Chapitre II
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CHAPITRE II : L'ÉCOLE FRANÇAISE ET LE RIGORISME DE PORT-ROYAL

 

Une tête de Méduse l'épitaphe d'Arnauld. — Le vrai talisman des jansénistes: leur grand air de religion et d'austérité. — Que récole française présente la même « rigueur a et que par suite l’originalité de Port-Royal tient du mythe. — L'humanisme dévot et l'école française. — Les exagérations et le a pessimisme n de celle-ci. — Gibieuf et l'augustinisme de Bérulle. — Morale de la voie étroite. — Le P. Lejeune. — Saint-Cyran et l'école française. —Le jansénisme dénoncé dès le début par les maîtres de cette école. — Olier et Vincent de Paul. — A quel point ces maîtres diffèrent du jansénisme, malgré quelques ressemblances de surface. — Que leur mysticisme corrige leur pessimisme.

 

I. Dans une de ces notes parthiques, rageuses, qui font pour nous un si joli contraste avec la haute raison et la pateline sérénité du texte, l'auteur de Porc-Royal, après s'être donné le plaisir de transcrire tout du long les vers sublimes sur la mort d'Arnauld : a Au pied de cet autel... », interpelle ainsi les Jésuites du second Empire

Telle est l'épitaphe du grand docteur honnête homme, par un poète honnête homme également. I1 la faut montrer aux ennemis comme une tête de Méduse : qu'en dites-vous, mes Révérends Pères ?

 

(1) Port-Royal, V, p. 176.

Distinguons les époques et surtout les manières. Sous la plume ordinairement décente et précautionnée de Sainte-Beuve, ces trois lignes ont une toute autre portée qu'elles n'auraient sous la plume d'un journaliste. Pour écrire de la sorte, il faut que Sainte-Beuve soit eu colère. I1 l'était en effet. Non pas que son attachement (?) à Port-Royal l'eut brouillé avec les jésuites. Sans les aimer, il les estima longtemps. N'oublions pas le rare exemple de libéralisme et de probité qu'il a donné le jour où il inséra dans son Port-Royal, le mémoire du P. de Montezon sur la Compagnie et le jansénisme. Il se montrait d'ailleurs fort sensible aux politesses qui lui venaient de ce côté-là, et par exemple à ces mots charmants du P. Callour: « M. Sainte-Beuve, homme aux aperçus si fins qu'il aurait pu dire le dernier mot sur les querelles du Formulaire, s'il avait eu ce qu'un homme du inonde n'a pas toujours, autant d'orthodoxie que d'esprit » (Bibliothèque critique des Poètes français, Paris, 1863, t. II. p. 53). Les hommes de goût s'entendent toujours entre eux. On sait d'ailleurs que les catholiques mirent beaucoup de temps à se déprendre des espérances que leur avait données le demi-converti de Volupté et le christianisme de désir qui animait les premiers volumes du Port-Royal. Où et par qui fut déclarée la guerre ? Je l'ignore. L'Univers aura donné de bonne heure, bien que Veuillot estimât fort Sainte-Beuve. Le compliment du P. Cahour (1863) montre le désir de rester sur le pied d'une paix armée. Quoi qu'il en soit la rupture définitive entre Sainte-Beuve et les jésuites fut amenée, je crois, par la publication des Méritoires du P. Rapin, en 1865. Cette publication l'exaspéra. C'était, avec la sienne propre et l'Abrégé de Racine, la seule histoire du jansénisme qu'un honnête homme put lire. Elle jetait un jour nouveau sur plus d'un problème, elle contenait quantité d'anecdotes intéressantes. A l'extrême rigueur, un esprit prévenu pouvait craindre qu'elle ne fit oublier le Port-Royal. Sainte-Beuve eut peut-être cette crainte puérile que l'événement devait si peu justifier. Les Mémoires étaient publiés et annotés par un écrivain de l'école de l’Univers, Léon Aubineau, derrière lequel se cachait un jésuite, le P. Le Lasseur. Sainte Beuve vit tout l'ultramontanisme et tout le « jésuitisme » ligués coutre lui. D'où les emportements et parfois, je le dis à mon grand regret, les grossièretés de ses notes (cf. à la Table, les noms Rapin, Aubineau, Cahour, Montezon, etc., etc). Aubineau est particulièrement malmené. Ce n'était pas un grand esprit. Plusieurs des critiques que lui adresse Sainte-Beuve rite paraissent justes, mais le ton en est fâcheux. On pense bien d'ailleurs que parfois sa colère lui dicte des pages très savoureuses. Ainsi la petite Provinciale au P. Rapin (I, pp. 482, 483). Mais là encore l'allusion aux « mœurs » du P. Bouhours n'est pas dans le ton qui convient à un Sainte-Beuve.

