Chapitre VI
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CHAPITRE VI : LA MÈRE AGNÈS

 

I. Les deux soeurs. — Agnès nous représente mieux qu'Angélique la vie intérieure de Port-Royal. — Le tableau de Champaigne. — Il n'est pas janséniste. — Les pêches de Robert d'Andilly. — Sainte-Beuve et les deux soeurs. — Le Port-Royal franciscain et salésien des débuts. — Le P. Archange. — Rigorisme précoce d'Angélique. — Le P. Archange et la mère Agnès. — François de Sales A Port-Royal.

II. Agnès fidèle à ses premiers maîtres. — Contre les scrupules. — « Souffrez comme si vous étiez juste ». — L'esprit des enfants. — L'humanisme dévot à Port-Royal. — La direction des novices. — Sainte et saine allégresse. — « Vous m'entendez bien, ma soeur ». — Le « baptême du sang ». — « Il faut avoir de bous sentiments de Dieu ».

III. Le Port-Royal oratorien. —  Zamet et Condren. — Prompte initiation à la spiritualité de l'école française. — Angélique et l'extase qui dépend de nous. — Agnès et Condren. — La « désistance de l'âme ». — L'empreinte oratorienne. — Le Chapelet secret. — La légende et l'histoire. — La protestation de la Mère Agnès. — Doctrine foncièrement oratorienne du Chapelet secret. — « Cessez d'être. afin qu'il soit ». — « Inapplication ». — Que le Chapelet n'est pas un pamphlet coutre la communion fréquente et qu'il ne traite pas de la communion. — La rancune d'O. de Bellegarde et sa vengeance. — Un autre lutrin.

IV. Saint-Cyran à Port-Royal. — Une expérience méthodiste. — La crise. — Le retour au bon sens et à la tradition. — La communion fréquente à Port-Royal. — Agnès et la communion fréquente. — «  Les imparfaits ont droit de communier souvent ». — Quiétisme apparent de la Mère Agnès. — Contre l'oraison qui « dépend du raisonnement ». — Vers l'union mystique. — Quamodo obscuratum est aurum ?

V. Le Port-Royal angevin. —Henry Arnauld. — Bourrigaut et Marie-Constance. — Le théâtre au couvent ; une farce anti-moliniste. — Le grand Arnauld à Angers. — La fin de Vert-Vert. — Le Port-Royal pour rire et les excuses du vrai Port-Royal. — Agnès essayant de lutter contre l'esprit de secte. — Avantages de l'humiliation. — Le pardon et le silence. — Agnès, sa nièce et la signature du formulaire. — « A Dieu ne plaise que je domine sur la foi d'autrui. » — Port-Royal pendant l'exil de la Mère Agnès. — La guerre au couvent. — L'agonie de Madeleine Mechtilde. — Les nouvelles Provinciales. — Les derniers jours de la Mère Agnès et la décadence de Port-Royal.

 

I. Puisque, dans l'impossibilité où nous sommes de nous occuper sérieusement de l'une et de l'autre, il nous faut choisir

 

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entre les deux soeurs, négligeant bien à regret la plus fameuse, nous n'étudierons ici que la Mère Agnès (1). Celle-ci paraît en effet l'image la plus parfaite de ce Port-Royal intime, qui seul doit nous retenir. Réformatrice, reine ou chef d'armée, Angélique ne se montre guère à nous que sur le chantier, ou sur le trône, ou sur le rempart. Elle entraîne ses religieuses plus qu'elle ne les forme; elle gouverne plus qu'elle ne dirige. Toujours debout aux heures de crise pour donner les signaux héroïques, elle laisse à d'autres, je ne dis pas de propos délibéré, mais par la force des choses, le soin de suivre pas à pas et dans le détail les intérêts spirituels de sa maison. Ni ses lettres, ni ses entretiens ne nous font bien connaître cet au jour le jour obscur, silencieux, insensible qui, après tout, soit au couvent, soit dans le monde, est la vie réelle. Il en va tout autrement pour la Mère Agnès et pour ses écrits. Moins sublime que l'autre, mais plus lumineuse, plus spirituelle — et dans tous les sens du mot, — plus souple aux leçons des maîtres divers qui ont évangélisé Port-Royal, méditative, égale, paisible, cloîtrée de coeur, d'esprit et de goût, attentive uniquement aux choses de l'âme, c'est elle qui façonna pendant un demi-siècle l'élite de ses religieuses et qui, retirée au centre de la ruche mystique, leur apprit à faire le miel. On vénère la Mère Angélique, on l'adore presque, on tremble devant elle; on aime la Mère Agnès, on se prête joyeusement à son influence, on travaille à lui ressembler. Parmi tant de vertus, Angélique a parfois tels gestes impérieux, tels sursauts d'orgueil qui annoncent ou du moins qui expliquent en partie le Port-

 

(1) Jeanne-Catherine-Agnès Arnauld (en religion, Catherine-Agnès de Saint-Paul) est née à Paris, le 31 décembre 1593. On lui donna en 1599 l'abbaye de Saint-Cyr qu'elle quitta pour devenir simple religieuse à Port-Royal. En 16ao, elle fut faite coadjutrice de sa soeur, la Mère Angélique, puis envoyée au monastère de Tard, A Dijon, qu'elle gouverna longtemps ; puis abbesse de Port-Royal de 1636 à 1642, et de 1658 à 1661. Elle mourut à P. R. des Champs le 19 février 1671. Elle a beaucoup écrit, mais, fidèle à notre méthode, nous citerons surtout ses lettres.— Cf. Lettres de la Mère Agnès Arnauld... publiées... par M. P. Faugère, Paris, 1858.

 

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Royal de la décadence. Moins agitée, plus humble et surtout plus intérieure, l'autre reste l'âme du Port-Royal calme et fleuri qui a longtemps réjoui les anges et qui ne doit pas lui survivre (1).

Qui ne la connaît ? Des religieuses d'autrefois, aucune n'aura vu tant de regards attachés sur son image. Est-ce le génie d'un de nos peintres les plus émouvants, est-ce le hasard d'une présentation heureuse? Je ne sais, mais quiconque traverse, même pressé, la grande galerie du Louvre, s'arrête, comme d'instinct, devant le portrait de la Mère Agnès. Plusieurs fois, ne venant là que pour elle, j'ai dû attendre mon tour. Que dit-elle à tant de visiteurs soudain recueillis? Autre mystère. Du moins suis-je assuré qu'elle ne leur prêche pas le jansénisme. Un de nos écrivains les plus judicieux et les plus aimables, a cru pourtant le contraire. Ce chef-d'oeuvre de Champaigne, écrit M. A. Hallays, « par son esprit, son accent, sa couleur est la vivante image du jansénisme » (2). Pour la couleur, je réponds timidement qu'elle importe peu. La trouve-t-on beaucoup moins joyeuse que celle de Lesueur! Peintre officiel des jésuites — et pourquoi pas? — pense-t-on que

 

(1) Dans l'admirable mémoire qu'elle a écrit sur les discussions soulevées au sujet de sa dot, Jacqueline Pascal indiquait déjà l'un des aspects de ce contraste. Cf. Port-Royal, II, pp. 488, 499. Je n'ai pas à insister sur cette affaire que tout le monde connaît, je rappellerai seulement le passage de Jacqueline où le rôle de la Mère Agnès est nettement défini, « Ce qui était admirable, c'était de voir la diversité de la conduite que le même Esprit saint... leur inspirait. Car notre Mère (Angélique) prenait avec raison l'intérêt de la maison... La Mère Agnès... ne s'occupait principalement qu'à faire profiter sa novice (Jacqueline) de tout ce qui se passait: car, à chaque fois que je la voyais, elle examinait soigneusement tout ce qu'il y avait eu d'humain dans mon procédé ou qui sentait l'esprit du monde et, par une charité infatigable, elle ne cessait de faire tous ses efforts pour prévenir... les fautes où je pouvais tomber, ou pour m'en relever... et pour faire que je ne perdisse aucune des occasions qui s'offraient de pratiquer ou la patience, ou la tolérance, ou l'humanité... » Je cite le texte donné par Cousin, Jacqueline Pascal, pp. 719, 940. Cf. Victor Giraud, Blaise Pascal, Paris, 1910, pp. 248, seq. et F. Strowski, Pascal et son temps, Paris, 1907, II, pp. 326, seq.

(2) Le pèlerinage de Port-Royal, Paris, 1909, p. 58. Comme supplément poétique — mais d'une poésie classique tout ensemble et moderne — au Port-Royal de Sainte-Beuve, on ne peut rien imaginer de plus délicieux ni de moins sectaire.

 

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Champaigne eût ressemblé davantage au moliniste Rubens ? C'est ici, d'ailleurs, sous un autre aspect, le problème que tantôt nous discutions au sujet du style prétendu janséniste ? Après Rousseau et Chateaubriand, M. Le Maître, M. Nicole, M. de Saci nous paraissent gris et mornes. Leur beau style n'en fit pas moins la fortune du parti. J'avoue bien que, semblable à celles du Carmel ou du Val-de-Grâce, la cellule où la petite malade et la Mère Agnès attendent le miracle n'a rien d'un boudoir. Mais ces clairs rayons qui enveloppent la pieuse abbesse et qui éclairent si doucement le visage de la novice, ne suffisent-ils pas à exorciser les démons de la tristesse? Pour moi ce tableau traduit excellemment, mais uniquement, la poésie de la prière chrétienne, considérée, si l'on peut dire, dans ses deux états moyens, la prière des enfants, la prière de ceux qui ne le sont plus, mais qui le redeviennent avec le secours de la grâce : l'une et l'autre, suave et confiante, quoique à des degrés différents. Qu'il s'apprête ou non à accorder le miracle, Dieu est là. D'une même certitude, la soeur de Sainte-Suzanne et la Mère Agnès le sentent présent. On dirait qu'elles le voient, résignées, toutes les deux, heureuses, quoi qu'il arrive. Moins naïve, la Mère Agnès ne paraît pas moins sereine. Une solide bourgeoise et de Paris, sans rien qui rappelle la sainte Catherine du Sodoma défaillante aux approches de l'extase. La foi seule brille pour l'instant dans ses yeux, mais au pli des fines lèvres, on devine, maîtrisée sans doute, toujours prête néanmoins à se réveiller, la malice des Arnauld. Du bon sens, une solidité de nature et de grâce, peut-on concevoir un visage, des gestes plus reposés, plus calmes, en un mot moins jansénistes, je veux dire, moins dominés par une religion de terreur. Assurément le Dieu qu'elle prie ne commande pas l'impossible et ne prédestine personne à l'enfer. Eh quoi ! L'imagination comme l'intelligence aurait-elle ses préjugés? Tout ce qui appartient à Port-Royal nous sera-t-il janséniste? Paysages, bâtiments, écrits, portraits, faudra-t-il que tous

 

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respire pour nous une auguste sécheresse, une tragique majesté, une simplicité grandiose et triste? Rendons au parti ce qui est au parti, l'âpreté de ses convictions, l'entêtement de ses résistances, et le reste; rendons à l'Evangile ce qui est à l'Evangile, à savoir, entre autre choses de grand prix, l'humble et paisible prière de la Mère Agnès. S'il était permis de passer brusquement du sérieux au plaisant, j'appliquerais volontiers au sublime ex-voto de Philippe de Champaigne, un joli mot de la Reine-Mère. Lorsqu'arrivaient à la Cour les beaux fruits des espaliers de Pomponne, Anne d'Autriche « qui les aimait fort, raconte le P. Rapin, en faisait de petites railleries agréables avec la marquise de Sénecé, à qui elle en donnait à manger, en lui disant qu'elle pouvait en conscience manger des pêches et des fruits de M. d'Andilly, parce qu'ils n'étaient pas jansénistes (1) ».

Sainte-Beuve qui, prévenu par sa jeune ferveur janséniste, avait un peu négligé la Mère Agnès dans le Port-Royal, lui a consacré depuis un charmant lundi. « C'était, dit-il, une personne d'infiniment d'esprit, plutôt que de grand caractère (?), d'une piété tendre, affectueuse, attirante, d'une délicatesse extrême et des plus nuancées. Si elle avait vécu dans le monde, on aurait parlé d'elle comme des précieuses du bon temps et de la meilleure qualité. Oui, la Mère Agnès, si elle avait suivi la carrière du bel-esprit et de la galanterie honnête, ne l'eût cédé à personne de l'hôtel de Rambouillet. Toutes ses vertus et tous ses sérieux mérites, toutes ses mortifications n'ont pu émousser sa pointe d'esprit et même de légère gaité. Née

 

(1) Rapin, Mémoires, I, p. 66. Nièce du saint cardinal de la Rochefoucauld, la marquise de Sénecé eut un rôle très important dans l'histoire du premier jansénisme. C'est, en partie par elle, que les jésuites, ses directeurs, éclairaient la religion et entretenaient le zèle de la reine-mère. Sainte-Beuve ne l'a su que trop tard, c'est grand dommage. Cf. Port-Royal, III, pp. 16s, 163. Que n'eut-il en mains, dès la première heure, les Mémoires du P. Rapin très riches en particulier sur ce point-là cf., la note du t. I. p. 91 sur Mme de Motteville et la marquise de Sénecé? Le non parti avait aussi ses « mères de l'Eglise », ce qui ne pouvait pas aller beaucoup à une solution pacifique du conflit.

 

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en 1593, entrée au cloître dès l'enfance, elle suivit sa soeur aînée dans ses austères réformes ; elle n'en eut point l'initiative, mais elle les embrassa avec zèle, avec ferveur, sans reculer jamais, et en se contentant de les présenter adoucies et comme attrayantes en sa personne. Tout en elle conviait au divin Maître et semblait dire :  Son joug est doux. « La Mère Angélique est trop forte pour moi, je m'accommode mieux de la Mère Agnès, n disaient les personnes du monde qui s'adressaient d'abord à l'une et â l'autre dans une intention de pénitence. Toutes deux avaient été dans un temps, en relation assez étroite avec saint François de Sales. La Mère Agnès en avait plus gardé l'impression visible que sa soeur... On conçoit que la Mère Agnès eût très bien pu se passer de M. de Saint-Cyran et qu'elle eût été une Philothée parfaite, une fille accomplie du saint évêque de Genève; elle aurait pu remplir toute sa vocation et ne recevoir sa ligne de conduite que du directeur et du père de Mme de Chantal (1). »

 

(1) Port-Royal, IV, appendice, pp. 576, 577. Sur la sévérité d'Angélique, voici quelques témoignages de la Mère Agnès. Dans la visite quelle va vous faire, écrit cette dernière, a ma soeur Angélique... sera, selon son nom, comme les bons anges, qui épouvantent au commencement de leurs visites et qui réjouissent à la fin ». Lettres, I, p. 3o6. « Je me réjouis extrêmement de ce que vous ne craignez plus ma soeur Angélique », Ib., I, p. 479. Elle écrit, après la mort d'Angélique : « Que sa voix se fusse entendre toujours parmi nous et qu'elle soit, comme elle a toujours été, une voix de tonnerre, qui nous réveille de notre assoupissement ». Ib., II, p. 103. Voici un autre texte fort suggestif. « Il y a de nos soeurs qui préfèrent (à la Mère Angélique) feu la Mère Geneviève (Le Tardif ), ce qui ne peut titre que parce qu'elle parlait mieux ; car du reste la vertu de celle-ci (Angélique) parait tout autrement solide, forte et immuable... et je pense qu'on peut dire d'elle : bienheureux celui qui ne sera point scandalisé en elle. Je ne le dis pas pour vous, mais pour ceux qui y trouveraient à redire, en la regardant avec des yeux charnels » Ib., I, p. 344. Geneviève Le Tardif était, me semble-t-il, la grande rivale. Je signale cette piste à qui voudrait écrire enfin l'histoire vraie de Port-Royal.

Quand à l'aménité de la Mère Agnès, Sainte-Beuve force peut-être un peu la note. Elle parle à plusieurs reprises de son « naturel froid et peu agréable » Ib., I, 151. Elle exagère, elle aussi, mais elle se connaissait fort bien. Je trouve, dit-elle, en Mme de Longueville « une douceur si attirante que ma froideur sera obligée de disparaître en présence d’une si grande bonté » Ib., II, p. 10. Peu de manifestations de tendresse (moins peut-être qu'Angélique, cf. Cousin, Jacqueline Pascal, p. 193: ( Elle (Angélique) me tient une heure entière appuyée sur son sein..., etc.) « mais beaucoup d'amabilité grave et souriante. Elle ne pouvait souffrir les familiarités et ce qu'elle appelle « les badineries » de couvent. Elle ne voulait pas que celles qui conduisent les âmes se rendissent a de pair avec elles ». La voici d'ailleurs définie par elle même: « Une conduite grave, sérieuse, majestueuse, qui n'exclut pas pourtant la douceur et accommodement, mais non pas une familiarité qui console les sens et dissipe la grâce », Ib., II, p. 468. D'après la Mère Angélique — qui d'ailleurs exagère presque toujours — Agnès aurait été, dans sa jeunesse, « vaine et glorieuse à l'excès, jusqu'à demander à Dieu pourquoi il ne l'avait pas fait naître Madame de France qui a été depuis reine d'Espagne ». Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, II, p. 266. La belle preuve, en effet ! Voici un autre trait, rapporté par la même Angélique : « Un jour la Mère Agnès... montrait à chanter (à la soeur Pinot) , et comme la vieille gamme était difficile, elle apprenait peu. La Mère Agnès prompte et impatiente, QUOIQUE FROIDE, jeta le livre de chant, en lui disant: « Je perds mon temps à voue montrer ». Ib., p. 4o4.

 

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Ces derniers mots, d'ailleurs si justes, ne disent peut-être pas assez l'originalité spirituelle de la Mère Agnès. Que celle-ci ait gardé jusqu'au bout l'empreinte de François de Sales, nous le montrerons bientôt plus longuement que Sainte-Beuve n'avait à le faire, mais nous montrerons aussi qu'elle s'est prêtée avec la même aisance d'assimilation à tous les autres maîtres qui ont dirigé Port-Royal. C'est par 1à qu'elle doit surtout nous intéresser et qu'elle se distingue d'Angélique, beaucoup moins souple, très personnelle, très impérieuse, même lorsqu'elle veut et croit obéir.

Pendant la période des débuts (1609-1625), Port-Royal diffère peu des autres abbayes bénédictines, déjà réformées depuis quelques années ou qui se réformaient vers le même temps. Il est sous l'étroite dépendance du grand état-major que nous connaissons déjà et qui travaillait alors à refaire une France chrétienne et mystique. Le feuillant Eustache de Saint-Paul, les jésuites Suffren et Binet, le Dr Duval, d'autres encore donnent leur soin à cette jeune communauté, j'allais dire à ce pensionnat (1).

 

(1) La Mère Angélique, semble avoir assez estimé le P. Suffren, charmant homme, en effet, et très attachant, dont j'aurais dû parler dans l'humanisme dévot. Angélique dit de lui : « Le P. Suffren, jésuite, était bon et il s'opposa longtemps lui seul (P) à la contradiction que ses Pères apportaient à l'établissement... (de) l'Oratoire. Il paraissait, en ce point, plus juste et plus désintéressé qu'eux. Mais quelque temps après, il me lit des plaintes de ce que les dits Pères de l'Oratoire, prenaient des Collèges, voulant me persuader qu'ils lui avaient comme promis de n'en point prendre... J'attribuai cela à sa robe de jésuite, etc.» Mémoires pour servir, etc., II, p. 298. Ce mémoire est un résumé fidèle des entretiens de la Mère Angélique et da M. Le Maître. La Mère s'y montre dans sa vérité vraie et d'une liberté prodigieuse à juger le prochain.

 

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Deux influences dominent pourtant, celle des capucins, notamment d'Archange de Pembrock qui fut le premier directeur de Port-Royal, et celle de François de Sales.

Dans son autobiographie, écrite un demi-siècle plus tard et quelque peu jansénisée, la Mère Angélique juge ainsi le P. Archange :

 

Il était vraiment prudent et sage, il était anglais et de grande maison... Si ce bon Père n'eût point été nourri dans la lecture dus casuistes, il ne lui eût rien manqué pour être un parfait religieux : mais n'ayant point d'étude que celle-là, elle lui a fait grand tort, néanmoins il nous était meilleur pour ce temps-là que nul autre... et ses conseils étaient proportionnés à ce que nous pouvions faire (1).

