Chapitre II
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CHAPITRE II : LE PÈRE EUDES ET MARIE DES VALLÉES

 

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I. Le P. Eudes ressuscité par la critique moderne. — Sa biographie. — Ses oeuvres complètes. — Le P. Eudes, premier apôtre, premier docteur de la dévotion au Sacré-Coeur; « auteur du culte liturgique » du Sacré-Coeur. — Léon XIII et Pie X. — Retour des eudistes contemporains à la doctrine bérullienne du P. Eudes.

II. Moins séduisant ou moins fascinant que d'autres saints. — Rusticité ou rudesse? — Mme de Camilly. — Le mariage de « Fanfan ». — Outrance, littéralisme et manque d'humour. — Une lettre de consolation. — La vraie tendresse du P. Eudes. — Adieux à une mourante. — Jean-Jacques de Camilly et la vocation de Fanfan.

III L'initiation au bérullisme. — 1641, date critique dans la vie du P. Eudes; rencontre de Marie des Vallées. — Les docteurs et les parvuli. — Difficultés particulières que présente le cas de cette mystique. — Jeunesse de Marie ; sa première crise. — Possession ou névrose ? — « Fi de la bête à dix cornes » — Sur le chemin de l'union mystique. — La prière du P. Coton. — Marie renonce à sa volonté propre. — Précisions inutiles et dangereuses. — Marie accepte de ne plus communier. — De l'idée fixe à l'idée force; de l'auto-suggestion initiale à l'impossibilité absolue de communier. — Erreur des directeurs de Marie. — Le traitement et la guérison.

IV. La différence entre vrais et faux mystiques. — Génie propre de la Soeur Marie. — Rien de banal. — « Je cherche mes frères qui sont perdus. » — La « divine Esther ». — Les « jardins du Saint-Sacrement ». — Le prestige de Marie. — « Appui,... conseillère,... inspiratrice » du P. Eudes. Qu'il ne lui doit ni sa propre doctrine spirituelle. ni le dessein de ses propres fondations. — Elles été la décision du P. Eudes. « In verbo tuo laxabo rete. » Encouragé par elle, le P. Eudes quitte l'Oratoire.

 

I. La critique moderne, cette prétendue «dénicheuse » de saints, vient de ressusciter, sous nos yeux, un personnage assez illustre jadis, mais que, depuis longtemps, les historiens avaient oublié, et dont, hier encore, ceux-là même qui le connaissaient ne soupçonnaient pas la

 

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véritable grandeur : c'est encore un disciple de Bérulle, c'est le P. Jean Eudes, récemment béatifié par le Souverain Pontife Pie X (1909) (1).

Pour des raisons qui nous échappent, les eudistes des XVII et XVIII° siècles n'avaient publié que d'insuffisantes brochures sur la carrière, pourtant si remplie, de leur fondateur. Peut-être craignaient-ils l'opposition des jansénistes, qui n'ont jamais pardonné au P. Eudes de les avoir combattus. Vivant, le parti l'a diminué par tous les moyens ; mort, ils auraient difficilement permis que justice lui fût rendue. Ne l'oublions pas, leur impitoyable censure, d'ailleurs si bien organisée, a veillé, pendant plus de deux siècles, sur toutes les avenues de notre histoire religieuse. Ils avaient leur Inquisition, leur Index et leurs Veuillots. A peine commençons-nous aujourd'hui à reviser librement les décisions innombrables qu'ils ont imposées, même aux plus orthodoxes de nos pères. Quoi qu'il en soit, nous tenons enfin (1905-1908) une vie complète du P. Eudes — près de trois milles pages, que nul bon esprit

 

(1) Né en 16o1, au petit village de Ri, diocèse de Séez, mort à Caen, en 1680. Oeuvres complètes, Vannes et Paris, 1905-1911, avec d'excellentes introductions critiques; dues, pour la plupart, au R. P. Lebrun; Vie du vénérable Jean Eudes... par le R. P. D. Boulay, Paris, 1903-1908 ; Henri Joly, Le vénérable Jean Eudes, Paris, 1907; Baron Angot des Rotours, Un saint normand, le P. Eudes... ; Batterel, Mémoires domestiques, II, pp. 234-267 (prévenu, mais à lire). Sur Marie des Vallées, cf. plus bas. Sur le P. Eudes et la dévotion au Sacré-Coeur, R. P. Bainvel : La dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, 4e édition, revue et augmentée, Paris, 1917; R. P. Lebrun : Le Bienheureux Jean Eudes et le culte public du Cœur de Jésus, Paris, 1917.

« La gloire du P. Eudes a cheminé avec quelque lenteur. Elle avait contre elle l'humilité de ce grand homme de bien, tout à fait dénué de -vanité littéraire, son attachement à la province natale, à laquelle il a gardé la meilleure part de son activité, l'hostilité très vive et très tenace des jansénistes, qui ne sont pas sans crédit dans la république des lettres, mais elle a tenu bon. De plus en plus, elle se dégage et s'impose (j'ai mieux aimé dire qu'elle ressuscite) ; elle doit profiter de notre goût d'histoire plus approfondie et plus consciencieuse, du souci que nous avons de recueillir tout ce qui a formé l'âme française, du sens plus vif qui se réveille de la vie de nos provinces et de leur apport à la grande patrie. » Ainsi le baron des Rotours, dans l'exquise brochure dont j'ai déjà donné le titre, et que j'aurais pu substituer purement et simplement au présent chapitre. Pour M. des Rotours, orfèvre, je crois, ou Normand, le P. Eudes est « un saint normand ». Oui, mais il y a tant de saints normands. à cette époque, et si différents les uns des autres !

 

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ne s'avisera de trouver trop longues, et qui font honneur soit à la formation littéraire. soit à la critique des eudistes contemporains. Des biographies plus sommaires accompagnent ou suivent de près le travail presque 1'éfinitif de B. P. Boulay. Séduit par ce noble sujet, Brunetière s'était promis d'écrire une vie du P. Eudes. La mystique après l'éloquence, le P. Eudes après Bossuet, on s'amuse tristement à imaginer les surprises qui attendaient ce curieux et loyal esprit, essayant de s'orienter dans les souterrains de la vraie vie intérieure. Cependant d'autres chercheurs, les RR. PP. Dauphin et Lebrun se mettaient à rassembler les nombreux écrits du P. Eudes, sauvés, comme par miracle, de la destruction presque totale à laquelle les avait exposés l'incroyable négligence des anciens eudistes. Et coup sur coup, dans l'espace de quelques années (1905-1911) nous avons vu paraître douze forts volumes, tout à fait dignes de prendre place entre le François de Sales d'Annecy et les publications des jésuites espagnols. Faut-il ajouter que ces gigantesques travaux ont pour auteurs des religieux proscrits, pauvres, et voués au provisoire. Mais ils avaient foi en leur étoile, et ils allaient, avec allégresse, à la conquête d'un monde nouveau.

Il y a mieux encore et plus imprévu. Jusqu'ici l'on croyait assez communément que la dévotion au Sacré-Coeur de Jésus avait eu pour origine les révélations de Paray-le-Monial, pour premiers apôtres, sainte Marguerite-Marie Alacoque, la Visitation, et la Compagnie de Jésus. Et sans doute, l'Église n'accepte le nouveau que s'il est ancien : nil innovetur nisi quod traditum est. On admettait donc que cette nouveauté, plus ou moins enveloppée et confuse, avait nourri la foi, l'imagination et la ferveur des siècles passés. L'humble visitandine de Paray avait eu de nombreux précurseurs, soit par exemple, Gertrude et Mecthilde, les franciscains dans leur ensemble, plusieurs jésuites, François de Sales enfin et le P. Eudes. Mais les

 

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effusions pieuses de ces mystiques n'avaient pas éveillé d'écho bien précis dans le monde catholique; mais ces piétés incertaines et toutes privées, n'avaient pas modifié la prière officielle de l'Église. A la visitandine et à ses premiers auxiliaires revenait la gloire d'avoir dégagé nettement la théologie de cette dévotion, d'avoir conçu, organisé et fait triompher le culte public du Sacré-Coeur de Jésus. Telle était, hier encore, la croyance universelle, telle, plutôt, la légende qui, grâce à la critique moderne, vient enfin de céder à la vérité. Ce que l'on affirmait de Marguerite-Marie, c'est du P. Eudes qu'il faut dorénavant l'affirmer. Le Saint-Siège lui-même l'a solennellement reconnu. Laissant de côté le détail d'une trop longue controverse, je me borne à citer là-dessus les conclusions d'un éminent théologien, le R. P. Lebrun.

« Dans le décret sur l'héroïcité des vertus (du P. Eudes), Léon XIII le proclame « auteur du culte liturgique des Sacrés Coeurs de Jésus et de Marie» ; titre glorieux qui précise avec cette justesse admirable dont la cour romaine a le secret, la place qui revient au Bienheureux parmi les apôtres des Sacrés Coeurs. Il semblait que sur ce point, on ne pouvait ni plus, ni mieux dire. Et pourtant, dans le décret de béatification, Pie X a trouvé moyen de le faire », justifiant du reste, « chacun des titres qu'il donne au Bienheureux ».

« On doit, dit-il, le regarder comme le Père du culte des Sacrés Coeurs, car dès l'institution de sa congrégation de prêtres, il fit célébrer par les siens des fêtes solennelles en leur honneur. » Et de fait, commente le P. Lebrun,

dès 1643, le Bienheureux fit célébrer dans la congrégation de Jésus et de Marie (eudistes), la fête du Coeur de Marie, dans laquelle une place était faite au Coeur de Jésus. Puis, quand cette fête fut solidement établie, et qu'...on l'eut adoptée en beaucoup d'endroits, il institua, en 1672, une fête spéciale du Coeur de Jésus, qu'il fit célébrer dans

 

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toutes ses maisons avec la plus grande solennité, et qu'il enrichit d'une octave.

« Le Bienheureux, continue Pie X, doit être regardé comme le Docteur de la. dévotion aux Sacrés Coeurs, car il composa en leur honneur une messe et des offices propres. » La composition d'une messe et d'un office propres suppose en effet une idée très nette du culte dont ils sont l'ex-pression. (Au reste), le P. Eudes ne s'est pas borné à organiser le culte des Sacrés Coeurs, il s'est appliqué à en définir l'objet précis, à en rechercher les fondements dans l'Écriture et la tradition, à en établir la légitimité et à indiquer la manière de le réduire en pratique. Et bien qu'il fût le premier à traiter ce sujet délicat, il l'a fait avec une telle maîtrise que, même après deux siècles de discussions théologiques, on ne voit pas qu'il y ait rien de notable à modifier dans sa théorie de la dévotion aux Sacrés Coeurs », théorie qui relève directement de la doctrine bérullienne, comme nous le montrerons bientôt.

« Enfin, dit Pie X, le Bienheureux mérite d'être appelé l'apôtre de cette dévotion, car il fit tous ses efforts pour la répandre en tous lieux. » Le P. Eudes en effet travailla de toutes ses forces à propager les deux fêtes établies par lui. Il réussit à implanter dans beaucoup d'instituts religieux, et dans plusieurs paroisses, la fête du Coeur de Marie. Quant à celle du Coeur de Jésus, il eut la consolation de la voir adoptée par les bénédictines de Montmartre et celles du Saint-Sacrement, et s'il n'eut pas le bonheur de lui procurer une diffusion plus grande, c'est que, lorsqu'il l'établit, ses forces commençaient à décliner, et que, d'autre part, la persécution dont il fut l'objet (de la part des jansénistes) dans les dernières années de sa vie, paralysa les efforts de son zèle ».

Aussi bien, conclut le P. Lebrun, « en ce qui touche le Coeur de Jésus..., ni Léon XIII, ni Pie X ne distinguent le culte organisé par le Bienheureux de celui qui doit son origine aux révélations de Paray-le-Monial.

 

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Ils ne connaissent l'un et l'autre qu'un culte du Coeur de Jésus, celui que l'Église a sanctionné de son approbation. Ils n'ignorent pas que Dieu a suscité dans son Église toute une série d'apôtres qui ont concouru, chacun à sa manière, à lui donner la splendeur dont il jouit de nos jours; ils reconnaissent tout ce dont cette dévotion est redevable aux révélations de Paray-le-Monial (j'ajoute et à la Compagnie de Jésus ; le R. P. Lebrun l'entend bien ainsi). Mais après un mûr examen des faits, c'est au Bienheureux Jean Eudes qu'ils attribuent l'établissement du culte public du Coeur de Jésus, aussi bien que du Coeur de Marie (1) ».