 

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Il exagère, et cette fois, il manque de mesure, de goût, de justesse. Tête de Méduse, mais pour enfants ! Quand on a pu survivre aux Provinciales, on peut attendre de pied ferme les traits de Boileau. « Loups dévorants », « Noire cabale », quelques gros mots ajoutés à tant d'autres, voilà Sainte-Beuve bien avancé (1)! En vérité, il gâte sa cause à plaisir. Port-Royal dispose en effet d'un talisman bien plus redoutable, je veux dire son excellence propre, son grand air de religion et d'austérité. De là vient cette sorte de fascination qu'il exerce, aujourd'hui encore, sur de bons esprits, sur des catholiques sincères (2).

 

(1) Les adversaires ont aussi leur tête de Méduse, les petites lettres de Racine. Hélas! je les aime fort, mais ce faisant, je me sens complice d'une mauvaise action. N'abusons pas d'un si médiocre avantage. Ce n'est pas ainsi que l'Evangile veut qu'on le défende. Heureuses lettres pourtant et dont l'histoire fait tant d'honneur A. la charité de ces Messieurs. De Racine, vouant ses maîtres à un ridicule immortel ou de Nicole qui pardonne tendrement à l'enfant prodigue, qui est le plus grand ?

(2) Voici le jugement de J.-P. Charpentier, professeur de rhétorique à Saint-Louis et qui écrivait en 1835, c'est-à-dire, avant la publication du Port-Royal : « Ces ruines (de Port-Royal) saintes et éloquentes, parlent toujours à l'imagination et au coeur... D'où vient donc cette curiosité d'intérêt, cette sympathie profonde ? Est-ce le souvenir seul du génie de Port-Royal qui excite ces puissantes émotions? Non. Dans ces regrets... dans ce culte, il y a autre chose que l'intérêt, du malheur et l'attrait du génie ; dans Port-Royal un monde moral a péri, les vieilles et fortes croyances, les joies de la prière mêlées aux Saintes joies de l'étude, les louanges de Dieu, aux chants des prophètes et aux sons de la lyre antique, tes merveilles du génie et les enchantements de la foi, voilà ce que nous regrettons dans Port-Royal... est-il un culte plus légitime?... » Tableau historique de la littérature française au XVe et XVIe siècle par J.-P. Charpentier, Paris, 1835, pp. 308-329. Il y aurait profit à suivre ainsi une des traditions universitaires les plus anciennes. Au reste, ce Charpentier ne manque pas d'intérêt.

 

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Les jansénistes, disait Joubert, ont porté dans la religion plis d'esprit de réflexion et plus d'approfondissement; ils se lient davantage de ses liens sacrés ; il y a dans leurs pensées une austérité qui circonscrit sans cesse la volonté dans le devoir; leur entendement enfin, a des habitudes plus chrétiennes (1).

 

Que nous parlez-vous de tête de Méduse? Les épouvantails ne sont pas de mise à la porte d'un lieu sacré. Dites-nous plutôt, comme vous l'avez si bien fait ailleurs, rte dès que l'on a pénétré dans l'intimité du premier Port-Royal, on pense d'abord ne plus trouver devant soi que « la religion seule, dans sa rigueur et le christianisme dans sa nudité » (2). C'est par lui surtout que ce petit monde nous impressionne. Combien de fois, quand j'étais plus jeune, venu estiez eux pour m'égayer de leurs ridicules, n'ai-je pas dît rentrer en moi-même, admirer, envier le sérieux de leur prière !

 

And fools, who came to scoff, remain'd to pray (3).

 

Mais si nous ne trouvons pour notre part aucune difficulté à vénérer dans le premier Port-Royal ce qui est proprement vénérable, cette flamme intense, que l'esprit sectaire menace déjà sans doute, mais n'étouffe pas encore,

 

(1) Cf. Port-Royal, I, p.272.