 

 

Ce ton d'aigre suffisance est bien déplaisant. Que ne laissait-elle parler son bon sens et son bon coeur! Le P. Archange n'a fait à Port-Royal que du bien. Casuiste, oui, Dieu merci ! Ecoutez plutôt comme il lui parle dans son anglais :

 

Vous me mandez que votre infirmité vous a rendue débile. Je ne sais pourtant si vous êtes au lit ou bien languissante par la maison. Soit l'une ou l'autre, vous êtes obligée de rompre le jeûne et avec la dispense de votre confesseur, de manger des oeuvres, même si le médecin trouvait expédient que vous devrez manger de la chair. Autrement le prophète dira par reproche à celles qui ont charge de vous, qu'elles auront persécuté celle que le Seigneur a frappée et ont advisé sur la douleur de ses plaies. J'espère davantage de la charité de votre bonne soeur... ayant bien pitié et compassion de leur pauvre abbesse. Il faut aussi approuver la discrétion tant pour elle somme pour ses filles, sachant qu'elle a sur sa charge des

 

(1) Cité par le P. Ubald d'Alençon qui a le premier tracé le plan de ce chapitre à peine effleuré par Sainte-Beuve (Les Frères Mineurs à Port-Royal des Champs... Paris, 1911..., p. 7). Un autre P. Archange, dont la Mère Angélique parle durement dans ses lettres à sainte Chantal, est le P Archange du Tillet, cf. Ubald, op. cit., p. 43.

 

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enfants tendres et des petites brebiettes, que si elle les hâtait trop, tout bercaille mourrera en un jour (1).

 

Sans doute lui reprochait-il souvent de trop se hâter elle-même et de trop hâter les jeunes soeurs. De la part de ces enfants, telles que nous les connaissons, les excès de ferveur étaient plus à craindre que la mollesse. Pour Angélique, l'esprit de crainte la tourmentait déjà, car ce n'est certainement pas M. de Saint-Cyran qui l'a gâtée. Le P. Archange qui n'avait pas lu Corneille, voulait bien, je pense, de la journée du guichet, mais il savait à l'occasion modérer l'inutile rigueur de sa petite abbesse, de sa petite madame, comme il l'appelait.

 

Si quelque esprit se voulait mêler par dela qui voulut vous diviser d'avec M. votre père, je crois que vous ne le devez écouter facilement, ains plutôt le tenir pour suspect (2).

 

« Que si son affection naturelle qu'il ne peut oublier », portait M. Arnauld

 

à choses dont seulement vous reçussiez quelque léger empêchement, comme de vous vouloir voir plus souvent que le désir de votre retraite et solitude ne le voudrait permettre, je crois quant à moi que, pour peu de chose comme cela, vous ne devez facilement l'estranger de vous.

 

Angélique redoutait jusqu'aux entretiens de sa mère, cette bonne Mme Arnauld :

 

Quand est de l'entrée que demande mademoiselle votre mère, ayant obtenu permission du pape, tant s'en faut que deviez craindre qu'elle vous soit nuisible, que plutôt je crois qu'elle vous aidera et de paroles et de prières (3).

 

C'était un humaniste dévot. Il croyait que « la nature du bien et de la vertu » est « d'être plaisante et agréable (4) ».

 

(1) Ubald, op. cit., p. 32. On trouve dans cette précieuse brochure, toutes les lettres du P. Archange qui ont été conservées

(2) Ubald, op. cit., p. 19.

(3) Ib., pp. 16, 17.

(4) Ib., p. 14.

 

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Très ferme, d'ailleurs, très prudent, sévère quand il le fallait:

 

Le premier avis qu'il me donna, raconte la mère Angélique... ce fut de ne jamais laisser parler nos soeurs à pas un religieux, ni même aux capucins, quand ils prêcheraient comme des anges, que cela ne leur donnait pas le droit de bien conduire, qui est très rare (1).

 

En cela nulle jalousie. Ne venant lui-même à Port-Royal qu'assez rarement, on le voit toujours occupé de leur envoyer des hommes de son choix. Avait-il prévu que le parloir serait la ruine de la maison ? On le dirait à lire les lignes suivantes qui datent de 1607 :

 

Je suis d'avis que fassiez envers M. votre père qu'il vous octroie un religieux bon, simple et âgé, car si vous metteriez entre les mains de ces bacheliers et docteurs, ils prendront tel pied et tant d'autorité que vous ne serez qu'un chiffre (a cipher, un zéro en chiffre) ce que vos amis ne désirent pas (2).

 

La jeune Mère Agnès venait d'arriver à Port-Royal, lorsque le P. Archange prit la direction de l'abbaye. Il l'eut bientôt devinée :

 

Etant encore novice, raconte la Mère Angélique, par le conseil du capucin qui nous assistait, je la fis maîtresse des novices... Elle s'en acquittait très bien. Ce Père me dit lorsqu'elle n'avait encore que dix-sept ans, que ce serait une des plus grandes religieuses du royaume de France (3).

 

Il craignait pour elle l'ascendant de son aînée. Si la Mère Agnès n'est pas devenue une seconde Angélique, c'est peut-être au P. Archange que nous le devons. Il écrivait à la fougueuse abbesse :

 

Jésus-Christ vous garde comme sa belle colombe en son sein ouvert avec la lance ! Vous suppliant d'avoir égard que

 

(1) Ubald, op. cit., p. 7.

(2) Ib., op. cit., p. 31.

(3) lb., op. cit., p. 8.

 

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votre petite soeur ne fait rien par excesse, car j'appréhende que sa ferveur trop indiscrète la conduise en quelque extrémité (1).

 

Nous n'avons que peu de renseignements sur ce premier chapitre de l'histoire de Port-Royal. Les lettres des deux soeurs nous manquent et de celles du capucin l'on n'a sauvé qu'une dizaine. Ce peu néanmoins éclaire d'une lumière très sûre le contraste que nous avons à coeur d'établir. Le détail nous échappe, mais nous savons qu'après dix ans de patience, le P. Archange a dû renoncer à humaniser la Mère Angélique. Intraitable dès les premiers pas de sa course, où nous mène-t-elle? Mais il

n'aura pas travaillé en vain. Agnès conservera dans son coeur ces leçons franciscaines qui allaient si bien et à sa nature et à sa grâce. A l'aînée plus héroïque, le capucin

préférait la cadette plus aimable et plus sage. Ainsi plus tard Saint-Cyran lui-même, et, je le crois, M. Singlin. Le P. Archange parle à la Mère Agnès avec tant de confiance qu'il lui laisse voir ce qu'il pense d'Angélique. Un jour, il avait pu craindre que la jeune religieuse négligeât ses propres conseils pour suivre nous ne savons quel ambitieux caprice de l'abbesse. Elle le rassure elle-même et il lui répond :

 

La vôtre m'était autant plus agréable comme était grande mon appréhension de votre disposition, à cause de la résolution de madame votre soeur. Ses lumières sont extraordinaires, aussi sont ses sentimentes, elles éblouissent ma vue et mon esprit ne peut étendre jusque là... J'ai mieux présenter cette affaire à Dieu que d'en parler sans y être demandé (2).

 

Nul ne l'aura mieux jugée que cet Anglais, et, à une époque où l'on ne parlait pas encore de jansénisme. Ce billet est de 1622. Angélique s'était lassée du P. Archange, comme elle se lassera plus tard de Zamet, comme elle aurait fait de Saint-Cyran, j'imagine, si celui-ci n'était pas devenu

 

(1) Ubald, op. cit., p. 27.

(2) Ib., p. 31.

 

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un signe aussi éclatant de contradiction. Elle demandait l'impossible, un Tertullien, la main toujours tendue vers les cieux inaccessibles, et en même temps un saint Jean l'Évangéliste, un saint Anselme, pour la pacifier, pour calmer son inquiétude éternelle. Nature à la fois très haute et très faible, d'une part, elle ne goûtait que le sublime, d'autre part, repliée sur elle-même, bourrelée de scrupules et accablée par le silence de Dieu, elle aurait eu besoin qu'on l'encourageât comme la plus craintive des converses. Malgré son génie, elle n'était pas tout à fait saine, pas humble peut-être non plus, ni simple, malgré sa vertu (1).

C'est merveille qu'elle ait cru aimer François de Sales, si peu cornélien. A vrai dire, ils se sont très peu connus. Leur première rencontre, une courte visite, est de 1619, puis des lettres, des lettres et le saint évêque meurt en 1621. A cette même date, Angélique achève de rompre avec le P. Archange. N'était-ce pas rompre avec l'esprit même de François de Sales? « Casuiste a, écrit-elle plus tard. L'auteur de la Philothée ne l'était certes pas moins que le P. Archange. Leur vraie fille spirituelle, celle des deux soeurs qui doit maintenir à Port-Royal la tradition spirituelle de ces deux humanistes dévots, c'est la Mère Agnès (2).

 

(1) Voici d'elle une page très significative : « Quand j'allai à Maubuisson... en 1618, je passai par Paris et allai loger chez mon père. J'y trouvai ma petite soeur Madelon qui était mondaine et qui faisait la belle, comme elle l'était aussi. Aussitôt que je la vis, j'en fus affligée et lui dis : « Qu'est-ce, ma petite soeur Madelon, ne voulez-vous point être religieuse ?... » A quoi elle me répondit hardiment : « Non, ma soeur,  je n'en ai pas la moindre envie ». — « Eh ! que voulez-vous donc devenir, mon enfant? » — « Ma soeur, j'ai envie d'être mariée ».— A quoi je lui répondis : « Eh ! qu'est-ce qui vous fait désirer le mariage ? » — « Rien autre chose, me dit-elle, que l'affection que j'ai pour les petits enfants. Je les aime de tout mon coeur; je ne puis me lasser de baiser et de tenir mes petits neveux (Le Maître et Saci) et c'est ce qui me donne envie d'en avoir ». Il est vrai que cette simplicité d'une petite fille de dix ans qui ne savait ce que c'était que la virginité et le mariage... me fit rire un peu d'abord ; mais ensuite, je sentis de la douleur de la voir si mondaine et si éloignée de se donner à Dieu ». Mémoires pour servir..., II, pp. 339, 34o. Elle n'avait donc pas attendu Saint-Cyran pour déraisonner.

 

(2) Je n'avais pas à étudier ici, après tant d'autres, les relations entre François de Sales et Port-Royal (Port-Royal, t. II). Il est bien clair, ainsi que le remarque Sainte-Beuve, que Port-Royal « met un pieux orgueil a, et peut-être une certaine exagération à se parer « des moindres anneaux d'or qui le rattachent à l'incorruptible mémoire du saint » ( II, p. 2o7). Mais d'un autre côté, nous ne devons pas essayer de nier l'évidence, comme plusieurs ont voulu le faire, allant jusqu'à suspecter l'authenticité de la correspondance entre sainte Chantal et Port-Royal. Pour les graves confidences qu'Angélique prétend avoir reçues du saint, elles sont peut-être amplifiées, mais au fond, je les crois exactes. Il n'y a là de faux que le ton qui est celui de Saint-Cyran. A distance, la Mère Angélique prête le même visage à ses deux maîtres. Cf. dans les Etudes du 20 février 1910, un article de M. R. Plus. Angélique Arnauld . Ses relations arec saint François de Sales.

 

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II. « Elle portait déjà gravée dans son âme une image de l'éternité, écrit sa nièce Angélique, car elle ne regardait jamais que le moment présent : ayant aussi peu d'inquiétude sur l'avenir qu'elle faisait peu de réflexion sur le passé » (1). Parmi les grandes religieuses de cette époque, je n'en connais pas de moins portées au scrupule, de plus saines:

 

Pour l'inquiétude, écrivait-elle en 1634, c'est-à-dire douze ans après la mort de François de Sales, on ne la peut pas empêcher comme la réflexion qui en est la cause, laquelle il faut retrancher continuellement, comme une chose tout à fait contraire à la voie de Dieu, dans laquelle il faut toujours aller sans regarder derrière soi... Le bienheureux évêque de Genève disait une excellente parole qui me donne conduite en ces choses-ci : « Si Dieu veut venir à moi, j'irai à lui, mais s'il ne veut point venir à moi, je n'irai point à lui et ne bougerai de ma place » (2).

 

Elle écrivait dans le même sens à son frère d'Andilly, bonhomme du reste, même dans ses relations avec Dieu, et plus agité que timoré.

 

Je ne trouve rien si utile, mon cher frère, que d'aller toujours, sans faire réflexion sur ce que nous avons fait... Il me

 

(1) Cité par Varin. La vérité sur les Arnauld, II, p. 3o7. Varin parle en ces termes de la Mère Agnès : « Moins impérieuse que son aînée, moins absolue que sa nièce (l'autre Angélique et la plus farouche des deux), aussi grande, aussi ferme... que toutes deux, elle réalisa à la fois l'idéal de la sagesse humaine et de la vertu chrétienne. Son courage plus prudent, ses affections plus mesurées, ses élans mieux contenus semblaient la détacher davantage de la terre ».

(2) Lettres, I, 25.

 

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semble que regarder nos manquements de la manière dont nous avons accoutumé de les voir qui est avec confusion de notre misère en tant qu'elle humilie notre amour-propre), c'est les renouveler et nous servir de la lumière que la grâce nous donne — pour les connaître et nous en retirer, — pour nous y enfoncer encore davantage, selon ce que dit le Fils de Dieu que si la lumière qui est en nous est ténèbres, ces ténèbres seront extrêmement grandes (1).

 

Cela me parait noble et beau. Sainte-Beuve qui n'a jamais confessé que des livres, juge cette spiritualité e trop subtile », reproche qu'il faisait de même à François de Sales. D'où il conclut que les écrits de la Mère Agnès ne peuvent avoir aujourd'hui « aucun effet de piété et de dévotion » (2). Il se trompe grandement. Les tentations de la vie dévote ont aussi leur subtilité à laquelle il faut répondre par une subtilité meilleure.

Elle ne veut pas non plus qu'on se laisse troubler par de stériles ambitions, même de ferveur.

 

La troisième marque des désirs imparfaits, c'est qu'ils inquiètent et qu'on n'a point de repos qu'ils ne soient accomplis : au lieu que les bons sont tranquilles et soumis à l'ordre de celui qui les a donnés.

Je ne dis pas tout ceci, ma chère soeur, pour condamner le désir que vous avez eu que je vous écrive, ne voulant point juger qu'il soit mauvais,

 

Que cela, pour le dire en passant, est peu janséniste !

 

mais pour vous instruire... sachant que vous avez inclination à désirer plusieurs choses avec beaucoup d'ardeur ; ce qui vous fait avoir besoin de la maxime du bienheureux évêque de Genève qui disait qu'il avait fort peu de désirs, et que, ce qu'il désirait, il le désirait fort peu ; ce qui a peut-être été la source de cette admirable tranquillité qui le faisait paraître comme un bienheureux dès ce monde (3).

 

(1) Lettres, I, pp. 51, 52.

(2) Port-Royal, IV, p. 576.

(3) Lettres, I, p. 119.

 

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Cette lettre est de 1645. Comme le saint lui reste présent!

D'autres ne rêvent qu'expiation : dans ce qui leur arrive de fâcheux, ils reconnaissent la main de Dieu qui les châtie. La Mère Agnès a des vues bien différentes :

 

Il me semble, ma soeur, que vous ne devez point croire que ce soit pour vos péchés que Dieu vous met où vous êtes ; il vaut mieux que vous le preniez par esprit d'amour que de pénitence, et je crois que c'est pour vous rendre semblable à Jésus-Christ... élevez donc, s'il vous plait, votre esprit dans ce dessein de Dieu, plutôt que de demeurer abattue de la vue de vos péchés. Souffrez comme si vous étiez juste, aimant  mieux donner vos peines à l'amour de Jésus-Christ que de les appliquer à la satisfaction de vos fautes (1).

 

« Souffrez comme si vous étiez juste », comment ne pas admirer la plénitude, la vigueur et la noblesse de ces quelques mots? Elle stimule en même temps qu'elle encourage :

 

Je ne sais pourquoi, écrit-elle à une des filles de d'Andilly, vous vous servez dans votre lettre des paroles de l'enfant prodigue, puisque je ne vois point aucune marque de son dérèglement dans ce que vous m'écrivez. Il s'en alla en un pays bien éloigné, et vous ne bougez de votre cellule ; il perdit son père de vue, et vous tâchez de l'avoir toujours présent; il demeurait avec les pourceaux, et vous ne conversez qu'avec nos soeurs qui sont quasi des anges. Il est vrai qu'il arrive quelquefois qu'en un moment ou s'éloigne de Dieu, et qu'on nourrit quelque tentation ou quelque passion qui nous rendrait semblables à ce pauvre enfant égaré ; c'est pourquoi il faut dire comme lui : Je me lèverai et m'en irai à mon Père, et tout aussitôt représenter sa misère à Dieu, sachant qu'il ne perd point sa qualité de père, quoique nous ne le traitions pas en enfants; et après cela ne penser plus qu'à nous réjouir des faveurs qu'il nous fait, et rentrer de nouveau dans la qualité d'enfant qui ne désire que de plaire à son père et non pas de mercenaire qui cherche son intérêt...

 

(1) Lettres, I, pp. 29, 3o.

 

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L'autre tante, Angélique, a lu cette lettre. Avant de l'expédier, elle ajoute un post-scriptum très savoureux

 

Je vous dis les mêmes choses de tout mon coeur que vous dit la Mère Agnès.

 

Ceci est parfait, mais soudain elle songe qu'on fait ce jour-là ( 24 août 1653) la fête de saint Barthélemy, apôtre, et elle ajoute :

 

Il faut souffrir qu'on vous écorche : je prie ce grand apôtre qu'il vous obtienne la grâce de le désirer (1).

 

Cette modération et cette magnanimité salésienne inspirent aussi la Mère Agnès dans la solution de ces menus cas de conscience qui tourmentent si fort tant de religieuses :

 

Je ne sais pourquoi vous vous étiez persuadée qu'il ne fallait point écrire ni recevoir de lettres. 11 est vrai qu'il faut être préparé à s'en passer ; mais cela ne se doit pas prendre si fort au pied de la lettre, parce qu'il y a des temps où l'on peut en avoir besoin, et Dieu ne veut pas absolument qu'on se fasse tant de contrainte pour des choses qui ne sont point mauvaises, puisqu'il nous dit que son joug est doux. Quand on le trouve pesant et que d'ailleurs on a bonne volonté, c'est signe qu'on y ajoute quelque chose qui n'est pas de lui, qui ôte le repos de l'âme (2).

 

Aucune mollesse. Elle n'aime pas les enfantillages d'affection :

 

Ne pensez point à me revoir, ce ne sera de longtemps, écrivait-elle à une religieuse qui l'aimait avec trop d'inquiétude... Dieu veut des dons éternels. Ceux qu'il nous fait sont de cette sorte. Donnez-moi à lui pour toujours. Adieu (3).

 

(1) Lettres, I, pp. 281, 282.

(2) Ib., I, p. 431.

(3) Ib., I, p. 479.

 

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Mais, en revanche, elle écrit à une autre plus timide et plus resserrée :

 

Je me satisfais en vous donnant une petite marque de ma sensibilité, pour opposer aux tentations que vous avez de notre dureté prétendue (1).

 

Elle n'approuvait pas non plus que l'on s'en tint, dans une lettre, au style dit janséniste. Mme d'Aumont ayant envoyé aux religieuses des Champs une image qui avait touché la sainte épine, la Prieure l'avait remerciée d'une manière un peu courte. La Mère Agnès la reprend :

 

Ce n'était rien d'extraordinaire que je demandais ni qui surpassât votre portée; au contraire je m'étonnai de ne pas trouver en votre lettre un certain agrément qui vous est naturel, et que vous avez même pensé, tuais il vous échappa en écrivant : qui est ce que vous me mandez que vous vous teniez fort obligée... qu'elle a prévenu le désir que vous aviez eu... Tout cela est de vous-même et aurait été fort joli à dire (2).

 

Pour elle, on a bien vu qu'elle ne dédaignait pas ces bagatelles. Écrire joliment ne lui déplaît certes pas, et tout en courant, elle s'y applique. Elle est d'une sûreté, d'une vivacité et d'une souplesse étonnantes. Fille et petite-fille d'avocats, soeur et tante d'une tribu de gens de lettres, elle boucle en se jouant, des périodes qui nous donnent le vertige:

 

Encore que l'espérance que j'ai presque toujours eue que Dieu ferait quelque chose d'extraordinaire en notre faveur, ait été contraire au dessein qu'il fait paraître maintenant de nous vouloir abandonner à la volonté de ceux qui ont résolu de nous pousser à toute extrémité, je me promets néanmoins que cette confiance n'aura pas été désagréable à Dieu, puisque j'ai toujours tâché de l'allier avec la soumission que je dois à ses ordres, pour n'être point surprise, s'il lui plaisait d'en disposer autrement (3).

 

(1) Lettres, I, p. 442.

(2) Ib., 1, pp. 420, 421.

(3) Ib., II, p. 181, à son frère, l'évêque d'Angers.

 

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Elle a pris ce ton naturellement, parce qu'elle s'adressait à un évêque et très grave. Ses lettres à Mme de Sablé et au chevalier de Sévigné sont d'un tour malin, tendre, légèrement et délicieusement précieux qui charmait Sainte-Beuve. Elle acceptait, non sans un peu d'humeur que l'on parlât de la « rusticité » de Port-Royal (1), mais, disait-elle, «il y a un peu d'affectation à ne vouloir pas prétendre à la politesse ». Nul ne lui reprochera cette affectation.

