Chapitre VI
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CHAPITRE VI : LES GRANDES ABBESSES

 

§ 1. — La Réforme.

§ 2. — Marie de Beauvillier et les mystiques de Montmartre

§ 3. — Marguerite d'Arbouze

 

I. Le grand nombre des Abbesses réformatrices. — Les « Eloges a de la Mure dé Blémur: — Jacqueline de Blémur et Madeleine de Chaugy. — J. de Blémur, son talent, ses vues suer la mystique. — Décadence des abbayes bénédictines. — La Déserte de Lyon. — Abus réels mais que les historiens de la réforme exagèrent peut-être. — Causes, caractères et limites de ces abus. — Les jeunes Abbesses et Henri IV. — Ruches endormies, mais vivantes. —Florence de Werquignoeul et les adieux de l'ancien régime au nouveau.

II. Les Abbesses réformatrices. — Leur extrême jeunesse. — Genèse de l'idée de réforme. — Claude de Choiseul et le passage des carmélites. — abbesses de transition. La réforme plue facile qu'en ne le croit. — Prestige des réformatrices . — Leur science. — Leur naissance . — Leur « grand air ». — Leur beauté ; « la belle écossaise ».

III. Les inspirateurs et les directeurs de la réforme. — Que tout le pays collabore à ce mouvement. — Influence des Ordres nouveaux.

IV. Le retour à l'observance accepté d'enthousiasme, en plus d'un monastère. — Françoise de Foix et la réforme de Saintes. — La part du feu. — La réforme et les réformatrices, jugées du point de vue des « anciennes ». — Tracasseries inutiles : Anne d'Aligre et le cahier des menus. — Quelques mégères de la vieille garde. L'opposition des familles. — Une autre « journée du guichet », et plus belle. — Facilité relative pour la clôture ; difficultés pour le retour à I'ancien habit. — La communauté. — Madeleine de Sourdis à Bordeaux. — Blanc contre noir.

V. La réforme dans la réforme. — Introduction d'un- esprit nouveau. — Influence prépondérante des jésuites. — Diffusion de leurs méthodes spirituelles dans les abbayes bénédictines. — Méditation ; retraites. — Laurence de Budos à l'école de saint Ignace.

 

 

I. De 157o a 167o, la France a vu naître, régner et mourir une légion de magnifiques Abbesses qui, en moins de trente ans, ont rétabli sur tous les points du royaume le prestige à peu près ruiné de l'Ordre de Saint-Benoît. Un

 

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tel miracle dépasse peut-être ceux que nous avons déjà racontés et les autres qui nous attendent, la création d'un Ordre nouveau étant sans doute un phénomène moins inexplicable que la résurrection d'un Ordre mort. Par malheur, ce nouveau miracle défie en quelque sorte l'historien de la renaissance religieuse au XVIIe siècle, si cet historien, fidèle à sa méthode, préfère à de sèches statistiques le détail vivant. Jusqu'ici en effet, nous n'avions à peindre que des groupes relativement peu nombreux ou du moins resserrés dans des limites assez étroites. Maintenant quelle différence ! Marie de Beauvillier, Abbesse de Montmartre; Madeleine de Sourdis, Abbesse de Saint-Paul-les-Beauvais;Louise de l'Hospital, Abbesse de Montivilliers; Anne-Bathilde de Harlay, Abbesse de Notre-Dame de Sens; Claude de Choiseul-Praslin, Abbesse de Notre-Dame de Troyes ; Laurence de Budos, Abbesse de la Sainte-Trinité de Caen; Marie de Lorraine et Madeleine de la Porte, Abbesses de Chelles; Renée de Lorraine et Marguerite de Kiroaldi, Abbesses de Saint-Pierre de Reims; Anne de Plas et Françoise de la Châtre, Abbesses de Faremoustier; Charlotte-Flandrine de Nassau, Abbesse de Sainte-Croix de Poitiers ; Marie de Laubépine, Abbesse de Saint-Laurent de Bourges, Marguerite d'Angennes, Abbesse de Saint-Sulpice ; Françoise de Foix, Abbesse de Saintes — j'en passe et beaucoup — en vérité, elles sont trop. Ajoutez à cela que chacune d'elles a son cadre particulier, son cortège propre -de disciples, de directeurs, d'amis, d'ennemis. Dix gros volumes n'épuiseraient pas leur histoire. Ajoutez que cette histoire est plus profondément associée à notre vie nationale que celle des carmélites, des capucins et même des jésuites, tous nouveau-venus et sans racines dans notre pays. Les abbayes de ce temps-là se transforment, s'intériorisent, s'isolent autant que possible du monde, elles tendent à ne plus être que des couvents, mais elles n'en sont pas encore. De là, dans leurs chroniques, mille rencontres pittoresques, piquantes, parfois tragiques, où le mysticisme

 

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n'a que faire, mais qu'un historien ne sacrifierait pas sans peine. Demandez plutôt à Sainte-Beuve, lequel, ayant mis une fois le pied dans une abbaye qui n'est pas, et tant s'en faut, la plus insigne, n'en peut plus sortir. Force nous est donc de nous restreindre, de résister à des tentations trop séduisantes, de laisser la plupart de nos Abbesses aux hagiographes, et l'histoire véritable de la réforme bénédictine à l'écrivain qui choisira ce vaste sujet. Nous ne retiendrons, pour les étudier à notre aise, qu'un petit nombre de moniales, et nous ferons précéder cette étude d'une vue panoramique sur la réforme.

Nous avons pour nous conduire une foule de notices contemporaines et d'oraisons funèbres, mais surtout une oeuvre de première importance, les « Éloges » de la Mère de Blémur. Par une faveur peu commune, puisqu'elle a été refusée aux bénédictins de Saint-Maur, aux capucins, aux jésuites, aux carmélites et à beaucoup d'autres, les grandes réformatrices françaises de l'Ordre de Saint-Benoît ont en effet rencontré, dès le XVIIe siècle, un historien digne d'elles et que l'on peut hardiment placer tout à côté de la délicieuse artiste à qui nous devons la vie de sainte Chantal et la chronique de la Visitation commençante.

Madeleine de Chaugy et Jacqueline Bouëtte de Blémur : le couvent et l'abbaye. La bénédictine a moins de fraîcheur, moins de suavité, moins de grâce que la visitandine. Elle écrit d'une main qui aurait porté dignement la crosse abbatiale, elle raconte, avec une sérénité grave et sans surprise, les plus récentes prouesses d'un Ordre vénérable entre tous. Aucune solennité pourtant, mais une majesté simple, souriante et qu'atténue souvent une légère pointe d'humour. Il y a chez Madeleine de Chaugy plus de parfums et plus de fleurettes. Son livre nous promène dans un doux jardin printanier, celui de Jacqueline de Blémur, dans une forêt de chênes. Chez la première, plus d'onction, chez la seconde, plus de

 

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religion, au sens auguste du mot. Du reste la moniale aime plus les livres et les connaît mieux que la religieuse. L'écriture, les Pères, tout le passé chrétien est familier à Jacqueline de Blémur. Elle excelle — on le verra bien — dans ces rappels bibliques qui sublimisent, si l'on peut dire, les détails les plus ordinaires. Parlant d'une Abbesse qui, ayant dû reconstruire son abbaye incendiée, laissait en mourant beaucoup de dettes, « ses édifices, écrit-elle, ne furent pas ceux de Salomon. David ne lui avait pas assemblé les pierres, le bois et le marbre. Ce furent des édifications pénibles comme ceux des Macchabées » (1). D'un autre côté, les touches concrètes, quelles qu'elles soient, ne lui font pas peur. Elle tient à remarquer que telle Abbesse ne passait jamais devant les statues des saints, « sans faire une génuflexion, quoique embarrassée de sa personne, à cause de sa grosseur prodigieuse » (2). Voici encore peinte par elle, cette même infirme à la veille de mourir.

 

On lui proposa de souffrir qu'on lui donnât un lit de plume, (elle ne dormait que sur une planche), elle répondit que l'on pouvait faire ce que l'on voudrait, ne voulant plus contester ; niais, quand elle y entra, ne trouvant plus ce ferme qui la soutenait, elle enfonça dans un creux dont elle ne put se relever. Elle demeura en silence, comme elle faisait dans tout ce qui travaillait sa nature, mais voyant l'effroi de ces pauvres filles, elle leur dit : ne vous alarmez point, mes chères enfants, que l'on me glisse à terre. Quand elle y fut, elle ne put pas s'en retirer, mais il semblait qu'elle avait de la complaisance en cette posture si humiliées (3).

 

(1) Eloge de Mme Françoise de Foix..., abbesse de Saintes, seconde du nom..., par la M. de Blémur (1692), p. 23. La bibliographie de la M. de Blémur est assez compliquée. La plupart des éloges que je vais citer, se trouvent réunis dans un recueil en deux gros volumes in-4°, que j'indiquerai par ces mots : Blémur I ; Blémur, II. Mais, j'ai eu aussi entre les mains des éloges détachés que j'indiquerai par leur titre, ainsi pour Françoise de Foix et pour Anne d'Aligre.

(2) Ib., p. 32.

(3) Ib., pp. 54, 55.

 

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Très haute, Jacqueline de Blémur est aussi très humaine.

Elle comprend tout, elle fait siens les sentiments qu'elle doit peindre. Je lis encore dans cette même notice, consacrée à l'Abbesse de Saintes, Françoise de Foix :

 

Sa tendresse sans nulle correspondance l'a fait le plus souffrir. Elle avait donné son amitié à une personne sur laquelle elle faisait un grand fond : elle lui disait même quelquefois, en lui parlant de l'inconstance d'une autre : « Je serais bien à plaindre si vous étiez infidèle comme la créature dont il s'agit ». Cela arriva pourtant. On demandait d'elle une chose qu'elle ne pouvait accorder, parce qu'elle la croyait injuste et ce refus lui a coûté bien des veilles et bien des larmes. Elle a dit cent fois en gémissant aux pieds de son crucifix : « Bon Dieu en quel état m'avez-vous réduite, de ne pouvoir apaiser l'amertume de coeur d'une personne qui m'est si chère, sans vous déplaire... » Depuis ce temps-là, elle n'a presque pas eu de santé, la violence qu'elle se faisait pour ne pas témoigner sa peine, ayant absolument changé son tempérament. Son coeur ne pouvait mollir, parce que Dieu s'y opposait, mais d'ailleurs, il ne pouvait se dégager de sa tendresse, ayant aimé cette personne depuis plusieurs années (1).

 

Avec cela une sagesse, une solidité à la Maintenon. Née en 1618, morte en 1696, elle hésite un peu entre les deux courants spirituels qui se partagent le siècle. Lorsqu'elle se mit à rédiger ses éloges, les choses mystiques la gênaient un peu. Il y a chez elle un je ne sais quoi qui lui ferait hausser les épaules, lorsqu'elle entend parler des formes les plus sublimes de l'oraison. Elle flaire là-dessous de l'illusion ou du verbiage. Elle se rend néanmoins peu à peu, elle finit par apprendre, par aimer et par écrire avec une rare maîtrise la langue mystique, devenant ainsi l'un des témoins les plus considérables de la renaissance que nous racontons. Du reste, Jacqueline ne fait bien souvent, j'imagine, que revoir, raturer et embellir à sa manière, qui me semble très reconnaissable, les mémoires qui lui sont venus des autres abbayes. C'est l'Ordre tout

 

(1) Eloge de Mme Françoise de Foix..., pp. 33, 34.

 

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entier, ou l'élite lettrée de l'Ordre qui nous parle par elle et puisque l'histoire que nous écrivons est avant tout littéraire, puisque nous voulons surprendre le mouvement religieux dans les écrits du temps, nous avons toutes les raisons de laisser la parole aussi souvent que passible à cette pléïade d'hagiographes.

Un prochain volume nous montrera Jacqueline, parmi ses contemporaines de la seconde génération bénédictine, en compagnie d'Elisabeth de Brême et de Catherine de Bar. Pour l'instant restons avec elle., dans les abbayes nouvellement réformées où déjà commence à sortir de terre la moisson mystique des âges suivants.