(2) Ib., VI, p. 248.

(3) Goldsmith. Deserted village.

 

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nous ne voyons pas d'un autre côté à quelles enseignes on ferait de cet ensemble de tendances une singularité propre au seul abbé de Saint-Cyran et aux disciples immédiats de ce personnage. Une autre école et plus ancienne, et plus nombreuse, et plus importante, et plus sûre, présente exactement ces mêmes caractères de e rigueur » et de « nudité chrétienne » ; c'est la grande école de M. de Bérulle, du P. de Condren, de M. Olier. La définition de Joubort que nous venons de citer ne convient pas moins à cette école qu'à l'autre, elle lui convient même davantage. Qu'on se rappelle plutôt les textes sans nombre que nous avons cités au cours du volume précédent. Pour la religion comme pour le style, l'originalité de Port-Royal ne serait-elle pas un de ces mythes que tout le monde accepte de confiance et qui néanmoins s'évanouissent dès qu'on les serre de près (1)?

On parle toujours comme s'il n'y avait pas de milieu entre humanisme dévot et jansénisme. On se contente d'opposer Francois de Sales A Saint-Cyran, les jésuites à la famille Arnauld. On oublie l'entre-deux si riche, un demi-siècle de sainteté, l'école française.

J'entends bien que tous les maîtres catholiques, pleinement d'accord stir les vérités essentielles, ne se distinguent

 

 

(1) Mythe auquel Port-Royal s'est pris lui-même, qu'il professe à tout propos et hors de propos, avec une force et une candeur d'affirmation, qui doit impressionner beaucoup les profanes. Ainsi Lancelot dans ses Mémoires. « La vérité était si peu connue en ce temps-là que presque personne n'en parlait et qu'on n'en découvrait aucune trace dans la pratique » I, p. 5o. « Ce temps-là » est celui que nous avons raconté dans les trois volumes précédents. Ainsi Thomas du Fossé dans ses Mémoires : Dieu, écrit-il, donna à mon père « la connaissance de ceux qui étaient capables de l’instruire du véritable esprit de notre religion, si peu connue tes personnes qui se piquent souvent de tout connaître... » Les lettres de Saint-Cyran « servirent comme de flambeau aux savants eux-mêmes pour les faire entrer dans l'intelligence des divines Ecritures et des maximes de l'Evangile, ou ignorées entièrement ou déguisées par les adoucissements d’une morale relâchée ». Mémoires (édit. Utrecht. 1739) p. 9. Ni François de Sales, ni Bérulle, ni Condren, ni personne enfin. La préoccupation est prodigieuse, mais encore une fois comment un historien profane d'aujourd'hui, un Sainte-Beuve, un Brunetière, pourraient-ils résister à de tels oracles? Je citerais par centaines des textes analogues et même plus forts.

 

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les uns des autres que par des nuances et souvent très délicates. François de Sales .ne fait pas plus de concessions au dogme de Pélage que Bérulle à celui de Calvin. L'humanisme dévot n'enseigne pas une morale commode; l'école française n'impose pas à notre faiblesse d'insupportables fardeaux. N'oublions pas du reste que chaque maître garde son caractère propre. Tel passage de la Philothée nous rappelle bien moins le P. Binet que le P. de Condren ; telle lettre de M. Olier semblerait dictée par l'évêque de Genève. N'oublions pas non plus que dans l'ordre de la grâce, les batailles gagnées le sont pour toujours. L'Église ne rebrousse jamais chemin. Si l'influence de François de Sales nous paraît décroître pendant les deux derniers tiers du XVIIe siècle, quelque chose de son esprit, le meilleur peut-être, demeure, combattu sans doute par des théologiens moins humains, mais atténuant, à leur insu, la dureté de ces théologiens eux-mêmes. Le grand Arnauld n'écrit pas comme il eût fait si François de Sales n'était pas venu. Mais enfin il n'en est pas moins vrai que lorsqu'on passe de l'humanisme dévot à l'école française, on a l'impression de pénétrer dans un sanctuaire plus auguste, plus sombre et plus accablant. La religion de Bérulle et de Condren n'est certainement pas, mais en quelque façon, elle paraît, si j'ose dire, plus religieuse que celle de François de Sales. Je ne dis pas que la crainte l'emporte chez eux sur l'amour — je suis assuré du contraire — mais que la moindre de leurs paroles respire le néant de l'homme et le tout de Dieu. D'où la sévérité de leur vie, les exigences de leur direction, la majesté, le caractère presque tout divin de leurs écrits. Peut-être dépassent-ils quelquefois la juste mesure. Se garder de tout excès, même dans le bien, est difficile. Nous avons vu l'humanisme dévot s'écarter insensiblement de la voie toute sainte que lui avait tracée François de Sales. La Dévotion aisée du P. Le Moine est sans doute un livre orthodoxe, ce n'est déjà plus un livre