 

(1) Ch. Lebrun, Le bienheureux Jean Eudes et le culte public du Coeur de Jésus, Paris, 1917, Pp. 259-264. L'initiative du beau mouvement qui vient d'aboutir à ces décrets de Léon XIII et de Pie X, appartient au général des eudistes, le R. P. Ange le Doré. Ce grand religieux, docte, fougueux, entraînant, une des figures les plus originales du clergé contemporain, a beaucoup écrit pour le triomphe de cette cause. Son premier ouvrage à ce sujet est de 187o. Et bientôt ce fut toute une littérature pour et contre, dont on trouvera la bibliographie soit dans l'ouvrage du P. Lebrun, soit chez le R. P. Bainvel : La Dévotion au Coeur de Jésus, 4° édit., Paris, 1917. Après une longue, timide et habile résistance, le B. P. Bainvel a fini par accepter, autant du moins que cela lui était possible, les conclusions des eudistes. Nous donnerons ici les passages principaux de la lettre, si curieuse, que S. E. le cardinal Billot a envoyée au R. P. Lebrun pour féliciter celui-ci de l'ouvrage décisif que nous venons de citer : « Votre démonstration est aussi convaincante que possible, et tout homme de bonne foi devra forcément se rendre à vos raisons et à vos documents. D'autre part, c'est un acte de piété filiale que vous avez accompli : c'est également une oeuvre de justice, si tant est que la justice consiste à rendre à chacun ce qui lui appartient. Mais en vous lisant, j'étais frappé d'une autre chose encore : c'est que votre thèse si solidement établie pourra servir à rectifier les idées de beaucoup sur un point qui certes en vaut la peine. COMBIEN EN EFFET QUI CROIENT QUE LA DÉVOTION AU SACRÉ-COEUR EST TOUT ENTIÈRE FONDÉE SUR LES RÉVÉLATIONS DE LA B. M.ARGUERITE-MARIE, ET QUE METTRE EN DOUTE, POUR SI PEU QUE CE SOIT, TEL OU TEL POINT DE CES RÉVÉLATIONS, C'est ébranler pour autant la dévotion elle-même, c'est remettre en doute la légitimité du culte établi dans l'Eglise ! Tout cela sent le fagot, n'est-il pas vrai, et n'a d'excuse que dans la grande ignorance de ceux qui pensent et parlent de la sorte, car JAMAIS LE CULTE DE l’EGLISE NE PEUT AVOIR POUR FONDEMENT DES RÉVÉLATIONS PRIVÉES. Le culte de l'Eglise ne s'appuie que sur le dépôt de la foi, ce dépôt depuis longtemps scellé, que lui ont légué les Apôtres, et qui est contenu dans l'Ecriture et la Tradition. Si donc quelque révélation privée a aussi sa part dans l'établissement d'un culte public, d'une fête liturgique, d'une dévotion catholique, ce ne sera, ce ne pourra être qu'à titre de cause purement occasionnelle. D'un autre côté, ce n'est pas du bien fondé d'une cause purement occasionnelle que peut dépendre la légitimité de la chose à laquelle elle a donné occasion. Voilà ce que beaucoup ont oublié, ou n'ont peut-être jamais su ; voilà ce qu'il serait urgent de leur rappeler et de leur faire bien comprendre. Or votre livre servira merveilleusement à cet effet. Le culte du Sacré-Coeur repose si peu, comme sur son fondement, sur les révélations de la Bienheureuse, qu'il existait déjà, approuvé et béni par l'Église, avant les révélations de Paray-le-Monial. Le P. Eudes l'avait établi, et l'avait trouvé, non dans une révélation privée faite à lui-même ou à d'autres, mais dans les plus belles pages de l'Évangile et les plus pures sources de la théologie ». — Oui, certes, mais de la théologie bérullienne, mais de l'Évangile commenté par Bérulle, Condren et les premiers oratoriens, maîtres spirituels du P. Eudes. »

 

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On pense bien, du reste, qu'en travaillant, comme ils l'ont fait et avec tant de succès à la glorification de leur fondateur, les eudistes d'aujourd'hui ne bornaient pas leur ambition à rétablir la vérité sur un ou deux points d'histoire. Ce qu'ils poursuivaient avant tout était de rendre à l'Église une force trop longtemps perdue pour elle, de ressusciter, non pas seulement la personne du P. Eudes, mais encore son apostolat et sa doctrine spirituelle. Jusqu'à ces dernières années, dit encore le R. P. Lebrun, « les enfants du Bienheureux J. Eudes — entendez par là et les eudistes eux-mêmes, et les séminaires qu'ils dirigent, et la congrégation du Bon-Pasteur, une des plus florissantes qui soient aujourd'hui — n'eurent pour les initier à la doctrine de leur bien-aimé fondateur que des ressources assez restreintes. Ses ouvrages étaient si rares, que seuls quelques privilégiés se trouvaient à même de les étudier; quant aux autres, ils n'avaient la plupart sous la main que leurs Constitutions et le Royaume de Jésus; encore ce dernier livre est-il d'un usage assez restreint. Ces deux ouvrages, certes, sont bien précieux, mais, on doit l'avouer, ils n'étaient le plus souvent compris que d'une manière imparfaite; car, pour saisir toute la portée de certains passages des Constitutions, il faut savoir y reconnaître des doctrines que le Bienheureux a largement exposées ailleurs... ; et, d'autre part, en ce qui concerne le Royaume de Jésus, à l'imperfection de l'édition qui se trouvait en librairie se joignait la difficulté d'accorder l'enseignement pourtant si beau qu'il contient avec celui de Rodriguez et d'autres auteurs du même genre, (de la

 

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même école) où tous ou à peu près tous avaient appris chercher les règles de la vie et de la perfection chrétienne. » Précieux témoignage, et qui vient à l'appui de ce que nous avons rappelé maintes fois sur la différence entre les deux grandes écoles rivales : Rodriguez, qui est, de l'aveu de tous, un des représentants les plus autorisés de l'école ignatienne, prépare mal à comprendre le P. Eudes, disciple original, mais disciple de Bérulle.

« Grâce à Dieu, maintenant il n'en est plus ainsi. Les ouvrages du Bienheureux sont désormais à la disposition de tout le monde... Aussi les résultats de cette publication commencent-ils à se faire sentir. Un peu partout, dans les divers instituts eudistes, se manifeste un retour marqué à la spiritualité du fondateur; on y comprend de plus en plus que c'est dans ses livres..., et là seulement, qu'il est possible de puiser l'esprit qu'il a légué à ses fils et à ses filles, et qui donnera à leur vie spirituelle et à leur apostolat son caractère très spécial. Avec le temps, le mouvement ira s'accentuant, et les uns et les autres vivront entièrement, quelque jour, de la doctrine et de l'esprit de leur Bienheureux Instituteur... C'est dans les oeuvres du Bienheureux que nous trouverons l'aliment véritable de notre piété, ce que nous pourrions appeler le mets de la famille, le pain de chez nous (1)». Ainsi le Père Eudes ressuscité prépare pour l'école française un renouveau plein de promesses. En même temps se développe; chez les disciples du B. Grignion de Montfort, une propagande parallèle, plus active encore peut-être, et qui gagne chaque jour du terrain. A l'historien de rappeler que, sous d'autres noms aujourd'hui plus familiers à la foule chrétienne, c'est toujours notre Bérulle qui entretient dans l'Église la spiritualité de saint Jean et de saint Paul. II. Il parait assez difficile à peindre, et, pour ma part,

j'ai peine à le voir. Ou, pour être plus sincère, je ne le

 

(1) Les Saints Coeurs de Jésus et de Marie, revue mensuelle, destinée aux amis du Bienheureux Jean Eudes, décembre 1913.

 

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vois ni séduisant, ni fascinant. François de Sales, Vincent de Paul, Condren et tant d'autres, nous ont rendus difficiles. Les dons de nature aussi bien que de grâce. nous voudrions que tout, chez les saints, fût aimable et rare. « Un rude saint » disait du père Eudes l'abbé Huvelin (1). Il faut bien entendre ce mot. Ardent, impétueux, ce prédicateur à la voix de tonnerre, ne manquait ni de bonté ni même d'une certaine tendresse. Rectiligne plutôt et tout d'une pièce, il y a des nuances qui échappent à ce rustique, et que saisissaient d'instinct les saints qu'on vient de nommer. Je m'explique sans trop de difficulté qu'en dehors des jansénistes, plusieurs l'aient jugé sans amitié. On n'aurait pu lui adresser l'éloge que Buffon s'était promis de faire à Mgr de Coëtlosquet : « Vous êtes universellement aimé » (2). Ni aimé, ni « universellement » obéi. Plusieurs de ses collaboratrices lui résistent volontiers. Il doit parfois biaiser avec elles, et, de guerre lasse, capituler           (3). Soit deux indications, qu'on peut retenir :

 

(1) Joly, op. cit., p. 1. Le « prêtre de Paris », dont parle M. Joly, « bien connu pour ses longues souffrances, et pour ses lumières surnaturelles », est certainement l'abbé Huvelin. Nous retrouverons plus tard, cet admirable mystique, dont le souvenir est pour beaucoup d'entre nous «comme une composition de parfums ». Mais, puisque je le rencontre ici, je dois ajouter qu'il m'avait beaucoup encouragé à écrire le présent volume sur l'école française. « Montrez bien, me disait-il, que le meilleur de Bossuet vient de là. »

(2) On connaît cette anecdote charmante et piquante. De ce pieux et tendre prélat, dont nous aurons à parler plus tard, l'élection académique « semblait si assurée que Buffon, directeur de l'Académie en 1760 , à la nouvelle de la mort de Vauréal et de Mirabaud, se mit aussitôt à composer son discours de l’épouse à Coëtlosquet: mais celui-ci, apprenant que La Condamine et Watelet s'étaient mis sur les rangs, ne voulut pas se laisser accuser d'avoir fait échouer l'élection de littérateurs qui avaient plus de titres que lui, et retira sa candidature. (Le bel exemple !) Voilà un coup de théâtre fort inattendu, et Bulfuu bien empêché ; mais l'illustre naturaliste n'était pas homme à perdre une page oratoire qu'il avait amoureusement ciselée, et comme il publiait alors ses oeuvres complètes, il y inséra, malgré les réclamations de Coëtlosquet, un fragment du discours déjà composé, en sorte que l'ancien évêque de Limoges fut, pour ainsi dire, reçu deux fois à l'Académie » René Kerviler. La Bretagne à l'Académie française. Jean-Gilles de Coëtlosquet... (17oo-1784). Nantes, 1885, pp. 41, 42.

(3) Sur ses relations avec la Mère Patin, visitandine, cf. Boulay, op. cit., III, pp. 102-104 ; 4o3-4o5; 417-419, etc. Parmi les personnages qui semblent avoir eu peu de sympathie polir le P. Eudes, je dois mentionner le docte Huet. Le P. Eudes, écrit celui-ci dans ses Origines de Caen, « était d'un naturel hardi et ardent... Nulle considération ne le retenait, lorsqu'il s'agissait des intérêts de Dieu ; et, se laissant emporter par son zèle, qui n'était pas toujours assez réglé, n'ayant ni droit, ni mission, ni le caractère de l'autorité, il se portait à des actions qui ont eu quelquefois de fâcheuses suites ». D'après le R. P. Boulay, Huet aurait ensuite rétracté ce portrait manifestement trop sévère. Voici néanmoins à ce sujet une note curieuse qui a échappé, je crois, aux recherches du savant biographe: « Dans un exemplaire des Origines de Caen, appartenant à la bibliothèque de Caen, on trouve les notes suivantes de la main de l'abbé de la Rue : « Cet article du P. Eudes, par M. Huet, excita les réclamations des religieuses de la Charité, que ce Père avait fondées à Caen. J'ai vu une correspondance assez vive entre la Supérieure et Mgr l'évêque d'Avranches, qui persista dans tous les points de son article. » Journal d'un bourgeois de Caen (1652-1733) publié... par G. Mancel, Caen, 1848, pp. 29, 3o.

 

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puisque des religieuses d'ailleurs ferventes, lui tiennent tête, c'est donc qu'il n'a pas le prestige d'un François de Sales, d'un Saint-Cyran ; puisqu'il ne les brise pas, c'est donc qu'il n'est pas si rude.

Malheureusement ses nombreux écrits ne nous révèlent quasi rien de ses dispositions naturelles Chez lui, comme chez Bossuet, les dons oratoires éclipsent les autres. Rien de plus irritant pour le biographe. A tout un volume de discours nous préférerions une seule de ces pages vraies, où, l'orateur se taisant, l'homme se montre, et, sans le vouloir, se confesse à nous. On a sauvé néanmoins quatre ou cinq lettres du P. Eudes, que nulle éloquence n'a, pour ainsi dire, dépersonnalisées, et qui nous font pénétrer, je crois  , au plus intime, au plus simple de son âme. Elles sont adressées à Mme de Camilly, noble chrétienne, que nous voudrions mieux connaître, mais que les sentiments qu'elle inspire à l'austère Jean Eudes, nous font deviner tendre et délicate. Soeur d'un avocat normand, converti par notre missionnaire, Anne le Haguais s'était fixée, par son mariage avec Jacques Blouet de Camilly, dans une famille entièrement dévouée au P. Eudes et à ses oeuvres. Une commune vénération pour Marie des Vallées, cette insigne voyante dont nous parlerons bientôt, les

 

(1) C'est peut-être ici encore la faute des premiers eudistes. On n'a conservé qu'un nombre relativement petit des lettres du P. Eudes ; et sans doute aura-t-on négligé de préférence les lettres les plus personnelles,

 

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rapprochait encore davantage l'un de l'autre. Bref, Mme de Camilly devint bientôt l'économe, l'intendante, et comme le bras droit du missionnaire. Il avait en elle une confiance absolue, jusqu'à lui abandonner l'examen des postulantes qui se présentaient pour entrer dans la congrégation de Notre-Dame de Charité (aujourd'hui le Bon-Pasteur). Elle fut la meilleure joie, peut-être l'unique douceur humaine de cette vie tendue, rigide et persécutée. Parfois même, bon gré mal gré, elle le force à sourire. Elle, et sa fille, que le P. Eudes lui-même appelait : Fanfan.