Tout le monde s'accorde à reconnaître que vers la fin des guerres de religion, nos abbayes bénédictines étaient dans un état lamentable. a Puisque ces choses sont de notre âge, s'écriait en 1675 un jésuite, le P. Poila, dans l'oraison funèbre de Marguerite de Quibly, Abbesse et réformatrice de la Déserte de Lyon, il serait malhonnête de ne vouloir pas croire ce que tant de personnes ont vu et dont elles rendent témoignage. Il est donc certain, messieurs, que toutes les voûtes de cette église étaient crevées, que l'ancien bâtiment n'avait quoi que ce soit d'habitable, que les rentes, les fonds et les droits de l'abbaye étaient perdus. Pour le spirituel, j'apprends du bref d'Urbain VIII ,qu'il ne restait aucun vestige que les Dames de la Déserte eussent jamais été sous, aucune des règles approuvées dans l'Eglise ; qu'on eût été en communauté dans leur monastère, ni qu'on y eût gardé quelque espèce de clôture ; que l'habit, dont usaient les dames, ne les distinguait point de celles du siècle; qu'on ne savait si elles étaient religieuses ou non. Tout ce que les Dames avaient d'observances consistait à se trouver dans cette église, quand bon leur semblait et sans y être séparées du peuple, à y chanter ce qu'elles voulaient de l'office canonial. De vous dire quelle était leur conduite en particulier, ce serait un détail où sans me donner

 

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beaucoup de peine, je trouverais bien des couleurs pour faire les teintes obscures de ma pièce. Je ne veux pas pourtant y entrer; j'inquiéterais les cendres de celle dont je fais le portrait, car je sais qu'elle eut toute sa vie une aversion mortelle de tout ce qui peut ternir la réputation ou flétrir la mémoire des gens. Je vous dirai seulement que les religieuses dont nous parlons ou pour mieux dire, dont je ne veux point parler, étaient toutes maîtresses de leurs actions; la jeune autant que l'ancienne, la novice autant que la professe (1). »

J'ai choisi ce passage parce qu'il est d'un joli tour et parce qu'il nous donne en quelques traits le tableau du relâchement bénédictin vers la fin du xvIe siècle. Biographes et panégyristes parlent dans le même sens, la Mère de Blémur comme les autres. Manifestement nous devons accepter leur témoignage, mais, je le crois du moins, avec une certaine réserve.

Nos auteurs n'ont pas toujours l'esprit juste et ils déclament souvent. Ainsi le sombre biographe de la Mère de Ponçonas nous affirme, le plus sérieusement du monde que son héroïne, une fois novice à l'abbaye des Aies, « but dans la coupe d'iniquité comme les autres, et s'enivra du vin subtil et mortel de la mondanité ». Ces grands mots, parce que la jeune fille s'appliquait « à dire les choses avec finesse... à faire un récit avec agrément ». Autre iniquité : contrefaite de naissance elle tâchait de « se dédommager par son esprit, du préjudice que portaient au dessein qu'elle avait de plaire, les défauts de son corps (2) ». On déplore la « prévarication manifeste », les « crimes » de cette abbaye, mais par bonheur, on nous apprend aussi que «l'affectation d'avoir de beaux meubles », n'était « pas le moindre de ces crimes » II faut donc les

 

(1) Oraison funèbre de Mme Marguerite de Quibly..., Lyon, 1675. pp. 8-1o.

(2) La vie de la Mère de Ponçonas, institutrice de la Congrégation des bernardines réformées..., Lyon, 1675 pp. 35-37.

(3) Ib., p. 40.

 

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lire avec précaution, contrôler leurs affirmations éloquentes par les précisions qu'ils apportent, et bien se garder de suppléer par des imaginations trop basses aux détails qu'ils négligent de nous donner.

Sauf quelques exceptions très rares, nos abbayes n'étaient pas devenues des lieux de plaisance, pour la bonne raison que beaucoup d'entre elles n'avaient plus le sou. Les gens de guerre d'un côté, les huguenots de l'autre avaient passé là, et avec eux le pillage et l'incendie. La jeunesse n'affluait plus comme autrefois dans ces maisons constamment menacées. Lamentables elles-mêmes, les gardiennes de ces ruines lamentables auraient été fort embarrassées, de toute façon, pour mener joyeuse vie. Nous verrons bientôt que les réformatrices eurent fort à faire pour ramener aux exigences de la pauvreté religieuse, l'instinct propriétaire de ces vieilles filles. Celles-ci avaient pour excuse le souvenir tout récent des mauvais jours qui leur avaient appris l'avidité et l'avarice. Elles s'étaient refait péniblement, âprement, grain par grain, comme des fourmis, leur petit trésor. J'avoue que toutes n'étaient pas si vieilles, celles de la Pommeraye, près de Sens, par exemple, qui « ne faisaient point de scrupule de se déguiser en bergères, d'aller en cet habit aux assemblées de la campagne et de danser aux noces du village». Mais je crois bien que de telles cigales sont, en somme, l'exception. Qu'il y ait eu de graves désordres et de ceux qu'une bénédictine ne peut raconter qu'à mots couverts, la chose est claire, mais il ne faudrait pas croire à une corruption universelle. La clôture ayant disparu, la porte restait ouverte aux scandales. « Il arriva un jour, lisons-nous dans la vie de Laurence de Budos, qu'un gentilhomme de ses amis, qui se chauffait avec elle, s'échappa de lui dire deux mots de galanterie. Elle en fut tellement émue

 

(1) Blémur, II, p. 256.

 

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de colère que sans faire d'autres réflexions sur son impertinence, elle prit la pomme du chenet qu'elle lui jeta à la tête... Elle congédia de sa maison toutes les personnes dont la réputation était un peu tachée de ce côté-là, sur quoi elle eut beaucoup à souffrir, et s'il était permis de particulariser cette matière, j'embellirais bien son éloge, mais la prudence et la charité m'imposent le silence. (1) » La hardiesse du gentilhomme et la stupeur indignée de la jeune Abbesse, nous indiquent assez les justes proportions du bien et du mal qui se heurtaient dans nos abbayes. Nous voyons aussi qu'on pouvait se défaire, non sans difficulté, mais assez rondement des brebis galeuses.

Henri IV, était, comme l'on sait, de l'humeur du dit gentilhomme. Nos Abbesses ne le recevaient pas à coup de pomme de cuivre et devaient s'y prendre autrement pour le tenir à distance. Renée de Lorraine, « ayant appris que le roi Henri IV se disposait au voyage de Reims, elle pria Mme sa mère d'être de la partie, craignant de se trouver seule avec ce monarque... (Celui-ci) qui n'aimait pas les vertus si sauvages, ne laissa pas que de publier que Mme l'Abbesse de Saint-Pierre était la première Abbesse du royaume, en vertu et en dignité » (2). Marie de Lorraine, Abbesse de Chelles, faisait mieux encore, s'il est possible. Elle recevait le roi, « accompagnée de toute sa communauté » (3).

Il semble d'ailleurs, que, peu ou prou, bien ou mal, on chantait encore l'office, même dans ces églises à moitié brûlées. Malgré des misères sans nombre, la vie claustrale continuait, médiocre et tiède en apparence, mais insensiblement féconde. C'est ainsi, qu'à Saint-Pierre de Reims, et dès avant la réforme, l'Abbesse, Renée ,de Lorraine, 2e du nom, et les religieuses « portaient des chemises de grosse serge, et dans le temps des guerres

 

(1) Blémur, II, p.119.

(2) Ib., I, p. 152.

(3) Ib., II, p. 491.

 

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civiles, ayant éprouvé toutes les rigueurs inséparables des armes, elles ne quittèrent jamais cette sévérité ni l'assiduité de l'office divin, la nuit et le jour. Que si la clôture et la communauté du linge cessèrent et que les séculiers eussent la liberté d'entrer au dedans du monastère, jamais pourtant elles ne commirent d'immodesties. Cee fleurs des champs et ces lys des vallées conservèrent l'odeur et la blancheur de ceux qui étaient environnés de haies ou au milieu des jardins fermés. On doit ce témoignage à leur vertu (1). » Dans beaucoup d'autres endroits, ces moniales, sages ou folles, avaient encore un peu d'huile dans leur lampe. Il y avait là, nous le devinons et nous le savons, beaucoup de bonnes âmes qui ne demandaient qu'à reprendre une vie tout à fait régulière. Comme le dit un vieil historien, « la Providence qui a un soin particulier des maisons religieuses qui sont à Dieu par des titres spéciaux, ne les laisse presque jamais sans quelque semence de bénédiction et sans quelque Jacob qui demeure en paix dans les tentes et sous les pavillons où s'apprend la sagesse, cependant que les Esaüs battent la campagne et vont à la chasse des bêtes et de leurs plaisirs » (2). Quant aux vierges folles, elles étaient pour l'ordinaire, plus sottes que méchantes. Après tout, c'est dans ce milieu qu'a jailli spontanément et sur tous les points du royaume, l'idée de réforme, et puisque si peu d'années ont suffi à l'achèvement de cette grande oeuvre, nous avons bien le droit de conclure qu'une vie très haute et très généreuse animait encore toutes ces ruches endormies.

On trouve à ce sujet, une scène touchante et symbolique, dans l'histoire de Florence de Werquigneul, première Abbesse de la Paix-Notre-Dame à Douai. Florence avait fait profession à l'abbaye de Flines et c'est là qu'elle avait

 

(1) Blémur, I, p. 146.

(2) La vie du Reverendissime évêque Claude de Granyer..., par le R. P. B. Constantin, Lyon, 164o, p. 24.

 

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gagné sept ou huit religieuses à l'idée de la réforme. Comme Flines ne voulait rien changer à ses habitudes, on décida d'aller fonder une autre maison. Quand on fut sur le point de se séparer, les réformées « s'accusèrent généralement et publiquement, de toutes leurs fautes contre la règle et demandèrent pardon à toute la Communauté... Après le Chapitre, toutes les autres religieuses firent de même avec tant de larmes et de tendresse qu'elle ne pouvaient pas assez se satisfaire en s'embrassant les unes les autres. Celles qui avaient paru plus contraires, étaient celles qui paraissaient alors plus humbles et plus affectionnées, assurant que ce qu'elles avaient dit ou fait, avait été plus par ressentiment de leur séparation que par défaut d'affection. Tout le jour se passa en ces tristes et ensemble très aimables entretiens. L'Abbesse choisie menait son petit troupeau de côté et d'autre, particulièrement au quartier des anciennes, lesquelles les recevaient avec beaucoup de candeur et d'affection, et les exhortaient à persévérer en leur généreuse entreprise; leur protestant que si elles ne se pouvaient accoutumer aux exercices de la réforme, elles pouvaient sans difficulté retourner à Flines et qu'on les y recevrait à l'ordinaire très agréablement.

« Le lendemain, elles entendirent la messe de grand matin et allèrent ensuite à la table de Madame pour manger un morceau. Alors les religieuses venaient en grand nombre pour leur donner le dernier adieu, demandant Je nouveau pardon avec de nouvelles larmes; et ne pouvant se séparer les unes des autres, leurs coeurs s'arrachaient et se partageaient de tendresse et d'amour. Enfin, la vénérable Abbesse de Flines qui les devait conduire avec la prieure et quelques autres, étant sur un chariot, suivirent nos prétendantes de la réforme qui étaient en un autre chariot ; chaque chariot en contenait sept; ainsi il y en avait sept pour rester et sept pour retourner. Comme il était encore nuit, la lune qui paraissait en son

 

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plein, conduisait les chariots, de même que l'Etoile les trois rois mages (1). »

Rien ne manque à ce Memling d'une couleur si douce et d'une humanité si pénétrante. « Si c'est trop dur, revenez-nous », disent les anciennes aux jeunes qui s'en vont à une perfection plus austère. Au fond, elles voudraient bien partir elles aussi, mais elles sont trop vieilles et l'inconnu les épouvante. Jamais ancien régime fit-il des adieux plus tendres, plus nobles, à la jeune génération qui l'abandonne et qui va bientôt l'éclipser?