 

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pieux. L'optimisme très innocent du P. Yves de Paris peut conduire un esprit mal fait, une conscience lâche, à perdre le sens du péché. Très mortifiés pour la plupart, les humanistes dévots cachent leur jeûne sous trop de parfum. L'école française est exposée à l'excès contraire ; plus douce que Jacob, il lui arrivera de prendre les vêtements d'Esaü qui sentent le fauve.

« Il ne faut pas le dissimuler, écrit à ce sujet M. le curé de Saint-Sulpice, cette école, dès l'origine, a été influencée par le milieu du temps qui était tout imprégné d'un certain pessimisme augustinien. On était environné de calvinistes, de baïanistes, de jansénistes et, sans nullement   pactiser avec eux, on croyait devoir prendre dans l'école de Saint-Augustin les idées pessimistes sur la corruption originelle... De là une tendance rigoriste dans la morale et dans l'ascétisme, une incapacité d'imiter saint François d'Assise souriant aux oiseaux, au soleil, à la musique ; de là une attitude souvent trop craintive devant la majesté de Dieu, devant le T.-S. Sacrement (1). » C'est qu'en effet les premiers maîtres de l'école française n'avaient pas attendu les leçons de Saint-Cyran pour se faire l'idée la plus haute du don rédempteur. Tous, à ma connaissance, ils acceptent sur la théologie de la grâce, non seulement la doctrine commune, mais encore les interprétations; particulières de cette doctrine, qui poussent aussi loin que possible la dépendance où nous sommes du secours divin. S'éloignant en cela de François de Sales, ils senti thomistes résolument et jalousement.

Avant que le P. Gibieuf entrât parmi nous, raconte à ce sujet l'historien de l'Oratoire, a n'ayantguère étudié qu'une multitude de scolastiques, il avait donné dans un molinisme outré sur les questions de la grâce et du libre arbitre. Plein des préventions qu'il avait sucées, il parlait et disputait dans les conversations selon son système.

 

(1) M. Letourneau, Écoles de spiritualité. L'école française du XVIIe siècle, Paris 1913, p. 13.

 

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M. de Bérulle pensait autrement que lui, mais, avec sa douceur ordinaire, ne jugeait pas à propos de le relever, de peur d'exciter des contestations sans fin. Il se contentait de lui dire quelquefois agréablement : « Vous me paraissez, mon cher Père, un pauvre chrétien; vous ne donnez pas assez à Jésus-Christ ; vous lui avez plus d'obligation que vous ne pensez. » D'autrefois, lui expliquant la profondeur des plaies que le péché d'Adam avait faites en nous, il lui faisait inférer combien puissant devait en avoir été le remède, quelle reconnaissance nous devions à notre libérateur, et combien intimes étaient les rapports que nous avions avec lui; en sorte qu'après avoir préparé ainsi son esprit à la vérité, il laissa à l'Esprit de Dieu de faire le reste ; et, en effet, un jour qu'il le prit pour l'accompagner dans une visite de charité, pendant qu'il parlait en particulier à la personne qu'il était allé voir, le P. Gibieuf tira de sa poche les épîtres de saint Paul pour en lire quelques versets. Et, à mesure qu'il en médita le sens, il sentit comme des écailles lui tomber des yeux, et il se trouva tout à coup tellement saisi des vérités les plus sublimes de cet apôtre, touchant la grâce de Jésus-Christ qu'il ne pouvait concevoir comment il avait eu si longtemps des opinions si contraires et si désavantageuses à Jésus-Christ (1). »

Remarquons en passant à quel point dévotion et théologie se compénètrent dans la pensée de ces vieux docteurs. Défendre le thomisme, pour eux c'est montrer « plus intimes les rapports que nous avons avec notre... libérateur ».