Avec les religieuses, sa finesse parait tout ensemble et plus grave et plus aiguë :

 

Je ne pensais pas être simple, disait-elle à une de ces compliquées, car c'est une vertu que je n'ose m'attribuer ; mais je vous avoue que les tours et les détours de votre esprit nie font croire que le mien n'en a point tant (2).

 

Elle y allait plus bonnement en effet, mais elle n'en devinait pas moins ces « tours et détours »

 

Je vous trouve toutes les fois que je vous rencontre, plongée dans la mélancolie, que cela est fort pénible à voir. Et ne relevez point ce mot de pénible, pour dire que vous êtes bien marrie de donner de la peine; car ce n'est pas pour cela que je le dis, et c'est le moins que je puisse faire de porter un peu du beaucoup que vous souffrez (3).

 

et elle reprend :

 

Je vous trouve un peu éloignée de la disposition d'enfant dans laquelle vous dites que Dieu vous met pour mon regard. Un enfant n'a point de défiance ni de réflexion et vous en êtes toute remplie. Vous m'observez beaucoup plus que je ne vous observe.

 

Ai-je besoin de souligner le piquant de ces derniers mots?

 

Je vous supplie de penser à ce que dit le bienheureux évêque de Genève... Un enfant dit ses besoins quand il en a,

 

(1) Lettres, I, p. 442.

(2) Ib., II, p. 470.

(3) Ib., II, p. 503.

 

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sans attendre qu'on le prévienne ; et je ne saurais obtenir de vous que vous demandiez à nous parler, n'ayant, dites-vous, rien préparé pour dire ; et vous portez écrit sur le visage ce que vous devez communiquer et vous en avez le coeur si plein que vous n'avez jamais tout dit. Appelez-vous cela être connue un enfant (1) ?

 

Coeurs et visages, comme elle sait lire et comme l'on sent qu'elle n'a rien, elle-même, de cet amour-propre mesquin, de ces inquiétudes vaines (2) ! Voici du reste une lettre d'elle qui nous la montre dans sa belle et saine allégresse. Mal guérie d'une bronchite, on l'avait envoyée aux Champs. Le duc de Luynes avait été du cortège. Elle écrit à la Mère Angélique :

 

Ma très chère Mère, nous avons fait le plus heureux voyage qu'il est possible. Je n'ai eu ni froid, ni chaud, ni faim, ni soif; je ne laissai pas de manger un biscuit en catimini. Ma soeur Euphrosine m'offrit à boire plusieurs fois tout haut, dont j'étais bien honteuse, et comme elle vit que je n'en voulais point, elle me montrait souvent la bouteille... Nous eûmes des heures de silence, et par intervalle, M. Duchesne parlait à Mgr le duc, et je parlais aussi, mais sobrement, de peur de le faire impertinemment. Il fallut descendre au-dessus de Châtillon, parce que les pluies ont rompu le chemin ordinaire... J'eusse bien voulu aller un peu de temps h pied tant j'étais drue, et le temps était si doux et si beau que merveille, quoiqu'il y eût bien du vent depuis, mais je ne laissai pas de demeurer la tète levée et mon voile de même, trouvant que cet éventail me faisait du bien ; et en effet je ne toussai point du tout, sinon deux ou trois fois que je fis seulement un ou (3).

 

Alerte, drue, tête et voile levés, elle respire à son aise. Le vent qui soufflait sur le saint désert n'était donc pas toujours le simoun. Autre scène non moins  épanouissante. Richelieu mort, la prison de M. de Saint-Cyran s'est ouverte.

 

(1) Lettres, II, p. 5o5.

(2) Je ne puis citer une lettre admirable, mais trop longue, sur la psychologie du parloir, t. II, pp. 435-437.

(3) Lettres, I, pp. 288, 289 .

 

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« On eut la nouvelle à Port-Royal que M. d'Andilly partait pour l'aller quérir. La Mère Agnès, l'ayant appris en venant au réfectoire, au sortir du parloir, elle ne voulut pas différer de donner cette joie à la communauté, ni interrompre le silence, mais pour faire entendre ce qu'elle ne voulait pas dire, elle prit sa ceinture et la délia devant la communauté, pour faire entendre que Dieu rompait les liens de son serviteur. Comme on espérait déjà sa liberté, on comprit aussitôt ce signe et la joie se répandit du coeur sur les visages, sans parole et sans aucune dissipation (1). »

Bon sens, fermeté paisible, joie enfin, presque toutes ces lettres, el il y en a plus de quatre cents, rendent ce même son. Par quelle étrange préoccupation, plusieurs historiens n'ont-ils retenu de cette correspondance que les deux pages où la Mère Agnès déclare à M. Le Maître que s'il prend femme, elle ne le verra plus (2)? On oublie qu'elle avait de l'esprit et on ne remarque pas qu'elle ne prend jamais tout à fait au sérieux le jeune avocat. Ce neveu-là, peut-être un peu trop solennel pour elle, excite sa verve. Qui ne sait au reste, qu'elle plaisantait volontiers sur le péché mignon des Arnauld? Il reste d'elle, à une

 

(1) Vie de la M. M. Angélique Arnauld, ms. de l'Institut catholique, p. 124.

(2) Nous avons du reste la réponse de M. Le Maître à cette lettre. A la lire, on comprend que la Mère Agnès ait cédé plus d'une fois à la tentation de taquiner un neveu aussi majestueusement bouffon. a Pensez-vous, ma chère tante, que j'ai pu trouver mauvais des souhaits aussi saints que les vôtres ! Doit-on attendre autre chose d'une personne religieuse ? On accusa autrefois... une vierge vestale d'incontinence, parce qu'elle avait dit dans un vers qu'il était doux de se marier ; et je trouverais étrange que vous parlassiez avec moins de zèle de la vie que vous avez embrassée ?... Qui ne sait que le mariage remplit la terre et que la virginité remplit le ciel ? » — Dans la même lettre, il la félicitait d'avoir été détendue victorieusement par l'abbé de Saint-Cyran, au moment de la tempête du Chapelet secret dont nous parlerons bientôt. « Dieu a permis, ma chère tante, que des hommes vous aient attaquée et il vous a donné un ange pour vous défendre, je puis bien comparer, ma chère tante, ce défenseur à cet ange qui garda la chaste Suzanne, selon l'opinion de quelques Pères, puisqu'il a comparé lui-même ces deux Scribes et Pharisiens qui voulaient vous déshonorer, aux deux vieillards qui la voulaient perdre ». Mémoires pour servir..., I, pp. 47o-474.

 

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de ses nièces, un « vous m'entendez bien, ma soeur » qui a fait fortune :

 

Je ne m'étais pas aperçue que vous eussiez rougi, et quand je l'eusse remarqué, je ne m'en fusse pas mise en peine, ne croyant pas que votre paix intérieure tienne à si peu, quoique ce soit votre principal défaut de la laisser souvent altérer ; ce qui diminuera à mesure que vous deviendrez plus humble, car votre timidité ne vient que du contraire, à quoi votre nom ne contribue pas peu. Vous m'entendez bien, ma sœur (1).

 

De sa jolie lettre à Le Maître on a conclu que la Mère Agnès fermait le ciel à tous les mondains. Il suffisait de tourner la page, on aurait vu comme elle parle d'un autre de ses neveux, M. de Séricourt, jeune officier que l'on croyait tué à la prise de Philippsbourg :

 

Je me doute bien, ma très chère soeur... que ce qui rend cette mort plus sensible, c'est la surprise et l'incertitude où vous êtes de l'état de cette âme ; mais il faut avoir de bons sentiments de Dieu et présumer de sa clémence qui est infinie, un succès aussi heureux pour l'éternité qu'il a été malheureux dans le temps. On dit que Dieu ne punit pas une faute deux fois, aussi ne donne-t-il pas des récompenses temporelles et éternelles. Cet enfant était d'une profession qui lui devait acquérir de la gloire et il en est privé pour en recevoir une meilleure.

 

Et, sûre du grand coeur de Dieu, elle se console par une pensée qui n'est plus hardie en 1916, mais qui l'était encore en 1635, et qui ne serait venue, en ce temps-là, qu'à un petit nombre de croyants :

 

Que s'il y a un baptême de sang, pourquoi ne croirons-nous pas que ce pauvre enfant en a reçu le fruit, et que si Dieu tient le compte des cheveux de ses élus, il n'aura pas détourné ses yeux de tant de blessures qui auront satisfait à sa justice et rendu cette âme digne de sa miséricorde (2)?

 

(1) Lettres, I, p. 92.

(2) Ib., 1, pp. 77, 78.

 

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Cette lettre, et tant d'autres, qui serait surpris de les voir attribuées à François de Sales, ou, ce qui revient au même, au P. Archange de Pembrock ? « Il faut avoir de boue sentiments de Dieu », de ce principe si peu janséniste, découle toute la doctrine spirituelle de la Mère Agnès. Le reste, chez elle, ou bien n'est que de surface, ou bien s'accorde harmonieusement avec les vérités fondamentales de l'humanisme dévot. Que cette affirmation semble ou non paradoxale, on avouera, je l'espère, que loin de solliciter les textes, nous nous laissons conduire par eux.

III. En 1624, la Mère Angélique, agitée de mille troubles, se met, ainsi que son abbaye, sous la direction de l'évêque de Langres, Sébastien Zamet, qu'elle traitera plus tard de casuiste, mais qu'elle regardait alors comme un a homme de Dieu » et dont elle exaltait le mérite avec son exagération habituelle.

Zamet gouvernera la maison jusqu'en 1636. Pendant cette longue période, remplie d'événements singuliers et mime de menus drames qu'il ne nous appartient pas de raconter (1), le Port-Royal intérieur continue son développement

 

(1) Pour les événements, le plus remarquable, à savoir la fondation difficultueuse et la prompte ruine de l'Ordre du Saint-Sacrement, on en trouvera l'histoire, écrite de maîtresse main, dans la thèse déjà citée de M. Prunel. Cet excellent travail, ainsi que la publication documentaire qui l'accompagne — Lettres spirituelles de Sébastien Zamet, Paris, 1912 est une des contributions les plus importantes qui aient été faites depuis longtemps à l'étude des origines du jansénisme. Jusqu'à ces derniers temps, en effet, l'on s'en tenait sur « la période de M. Zamet » à la version janséniste que Sainte-Beuve lui-même, avait suivie, les yeux quasi fermés. (Cf. Port-Royal, 1, pp. 310-341). Zamet n'aurait enseigné aux religieuses qu'une dévotion à l'eau de rose et aurait manqué perdre la maison. Son crime n'était pas là, mais bien d'avoir dénoncé l'un des tout premiers, let erreurs et les intrigues de Saint-Cyran. On sait que le parti ne pardonne pas. Zamet devint une de ses bêtes noires, comme plus tard Fénelon, et plus tard, Belsunce. M. Prunel répond à la légende janséniste par l'histoire vraie et parles écrits spirituels de l'évêque de Langres. Il montre — et par le menu — que l'évêque de Langres fui un des bons ouvriers de la contre-réforme française. Ce n'est pas à dire que Zamet, directeur de Port-Royal, n'ait pas commis quelques imprudences. Comme son père, le financier magnifique, il avait le goût du faste et il oublia trop que l'ama nesciri est la devise et le salut des contemplatives. Il habitua ces filles à trouver tout naturel que l'univers eût les yeux sur elles. Si plus tard, elles doivent avoir une telle idée de leur importance, Zamet n'y est pas pour rien. Un peu agité lui aussi peut-être, même en matière de religion. Il y a, par exemple, dans la vie d'Angélique par sa nièce (mss. de l'Institut catholique, pp. 117-118), des accusations précises, outrées, je le crois, mais qui ne doivent pas manquer de tout fondement et que je regrette que M. Prunel n'ait pas discutées. Dans le même sens, le P. Rapin ( Histoire, pp. 255, 256) : « Elles couraient quelquefois par le couvent comme des insensées et quelquefois même affectaient de se montrer aux parloirs défigurées afin de passer pour folles ». Tout cela est raconté sur des on-dit fort malveillants et l'on doit certainement en rabattre. Cf. aussi Laferrière, op. cit., p. 118. Au reste, il faut bien se rappeler que ces excès n'étaient point particuliers à Port-Royal, de beaucoup s'en faut. Nous avons discuté plus haut le Mémoire de Zamet contre Saint-Cyran, cf. PP. 90-93.

 

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paisible et achève de s'épanouir à la vie parfaite. On ne s'écarte pas de la formation primitive, bien au contraire on s'ancre plus solidement que jamais dans l'esprit de François de Sales, on s'initie néanmoins à une spiritualité nouvelle, plus complexe, plus subtile, mais non moins catholique certes, non moins excellente que la première. Pour tout dire d'un mot que nos lecteurs sont préparés à comprendre, de 1624 à 1633 ou 1634, le Port-Royal franciscain et salésien des débuts se donne à cette grande école française, dont tout le volume précédent raconte l'histoire.

Souvent retenu loin de Paris par l'administration d'un vaste diocèse, Zamet ne pouvait se charger seul de la direction de Port-Royal. Il avait donc introduit ou maintenu dans la maison dés prêtres éminents, les jésuites Suffren et Hayneufve, par exemple. Mais, grand ami de Bérulle, il était avant tout l'homme de l'Oratoire. « Mgr l'évêque de Langres, est-il écrit dans la chronique de Port-Royal, commença de prendre la conduite de la maison (année 1625), et dans ce même temps, les Pères de l'Oratoire y fréquentaient fort et dirigeaient les filles. M. de Bérulle y vint quelquefois, le P. de Condren et quantité d'autres, comme le P. de Coligny qui fut depuis M. de Coligny, le P. Prépavin, le P. Lambert, le P. Benoist, le P. Bonnefoi et le P. Desmarets (d'autres encore). Cela a duré jusqu'à l'année 1633 (1). »

Bref, Port-Royal était devenu comme une colonie

 

 

(1) Peut-être un peu plus longtemps, cf. Mss. de l'Institut catholique, p. 115.

 

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oratorienne. On nous le dit, mais nous l'aurions deviné. Le P. de Condren et ses disciples ont des manières de parler qui ne sont qu'à eux, et ce langage, nos religieuses, dès 1626, l'avaient si bien adopté qu'elles le mêlaient, non sans grâce, à leurs plaisanteries de couvent.

« 1626... La Mère Agnès, lisons-nous encore dans la chronique, alla cette même année à l'abbaye de Gomerfontaine où l'abbesse la désirait, mais elle n'y fit pas grand fruit, et elle y trouva toutes choses... en si pitoyable état qu'écrivant à la Mère Angélique..., elle lui mandait agréablement que Dieu l'avait envoyée en ce lieu pour y honorer l'article du symbole : descendit ad in feros (1). »

Si la Mère Angélique, déjà rigoriste, déjà presque janséniste, veut défendre à ses soeurs d'occuper les loisirs du dimanche à transcrire des « extraits de dévotion », c'est leur dira-t-elle, qu'au lieu de s'adonner à des « niaiseries », il faut « adorer le repos éternel de Dieu » (2). Cela encore est signé, si je puis ainsi parler. Bien qu'assez étroite et fort peu souple, la Mère Angélique a tellement compris la spiritualité du P. de Condren qu'elle nous aide à la comprendre. Elle parle mieux que personne, à ma connaissance, de l'humble extase où doit conduire le mysticisme oratorien.

 

Ma Soeur Marie de la Nativité vint à parler d'extases, sur quoi la Mère lui répondit :

Il y en a de trois sortes, la première est de Dieu, la seconde, de nous-mêmes, la troisième, du démon.

 

Celle de Dieu » est l'extase au sens propre du mot.

 

Celle qui vient de nous-mêmes est bonne, nous devons tâcher de l'avoir et nous pouvons nous y mettre de nous-mêmes, c'est-à-dire par la grâce commune que nous avons... sans cette grâce extraordinaire à quoi il ne faut point prétendre. Cette extase donc que je dis que nous pouvons avoir, si nous voulons, est

 

(1) Mss. de l'Institut catholique. p. 117.

(2) Cité par Prunel, op. cit. p. 234

 

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celle de la foi et de la charité, par un profond abaissement de nous-mêmes devant Dieu, en considérant sa grandeur divine et sa plénitude de sainteté et de perfection, dans une vus au-dessus de toutes vues; ce qui nous doit faire anéantir dans l'abîme de notre coeur ; car il y a en nous un abîme et nous devons nous y mettre en présence de cette sublime majesté. C'est un silence du coeur et de l'esprit, qui ne font qu'adorer et admirer cette essence souveraine et incompréhensible ; c'est être comme sainte Madeleine aux pieds de Jésus-Christ., qui écoute en paix et en silence ce qu'on lui dit. Pensez-vous qu'elle fit des questions à Notre-Seigneur? Point du tout. Elle l'écoute seulement, dans un silence profond et une paix divine. C'est l'état où elle a été durant les trente années de sa solitude, toujours adorant Dieu, l'écoutant et l'admirant. C'est un état de béatitude commencée (1).

 

Mais l'école française avait au coeur de Port-Royal, une alliée naturelle, beaucoup plus apte à se pénétrer de ces hauts principes et mieux douée pour les répandre. La Mère Agnès n'était sans doute pas plus intelligente que sa

soeur, mais elle avait l'esprit plus libre, plus affranchi de cette inquiète recherche du moi qui tourmentait et diminuait la Mère Angélique. « Se perdre a en Dieu lui était facile, comme à Bossuet. De la spiritualité de Condren elle saisissait, elle aimait, elle s'assimilait aisément toutes les nuances. On pouvait même craindre que, dans la ferveur d'une première initiation, cet esprit très élevé, mais curieux, précieux et subtil ne raffinat quelque peu. C'est là du reste ce qui devait arriver, comme nous verrons bientôt. Elle se meut, avec une aisance admirable parmi les abstractions sublimes — et d'ailleurs divinement concrètes, si j'ose dire — de ses maîtres. Elle écrit par exemple à une malade :

 

Adorez l'indépendance de Dieu dans votre inutilité et confessez, par votre résignation à être saine ou malade, que Dieu n'a que l'aire de vous ni de votre santé, et faites plus d'estime

 

(1) Entretiens et conférences de la R. M. Marie, Angélique Arnauld, Bruxelles, 1757, pp, 251 253.

 

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de ne rien faire parce que Dieu vous y réduit, que de travailler beaucoup pour son service, en tant qu'actions qui partent de nous et par conséquent qui sont petites et bornées.

Mais où Dieu se trouve, il y a toujours infinité, pourvu que l'âme entre en lui et en ses desseins; et c'est peut-être en ce sens que saint Paul dit que ce qui est faiblesse en Dieu est plus fort que les hommes, et que la vertu se perfectionne en l'infirmité, le prenant pour l'infirmité spirituelle qui est une désistance de l’âme qui a tout laissé à Dieu, sachant qu'elle ne peut subsister par elle-même et qu'il n'y a rien de si avantageux pour elle que de porter les dispositions de Dieu (1).

 

C'est trop dense; tout le système y passe ; une malade s'accommoderait mieux de réflexions plus légères, plus aérées. La Mère Agnès vient de prendre ses grades, mais enfin il parait bien qu'elle ne récite pas une leçon. L'assimilation est achevée. Voici plus alerte et plus simple. Elle écrit à Robert d'Andilly, nommé intendant de l'armée du Rhin et obligé de renoncer à ses rêves de solitude :

 

Comme disait le bienheureux évêque de Genève, Dieu hait la paix de ceux qu'il appelle à la guerre. Vous devez donc à présent honorer la vie conversante du Fils de Dieu, aimer l'embarras comme vous avez aimé la quiétude (2).

 

François de Sales d'abord, puis Condren, la fusion est parfaite entre les deux esprits. A sa soeur, Mme Le Maître, qui devait attendre avant d'être enfin admise à prendre l'habit:

 

Il me semble, ma soeur, que vous devez être dévote au mystère d'Egypte auquel Notre-Seigneur Jésus-Christ et sa sainte Mère portèrent le bannissement du peuple de Dieu et furent associés aux idolâtres qui affligeaient leurs âmes saintes en une manière qui ne se peut penser (3).

 

(1) Lettres, I, pp. 5, 6.

(2) Ib., I, p. 66, 67. La lettre est charmante. Relevons un joli mot et très salésien sur « la précieuse tranquillité qui est l'ornement de la vie civile, mais plutôt de la vie chrétienne », p. 67.

(3) Lettres, I, p. 10.

 

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Condren, Olier, et les autres, c'est bien toujours la même manière : se « désappliquer » de  tout et de soi-même (1), « adhérer » (2), aux e états » du Verbe incarné ou aux perfections de Dieu.