II. C'est bien en effet le triomphe de la jeunesse que chante cette histoire de la renaissance bénédictine. A l'heure où elles ont entrepris la réforme, nos Abbesses étaient toutes de très jeunes filles, presque des enfants. On nous dit de l'une d'elles, que lorsqu'elle commença la réforme, sa plus forte passion était le sommeil. « Les soeurs qui avaient charge de l'éveiller pour aller à Matines, avaient compassion de la violence qu'il lui fallait faire, car bien souvent on la mettait hors du lit toute endormie, et on l'habillait sans qu'elle s'en aperçût (2) ». La plupart n'avaient pas vingt ans. Deux fois plus jeunes, en un sens, puisqu'elles n'ont pas traversé le monde. L'abbaye les a reçues toutes petites, quelques-unes même avec leur nourrice dont elles ne pouvaient pas encore se passer. Renée de Lorraine, fille de Henri, 3e duc de Guise et de Catherine de Clèves, « n'avait que six semaines lorsqu'on la porta à l'abbaye de Saint-Pierre, afin que Madame sa tante prît le soin entier de son éducation n. Six ans plus tard, la petite reçut l'habit religieux. « Pourrait-on bien s'imaginer, écrit la Mère de Blémur, que dans un âge si tendre, cette bénite enfant eût commencé son noviciat. Je ne doute pas que cela ne passe pour un paradoxe. Il est certain néanmoins que dès le jour de sa vêture, elle coucha

 

(1) La vie de noble Dame Florence de Werquignaeul... Douai, 1733, pp. 87-9o. C'est, je crois, la publication d'un texte plus ancien,

(2) Blémur, II, p. 124.

 

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dans une cellule du dortoir joignant celle de Madame sa tante (1). » Anne de Plas est donnée, deux mois après son baptême, à sa tante, Mme de la Châtre, abbesse de Faremoutier. Tante sévère et très ennemie du miroir. « Sachant que cette nièce était une des plus belles filles de son siècle, elle ne la faisait voir à personne et un jour que la reine mère entra dans l'abbaye, elle l'enferma dans sa chambre. » L'enfant avait une voix délicieuse. On lui faisait chanter le Parvulus, la nuit de Noël et « on accourait de tous côtés pour l'entendre », ce qui n'allait pas du tout à la digne Abbesse. Pendant dix ans, Anne de Plas eut à Faremoutier une petite compagne qui sera plus tard la Princesse Palatine. Leur « grande récréation à toutes les deux était la lecture de la vie des Pères du désert dont on les régalait; elles résolurent de les imiter » et de se blottir avec trois pains, dans une vieille masure au fond d'une cour (2). Bossuet aurait pu retenir ce trait dans l'oraison funèbre de la Palatine. Quant à la terrible tante, Madame de la Châtre, elle avait six ans lorsque ses parents la conduisirent au prieuré de Glatigny en Berry; Claude de Choiseul-Praslin, quatre ans, lorsqu'on la confia à sa tante, Mme de Dinteville, Abbesse de Notre-Dame de Troyes. Marie de Châteauneuf, à peine venue au monde, on eut ordre « de la mettre dans l'abbaye royale de Saint-Laurent de Bourges, dès qu'elle serait sevrée » (3). Et ainsi, à peu près, de toutes les autres. Tel était le système de ce temps-là. Quelque jugement que l'on puisse, ou même que l'on doive, à notre sens, porter là-dessus, on conviendra que ces jeunes filles connaissaient par le menu et déjà possédaient leur petit royaume, lorsque, à la mort des Abbesses, leurs tantes, elles prenaient le pouvoir.

L'instinct maternel de la plupart de ces femmes, le zèle officieux de quelques-unes, leur rendaient chère et

 

(1) Blémur, II, pp. 145, 146.

(2) Ib., II, pp. 155, 156.

(3) Ib., I, p. 292.

 

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précieuse; cette nièce de Madame l'Abbesse, cette dauphine qui demain porterait la crosse. Qui ne sent d'ailleurs que les effluves d'innocence qui se dégageaient de ces enfants, luttaient avec avantage contre les inspirations moins saines qui venaient d'ailleurs ? Lorsqu'elles quittaient, non sans regret, ni parfois sans trouble, ces parloirs trop ouverts, il dut être bon à plus d'une moniale de se pencher sur un berceau ou de rencontrer, sous les arbres du jardin, des petites filles jouant à la sainteté.

Comment était venue à celles-ci l'ambition de changer l'ordre de choses au milieu duquel elles avaient grandi et qui ne leur avait pas été si funeste ? Ce phénomène, cette contagion, paraîtra moins inexplicable, si l'on prend garde soit aux trésors de droiture, de générosité et de foi que beaucoup de ces enfants avaient hérité, de Ieur famille„ soit aux germes héroïques qui flottaient alors partout. Nous voyions tantôt Anne de Plas et Anne de Gonzague s'enchantant à la lecture des Pères du Désert. Des exemples plus récents, des vertus encore vivantes devaient impressionner davantage ces vives natures. Elles avaient entendu parler des Ordres nouveaux qui se fondaient autour d'elles, de tant de personnes saintes qui faisaient alors l'admiration de la Cour et de la ville. Leurs propres abbayes avaient hospitalisé plus d'une fois ces conquérantes mystiques. Les premières carmélites arrivant d'Espagne avaient fait halte à Sainte-Croix de Poitiers. Lorsque Madeleine de Saint-Joseph alla fonder le carmel de Lyon, elle s'arrêta à Notre-Dame de Troyes. La future réformatrice de cette abbaye, Claude de Choiseul, était là, avec sa petite soeur qui devait être Abbesse après elle. Ravies par cette sainte, l'une et l'autre auraient voulu la suivre au Carmel.

Le panégyriste de Claude de Choiseul a commenté cet incident avec beaucoup de bonheur. Dès qu'elle fut novice dit-il, Claude

 

commença à se plaindre... comme l'Epouse des cantiques qu'au lieu de l'Epoux qu'elle cherchait dans cette solitude, elle

 

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n'avait trouvé que l'ombre des forêts ; que l'ayant séparée du monde par un chemin, on l'y avait ramenée par un autre, d'autant plus dangereux qu'il avait les apparences du véritable, et jugeant bien dès cet âge que Jésus-Christ n'était point dans la mollesse de cette vie relâchée, ni dans les épaisses ténèbres de l'ignorance qui régnait dans cette maison, elle prit un dessein au-dessus de son âge... La providence divine avait déjà découvert à la France ces précieuses vallées du mont Carmel, où la discipline religieuse fleurissait avec toute sa vigueur et toute sa pureté depuis que l'illustre Thérèse l'y avait rétablie. Elle courut sur ces montagnes éclairées, elle frappa à tous les monastères qu'elle y put rencontrer. Adjuro vos, filiæ Jérusalem, si inveneritis dilectum meum ut nuntietis ei quia amore langueo : heureuses habitantes de cette Jérusalem, qui est sans doute le véritable séjour de mon Époux, si vous le possédez, apprenez-lui les langueurs d'une âme qui ne cherche, qui ne soupire qu'après lui, aussi bien que vous; et s'adressant à ce sage cardinal qui en avait la conduite (Bérulle), elle mit sa crosse et son abbaye à ses pieds, et lui protesta qu'elle préférait le sac d'une pauvre carmélite à toutes ces marques honorables dont on l'avait chargée. Mais la repartie de l'Epoux dans les Cantiques fut à peu près celle qui lui fut portée de sa part. Si ignoras te, abi post vestigia gregum et fasce haedos tuos; ma fille, lui dit ce grand homme, si vous ignorez le dessein de Dieu sur vous, sachez qu'il veut que vous repreniez la houlette, que vous retourniez à la conduite de votre bercail et que vous rameniez les brebis errantes dans les voies dont elles se sont égarées (1).

 

D'autres stimulants analogues venaient aussi du dehors. Disons enfin que les idées de réforme couvaient depuis quelque temps déjà dans les monastères. On sentait confusément que les choses ne pouvaient pas aller toujours du train qu'elles avaient pris. La vie moins austère, à laquelle on s'était fait peu à peu, avait ses revers, même pour les moins ferventes, car les intérêts matériels d'une abbaye dépendent toujours en quelque façon, de son prestige.

 

(1) Oraison funèbre de Madame Claude de Choiseul-Praslain,.. par un prêtre de l'Oratoire, 1667, pp. 12, 13.

 

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Plus d'une moniale, plus d'une Abbesse souffraient en silence, appelant de meilleurs jours.

Quand la Mère Anne de Jésus alla fonder le Carmel de Dijon, « elle s'arrêta quelques jours à Troyes, où Mme de Dinteville, Abbesse de Notre-Dame et tante de notre petite (Claude de Choiseul) la reçut avec toute l'estime possible. Elle lui parla confidemment du désir qu'elle avait de réformer son abbaye et de la difficulté qu'elle rencontrait dans cette entreprise; sur quoi elle lui dit : « Ne vous affligez pas, Madame, si je vous assure que Dieu se contente de votre bonne volonté et que vous n'aurez pas la consolation d'établir la réforme parmi vos filles ». Puis prenant Mlle de Praslin entre ses bras, qui n'était âgée que d'un an et demi, elle ajouta : « Ce sera cette enfant qui accomplira ce grand ouvrage. Dieu la destine exprès et il demande que vous l'éleviez dans la piété avec un soin non pareil » (1).

C'était donc comme une conspiration obscure, timide, chacune de ces moniales gardant pour soi le même secret d'humiliation et d'espérance. Si elles avaient connu leur force, elles auraient commencé plus tôt et n'auraient pas laissé -à une phalange de jeunes filles l'honneur de cette décision libératrice. Dès que Marie de Beauvillier eut ranimé l'une des abbayes les plus dégradées du royaume, dès que la flamme eut jailli sur la colline de Montmartre, des feux soudains lui répondirent de tous les côtés.

Soudaine, foudroyante même, il va sans dire que la réforme ne se fit pas toute seule et sans se heurter à des résistances très vives. Nourries dans la place, nos Abbesses ne pouvaient avoir aucune illusion là-dessus. Mais, fort heureusement, la partie n'était pas égale entre leur jeunesse et le bloc des non-réformistes. Ce fut le combat de l'aurore contre la nuit. Il serait, en effet, difficile d'exagérer l'ignorance, et, je puis bien dire, la sottise de ces vieilles filles qui luttèrent alors désespérément pour leurs

 

(1) Blémur, II, p. 347.

 

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traditions de tiède confort, de coquetterie et de paresse. Très amie des livres elle-même, la Mère de Blémur nous répète avec complaisance que ses héroïnes savaient beaucoup. Françoise de la Châtre, Abbesse de Faremoutier, « parlait les langues latine, espagnole et italienne comme sa maternelle.., elle aimait fort le chant grégorien et elle y était si savante qu'elle composa les offices propres de son monastère (1)». Claude de Choiseul, dès l'âge de quatre ans, « apprit à lire en français et en latin, mais très parfaitement et elle trouva une telle satisfaction à la lecture qu'il ne fallut plus lui parler d'autres récréations » (2). La future réformatrice de Montivillier, Louise de l'Hospital, élevée au monastère de Poissy « apprit les langues latine, espagnole et italienne ». Plus tard, lorsqu'elle travaille à la réforme, on nous la montre fort occupée « de la lecture de Grenade et des Pères qui traitent de la perfection religieuse, se servant des originaux dont elle entendait la langue » (3).Marguerite d'Arbouze, étant encore à Saint-Pierre de Lyon, sitôt qu'elle fut professe, c'est-à-dire, vers 1599, écrit Claude Fleury, son biographe, « se mit à apprendre l'italien et l'espagnol, pour entendre les livres spirituels qui sont écrits en ces deux langues et qui n'étaient pas encore traduits en français » (4). Lorsque Madeleine de Clermont-Tonnerre était maîtresse des novices, sa grand' tante, Madeleine de Sourdis, nous dit l'oratorien Malinghen, « l'obligea de rédiger l'histoire de l'abbaye de Saint-Paul et on l'envoya à l'auteur des chroniques de l'Ordre qui l'a mise tout entière dans son histoire avec éloge. L'ouvrage est très bien fait, plein de piété et de sincérité. Comme elle avait l'esprit bon et solide, elle ne se laissait pas aisément surprendre et elle savait pénétrer dans les obscurités des temps, avec bien de la lumière et

 

(1) Blémur, I, p. 326.