 

(1) Batterel, Mémoires domestiques polo servir à l'histoire de l'Oratoire,  I, pp. 239, 24o. Batterel ajoute un détail intéressant : « Son ami, le P. Bertin, excellent esprit, mais grand moliniste, en ayant appris la nouvelle à Rome, par le canal de notre T. Il, Père, lui en écrivit, en 1624, pour le prier de lui exposer les motifs de son changement, lui avouant que Dieu lui paraissait ouvrir l'esprit à plusieurs sur cette matière, pour leur faire embrasser le thomisme, qu'il n'en était pas lui-même éloigné, mais qu'il était encore frappé de trois grandes difficultés... A savoir : comment la prémotion physique n'ôtait pas à l'homme sa liberté, ne faisait pas Dieu auteur du péché et n'allait pas à rendre la grâce suffisante inutile », ib., pp. 24o, 241.

 

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Nous savons assez les petitesses gui se mêlent souvent à ces disputes d'école. N'oublions pas leur grandeur. Bérulle et Gibieuf, si le molinisme triomphait, se verraient dans la même détresse que Madeleine auprès du tombeau vide : Nescio ibi posueruni eum. Au reste et toujours dans le même esprit passionnément religieux, ils ne s'arrêtent pas au thomisme, lequel — chacun le sait— n'a rien de commun avec le jansénisme (1), ils vont encore jusqu'à l'augustinisme le plus extrême, exagérant fort la corruption et l'impuissance de l'homme déchu et frôlant peut-être sur ce point les limites de l'erreur (2). Tout se tient. L'école française suit logiquement la morale de la voie étroite. Bien avant les Provinciales et les écrits d'Arnauld ils s'opposent, sans fracas, mais avec énergie aux complaisances de certains casuistes et nous devrons constater plus loin chez les jésuites de l'école Lallemant, Guilloré entre autres, une même sévérité.

 

(1) Cf. les intéressants et fougueux chapitres du R. P. Mortier. Histoire des Maîtres Généraux de l'Ordre des Frères Prêcheurs, t. VII (Paris,. 1891), pp. 44-68, 224-238. Cette distinction entre thomisme et jansénisme est un des leitmotive de la campagne anti-janséniste de Fénelon.

 

(2) Cf. Doctrine de M. Olier par M. Icard, Paris, 1889, pp. 44-66 et l'étude du R. P. Lebrun qui sert d'introduction au Royaume de Jésus (T. I des Oeuvres complètes du vénérable Jean Eudes, Paris. 19o5, p. 22-24). « On discute, écrit le P. Lebrun sur la gravité de la corruption de la nature par le péché d'Adam. De nos .jours, où le naturalisme prévaut et s'infiltre partout, nous sommes portés à la diminuer. Au XVIIe siècle, il semble qu'on l'ait quelquefois exagérée. C'était l'époque de Baïus et de Jansénius et il est possible que les idées de ces hérétiques aient quelque peu déteint sur leurs adversaires. Il est si difficile d'échapper complètement à l'influence des erreurs de son temps ». Au contraire, rien n'est plus facile à qui du moins fait, campagne contre ces erreurs. Or c'était le cas du B. P. Eudes et de M. Olier. A-t-on vu des molinistes fléchir sur ce point el de nos jours, Veuillot céder à la contagion libérale ? Je ne crois donc pas, malgré l'autorité du P. Lebrun et celle de M. Letourneau, rapportée plus haut, que M. Olier, le B. P. Eudes et les autres augustiniens antijansénistes, aient été influencés le moins du monde par Baïus ou Jansé. Leurs convictions augustiniennes viennent de plus loin, c'est-à-dire de ce courant occamiste dont nous avons parlé dans notre premier volume, et de Saint-Augustin lui-même (cf. L'humanisme dévôt, pp. I1-17). Ajoutons du reste, avec le P. Lebrun, que cet augustinisme n'a jamais été condamné par l'Eglise. Sur les relations, très étroites entre cette doctrine et la spiritualité de l'école française, cf, une page excellente du même P. Lebrun, op. cit., p. 24. Etroites, mais non pas logique meut nécessaires : Bérulle et Condren comptent plus d'un moliniste parmi leurs disciples.

