ce comble de gloire et de puissance, il préfère « le petit sentiment » que nous avons dit :

 

C'est vous témoigner assez que je n'ai pas été sans joie de

 

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vous avoir vu et embrassé. Ce serait pour moi dans la chaleur où je me trouve le sujet d'un discours infini, tant je m'estime heureux que, DANS LA RECHERCHE QUE JE FAIS DE CES TÉMOIGNAGES DE DIEU QUI PEUVENT PERSUADER A L’AME QU'ELLE EST RÉCONCILIÉE AVEC LUI, J'EN PUISSE RENCONTRER UN DES PLUS GRANDS DANS L'AMOUR QUE ME PORTENT CEUX QUI N'AIMENT QUE

LUI (2).

 

Tenir pour un des « témoignages » les « plus grands », les plus « notables » de notre prédestination bienheureuse, l'amitié que nous portent les saints, assurément cela n'est pas le méthodisme. Je ne crois pas non plus qu'il poursuive « la recherche... de ces témoignages » avec une inquiétude morbide et paralysante. Mais enfin les mystiques, les vrais religieux nous paraissent beaucoup moins absorbés par le souci de leur intérêt propre qu'ils abandonnent sans crainte à la divine miséricorde. Les actes d'espérance qu'ils font, comme tout chrétien doit les faire, les passionnent moins que les actes de charité. Glorifier Dieu, l'aimer pour lui-même, telle est leur attitude constante. Saint-Cyran a le sentiment religieux beaucoup trop profond pour ne pas s'élever, lui aussi, et souvent peut-être, à cette pure charité ; mais il ne peut s'oublier longtemps. Mystique d'inclination et d'élection, mais, pour une raison ou pour une autre, amour-propre ou naturel ou maladif, mystique manqué. Nous finissons ainsi par où nous avons commencé. Saint-Cyran ne mérite ni l'enthousiasme de ses fidèles, ni toutes les sévérités de ses adversaires. Beau génie impuissant, haute vertu mal épanouie. Il n'est certainement pas le souverain, l'unique directeur, célébré par Sainte-Beuve ; il n'est probablement pas non plus le sinistre sectaire que d'autres nous avaient dit. On se rappelle l'opinion que Vincent de Paul, pendant les dernières années de sa vie, s'était formée sur son compte. Comme lui, le P. Rapin voyait en Saint-Cyran

 

(1) Oeuvres chrétiennes, III, pp. 35i, 352. Le destinataire de cette lettre n'est pas nommé. Certains indices pa raissent indiquer M. de Saci.

 

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Coran l'auteur principal, le responsable par excellence, le conspirateur qui, de longue date, avait tout prévu et tout machiné. Il aura beau mourir en 1643, à la veille de la révolte formelle ; celle-ci est en si bon train qu'elle peut désormais se passer de lui. Sainte-Beuve est moins clair : il dit ou donne à supposer le pour et le contre. Si d'une part, il exalte en Saint-Cyran, le Richelieu, le Sieyès du jansénisme, d'un autre côté, il ne se lasse pas de répéter que l'oeuvre de ce chef insigne est morte avec lui; d'où l'on conclut aisément que, telle que nous la connaissons, la secte janséniste, ne réalise en aucune manière, la pensée de celui que d'autres lui assignent pour fondateur. C'est bien là du reste ce qui nous semble à nous-mêmes, et que nous estimerions presque certain, si les affirmations catégoriques d'historiens éminents ne nous commandaient moins d'assurance. Mais enfin, quand il s'agit d'un problème purement historique, sur lequel l'Eglise ne s'est jamais prononcée et dont la solution n'intéresse ni la foi ni les moeurs, l'argument d'autorité ne saurait suffire. « Je vois, nous dit-on, une secte organisée; je cherche l'organisateur, et qui serait-ce que Saint-Cyran? » — Organisée, et en tant que secte? En êtes-vous sûr? Le jansénisme, ce parti que nous verrons bientôt si fortement lié, ne devrait-il pas sa naissance à une sorte de génération spontanée? Savait-on dès le début, où l'on allait ? Y avait-il, dès avant la mort de Saint-Cyran, une armée proprement dite, un plan de campagne, et des consignes précises. Une armée déjà rebelle ou orientée, dans la pensée de son chef, vers la rébellion? Bien intrépide qui l'affirmera, dans l'état présent de nos connaissances. Pour l'organisation, pour l'orientation précise et définitive du parti, le grand Arnauld ne suffisait-il pas, Arnauld de qui Sainte-Beuve assure qu'il « outrepassa dans le fait l'intention de ses parrains en chrétienne chevalerie, qu'il alla trop loin, combattit trop et qu'à force d'avoir raison et de pousser ses raisons, il mena Port-Royal et les siens hors