(2) Ib., I, p. 347.

(3) Ib., II, pp. 189, 192.

(4) La vie de... M. d'Arbouse... par M. Cl. Fleury, Paris, 1865, p. 5.

 

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du discernement. Personne n'avait encore osé tenter ce travail, à cause de ses difficultés et elle l'acheva dans un temps où die ne manquait pas d'occupation » (1)... Je pourrais citer beaucoup d'autres traits analogues, mais comment ne pas rappeler la coadjutrice de Saint-Cyr, Anne d'Aligre, petite-fille du chancelier, et fille de notre ambassadeur de France à Venise, une « intellectuelle », celle-ci, et, pendant quelques années, au mauvais sens de ce mot. Encore tout enfant, à l'abbaye de Bellmer, elle « s'enfermait dans sa petite cellule » et « dévorait les livres ». Avec cela, bientôt frivole et très désireuse de quitter l'abbaye. « Ce qui aida au désordre de Mme d'Aligre, ce fut cette grande ardeur pour la science... Elle apprit l'histoire sainte et la profane, la Carte et la Sphère. Cette inclination faisant du bruit dans le monde, un prêtre la vint voir par curiosité et dans le dessein de lier commerce avec elle. Il ne manqua pas de lui offrir les secrets de l'Astrologie, espérant que par ce moyen il serait souvent à la grille, mais elle le renvoya fort froidement en lui disant qu'elle n'avait pas dessein de passer pour un cerveau démonté (2). » Elle lisait tout, sauf les médecins auxquels elle ne croyait pas, et les hérétiques auxquels elle avait peur de trop croire. Car elle était foncièrement chrétienne et du reste elle ne tarda pas à se convertir. Depuis lors, nous dit la Mère de Blémur dans un texte bien curieux, « elle souffrit des tentations contre la foi des plus violentes; sa grande intelligence et la force de son raisonnement lui causèrent des peines inexplicables. Elle voyait tout ce qu'il y a de plus vénérable dans notre sainte religion comme de pures rêveries et des inventions de l'esprit humain, elle avait des doutes sur tout et dans ces années de détresse, toutes les pratiques de la vie menas.

 

(1) La vie de Madame Magdeleine de Clermont-Tonnerre..., Paris, 1704, pp. 110, 121. — Il y a eu deux Madeleine de Clermont-Tonnerre, Abbesses de Saint-Paul-lez-Beauvais. La première était nièce, la deuxième petite-nièce de Madeleine de Sourdis. C'est de la seconde qu'il s'agit ici. On a du reste écrit la vie de toutes les deux.

(2) Eloge de feue Madame Anne d'Aligre... (Blémur), p. 591.

 

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tique lui paraissaient ridicules » (1). Au temps de ses avidités intellectuelles, lorsque « ses frères lui fournissaient tous les livres qui la pouvaient divertir » (2), Anne d'Aligre aurait-elle pris contact avec les auteurs sceptiques de cette époque ? Quoi qu'il en soit, même convertie, même toute sainte, elle resta balzacienne jusqu'au bout. Il est vrai qu' « elle n'approuvait pas la délicatesse en fait de lecture, disant que la rudesse du style n'empêchait pas qu'on ne découvrît la vérité et que, pour elle, bien souvent, elle en avait appris d'incomparables en de vieux papiers. Elle aimait pourtant les livres nouveaux et les plus belles plumes, et son discernement était si juste et si fin, qu'elle a quelquefois remarqué des défauts d'importance dans des pièces que tout le monde admirait... Elle n'en disait pas son sentiment en public, cela eût été contraire à la charité et à la modestie ; mais elle ne le pouvait dissimuler à quelques personnes familières, qui savaient comme elle la valeur des choses (3) ». Le lecteur goûtera, j'espère, l'humanisme de ces derniers mots.

Nos Abbesses avaient d'autres armes plus éclatantes et plus redoutables. « Un jour, raconte la Mère de Blémur dans son éloge de Françoise de la Châtre, Mme la comtesse de Saint-Paul avait demandé à voir la communauté et quand elle fut assemblée, elle se tourna vers Mme de la Châtre en lui disant : « Elles sont toutes filles de qualité ? — Oui, Madame, repartit celle-ci, elles sont toutes filles d'un grand Roi, elles sont toutes les épouses de Jésus-Christ (4) ». — A la bonne heure ! Les faits sont là néanmoins et Jacqueline de Blémur, très ennemie des grimaces, nous les rappelle avec une émotion qu'elle ne songe pas à cacher. Il n'est pas une de mes héroïnes, dit-elle, ou à peu près, dès sa préface, qui ne soit grande par sa

 

(1) Eloge de feue Madame Anne d'Aligre, p. 612.

(2) Ib., p. 593.

(3) Ib., p. 621.

(4) Blémur, I, p. 327.

 

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naissance et elle commence chacune de ses notices par des généalogies plus éblouissantes les unes que les autres. L'abbesse de Saintes, Françoise de Foix, écrit-elle par exemple, « était parente au 3e degré de la reine-mère Anne d'Autriche, cousine deux fois de la maison d'Angleterre et par Candale et par France, alliée à nos monarques par la maison de Valois, en particulier trois fois à Louis le Juste, la première par Médicis et les autres par celle de Foix même» (1). Il en va de même, en plus ou moins haut, pour les autres, tant et si bien que dans les introductions de la Mère de Blémur, défilent toutes les gloires de l'ancienne France. Même abondance fastueuse dans les oraisons funèbres de nos Abbesses. Certes les orateurs répètent à qui mieux mieux le « vous n'attendez pas, messieurs... » et le reste, mais cette concession accordée au principe chrétien qui n'admet d'autre noblesse que la vertu, d'autre roture que le péché, on n'en revient pas moins à faire le panégyrique armorié qu'on avait dit qu'on ne ferait pas. On ne sera pas fâché de trouver ici un rare échantillon de ces figures de rhétorique. Je le prends dans l'oraison funèbre de Henriette de Lorraine d'Elboeuf, Abbesse de Notre-Dame de Soissons, prononcée le 12 mars 1669 par l'abbé du Pille. L'exorde de ce discours me paraît du reste assez beau.

 

Voilà où aboutit la grandeur humaine ! Voilà où tend la haute naissance ! On laisse quelque sorte de ressouvenir dans un petit nombre d'âmes généreuses et reconnaissantes et ce ressouvenir et toute la gloire que l'on peut laisser, à la bien estimer, n'est rien. Cependant il faut paraître devant le tribunal redoutable du juge sévère... L'église fait des prières ferventes, mais incertaines et dont elle ne sait quel doit être l'événement...

Quand on fait l'oraison funèbre des grands, simplement grands, je doute qu'il soit bien séant à un prédicateur de l'évangile de Jésus humilié, de s'étendre à relever ces longues et orgueilleuses histoires de la vanité des hommes. Ici je

 

(1) Blémur, I, p. 558.

 

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n'ai point ces erreurs à craindre... Si (notre princesse) fût demeurée dans le monde, on se récrierait maintenant : je fais l'éloge de très haute et très puissante princesse, Mme Henriette de Lorraine. A. ce grand nom, on ajouterait de grands titres, des duchés, des principautés et peut-être des royaumes, car elle était d'une condition dont les espérances n'ont point de bornes et qui peut naturellement aspirer à tout. Ces grands titres, ces mots superbes, ces qualités relevées, embelliraient et empliraient un discours. Mais disons librement la vérité. N'est-il pas plus doux à un prédicateur chrétien de dire dans un ton plus simple : Ecoutez une partie des vertus d'une religieuse humble et d'une Abbesse qui, si nous pouvons nous en croire, voit maintenant Dieu? Que ces noms sont faciles à prononcer et viennent bien dans la chaire (1) !

 

N'est-ce pas d'une simplicité chrétienne et très émouvante? Qui croirait, après ce début, que la bonne moitié du discours soit consacrée à la gloire, à la « lumière » et à la « douceur » de la maison de Lorraine ? Tout bien considéré, c'était mieux ainsi. Il ne faut pas séparer ce que l'histoire a uni d'une façon si étroite, je veux dire la

noblesse de France et la réforme des abbayes bénédictines. Cette noblesse avait eu sa très large part de responsabilité dans la décadence des abbayes ; à parler humainement, elle a eu presque tout l'honneur de leur renaissance. Si les monastères étaient pour elle comme autant de fiefs héréditaires, la réforme ne pouvait se faire ni contre elle ni même sans elle; seule, elle pouvait l'emporter d'assaut. On imagine aisément quel devait être, sur les moniales de ce temps-là, le prestige de ces nobles filles, toutes nées pour commander. Ecoutez le P. Marc Donfrère dans son

oraison funèbre de Catherine de Montluc de Balagny, Abbesse d'Origny.

 

Notre jeune princesse qui avait la mine avantageuse et cette noble fierté de son père (le propre neveu de Blaise) et qui avait l'humeur et le courage élevé de sa mère (Renée d'Amboise,

 

(1) Oraison funèbre de feue Madame Henriette de Lorraine d'Elboeuf... par M. l'abbé du Pille, Soissons, 1669, pp. 3-5.

 

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petite-nièce des deux cardinaux) avait hérité de tous les deux cette grandeur d'âme qui rend les hommes naturellement maîtres et souverains des autres hommes, qui donne du penchant à l'empire et au commandement.

 

Du côté paternel, elle était loup, continue plaisamment le bon Père :

 

C'est être loup, que d'être de Montluc, puisque lukos  veut dire un loup en notre langue.

 

Si, plus tard, elle fut agneau, cela ne lui vint pas de Renée d'Armoise, dont les faits de guerre sont assez connus.

 

La princesse sa mère lui avait donné l'éducation des amazones. La réprimande âpre et sévère qu'elle lui fit, à l'âge de quatre ou cinq ans, à cause qu'elle avait paru effrayée d'un boulet de canon qui avait percé la chambre où elle était

 

lui avait appris, une fois pour toutes, à ne trembler devant rien (1).

 

Luce de Luxe, au nom moins féroce, venait, elle aussi, d'une race où l'on savait se faire obéir. « Elle n'usait point de violence dans tous ses règlements, écrit la Mère de Blémur, elle se contentait de dire les choses et d'ajouter que de vraies bénédictines en usaient de la sorte. Sa douceur et son adresse faisaient le reste. Il est vrai pourtant qu'avec son adresse, elle avait un certain air ferme et absolu, qui ôtait aux filles la pensée de lui résister (2). » Le biographe de Louise d’Humières, abbesse de Mouchy, nous dit qu' « un certain air de gravité qu'elle conserva toujours, put bien contribuer à augmenter la vénération que sa vertu lui attirait et peut-être même à la faire un peu craindre » (3).

Et le P. Bouhours, parlant de la Mère de Bellefont : « le

 

(1) Oraison funèbre de Mme Marie C. de Montluc de Balagny..., par le R. P. M. Donfrère. Saint-Quentin, 1666, pp. 21, 32, 31.

(2) Blémur, I, p. 8.

(3) La vie de Madame d'Humières (Félibien), Paris, 1711.

 

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moindre signe, je ne dis pas de son indignation, mais de son mécontentement semblait un coup de foudre... Le grand air qu'elle avait, jetait un éclat qui éblouissait d'abord et qui inspirait de la crainte » (1).