 

Et c'est une chose étrange que, pour rendre notre petitesse capable de Dieu, il la faut rendre encore plus petite, afin que de ce néant Dieu en tire une capacité digne de lui... « Qui perdra son âme, il la gardera pour la vie éternelle » ; et c'est se perdre que de s'oublier et n'avoir aucun appui sur soi-même, entrant continuellement dans l'infinité de la puissance divine pour y trouver ce que nous avons perdu en nous-mêmes; ce qui nous met dans un état de résurrection par lequel, étant morts au péché, nous vivons à Dieu, séparés de nos infirmités et revêtus de sa force ; et il n'est pas possible de faire une action de vertu qu'il ne faille entrer dans cette mort et dans cette vie... Ce qui me donne dévotion au titre que Dieu prit autrefois quand il s'appela Celui qui est. Dans le ciel, les saints le louent de ce qu'il a été, qu'il est et qu'il sera. Mais en la terre, il faut seulement considérer qu'il est et tâcher de faire qu'il soit en nous dans chaque moment (3).

 

Cette même empreinte oratorienne, d'un relief si accusé, on la reconnaît sans peine, ou si j'ose dire, elle saute aux yeux, dans un petit écrit de quelques pages, rédigé par la Mère Agnès en 1627 et qui devait rester à jamais fameux. C'est le Chapelet secret du Saint-Sacrement.

Saint-Cyran étant devenu le directeur de Port-Royal (1635), raconte le P. Rapin, la soumission que lui témoigna la Mère Angélique, « acheva tellement de le gâter par la bonne opinion qu'elle lui donna de ses visions, qu'il commença à les débiter sans se ménager et sans se contraindre; mais rien ne fut comparable à celles qui lui passèrent alors par la tête sur le Saint-Sacrement de l'autel, et pour la nouveauté du dessein et pour l'extravagance des pensées. Il fit le projet d'un ouvrage, qui était une espèce de

 

(1) Lettres, I, p. 13.

(2) Ib., I, pp. 43, 44.1.

(3) Ib., I, p. 51.

 

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censure de la bonté de Dieu en ce sacrement qu'il s'efforçait de faire passer pour terrible, quoique ce soit la marque la plus éclatante de son amour envers les hommes... Le but de l'abbé de Saint-Cyran était d'éloigner les hommes de la fréquentation de ce sacrement, par les idées redoutables qu'il en donnait (1) ».

Autant de mots, autant d'erreurs. Avec une étourderie sans égale, le P. Rapin se fait ici, pour ne rien dire do plus, le complice d'une mystification véritable qu'il n'aurait certainement pas imaginée, mais qu'il appuie de sa grande autorité de jésuite et d’honnête homme (2). A la Mère Agnès de répondre :

 

Je soussignée, Catherine Agnès de Saint-Paul... reconnais et certifie qu'aucune que moi n'a composé l'écrit intitulé : le chapelet secret du Saint-Sacrement; que je l'ai fait plus de quatre ans avant que je connusse feu M. l'abbé de Saint-Cyran, sinon de réputation, et pour l'avoir vu une seule fois à noire monastère des Champs... et que je n'ai eu autre dessein en écrivant ce chapelet , que de m'exprimer plus facilement que je ne pouvais faire de vive voix, au révérend P. de Condren, supérieur général de l'oratoire, auquel je désirai de communiquer ces pensées et qui m'ordonna de les écrire. C'est ce que je fis avec grande simplicité, et les envoyai aussitôt à Mgr l'évêque de Langres, qui gouvernait lors ma conscience, et il me fit l'honneur de m'écrire que je devais révérer ces pensées non comme miennes, mais comme pensées de Jésus-Christ en moi.

C'est ce qui me donna la liberté... d'arrêter mon esprit sur

 

(1) Rapin, Histoire... pp. 274, 275.

(2) « Etourderie », le mot est bien doux. Rapin avait entre les mains des pièces d'où il résultait nécessairement que Saint-Cyran n'avait pu être ni l’auteur, ni l'inspirateur du Chapelet secret. Il avait lu, par exemple, ou il aurait dû lire la Défense (par Arnauld) de la censure que M. l'Arch. de Paris a faite du livre du Père Brisacier, jésuite..., Paris, 1652. Dans ce factum, Arnauld s'explique tout au long sur le Chapelet secret, cf. pp. 575-588 du tome XXIX des Oeuvres d'Arnauld. Les affirmations d'Arnauld, que l'on peut du reste contrôler sans peine, sont irréfutables. Cf. aussi du même Arnauld, L'Innocence et la vérité défendues, 1652 (t. XXX). Que Rapin ait négligé des documents de cet ordre et qu'il avait sous la main, c'est ce qui nous parait incompréhensible. Que si du reste, et toujours d'après le P. Rapin, nul des autres griefs, contre Saint-Cyran n'est a comparable » à celui-là, les amis de l’abbé n'auront-ils pas beau jeu à le défendre ?

 

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ces pensées, sans que j'aie néanmoins désiré d'établir sur elles aucune nouvelle dévotion, et encore moins... qu'on en fit aucune pratique, soit en ce monastère, soit ailleurs, comme aussi n'en a-t-on fait aucune. Je puis au contraire assurer que j'ai plutôt appréhendé que ce petit écrit vît le jour, et que ç'a été le sujet qui me fit lui donner le titre de chapelet secret, croyant que ces pensées, que Dieu, autant que j'en puis juger, m'avait données en l'oraison, ne devaient point être proposées à d'autres âmes... de peur qu'elles ne les prissent à contre-sens.

 

Elle déclare ensuite que « les impiétés et les blasphèmes que quelques-uns ont voulu trouver dans quelques paroles de cet écrit... ont toujours été et sont encore... très éloignés » de ses sentiments, de ses intentions et de son esprit.

 

C'est ce que je suis prête d'assurer même avec serment... m'étant sentie obligée à faire cette déclaration... parce que j'ai appris depuis peu avec douleur que quelques-uns, attribuant faussement ce chapelet à M. l'abbé de Saint-Cyran, en ont fait un des principaux fondements des étranges calomnies dont ils s'efforcent de diffamer sa mémoire (1).

 

Il m'est évident qu'elle dit la vérité. Alors même du reste qu'on se croirait le droit de douter de sa parole, les faits (2), les dates lui donnent raison, mais plus encore, s'il est possible, le Chapelet secret lui-même.

C'est une suite de seize méditations en l'honneur des seize siècles écoulés depuis l'institution de l'Eucharistie. A chaque siècle correspond l'un des attributs de Jésus-Christ au Saint-Sacrement : Sainteté, Vérité, Liberté, Existence, Suffisance et les autres. Voici, par exemple, pour « l'Existence ».

 

Afin que Jésus-Christ s'établisse dune tout ce que les âmes

 

(1) Lettres, I, pp. 226,  227. La déclaration est de 1652. M. Prunel a publié une déclaration de Gamet, faite sous la foi du serment, et qui est pleinement d'accord avec la déclaration de la Mère Agnès, op. cit., pp. 245,  246.

(2) Pour n'en citer qu'un, on sait bien que la Mère Agnès aura plus tard beaucoup de peine à accepter la direction de Saint-Cyran.

 

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sont, qu'il ne souffre point la subsistance de la créature, qu'il soit tout ce qu'il doit être et fasse disparaître tout autre être, comme le soleil efface toute autre lumière, qu'il soit pour être et que la fin de son établissement soit pour lui, et non pour l'avantage de l'âme qui le porte (1).

 

Le moyen de ne pas reconnaître dans cette phrase la vérité fondamentale : Oportet illum regnare, mais interprétée par les maîtres de l'école française ?

 

Laissez être le Fils de Dieu en vous — écrivait le P. de Condren — en tel état qu'il lui plaira... et vous, cessez d'être, afin qu'il soit (2).

 

Il saute aux yeux, encore une fois, que dans le texte du Chapelet qu'on vient de lire, la Mère Agnès ne fait autre chose que répéter, à sa manière, les sublimes leçons qu'elle a reçues de Condren, des autres Pères de l'Oratoire et de Zamet leur disciple. Sans aucun doute possible, nous tenons la clef de ce petit livre qui deviendrait un volume formidable si je voulais étaler à la fin de chacun de ses chapitres, les textes sans nombre où Bérulle, Condren, Olier, Eudes, Amelote, Quarré, Bourgoing, Saint-Pé, disent et redisent, mais avec infiniment plus de clarté, de prudence et de précision théologique, les mêmes choses que la Mère Agnès (3), Non pas que tout soit également obscur et gauche dans

 

(1) Le texte — ou du moins un des états du texte — se trouve dans la Relation sur l'établissement des filles du Saint-Sacrement et sur le Chapelet secret (B. N. Ld. 156). Cf. Prunel, op. cit., p. 243. Toutes les brochures publiées pour ou contre le Chapelet sont devenues très rares. Dans le recueil de la Biblioth. Nat. que je viens de citer on trouve la brochure communément attribuée au P. Binet et qui est d'une belle violence. Je n’ai pu me procurer la première défense du Chapelet par Saint-Cyran, mais bien la seconde qui est à la B. Nat. « Réfutation d'un examen naguère publié contre la réponse qu'on fit l'année passée aux remarques d'un théologien contre le Chapelet..., 1634.

(2) Lettres et discours du R. P. Charles de Condren, Paris, 1668, p. 104.

(3) Le P. Rapin qui ne connaît pas le lexique oratorien, prétend que tous les « grands mots » du Chapelet secret ont été créés par Saint-Cyran « pour donner à sa nouvelle dévotion un air plus mystérieux » Histoire, p. 276. Double erreur.

 

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ces élévations si curieusement ramassées. On y trouve d'assez belles choses, celle-ci par exemple.

 

12. Incompréhensibilité : Afin que Jésus-Christ demeure dans ses voies, qu'il les connaisse lui seul et qu'il ne rende compte qu'à lui-même des desseins qu'il prend sur ses créatures; que les âmes se rendent à l'ignorance et qu'elles aiment le secret des conseils de Dieu, qu'elles renoncent à la manifestation des choses cachées de Dieu.

 

Mais l'ensemble est fort mal venu et prête, en vingt endroits, à ces dangereux « contre-sens » que la Mère Agnès craignait elle-même (1). Ce sont bien toujours exclusivement les principes de l'école française, mais développés à perte de vue et poussés jusqu'aux dernières limites du raisonnable par la logique simpliste d'une femme et par l'ardente métaphysique d'une précieuse. Si, par exemple, le P. de Condren ou M. Olier nous montrent que toute la vie spirituelle doit être une « adhérence », une « application » de nous-même, aussi étroite, aussi constante que possible, aux « Etats» du Verbe incarné, la Mère Agnès, transpose et retourne cette consigne avec une subtilité prodigieuse et inquiétante :

 

16. Inapplication. Afin que Jésus-Christ s'occupe de lui-même, et qu'il ne donne point dans lui d'être aux néants; qu'il n'ait égard à rien qui se passe hors de lui; que les âmes ne se présentent pas à lui pour l'objet de son application,

 

(1) Le P. Surin vise, je crois, le Chapelet secret, dans un chapitre du Catéchisme spirituel, sur les « fausses dévotions »? (cf. I, pp. 356-358 et dans l'édition modernisée, V, VII). Sa critique est un peu sévère, mais du moins a-t-il mis le doigt sur la plaie. Il ne reproche pas à la Mère Agnès de rendre la communion « inaccessible », mais seulement d'être trop subtile. « Ordinairement, dit-il, l'esprit humain n'agit, en vérité, que par des sentiments naïfs et simples... (Nous ne voyons aucun saint) qui ait fait ces contemplations et exclamations par des choses métaphysiques, subtiles et qu'on ne peut concevoir d'abord ». Eh! quoi, n'aurait-il donc jamais feuilleté le pseudo-Denis ou bien classerait-il ce métaphysicien parmi les auteurs faciles? Et lui-même, Surin, se bornerait-il aux « sentiments naïfs et simples » ? On en jugera plus tard, quand nous parlerons de lui. Et puis que veut dire « subtil »? Un homme très simple trouve toujours moins subtil que soi. La Bruyère est trop subtil pour M. Prudhomme, Joubert pour La Bruyère et Fénelon pour Joubert.

 

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mais plutôt pour être rebutées par la préférence qu'il doit à soi-même; qu'elles s'appliquent et se donnent à cette inapplication de Jésus-Christ, aimant mieux être exposées à sort oubli, qu'étant en son souvenir, lui donner sujet de sortir de l'application de soi-même pour s'appliquer aux créatures.

 

J'ai pris ce passage parmi les plus déconcertants. Nul directeur sensé ne songera jamais à répandre de pareilles formules de prière. Que l'on y prenne garde néanmoins, et qu'avant de crier trop fort au scandale, on compare la Mère Agnès à son directeur :

 

Vous travaillerez tous les jours une heure, écrit le P. de Condren, en l'honneur de la vie de Jésus Christ ressuscité, et vous vous donnerez à lui pour entrer eu la séparation qu'il a de vous et de vos pensées et désirs par sa retraite en Dieu(1).

 

Qu'est-ce à dire sinon : vous vous appliquerez à l'Inapplication du Christ ressuscité? Sous une forme alambiquée et troublante, chacune des strophes de ce bizarre cantique ne fait en somme que paraphraser les paroles du Baptiste : Il faut qu'il grandisse et que je diminue. Oportet illum crescere, me autem minui.

 

Transformé par Agnès, écrit le récent biographe de Saint-Cyran, le Dieu de l'Eucharistie si doux, si bon, si miséricordieux, est devenu un Dieu terrible, le Dieu des Hébreux, Jehovah, dont il ne faut s'approcher qu'avec crainte et tremblement (2).

 

Rien de moins exact. Agnès ne s'arrête pas à ceux des al tributs divins qui intéressent directement les créatures; elle ne voit pas le juge redoutable, le Dieu des vengeances, mais l'Être des êtres; elle ne tremble pas, elle s'humilie, elle s'oublie, elle voudrait s'anéantir, elle s'anéantit en effet, docile aux leçons de son maître :

 

Vous pourrez prier ainsi, disait Condren : Je me sépare de tout ce que je suis ; j'adhère à tout ce que Dieu est (3).

 

(1) Lettres et discours, p. 179.

(2) Laferrière, op. cit., p. 194-

(3) Lettres, et discours, p. 181.

 

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Ses péchés s'ajoutent à son néant, le font encore plus néant; mais serait-elle sans péché, simple créature, elle n'en continuerait pas moins, avec Augustin, avec Condren, avec Bossuet, avec Fénelon, son Te Deum métaphysique : Je ne suis pas et vous êtes. Prière désintéressée et par suite, — nous l'avons dit cent fois au cours des présentes études — toute sereine, également opposée à la présomption et au désespoir. Quant à voir dans ces quelques pages, comme l'a fait le P. Rapin, un pamphlet contre la communion fréquente, la sournoise préface du livre d'Arnauld, en vérité c'est pousser la prévention au delà de toute limite. Dans le Chapelet, il ne s'agit pas de nos communions, mais de l'Être divin pris en lui-même. L'Inaccessibilité qu'adore la Mère Agnès n'est pas un « attribut de l'Eucharistie », comme le croit un historien d'aujourd'hui, mais un attribut du Verbe éternel, dont l'inaccessibilité manifestement persiste à la minute même où l'on communie (1).

On peut fort convenablement réciter le Chapelet secret

 

(1) Cf. Vie de Mme d'Herculais par l'abbé F. Tournier, Paris s. d. (19o3). On lit à la page 7o « Inaccessibilité, dit le Chapelet secret, premier attribut de l'Eucharistie ». Ce n'est pas le premier, mais le onzième, et ce n'est pas un attribut de l'Eucharistie. En vérité, l'on ne s'attendait pas à voir le Chapelet secret figurer dans la vie de Mme d'Herculais. Voici par quelle route subtile, M. Tournier l'y fait arriver. Le confesseur que Mme d'Herculais « avait à Saint-Vallier, gagné aux doctrines hérétiques du jansénisme, qui commençaient alors (c'est-à-dire en 1642 !) à se répandre dans les provinces, lui défendit de communier pendant six mois ». Nous voyons là un cas très intéressant de préjansénisme. Au reste, s'il est possible, il est aussi peu probable qu'un prêtre de Saint-Vallier ait tenu les bonnes feuilles de la Fréquente communion qui ne paraît qu'en 1643. Mais qu'avait-il besoin de ce livre, répondra M. Tournier, le Chapelet secret ne l'avait-il pas initié déjà ? Jusque-là, nous dit-on encore, un petit livre... le Chapelet secret, a été transmis de main en main et sous le manteau ». Qu'en savez-vous où sont les preuves de cette diffusion ? M. Tournier continue : « C'est ainsi que dix ans après, nous le retrouvons dans les mains de Mme d'Herculais ; au moins, à travers les plaintes résignées qu'elle adresse à son Sauveur, on peut entendre un écho des instructions que sou directeur a puisées dans le libelle hérétique », p. 7o. Ce qu'on nous prouve par quelques lignes de Mme d’Herculais. Celle-ci se déclare-t-elle « indigne de s'approcher » de la Sainte Table, indigne « d'une si divine communication », manifestement elle répète le Chapelet secret. L'Eglise, de même, sans doute, quand elle nous fait dire : Domine non sum dignus !

 

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avant ou après la messe, tout comme les belles prières métaphysiques de Fénelon. Bref, malgré tous ses défauts, ce malheureux opuscule, écrit plusieurs années avant l'Augustinus et par une fille spirituelle de François de Sales, approuvé et admiré par le P. de Condren et par Zamet, c'est-à-dire par les deux théologiens qui devaient bientôt, les premiers de tous, dénoncer la secte naissante, ce Chapelet n'est aucunement janséniste (1).

On pense bien du reste qu'abandonnées à leur destinée naturelle, ces quatre ou cinq pages manuscrites que presque personne n'avait lues, n'auraient pas fait de bruit dans le monde (2). Pour métamorphoser pareille souris en montagne, il n'aura fallu rien moins qu'une intrigue et dextrement concertée. Insignifiante elle aussi, grave pourtant par ses résultats, cette intrigue, nous la connaissons. Lorsque fut créé par les soins de la Mère Angélique et de Zamet, cette filiale éclatante mais éphémère de Port-Royal, l'Institut du Saint-Sacrement (3), le Pape avait confié le gouvernement de cette congrégation nouvelle à l'archevêque de Paris, Jean François de Gondi, à

 

(1) Il est certain que Zamet et Condren ont donné au Chapelet une approbation formelle, certain que Zamet (sinon Condren) l'a fait lire à certaines âmes délite qu'il dirigeait. Mais on peut aller plus loin. Je crois en effet, sans être naturellement en mesure de le démontrer, je crois que le texte original a dû être retouché par ces deux théologiens. De ce texte qui. on l'a vu, inquiétait la Mère Agnès elle-même, nous ne devons pas avoir la première rédaction. Quand à la pleine orthodoxie du Chapelet, je n'avais pas à la discuter ici. Je n'y trouve rien, pour ma part, qui ne puisse être défendu. Aux théologiens de voir. J'ai voulu seulement montrer qu'il n'était pas janséniste. Peut être faudrait-il reprocher à la Mère Agnès, non pas, certes, d'avoir ébranlé par une attaque directe le dogme de l'Incarnation, mais d'avoir en quelque sorte réduit les avantages spirituels de la croyance à ce dogme. De l'Homme-Dieu, plusieurs, même catholiques, ne semblent retenir que l'Homme. Que d'ariens inconscients ! Agnès penche peut-être vers l'excès contraire : elle semble ne s'adresser qu'au Verbe éternel, ne connaître de l'Evangile que les premiers mots de Saint Jean. Tendance imperceptible et qui reparaîtra peut-être plus tard, non moins imperceptible, mais plus inquiétante, dans les écrits de Fénelon.

(2) « Il n'y eut jamais que deux ou trois copies écrites à la main » assure Arnauld et «  lorsqu'on commença ce bruit en 1633, on eut grande peine à en trouver quelque copie » Défense de la censure..., p. 574, 585.

(3) Sainte-Beuve et M. Prunel ont raconté longuement l'histoire de cet Institut. Je n'avais pas à y revenir.

 

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l'archevêque de Sens, Octave de Bellegarde et à Sébastien Zamet. La Mère Angélique ne voyant alors que par les yeux de M. de Langres, et celui-ci ayant eu l'initiative de la fondation, le rôle des deux autres supérieurs ne pouvait être que très effacé. Ils prirent la chose moins bien qu'on n'aurait voulu, d'autant plus piqués dans leur amour-propre que les filles du Saint-Sacrement débutaient avec plus d'éclat. Tout Paris se pressait dans leur chapelle et remplissait leur parloir. Eclipsés par leurs collègues, raconte M. Prunel que nous résumons, nos deux prélats n'usaient « guère de l'autorité qu'ils détenaient que pour lui susciter des difficultés... Gondi commença, Bellegarde suivit, mais si maladroitement qu'il dut cesser tout commerce avec ses deux autres collègues — et avec la maison du Saint-Sacrement (1)... » Bref, un autre Lutrin; et telles furent les causes mesquines « de cette tempête du Chapelet secret qui reste à la charge d'Octave de Bellegarde comme un acte inexcusable ».