 

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Le plus conciliant de tous ces maîtres, le plus attaché à la méthode salésienne, le plus zélé pour la répression du jansénisme, Vincent de Paul en un mot, ne craint pas d'écrire :

 

La sainte sévérité tant recommandée par les canons de 1'Eglise et renouvelée par saint Charles Borromée fait incomparablement plus de fruit que la trop grande indulgence, sous quelque prétexte que ce soit (1).

 

Même tendance et souvent beaucoup plus accusée chez plusieurs autres. Disciple immédiat de Bérulle, le P. Lejeune, pour ne citer que lui, a paraîtra parfois bien rigoureux, écrit un bon juge. On se demandera si, dans ses ardentes prédications sur la pénitence, sur la vie simple et retirée du chrétien, où il semble prendre pour mesure des renoncements qu'il exige les moeurs du christianisme primitif, il ne perd pas de vue les différences nécessaires des temps (2) ». Bref on sera tenté de les trouver quelque peu jansénistes. C'est toujours la même erreur de perspective, le même oubli du principe : pars major trahit ad se minorem. Pour moi, je ne dirai pas que l'école française se rattache à Saint-Cyran, mais bien plutôt que Saint-Cyran se rattache à l'école française. Effacez-le de l'histoire. La

 

(1) Oeuvres complètes (non mises dans le commerce), t. XI, p. 114.

 

(2) Jacquinet. Les prédicateurs du XVIIe siècle avant Bossuet, pp. 172, 173. Rappelons à ce propos le travail si remarquable où M. A. Degert étudie la réaction des Provinciales sur la théologie morale en France (Bulletin de l'Institut catholique de Toulouse, nov. 1913). D'après M. Degert, les Provinciales « non seulement entraîneront l'abandon de la casuistique en vigueur, mais elles y provoqueront l'apparition de tout un nouveau système de théologie morale dont l'autorité s'imposera à peu près exclusivement pendant deux siècles à tout le clergé français ». Je ne songe certes pas à nier l'influence des Provinciales sur le mouvement théologique en France, je demande seulement si cette réaction contre les excès de la casuistique n'a pas commencé chez nous bien avant Pascal. Les Manuels ne sont pas tout, et souvent ils ne marquent pas l'heure. Prenez Bérulle, Condren, J.-B. Gault, Dom Eustache de Saint-Paul, Dom Sans de Sainte-Catherine, le jésuite Lallemant, prenez-les, dis-je, au confessionnal. Dans l'ensemble, ils ne vous paraîtront pas moins sévères que les confesseurs venus après les Provinciales. Ne croyons pas du reste à trop d'uniformité. Malgré son augustinisme, le P. Eudes, quand il en faut venir à la pratique, n'est pas si rigide. Cf. son livre Le bon confesseur (t. IV des Oeuvres complètes).

 

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réaction d'austérité, commencée bien avant lui et suite presque nécessaire du grand mouvement de ferveur qui se produisait alors, aurait continué son développement normal. Saint-Cyran est entré dans ce mouvement avec ses disciples, il le représente, il le propage, il le pousse à l'outrance, mais il ne l'a pas créé. Ce n'est certainement pas lui qui a fixé le premier l'attention de la France catholique sur les enseignements de saint Charles Borromée; ce n'est pas lui qui a prêché la réforme dans les abbayes bénédictines, qui a introduit chez nous la règle thérésienne, bien autrement rigide que celle de Port-Royal; enfin ce n'est pas lui qui a fondé l'Oratoire, dicté les Élévations de Bérulle ou les lettres de Condren. « Le jansénisme était comme attendu » (1), écrit M. Rébelliau. Mot profond, mais qui sans doute n'en dit pas assez. Dépouillez, par la pensée, le jansénisme des fâcheux développements qui ont attire' sur lui les condamnations de l'Eglise, laissez-lui seulement cette âme de religion et d'austérité, d'où lui vient d'ailleurs toute sa poésie, tout son prestige ; vous conclurez qu'on n'avait plus à l'attendre : il était déjà venu. En d'autres termes ce que l'on admire dans le jansénisme, c’est encore l'école française. Pour la secte elle-même, telle qu'elle se dessine peut-être dans la solitude embrouillée de Saint-Cyran, telle qu'elle prend figure et vie avec Arnauld, elle ne répondait d'aucune façon au pressentiment, à l'attente des âme; saintes. La suite des événements le fit assez voir.