Que ce « certain air » ait été, soit à Saint-Ausone d'Angoulême, où régnait Luce de Luxe, soit ailleurs, un des facteurs importants de la réforme bénédictine, cela ne me semble pas douteux et n'a rien non plus qui doive nous chagriner. Précisément parce qu'elle leur était pour ainsi dire comme naturelle, l'autorité n'éblouissait pas ces jeunes filles. On sait bien que le gouvernement des parvenus n'est pas le plus doux. Quoi qu'il en soit, il y a plaisir à les surprendre, au moment où elles font les reines, sans même y penser. Qu'on l'éprouve sur une très noble scène que la Mère de Blémur a rapportée dans l'histoire de Laurence de Budos, Abbesse de la Trinité de Caen. « Afin qu'on connaisse d'abord le caractère de notre digne Abbesse, voici une circonstance qui n'est pas à négliger. Elle trouva (en arrivant) dans un grenier un vieux coffre rempli des plus importants papiers de la maison. Elle voulut connaître par la lecture de quoi ils traitaient et s'en étant instruite par soi-même, elle se chargea des principaux et les emporta dans sa robe. En descendant, elle fit rencontre de l'intendant, qui avait servi sous Madame sa devancière, lequel la voyant ainsi chargée, s'offrit de la soulager, sur quoi elle lui dit d'un ton ferme : « Je suis surprise, Monsieur, qu'un homme d'esprit et en qui je veux croire de la probité, ait si peu de soin de ce qu'il y a de plus précieux en cette abbaye ». L'intendant fut confus de ce reproche et répondit qu'elle méritait bien la charge que le Roi lui avait donnée, puisqu'elle en commençait de si bonne heure les fonctions. Nous sommes convaincus par nos propres yeux — Jacqueline de Blémur était professe de Caen — de l'ordre incomparable qu'elle

 

(1) La vie de Madame de Bellefont, supérieure et fondatrice du monastère.., de Rouen. Paris, 1691, D. 90.

 

apporta sur ce sujet, quand l'âge eut fortifié ses bonnes inclinations et je crois qu'il n'y a point de maison où les papiers soient en meilleur ordre qu'elle laissa les siens lorsque la mort nous la ravit (1). »

Avec cela — je ne dis pas malgré cela — nos Abbesses, du moins la plupart d'entre elles, se faisaient aimer. Qu'on en juge sur deux traits charmants. « Je dirai en passant, raconte la Mère de Blémur au sujet de Guyenne de Médavy, Abbesse de Saint-Nicolas de Verneuil, que sa bonté entrait dans tous les besoins de ses filles et pour le faire voir par une circonstance qui le marque fort à mon sens : il faut se souvenir qu'elle avait la voix admirable et qu'elle soutenait tout le choeur en chantant des deux côtés ; mais, bien davantage, lorsque quelque soeur devait chanter quelque chose seule et qu'elle se trouvait surprise de crainte, comme il arrive assez souvent, elle regardait son Abbesse qui venait aussitôt vers elle, l'assurant par sa présence, la soutenant quand sa voix s'abaissait, et lui aidant même quand elle le jugeait nécessaire. En ces rencontres, elle faisait signe à la communauté de s'asseoir, quoique ce ne soit pas la coutume quand l'Abbesse est debout, mais elle ne souffrait point qu'on s'incommodât pour elle et elle opposait l'obéissance au respect pour tenir tout le monde en repos (2).»

Pour abattre sa fierté naturelle, et ne pas foudroyer sur place les moniales qui lui manquaient de respect, Françoise de Foix faisait sur elle-même de si violents efforts qu'elle les « payait toujours... par une fièvre double tierce. Elle avait commencé jeune à combattre l'élévation de son esprit. Sa grande naissance semblait autoriser le penchant qu'elle avait pour la gloire et elle fut obligée de prendre beaucoup sur elle pour s'humilier autant qu'elle le faisait » (3). En revanche, beaucoup de gentillesse, de

 

(1) Blémur, II, 116.

(2) Ib., II, p. 386.

(3) Eloge de Madame Françoise de Foix..., p. 35.

 

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tendre bonté. La Mère Galiote de Gourdon, écrit une de ses religieuses, « avait cette coutume que lorsqu'elle nous voyait pleurer, en lui récitant nos imperfections, elle pleurait comme nous (1)».

A tant d'avantages, pourquoi ne pas ajouter celui que la Mère de Blémur elle-même, très sainte pourtant, se plaît à leur reconnaître? Elles étaient belles, toutes ou presque toutes, s'il faut en croire leurs biographes. Lorsque Marguerite de Kircaldi, venue d'Écosse, on ne sait dans quelles circonstances, fut confiée à l'abbaye de Saint-Pierre de Reims, « on ne la nommait.., que la belle écossaise et il était bien à propos que ce beau lys fût mis dans un jardin fermé ». Comme la clôture n'était pas encore établie, « notre petite colombe se cachait dans les masures et dans les trous de la pierre, elle fuyait dans les caves, lorsqu'il entrait quelqu'un de remarquable dans la maison, sachant bien qu'on demandait toujours à voir la belle écossaise»(2). Pour Marie-Françoise Lescuyer, Abbesse du Lys, « on ne saurait croire l'affliction qu'elle avait d'être belle et tout ce qu'elle fit pour noircir son teint. Dans la plus grande ardeur du soleil, elle lavait son visage, puis se tenait longtemps exposée à l'air, espérant qu'elle deviendrait laide et hâlée. Mais elle se trompa et jamais ne put venir à bout de cet humble dessein. Notre-Seigneur l'aimait en l'état qu'il l'avait faite. Il ne voulut point gâter son ouvrage, et si elle lui disait quelquefois avec l'Épouse : Je suis charmée de votre beauté, mon bien-aimé, il répondait: Vous êtes très agréable à mes yeux, ma soeur, ma colombe, vous êtes toute parfaite, il n'y a point de défauts en votre personne (3) ». « On eût pu trouver une beauté plus régulière » que Marie Granger, fondatrice de Montargis, « mais son

 

(1) Histoire de la vie et des vertus de la Vénérable Mère Galiote de Gourdon, par le R. P. F. Thomas d'Aquin de Saint-Joseph, Paris, 1633. (La Mère de Gourdon n'est pas bénédictine.)

(2) Blémur, II, pp. 538, 539.

(3) Ib., II, p. 3o5.

 

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agrément l'emportait presque dans toutes les compagnies (1) ». On les voit ainsi, les unes après les autres, ou belles, ou majestueuses, ou charmantes de grâce et de fragilité. Une herbe n'aurait pas porté l'empreinte des pas d'Anne d'Aligre. « Elle était d'une complexion si délicate que ses habits qui étaient grossiers la soutenaient et quand elle allait à la procession, et que le vent entrait dans sa robe, elle tombait à terre (2) ». Le moyen de ne pas l'aimer? Petite aussi, Laurence de Budos, mais moins blanche et moins frêle, « belle de visage » et « d'une grande santé ». Ainsi faite, elle dut se présenter à Henri IV, pour soutenir les droits de son abbaye. « Le roi l'écouta non seulement avec patience, mais avec plaisir, car elle était fort agréable et parlait de la meilleure grâce du monde. Et comme la justice de sa cause lui inspirait un peu de chaleur, le prince eût bien voulu que la remontrance eût été bien longue » (3). Que d'esprit, quelle vue noble et saine des choses, dans ce livre qu'une moniale écrivait en 1669 pour édifier nos abbayes et les réjouir !

III. Derrière nos jeunes Abbesses, il nous faut compter aussi les François de Sales, les Pierre Coton, les Canfeld, les Bérulle, les Asseline, les Condren, d'autres encore, en un mot tous ces fameux spirituels dont l'action, discrète mais souveraine, inspire, soutient et fait réussir toutes les entreprises religieuses du XVIIe siècle commençant. Nous l'avons déjà dit, c'est une des lois constantes qui président au vaste mouvement que nous racontons. Depuis le roi jusqu'à d'obscures saintes de village, depuis les plus hautes classes jusqu'aux plus humbles, le pays tout entier collabore à ce mouvement vraiment national dont les chefs eux-mêmes, à quelque robe qu'ils appartiennent, capucins, jésuites, oratoriens, feuillants et bénédictins

réformés, sont unis et unanimes comme autant de frères.

 

(1) Blémur, I, p. 185.

(2) Eloge de feue Madame Anne d'Aligre, pp. 589, 59o.

(3) Blémur, II, pp. 114, 117.

 

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Plus d'une de nos réformatrices a reçu l'étincelle ou est venue rallumer son zèle dans le cénacle de Mme Acarie. Louise de L'Hospital, bien qu'elle fût portée à la dévotion et que, nommée Abbesse en 1596, elle eût fait son entrée dans sa bonne ville de Montivilliers, pieds nus, « sur du petit caillou pointu », ne laissait pas de se montrer parfois à la capitale et dans un appareil moins mortifié. Par bonheur, on la mit en relation avec le P. de Bérulle, le chartreux Dom Auger, Mme Acarie, Gamache et Gallemant. Ce fut avec l'aide de ce dernier qu'elle commença la réforme. Marie de Beauvillier, dont nous parlerons plus en détail, eut l'appui constant de ces mêmes personnages et Dieu sait si la pauvre fille eut besoin d'appui ! Je trouve parmi ses conseillers habituels, deux capucins, deux bénédictins et deux jésuites. « Les Pères Gontier et de Montigny, de la Compagnie de Jésus, dit la Mère de Blémur, travaillèrent (à la réforme de Montmartre) avec le P. Potier (bénédictin) conspirant tous ensemble pour établir le règne de Jésus-Christ (1). »

Les jésuites de Bourges et notamment les PP. de Salin et Lallemant dirigeaient Marie de Chateauneuf, Abbesse de Saint-Laurent. Laurence de Budos qui était en relations épistolaires avec le P. de Condren, s'adressait en même temps aux oratoriens et aux jésuites. Trente ans plus tard, la rencontre de ces deux Ordres dans un même parloir aurait donné matière à quelque méchante épigramme, mais les petites chapelles s'effaçaient alors devant la. grande. II n'est pas jusqu'au premier Port-Royal qui n'ait eu recours indistinctement à des jésuites, à des capucins; et à des feuillants. Madeleine de Sourdis réunissait à  Saint-Paul-les-Beauvais, tout un concile, le cardinal de Sourdis et l'évêque de Maillezais ; Gallemant et Duval; plusieurs bénédictins de Saint-Vanne; quatre capucins : Ange de Joyeuse, Honoré de Champigny, Benoit de Canfeld

 

(1) Blémur, II, 164.

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et Archange de Pembroke. L'oeuvre était assez importante pour mériter le concours de tant d'hommes éminents. D'un autre côté, n'y avait-il pas à craindre que par leur éminence même et la diversité de leur origine, ces auxiliaires ne fissent plus ou moins dévier la réforme bénédictine ? Cette question délicate a vivement occupé l'esprit traditionnel et chercheur de la Mère de Blémur. « Les Pères bénédictins, écrit-elle, sont en droit, plus que tous les autres, d'inspirer l'esprit de l'Ordre, personne ne pouvant donner ce qu'il n'a pas... Les autres religieux peuvent bien former dans les âmes les sentiments de vertu en général, mais non pas en particulier ceux de saint Benoit dont ils n'étudient pas les maximes (1). » Cette sentence un peu radicale est juste pourtant, et elle nous avertit de prendre garde à un phénomène extrêmement curieux, sur lequel nous allons bientôt revenir, à la transformation décisive qui se produisit alors dans la plupart de nos abbayes. Comment en eût-il été autrement? Puisque ces vieilles maisons avaient besoin d'une réforme, puisque d'autre part les bénédictins qui commençaient à peine à se réformer, n'étaient pas encore assez nombreux pour présider seuls à la réforme de leurs soeurs, il était inévitable que l'entreprise fût conduite dans un esprit et par des mains plus jeunes. Oratoriens, capucins, jésuites, avaient beau se pénétrer de cette règle bénédictine, à la rénovation de laquelle ils travaillaient, ils n'en restaient pas moins, et très profondément, des hommes modernes, des religieux post-tridentins. D'où il suit que, sans perdre l'essentiel de leur originalité primitive, nos abbayes ont été marquées d'une empreinte nouvelle. L'Ordre de Saint-Benoit avait médité longtemps avant le Concile de Trente et la naissance de Saint Ignace. Il semble pourtant que cette sorte de réforme dans la réforme, si l'on peut ainsi parler, ait introduit dans les abbayes une vie intérieure

 

(1) Blémur, I, p. 149.