Le malheur de Port-Royal voulut en effet qu'une des rares copies de ce petit cahier tombât dans les mains de l'archevêque. Celui-ci e ravi de pouvoir jouer un vilain tour à l'Institut du Saint-Sacrement, déféra le Chapelet à la Sorbonne, et obtint une condamnation signée de huit docteurs (1633)... Cette condamnation eut un effet immédiat. L'Institut si applaudi jusque-là devint aussitôt suspect. Les religieuses passèrent pour « sorcières ». M. de Langres était humilié, M. de Sens triomphait ».

Zamet s'empressa de se défendre, et très énergiquement, auprès de Richelieu qui l'aimait et qui, semble-t-il, lui donna raison. Mais cela ne suffisait pas, il fallait encore e essayer d'atténuer le mauvais effet produit sur l'opinion publique par la censure de la Sorbonne, c'est alors qu'un

 

(1) Lancelot dit rondement « M. l'A. de Sens..., s'indisposa contre M. de Langres à l'occasion de quelques religieuses de Port-Royal, qui avaient quitté sa direction pour se mettre sous la conduite de M. Zamet ». Mémoires, I, pp. 39o, 391.

 

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nouveau personnage entre en scène. Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, l'homme le plus savant de l'Europe, au dire de Richelieu, examina l'écrit contesté, le déclara parfaitement orthodoxe et obtint une approbation signée des docteurs de Louvain, en particulier de Jansénius et de Fromond. Il fit plus; il écrivit, sans toutefois la signer, une Apologie pour servir de défense au Chapelet, et pour répondre aux Renzarques, également anonymes, publiées contre le Chapelet, par un jésuite que l'on croit être le P. Binet. Cette Apologie eut beaucoup de succès. L'opinion se modifia. Rome, que l'archevêque de Sens voulut obliger à se prononcer, supprima simplement le Chapelet, sans le censurer, « parce qu'elle y reconnut, dit Guilbert, l'expression des mystiques, et rien autre chose (1)».

Cette Église gallicane, soit dit en passant, paraît bien étrange. A tout propos et pour des choses de néant, — quatre ou cinq pages de prières écrites par une religieuse — fatiguer, harceler le Pape ! Que serait-ce donc, s'ils le croyaient infaillible ? Encore faut-il qu'il ne leur mande jamais rien qui leur déplaise. Sans quoi, le Roi, le Parlement, les Assemblées, tout est mis en branle pour arrêter la réponse. Quoi qu'il en soit, cette ridicule querelle « eut un résultat d'une portée incalculable. La réputation de l'Institut du Saint-Sacrement avait été sauvée par l'Apologie du Chapelet. Pour témoigner sa reconnaissance à M. de Saint-Cyran, M. de Langres l'introduisit au Saint-Sacrement et l'engagea à prêcher et à confesser dans le monastère (1634). Bientôt l'étoile de Zamet allait décliner : l'abbé de Saint-Cyran allait devenir tout-puissant sur l'esprit des religieuses (2) ».

 

(1) Voici comment l'éditeur de Lancelot résume le décret de Rome. Comme il se sert d'italiques, il semble avoir connu le texte de ce décret : « Le Chapelet ne serait ni censuré, ni mis à l'Index, mais... il demeurerait supprimé de peur qu'il fût un sujet de scandale aux simples et aux ignorants ». C'est, comme on voit, la sagesse même. Mémoires, I, pp. 397, 398.

(2) Prunel, op. cit., (242-248). Même après cet excellent chapitre, il faut consulter sur l'histoire du Chapelet secret la notice de Nicole (note II à la XVIe Provinciale); la Relation de l'origine et de la querelle du Chapelet secret... par la Mère Angélique de Saint-Jean Arnauld, Mémoires pour servir..., I, p. 456, seq. Cf. aussi les appendices aux Mémoires de Lancelot où se trouvent nombre de détails intéressants I, pp. (389-400). Bonne occasion de remarquer une fois de plus les tendances anti-mystiques du 2e Port-Royal. Nicole avait d'abord approuvé le Chapelet; sur ses vieux jours, il le trouva trop mystique. (Cf. Lancelot, I, pp. 399. 400). Cf. aussi Mémoires pour servir, etc., I, pp. 431, 432. Le Chapelet leur paraissait alors quiétiste.— Cf. d'autres détails amusants et significatifs dans les mêmes Mémoires, I, pp. 457, 459, 46o, où il est question de le carmélite Marie de Jésus. Nous ne pouvions entrer dans ce détail. D'ailleurs tout le mystère n'est pas éclairci. Car enfin la sotte jalousie de Bellegarde n'explique pas tout. D'où sont venus à M. de Sens tant de soldats armés pour sa querelle, et si résolus, si violents qu'ils ont bien l'air de soutenir leurs intérêts propres ? D'où cet acharnement contre une poignée de religieuses ? Faut-il recourir à la clef qui ouvre aujourd'hui toutes les serrures, évoquer la cabale des Dévots? M. Prunel y a pensé. L'Institut du Saint-Sacrement se trouvait en effet affilié, du moins équivalemment à la fameuse « Compagnie » dont Zamet faisait partie. Les nombreux ennemis de la Compagnie du Saint-Sacrement n'auraient-ils pas essayé de la compromettre elle-même en discréditant les religieuses ? Ou bien devrions-nous voir dans l'affaire du Chapelet une reprise des anciennes campagnes contre la spiritualité de Bérulle ? J'abandonne aux érudits ces problèmes. Cf. Prunel, op. cit., pp. 239, 24o.

 

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IV. La Mère Agnès avait plus de quarante ans lorsqu'elle se rangea, sans attrait d'abord et même à contre-coeur, mais docilement, par devoir et peu à peu avec une ferveur enthousiaste, sous la direction de Saint-Cyran. A cette époque les fondations de sa vie intérieure étaient assurées, son pli spirituel était pris et la courbe de son ascension nettement tracée. Elle ne se trouvait pas à l'abri des entraînements extrêmes, des affolements qui menacent toujours les âmes contemplatives. Mais si l'autorité d'un directeur imprudent, si les conseils et l'exemple d'une soeur intransigeante doivent un jour l'enfiévrer, la conduire à des outrances fâcheuses, on peut être sûr que cette âme, foncièrement saine, reprendra bientôt son équilibre et reviendra d'elle-même aux bienfaisantes leçons de ses anciens mitres. Si le nouveau directeur qu'un véritable coup d'état lui impose voulait effacer chez elle l'empreinte de François de Sales et de Condren, il n'y réussirait pas. Le jansénisme de Saint-Cyran, si tant est que l'on doive donner ce nom aux erreurs du personnage, ne sera guère qu'une rougeole, je ne

 

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dis pas pour la Mère Angélique, vouée de naissance à une religion de crainte, mais pour la Mère Agnès et, dans l'ensemble, pour la première génération de Port-Royal.

On peut juger le fait de Saint-Cyran de bien des façons. J'ai déjà dit à quelles opinions moyennes, sévères tout ensemble et indulgentes, je croyais sage de m'en tenir à son sujet. Le peu que nous savons de son passage à Port. Royal confirme ces opinions, ces conjectures. Il y parait assez dénué de sens et d'expérience, mais non pas, je le crois du moins, novateur et décidément janséniste. Je me représente les débuts de son ministère dans cette maison comme une mission, ou mieux encore, comme un réveil à l'anglaise. Il y a chez lui du Wesley, bien qu'il soit très inférieur à ce grand homme. A peine en fonction, il s'agit pour lui de réduire et sans tarder ces âmes d'élite, de les prendre d'assaut, de les élever, tambour battant, à la plus haute perfection. Il tente un coup d'éclat, une de ces belles expériences qui lui sont chères et dans lesquelles s'épuisent rapidement son activité plus exaltée que persévérante. Il veut un renouvellement soudain et sensationnel: il veut une Pentecôte (1).

 

(1) Il faut ici réaliser nettement deux choses. a) Il y avait alors, dans la communauté de Port-Royal, une sorte de guerre civile. Quelques religieuses, ou justement mécontentes de la Mère Angélique ou un peu jalouses de son prestige et de son autorité, faisaient profession de résister à M. de Saint-Cyran. D'où chez elles, tendance à critiquer les directions données par lui, d'où chez les Saint-Cyranistes, une tendance, toute naturelle, à outrer, comme par une sorte de saint défi, ces mêmes directions... b) Il ne faut pas croire que par le dit « renouvellement » et les religieuses et Saint-Cyran lui-même aient compris uniquement, ni même avant tout la « séparation » des sacrements. Ce mot de « séparation » était bien devenu le cri de guerre, mais il avait un sens beaucoup plus général, lequel les rebelles, innocemment ou non, affectent de ne pas saisir, cf. à ce sujet un des récits de la « Pentecôte » : « Dieu toucha ces filles d'un si grand mouvement de pénitence, qu'on eut plus besoin de les faire se modérer que de les exhorter à réparer leurs fautes par une satisfaction exemplaire... Les unes SE SÉPARÈRENT de la Communauté par une très étroite et très longue retraite. Une autre reprit le rang et l'habit de novice. Et ma soeur Marie-Claire... désira... d'embrasser l'état des soeurs converses... De tels changements ne pouvaient qu'ils ne parussent fort étranges à Mme de Pontcarré. Elle s'en raillait et les condamnait ouvertement ». Mémoires pour servir..., I, pp. 5o4, 5o5.

 

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Comment ne l'aurait-il pas, secondé qu'il est, stimulé, bientôt débordé par la Mère Angélique, cent fois plus impérieuse et plus tenace que lui. Laissons parler celle-ci :

 

Dieu nous ayant fait connaître par les sermons que M. de Saint-Cyran nous avait faits, quelle était l'obligation des religieux, et surtout de nous qui prétendions fonder un Ordre dédié à honorer le Saint-Sacrement, nous demeurâmes si confuses de la manière dont tout cela s'était fait, et du peu de préparation que nous avions apporté à une telle oeuvre qu'il était malaisé de nous modérer ; et nous n'eûmes pas moins besoin de sa prudence, pour retenir nos soeurs afin qu'elles n'excédassent point, que nous avions eu de sa lumière et de son zèle pour nous faire connaître nos devoirs et nous exciter à nous y rendre (1).

 

Une mission, un réveil. Il arrive avec son grand air inspiré, critiquant sans mesure les quelques abus qui s'étaient glissés dans la maison sous la e conduite trop douce e de M. Zamet, proposant, à sa manière ardente et fumeuse, l'idéal suréminent de la primitive Église, brandissant l'autorité des canons, des anciens conciles,

 

Il y avait bien aussi, du moins pour quelques-unes, la « séparation » provisoire de l'Eucharistie, mais il n'y avait pas que celle-là et précisément la tactique des rebelles fut de faire croire qu'il n'y avait que celle-là. Toute cette histoire est encore à faire. Cf. de précieuses indications dans la thèse déjà citée de M. Prunel. Voici un autre témoignage, qui doit être médité. « Un... Père de l'Oratoire dit à une religieuse de Port-Royal que M. de Saint-Cyran était ennemi des confessions et communions Cette calomnie s'était répandue dans la ville, par l'entremise de cette demoiselle de Chamesson qui était sortie de la Maison du Saint-Sacrement et de Mme,« de Pontcarré qui demeurait a Port-Royal. Celle-ci disait dans les compagnies que les personnes que M. de Saint-Cyran gouvernait, ne communiaient point, non pas mémo le jour de Pâques ; parce qu'il arriva que deux filles, qui ne se trouvèrent pas disposées à communier le jour de la fête, différèrent jusqu'à l'octave... Cependant ce retardement... venait plus de ces personnes-là que de lui. Il ne faisait que suivre Dieu en elles et obéir à l'instinct qu'elles avaient de se priver de la sainte communion pour quelque temps, qu'elles prolongeaient quoiqu'il les pressât souvent de l'abréger. Et de même pour l'absolution... Au reste, il confesse comme un autre et quand une personne se présente à lui avec sincérité et douleur de son péché, il l'absout sans s'enquérir si c'est attrition naturelle ou surnaturelle, ou contrition ». Mémoires pour servir..., I, pp. 452, 453. Ainsi parle la soeur Catherine de Saint-Jean (Mme Le Maître) laquelle m'inspire plus de confiance que telle autre de ses soeurs.

 

(1) Cf. Prunel, op. cit., p. 274.

 

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des Pères, principalement de saint Augustin. Nous avons déjà dit l'idée subtile qu'il se faisait de la pénitence chrétienne. A ces filles de qui l'on pouvait se promettre tous les héroïsmes, à quelques-unes, dis-je et non pas à toutes, il propose ce difficile et dangereux programme, mais avec si peu de préparation, si peu de prudence et surtout si peu de clarté qu'il recule bientôt lui-même, effrayé par le redoutable succès d'une telle expérience.

 

Pour la sainte communion, continue la mère Angélique, je confesse que j'ai été depuis Pâques jusqu'à l'Assomption de la sainte Vierge, sans m'en approcher, non par la persuasion de M. de Saint-Cyran qui vint exprès les veilles de l'Ascension, de la Pentecôte, du Saint-Sacrement et de la Visitation, pour m'y exhorter, mais je ne m'y pus résoudre.

 

Elle reconnaît également — comme l'en accusait Zamet dans son Mémoire contre Saint-Cyran — qu'elle passa une année le jour de Pâques sans communier ; elle ajoute :

 

M. de Saint-Cyran ne sut rien de cette omission, que le jour de l'Octave que je m'acquittai de ce devoir ; ce qui Ôte le prétendu crime de cette faute, à laquelle j'ai satisfait devant Dieu, comme je crois, si j'ai souffert avec humilité les discours qu'on en a faits par tout Paris (1).

 

On disait en effet tout uniment que leur directeur les dispensait du devoir pascal. C'était pure calomnie. Il amorce étourdiment l'expérience que nous avons dite, curieux de voir si ces filles auront le courage du sacrifice dont

 

 

(1) Prunel, op. cit., pp. 274. 275. Dans le cas de la Mère Angélique, il y eut deux « omissions » vers le temps pascal, une en 1636, l'autre en 1637. On vient de l'entendre parler de l'une et de l'autre. Au sujet de celle de 1636, elle dit encore : « S'il m'était permis d'exprimer les sentiments qui me portèrent à cette séparation, je m'assure que je les ferais aussi bien approuver aux autres, que je persuadai alors à M. de Saint-Cyran de me les souffrir. POUR NOS AUTRES SOEURS, QUELQUES-UNES S'EN SÉPARÈRENT AUSSI, MAIS POUR FORT PEU DE TEMPS »,  Mémoires pour servir..., I, p. 478, cf. ib., p. 483. Une autre dit que la première « séparation » (la plus longue) dura, pour l'ensemble de celles qui l'acceptèrent « quatre semaines, ou un peu plus », ib., p. 527.

 

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ses discours enflammés leur ont montré l'excellence — se priver par amour plus encore que par crainte du plus grand bien qui soit au monde ; puis il disparaît, il rentre dans sa solitude, il les laisse se débattre seules, parmi les angoisses que l'on imagine, et quand d'aventure il s'aperçoit qu'elles vont trop loin, quand il les invite à communier, plus logiques que lui, elles le renvoient à ses propres principes et refusent de lui obéir. La Mère Agnès elle-même a cédé à la contagion; elle écrit a Saint-Cyran :

 

Mon esprit se perd en la proposition que vous m'avez faite de communier ; ce mystère, par la privation que j'y ai portée, m'est devenu terrible (1).

 

il connaissait peu la nature féminine, et se payant lui-même de grands mots, de vagues déclamations sur la pureté de l'Évangile, il comprenait mal que l'on voulut passer aux actes. Ses prouesses et celles de Port-Royal durent commencer vers le milieu de 1635. En sont 1636, Saint-Cyran abandonne la direction de l'abbaye à M. Singlin, lequel sans doute essaiera de maintenir l'esprit du maître, mais avec plus de modération (1). Sur tout ce détail, nous sommes réduits à de simples hypothèses. Il me parait toutefois certain qu'en 1638, lorsque Saint-Cyran fut conduit au château de Vincennes, Port-Royal avait repris depuis quelque temps déjà la vie normale et qu'en règle générale on y communiait deux fois par semaine. Comment s'était dénouée la crise ? Je croirais assez volontiers que Saint-Cyran lui-même, enfin éclairé car les folles conséquences de sa prédication, aura tâché d'enrayer le mouvement et chargé Singlin d'agir en ce

 

(1) Le progrès du jansénisme, pp. 82, 83. Je rappelle que les textes publiés dans cet ouvrage n'inspirent pas une absolue confiance. Je crois par exemple que la lettre que je viens de citer, a été plus ou moins manipulée par l'éditeur.

(2) La Mère Agnès écrivait à Singlin en 164o, qu'ayant un confesseur porté à la priver de la communion, elle avait cessé de s'adresser à lui « voyant, écrit-elle, que vous n'approuviez pas que je m'en retirasse si souvent », Lettres, I, p. 98.

 

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sens. Peut-être aussi aura-t-il suffi qu'il se soit désintéressé de l'entreprise, qu'il ait tourné son zèle sur des objets moins scabreux. Dieu aidant, et la sagesse naturelle de quelques-unes des Mères, notamment de la Mère Agnès, et les souvenirs des anciens directeurs, et la claire vue des tristes résultats qu'on avait obtenus, les choses seront insensiblement rentrées dans l'ordre. A quelque chose malheur fut bon. La première génération de Port-Royal se trouva comme vaccinée contre le rigorisme janséniste. Les nombreuses lettres de la Mère Agnès sur la communion, un jésuite pourrait les signer.

A M. De La Potherie qui voulait être renseigné sur les pratiques pieuses de Port-Royal, elle écrivait en 1656 :

 

Je crois que vous savez les petits devoirs que nous rendons au Saint-Sacrement, qui sont une assistance continuelle de jour et de nuit, les unes après les autres... Tous les dimanches, hors ceux de l'Avent et du Carême, on fait une adoration après Vêpres, où l'on donne la bénédiction du Saint-Sacrement.

 

Cet usage n'avait pas encore prévalu partout.

 

Nous avons demandé à Rome que le Saint-Sacrement fat exposé tous les jeudis, mais nous ne l'avons pu obtenir (1)... Pour les dispositions intérieures, on nous recommande fort l'imitation des vertus que Notre-Seigneur Jésus-Christ pratique en ce mystère... l'on nous dit aussi que les communions fréquentes conviennent à cet Institut et on en use selon l'avancement que les âmes font en la vertu (2).

 

Et l'on ne leur demandait pas pour cela d'être sans défauts. A une religieuse timorée :

 

Il est vrai que j'ai toujours de la peine, quand je vous parle

 

(1) L'usage à cette époque et longtemps après, était de n'exposer le Saint-Sacrement que le jour de la Fête-Dieu et pendant l'Octave. Cf. J.-B. Thiers, Traité de l'Exposition du Saint-Sacrement, Avignon, 1777, II, p. 10.

(2) Lettres, I, p. 4o4. Il faut regretter que les derniers éditeurs de Pascal aient négligé de citer cette lettre dans leur introduction à la XVIe Provinciale. Les deux textes sont de la même année, mais la lettre est du 3o janvier et la Provinciale du 4 décembre 1656.

 

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de la sainte communion, de la manière dont vous me répondez, qui est dans le cachement. Ce n'est pas que je m'attende que vous me deviez dire les sujets pourquoi vous ne la faites pas, car étant le fond de votre conscience, il suffit que vous le disiez à votre confesseur... Ce que vous êtes obligée de faire à quelque supérieure que ce soit, c'est de lui dire toutes les fois que vous ne communiez pas aux jours ordonnés. Pour moi, je vous ai demandé si vous le faisiez tous les huit jours, et si l'omission venait de l'ordre de votre confesseur, parce que je sais la tentation que vous avez de vous en retirer par vous-même, qui ne peut être bonne en façon quelconque, mais une nouvelle faute que vous ajoutez aux autres (1).

 

On sait bien que même aujourd'hui la tentation dont parle ici la Mère Agnès est assez fréquente. Combien plus au XVIIe siècle ! A Mme de Foix, coadjutrice puis abbesse de Saintes, et qui la consultait fréquemment :

 

Fallait-il, ma très chère mère, vous priver de la sainte communion le jour du Bon Pasteur, puisque votre trouble ne procédait que de l'amour de votre troupeau (2) ?

 

A une autre : Ne tombez jamais

 

en cette faute de perdre la sainte communion pour ne vous être pas confessée à qui vous désiriez (3).

 

Dedit fragilibus Corporis ferculum, écrivait-elle, « il faut se sustenter et non pas jeûner ».