N'est-il pas bien significatif, en effet, que dès le début de la propagande janséniste, les maîtres de l'école française aient donné l'alarme, épouvantés par les dangers qu'allait faire courir à, l'Eglise la propagande de Saint-Cyran et de ses disciples? Que, vers le même temps, les jésuites aient aussi mobilisé, la chose n'a pas de quoi nous surprendre. Ils étaient visés. Les diminuer par tous les

 

(1) Lavisse, Histoire de France, VII, § I, p. 89.

 

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moyens, c'est encore l'article le plus clair du programme janséniste. Mais ni Saint-Cyran ni Jansénius n'en voulaient aux fils de Bérulle ; ils avaient au contraire combattu poux eux ; ils les tenaient pour des frères en saint Augustin, peu favorables aux casuistes, très décidés contre Molina. L'on pouvait dong compter, sinon sur leur concours actif, du moins sur une neutralité bienveillante. Au lieu de cela, nous le savons avec certitude, les premières défiances viennent de l'école oratorienne et les premiers coups. L'intervention pressante du P. de Condren achève de décider Richelieu à sévir contre Saint-Cyran. Au lit de la mort, ce même P. de Condren se désole de n'avoir pas assez fait contre les novateurs, il envoie au combat ses disciples les plus chers, Amelote, M. Olier, que les derniers jansénistes poursuivent encore de leurs anathèmes (1). Le secrétaire, l'alter ego de Bérulle, l'insigne P. Gibieuf, augustinien renforcé et comma tel, harcelé par le P. Annat, se déclare nettement contre le parti (2). Vincent de Paul ne paraît pas moins décidé ; il supplie le Pape de réprimer par une condamnation prompte et radicale, « ces opinions nouvelles qui sympathisent tant avec Calvin ». Nous avons ses lettres, ses confidences :

 

Qui ne se jettera sur ce petit monstre qui commence à ravager l'Eglise et qui enfin la désolera, si on ne l'étouffe à sa naissance? Que ne voudraient avoir fait tant de braves et saints évêques qui sont à cette heure, s'ils avaient été du temps de Calvin (3) !

 

Ainsi du P. Eudes et de beaucoup d'autres (4). Cette opposition spontanée qui dresse contre le jansénisme l’élite

 

(1) Sur le thomisme d'Amelote, et Richard Simon, Bibliothèque critique, III. p. 187 et suiv.

(2) Cf. la lettre de Gibieuf aux Carmélites, publiée par Houssaye (Les Carmélites de France.. courte réponse. Paris, 1873, pp. 115-117 et la thèse de M. Gilson. La liberté chez Descartes et la théologie, Paris, 1913.

(3) Lettres de Saint Vincent de Paul (édition à l'usage du public), l'avis, 1882, I, p.p. 378, 377.

(4) Je ne dis pas de tous les oratoriens, dont plusieurs, en effet, montrèrent dès le début quelque faveur au jansénisme. Il me suffit que les disciples les plus autorisés de Condren se rencontrent sur ce point avec les molinistes.

 

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de l'école française, des hommes conciliants, des saints authentiques, le P. de Condren, M. Olier, Vincent de Paul, le B. P. Eudes, est un fait considérable qui a échappé, je ne sais pourquoi, à l'attention de plusieurs historiens et qui éclaire singulièrement les tendances profondes des deux partis en présence. Même pessimisme augustinien d'un côté et de l'autre, même sévérité qui va parfois, des deux côtés, jusqu'au rigorisme. On devrait, semble-t-il, ou s'entendre ou du moins, Rome n'ayant pas encore parlé, se pardonner quelques outrances. On ne le peut pas. C'est qu'en vérité il n'y a là que des ressemblances de surface on augustinise, on rigorise, mais dans un esprit tout différent. Pour la religion personnelle, pour cette prière intime qui révèle le fond des coeurs, il n'y a quasi rien de commun, je ne dis pas entre les hommes, mais entre les tendances. « Pessimiste », M. Olier, disions-nous tantôt, suivant en cela de graves autorités, mais regrettant la sinistre ambiguïté du terme et nous réservant de l'éclaircir. Eh! sans doute, M. Olier, comme tous ceux de son école, et contre la théologie apparemment plus humaine de l'humanisme dévot, se fait de la nature déchue l'idée la plus noire. Mais cette noirceur n'assombrit aucunement leur vie intérieure et la réjouit plutôt. Ne rend-elle pas, en effet, plus manifestement nécessaire, plus facile, plus doux, le dépouillement total de nous-mêmes, qui doit permettre au Verbe incarné de nous envahir, de se substituer à nous? Ce débris infect et sordide, ce vain et intolérable fardeau, le vieil Adam,  l’ « homme naturel », la « chair de péché », plus nous en serons dégoûtés et plus aussi nous aurons de joie à nous en dépouiller pour faire place au nouvel Adam, à l'esprit, à la loi de grâce.