 

Marier Fanfan! — lui écrit-il en mars 1644 — marier le beau bouton de lys ! Oh ! si vous saviez combien cette parole, quoique vous ne la disiez qu'en riant, m'a navré le coeur ! Toutefois, je suis d'avis qu'elle soit mariée, mais à un céleste et divin Epoux... Mais faites en sorte, ma chère fille, que vous la disposiez peu à peu à ce divin mariage ; car cet adorable Epoux la regarde, mais il veut qu'elle le regarde réciproquement.

 

« Regarder », expression toute bérullienne, et que nous avons déjà rencontrée. Les armes des eudistes, dessinées par le Bienheureux portent « un coeur unique, surmonté d'une croix, encadré d'un côté d'une branche de lys et de l'autre d'une branche de rose, et renfermant à l'intérieur « un regard » de Jésus et de Marie », c'est-à-dire « les images de Jésus et de Marie se regardant » (1). Mais

continuons :

 

Il y a deux jours que l'Aigle (Marie des Vallées) m'en parlait..., et me témoignait être en soin sur son sujet, m'exhortant de vous dire que vous la préparassiez peu à peu à être épouse du divin Epoux..., et me disant qu'il (l'Aigle) craignait fort qu'elle ne regardât pas assez ce très aimable Epoux..., et qu'elle ne regardait un peu trop son ennemi, qui est le monde, et que vous y prissiez garde, lui prêchant souvent la haine du monde et de ses vanités et de ses modes, que la très sainte Vierge a en

 

(1) Lebrun. Le Bienheureux Jean Eudes, p. 16; II. de Barenton, op. cit., p. 198

 

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horreur, et contre lesquelles elle est toujours eu colère ; que vous prissiez garde même avec qui et en quelle manière elle fait ses récréations, et que vous les lui fassiez faire quelquefois avec vous. Tout cela est le discours de l'Aigle (1).

 

On le voit, nous sommes loin d'Annecy. Tout l'incident s'imagine sans peine. Marie des Vallées aura rencontré la petite de Camilly, joyeuse d'arborer quelque beau ruban, dans la compagnie d'une coquette de son âge — treize ou quatorze ans! Or il était à peu près admis que la petite irait au couvent. Mme de Camilly sentait bien déjà que Dieu lui demanderait tôt ou tard, qu'elle accepterait le sacrifice dont la perspective la déchirait, la « desentraillait ». comme elle écrivait un jour (2), mais elle aura voulu taquiner le P. Eudes par quelque plaisante équivoque sur le mariage de sa fille. Là-dessus, consternation du bon Père, alarmé déjà par les confidences de Marie des Vallées. Il revient à la charge quelques jours après :

 

Nous faisons.., une neuvaine... Je vous prie, et le beau bouton de lys aussi, de vous y joindre... L'Aigle me disait encore hier que vous tâchiez peu à peu à faire goûter les choses de Dieu à Fanfan... Il faut en prendre un soin extraordinaire, pour faire qu'elle regarde celui qui la regarde.

 

Autre drame, fort menu, mais qui nous permet de les prendre, lui et elle, sur le vif: d'un côté, l'humeur enjouée, la plume à bride abattue ; de l'autre, le sérieux intense, un peu âpre, l'inquiétude d'un esprit porté à la méfiance, et qui rumine sans fin les infiniment petits. Sachons regarder les saints, tels qu'ils sont : hommes comme nous, quand leur grâce, pour un moment, les abandonne à eux-mêmes.

Un des tout premiers eudistes, M. Manchon étant tombé gravement malade, (1656) le P. Eudes avait cru et avait dit que le pauvre homme n'en reviendrait pas. Dieu aidant,

 

(1) Oeuvres complètes, XI, p. 44, 45.

(2) Ib., pp. 47, 48.

 

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M. Manchon l'avait fait mentir, et là-dessus, Mme de Camilly, de plaisanter doucement le « faux prophète ». Celui-ci fronce le sourcil, pèse et repèse ce mot :

 

M. Manchon se porte toujours de mieux en mieux... Il est certain qu'à moins d'un miracle, il était mort; et cela est tellement vrai que les médecins assurent qu'il était impossible qu'il passât le troisième jour de sa maladie, tant elle était violente et mortelle. C'est ce que je vous dis... aux premières nouvelles que j'en eus ; mais j'ajoutais beaucoup de fois qu'à moins d'un miracle, il n'en relèverait pas, et je ne disais pas cela au hasard ni à la volée.

 

Il ne serait pas plus solennel s'il expliquait un point de doctrine.

 

Je vous dis tout ceci maintenant, ma chère Fille, lien pas afin que vous me preniez pour un prophète, car vous vous tromperiez, mais afin que l'on ne me fasse point passer pour un faux prophète, et de rendre ce témoignage à la vérité, dans l'occasion que vous m'en donnez en votre dernière lettre, laquelle, quoique en riant, me qualifie ainsi.

 

Il n'a pas fini de magnifier encore ce néant :

 

Voilà comment la plupart des calomnies se forgent.

 

De lui à elle, cornaient excuser ce gros mot qui va la meurtrir !

 

On retient une partie d'une proposition qui a été dite et on oublie l'autre ; ou bien, on y donne un autre air, un autre sens; ce qui nous apprend à être très réservés à croire les choses que l'on dit au désavantage du prochain (1).

 

L'étonnante lettre ! Imaginez François de Sales ou Vincent de Paul dans le même cas. Le faux prophète les aurait amusés, ravis. Ils n'étaient pas plus saints que le P. Eudes, mais moins exposés que lui aux maladresses du coeur, de l'esprit, ou de la plume.

 

(1) Oeuvres complètes, XI, pp. 67, 68.

 

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M. de Camilly étant mort en 1G61, on pouvait craindre que, très malade elle-même, sa veuve ne tardât pas à le suivre. Excellente occasion pour nous de guetter les réactions spontanées du P. Eudes, sous le coup de ces douloureuses nouvelles.

 

« Celui que vous aimez est malade... Cette infirmité n'est pas à la mort », avait-il écrit en apprenant le danger où se trouvait son vieil ami, quoi qu'il arrive ma très chère fille, ces paroles s'accompliront toujours au regard de notre cher malade... Il est vrai, je vous l'avoue, que quoique cela modère beaucoup ma douleur, il n'empêche pourtant pas que mon coeur ne soit très affligé de savoir notre pauvre et cher frère du coeur, M. de Camilly, en cet état, et vous, ma chère fille, avec tous les vôtres, dans l'angoisse où vous êtes, et clans le péril de tomber malade de ces dangereuses maladies (1).

 

« Le jour même où le P. Eudes écrivait cette lettre, 18 octobre 1661, M. de Camilly expirait. Il en était averti le samedi suivant, 21, en même temps que de la maladie de Mme de Camilly » (2).

 

Je ne m'arrête pas à vous dire, ma très chère fille, combien je suis affligé et angoissé, car cela est indicible ; certainement, je connais bien par l’expérience que vos douleurs et vos angoisses sont mes douleurs et mes angoisses ..

Mon Dieu, ma chère fille, que mon affliction et mon angoisse est grande, de ce que je ne suis point maintenant auprès de vous, pour pleurer avec vous, et vous assister en l'état où vous êtes.

 

Pour une première lettre, peut-être l aimerions-nous mieux de s'en tenir là. Mais bientôt l'ami s'est effacé devant le directeur, et c'est tout un discours, en dix petits chapitres numérotés, sur l'usage des souffrances. Rien de mieux, et j'ai tort d'être un peu gêne pat ces numéros. Lui-même néanmoins semble avoir éprouvé la même

 

(1) Oeuvres complètes, XI, pp 77, 78.

(2) Boulay, op. cit., III, pp. 32o, seq.

 

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impression. Après le dixième, il se ravise : le sermon cesse, la lettre reprend :

 

Ne voulez-vous pas bien toutes ces choses, ma chère fille, et vous unir aussi à ceux qui les font ou feront pour vous? Oui, sans doute, vous le voulez. Dites donc pour cette intention de tout votre coeur : Amen, amen, fiat, fiat.

 

Au reste, il a le droit et le devoir de lui parler comme à une chrétienne qui va mourir. Elle n'est pas femme à se troubler pour si peu. Suivra donc un nouveau discours, d'abord net, sec, méticuleux, froid, comme une ordonnance médicale, puis sublime de tendresse :

 

 

Si vous êtes en péril, voici plusieurs choses que je vous prie de faire pour l'extérieur et pour l'intérieur.

Pour l'extérieur : 1° Regardez si vous ne devez rien à personne, et faites payer tout ce que vous devez maintenant, s'il est possible, sans vous en remettre a d'autres après votre décès. 2° Si vous avez eu quelque différend avec quelques personnes, réconciliez-vous parfaitement, en faisant pour cela tout ce qu'il faut faire ; et même demandez pardon à tous vos domestiques.

 

Il y a un 3 et un 4, mais d'un moindre intérêt pour nous.

 

Pour l'intérieur . 1° Ne vous inquiétez point pour faire une confession générale , il n'en est pas besoin du tout.

 

Ceci encore est significatif et excellent. Je laisse les sept autres paragraphes, pressé d'en venir au beau passage que j'ai annoncé :

 

Au reste, ma très chère Fille, je désire vous faire un don de la meilleure manière qui me sera possible, et voici ce que c'est.

J'ai dit hier et aujourd'hui la sainte messe, pour supplier Notre-Seigneur de vous donner trois choses :

 

Si malade qu'elle soit, comment ne lirait-elle pas avidemment ce qui va suivre ?

 

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La première, de vous donner, en la manière qu'il connaît que cela peut se faire... toutes les grâces et tous les dons qu'il lui a plu et qu'il lui plaira de me faire en toute ma vie, toutes les messes que j'ai dites et que je dirai, toutes les missions que j'ai faites et que je ferai, et généralement tout ce qu'il m'a fait et fera la grâce de penser, de dire, de faire intérieurement et extérieurement, et de souffrir pour son service.

 

La deuxième, toutes les oeuvres, tous les mérites des eudistes passés, présents et futurs.

 

La troisième, de vous donner toutes les âmes qu'il m'a données et qu'il me donnera, par sa grande miséricorde, dans toutes les missions que j'ai faites et que je ferai, et dans les autres occasions. Et de vous donner ces trois choses pour contribuer à l'accomplissement des desseins qu'il a daigné avoir sur vous de toute éternité, et afin qu'il soit autant glorifié en vous pour jamais qu'il désire d'y être glorifié.

 

Il se dépouille donc pour l'en revêtir de tous ses trésors — bonnes oeuvres, saintes pensées, grâces reçues, pécheurs convertis — en un mot de tout son être surnaturel. Car, dit-il, « de l'autre il ne peut rien sortir de bon ». Qu'en ferait-elle du reste, si près de Dieu ? Et tout cela, par une de ces consécrations solennelles, bérulliennes, qu'il affectionne, et dont il nous a laissé, dans ses livres, tant de somptueuses formules.

 

Et afin de faire de mon côté tout ce que je puis faire pour vous mettre en possession de ces trois choses, après avoir adoré l'amour infini par lequel Notre-Seigneur a donné â sa très sainte Mère tout ce qu'il a reçu de son Père,

 

encore un trait bérullien,

 

et lui en avoir rendu grâce, je me suis donné et me donne derechef à ce divin amour de Jésus vers sa très chère Mère qui est sa mère et sa fille tout ensemble, et en union de ce même amour, je vous ai donné et vous donne pour jamais, ma très chère fille, et irrévocablement, les trois choses sus dites.

 

Telles sont les trouvailles des saints, et leur diversité

 

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infinie. Lui aussi, qui d'abord semblait ne nous promettre rien que de connu, il nous étonne, il nous émeut dès que nous commençons à le pénétrer.

Ayant donc tout donné, il peut l'aire maintenant un touchant retour sur lui-même : I, 2, 3, encore. 1. Que si elle a quelque chose à lui recommander, elle le confie à M. Dudy, un Père eudiste ;

 

et même que vous le priiez de l'écrire en votre présence, de peur qu'il n'en oublie rien.

 

2. Qu'elle lui lègue le chapelet de Marie des Vallées, « comme aussi tout ce que vous avez d'elle, jusqu'à son bâton ». Au reste, il ne veut pas la contraindre sur ce

point.

 

Laissez-moi pourtant quelque chose de vos petits meubles de dévotion, selon votre volonté.

 

Enfin, et « sitôt que vous serez au ciel », « la troisième et principale chose que je vous demande.. c'est que..., vous ayez un soin tout particulier », non pas précisément de moi-même, mais de mes deux fondations, les eudistes

et le Bon Pasteur.

 

Pour cet effet, je vous prie, ma chère fille, de trouver bon que je vous constitue et établisse dès maintenant... la procureuse et la solliciteuse de toutes nos affaires spirituelles et temporelles, pour les procurer et solliciter auprès de Dieu, de la bienheureuse Vierge... et de tous les saints. N'acceptez-vous pas cette commission, ma très chère fille (1) ?