 

et je crois vous engager davantage à la fidélité que vous devez à Dieu par la réception de sa grâce que par la considération de votre indignité

 

C'est le pain quotidien

 

qui nous fait subsister dans la voie de Dieu et nous donne des forces pour combattre nos ennemis; et c'est pourquoi l'esprit

 

(1) Lettres, II, p. 448.

(2) Ib., II, p. 90.

(3) Ib., II, p. 486.

(4) Ib., II, p. 494, 495

 

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malin fait ce qu'il peut pour nous en éloigner... en nous donnant de trop grandes craintes (1).

 

Citons enfin une longue lettre où elle expose, à sa pénétrante manière, sa théologie sur le sujet. Une Soeur lui avait demandé si elle devait se priver quelquefois de la communion,

 

sans autre sujet que pour la révérence qui est due à ce divin sacrement.

Je vous dirai, ma chère Soeur, qu'il me semble que vous feriez mieux de communier que de vous en abstenir... Vous pouvez joindre ces deux motifs ensemble, celui d'un profond respect et d'une humble confiance. C'est ce que l'Eglise nous apprend en nous faisant dire : Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez chez moi, en même temps qu'elle introduit ce divin Sauveur dans nos âmes. 11 est certain que l'état où vous êtes vous doit disposer à une communion très fréquente. Votre solitude, vos infirmités, votre âge qui vous approche de la mort, et par conséquent qui vous détache de toutes choses, font un vide en vous que Dieu veut remplir de lui-même.

Vous avez encore un autre droit de vous en approcher, qui est l'obligation d'honorer ce saint et divin mystère qui consiste principalement à le recevoir.

Nous nous proposons assez de ne vouloir servir qu'à Dieu, mais insensiblement, en obéissant à ses passions, et à ses désirs, on se constitue plusieurs maîtres. Je ne dis pas cela pour vous, ma chère Soeur, car je ne sais pas si vous avez des passions qui vous dominent; mais il s'en faut toujours défier, et bien demander à Dieu lorsqu'il vient en nous par la sainte communion, qu'il se lève et qu'il dissipe ses ennemis... c'est-à-dire nous-mêmes ; car tout ce qui est en nous lui déplaît, et il vient pour le détruire afin de se mettre à la place.

 

On touche ici du doigt les ressemblances de surface et les oppositions profondes entre la doctrine oratorienne qui est celle de la Mère Agnès, et la janséniste.

 

Et comme cette destruction ne se fait que peu à peu, parce que nous avons peu de grâce, c'est pourquoi Notre-Seigneur

 

(1) Lettres, I, p. 191.

 

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Jésus-Christ réitère ses visites; et nous devons en cela admirer s'a charité merveilleuse qui ne se rebute point de ce qu'il ne peut opérer que fort peu à chaque fois, par notre petite capacité de recevoir ; au contraire, c'est pour cela qu'il se donne en qualité de viande, voulant traiter nos âmes comme nos corps, qui ne subsistent que par la réitération de la nourriture. Ainsi les imparfaites ont croit de communier souvent, pourvu que ce soit à dessein de l'être toujours moins, et de diminuer à chaque communion quelque chose de la source du péché qui est en nous (1)...

 

A lire tant de passages, on comprend que les jansénistes du XVIII° siècle, qui pourtant ne manquaient pas d'imprimeurs, aient négligé de publier la correspondance de la Mère Agnès. Comment auraient-ils mis volontiers sous les yeux du grand public, ces textes qui réprouvaient si formellement le plus sacré de leurs dogmes ?

Ces lettres les gênaient aussi pour d'autres raisons. Je jurerais qu'ils les ont trouvées trop mystiques. Ainsi ont-ils jugé les écrits de Saint-Cyran et de Lancelot, le jansénisme, dès qu'il eût pris conscience de lui-même, dès qu'il se fût en quelque sorte figé dans sa révolte, n'ayant plus éprouvé qu'une répugnance de plus en plus vive pour la prière des saints. La Mère Agnès n'est pas quiétiste, mais elle aurait semblé telle à Nicole. Si parfois elle donne prise à la critique, elle se redresse aussitôt. La disposition que nous devons avoir à l'oraison, disait-elle,

 

est d'aller à Dieu quand il vient à nous, c'est-à-dire faire des

 

(1) Lettres, I, pp. 375, 376. Sur ce point et sur plusieurs autres, j'aurais pu tout aussi bien étudier Jacqueline Pascal. Son interrogatoire est un document de première importance qu'on ne saurait trop méditer. Cf. Pascal (G. E.), X, pp. 129, sq. Citons du moins ces lignes de la Mère du Fargis « Ma soeur Euphémie (Pascal) a oublié de mettre dans sa relation qu'il (M. Bail) lui demanda fort si on allait souvent à confesse. Elle répondit : autant qu'on en a besoin... Il lui demanda... si on ne lui donnait point quelquefois pour pénitence d'être plusieurs mois sans communier. Elle répondit un grand Jésus ! non ! Monsieur, dont il demeura satisfait. Il lui demanda beaucoup aussi si on ne différait point de lui donner l'absolution jusqu'à ce qu'elle eut fait la pénitence. Elle lui dit que non.., » Pascal, IX, p. 132.

 

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actes quand il nous en donne le mouvement et quand il n'agit point en nous, demeurer sans action.

 

Le raisonneur Nicole n'aurait pas manqué de rayer ces derniers mots à la sanguine. C'est ainsi qu'il lisait les mystiques (1) n'entend pas ce « sans action ».

 

Personne ne vient à moi, continue la mère Agnès, si mon Père qui est aux cieux ne le tire. Il faut donc attendre ce tirement et ne pas nous lever devant le jour, comme dit le prophète... Cessez, et voyez que je suis Dieu. Je ne prends que le premier mot : cessez, qui nous apprend que nous devons cesser toute pensée, tout acte, toute affection, et ne point cesser de cette cessation, jusqu'à ce que Jésus-Christ nous en tire, nous obligeant d'exercer quelque acte qui nous réveille de ce sommeil dont parle l'Epouse... Je dors et mon coeur veille. Elle dort parce qu'elle n'agit point, mais elle veille, parce qu'elle est attentive à recevoir les impulsions de 1a grâce, pour les suivre fidèlement, et c'est ce qui fait que cette oisiveté est sainte et non vicieuse, parce qu'elle est référée (et par des actes, certes !) au faire de Dieu, et que c'est par respect à ces opérations saintes que nous n'osons agir, et non par paresse ou stupidité (2)

 

Elle ne voulait pas d'une oraison trop intellectuelle :

 

Saint Benoit nous apprend dans la règle à prier tout d'une autre sorte, sans pensées et sans considérations, mais avec larmes et ferveur d'esprit ; et comme cette manière est sans méthode et qu'on ne l'a pas quand l'on veut, on a trouvé moyen de composer une oraison qui ne peut manquer parce qu'elle dépend du raisonnement, et ceux qui ont plus de mémoire et de subtilité d'esprit y réussissent le mieux (3).

 

Nous avons une bien curieuse lettre à son jeune frère, le futur grand Arnauld, qui dans une retraite (1634) avait

 

(1) Dom Claude Martin avait donné à Nicole, une lettre de Marie de l'Incarnation (Mme Martin) et Nicole a barré à la sanguine les mots qui le gênaient. M. Grisolle a trouvé ce curieux autographe à la Mazarine. Cf. Griselle, La V. M. Marie de l'Incarnation, supplément a sa correspondance. Paris, s. d., pp. 41-49. Dans un des passages barrés, il est question de la dévotion au Sacré-Coeur.

(2) Lettres, I, pp. 25, 26.

(3) Ib., II, pp. 1o4, 1o5.

 

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pris la résolution de « profiter davantage en la science des saints qu'en celle de l'école », celle-ci enfermant, disait-il « un tumulte de disputes ». Agnès admire ce beau zèle, et, chose piquante, croit devoir le modérer. Elle veut qu'Antoine soit tout ensemble grand contemplatif et grand scolastique. L'une de ces prières du moins, doit être exaucée.

 

Si vous étiez le premier qui vous seriez jeté dans la dispute, on aurait à craindre que cet esprit de contradiction ne fût contraire à la démission qu'on doit avoir de ses propres pensées, et qu'il n'y eût de l'inutilité à tant contester sur des vérités qui doivent être plutôt adorées qu'examinées. Au lieu que cette manière d'exercer les esprits ayant été mise en usager par des saints, se peut pratiquer saintement comme ils ont fait. Encore que des plus grands personnages de notre siècle (elle pense, je crois, à Bérulle) désirent que tout cela cesse pour rentrer dans la première façon de concevoir les choses divines, par élévation d'esprit, admirant la sagesse éternelle dans la profondité des divers sens de l’Ecriture, sans les vouloir accorder par des subtilités scolastiques... Mais toutes choses ont leur saison. Il est un temps d'étudier et un temps de prier, temps d'être savant et temps d'être saint (1).

 

Bien que naturellement très active et très subtile, elle tend vers l'union paisible et silencieuse des mystiques, selle attache peu de prix à la raison qui « agit violemment », peu de prix aux joies sensibles de la prière. Elle sait que la foi

 

fait son impression dans le fond de l'esprit si secrètement et si intimement qu'il est besoin d'une autre foi pour croire à une opération si imperceptible (2).

 

Ce travail que Dieu poursuit en nous, et à quoi se ramène toute la vie spirituelle, la Mère Agnès le réalise avec la plus émouvante lucidité :

 

Il me semble qu'il n'importe pas de connaître la grâce en

 

(1) Lettres, I, pp. 6o, 61.

(2) Ib., I, p. 56, 57.

 

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nous, pourvu quelle y soit... mais qu'il faut seulement être en elle et assujettis à elle, soit qu'elle soit en nous ou hors de nous. Je dis hors de nous, parce qu'il semble que l'intime de notre âme, où la grâce se cache quelquefois, ne soit pas nous-mêmes, puisque nous ne pouvons entrer dans ce fond, qui est ténèbres pour nous, et que c'est là où Dieu habite. Et Dieu a mis des ténèbres à l'entour de lui, lesquelles ténèbres sont appelées en un autre endroit lumières inaccessibles; c'est pourquoi, sans aucune apparence, ains malgré les apparences, il faut adorer Dieu caché dans le fond de notre esprit, et se donner à lui pour porter ce cachement et tous les effets si pénibles qui en résultent.

 

Ces quelques lignes prêteraient à des réflexions infinies. Il y a là, si je ne me trompe, une intelligence rare des choses spirituelles, une grâce merveilleuse de direction. Je ne range pas la Mère Agnès parmi les mystiques de haut vol, mais si elle n'a pas l'expérience directe des extases sublimes, elle en a plus que le pressentiment. Vraie fille de l'école française, c'est par le revers pratique qu'elle aborde ce monde sublime, c'est par le dépouillement et l'anéantissement de soi, par une application, une adhérence obscure et généreuse à l'Être divin.

 

Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous délaissé ?... En ce point a été l'achèvement de sa consommation, car il a dit aussitôt : Tout est consommé. Les âmes se doivent donner à cette consommation, en disant les mêmes paroles : consummatum est, et les suivantes, et inclinato capite, emisit spiritum. Dites-les en vous prosternant en terre, comme fait l'Eglise... et consentez, en hommage de la douloureuse séparation de l'âme de Jésus-Christ d'avec son corps, d'être séparée de l'âme de votre âme, qui est la puissance de vous rendre à Dieu en la manière (sensible) que vous le désireriez, de laquelle vous portez la privation, afin que votre mort soit véritable, et votre perte parfaite, n'y pouvant voir aucun gain... Il faut subsister sans subsistance et se laisser à la pure merci de Dieu.., et que notre consolation soit en ces paroles... : Qui perdra son âme pour l’amour de moi, il la trouvera et la sauvera (1).

 

(1) Lettres, II, pp. 412, 413. Quant à l'influence de Saint-Cyran ou de Singlin sur le développement spirituel de la Mère Agnès, je n'ai rien

 

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Ne nous lassons pas de le redire, ces textes qui nous touchent moins sont autrement beaux que le tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais pas trouvé. Pas de flamme, ni de joie, ni de pleurs de joie. Elle s'oublie au point de ne pas demander à connaître si elle a trouvé. L'admirable femme! hélas! que ne pouvons-nous dire aussi, la grande sainte ! Quomodo obscuratum est aurum, mutatus est color optimus ? Heureux sommes-nous du moins de lui trouver, à elle et à ses soeurs, tant d'excuses. L'orthodoxie la plus rigoureuse, disons tout, la plus farouche, devant elles s'attendrit, s'apaise et laisse tomber ses foudres. L'abbé Maynard est bien connu, l'était plutôt. Nous le retrouverons plus tard, lui ou son groupe. Assurément nul ne parut moins suspect de libéralisme, pas même Veuillot. Voici pourtant comme il parle du Port-Royal d'après la chute :

«  La vraie gloire de la famille Arnauld est dans les femmes. Là on trouve splendeur dans l'obscurité, force dans la faiblesse, vertu dans le silence et les modestes pratiques. Elles furent aussi bien obstinées pourtant ; pures comme des anges, orgueilleuses comme des démons... Ne les condamnons pas. Écrions-nous avec Varia : « Ames tendres dont le besoin d'aimer fit toute l'erreur, dont l'erreur ne fut que de la confiance, mais dont la confiance devint de l'obstination. Croyaient:-elles réellement en Jansénius? Elles souffrirent pour ce nom, mais elles ne croyaient qu'à leur famille et en Dieu. Qui donc oserait leur dire anathème ? Anathème à ceux qui les ont trompées peut-être — à elles jamais ! (1) »

 

trouvé dans les lettres. Après François de Sales et Condren, il ne pouvait plus s'agir que d'enrichissements de détail, à moins qu'il n'y eût déviation ce qui, me semble-t-il, ne fut pas. On voit la Mère Agnès très attentive aux moindres paroles de Singlin, mais dans ces paroles on ne voit pas les indices d'une orientation nouvelle.

 

(1) Maynard. Pascal, sa vie et son caractère, Paris, 185o. Elles ont toujours affirmé qu'elles repoussaient de toutes leurs forces les cinq propositions de Jansénius. Je réai pas de peine à les croire. Voici du reste à ce sujet un texte assez lumineux. La Mère Angélique me dit — c'est M. Maître qui parle, a qu'avant qu'elle eût jamais ouï parler des sentiments de saint Augustin sur la grâce, il y a environ vingt-cinq ans, elle avait dressé une oraison française de vingt lignes, que toutes les petites filles savaient par coeur, qui était toute conforme à la doctrine de saint Augustin : que toutes les rimes religieuses et les personnes d'oraison, si elles n'étaient prévenues d'ailleurs, avaient tous ces sentiments dans le coeur, et qu'ils étaient encore plus vrais dans la pratique que dans la théorie. Voici cette oraison qu'elle fit l'année 1632, au mois de septembre, étant maîtresse des enfants... « O Dieu éternel, vive source de tout être et soutien de toute vie, je viens à vous, comme à mon origine et dernière fin, pour trouver eu vous ce qui me manque, qui est la force de vous rendre ce que je vous dois. Bonté infinie, regardez votre ouvrage, qui, sans votre grâce, est tout imparfait et misérable. Donnez-la moi par les mérites de votre Fils, mon sauveur Jésus-Christ ; unissez mon esprit au sien, afin que je répare le crime d'Adam, en vous rendant les devoirs qu'il vous a déniés, et que, dans cette divine union, je vous aime, je vous adore et accomplisse à jamais votre très sainte volonté. Séparez-moi d'Adam, de sa vie et de ses voies, et que je sois inséparablement unie à Jésus, mon Sauveur, que vous m'avez donné pour vie et pour voie ». Mémoires pour servir et l'histoire de Port-Royal, II, pp. 361, 362. Si c'est là ce qu'elle appelle la doctrine de saint Augustin, on comprend qu'elle fût prête à se faire hacher plutôt que de consentir à renier de tels dogmes. Tous les catholiques, jésuites compris, en feraient autant.

 

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Une historiette peu connue et quelques détails sur l'intérieur du premier Port-Royal confirmeront, je le crois, cette équitable sentence. A vrai dire, l'aventure des Visitandines que nous allons d'abord raconter et que Gresset aurait pu mettre en vers, semble un peu nous écarter de notre sujet, elle s'y ramène pourtant et du reste le lecteur a sans doute besoin d'un peu de relâche.

V. A Nevers donc, chez les Visitandines... Au lieu de Nevers, mettons Angers. On sait que cette dernière ville eut très longtemps (1650-1692) pour évêque Henry Arnauld, le frère des nôtres, personnage fort curieux, non moins aimable, non moins amusant que Robert d'Andilly, patelin, finassier, au demeurant bonhomme, d'une intelligence et d'une vertu rares, et pour tout dire, aussi peu janséniste que le P. de La Chaise, s'il en faut croire le très honnête et très intéressant mémorialiste d'Angers, M. Grandet (1). Il

 

(1) Ecrivant à l'abbé de la Pérouse qu'on faisait venir à Angers pour une série de retraites pastorales, « Je me trouvais obligé de lui dire —lisons-nous dans les Mémoires de Grandet,— qu'Une s'agissait plus de jansénisme en ce diocèse et qu'à l'heure qu'il était (169o) tout était sur la doctrine dans une paix profonde... que, DANS LE FOND, NOTRE PRÉLAT ÉTAIT JANSÉNISTE COMME LUI ET MOI, et que quelquefois je disais à ses meilleurs amis pour le lui redire, que je faisais prière à Dieu pour qu'il le devint, c'est-à-dire qu'il imitât la conduite de feus Messeigneurs d'Aleth et de Pamiers, qu'on disait avoir été dans la dernière exactitude pour faire observer la discipline de 1'Eglise dans leurs diocèses... qu'ainsi nous le priions (La Pérouse) de garder ici un respectueux silence sur toutes les matières dont il n'était plus question, mais de parler fortement coutre le dérèglement des moeurs et.. contre la morale relâchée ». Mémoires de Joseph Grandet. Histoire du séminaire d'Angers..., publiés par G. Letourneau. Angers, 1893, II, p. 445. Ce texte est des plus curieux. On ne saurait d'ailleurs trop recommander aux historiens la lecture de ces Mémoires, encore trop peu connus. Grandet — uu vrai saint et l'un des héros de la coutre-réforme en province — avait une mémoire d'or qui lui permettait de reproduire de longues conversations. Toutes celles — et il y eu a beaucoup — où figure H. Arnauld, sont de vraies scènes de comédie qui me fout penser au fameux chapitre de Gil Blas. C'est là un document psychologique de premier ordre, et qu'il faut lire pour le plaisir, alors même qu'on ne serait pas curieux de quantité de détails sur la vie religieuse de ce temps-là.

 

 

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n'entendait rien à ces disputes. Malheureusement son frère le docteur faisait de lui tout ce qu'il voulait, le surveillant, lui envoyant des actes à signer, le stimulant de toutes manières. Il vint même une fois le harceler sur place, en compagnie de Nicole. Mais enfin, le bon prélat se proclamait très haut janséniste et servait de son mieux les intérêts du parti.

C'est ainsi qu'en 1666, il avait donné pour directeur aux visitandines d'Angers, un certain Bourrigaut, grand ami de Port-Royal et qui, de ce fait, avait eu quelques désagréments à souffrir. Ici commence notre historiette, un peu romancée, j'en suis certain, mais fort bien contée par M. Grandet (1).

« Ce Bourrigaut, à peine fut-il dans la maison qu'il se rendit maître de presque tous les esprits et il s'attacha si fortement ces religieuses, qu'il leur persuada bientôt l'amour immense qu'il avait tâché jusqu'alors de tenir caché... pour les nouveaux sentiments sur la grâce, pour tous les prétendus disciples de saint Augustin et pour tous les livres de Port-Royal. On les lisait au réfectoire et partout ailleurs, comme les Lettres au provincial, les Visionnaires, et généralement tous les autres, qui leur donnèrent une si grande aversion pour les jésuites qu'elles

 

(1) Dans Port-Royal, IV, 594, une lettre de Nicole à Bourrigaut est mentionnée. Sainte-Beuve n'a pas connu le Port-Royal angevin dont va nous parler M. Grandet. Il touche un mot (V. p. 157) de la soeur Constance qu'il nous montre en relations intimes avec le grand Arnauld.

 

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n'en parlaient qu'avec horreur et un si grand éloignement pour les sacrements que quelques-unes étaient des années entières sans en approcher (1).