 

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plus systématique, plus réglée, plus semblable à la vie des congrégations nouvelles, et, pour dire le mot, plus conforme aux Exercices de saint Ignace. On ne se contenta pas de revenir à la régularité des anciens jours, à la clôture, à la pauvreté religieuse, à la splendeur des offices liturgiques, mais en même temps on essaya de façonner les bénédictines à des méthodes et à des pratiques que les premiers siècles de l'Ordre n'avaient pas connues. Nous le montrerons bientôt plus en détail, car il est temps de revenir à nos Abbesses, à leurs combats pour la réforme, et à leur triomphe (1).

IV. En plus d'un endroit, soit que la majorité des religieuses ait désiré vivement la réforme, soit que la réformatrice ait déployé plus de grâce ou plus de génie, la bataille fut aussi vite gagnée que livrée. « Ce qui coûta bien de la peine ailleurs se fit ici avec une paix inconcevable », nous dit la Mère de Blémur au sujet de la réforme de Chelles. Bien loin de murmurer contre le rétablissement de la clôture, les moniales de Saint-Pierre de Reims « en témoignèrent une joie sensible et avouèrent qu'il y avait longtemps qu'elles désiraient cette séparation du mondes ». A Beauvais, on était si pressé de revenir à l'ancienne observance, que l'on faillit mettre à la porte l'Abbesse, Madeleine de Sourdis, certes très disposée à la réforme, mais beaucoup trop jeune pour l'entreprendre. Elle n'avait pas encore l'âge voulu pour la profession ; elle voulait attendre ses bulles et la bénédiction abbatiale. « Quelques religieuses qui voulaient le bien, mais non pas dans les règles de la sagesse, s'ennuyant de ce retardement et voulant voir la

 

(1) L'abbesse de Montmartre a « dressé » pour ses religieuses un Exercice religieux (Paris, 1620), petit volume dans lequel elle ne fait guère que réunir divers traités à elle « commis en divers temps par plusieurs personnes bien fort religieuses ». — Assurément plusieurs de ces traités, sinon tous, ont été écrits par des jésuites ou sous leur dictée, ainsi, pp. 193-195, la « formule et instruction pour l'examen particulier ». Cf. à ce sujet la curieuse citation que nous avons faite plus haut, pp. 373, 374.

(2) Blémur, II, p. 488.

(3) Ib., I, p. 147.

 

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réforme promptement établie en leur maison, résolurent de demander une autre Abbesse au Roi, dont l'âge étant plus avancé, elle pourrait aussi agir plus fortement (1). » Je n'aurais pas relevé ce menu trait, s'il n'était pas bon de rappeler qu'il y eut parfois dans le camp des réformistes une part d'intrigue et quelques excès. En revanche, rien n'est plus pur, ni plus délicieux, ni plus simple que le récit de la réforme de Saintes. Abbesse depuis 1606, Françoise de Foix, une des plus aimables de nos héroïnes, était d'abord allée sans bruit apprendre l'exacte observance dans les abbayes déjà réformées de son voisinage, à la Trinité et à la Sainte-Croix de Poitiers (1610, 1611). Ce noviciat dura six mois. « Aussitôt qu'elle fut de retour, elle assembla la communauté et leur parla, comme eût fait un ange, sur les obligations des âmes religieuses, sur la véritable paix qui se trouve dans la vie crucifiée, enfin elle leur dit des vérités si touchantes, que ce petit troupeau se rendit à ses raisons. Elles commencèrent à se priver du commerce des séculiers... on congédia toutes les personnes dont les visites paraissaient inutiles ou suspectes; on bâtit des parloirs, la porte fut fermée et le monastère ceint de grandes et fortes murailles. Cette maison devint le jardin clos de l'époux, la fontaine cachetée, la vigne enfermée d'une haie pour la défendre des sangliers ; on commença d'entretenir le Bien-Aimé dans le secret et de jouir de ces divines caresses qu'il ne fait jamais en public, au sentiment de saint Bernard. Il faut avouer que la main de Dieu opérait puissamment par cette incomparable fille, puisque en moins de huit jours elle venait à bout des choses que les autres n'emportent qu'après bien des années de travail et une longue patience. C'était pour elle que les chemins étaient aplanis et les montagnes abaissées. Il y avait plus de deux cents ans que la propriété s'était glissée parmi les

 

(1) Blémur, I, p. 5o7.

 

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religieuses; chacune vivait en particulier, disposant en liberté d'une portion qu'elle tirait du monastère. Il est vrai que les Abbesses avaient toléré ce désordre et qu'elles-mêmes avaient soin d'en faire la distribution. Ce point parut terrible à Madame de Foix... Elle proposa donc à ses filles le désir qu'elle avait d'établir la table commune et (de) leur ôter le soin de la nourriture... Cependant elle les assura qu'elle n'avait nul dessein de les contraindre, qu'elle était persuadée qu'ayant fait leur profession sans lumière, Dieu excuserait leur ignorance ; enfin elle usa d'une douceur qui demeura victorieuse; plusieurs se rendirent au même moment, et les autres les suivirent en moins d'une semaine. Elles apportèrent tout ce qu'elles avaient de propre aux pieds de leur Mère, ne se réservant rien et s'abandonnant absolument à son soin et à sa charité. Le jeudi saint de cette année 1611, la communauté fut établie, et la table ouverte aux soeurs de bonne volonté, laissant la liberté aux anciennes d'en user comme elles le trouveraient à propos. Cette condescendance fut le charme qui les attira, suivant cette parole : je les attirerai par les cordages d'Adam, par les liens de la charité (1). »

Quand la Mère Gautron se fut décidée à établir la réforme dans son prieuré de Saumur, « elle pria le P. Letard et quelques autres prêtres (de l'Oratoire) de venir

faire des instructions fortes et pathétiques... On vit alors dans la communauté un remuement presque pareil à celui qui se voit dans les villes au temps de quelque mission célèbre ». Image parfaitement juste et qui éclaire fort toute cette histoire. Elle-même un jour, la Mère Gautron entretint ses filles « avec tant de force sur les conversations avec les séculiers, qu'elles demandèrent toutes qu'on mît au parloir des châssis de toile au travers desquels on parlerait. Elle profita de cette bonne volonté, fit faire aussitôt des châssis. Les soeurs y clouèrent la toile. La Mère de

 

(1) Blémur, I, pp. 561, 562.

 

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Lézé (fondatrice de la maison) mit le premier clou et chacune voulut avoir part à ce travail (1) ». Activité de jeu, attrait du nouveau, Dieu se sert de tout.

Comme on le devine aisément, la tactique ordinaire était de faire la part du feu. On gagnait d'abord, on groupait, on armait les jeunes professes, naturellement plus généreuses et moins enracinées dans les abus. Pour les anciennes, si elles ne voulaient rien entendre, on se contentait de les isoler, tout en les laissant pleinement libres de continuer leur petite vie semi-séculière. Je l'ai déjà dit, plusieurs d'entre elles, qui malheureusement n'ont pas écrit leurs mémoires et que nulle Blémur n'a immortalisées, étaient de bonnes filles, plutôt bornées que vicieuses. Leur opposition n'était pas sans excuse, puisque enfin on les troublait dans leurs droits acquis, dans l'observance que l'abbaye pratiquait au moment de leurs propres engagements. Il est tout simple qu'elles aient fait grise mine à ces jeunes héroïnes, parfois peut-être un peu harcelantes ou moqueuses, et qui, même très douces et humbles, censuraient, par leur conduite, une tradition vénérable. L'histoire d'Anne d'Aligre, l'intellectuelle que nous avons déjà rencontrée, contient à ce sujet une anecdote très savoureuse. « La première fois qu'elle fut celérière, elle trouva quelques vieilles Mères, lesquelles ayant été religieuses avant la réforme, avaient conservé le droit de demander ce qu'elles voulaient pour leur repas et comme le goût de chacune était différent, les soeurs cuisinières étaient fort surchargées de la peine qu'il fallait prendre pour les satisfaire. Mme la coadjutrice, les voulant remettre dans leur devoir, s'avisa d'un stratagème fort plaisant. Tout le monde étant assemblé à la récréation, elle apporta du papier et de l'encre, pour écrire le nom des difficiles et au-dessous les choses dont elles ne pouvaient manger, quoique l'on en servit aux autres. Elle commença

 

(1) La vie de la R. M. Madeleine Gautron, prieure de Saumur... Saumur, 1688, pp. 38-4o.

 

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pas la Mère prieure, témoignant que sa mémoire n'était pas assez fidèle pour se souvenir de chaque article et que désirant fort de les contenter, elle avait trouvé le secret de ce registre, qu'elle mettrait en vue dans la cuisine. Véritablement, une telle proposition surprit fort les intéressées et principalement l'ancienne prieure qui était de ces bonnes israélites, sans fourbe ni malice, et elle eut tant d'horreur de ce billet qu'elle dit à notre. Mère, qui se nommait de Saint-Louis : « Madame Saint-Louis, ma mie, au nom de Dieu, ne me mettez pas sur votre papier; je mangerai de tout ». En effet, elle tint parole, étant d'ailleurs très vertueuse, et nulle des privilégiées ne voulut que son nom fût écrit au mémoire de la cuisine (1). »

            Plusieurs trouveront, j'espère, que la jeune coadjutrice abuse de ses avantages et se montre bien cruelle. Quoi qu'il en soit, l'armée ennemie comptait parfois des chefs autrement redoutables que ces pauvres et pieuses vieilles. On vit alors en effet, et dans plusieurs abbayes, de véritables mégères, hérissées contre la réforme. Nous en retrouverons bientôt quelques-unes à Montmartre qui fut une de leurs principales forteresses. Les anciennes de Reims exercèrent longtemps Marguerite de Kircaldi et «lui dirent des choses dont le récit ferait rougir le papier» (2). C'est la Mère de Blémur qui écrit ainsi, elle, très libre d'ordinaire et qui sait ce que parler veut dire. Anne de Harlay était à Chelles, sous Marie de Lorraine, lorsqu'elle fut nommée par le roi Abbesse de Notre-Dame de la Pommeraye, près de Sens. La pauvre fille qui savait à quoi s'en tenir sur la dégradation de son abbaye, mit trois ans avant de se résoudre à quitter Chelles, et lorsque enfin, le 3o septembre 1633, elle alla prendre possession de la Pommeraye, « à peine eut-elle aperçu la pointe du clocher, qu'elle versa un torrent de larmes. Cependant son amertume

 

(1) Eloge de feue Mme Anne d'Aligre, pp. 624, 625.

(2) Blémur, II, p. 541.

 

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augmenta beaucoup, lorsqu'elle connut le caractère de ses filles qui formèrent une querelle au milieu de la cérémonie, à qui signerait la première l'acte de la prise de possession, et la chaleur y fut si grande qu'elles furent au hazard de se frapper l'une l'autre... Quand, il tut question d'établir une espèce de vie régulière entre elles, il n'y a que Dieu seul qui connaisse combien la pieuse Abbesse eut à souffrir (1). » Lorsque, après des épreuves sans nom, la noble et douce femme eut transporté sa communauté à Sens et acclimaté la réforme, deux. formidables anciennes, furent. là peur lui rappeler sans trêve son premier enfer. « Elles ne parlaient que de sauter les murs ;

elles jetaient des lettres par-dessus, remplies de plaintes et d'invectives, elles criaient par le cloître.... disaient des injures à leur Abbesse ». Un jour, « on lui vint dire qu'une de ces anciennes était dans une agitation furieuse et que. le médecin croyait qu'elle n'avait plus que trois ou quatre heures à vivre. Elle se fit conduire à sa chambre et demeura seule avec elle, mais à peine l'eut-elle observée une demi-heure qu'elle connut que sa maladie était feinte et qu'elle usait d'une drogue pour se noircir la langue ». Pour gêner la réforme en mettant toute la maison sur les dents, elle n'avait rien trouvé de mieux que de simuler des maladies terrifiantes. Quant à l'autre, « on l'a vue lever la main pour frapper la bonne Abbesse », et, en pleine église, pendant l'office, « elle faisait des clameurs. qui donnaient de l'effroi aux, séculiers (2) ». Croirait-on, s'écrie le P. Poila, dans l'oraison funèbre de Marguerite de Quibly, croirait-on qu'une des révoltées de l'abbaye de la Déserte « s'arma un jour d'un tison pour aller mettre le, feu à l'endroit où se trouvait alors son Abbesse, afin de l'y brûler toute vive (3) ». Parfois de jeunes intrigantes s'associaient à ces vieux.