 

Si rustique, si rectiligne que nous ayons cru l'entrevoir, en vérité pouvait-il déployer plus d'ingénieuse souplesse à la consoler, à la guérir? Car elle guérit, et longtemps après, nous la retrouvons dans la cellule où le P. Eudes se préparait à mourir (168o). « Laissez-la monter, dira-t-il, c'est ma fille aînée », et, la voyant toute en larmes,

 

(1) Oeuvres complètes, XI, pp. 79-35.

 

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il ajoutera : « Si le bon Dieu me fait miséricorde, et si j'ai quelque pouvoir auprès de lui, je ne vous laisserai pas longtemps ici après moi ». Au bout de trois mois, leur désir à tous deux était exaucé. Et c'est ainsi que, presque sans plot dire, rien qu'en vivant sous nos yeux le culte discret, patient, fidèle qu'elle a voué au P. Eudes, Mme de Camilly nous aide, mieux que personne, à connaître ce prétendu « rude saint ». Avant de dire adieu à cette femme charmante, je veux, je dois «conter la belle histoire de sa fille unique, Fanfan, — « le beau bouton de lys » — et du second de ses fils, Jean-Jacques Blouët de Camilly, qui, après avoir porté quelque temps les armes, doit succéder au P. Eudes, et du vivant même de celui-ci, dans le gouvernement des eudistes. Parler de l'un et de l'autre, c'est encore parler de leur mère. Ils avaient de qui tenir.

Cette vocation que nous avons vu le P. Eudes convoiter si passionnément pour elle — «marier Fanfan ! » — Mlle de Camilly ne l'avait pas acceptée sans de vives répugnances. Sa résolution prise, comme elle se défiait de ses forces, elle s'était enfuie en secret chez les visitandines de Caen, bien assurée d'ailleurs que ni son père ni sa mère ne protesteraient contre le fait accompli. Elle avait choisi le moment où Jean-Jacques, le plus impressionnable et le plus fougueux de ses frères, n'était pas là, occupé à guerroyer, je ne sais où, et ne laissant pas « de prendre quelque part à la corruption du monde ». Il revient enfin, et ne la trouvant plus à la maison, « sa politesse l'abandonne, racontent nos biographes. Il se rend aussitôt au monastère, en la compagnie de son frère; il menace la supérieure et les autres religieuses présentes ; puis, joignant la violence aux reproches, il enfonce une des grilles, et prend un ton si haut, si impérieux qu'on lui cède, et qu'on remet entre ses mains celle qui ne demandait qu'à s'immoler au pied des autels ».

 

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Un peu vif, à la vérité, mais ne vous hâtez pas de le prendre pour un mécréant. Ils avaient donc repris leur vie de famille, comme de si de rien n'eût été, mais plus intime que jamais peut-être. « Jean-Jacques Blouët ne pensait qu'à jouir de la conversation de sa soeur bien-aimée. Dieu lui inspira de partager avec elle une partie des pratiques de piété qu'il avait conservées dans le commerce du monde, et de réciter en sa chambre le petit Office de la Sainte Vierge, ce qu'ils observaient régulièrement tous les jours. L'union des prières amena insensiblement celle des sentiments. Mlle de Camilly, toujours remplie de son premier dessein, en parlait fort librement à son frère, et lui n'osait plus la condamner, bien qu'il ne fût pas encore assez détaché de sa personne pour l'approuver ». Mais, insensiblement touché par la grâce, il finit par consentir « à se séparer de celle qu'il aimait si fort, et Mlle de Camilly, rentra en religion le 20 juin 1652 », non plus à la Visitation, encore épouvantée des prouesses de Jean-Jacques, « mais, cette fois, à Sainte-Trinité (de Caen), sous le nom de Soeur Anne de Jésus. Là, voulant réparer la perte que lui avait causée l'aveugle affection de son frère, elle s'appliqua avec tant d'ardeur à l'exacte observation de sa règle, qu'elle en mourut, le 23 août 1654 ». Un an après, Jean-Jacques se donnait au P. Eudes (1). Le suivre plus loin ne m'est pas permis

 

(1) Boulay, op. cit., III, pp. 87-89.

(2) Du P. Eudes, comme de tous nos autres personnages, nous ne devons ici retenir que l'essentiel, entendant par là ce qui rentre directement dans le sujet particulier qui nous intéresse; à savoir, pour ce qui touche à notre Bienheureux : a) ses relations avec Marie des Vallées b) sa dévotion au Sacré-Coeur. Le reste de son histoire, — mission, fondations, etc., — se trouve aisément dans les excellentes biographies que nous avons indiquées. Comme, du reste, il parait nécessaire que les écrivains religieux dont nous parlons soient pour nous autre chose que des fantômes, nous avons essayé d'évoquer la physionomie du P. Eudes, de la montrer moins simple, moins rude, plus humaine que d'abord nous ne l'aurions cru. Tel est l'objet du paragraphe beaucoup trop sommaire que l'on vient de lire. Pour compléter l'ébauche que nous ont en quelque manière dictée les lettres à Mme de Camilly, il y aurait lieu de « presser », entre autres documents, les lettres de Philippe Cospeau au P. Eudes ou sur le P. Eudes. Correspondance vraiment délicieuse, unique même, et dont le P. Boulay a cité, passim, de larges extraits. Pour nous, si nous nous laissions tenter par Cospeau, nous ne saurions plus le quitter. Qu'il nous suffise de dire que ce François de Sales flamand — le meilleur des panégyristes de Henri IV, les délices de la Cour et de quatre diocèses (Aire ; Toulouse, qu'il eut à régir pendant une vacance ; Nantes, Lisieux) ; que ce pieux, docte et suave prélat — lequel n'avait rien de hérissé — a beaucoup aimé le P. Eudes. — Autre piste, si j'ose dire, mais qui, si nous voulions la suivre, nous imposerait des digressions trop profanes. Le P. Eudes est, comme l'on sait, le propre frère de François Eudes de Mézeray, académicien, historiographe de France. Or, Mézeray nous est bien connu. Il doit y avoir entre les deux frères quelque ressemblance. II est du reste certain qu'ils out vécu en bonne amitié, et que, par suite, le P. Eudes a dû pratiquer, dans ce long commerce, plusieurs vertus qui ne brillaient guère chez l'académicien, patience, douceur et autres. Cf. la très intéressante brochure de Gustave Le Vavasseur : Monument Mézeray. Notice sur les trois frères, Jean Eudes..., François Eudes de Mézeray,... et Charles Eudes d'Houay... Paris, 1855. La bibliographie de Mézeray est partout. Voici néanmoins cieux pièces très intéressantes et qui ont pu échapper aux recherches des bibliographes : Discours prononcé pour l'inauguration du monument de Mézeray à Argentan, par M. Gustave Le Vavasseur, Alençon, 1866 ; Discours pour l'inauguration du monument de Mézeray..., par M. Patin. Patin compare très heureusement Mézeray à Ennius : Adspicite, o cives, senis Enni imagini formam !

 

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III. 1641 est la date critique dans la vie du P. Eudes. Il avait alors quarante ans, et depuis dix-huit ans il appartenait à la congrégation de l'Oratoire, où Bérulle l'avait admis en 1623. Par « une grâce très particulière », cet homme d'action, et merveilleusement doué pour l'éloquence populaire, s'était vu arrêté, sur le seuil de la carrière apostolique, par une « infirmité corporelle » qui l'avait condamné pendant deux ans (1625-1626) à un repos absolu. Halte bienheureuse qui lui permettra de s'assimiler à fond la doctrine de l'école française. Dieu, écrit-il lui-même dans son Mémorial, « me donna ces deux années, pour les employer en la retraite, et pour vaquer à l'oraison, à la lecture des livres de piété, et en d'autres exercices spirituels » (1). Plus ou moins guéri, ou l'avait appliqué au ministère des missions, où il remporta, dès ses débuts, des succès extraordinaires, soit dans sa Normandie natale qui devait être jusqu'à la fin le théâtre principal de son zèle, soit même au delà. En 164o, nommé parle P. de Condren supérieur de l'Oratoire de Caen, il continue à

 

(1) Oeuvres complètes, XII, p. 107.

 

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travailler dans celte région. En 1641, on l'invite à donner la mission de Coutances, et c'est là que l'attendait, écrit le P. Boulay « une des plus grandes grâces dont il ait eu à remercier Dieu, la rencontre de la célèbre soeur Marie des Vallées; rencontre providentielle, dans toute la vérité de l'expression, puisque cette sainte fille était destinée à l'éclairer, et à le soutenir dans la difficile » et féconde carrière où Dieu l'appelait. Mais laissons le P. Eudes nous dire lui-même l'importance de cette date :

 

En cette même année 1641, au mois d’août, Dieu me fit une des plus grandes faveurs que j'aie jamais reçues de son infinie bonté ; car ce fut en ce temps que j'eus le bonheur de commencer à connaître la Soeur Marie des Vallées, par laquelle sa divine Majesté m'a fait un très grand nombre de grâces très signalées (1).

 

« Ce n'est pas assurément d'aujourd'hui, reprend le R. P. Boulay, que Dieu honore les âmes simples de ses communications intimes, et qu'il choisit les instruments les plus humbles et les plus méprisés pour exécuter les plus grands desseins. Tout cela sans doute est sottise pour l'orgueil humain... Il n'en est pas moins vrai que tel est bien le cachet, que Dieu aime à imprimer aux oeuvres de sa sagesse. Il veut que se retrouve en toutes ce que saint Paul a si bien appelé la folie de la croix. Heureuses les âmes qui ne rencontrent pas là une cause de scandale!... (Eh !) pourquoi... s'étonner et s'indigner, comme l'ont fait les jansénistes, et comme d'aucuns pourraient le faire encore, si le P. Eudes a reçu des inspirations du ciel et jusqu'à des révélations, par l'intermédiaire d'une pieuse fille, également privilégiée de Dieu ! N'est-ce pas toujours l'admirable réalisation de la parole de Notre-Seigneur, remerciant son Père d'avoir révélé aux petits ce qu'il a caché aux sages et aux prudents? (2) »

 

(1) Oeuvres complètes, XII, pp. 111, 112.

(2) Boulay, op. cit., I, pp. 338, 339.

 

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Le ton un peu frémissant de ces dernières remarques nous fait pressentir les difficultés particulières du sujet qu'elles annoncent. A la vérité, et après avoir étudié déjà tant d'autres épisodes plus ou moins semblables, nous n'en sommes plus à nous scandaliser de voir un grand spirituel humblement docile aux directions d'une femme. Mais jamais peut-être — et sans en excepter l'histoire même de Mme Guyon et de Fénelon — ce mystique paradoxe n'aura défié, d'une manière plus aiguë, la courte sagesse de cet animalis homo qui ne comprend rien aux choses de Dieu. Marie des Vallées, l' « aigle » du P. Eudes, a passé en effet par des épreuves tellement terribles et troublantes, j'allais dire tellement scabreuses, qu'on s'explique aisément qu'en dehors des jansénistes, adversaires impitoyables du saint missionnaire, nombre de personnes impartiales n'aient vu dans cette prétendue voyante qu'une visionnaire, qu'une pauvre folle et très dangereuse. Je crois même que, si elle vivait de nos jours, la moitié au moins des juges officiels qu'on lui donnerait, éprouveraient à son endroit plus de pitié que d'admiration.

En revanche, elle a pour elle les meilleurs, les plus autorisés de ceux qui l'ont personnellement connue, le P. Coton, le P. Saint-Jure, M. de Renty, M. de Bernières, M. Boudon, et beaucoup d'autres; pour elle encore, l'acharnement, l'étourderie ou la mauvaise foi de ses détracteurs, beaucoup moins soucieux de l'accabler elle-même que d'en finir, par ce moyen, avec le P. Eudes ; pour elle, enfin et surtout, sa vertu plus que transparente, et la pureté de sa doctrine. Aussi nous rallions-nous presque sans hésiter aux dévots de la Sœur Marie. Non pas que chaque détail nous plaise dans son histoire; niais, quand tout sera dit, la voyante de Coutances restera pour nous une vraie sainte, bien que l'on n'ait pas le droit de l'égaler aux grandes mystiques de son temps (1).

 

(1) Presque tous les documents sur la Soeur Marie nous ont été conservés par les adversaires et ne méritent qu'une confiance limitée. Cf. Le mysticisme à la Renaissance  (?) ou Marie des Vallées dite la Sainte de Coutances, par l'abbé J.-L. Adam, 2e édit., Paris, 1894; R. P. Boulay, op. cit., I, II, III, passim.

 

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« Marie des Vallées, je cite le biographe du P. Eudes, naquit en la paroisse de Saint-Sauveur-Lendelin, au diocèse de Coutances, le 25 septembre de l'an 159o. Son père... et sa mère..., simples laboureurs, vivaient dans une profonde ignorance des choses du salut. Ils ne lui donnèrent donc aucune instruction religieuse, et elle n'en reçut pas d'ailleurs.

 

Car, nous dit le R. P. Eudes, ceux qui par leur condition étaient obligés de travailler au salut des âmes de cette paroisse, faisaient profession de les perdre, ou étaient en réputation de la plus haute malice et impiété qui puisse être.

 

Vraisemblablement, il exagère. Nous avons déjà dit qu'il n'avait pas le sens des nuances

 

A raison de quoi l'ignorance des choses du salut et les plus horribles vices y régnaient au dernier point. La virginité était en tel opprobre, et la chasteté si décriée que l'on avait persuadé au simple peuple qu'il y avait des supplices préparés en l'autre monde pour les filles qui ne se mariaient point, et qu'il valait mieux, pour celles qui ne trouvaient pas parti, avoir des enfants de quelque façon que ce fût que de n'en avoir point.