« Ce nouveau directeur fut admirablement secondé dans le dessein qu'il avait pour la propagation du jansénisme, par la soeur Marie-Constance Constantin, fille de qualité, qui avait autrefois pensé épouser M. de Lyonne, secrétaire d'État..., grand esprit et l'intime amie de Me l'évêque, laquelle donna tellement dans toutes ces nouveautés que, non seulement, elle les favorisa dans sa Communauté, pendant plus de dix-huit ans qu'elle en fût supérieure, à diverses fois, mais qu'elle entretenait sur les matières du temps un commerce réglé de lettres avec MM. Arnauld et Nicole, en sorte qu'on l'estimait avec raison plus instruite de tous les mystères du parti que Mme la duchesse de Longueville. En effet le seigneur évêque n'avait rien de nouveau et de secret qu'il ne lui communiquât; même il prenait ses conseils dans ses grandes affaires qui lui arrivaient...

Cette Marie-Constance — Grandet, qui ne peut la voir, la désigne ainsi familièrement — comptait en effet parmi les grands vicaires officieux d'henry Arnauld. J'imagine qu'elle a dû tenir les secrets du parti, bien avant de connaître M. Bourrigaut. Notons en passant que l'évêque s'adressait encore, avec une extrême et touchante confiance, à d'autres conseillers dit même sexe. Les adversaires de Jansénius étaient représentés auprès de lui par une sainte femme, Marie Rousseau; le juste milieu, par une ancienne élève de Port-Royal, Mme des Bottes-Lorières (2). Tout ce monde parle et s'agite dans les Mémoires

 

(1) Grandet exagère certainement.

(2) M. Grandet qui avait eu besoin de cette dernière en diverses occasions et qui s'était fort bien trouvé de ses services, la juge ainsi. « Il n'y a personne des officiers de Monseigneur, ni de ses meilleurs amis par qui on puisse lui faire parler de ces matières de confiance. Dans le fond, il est bien aise qu'elle lui en parle ; il l'écoute et lui dit ses sentiments. C'est une femme qui a près de quatre-vingts ans, qui a infiniment de l'esprit, qui n'est point du monde, qui va tous les jours à l'évêché... qui n'est pas capable de gâter une affaire, qui aime le bien, qui est fort riche et fort charitable, qui a été élevée à Port-Royal et auprès de la feue marquise de Sablé, qui passe pour janséniste, mais qui sen excuse tant qu'elle peut ; elle est savante et entend le latin et les matières du temps » Mémoires, II, pp. 463, 464. Sur Marie Rousseau, on trouvera une foule de précieux renseignements dans les Mémoires. (Voir table des noms propres). Les lettres qu'elle reçoit de l'évêque sont tout à fait curieuses.

 

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de Grandet, de la manière la plus piquante. Il fait bon voir, par exemple, Mme des Bottes-Lorières, octogénaire, se rendant chaque jour « à certaines heures marquées voir le seigneur » qui avait alors quatre-vingt-quatorze ans, et l'empêchant de céder à la pression janséniste. Mais revenons à notre couvent.

« Il se forma deux partis dans la maison, dont le plus petit qui tenait pour la régularité et pour l'obéissance au Saint-Siège, était composé de sept ou huit religieuses... (vaillantes, mais qui ne purent empêcher) que le plus grand parti, composé de plus de trente religieuses, à la tête desquelles étaient l'évêque, la supérieure et le directeur, ne prévalût et qu'on ne fit de cette maison un véritable Port-Royal.

« Elles allèrent si loin sur cette matière dont elles étaient parfaitement instruites, qu'une d'entre elles, qui était poète, composa deux pièces en vers, sur les matières de la grâce, qui furent représentées deux années de suite sur le théâtre, le jour de la fête de Marie-Constance, pour lui servir de bouquet.

«Le jansénisme était établi dans ces pièces dans toutes ses dimensions. Le principal personnage était M. Arnauld le docteur, qui prenait à tâche de combattre les Pères Brisacier et Annal... fameux jésuites. Les cinq propositions y étaient prouvées par des passages de saint Augustin ; le formulaire y était tourné en ridicule... ; mais ce qu'il y a de plus surprenant, c'est qu'elles firent deux farces pour servir d'entr'actes à ces deux pièces... dans l'une desquelles M. Arnauld était mené en triomphe dans un carrosse attelé de deux jésuites... et le drap mortuaire de la maison servait d'impériale à ce carrosse. Dans

 

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l'autre farce, elles avaient introduit deux paysans..., Robin... et... Mathelin qui disaient mille pauvretés contre les jésuites et contre les missions qu'ils font au Japon, dont le dénouement était qu'elles les chassaient de dessus le théâtre à coups de fourches et de bâton.

« Il faut être possédé d'un terrible esprit de vertige pour ne pas apercevoir l'aveuglement d'un tel excès. M. Arnauld et Mme Angran, à qui on les lut trois ou quatre ans après, (1671) au parloir de la Visitation (d'Angers) pour les divertir, dirent, après en avoir bien ri, qu'on n'en avait jamais tant fait à Port-Royal, quoiqu'on y eût fait un jésuite poupée, mené dans un bateau sur un bassin plein d'eau, que les petites pensionnaires prenaient plaisir de noyer (1) ».

Comme on le voit, Arnauld lui-même était venu passer l'inspection de ce régiment.

« Ce qui acheva de perdre cette maison fut le voyage que fit M. Arnauld avec M. Nicole, Mme Angran et sa fille, qui vinrent en Anjou dans l'été de l'année 1672 (2)... (Mme Angran) put descendre avec sa fille au monastère de la Visitation et loger dans l'intérieur de la maison... en sorte que, par maladie ou autrement, Mme Angran demeurait presque tous les jours au lit, afin que MM. Arnauld et Nicole, allassent plus librement la voir, sous un prétexte canonique d'entrer dans ce monastère que l'on nommait pour cela en ville l'hôtellerie des jansénistes.

« Ce fut dans ces entrevues fréquentes, longues et secrètes, que M. Arnauld et M. Nicole instruisirent... tout à leur aise, de leurs maximes et de leurs sentiments, Marie Constance et toutes les religieuses attachées plus encore à sa personne qu'à son parti.

 

(1) Desmarets raconte que les petites élèves de Port-Royal, noyèrent dans le canal de l'abbaye, des poupées représentant Escobar cf. Pascal, t. IV, p. 219.

(2) D'après Goujet, probablement plus exact, ce voyage est de 1671. Arnauld et Nicole demeurèrent un mois entier à Angers, le mois d'octobre 1671, « pendant lequel la ville charmée de les posséder, leur envoya des députés, pour leur faire des présents..., etc. (Vie de Nicole à la suite des Essais de morale, Luxembourg, 1732, t. II, pp. 57, 58.)

 

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« Après que M. Arnauld fut retourné Paris, le mal de ce monastère devint infiniment plus grand », tant qu'enfin il fallut sévir. Exilée chez les visitandines de La Flèche, Marie Constance partit pour sa nouvelle destination dans le carrosse de l'évêque. « Elle n'y fut pas plus tôt arrivée qu'elle prit le Père Recteur des jésuites pour confesseur, lequel, s'il eût voulu l'en croire, l'eût prise pour une moliniste de profession (1) ».

 

Couvert de honte, instruit par l'infortune,

L'oiseau contrit se reconnut enfin;

Il oublia les dragons et le moine :

Et pleinement remis à l'unisson...

Il redevint plus dévot qu'un chanoine...

 

Voilà donc, vingt ans après la mort de Mme de Chantal, je veux dire à une époque où la ferveur primitive devrait encore les animer, ces visitandines qui n'ont pas été élevées par des jansénistes, que nul lien naturel ne rattache au parti et qui néanmoins, soit pour capter les faveurs de leur évêque, soit plutôt pour le plaisir d'intriguer, s'entêtent d'un conflit qui ne les regarde point, risquant à ce triste jeu, non seulement le bon ordre et la paix de leur monastère, mais encore, l'intégrité de leur foi. Les filles de Port-Royal au contraire, disciples de Saint-Cyran dont elles savent les relations étroites avec M. d'Ypres ; soeurs, tantes, nièces ou amies des chefs jansénistes; dirigées par M. Arnauld, par M. Singlin, par M. de Saci; préparées de longue main aux éventualités d'une lutte prochaine par d'insignes docteurs que nous avons certes le droit d'estimer dangereux, mais dont elles ne pouvaient discuter ni le génie, ni la vertu; encouragées à la résistance par cet évêque d'Aleth que toute la France vénérait comme un saint des anciens jours; quel droit n'ont-elles pas à l'indulgence de l'histoire et combien ne paraissent-elles pas plus excusables que les

 

(1) Grandet, op. cit.,      pp. 181-188.

 

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amazones du Port-Royal angevin? Que si, du reste, j'ai parlé trop longuement de ces dernières, ce n'était pas seulement pour indiquer ce contraste, mais encore pour faire toucher du doigt le peu de sérieux qu'eurent souvent à l'origine ces épisodes jansénistes. Peu à peu tous ces rebelles se pénétreront jusqu'aux moelles de la théologie qu'ils défendent, mais, au début, l'esprit de cabale suffisait, dans bien des cas, à les ébranler. Au lieu de ce Bourrigaut, si on leur eût envoyé un agitateur moliniste, il eût fait beau voir les visitandines d'Angers partir en croisade contre les vrais « disciples de saint Augustin ». Même dissipation, mêmes discordes. Sur le théâtre du couvent, leur Robin et leur Mathelin auraient expulsé à coups de fourche la Mère Angélique et la Mère Agnès ; elles auraient attelé M. Arnauld et M. Nicole au char triomphal de Molina. L'affaire de la signature à Port-Royal est bien si l'on veut une comédie, mais infiniment triste et d'ailleurs au cours de laquelle, comme nous le montre la correspondance de la Mère Agnès, l'esprit chrétien ne perdit pas tous ses droits (1).

 

(1) Je n'ai fait valoir, et rapidement, que les excuses psychologiques ou morales que l'on peut apporter en faveur des religieuses, laissant de côté les théologiques, dont l'examen nous mènerait trop loin. Celles-ci peuvent se ramener à deux chefs : 1° l'incertitude et même les erreurs formelles de plusieurs théologiens gallicans, chargés de convertir Port Royal à la signature. Ceux de ces théologiens qui n'admettaient pas l'infaillibilité de l'Eglise sur les faits, Perélixe et Bossuet par exemple, n'avaient aucunement le droit d'exiger le serment. C'est du moins ce qu'établit un docte jésuite, le R. P. Gazeau ( Etudes, juillet 1875 ; mars 1876). « Concluons, écrit-il que... Bossuet leur a présenté des rai-sons qui devraient leur faire refuser plutôt qu'accorder la signature pure et simple du formulaire ». Bossuet avouait aux religieuses qu'après tout, l'autorité de l’Eglise n'était pas infaillible en ces matières ; l'archevêque ne leur tenait pas un autre langage « Je ne vous demande, leur disait-il, qu'une soumission respectueuse à une décision que le pape a faite... Que s'il a mal jugé, c'est pour lui ». Lettres de la Mère Agnès, II, 191, « Et voilà ces filles scrupuleuses confirmées par Bossuet lui-même dans la crainte qu'elles avaient de commettre un péché (un parjure) en attestant comme vrai... ce qui pourrait bien être faux » (Etudes, mars 1876, pp. 349, 35o). Le P. Gazeau ne fait ici que reprendre l'argumentation de Fénelon (cf. 3 et 4 Instruction pastorale, Oeuvres, IV, p. 95. sq. et surtout le chapitre : Examen d'une opinion imputée à M.  de Meaux sur le formulaire. Fénelon n'admettait pas ou feignait de ne pas admettre l'authenticité de la lettre de Bossuet aux religieuses. Cf. Correspondance de Bossuet, I, pp. 84 sq.) Pour montrer que le P. Gazeau n'écrit pas à l'aventure, cf. ces mots de la Mère Agnès « On veut que nous parlions avec science d'une chose que nous ne savons pas, en nous servant de ces mots : Je crois et je confesse de cœur et de bouche ». Et l'interprétation de tout cela est fondée sur la révélation qui en a été faite au pape et qui nous a été proposée en notre chapitre comme une vérité constante », Lettres, II, p. 166. Elle force un peu. On ne leur aura pas parlé de révélation, ou leur aura dit simplement qu'en ces matières le pape ne pouvait pas se tromper. Bossuet leur dit le contraire et leur rend ainsi leur liberté qu'il s'enlève à lui-même le moyen de réduire. 2° L'équivoque fâcheuse sur les mots : sens de Jansénius. Sur ce point comme sur le précédent, il nie semble bien que les théologiens orthodoxes, pris de court par la tactique d'Arnauld, n'ont pas su trouver la solution satisfaisante. Fénelon, maître incontesté de la controverse janséniste, ne paraîtra malheureusement que beaucoup trop tard. Ne confondons pas, répétera-t-ille sens intérieur d'un auteur (que I'Eglise ne peut aucunement uger) avec le sens extérieur de son texte (qui relève du magistère infaillible) » Cf. Oeuvres, IV, p. 320. Cette distinction sauvait tout. Eu effet ce qui choquait les religieuses était d'admettre que M. d'Ypres eût eu des idées i affreuses. L'Eglise ne leur demandait pas cela, mais simplement d'accepter la condamnation d'un texte, lequel texte avait un sens obvie et grammatical, objet direct et unique de la censure. C'est la du reste le distinction qui permettra à Fénelon, condamné lui aussi, d'écrire : « Je n'ai jamais pensé les erreurs qu'ils m'imputent » (cf. mon Apologie pour Fénelon, p. 183. seq.). Cette déclaration ne l'empêchait pas de condamner le texte mal venu de son livre. Une foule d'auteurs s'imaginent que, ce faisant, Fénelon reprenait la distinction du droit et du fait. Non, pas du tout. Il se soumet au droit et au fait : les articles condamnés et sont des erreurs et se trouvent dans les Maximes. Mais il distingue et il a le droit de distinguer entre le fait du livre et le fait de l'auteur, ce dernier fait restant, de l'aveu de tous, un phénomène intérieur dont l'écrivain intéressé est seul juge, et avec lui, Celui qui sonde les reins et les coeurs.

Il faudrait discuter ici la très intéressante conjecture proposée par Sainte-Beuve. Celui-ci croyait fermement que s'il n'avait tenu qu'à la Mère Agnès, Port-Royal aurait signé le Formulaire sans trop de façons (Port-Royal, IV, p. 577). Je crois pour ma part le contraire et que la Mère Agnès, alors même que toute la maison eût signé, ne l'eût point fait. Le cas de conscience une fois tranché, la résolution une fois prise, elle n'aurait pas consenti à un compromis dans lequel elle croyait voir un péché mortel. Signer, disait-elle, « serait plutôt une véritable désobéissance, puisque l'obéissance qui est une vertu ne peut avoir d'autre objet que le bien », Lettres, II, p. 171. Elle écartait même résolument les habiletés d'Arnauld : « Quand ils n'exigeraient autre chose sinon que nous priions Dieu qu'il nous donne sa lumière en communiant, pour connaître ce que nous devons faire, je craindrais cela... car encore qu'il soit vrai, en général, que nous devons nous défier de nous-mêmes... néanmoins, étant question d'un fait particulier qui ne charge pas, je ne pourrais du tout y appliquer ces maximes générales et j'en aurais autant d'horreur que de dire que je prierais Dieu qu'il me fit commettre si la religion catholique est meilleure que celle de Calvin » Lettres, II, pp. 228-229. Il y a vingt textes de cette force. Mais, à prendre les choses de plus haut, Sainte-Beuve ne s'est pas trompé. Uniquement gouverné par la Mère Agnès, Port-Royal ne se serait pas donné l'air de faire cause commune avec les défenseurs de Jansénius. Plus sensée, plus intérieure qu'Angélique, elle n'aurait pas laissé tous les docteurs endoctriner à loisir les religieuses et les préparer a la guerre. Bref, la maison de prières ne serait pas devenue la citadelle d'un parti. On peut le croire du moins.

 

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Elle écrivait à la Prieure des Champs, le lendemain de !a censure d'Arnauld par la Sorbonne (1656)

 

Enfin, ma chère Mère, la vérité a été opprimée...

 

C'est leur illusion, leur idée fixe, mais, aussitôt après, voici la vraie note :

 

Il faut, comme vous dites, s'attacher à la pratique de la vérité, que les hommes ne nous sauraient ravir, parce qu'elle dépend de l'esprit de Dieu qui nous fait pratiquer la vérité par

 

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la charité... Et si nous nous tourmentions autant pour agir selon la vérité que nous nous intéressons qu'elle soit défendue, nous mériterions que Dieu la protégeât davantage... Nous voudrions bien souffrir pour la vérité, et il faudrait commencer à le faire en amortissant les désirs trop empressés que nous avons de savoir ce qui se passe pour cela, qui n'avancent point les affaires et qui déplaisent à Dieu, parce qu'on diminue autant le regard qu'on doit avoir vers lui (1).

 

Elle calme la ruche en ébullition. Suivre au jour le jour la lutte qui vient de s'engager, n'est pas leur affaire. Aux docteurs les discussions infinies, aux religieuses, le silence, la paix, l'effort continu vers la perfection. Et qu'on n'aille pas se griser de son propre martyre. Certes

 

il ne petit y avoir de plus grandes douleurs que d'être estimées hérétiques...

 

mais enfin, Dieu

 

nous comble de ses faveurs pour des persécutions légères. Je dis légères, car encore qu'elles soient grandes, eu égard à la mauvaise volonté de ceux qui les font, Dieu en arrête les effets en sorte que nous n'en souffrons rien... Il y a plus d'avantage à être estimées de ceux qui nous connaissent qu'à être méprisées de ceux qui ne nous connaissent pas. Enfin si nous pensons faire beaucoup valoir ce que nous souffrons, nous nous séduisons nous-mêmes. Nous devons bien plutôt avouer que Dieu nous donne le centuple avec les persécutions. Tout ce que nous avons à craindre, c'est l'ingratitude (2).

 

(1) Lettres, I, pp. 410, 411.

(2) Ib., I, p. 422.

 

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Qu'on ne dise pas que leur imagination se monte, qu'elles ont trop de hâte à se croire persécutées. En 1656, date des passages qu'on vient de lire — et de la XVI° Provinciale — elles n'avaient encore rien fait de sérieusement coupable. Cela me semble certain. Elles n'avaient pas fourni d'autres armes à leurs adversaires que le Chapelet secret, auquel du reste on revenait toujours, avec bonne foi, nous pouvons le croire, mais assurément, nous l'avons démontré, contre la justice. Déjà pourtant certains auteurs de libelles, d'ailleurs désapprouvés par l'Eglise, mais très répandus, les poursuivaient avec un zèle qui ressemblait à de la haine et qui ne reculait devant aucune calomnie. Je dis devant aucune, et l'on m'entend bien.

 

Nous étudions tous les jours ce verset des psaumes : Il m'est bon, Seigneur, que vous m'ayez humiliée... Nous nous estimons heureuses que... (Dieu) nous ait contraintes d'entrer dans la maison de deuil, où l'Ecriture dit qu'il vaut mieux demeurer que dans une maison de banquet, comme celle du mauvais riche qui faisait des festins continuels. On croirait que les religieuses qui vivent d'une vie réglée sont exemptes de ces crimes ; mais l'amour-propre a un festin secret, parce qu'il se nourrit de viandes spirituelles, qui sont la louange et l'estime des hommes.

 

« Orgueilleuses comme des démons ».

 

C'est de quoi le nôtre fait un bon jeûne, et je voudrais qu'il fût si maigre et si languissant qu'il vînt à défaillir tout à fait, et non pas nos frères, les pauvres de Jésus-Christ, qui sont réduits à des extrémités inconcevables et qui devraient nous pénétrer de douleur (1).

 

Elle fait allusion à l'immense misère de ce temps-là (1662), heureuse que son propre orgueil s'étiole faute d'aliments, mais accablée à la pensée des pauvres qui meurent de faim. C'est là, si l'on veut, du précieux, mais qui voisine, d'assez près, avec le sublime. Un de leurs admirateurs

 

(1) Lettres, II, p. 49.

 

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avait rédigé sur elles un grand morceau lyrique. « Nous ne vous enverrons pas cette lettre a, écrit la Mère Agnès à une amie, la coadjutrice de Saintes, qui la demandait,

 

et je vous la refuse hardiment, étant assurée que vous êtes trop bonne pour vous fâcher contre moi sur ce sujet, puisqu'il y va de notre conscience de ne pas faire notre panégyrique nous-mêmes, en produisant les louanges que l'on nous donne, sans que nous les ayons méritées (1).

 

Enfin sur le devoir plus difficile du pardon, elle ne paraît pas moins pressante :

 

Vous savez, ma chère soeur, que l'amour de nos ennemis est un sentier des plus étroits, et par conséquent des plus parfaits... Comme la tendresse que nous avons pour nos amis nous empêche de désirer que Dieu les confonde et les humilie pour les convertir, de même, l'amour de notre propre âme nous arrête dans le désir de l'humiliation de nos ennemis, craignant d'y prendre quelque satisfaction en la vue de notre propre intérêt. Que s'ils comparent à Judas un véritable disciple de Jésus-Christ, leur disgrâce n'a pas le pouvoir de le séparer de la grâce de son maître. Ainsi les maux qu'ils tâchent de faire ne sont qu'en peinture ; et ceux qu'on se ferait à soi-même en prenant plaisir que Dieu fit rentrer dans leur coeur leur propre épée, seraient réels et véritables, puisqu'il (ce plaisir) offenserait celui qui nous commande de rendre des bénédictions pour des malédictions. Je parle à moi, ma très chère soeur, en vous disant ceci, étant besoin de veiller à toute heure sur son coeur, pour retenir la pente naturelle qu'il a de rendre le mal pour le mal (2).