Il y a mieux encore. Un disciple de Bérulle et de Condren ne s'arrête pas en effet à la contemplation de lui-

 

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même. Il s'oublie pour ne voir que Dieu. S'il ne craint pas d'exagérer sa propre misère, c'est que, plus celle-ci paraîtra lamentable, plus aussi elle exaltera, par un contraste aussi absolu que possible, la souveraine perfection de Dieu et la bonté infinie qui s'est abaissée jusqu'à notre ordure. Ce néant qui chante à sa manière le tout de Dieu, on le voudrait plus néant encore. Ainsi le pessimisme augustinien se transforme-t-il en une sorte d'optimisme extatique : il a suffi de changer la perspective, de laisser le point de vue de l'homme, et de se mettre au point de vue de Dieu. Dès lors, nos propres défaillances ne présentent plus rien d'accablant. Ecoutez M. Olier :

 

Votre âme, qui est l'image de Dieu, est créée pour faire les fonctions de Dieu même, et pour l'imiter dans ses opérations. Or Dieu ne se plaît point à voir le péché. D'où vient qu'il le couvre, comme dit l'Écriture, c'est-à-dire qu'il le détruit et l'anéantit pour ne plus le voir en nous. Et pour cela même il se fait homme, et met devant les yeux de son Père une nuée de sang, afin que notre nature étant unie à la nature divine, il l'enveloppe et ôte aux yeux de Dieu la vue de nos péchés.

Nous sommes nés pour voir les grandeurs de Dieu, notre âme est faite pour contempler les beautés éternelles et non pas les monstres (1).

 

On le voit, c'est toujours le même théocentrisme, le même besoin de tout oublier pour ne voir que Dieu. A ces hauteurs, les distinctions scolastiques s'effacent : thomistes, augustiniens, molinistes se confondent. Par des voies différentes, humanisme dévot et école française arrivent au même but. Il n'y a qu'un pur amour et tous les mystiques se ressemblent comme des frères. Mais justement, le janséniste tourne le dos au mysticisme. Bien loin de se laisser absorber par Dieu, il s'hypnotise devant les « monstres e dont parle M. Olier, la corruption originelle et les péchés propres. Puritain de l'espèce la plus

 

(1) Lettres de M. Olier, Paris, 1885, t. I, pp. 311, 313.

 

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commune, tout en lui est égoïste jusqu'à cet amour dont il parle tant. Suis-je trop dur ? Je définis le jansénisme et non pas les jansénistes, des tendances et non des personnes. Pour celles-ci, nous verrons bien. Chacune est un monde. Mais d'ores et déjà nous pouvons affirmer que dans la mesure où elles s'élèvent à une vie intérieure plus joyeuse et plus noble, à une piété plus désintéressée, dans la mesure enfin où elles se rapprochent des vrais mystiques, elles ne sont pas jansénistes (1).

 

(1) Sur le rigorisme préjanséniste cf. l'étude très intéressante du R.P. M. Dubruel : Un épisode de l'histoire de l'Église de France au XVIIe siècle, Nicolas Pavillon... et Etienne de Caulet (Recherches de science religieuse, janvier-mars 1917). Ce n'est pas le jansénisme qui a rendu des deux prélats rigoristes, c'est au contraire leur rigorisme qui peu à peu les jansénisa. Cf. ib., mai-septembre 1919 ; janvier-mars 1918

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