 

« Elle n'avait que douze ans quand la mort de son père la réduisit à une extrême pauvreté... Sa mère se remaria quelque temps après à un boucher, nommé Gilles Capolain, homme brutal, qui se plaisait à la traiter indignement, et à l'assommer de coups de bâton, quand il était las de battre sa femme. Marie souffrit longtemps avec patience ces barbares procédés; elle réussit même, par ses prières et par sa douceur, à convertir ce méchant. Néanmoins, voulant ôter à son beau-père l'occasion de pareils emportements, elle quitta la maison paternelle et chercha une place dans la paroisse de Saint-Pellerin, proche de Carentan.

 

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Pourquoi la canoniser déjà? Au lieu de lui prêter d'héroïques sentiments, que peut-être elle n'a pas eus, pourquoi ne pas diagnostiquer chez elle un peu de cette inquiétude morbide, qui a travaillé, dans leur jeunesse, tant d'autres mystiques, et qui ne présente rien de mystique? Ainsi par exemple, la bonne Annelle dont nous parlerons plus tard (1). A Dieu ne plaise que je lui reproche cette force inconsciente qui la pousse à changer de place ! Prédisposée à certains accidents nerveux, ébranlée d'ailleurs par les privations et les mauvais traitements, déjà peut-être elle nous laisse voir les premiers effets du mal affreux qui couve chez elle.

« Par malheur, la maison où elle entra était un véritable enfer. Le maître et la maîtresse, vraiment « pires que des dénions, menaient, dit le P. Eudes, une vie que je n'ose décrire sur le papier, tant elle est infâme et détestable ». Marie en sortit le plus tôt possible, pour revenir chez son tuteur, dans sa paroisse natale. Mais, là encore, il y avait souvent des dissentiments qu'elle était impuissante à apaiser; aussi alla-t-elle loger chez une femme mariée, qui habitait dans le voisinage. Nouveau déboire : celle-ci entretenait un commerce criminel avec un gentilhomme du lieu. Marie s'en aperçoit et entreprend de la convertir ». Elle v réussit. Elle « avait alors dix-neuf ans. Belle et sage, beaucoup de jeunes gens se disputaient sa main ». Un d'eux, « coutelier de profession, voyant ses avances rejetées, ourdit une cruelle vengeance. I! s'adressa à une sorcière, nommée la Grinelle, brûlée depuis à Coutances pour ses crimes, afin d'en obtenir un maléfice; et, profitant de l'assemblée de la fête de Saint-Marcouf, il le jeta à Marie des Vallées.

« Laissons notre Vénérable (le P. Eudes) narrer le fait :

 

Etant allée... en pélerinage à Saint-Marcouf..., elle y rencontra le jeune homme, lequel passant près d'elle, dans une

 

(1) Dans notre tome V. L'école du P. Lallemant

 

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foule de peuple, la poussa (1); et, au même instant, elle se sentit frappée d'un mal étrange, et s'en retourna malade chez elle. Là où étant arrivée, elle tomba comme pâmée ; et ayant la bouche ouverte d'une maçon affreuse, elle commença à jeter des cris et hurlements d'une façon effroyable... Tous les remèdes humains qui y furent employés pour la soulager, dans ces maux extrêmes qu'elle souffrait, étant sans effet, on commença de douter qu'ils ne procédassent de l'opération du diable.

 

« C'était le 2 mai 16o9, continue le R. P. Boulay, qu'elle avait été prise de ce mal étrange, et ce ne fut que dans la semaine de Pâques 1612 qu'elle fut conduite à son évêque diocésain, M. de Briroy ». Ce sage prélat la fit exorciser et l'on reconnut la réalité de la possession » (2) ; « On en fut encore plus persuadé, ajoute et conclut un autre biographe, par suite de ce qui arriva à... Rouen, où Mer de Joyeuse, qui en était archevêque, la fit exorciser de nouveau, par des personnes choisies, en 1614. Le démon répondait par sa bouche distinctement, en langue vulgaire, aux questions que les exorcistes lui proposaient en hébreu et en grec, comme il fit encore en 1641, dans l'exorcisme que le P. Eudes fit sur elle (3)... Le fait de la possession est donc indéniable. Elle a été reconnue par une multitude de témoins dignes de foi; l'archevêque de Rouen, Mgr de Joyeuse et son coadjuteur, Mgr de Harlay; les évêques de Coutances. (Briroy, Matignon, Auvry)... et un grand nombre d'ecclésiastiques et de religieux » (4).

Nous serions aujourd'hui moins pressés de conclure. La seule preuve de « possession » que l'on nous apporte ne paraît pas convaincante. J'avoue certes qu'il n'est pas

 

(1) Remarquons-le : du sort jeté, Marie ne s'est pas aperçue ; elle a senti seulement qu'on la « poussait ».

(2) Boulay, op. cit., I, pp. 34o-343.

(3) D'après une autre source, comme le reconnaît avec loyauté l'abbé Adam, « le diable ne répondait pas, mais accomplissait sur-le-champ ce qui lui était commandé dans l'exorcisme ». La nuance importe, du reste, assez peu.

(4) Adam, op. cit., pp. 53, 54.

 

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ordinaire qu'une fille des champs obéisse aux ordres qui lui sont donnés dans une langue étrangère. Mais, quoi? même quand cette possession, vraie ou prétendue, cesse de la tourmenter, Marie des Vallées ne continue-t-elle pas à nous étonner par une clairvoyance toute semblable? Elle entend, elle s'approprie à merveille le Ialin de la Vulgate. Dix-huit mois avant sa mort, lisons-nous dans des documents,

 

la Soeur Marie pria M. de Montaigu (eudiste), supérieur des missionnaires de Coutances, de lui lire le livre des lamentations de Jérémie en latin ; ce qu'il fit plusieurs fois. Durant toute cette lecture, elle pleurait amèrement, mais surtout quand on lisait certains passages (qui convenaient mieux à son état présent)... bien qu'on ne les lui expliquât pas en français... Elle fit aussi lire Job..., et pendant tout ce temps ses yeux furent des piscines de Siloë, car elle ne fit que pleurer (1).

 

Ce phénomène n'est pas moins merveilleux que l'autre, et je ne crois pas cependant qu'on doive nécessairement l'attribuer à une révélation proprement dite. Non pas que nous songions le moins du monde à contester la possibilité même des possessions diaboliques. De la part d'un catholique, ce doute serait plus que téméraire. Mais, en face des cas particuliers qui se présentent à la critique, l'Église elle-même nous conseille d'être lents à croire : ne facile credat, dit le Rituel. Quant aux graves autorités qu'invoquent les biographes de notre voyante, il faut bien reconnaître qu'en dehors de saint Vincent de Paul, de Condren et de quelques autres en petit nombre, les exorcistes de ce temps-là ne peuvent nous inspirer une confiance absolue. Ils se sont trop souvent et trop lourdement trompés. La chose, du reste, à peu d'importance. Possession ou névrose, nous ne savons et nous n'avons cure de le savoir : il nous suffit que Marie des Vallées ait été quelquefois vraiment « possédée » de Dieu.

 

(1) Adam, op. cit., p. 3o3.

 

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Pour elle, docile à la décision de ceux qui la dirigent, elle accepte paisiblement, doucement, d'être ainsi livrée aux puissances infernales :

 

Pourquoi suis-je possédée et d'où vient cela ? disait-elle. Je suis bien certaine que je ne me suis pas donnée a l'esprit malin ; je suis bien assurée que mes parents ne m'y ont pas donnée, car je ne leur en ai jamais donné sujet : c'est donc Dieu qui l'a voulu ainsi (ou plutôt permis). Oui, sans doute, il a connu de toute éternité l'état et la condition qui m'était la plus propre pour mon salut... Si ç'avait était meilleur pour moi de me faire religieuse, il m'aurait fait cette grâce, s'il avait prévu que j'eusse mieux fait mon salut, étant une grande reine, il m'aurait mise en cette condition, car il est infiniment bon, et rien ne lui est impossible. Mais puisque je suis avec les diables et en possession selon le corps, et que ni mes parents ni moi n'y avons rien contribué, c'est une marque que c'est Dieu qui a choisi pour moi cet état, comme celui qui m'est plus propre pour mon salut.

 

On voit qu'elle avait la tète bien faite. Au milieu même de ses crises, elle garde, non seulement son calme bon sens, sa foi invincible, mais encore toute la fraîcheur de son imagination, toute la verve de son humour. Rare possédée, qui assiste à sa propre possession comme à une scène ridicule :

 

Est-ce là tout ce que tu peux faire, disait-elle au piteux prestidigitateur qui la secouait? Tu n'as pas grande force. Me voilà, fais tout le pire que tu pourras. N'attends pas que Dieu te commande de me frapper, c'est assez qu'il te le permette Garde-toi bien d'omettre la moindre des peines qu'il te permet de me faire endurer. Car je le prie de tout mon coeur, que toute son ire tombe sur toi, et qu'il redouble tous tes supplices, si tu en as laissé la plus petite partie (des tourments que tu as le pouvoir de m'infliger). Mais prends bien garde à ce que tu feras. Tu es un lion, et je ne suis qu'une misérable fourmi. Quand le lion vaincrait la fourmi, on se moquerait encore de lui de s'être armé pour combattre une si faible et si chétive bête. Mais si la fourmi surmonte le lion, comme elle fera assurément, parce qu'elle est fortifiée de la grâce de Dieu, la confusion

 

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en demeurera éternellement sur le lion. N'es-tu donc pas bien insensé de faire ce que tu fais ? Fi, fi, de la bête à dix cornes (1)!

 

Charmante fourmi, et qui ne ressemble guère aux possédées lamentables d'Aix, de Loudun ou de Louviers. Avec les autres, on ferme les yeux, on se bouche les oreilles, mieux encore, on s'en va, saturé de dégoût; avec celle-ci, on oublie le détail affreux du spectacle, on reste auprès d'elle, en chant de sa limpide raison et de son joyeux courage.

Cependant, soulevée en quelque manière par les épreuves qui achevaient de libérer « la fine pointe » de son âme, elle franchissait rapidement les premières étapes de l'initiation mystique. Elle fut aidée en cela par une formule qu'elle avait trouvée dans un livre du P. Coton, et dont elle entrevoyait confusément la mystérieuse portée. C'était une de ces prières à double sens, également propres aux simples chrétiens et aux mystiques, mais que Dieu n'exauce pleinement que pour ces derniers. Fort belle d'ailleurs et de grand style :

 

Je sais à mes dépens et à mon grand dommage, dit cette prière, combien je suis préjudiciable à moi-même, et combien grande est ma fragilité : d'où j'ai toutes les occasions de craindre qu'à partir d'ici je démente mes voeux, et ne fasse le contraire de ce que je viens de promettre. O Dieu tout-puissant et immuable, ayez pitié de votre frêle ouvrage; étendez votre main forte et votre bras invincible pour secourir l'oeuvre de vos doigts.

 

Qu'on me permette d'interrompre le P. Coton par une observation profane peut-être, mais qui intéresse au plus haut point l'histoire des moeurs. Ces petits livres dévots, si dédaignés par la critique, ont façonné pendant longtemps nos ancêtres, même les plus humbles, non seulement à la vie intérieure, mais encore aux manières et

 

(1) Boulay, op. cit., I, pp. 343, 344.

 

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au langage de la société polie. En 161o, c'est le P. Coton, puis bientôt, c'est François de Sales qui donnent la note. Plus tard, un maître des plus exquis, Pellisson, ou rédigera, ou revisera nos livres de prières : Pellisson, autant dire, l'Académie elle-même, poursuivant par là sa mission première, et y gardant le contact avec le peuple. Ce bel accord entre la religion et les bonnes lettres durera jusqu'à la fin de l'Ancien régime. Depuis, nous attendons en vain qu'il se renouvelle. Même progression descendante dans l'histoire des formules liturgiques. La musique des anciennes était un délice. Pour les modernes, mieux vaut n'en rien dire.

 

Ne permettez pas qu'une créature, dont l'acquisition vous a été si pénible, vous soit si facilement et si indignement enlevée. Si ma volonté y est requise, la voilà entre vos mains, je vous la donne et redonne irrévocablement. Et puisqu'il n'y a rien de mieux acquis que ce qui est donné, ô Dieu de mon coeur, commandez que le don qu'il vous a plu me faire de vous-même, autorise celui que je vous fais de moi-même, et que cette donation soit tellement insinuée et insérée et registrée..., que, quand je le voudrais, elle ne puisse être révoquée, car telle est, par votre grâce, la disposition de ma dernière volonté.

 

Telle fut, durant deux ans, la prière de la Soeur Marie : « Enfin, continue le P. Boulay, la divine Bonté daigna l'exaucer. Elle lui apparut d'une manière intellectuelle et sans figure, comme une vérité présente ; et elle lui déclara que, pour arriver à un si haut degré de perfection, il fallait un échange total de sa volonté avec celle de Dieu » (1). Entendez par là, que désormais Dieu substituerait en quelque manière ses propres volontés à celles de la voyante. On imagine du reste aisément le travail intérieur que termine cette dernière expérience, Pendant deux longues années, Marie, obsédée par d'horribles tentations, tâche, comme elle peut, d'immobiliser dans le bien une

 

(1) Boulay, op. cit., I, pp. 345-346.