 

(1) Blémur, II, p. 257.

(2) Ib., pp. 262-264.

(3) Oraison funèbre de Mme Marguerite de Quibly, p. 48.

 

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démons, telle cette novice qui « eût passé sur un pont de feu pour monter au trône (1) ».

Il y avait à Saint-Paul-les-Beauvais, en guise d'antipape, une moniale, qu'un semblant d'élection avait faite Abbesse et dont Madeleine de Sourdis dut tolérer longtemps les prétentions ridicules. Lorsque Marie Lescuyer, qui était d'une beauté ravissante, arriva à l'abbaye du Lys, elle y trouva, nous dit la Mère de Blémur, « une vieille Abbesse qui avait résigné sa maison... après bien des aventures qui ne sont pas de mon sujet. Cette bonne dame fut prise par les yeux, quand notre belle postulante entra dans le monastère, et bien loin d'approuver son zèle pour l'état religieux, elle essaya de l'en divertir et de lui faire épouser un de ses parents (2) ». Il faut bien le dire, cette vieille garde anti-réformiste rencontrait parfois des renforts assez imprévus. Claude de Choiseul, ayant décidé qu'on n'irait plus au parloir que le voile baissé, la colère fut grande, dans la ville de Troyes, à la nouvelle de cette réforme. « Le jour de l'Assomption de l'Impératrice du ciel, les chanoines de l'église cathédrale de Troyes ont accoutumé de venir chanter tierce à l'abbaye Notre-Dame, d'y faire une exhortation et d'y laisser trois de leur corps, avec trois prêtres et deux enfants de choeur, pour célébrer la grande messe. Il arriva que le doyen, voyant que les religieuses avaient le voile baissé pendant la conférence, il invectiva furieusement contre la pieuse Abbesse. Elle l'écouta sans émotion, et quand il eut cessé de parler, elle lui dit que saint Paul ordonnant aux femmes de se voiler dans l'église par respect aux anges, elle accomplissait ce précepte en leur personne, sachant que les ministres de Jésus-Christ sont véritablement des anges. (3) » Évidemment Claude de Choiseul avait plus d'esprit que

 

(1) Blémur, I, p. 209.

(2) Ib., II, p. 3o7.

(3) Ib., II, p. 354.

 

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ce chanoine qui nous parait encore moins odieux que ridicule, mais que d'esprit, et que de ferme souplesse ne fallait-il pas lorsque, pour une raison ou pour une autre, la réforme déplaisait à l'autorité épiscopale, comme il arriva quelquefois. On avait aussi, et très souvent, à composer avec de moindres sires, je veux dire, avec les confesseurs ordinaires des abbayes, dérangés dans leurs habitudes par ces explosions d'austérité et fort enclins à se ranger, avec les anciennes, du côté de la tradition. Ajoutons enfin à cette coalition, les familles, les amis des moniales et des Abbesses, petit monde intéressé au maintien de l'ancien régime pour des raisons que le lecteur devine sans peine.

Sainte-Beuve a raconté, sur le mode sublime, la journée héroïque du « guichet », Angélique Arnauld inflexiblement décidée à la réforme intégrale et fermant à son propre père la porte de Port-Royal. Des scènes analogues ne manquent pas dans l'histoire de nos Abbesses. En voici une, par exemple, deux fois intéressante et par la qualité des personnages et par l'éloquence du panégyriste qui nous la rapporte. Je la trouve dans l’« oraison funèbre de Mme Claude de Choiseul de Praslin, Abbesse et réformatrice de la royale abbaye de Notre-Dame aux Nonnains de Troyes », prononcée le 13 septembre 1667, par un Père de l'Oratoire

 

Vous concevez assez, Messieurs, que le plus grand obstacle qu'elle eut à vaincre était l'amour d'un père (le Maréchal) dont la puissance en cette province rendait impossible tout ce qu'il ne voulait pas et dont la tendresse pour sa fille le faisait être d'intelligence avec tous ceux qui s'opposaient à la vie austère qu'elle voulait embrasser. Quand il l'avait sacrifiée à la religion, il n'avait pas senti la douleur et les violences que ce sacrifice cause dans l'âme des pères et des mères. Non pas que la fierté martiale eût éteint en lui les sentiments de la nature, ce coeur, insensible en toute autre occasion n'avait que cette faiblesse qui fait la vertu et le caractère des véritables pères, mais parce que l'état religieux, tel qu'il était alors, ne la séparait de

 

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lui qu'à demi et que l'éclat d'une abbaye qui la suivait en sa retraite, lui avait laissé quelque image de sa première condition, il se persuadait qu'elle serait encore à lui tandis qu'elle ne serait à Dieu et séparée du monde que de cette sorte. Mais quand il lui vit prendre ces tristes résolutions de se donner à l'un et quitter l'autre tout à fait, ce fut alors que ne grand héros sentit ne qu'il était faible et sensible comme les autres hommes, et que la prophétie du Fils de Dieu s'accomplit en lui, qu'il n'était venu dans le monde que pour mettre la division entre le père et la fille. Tous eussiez dit qu'en cette guerre innocente, la tendresse paternelle faisait faire à ce grand Maréchal tout ce que l'adresse et le courage lui inspirait dans une bataille ou à l'assaut d'une ville ennemie... Quels foudres, quels éclairs ne lança-t-il pas lorsque, nonobstant toutes ses résistances, il trouva le sceau de la clôture sur toutes les portes de ce monastère, que celles par lesquelles il avait passé le jour précédent, étaient murées et qu'il ne lui était plus permis de voir sa file qu'au travers d'une grille et d'une muraille dent elle s'était t'ait une prison volontaire ! Mais enfin comme il arrive quelquefois qu'un grand orage est dissipé par un furieux éclat de tonnerre, dont l'impétuosité, portant bien loin la pluie et les nuages, ouvre le ciel et laisse un calme inopiné sur la tête de ceux qu'il avait effrayés, les emportements de cette pieuse colère furent incontinent suivis d'un soudain changement et du calme lorsqu'il était le moins attendu. Me sera-t-il permis de découvrir ici les faiblesses de ce grand héros ? Pourrai-je dire, sans obscurcir sa gloire, que le conquérant de tant de villes, le vainqueur de tant de batailles, fut vaincu dans cette rencontre, que cette colère qui avait fait si souvent trembler des armées, ne put ébranler la constance d'une fille et que reconnaissant en elle la générosité de son sang, il fut contraint de loi céder le champ de bataille (1) ?

 

La Mère de Blémur raconte avec moins de fracas une scène du même ordre, mais peut-être plus douloureuse. Lorsque Laurence de Bados avertit son frère qu'elle allait établir la clôture à la Trinité de Caen, celui-ci « lui fit comprendre que Madame sa Mère s'en offenserait, et qu'elle prit bien garde de ne la pas chagriner là-dessus, parce

 

(1) Oraison funèbre, etc., pp. 13-15.

 

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qu'elle serait au hasard de ne la voir jamais, ce qui ne fut que trop véritable. Mais notre courageuse. Abbesse... persévéra dans sa sainte résolution... et en leur présence et sans écouter leurs conseils, elle mit la clôture, le dimanche des Rameaux et dès le lendemain, Madame sa mère s'en retourna sans lui dire adieu et ne la vit plus de sa vie (1) ».

Le rétablissement de la clôture n'était pas néanmoins le point critique de la réforme, comme notre imagination d'hommes, et d'hommes d'aujourd'hui, tendrait à le croire. Les femmes de ce temps-là étaient des créatures étranges, assez généreuses pour accepter bravement les sacrifices les plus durs, la grille, l'office de nuit par exemple, assez  enfants pour se cramponner désespérément à des niaiseries, à la couleur d'une robe et aux dentelles d'un surplis. Il semble en effet que dans l'échelle des. sacrifices imposés par la réforme, les deux articles qui dans la plupart des abbayes soulevèrent les résistances les plus dramatiques, furent le retour à ce qu'on appelle en langue bénédictine la « communauté » et le retour à l'ancien habit.

La pauvreté » bénédictine — semblable du reste à celle d'une foule d'Ordres et notamment des jésuites — a moins d'épines, mais elle n'est pas. moins exigeante que la franciscaine. Le religieux ne possède rien en propre et dépend du supérieur pour tous ses besoins. Or, au moment qui nous occupe, cet article fondamental de la règle n'était plus dans les abbayes qu'un souvenir extrêmement lointain, comme chez nous le baptême par immersion et la communion sous les deux espèces. Très légitimement propriétaires, par suite d'une tolérance universellement admise, nos moniales. administraient librement leur pécule, grand ou petit, achetaient de leurs deniers, linge, objets de dévotion, livres, vaisselle et le reste, et quand leurs moyens le leur permettaient, elles prenaient chez elles ou

 

(1) Blémur, II, pp. 118, 119.

 

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leurs repas réguliers ou des repas supplémentaires, dont elles fixaient le menu et réglaient la dépense.

Un curieux texte de la mère de Blémur nous rend assez présent cet état de choses. Après que Laurence de Budos, dit-elle, « eut commencé la réforme de son monastère par la clôture, elle continua en y établissant peu à peu le reste des observances, comme la communauté du linge, la table commune du soir, au moins les jours de jeûne — comme on le voit, cette dernière réforme, particulièrement difficile, ne put se faire que par degrés ; — car, comme chaque religieuse avait une pension pour s'entretenir, on ne leur donnait pas la moitié des choses nécessaires à la vie — c'est pour cela que l'on commença la table commune par les jours de jeûne — de sorte que celles qui voulaient être bien traitées, mangeaient dans leurs cellules, avec leurs bonnes amies. Madame retrancha cet abus, aimant mieux que la dépense fût plus grande et que toutes ses filles prissent leur repas au réfectoire, où elle se trouvait toujours la première (1) ».

Ainsi l'abbaye elle-même, par économie, invitait les moniales à se tirer d'affaire comme elles pourraient. Ailleurs s'étaient établis d'autres abus plus ou moins semblables. On conçoit que ce régime particulariste ait eu beaucoup d'attraits, surtout pour des femmes, mais l'on conçoit aussi, entre mille inconvénients plus ou moins graves, quel souci, quelle humiliation de tous les jours, ce même régime devait causer aux religieuses qui manquaient d'argent ou qui n'avaient pas de « bonnes amies ». Il est certain que la gêne dans laquelle vivaient ces malheureuses, a dû faciliter singulièrement l'introduction de la réforme. La Mère de Blémur l'insinue fort bien, dans son beau style abstrait et biblique. «Auparavant, écrit-elle, elles étaient contraintes à faire mille bassesses, pour obtenir de quoi fournir à leurs nécessités. Le temps se passait en des conversations

 

(1) Blémur, II, p. 119.

 

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inutiles et le Prince du monde tenait l'empire sur elles, les gouvernant par l'entremise de ses sujets, au lieu que depuis la rupture de ces chaînes et le consentement qu'elles donnèrent à cette précieuse nudité, dont parle l'Apôtre, elles ne gémissent plus et ne mendient plus le secours d'Égypte ni de Babylone (1). » Ces images grandioses cachent des réalités précises, sordides souvent et douloureuses que nous n'avons pas ici à décrire. Quant aux richesses, ordinairement très humbles, mais d'autant plus chères, que nos moniales conservaient jalousement dans leurs cellules, on s'en défit avec moins de peine. Souvent une exhortation touchante, une impulsion contagieuse précipitèrent le sacrifice.