 

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des voies premières dont les limites sont atteintes » à la mort de Saint-Cyran ? (1)

Non pas que nous songions à le canoniser. Nous avons assez dit que sa doctrine profonde et inconsciente était pire que le jansénisme. Nous lui reprochons aussi d'avoir indirectement et à son insu, mais efficacement, préparé le schisme. C'est lui qui a rassemblé, unité par unité, la plupart de ceux qui refuseront demain de signer le Formulaire. Ou convertis, ou du moins dirigés par lai, tous le vénèrent, le tiennent pour saint et lui obéissent. Lui, de son côté, il regarde avec complaisance s'accroître le nombre de ses disciples. Peut-être aussi, comme il avait parfois en tête un vague idéal de grandeur, un désir confus de principauté, caressait-il, par moments, l'espérance de conduire un jour ces brillantes recrues à quelque noble aventure. Laquelle? Je pense pour ma part qu'il n'en savait rien, et j'ai dit pourquoi. Il a fait plus et plus grave. Il a créé un milieu, une atmosphère propice à la contagion qui va se répandre. Mécontent de tout, parlant sans relâche de réforme et de primitive Eglise, il a développé, dans ce petit monde, des inquiétudes, des rancoeurs et des aspirations pareilles aux siennes propres. Ces incertaines prémisses, grosses d'indépendance, ne contenaient pas nécessairement, mais n'excluaient pas non plus avec assez de vigueur, ce qui sera le jansénisme. Le prophète ne voyait pas si loin, dans sa funeste innocence, trop incohérent pour mesurer la portée de ses boutades ou, comme il disait, de ses catachrèses. Un autre viendra, esprit logique, orgueil solide, coeur résolu et sur un ordre de celui-ci, du jour au lendemain, la petite armée deviendra secte, naïvement assurée, du reste, qu'en se pliant à cette mémorable transformation, elle reste fidèle à l'esprit de M. de Saint-Cyran.

Mais enfin ce malheureux valait mieux que cela. Après

 

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l'avoir ausculté avec une compassion qui pouvait paraître cruelle, nous n'avons pas refusé de nous prêter pieusement à lui, heureux de lui rendre une pleine justice, heureux aussi d'éprouver sur nous-mêmes, et par là, de nous expliquer son rare prestige. Certes le chrétien qui a sauvé sa vie intérieure du naufrage dont la menaçaient d'une part les assauts d'une vanité puérile, d'autre part une faiblesse et plus innocente et plus redoutable ; le solitaire maladroit et bégayant qui a su communiquer à tant d'âmes choisies sa propre passion religieuse ; celui enfin à qui nous devons cette sublime page sur le flux et le reflux de la grâce et celle, non moins belle, sur la théologie de l'amitié, n'était pas un homme ordinaire. Parmi les spirituels de cette époque je n'en connais pas de plus émouvants. En revanche je n'en connais pas de plus incomplets, de plus manqués, pour répéter ce mot qui dit toute ma pensée. Gomme génie, il n'était peut-être pas inférieur à ses insignes contemporains, à Pierre de Bérulle, au P. de Condren, à M. Olier, aux autres qui nous attendent : sa grâce première ne lui réservait peut-être pas une sainteté moins haute. Des causes que nous entrevoyons sans pouvoir les définir avec certitude, ont paralysé ce génie ; d'autres causes, troublé le développement de cette grâce. Ses grands émules n'ont fait que du bien ; l'on n'en peut dire autant de lui. Qui sait même après tout s'il n'aura pas fait plus de mal que de bien. Mais de ce mal, quel qu'il ait été, Dieu lui aura-t-il demandé compte ? Saint-Cyran a tant d'excuses ! Nous n'affirmons pas qu'il ait toujours et tout à fait manqué de bon sens, mais peut-être n'en a-t-il jamais eu que dans sa prière.

 

(1) Port-Royal, II, p. 25.

 

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