 

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volonté dont elle réalise avec terreur la faiblesse ; d'où la prière constamment répétée, d'où la donation que nous avons dite. D'un autre côté, la puissance de Dieu l'envahit insensiblement, et la dérobe, pour ainsi dire, à elle-même. Mais il faut qu'elle se prête, s'adapte, se joigne à cette grâce imprévue, qui vient combler, et jusqu'à l'excès, le plus intime de ses désirs; il faut qu'elle accepte délibérément les ténèbres, les détresses de l'état passif, mort apparente, que Dieu sans doute a déjà commencée en elle, mais où il ne la maintiendra pas en dépit d'elle-même. D'abord elle donnait sa volonté, mais comme nous la donnons tous, c'est-à-dire, en sachant trop que nous la garderons, et qu'elle nous gênera jusqu'au bout. Pour elle, au contraire, la donation sera, non pas totale, comme elle le croit, mais pleinement effective ; ce qu'elle offrait d'un coeur impuissant, Dieu se prépare à le prendre, et pour de bon, si toutefois elle consent à se laisser faire. C'est l'histoire de tous les contemplatifs, mais ici nous saisissons mieux les mystérieuses convenances qui font de toute véritable prière une sorte d'appel aux grâces mystiques. Dès que notre coeur s'élève vers Dieu — définition de la prière, sublime ou commune — il tend par là même à posséder, mais aussi réellement et profondément que possible, l'objet confus, et néanmoins si proche, qui l'attire. Adveniat regnum tuum : que votre règne nous arrive. Il ne régnera vraiment sur nous, en nous, qu'en nous dépossédant de nous-mêmes : et quand nous répétons : fiat voluntas tua, sans le savoir distinctement, nous désirons « un échange total de notre volonté avec celle de Dieu ».

Jusqu'ici rien que de très simple. Mais voici trop tôt paraître l'étrange brouillard que nous avons annoncé plus haut. Est-ce une de ces adorables nuées sous lesquelles se cachent souvent les opérations divines, et qui doivent entretenir ou réveiller chez les doctes la défiance de leurs propres lumières ; n'est-ce pas plutôt une de ces

 

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terrestres fumées, qui se forment parfois dans les âmes les plus saintes, une de ces illusions si fréquentes, qui font oublier à de bons esprits les principes premiers de la vie spirituelle ? Question délicate et que nous abordons

en tremblant.

Nous avons déjà pu remarquer chez Marie des Vallées un goût très vif pour la déduction. Elle prévoit, elle raisonne, comme un philosophe de métier. Peut-être lui manque-t-il, dans une certaine mesure, l'esprit des enfants. Quoi qu'il en soit, avant de sceller pour toujours cette donation totale, où Dieu semble l'inviter, elle entend savoir, et par le menu, à quoi cet acte l'engage. Quelles seraient donc, se demande-t-elle, les circonstances où l'exécution de ce mystérieux contrat lui coûterait le plus de peine? Du côté des choses créées, rien qui lui tienne au coeur : maladie, pauvreté, humiliations, rien à quoi elle ne se trouve déjà toute prête. Mais quoi ? Si, d'aventure, la divine volonté, qui désormais, à certaines heures du moins, disposera d'elle, s'avisait do lui interdire l'unique joie qu'elle connaisse, la réception de l'Eucharistie? Supposition extrême, inutilement douloureuse, et à laquelle une âme plus simple n'aurait pas songé, mais qui n'était pas tout à fait chimérique. Après tout, la Providence pouvait la reléguer dans une île déserte ; ou la mettre, de quelque autre manière, dans l'impossibilité de communier. En tout cas, Marie aurait dû comprendre, ou plutôt son directeur aurait dû lui dire, qu'on ne s'appesantit pas sans péril sur des réflexions de ce genre. Par malheur, elle s'imagine que c'est Dieu lui-même qui a choisi pour elle cette dure épreuve.

 

Vous demandez à Dieu, lui disent ses voix, qu'il vous ôte votre liberté..., et avec cela, vous désirez communier souvent; mais, si on vous ôte votre volonté, et qu'on mette celle de Dieu il la place, vous ne ferez plus ce que vous voudrez, voire même, je pourrais bien vous ôter tout à fait la sainte communion. C'est pourquoi, pensez bien à ce que vous demandez. Le chemin

 

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royal, par où tous les saints ont passé, est la sainte communion ; et celui dans lequel vous désirez entrer est très difficile et très pénible. Regardez donc ce que vous avez à faire.

 

Ce qu'elle doit faire, mais c'est avant tout d'examiner d'où viennent ces propos étranges. Sainte Thérèse aurait commencé par là. Le moyen, en effet, d'admettre sans étonnement, sans résistance que Dieu propose à qui que ce soit de désobéir au précepte formel de l'Église :

 

Ton créateur tu recevras

Au moins à Pâques humblement.

 

Car telle sera bien, nous le verrons trop, la conclusion de ce drame déconcertant. Marie néanmoins ni ne s'étonne, ni ne résiste. Non pas qu'elle cesse de raisonner. Jamais au contraire elle n'aura donné plus libre cours à la subtile activité de son esprit, mais assurée qu'elle vient d'entendre des paroles toutes divines, elle tourne son effort à tirer les conséquences qui découlent de cette certitude, et à se démontrer par de vaillants enthymèmes la sagesse du parti que fatalement elle va prendre. Qu'on me pardonne de m'attarder ainsi à ce début troublant, que les apologistes de la voyante ne semblent pas avoir assez discuté. Principiis obsta. Si Marie des Vallées s'est trompée — et pourquoi pas ? — ce fut à la minute précise, où elle accepta sans assez de discernement les prémisses que je viens de dire. La première question est donc de savoir si, oui ou non, elle a le droit de regarder comme divine l'invitation qui lui est faite, et qu'à son insu, elle se fait peut-être à elle-même. Seconde question non moins grave : l'obscure parole qu'elle croit avoir entendue, Marie l'a-t-elle bien comprise? Ne l'a-t-elle pas interprétée avec une rigueur trop littérale? En proie aux crises morbides que nous savons, et, d'un autre côté, aux atteintes de la grâce mystique, ne risque-t-elle pas de

 

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confondre les deux forces qui l'assiègent, d'attribuer à la seconde tels effets que la première suffirait à expliquer? Cette volonté qu'elle sent qui lui échappe, est-ce bien Dieu, et Dieu seul qui la lui enlève à ce point? « État passif, » nous disent ses avocats et je le dis avec eux. Mais n'y a-t-il vraiment que cela ? L'état passif entraîne-t-il d'ordinaire cette dépossession absolue et définitive, cet échange « total », dont parle Marie des Vals lées, et qui, bon gré, mal gré, ressemble d'assez près à la passiveté, à l'impeccabilité des faux mystiques ? Sommes, nous enfin téméraires d'entrevoir, dans la théologie informulée de cette femme, une tendance confuse, soit à l'illuminisme soit au quiétisme (1)? Mais revenons à notre récit.

Placée, comme nous l'avons vu, entre deux choix également redoutables, — conserver sa propre volonté et avec elle la possibilité de pécher; perdre cette même volonté, mais au risque de perdre en même temps la grâce de la communion sacramentelle, — Marie

 

commença à raisonner ainsi : La sainte volonté est Dieu ; la sainte communion est Dieu. Quand je communierais tous les jours, je puis encore pécher; si ma propre volonté est anéantie, et que celle de Dieu soit mise en la place, je ne l'offenserai plus... C'est pourquoi je renonce de tout mon coeur à ma propre volonté.

 

Ses voix reprennent :

 

Considérez bien ce que vous avez à faire. C'est un contrat qui va se passer. Auparavant, vous êtes libre ; mais après, vous ne pourrez ni penser, ni dire, ni faire, ni vouloir que ce qu'il me plaira. Si je veux, je vous ôterai la sainte communion, et je vous ferai marcher par un chemin épouvantable.

 

(1) Il va sans dire que, tout en approuvant avec une confiance que nous voudrions moins entière les paroles de la Soeur Marie, le P. Eudes repousse énergiquement l'interprétation hétérodoxe que l'on peut donner de ces paroles. Lui, du moins, « n'a parlé que d'un échange moral qui suppose la volonté naturelle en son entier... Il ne dit pas... qu'elle n'a eu aucune liberté, ni en son intérieur ni en son extérieur » (Adam, op. cit., p. 173).

 

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C'est toujours la même curiosité inutile et dangereuse, toujours la même hantise, mais de plus en plus tenace; la même idée fixe, mais qui presque fatalement deviendra une idée force, comme disent les psychologues. Pas ne sera besoin, nous semble-t-il, de faire intervenir une action surnaturelle pour expliquer l'impuissance toute morbide, où, sans le vouloir, cette pauvre femme déjà s'enchaîne elle-même, si l'on peut ainsi parler (1).

 

Comme elle persévérait dans sa première résolution de renoncer entièrement à sa propre volonté, dans le but d'éviter foute sorte de péché, la divine volonté.., s'empara tellement de la sienne que, pendant près de quarante ans, elle ne se porta à rien, et ne fit rien que par l'impulsion de cette volonté supérieure (2). Il en fut de même de la sainte communion, dont elle fut privée pendant de (très) longues années. Elle faisait tout ce que son évêque et ses directeurs lui prescrivaient pour se mettre en état de jouir de cette grâce, mais les démons l'en empêchaient, ainsi qu'ils furent forcés de l'avouer dans les exorcismes, au cours desquels ils confessèrent qu'ils ne pouvaient obéir, et qu'il y avait ordre exprès de Dieu, et qu'ils n'en savaient pas les motifs (3).

 

(1) Il y a ici un problème psychologique dont j'abandonne la solution une experts. Nous sommes en présence de deux phénomènes ; 1° les paroles entendues : « Si je veux, je vous ôterai la communion » et le reste ; 2° l'impuissance physique de communier. Quelle est la relation entre les deux ? Pour moi, je croirais plus volontiers que c'est le second qui amène et explique le premier. Marie n'aurait pas imaginé d'elle-même l'invitation invraisemblable qu'elle a cru recevoir, si déjà elle n'avait éprouvé en quelque manière cette impuissance à communier, que seule une assurance céleste pouvait lui rendre acceptable. En se rendant à la sainte table, elle aura éprouvé une certaine résistance, que peu à peu elle aura senti s'aggraver. Avec l'esprit raisonneur et subtil que tous lui connaissons, peu éclairée du reste sur la névrose qui la travaillait, elle aura insensiblement imaginé tout le système qu'elle expose avec tant de lucidité et de force.

(2) Quoi qu'en dise ici l'abbé Adam, ce n'est pas là du tout « ce que le s mystiques appelleraient l'état passif ». D'une passivité constante, et qui durerait quarante ans, l'Eglise ne veut pas entendre parler. Mais autre chose est de ne rien, ou de ne presque rien faire que « par l'impulsion » de la grâce. A force de docilité, mais aussi à force d'énergie, nombre de saints arrivent à ne commettre qu'une minimum insignifiant de fautes vénielles. Ils ne savent plus que dire à leurs confesseurs. Marie des Vallées en était là, mais cela ne prouve aucunement qu'elle ait perdu — au sens propre du mot — son libre arbitre.

(3) Adam, op. cit., pp. 69-73.

 

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Ainsi le biographe de Marie des Vallées, résumant du reste les propres écrits du P. Eudes. Mais vraiment ils nous en demandent trop. Quoique ses desseins nous demeurent insondables, nous nous faisons une plus haute idée de notre Dieu. Nous avons de la peine à le voir si désireux, si pressé d'enlever à une chrétienne le moyen de remplir le devoir pascal ; plus de peine encore à comprendre que, pour obtenir ce pauvre trophée d'une trop facile victoire, il ait recours aux offices du démon. N'oublions pas, du reste, que cette construction déplaisante n'a pas d'autre fondement que l'affirmation d'une femme, très sainte à la vérité, mais très probablement malade, et, dans tous les cas, faillible comme tout le monde. Aussi bien ses apologistes eux-mêmes commencent-ils à sentir la difficulté de leur position. « Cette privation de la communion sacramentelle, avoue l'un d'entre eux, parait vraiment étrange. Elle ne semble cependant pas incompatible avec les enseignements de la théologie catholique ». Et là-dessus, vingt subtilités, qui ne rassurent, me semble-t-il, ni le sens chrétien, ni le sens commun. On devine aisément du reste la touchante préoccupation qui les retient. Ils ont peur de livrer à ses ennemis la sainte qu'ils vénèrent, et que nous vénérons avec eux. Leur principal, leur unique souci est de montrer que notre voyante a pu, sans la moindre faute, négliger, pendant si longtemps, un précepte de l'Eglise. Mais quoi de plus évident! De ce chef, Marie des Vallées ne paraît pas moins innocente que Robinson, dans son île, où force lui était bien de manquer la messe. A l'impossible nul n'est tenu. Cette malade se met-elle en posture de recevoir la communion, aussitôt ses membres se raidissent, ses dents se resserrent, ses lèvres se ferment (2). Simple crise de nerfs, ou possession,

 

(1) Adam, op. cit., pp. 177, 178.