 

Elle appartenait à cette élite du premier Port-Royal qui n'approuvait pas les Provinciales. Qu'on ne l'appelle donc plus « cette vieille sectaire », comme on le fait, en de certains livres. Vieille? La noble femme n'y pouvait rien; elle n'aurait demandé qu'à mourir avant ces épreuves.

 

(1) Lettres, I, p. 5o6

(2) Ib., I, p. 423.

 

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Sectaire ? Qu'on lise plutôt l'admirable lettre ou elle mande à l'évêque d'Angers, son frère, sur la signature de la soeur Angélique de sainte Thérèse A. d'Andilly, leur nièce. Cette enfant avait accompagné la Mère Agnès dans son exil chez les visitandines du faubourg Saint-Jacques, et là, vivement pressée par Bossuet, elle avait fini par

signer le Formulaire, mais la mort dans l'Aine, et du reste pour se rétracter bientôt après.

 

Vous serez peut-être en peine, mon très cher frère, comme j'ai pris cette action. Je vous dirai que cette chère enfant m'a ouvert son coeur de tout ceci, avec tant de confiance que si je lui avais témoigné que je serais affligée qu'elle fit. autre chose que moi, elle ne l'aurait jamais fait. Mais à Dieu ne plaise que je domine sur la foi d'autrui. Je sais que les âmes sont à Dieu et que c'est à lui à leur donner les sentiments qu'elles doivent avoir. Tout ce que j'ai désiré d'elle, c'est qu'elle prit conseil et c'est aussi ce qu'elle a fait sans se hâter... Je lui ai promis que je l'aimerais toujours ; et elle m'y oblige en toutes façons, et principalement à cause de la manière dont elle a agi, avec beaucoup de crainte de Dieu et d'appréhension de l'offenser : ce qui lui fait une telle impression que j'ai toutes les peines du monde à la consoler, comme je crois le devoir faire, puisqu'elle n'a eu d'autre motif dans ce qu'elle a fait que de suivre l'avis d'une personne sage et qui est à Dieu (1).

 

Ce ne sont pas là des mots, mais des actes et qui paraissent aussi opposés que possible à l'esprit de secte (2). En vérité, la stratégie de Louis XIV fut bien maladroite. La

 

(1) Lettres, II, pp. 189, 190 (novembre 1664). La a personne sage et qui est à Dieu a est M. Oléron, qu'on fit venir pour lever les derniers scrupules de la soeur Angélique. 11 faut lire les lettres qui suivent. Je connais peu de documents aussi douloureux. Bossuet et les autres pensaient bien faire en leur proposant la signature comme une formalité de peu d'importance, mais enfin, pour ces pauvres filles, signer n'était rien moins qu'un péché mortel, qu'un parjure. Le P. Gazeau (op. cit.) montre sans peine qu'on n'aurait jamais dû accepter d'elles un serment qu'elles rétractaient au moment où elles le prêtaient.

(2) Je ne me permettrais pas non plus d'appeler sectaire la Mère Angélique. Elle aussi a tâché de maintenir la paix, l'esprit de foi et de charité, dans la maison que bouleversaient les approches de la tourmente ; je n'avais pas à l’étudier ici et, d'un autre côté, l'on sait bien qu'elle mourut avant la crise suprême

 

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Mère Agnès exilée, on comptait que les religieuses capituleraient sans peine (1). On aurait dû prévoir, au contraire, que la maison, abandonnée à de jeunes chefs et d'une vertu moins haute, s'ancrerait décidément dans le schisme.

L'expérience fut bientôt faite. Pour en apprécier les résultats, pour constater cette prompte décadence, religieuse et morale, il suffit de parcourir les fameuses Relations des filles de Port-Royal, commencées après le départ de la Mère Agnès, ces petites Provinciales méchantes, rageuses, mais d'un esprit endiablé, et qui donnaient le fou-rire au grave Royer-Collard Qu'elle signe ou non le Formulaire, écrivait la Mère Agnès au sujet de sa nièce, « je lui ai promis que je l'aimerais toujours... à Dieu ne plaise que je domine sur la foi d'autrui ! » A Port-Royal, au contraire, les pauvres filles qui se ,laissaient convertir, aussitôt vouées à ces persécutions dévotes que les femmes savent rendre si cruelles, ne faisaient que changer d'agonie, si l'on peut ainsi parler. Après avoir signé,. lisons-nous dans nos Relations, la soeur Madeleine-Mechtilde

 

fut voir M. Chamillart qui la congratula... Mais cela n'empêcha pas qu'elle ne fit des pleurs et des cris si extraordinaires que nous crûmes qu'elle se désespérait, ne voulant ni boire ni manger. Et elle dit que ce n'est pas pour ce qu'elle a fait, ne croyant point du tout avoir mal fait, mais parce que ma soeur Marie de Sainte-Agnès, qui la pleure avec la même amertume que si elle était morte, et nous toutes, la regardions avec moins d'affection et comme une personne séparée de nous... Le lendemain elle vint dire en l'assemblée ces propres paroles, à genoux, en pleurant : e Mes soeurs, je vous supplie très humblement de prier Dieu pour moi. Je signai hier, parce que j'y fus contrainte, n'ayant pu résister aux raisons que l'on me

 

(1) Il faut en dire autant des mesures prises pour éloigner M. Singlin. On ne le connaissait pas, mais nous savons, à n'en pas douter, qu'il n'encourageait pas à la résistance et qu'il fut, de ce chef, suspect aux violents du parti.

(2) Cf. Port-Royal, IV, p. 195.

 

 

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dit. Je vous prie de croire que je ne ferai rien contre vous et je prie Dieu de tout mon coeur, si je l'ai offensé, ce que je ne crois pas néanmoins, l'ayant fait par pure obéissance, de me punir en ce monde (1).

 

Sur une autre, coupable du même crime :

 

Ma soeur Elisabeth des Anges est une bonne grosse pièce de chair, bien pesante et bien lourde, et puis c'est tout (2).

 

La Mère Agnès n'aurait pas souffert non plus les indignes farces auxquelles donnèrent lieu les visites, d'ailleurs malheureuses, de Péréfixe. Une autre des victimes de cette tragi-comédie, la Mère Eugénie, visitandine, déléguée à la surveillance de ces vierges folles, n'en pouvait croire ni ses yeux ni ses oreilles :

 

Je reçus hier au soir une sévère réprimande de la mère Eugénie, pour avoir communié sans sa permission... « Je ne voulais pas me persuader (me dit-elle) que vous eussiez assez de hardiesse pour oser faire volontairement une communion indigne... sans avoir fait aucune satisfaction à Monseigneur de ce que vous avez écrit de lui dans le procès-verbal et de la manière dont vous lui avez soutenu... Je vous avoue que si jamais cornes me sont venues à la tête, c'est de vous voir parler comme vous faites et de voir votre cohue (3).

 

Il leur venait bien parfois quelques scrupules, mais vite calmés :

 

Puisque la confession nous est interdite, il faut que je vous confesse mes fautes par écrit... Il est nécessaire que je vous expose ma disposition au regard de M. l'Archevêque et le remède que vous me donnerez, servira pour plusieurs qui m'ont priée de vous en écrire parce qu'elles sont dans la même

 

(1) J'emprunte ce trait et ceux qui suivront à un grand recueil factice in 4° qui a pour titre ; Actes, lettres et relations des religieuses de Port-Royal, et qui appartient à la bibliothèque de mon ami, Maurice Blondel. Relation de ma Soeur Geneviève de l'Incarnation (Pineau), p. 61. Madeleine Mechtilde était une des soeurs de M. du Fossé; cf. sur toute cette scène et les incidents qui suivirent les Mémoires de du Fossé, t. II, pp. 187, 198.

(2) Actes, lettres..., p. 3o.

(3) Ib., p. 45.

 

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disposition. Nous en avons une idée qui nous le représente comme un homme tout païen qui est dans cette horrible politique qui règne à la cour. Nous sommes quantité qui sont bien résolues de ne jamais communier à sa messe, quand il nous en donnerait permission... Ce qui augmente notre aversion, c'est de voir ce que sa conduite produit dans celles qui parlent à ce bon seigneur. Elles sont si égarées et si dissipées, que leurs actions tiennent de la folie. Elles font pitié et lui aussi. Il s'offre à les venir voir toutes les fois qu'elles le souhaiteront, qu'il quittera toutes ses affaires pour elles et que ce sera toute sa joie de les entretenir. Il fait des bassesses qui ne conviennent pas à un archevêque de Paris et qu'un saint ne ferait jamais. Je crains de pécher dans de si étranges pensées et je ne vois pas le moyen de les empêcher (1).

 

Leur équilibre, quand elles l'ont à peu près repris, est encore plus inquiétant que la démence des premiers jours. C'est un orgueil froid, tranquille, invincible. Il n'y a de vraies religieuses qu'à Port-Royal. Les autres, et par exemple, les Filles de Sainte-Marie qu'on leur a données

 

(1) Actes, lettres, p. 65. On entend bien que du côté des signeuses, tout n'était pas uniquement céleste. S'il y avait là d'excellentes filles, il y avait aussi de véritables intrigantes. Ce disant, je pense à vous, trop fameuse Soeur Flavie, et je ne crois pas faire un jugement téméraire. Certes vous avez eu raison de vous séparer des rebelles, mais la faute de celles-ci ne vous donnait pas le droit de les déshonorer de tout votre pouvoir, comme vous l'avez fait, et par de grossières calomnies. — Pour parler en prose, je crois fermement qu'il faut passer au crible tous les dires de la soeur Flavie, recueillis avec confiance par Ies adversaires de Port-Royal — le P. Rapin notamment — et qui ne furent bien souvent que des commérages. En 167o, le bruit ayant couru que la soeur Flavie était gravement malade, la Mère Agnès écrivit à cette religieuse qui avait fait profession de l'aimer beaucoup, une lettre admirable de charité, une lettre de sainte. Flavie, moins malade qu'on ne lavait cru, ne vit dans cette lettre qu'une nouvelle occasion d'intriguer encore. La Mère Agnès lui répondit de maîtresse main, et mettant les points sur les i « votre conscience, lui dit-elle, ne peut ignorer ce que le public même a su de votre conduite envers nous ; et on n'a vu de votre part aucun désaveu de plusieurs faits tout-à-fait contraires à la vérité que l'on a publiés contre nous sur votre rapport et sous votre nom... J'allais au-devant de vous, vous embrasser de tout mon coeur, afin de faire la moitié du chemin que vous étiez obligée de faire vous-même pour vous réconcilier avec nous... » (Lettres, II, p. 346). En 167o, elles étaient l'une et l'autre à la veille de mourir. Je n'ai pas à juger la soeur Flavie à cette heure redoutable. Elle avait pu se former la conscience, comme on dit, mais entre son attitude insolente, fermée, obstinée et les affirmations solennelles de la Mère Agnès, nul critique, nul honnête homme ne peut hésiter.

 

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pour compagnes, elles les observent, les toisent et les méprisent avec une suffisance prodigieuse :

 

Ces bonnes filles sont presque toutes formées sur un même modèle ; elles sont toutes d'un esprit et d'une capacité très bornés et l'on voit clairement que les personnes qui les conduisent veulent qu'elles soient ainsi, parce qu'elles sont resserrées dans de certaines instructions et dans des lectures qui empêchent leur esprit d'entrer dans la connaissance et le discernement de plusieurs choses. Elles ne lisent que les livres de M. de Genève, des livres des jésuites et quelques livres des Pères de l'Oratoire. Hors de là, elles ne savent quoi que ce soit... On voit clairement que les personnes qui les conduisent, veulent qu'elles soient ainsi bornées à des bagatelles..., de crainte sans doute que si elles avaient de plus grandes connaissances, elles ne fissent divorce avec l'obéissance aveugle qui est si commode aux Pères jésuites (1).

 

Si l'on y prend garde, cela fait trembler. Il ne s'agit plus d'une simple mutinerie; on dépasse même les audaces ordinaires de l'esprit de secte et l'on s'oriente, sans le vouloir, mais logiquement, vers une émancipation plus radicale. Ces phrases tranchantes, dégagées, annoncent déjà l'acuité, l'indépendance absolue de Mme du Deffand. Je ne dis pas que leur foi soit en péril. Une heureuse inconséquence les sauvera des suprêmes chutes, mais leur vie intérieure a perdu la fraîcheur, l'abandon, la joie des enfants. Ce n'est pas le jansénisme qui les a flétries, rétrécies, désolées ; c'est l'aigreur même de leur révolte qui les a rendues jansénistes. L'hiver est venu. « Dans ces premiers temps, écrit Sainte-Beuve..., il y avait place chez les religieuses de Port-Royal à une fleur d'imagination et à un sourire dans la dévotion qui plus tard se retrouvera moins ou ne se retrouvera plus, et qui tenait simplement peut-être à la jeunesse de ces belles âmes, à celle de l'entreprise même : novitas tum florida mundi. »

 

(1) Actes, lettres, pp. 32, 34. J'omets quelques lignes moins intéressantes. Qu'on ne croie donc pas que « bagatelles » s'applique nécessairement aux lectures dont il est question plus haut.

 

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Oui, mais qui tenait aussi à leur humilité, à leur charité, aux souvenirs fidèles qu'elles gardaient de leurs premiers maîtres, le P. Archange, François de Sales, Condren. e La seconde génération en effet, continue Sainte-Beuve la Mère Angélique de Saint-Jean, la soeur Euphémie Pascal, la soeur Christine Briquet, toutes si éminentes par l'esprit, par l'instruction, auront moins de ces fraîches et naïves impressions de jeunesse ; leur noviciat se passera déjà au fort des disputes, et elles seront, bon gré mal gré, plus scientifiques dès l'abord (1). » Entendez : moins intérieures.

Cela ne s'applique pas à toutes les soeurs, mais seulement à celles qui donnaient le ton. Au demeurant ce détail ne serait plus de notre sujet. Le Port-Royal qui nous appartient, celui qui reste, malgré ses défaillances, une des gloires du catholicisme français, finit avec la Mère Agnès. Il est douloureux de penser que la noble femme, rendue à ses filles des Champs, a pu suivre de ses yeux clairvoyants, la première étape de la décadence. Du moins eut-elle la joie de mourir pleinement en règle avec l'Église, la paix de Clément IX lui ayant permis de ne pas signer le fait de Jansénius. Pour nous, catholiques tout court, les décisions de l'Église, quelles qu'elles soient, nous trouveront également soumis. Il nous est permis toutefois de garder une reconnaissance particulière au pontife, qui, plus généreux que le père de l'enfant prodigue, voulut faire, vers des enfants égarés, la moitié du chemin et même un peu plus (2).

 

(1) Port-Royal, I, p. 175. Varin fait la même remarque au sujet d'Angélique de,Saint-Jean :  « Elle est bien loin, à notre avis, de posséder l'esprit de charité à un degré aussi éminent que ses deux tantes, la Mère Angélique et la Mère Aguès. Sa fermeté est presque toujours voisine de la rébellion et de l'entêtement. Avec une nuance de plus, cette fermeté deviendrait chez elle ce qu'elle est devenue chez quelques-unes de ses compagnes, de l'aigreur, de l'emportement et presque de la haine » op. cit., II, 333.

(2) Je n'avais pas à discuter ici le problème embrouillé de la Paix de l'Église. Que tort n'ait pas été de la dernière droiture dans les tractations qui précédèrent cette paix, c'est fort possible, mais il me semble

 

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peu probable que ces manoeuvres aient trompé le pape. Quoi qu'il en soit, la bonne foi des religieuses ne peut être mise en doute. Sur la paix de l'Eglise, on trouvera beaucoup de détails peu connus dans les Mémoires de Grandet. Cf. aussi le dernier chapitre — un peu trop maussade pour un ultramontain : il l'était d'ailleurs si peu ! — des Mémoires de Rapin et la note III, p. 5o7. D'après M. Paquier (Le jansénisme, Paris, 1909, pp. 362, 363), la thèse, encore inédite, de M. Claude Cochin sur Henry Arnauld, prouver a, par des arguments irréfutables, que le pape « approuva les quatre évêques en pleine connaissance de cause ».

J'ai dit pourquoi je devais me borner à étudier la mère Agnès. Voici pourtant sur la vie intérieure d'une autre des religieuses, un texte que je me reprocherais de ne pas citer, car il est tout ensemble et très révélateur et très beau. C'est une lettre de la fameuse Marie-Claire Arnauld, une de celles que précisément l'on nous montre déprimées par le jansénisme. Elle s'adresse, je crois, à Singlin (164o). « Il n'y a rien, mou Père, de quoi je parle plus obscurément que de mou oraison, parce que j'ignore quelle elle est. Je ne fais aucune distinction entre l'oraison que je fais à l'église et celle que je fais en marchant par le monastère. En l'une ni en l'autre, je ne m'attache à aucun sujet : je reçois ce qui m'est donné et le porte le plus simplement qu'il m'est possible. Mon oraison change aussi souvent que mes dispositions, car ce sont elles qui forment mou oraison. J'en ai pourtant quelques-unes ordinaires qui se succèdent sans que je les appelle et que je prends quand elles se présentent. Je leur vais donner des noms pour vous les faire entendre ».

(Remarquons ici, une fois de plus, le génie didactique et lumineux de la famille).

« J'en ai une d'invocation et de cri qui se fait dans une instance que je ne puis exprimer ; une de gémissement... sous le poids du péché qui m'opprime; une autre, où je n'ai rien de présent, sinon ces paroles : Domine ante te omne desiderium meum... me laissant à la vue et à la connaissance divine, de laquelle j'approuve et l'adore le jugement sans dire un mot. D'autres fois je suis fort sèche et fort stérile... Quelques autres fois, je suis si effrayée de me trouver devant Dieu que j'ai si fort offensé, que je ne puis subsister. Mon recours est de m'anéantir sous la justice de Dieu ; car ne pouvant pas faire que mes péchés ne soient pas commis, je m'abandonne à lui, pour eu passer par où il lui plaira.

« J'ai peine, mon Père, à vous dire le reste, tant il est différent ; je le ferai néanmoins avec sincérité. J'ai donc quelquefois une oraison de paix et de jouissance qui ne m'arrive ordinairement qu'après quelque tempête, dans laquelle j'ai invoqué la sainte Vierge. Car je vous dois dire que toutes mes invocations s'adressent à elle, n'osant du tout entreprendre de parler à Dieu, depuis qu'il m'a rappelée. J'ai toujours eu cette appréhension, et je ne lui demande due par la sainte Vierge, que je crois être la seule voie par laquelle je puis espérer la miséricorde de Dieu. Je suis la plupart du temps toute occupée d'elle, que vivant que sous son ombre; ce qui m'arriva dimanche, est un exemple de tout ceci.

« Je sortis de confesse troublée, à cause que j'avais eu la pensée de vous parler de quelque point de ma vie passée, qui me revint à l'esprit et que je n'avais pas osé le faire de peur de vous importuner. Je pensais, dans cette inquiétude, que je ne devais pas communier; je me recommandai à la sainte Vierge, afin qu'elle éclairât mes ténèbres, et je me trouvai ensuite tout à fait sans scrupule, dans la croyance qu'il me devait suffire que ma vie eût été jugée comme très mauvaise, toute dans l'erreur et dans le péché et qu'après cette connaissance, ces petites particularités que j'avais voulu dire, n'étaient pas considérables... Je reçus la sainte communion ensuite dans une confiance merveilleuse...

« Il est vrai que j'ai des moments si heureux qu'il n'y a rien de si doux en la terre ; mais la première faute que je fais après ces grâces, en efface

 

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l'impression, me jette dans la tentation et me rend plus craintive. Et ce qui m'étonne, c'est que tout passe, sans que je puisse rappeler la disposition d'un jour pour l'autre, étant dans une perpétuelle indigence de grâce, de force et de lumière, sans laquelle je ferais tous les péchés du monde. Je ne sous fais point d'excuses de tout ce discours, je sais que vous avez plus de patience qu'il n'est long ». Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal, III, pp. 470-475. Les profanes la trouveront peut-être un peu craintive, mais ceux qui ont l'expérience des couvents admireront et les richesses intérieures et la sagesse de Marie-Claire. On peut du reste, juger par elle, s'il est vrai que le premier Port-Royal se soit déclaré contre la dévotion à la sainte Vierge.

 

 

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