(2) C'est ainsi que nous devons, je crois, et même dans le cas où il y aurait là possession véritable, nous représenter l'impossibilité dont il s'agit, et sur laquelle on ne nous donne pas le moindre détail. Aujourd'hui encore, le cas est assez fréquent. Un insigne spirituel de mes amis résout la difficulté par des exorcismes, et m'assure que les démons obéissent quand on les somme de desserrer leur étreinte, ou, en d'autres termes de laisser la patiente ouvrir la bouche. Ce même spirituel me dit que, lui non plus, il ne comprend pas l'étrange attitude, la résignation inerte des directeurs de Marie des Vallées. J'ai rencontré un cas presque tout semblable, mais plus simple, Toutes les fois qu'elle se levait pour aller à la sainte table, une pieuse personne, atteinte d'une soudaine paralysie, ne pouvait plus avancer. Quoi de plus facile ! elle n'avait, me semble-t-il, qu'à rester assise à sa place, où le prêtre lui aurait porté la communion. La phobie ou le sortilège n'eussent pas résisté longtemps.

 

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ou l'un et l'autre, encore une fois, il importe peu: l'impossibilité reste la même, une impossibilité physique, absolue. Non seulement elle ne commet aucune faute, mais encore elle gagne des mérites, puisqu'elle accepte sans murmure une telle épreuve. Il n'y a pas lieu non plus de lui reprocher l'autosuggestion initiale que nous avons décrite plus haut, et qui, selon nous, a contribué à exaspérer sa névrose. La bonne foi de Marie des Vallées n'est pas douteuse, sa docilité non plus. Vraie fille de l'Eglise, ses directeurs n'auraient eu que peu de mots à lui dire pour la tirer de son illusion, et même, pour lui rendre sa liberté (1).

La suite le montre, en effet : pour mettre fin à cet inutile scandale, il aurait suffi de combattre énergiquement l'illusion première d'où était venu tout le mal. Dès que Marie cessera de croire que Dieu ne veut pas qu'elle communie, le charme se rompra de lui-même.

 

 

 

(1) Les premiers apologistes de la Soeur Marie ont bien entrevu que c'était, non pas le procès de la Soeur Marie, mais celui de ses directeurs qu i1 fallait faire. Ainsi l'un d'eux : Nos adversaires trouvent a mauvais qu'on ait dit à la Soeur Marie, intérieurement, qu'une des choses qui a été le plus agréable à Dieu durant sa vie a été la privation de la communion ; car il ne s'agit pas de savoir si cela venait de Dieu ou non : cela regardait les Supérieurs ». Et là-dessus il ne dira rien de plus. Mais justement, les adversaires avaient surtout pour but de harceler les supérieurs de Marie, et, entre tous, le P. Eudes. L'abbé Adam conclut tout de noème, lui qui néanmoins, écrivant, ex professo, l'histoire de Marie des Vallées, aurait dû, semble-t-il, nous éclairer sur le chapitre le plus ténébreux de cette histoire. Marie, nous dit-il, fit toujours preuve d'une entière obéissance à l'égard de ses directeurs. « C'est ce qui explique (?) comment tant de personnages éminents en dignité, en science et en sainteté purent penser que cette conduite extraordinaire était l'oeuvre de Dieu. Eurent-ils tort? Eurent-ils raison ? Cela regarde les supérieurs ». Op. cit., pp. 177, 178. Nous voilà bien avancés!

 

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Malheureusement, ils ont laissé couler de longues années avant de se décider à ce traitement sauveur. Le prestige de la mystique était si grand, sa vertu si manifeste qu'on ne voulait pas admettre chez elle l'ombre d'une erreur quelconque. Aussi bien la préoccupation dont ils font preuve ne doit-elle pas trop nous surprendre. En ces matières délicates, le XVII° siècle professait encore le système du tout ou rien. Convaincue d'illusion sur un seul point, Marie, pensaient-ils, ne serait plus qu'une visionnaire. Quoi qu'il en soit, ils s'avisèrent enfin de suivre une autre méthode, et ils intimèrent à la malade « l'ordre de renoncer à l'échange de sa volonté » (1), lui donnant à entendre par là, au moins d'une manière implicite, que, jusqu'alors, elle n'avait pas bien discerné peut-être les différents esprits qui la travaillaient. Et l'humble voyante, aussitôt persuadée que recevoir ou non la communion ne dépendait plus que d'elle-même, put communier avec autant de facilité qu'avant ses crises. N'aurait-il pas mieux valu commencer par là?

IV. Nous n'aurions pas voulu nous attarder à cet épisode pénible, et qui, pris en lui-même, serait de peu d'importance, mais l'occasion nous a paru bonne de montrer sur un exemple typique et longtemps fameux, que les mystiques les plus vrais peuvent accueillir parfois avec trop d'empressement des inspirations douteuses, Dieu le permettant ainsi afin de les tenir jusqu'au bout dans une humble obéissance aux décisions de leurs directeurs. C'est par cette vertu qu'ils se distinguent essentiellement des illuminés, et non pas du tout, comme on semble souvent le croire, par la sublimité, ni même par la justesse de leur esprit. Les faux mystiques n'enseignent pas nécessairement des extravagances, mais quelle que soit la doctrine qu'ils professent, ils montrent assez, par leurs prétentions orgueilleuses, que la mission qu'ils se donnent

 

(1) Adam., op.cit. p.178

 

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ne vient pas du ciel. Qu'ils aient bien ou mal commencé, ils finissent du reste assez communément et assez vite par l'absurde — soit par exemple Jeanne des Anges, ou Antoinette Bourignon, qui nous occuperont plus tard — justifiant ainsi la défiance instinctive qu'ils avaient inspirée d'abord à l'Eglise. Il en va tout autrement pour les véritables mystiques, pour notre Marie entre autres; les illusions qui ont pu les séduire, tombent peu à peu d'elles-mêmes, imperceptible semence d'amour-propre qui s'étiole faute d'aliment. Leur obéissance et leur humilité les sauvent. Ne voyons-nous pas Marie des Vallées, écoutée comme un oracle par tant d'insignes personnages, Marie, « l'aigle » du P. Eudes, abandonner enfin sur un signe de ses directeurs, la plus ancienne et la plus chère peut-être, mais non pas la plus orthodoxe, de ses convictions?

Pour le génie, elle nous étonne souvent par un rare mélange de bon sens et de poésie, de naïveté et de profondeur. Non pas que tout chez elle nous semble admirable. Il s'en faut de beaucoup, mais enfin, à lire les trop courts fragments qui nous restent de ses confidences et que le P. Eudes a écrits sous sa dictée, on s'explique sans trop de peine le prestige extraordinaire de cette « fille des champs ». Le P. Lezeau, recteur des jésuites d'Alençon, l'ayant un jour « entendue discourir sur la nécessité de l'étude et le moyen d'y acquérir la divine Sapience, il n'en parlait, plusieurs années après, qu'avec ravissement, avouant « qu'elle disait cela d'une si merveilleuse façon, et avec tant de grâce, et avec des gestes de la main si agréables, que l'impression lui en était demeurée fortement dans l'esprit » (1). Qu'on remarque ces « gestes de la main », qu'on remarque aussi, dans ce qui va suivre, certain mots, certains rythmes qui très certainement, ne sont pas du P. Eudes. Chez elle, rien jamais de banal, ni la pensée, ni l'image, ni l'expression même.

 

(1) Boulay, III, p. 13o.

 

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Je suis bien occupée dans une grande affaire, disait-elle un jour ; qu'on ne m'en divertisse point ; mais, au contraire, que tous s'efforcent de coopérer et de contribuer à ce grand ouvrage, où il s'agit de sauver toutes les âmes qui sont au monde ! Arrière tant de petites choses dont on parle, et qui ne sont rien. Je cherche nies frères qui sont perdus. Les désirs cherchent, les larmes frappent, et la nécessité réclame...

C'est la nécessité de tant de millions d'âmes qui se perdent. Mais hélas ! nous n'avons rien de nous-mêmes, nous n'avons ni désirs pour chercher, ni larmes pour frapper, et nous n'avons pas même la connaissance de notre nécessité...

Je cherche le repos, mais je ne le trouverai que lorsque toutes auront été sauvées, Que ferons-nous pour cela ? Il faudrait satisfaire pour elles ? Avons-nous de quoi payer ? Oui, et par delà, car nous avons la Passion du Sauveur, trésor si riche et si abondant, qu'après y avoir pris le suffisant pour payer les dettes de tout le genre humain, il sera encore intact. En outre, il nous faut une personne pour présenter notre requête à l'auguste Trinité... Qui sera-ce?. Ce sera la très précieuse Vierge Marie... Voici notre reine Esther, qui se doit présenter au grand Assuérus, pour lui demander la vie et le salut de son peuple. Il faut pour cela que Mardochée, qui est la nature humaine, l'en supplie par la bouche de tous les saints du ciel et de la terre. Elle est si bonne qu'elle ne saurait les repousser. Oui, c'est elle qui présentera notre requête, je veux dire, la Passion de son fils.

Oh ! qu'il fera beau voir cette divine Esther se présenter au grand roi du ciel, accompagnée de tous les saints, prosternés sur leur face, avec un merveilleux respect et un très profond silence ! Car il n'y aura qu'elle à parler, les saints ne diront mot, et elle sera exaucée infailliblement, parce que Dieu ne lui peut rien refuser. C'est alors qu'elle sera dans ses grandes délices en obtenant le salut de son peuple. Voilà la vraie Esther, belle, noble et riche. Sa beauté, c'est la grâce dont elle est ornée ; sa noblesse, la justice originelle en laquelle elle a été conçue ; ses richesses, tous les mérites de la Passion de son fils et de la sienne. Les deux filles qui la soutiennent à droite et à gauche, sont son humilité très profonde, et la crainte qu'elle a de déplaire à Dieu. Que pourrai-je donc faire de moi-même, moi qui ne suis que néant, le néant des néants ? Eh bien ! malgré cela, si le Seigneur le permet, je ferai voeu de rester en ce monde, y endurant tous les supplices pour la conversion de

 

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toutes les âmes, jusqu'à ce que la dernière en soit sortie pour aller au ciel. Alors seulement j'irai chantant après elle :

 

Soit béni éternellement

Le nom de sa gloire accomplie !

La terre universellement

Soit de ses louanges remplie !

Disons, bénissons son secours,

Ainsi soit, ainsi soit toujours  (1).

 

Théologienne, philosophe, poète, l'étonnante variété de ses dons éclate surtout dans les vastes compositions symboliques où se complaisait l'extrême activité de son esprit. Le décor printanier, la grâce fleurie de ces idylles rappelle d'assez près les charmantes imaginations de sainte Gertrude, mais il y a, semble-t-il, chez notre paysanne normande, sinon plus de profondeur, du moins une théologie plus subtile. Voici, du reste, un de ses thèmes préférés. C'est, comme toujours, ou le P. Eudes, ou un autre secrétaire qui tient la plume, et qui résume, tant bien que mal, les confidences de la voyante.

 

Le paradis terrestre qui est le Saint-Sacrement de l'autel.

 

... La porte est de fin or pour montrer... que ceux qui sont dans le Saint Sacrement sont déifiés, car on reçoit Notre-Seigneur en soi par la communion, mais on est reçu en Lui par la déification, et c'est ce qui est signifié par ce jardin, dans lequel entrent ceux qui sont déifiés. Aussi y a-t-il écrit sur la porte : Il n'entre ici que des rois, c'est-à-dire des personnes revêtues de la royauté et des divines qualités de Jésus, par une parfaite transformation et véritable déification. Près la table du jardin, il y a une table ronde de jaspe, qui représente le Coeur de Notre-Seigneur. Les anges mirent dessus un doublier, qui représente le Coeur de Notre Dame. Sur le doublier, ils mirent un beau pain blanc, qui représente la divinité de Notre-Seigneur. Autour du pain, ils mirent trois coupes d'or, qui représentent les trois puissances de son âme. Autour des trois coupes, cinq vases de cristal qui représentent les cinq

 

(1) Boulay, op. cit.,, III, pp. 131, 132.

 

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sens intérieurs. Autour des cinq vases, cinq autres de cristal, pleins de vin vermeil, qui représentent les cinq sens extérieurs. Aux deux côtés, deux vases de terre blanche, pleins de vin blanc, l'un desquels bouillonnait, qui représente l'irascible, et 1 autre le concupiscible.

Les divins attributs s'assirent à cette table. La divine justice dit, parlant à Notre-Seigneur de la Soeur Marie : Faites approcher cette enfant, et qu'on lui donne son repas. Mais l'Amour divin, dit-elle, jeûne aujourd'hui Et la Volonté divine dit à Notre-Dame , Allez la mener au jardin : on lui donnera demain son repas. Elle la mena à l'entour du jardin, dont lai clôture est de rosiers tous chargés de roses rouges et blanches. Le fond du jardin est tout semé de, fleurs odoriférantes. Dans ce jardin, il y a sept ceintures d'arbres : la première est d'un arbre fort haut et droit, les fruits duquel sont gros comme des pains d'un sou, et comme de couleur pourpre, dont le fruit est si délicieux que ceux qui en mangent meurent à tout autre goût du ciel et de la terre Dans ce fruit, il y a trois pépins qui se mangent insensiblement avec les fruits, et étant mangés, ils germent dans le coeur, y prennent racine et y fructifient. Ces trois pépins sont la force divine, la grâce divine, la patience divine. Manger ce fruit, c'est désirer ardemment les souffrances. Notre-Dame nomme cet arbre l'arbre de vie. Les quatre ceintures suivantes sont de pommiers dont les pommes sont douces et amères, pâles d'un côté et rouges de l'autre, qui signifient : mourir à soi pour vivre à Dieu. La cinquième ceinture est de palmes, qui représentent la victoire. Aux pieds de ces palmes, il y a des vignes chargées de raisins, dont on ne fait point de vin, mais qui contiennent toutes les délices du Paradis, et dont un seul grain est capable de ressusciter les morts. Les raisins représentent les communions.

La septième ceinture est de sept cèdres, lesquels représentent la divine Volonté. Au milieu du jardin, il y a une belle fontaine dont l'eau représente la Sapience divine, et de cette fontaine partent sept ruisseaux, qui sont les sept dons du Saint Esprit, et chaque ruisseau va donner à chaque cèdre, et arrose tout le jardin. A l'entour de la fontaine et des deux parts des ruisseaux, il y a des lis blancs qui représentent la pureté. Cela n'est point expliqué, mais il est aisé à conjecturer que ce n'est autre chose que l'état de la Soeur Marie qui est écrit en tout ce jardin (1).

 

(1) Boulay, op, cit., III, Appendice, pp. 16-17. Cf. ibid., pp. 17-20, un astre Jardin du Saint-Sacrement, composition plus curieuse que la première, et plus animée, mais que je ne peux reproduire ici.

 

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Ce qui me frappe le plus dans cette composition d'ailleurs si curieuse, c'est de voir que Marie elle-même n'y tienne relativement que fort peu de place. Bien que toujours présente, elle ne remplit pas la scène. Son intérêt propre l'occupe beaucoup moins que les beaux objets qui s'offrent à sa contemplation. D'où le plaisir qu'elle nous donne, quand la suite du récit l'oblige à se mettre elle-même plus en évidence : « Faites approcher cette enfant» (1).

Se diriger, se retrouver, avec une telle aisance parmi tant de symboles; évoquer d'un seul regard et ces multiples images et les spéculations diverses qui s'y rattachent par des liens plus ou moins subtils ; mener ainsi de front, pour ainsi dire, l'activité minutieuse d'un primitif, et celle d'un théologien aux vues encyclopédiques, n'est certainement pas à la portée du commun. Ajoutez à cela les vertus actives, sagesse, décision, autorité persuasive, connaissance des hommes, courage, persévérance, et, pour peu que vous connaissiez d'ailleurs l'histoire des autres mystiques, vous ne serez pas trop étonnés de voir le P. Jean Eudes vouer à cette femme une vénération profonde, écouter, provoquer ses conseils avec une avidité insatiable, enfin se laisser guider par elle, comme un enfant s'abandonne à la conduite de sa mère (2). « Durant près de quinze ans, écrit le R. P. Boulay, Marie des Vallées lui sera une précieuse

 

(1) Dans une autre pièce du même genre, on remarquera ce curieux dédoublement : « Elle demande à Notre-Seigneur qui était ce personnage qui passait. — Il répondit : « C'est votre esprit ». Cf. Boulay, op. cit., III, Appendice, p. 19.

(2) Voici en deux mots le curriculum vitae de Marie des Vallées depuis ses premières crises. De 1609 à 1614, elle est en proie à des persécutions effroyables, qu'elle attribue aux sortilèges incessants des sorciers déchaînés contre elle; de 1614 à 1616, elle se prépare à devenir la rançon de ses frères, de « tous les pécheurs» ; de 1616 à 1618, elle endure, en esprit, les supplices de l'enfer. Après quoi, trois ans d'un répit relatif lui sont accordés. Puis vient le « mal de douze ans » (1621-1633), c'est-à-dire, une intime participation,non plus aux tourments des damnés, mais à ceux de N.-S. fait péché et malédiction pour nous. A la fin de celte période, ses épreuves paraissent diminuer d'intensité. Elle avait alors quarante-trois ans. Néanmoins on la considère toujours comme possédée, et elle continue à ne pouvoir pas communier. En 1641, commence son intime liaison avec le P. Eudes. Elle collabore très activement aux oeuvres du Bienheureux. En 1649, le charme qui depuis au moins trente-quatre ans l'empêchait de communier est enfin rompu. Cesse de même en 1655 ce qu'on appelle sa « possession ». Celle-ci attrait donc duré quarante ans, ce qui paraît, non pas impossible, mais bien remarquable. Immédiatement après cette guérison totale, Marie porta, pendant quelque temps, « tous les traits de l'enfance «. Nous observerons plus tard un phénomène identique dans la vie du P. Surin. Enfin, elle meurt en 1656. Cf. Adam, op. cit.; Boulay, op. cit., notamment I, pp. 34o-357 ; III, pp. 115-127.

 

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auxiliaire, un puissant appui, parfois une divine conseillère et une sublime inspiratrice (1). » Au lieu de « parfois », c'est « incessamment » qu'il fallait dire, le P. Eudes ayant toujours été persuadé que Dieu lui-même lui parlait par la bouche de la Soeur Marie.

Non pas toutefois qu'elle ait modifié la doctrine spirituelle de sou disciple — doctrine toute bérullienne, nous l'avons remarqué plus haut, et que le P. Eudes avait déjà magistralement exposée dans son Royaume de Jésus, publié en 1632. Elle l'aura aidé sans doute à pénétrer plus profondément les principes de l'école française, elle les aura canonisés, pour ainsi dire, aux yeux du P. Eudes, en les professant elle-même et en les vivant devant lui, mais elle ne lui a rien appris d'essentiel, de vraiment nouveau (2). Pour mieux dire, elle ne lui aura rien appris que lui-même. Il ne semble pas non plus qu'elle ait eu la première idée des grandes oeuvres auxquelles le P. Eudes se consacrera désormais : fondation d'un ordre religieux destiné à la formation du jeune clergé dans les séminaires ; fondation d'une congrégation de religieuses qui aurait pour but le relèvement des femmes pénitentes. Bien avant d'avoir rencontré la Soeur Marie, il songeait confusément à ce double dessein.

 

(1) Boulay, op. cit., I, p. 351.

(2) Tel est bien, je crois, l'opinion du R. P. Boulay. Cf. notamment, op. cit., III, pp. 127, seq., mais le R. P. ne me semble pas assez reconnaître ce que Marie des Vallées elle-même doit aux entretiens — est sans doute aussi — aux ouvrages da P. Eudes. D'une manière ou d'une autre, le disciple de Bérulle, devenu disciple de Marie des Vallées, n'a pas pu ne pas communiquer à celle-ci les enseignements de son premier maître, enseignements qui du reste s'accordaient fort bien à la grâce de notre voyante. Cf. une remarque très importante du R. P. Lebrun. Oeuvres complètes du V. J. Eudes, VI, p. VII.

 

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Mais, ici encore, sa voyante l'aura révélé lui-même à lui-même, soit en précisant les vagues aspirations qui le poursuivaient, soit en l'assurant, et au nom de Dieu, qu'il devait se mettre à l'oeuvre, sans plus de retard. Il en va de même pour l'établissement du culte des Sacrés-Coeurs. Comme l'ont remarqué ses biographes, jusqu'au mois d'août 1641 (première rencontre avec Marie des Vallées), aucune des trois missions où la Providence l'appelait « ne paraît avoir pris corps dans la pensée (du P. Eudes). Tout est vague, indécis ; il y a des tendances ; aucun projet net, précis, déterminé ne paraît encore. Il sent des impulsions, mais ni le but ni le chemin ne lui sont clairement montrés... Or, viennent ses entretiens avec Marie des Vallées..., et sa vie prend une direction nouvelle ; elle s'oriente, avec une précision et une netteté de plus en plus grande, vers un triple but, dont il avait été à peine fait mention jusque-là. « En cette même année 1641, écrit-il dans son Mémorial, Dieu me fit la grâce de former le dessein de l'établissement de notre congrégation (eudistes), dans l'Octave de la Nativité de la sainte Vierge ». Or (nous savons que) dans la même octave de la Nativité 1641..., il pria la Soeur Marie de recommander cette affaire à Dieu, et qu'il en reçut cette réponse de Notre Seigneur : « Que l'établissement projeté lui était très agréable : que c'était lui-même qui le lui avait inspiré... » Quant à l'ordre de Notre-Dame de Charité, dont le V. P. Eudes avait entrevu le but et la nécessité depuis longtemps, ce fut seulement deux mois après avoir connu Marie des Vallées qu'il prit les moyens convenables pour en venir à l'exécution... Enfin, en cette même année 1641, il compose un office à neuf leçons en l'honneur du Sacré-Coeur de Marie

qui n'a qu'un même coeur avec son fils bien-aimé », et il commence ainsi à faire connaître les Sacrés Coeurs »

 

(1) Boulay, op. cit., I, pp. 351, 352. Un des mérites du savant biographe est d'avoir nettement, et sans respect humain, mis en pleine lumière le rôle capital que Marie des Yallécs a joué dans la vie du P. Eudes.

 

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Dans tout cela, comme on le voit, Marie a été, si l'on peut dire, la volonté, la conscience, la décision du P. Eudes, beaucoup plus que sa lumière. In verbo tuo laxabo rete. « Puisque vous m'assurez que Dieu le veut, sur votre parole, je lancerai les filets. »

C'est elle enfin qui l'aura, ou invité d'elle-même, ou plutôt fortement encouragé à la grave démarche, qui de plus en plus sans doute paraissait inévitable au P. Eudes, mais qu'un homme tel que lui ne pouvait accomplir d'un coeur léger ; c'est elle qui lui aura dit, sans hésiter et toujours de la part du ciel, qu'ayant désormais besoin de toute sa liberté pour mener à bien des entreprises d'une telle ampleur, il pouvait, il devait quitter l'Oratoire (1643). Eut-il raison d'obéir, comme il l'a fait, à ce conseil, à cet ordre, ou bien, aura-t-il été mieux inspiré de rester malgré tout dans sa vocation première ? Cette question ne regarde que sa propre conscience (1). Il nous suffit de savoir qu'en agissant de la sorte, le P. Eudes a cru et voulu suivre la volonté divine ; de savoir aussi que la décision qu'il a prise n'intéresse ni de près ni de loin la gloire d'une congrégation vénérable et toujours chère à l'Eglise. Il n'a certes jamais pensé, ce qu'à Dieu ne plaise ! que l'Oratoire n'était plus assez bon pour lui, mais simplement, qu'appelé du ciel à des oeuvres nouvelles, et qui le voulaient tout à fait maître de lui-même, sa place n'était plus à l'Oratoire (2).

 

(1) En dehors de la Soeur Marie, dont l'approbation lui aurait du reste suffi, le P. Eudes avait consulté nombre d'insignes spirituels, M. de Bernières, M. de Renty et d'autres.

(2) Par ces dernières phrases, j'ai voulu me séparer, aussi doucement, mais encore aussi nettement que possible, du savant biographe du P. Eudes, qui, pour mieux innocenter la résolution de son héros — ce qui ne me parait aucunement nécessaire, car, d'après les constitutions de l'Oratoire, le P. Eudes était libre de s'en aller quand il lui plairait — pour mieux l'innocenter, dis-je, a cru devoir incriminer, et très durement, l'Oratoire de 1643, son général, le P. Bourgoing, et l'ensemble de ses membres. (Cf. Boulay, op. cit., I, chap. XV-XX). Il me serait pénible de discuter ici par le menu le très ingénieux, mais très peu vraisemblable système que le R. P. nous propose à ce sujet; je me permettrai seulement deux courtes remarques : 1° Sur les raisons qui ont déterminé le P. Eudes à quitter l'Oratoire, sur les circonstances qui ont immédiatement précédé, accompagné et suivi cette sortie, les documents nous font presque absolument défaut. 2° Le chapitre XIX du R. P., le jansénisme et l’Oratoire, peut se résumer ainsi: a) Le P. Eudes quitte l'Oratoire parce que cet institut se désintéresse de l'oeuvre des séminaires, affirmation qu'il faudrait prouver, qu'on ne prouve pas, et pour cause. (Cf. plus haut, pp. 174, seq.). b) Or ce sont les subtiles et « sataniques » manoeuvres de l'abbé de Saint-Cyran qui empêchent l'Oratoire de se consacrer à l'oeuvre des séminaires — proposition qui, non seulement, n'est pas démontrée, mais qui me paraît insoutenable, c) Donc c'est le jansénisme qui a rendu nécessaire la sortie du P. Eudes. J'avoue ne pas comprendre qu'une argumentation de ce genre ait pu satisfaire un aussi bon esprit que le R. P. Boulay. Qu'il me permette donc de le renvoyer à ces paroles du plus ancien biographe du P. Eudes, le P. Martine : « Le motif des nouveautés qui s'insinuaient alors (en 1641-1642 !!!) dans l'Oratoire, et dont on suppose que la crainte aurait obligé cet homme apostolique à se retirer, paraît plus probable (oui, quand on oublie les dates)... Cependant je puis dire avec toute la vérité que, après avoir consulté tous les mémoires touchant sa vie, je n'ai rien trouvé qui puisse autoriser ce sentiment. » Boulay, op. cit., I, p. 488.

 

 

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