« Le désordre des guerres, dit encore admirablement la Mère de Blémur, ayant ruiné une partie du revenu de l'abbaye (Saint-Paul-lès-Beauvais), les religieuses y cherchèrent du remède auprès de leurs parents, et au lieu de baiser la main qui les avait dépouillées, dans le dessein de les enrichir des trésors de sa grâce, elles renoncèrent à la pauvreté d'esprit, souffrant avec peine celle où la vicissitude des choses humaines les avait réduites. C'est ce qui ouvrit la porte à cent petites libertés... Les particulières avaient des pensions dont elles disposaient à leur gré ; elles recevaient des présents à leur profit et la plus accommodée recevait l'applaudissement dont parle le Psalmiste : Ils ont dit : bienheureux le peuple qui possède les richesses de la terre ; mais aussi elles n'avaient point de part à la suite des paroles, puisque le Seigneur n'était point leur Dieu, leur part, ni leur héritage. Notre admirable Abbesse (Mme de Sourdis) obligea les RR. PP. Honoré de Champigny et Benoit de Canfeld de faire quelques conférences sur cette matière, ce qu'ils exécutèrent avec tant d'efficace, que le huitième de juin 16o7, dans l'assemblée du Chapitre, toutes les soeurs renoncèrent d'une franche volonté

 

(1) Blémur, I, p. 522.

 

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à tout ce qu'elles possédaient en propre, et pour en donner une preuve convaincante, elles apportèrent à l'heure même, l'argent et les autres choses qui étaient dans leurs cellules, abandonnant au soin de leur charitable Mère, leurs nécessités présentes et à venir (1). » Va et vient touchant, pittoresque, un peu amusant quelquefois, et que l'imagination du lecteur évoquera d'elle-même. A Notre-Dame de Troyes, la délicieuse Abbesse, Claude de Choiseul, n'était ente chargée de toute la besogne, profitant d'une veille de fête de saint Benoit pour proposer à ses filles la dure parole. « A la fin de son discours, elle dit qu'elle ne voulait pas faire de violence pour établir la réforme, mais qu'elle assurait celles qui voudraient bien vivre en commun, qu'elles seraient traitées comme sa propre personne... Elle sortit ainsi du Chapitre laissant la compagnie aussi interdite que si la foudre fût tombée sur leur tête. Elles allèrent chanter complies et la fête (du lendemain) se passa en silence, mais non pas sans fruit... puisque le lendemain, dès quatre heures du matin, toutes les religieuses apportèrent aux pieds de leur Mère, tout ce qu'elles avaient d'argent, de linge, de bijoux, de vaisselle d'argent, enfin toutes les choses superflues, avec une joie qui ne pouvait procéder que du Saint-Esprit. Il est vrai qu'il sen trouva quelques-unes, moins sincères que les autres, qui n'agirent pas droitement, mais elles en furent punies en ce monde (par de tragiques remords) comme Ananas et Saphira... Madame de Notre-Dame fit faire six grands chandeliers de vermeil doré, pour le grand autel, de sa vaisselle d'argent et de celle que Madame sa soeur et les autres religieuses lui avaient rendue (2). »

Mais, presque partout, le plus dur fut, semble-t-il, de renoncer à la robe blanche qui avait, depuis longtemps, remplacé la noire. Quoique ce changement d'habit

 

(1) Blémur, I, pp. 521, 522.

(2) Ib., II, pp. 353, 354.

 

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« paraisse de si petite conséquence », il coûta à nos Abbesses, à Laurence de Budos, par exemple, mille difficultés de la part des religieuses. a Celles-ci, nous dit-on, étaient. si attachées à leur habit blanc que la proposition de prendre le noir était odieuse. L'Épouse ne paraissait point belle à ces innocentes bergères dont parle Salomon, parce qu'elle était hâlée, et cependant c'était un effet des regards du soleil qui cachait quelque chose de grand sous cette obscurité. Ainsi ces bonnes Mères, se croyant filles du jour, pensaient que la couleur d'un vêtement qui ne symbolisait pas avec la lumière, n'était pas bienséante à leur condition. Elles engagèrent tout le monde à prendre leur parti, jusqu'au confesseur qui se déclara pour elles centre la volonté de Madame (L. de Budos). Elle souffrit un an entier cette petite révolte depuis qu'elle eut fait faire les habits. Four moi, je suis persuadée que les plus raisonnables eurent honte d'avoir tant disputé pour quitter un habit si peu convenable à des religieuses de saint Benoit, non pas quant à la couleur qu'il laisse libre dans la sainte règle, mais pour la façon et la qualité des étoffes. Car, au lieu d'en prendre à vil prix, comme il nous l’ordonne, elles avaient des robes de serge délicate et par-dessus des surplis en toile fine, plissés et empesés avec beaucoup de vanité, en sorte que les plus ajustées emportaient le prix entre elles. Il y avait de la jalousie à qui aurait le plus beau chapelet, le plus grand nombre de bijoux, croyant que ces choses les faisaient remarquer , et passer pour des filles de conséquence (1). »

Cette obstination, pour eu contre le blanc, s'explique donc surtout par les ornements et fanfreluches qui en fait s'étaient ajoutés et qui, peut-être, allaient mieux naturellement aux robes de cette couleur. Sans doute aussi voyait-on, de part et d'autre, dans ce passage du jour à la nuit, un symbole plus impressionnant de la transformation

 

(1) Blémur, II, pp. 119, 12o.

 

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radicale qui se poursuivait alors. C'est ainsi qu'à Beauvais, on dut faire la guerre, non plus au blanc, mais au noir. « Au lieu de l'habit d'église, (les moniales de Saint-Paul) usaient d'un surplis de toile noire qu'on croit avoir été apporté dans la maison par Magdeleine de Clermont, qui avait été religieuse de Fontevrault. On ne peut pas expliquer la difficulté qu'il fallut vaincre pour ôter cette sorte de vêtement ridicule. Il est vrai que la clôture ne donna pas tant de peine (à Mme de Sourdis) et qu'elle ne fut contredite que d'une seule des soeurs, encore ne demeura-t-elle que quinze jours dans son opinion, mais pour le surplis, on ne voulait point entendre parler de le quitter et jusqu'aux plus sages, elles alléguaient que l'ayant reçu à la profession, elles le porteraient jusqu'à la mort (1). » Cela fit une petite révolution dans le monastère, la cabale qui subissait, dans un aigre silence, les autres réformes, ayant saisi cette occasion pour rallier quelques bonnes filles, affolées par leur amour pour le surplis noir, et l'évêque de Beauvais, Augustin Potier, s'étant mis étourdiment avec les rebelles. J'avoue que tout cela parait assez enfantin. Mais quoi, n'avons-nous pas vu une question de drapeau passionner les politiques et diviser la France? Encore un coup, la réforme était un bloc dont les divers articles se soutenaient, s'entraînaient les uns les autres. Comme le dit un panégyriste, louant Marie de Montluc d'avoir changé la robe blanche pour la noire, « il parut fort aux grands effets et aux heureuses suites de cette travestiture qu'il est quelquefois bon de se mettre en peine et d'être en souci pour le vêtement (2) ».

V. Tous les détails que nous venons de dire s'étaient déjà vérifiés dans les nombreuses réformes bénédictines des siècles antérieurs. Comment en serait-il autrement, puisque le programme commun de ces réformes était de

 

(1) Blémur, I, p. 526.

(2) Oraison funèbre de Mme Marie de Montluc, p. 76.

 

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revenir à la pureté de l'observance primitive, telle qu'elle est fixée dans un document écrit, c'est-à-dire, la règle de saint Benoît, et puisque, d'autre part, les relâchements, les lézardes ruineuses ont dû toujours paraître, à peu de chose près, sur les mêmes points du rempart monastique. Néanmoins la réforme dont nous parlons a son originalité propre, comme nous l'avons insinué plus haut. Entreprise à l'heure où la France catholique éprouvait partout un besoin de renouvellement intérieur, elle avait été dirigée par des hommes nouveaux, étrangers pour la plupart à la vieille famille bénédictine, qui tous, bien que très persuadés de la nécessité des observances religieuses, étaient avant tout des contemplatifs, des mystiques et, plusieurs du moins, très sublimes. De tels hommes ont dû façonner plus ou moins la réforme à leur image, plier la souplesse de la règle bénédictine à leurs expériences propres, à leurs habitudes pieuses et à leur esprit. Certes, il serait peu scientifique de trop accuser le contraste entre les bénédictins et les religieux que vit et fit naître la Contre-réforme. Il serait même ridicule d'attribuer à ces derniers je ne sais quel monopole de vie intérieure, comme si leurs devanciers, quelque peu barbares, avaient borné leur vertu à l'observation matérielle d'une règle. Les Ordres religieux, comme l'Église, ne vivent vraiment que par l'esprit et s'il y a toujours eu, soit chez les anciens, soit chez les modernes, des formalistes et même des pharisiens, il y a toujours eu aussi des spirituels et des mystiques. Tout cela est trop évident. On peut dire toutefois, non pas que les modernes ont plus cordialement pratiqué, mais qu'ils ont enseigné, plus explicitement, plus méthodiquement et avec plus d'insistance, les exercices intimes de la vie dévote. Chose curieuse, et qui prêterait à de longues réflexions, les modernes semblent avoir ramené à l'intérieur cette discipline fixe et rigoureuse que les anciens réservaient à l'extérieur, je veux dire, à la vie commune et publique de leurs abbayes. La règle de saint Benoît

 

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commande la méditation, mais elle laisse les religieux libres de méditer aux heures et de la façon qu'il leur plaira. La règle de saint Ignace marque les heures et la méthode avec la dernière précision. On me dira que cet esprit vient des seuls jésuites. Ce serait déjà beaucoup, étant donné le nombre et l'importance de ces religieux, mais, les jésuites eux-mêmes, d'où viennent-ils, ne sont-ils pas, comme tout le monde, les fils de leur temps qu'ils ont marqué, je lie veux, mais après avoir été marqués par lui? Quoi qu'il en soit, comment ne pas reconnaître leurs leçons et leur influence, ou des leçons et des influences très voisines de celles des jésuites, dans ces méditations régulières et quotidiennes, dans ces retraites annuelles de huit ou dix jours, imposées par nos Abbesses aux abbayes réformées ?

Ce n'est pas à dire pourtant que ces abbayes soient devenues comme autant d' a extensions » féminines de la Compagnie de Jésus, semblables, de ce chef, au Sacré-Cœur de Mme Barat, et aux nombreuses Congrégations du siècle dernier qui suivent la règle de saint Ignace. Non, et pour des raisons très intéressantes. Et d'abord, les jésuites n'ont pas été les seuls directeurs de nos Abbesses. A côté d'eux, nous avons vu des feuillants, des capucins, des oratoriens et des séculiers de marque. A la vérité, ces diverses influences tendaient à une fin commune, à cet épanouissement de la vie méditative et contemplative que nous avons dit, mais elles ne prenaient pas toutes le même chemin. La prière oratorienne fait plus de place à la spéculation que la prière des jésuites et cette dernière paraît moins spontanée, moins affectueuse peut-être et, dans tous les cas, plus méthodique que celle des capucins.

Disciples tour à tour d'un Condren, d'un Jacquinot, d'un Canfeld, nos abbayes ont donc reçu le plus riche et le pis. exquis de ces traditions éminentes, parmi lesquelles, d'ailleurs, elles ont dû discerner, à la lumière de leurs propres traditions, ce qui leur convenait davantage.

 

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L'eau prend la forme da vase qui la reçoit, et de même que les carmélites, malgré leurs relations intimes avec l'Oratoire, n'ont pas échangé l'esprit. de. sainte Thérèse contre celui de Bérulle, nos abbayes ont adapté aux exigences de la vie bénédictine les directions étrangères qu'elles ont reçues.

La mère de Blémur a raconté, avec son charme biblique, et d'après ses souvenirs personnels, l'initiation laborieuse et naïve, l'entraînement d'une abbaye réformée — la Trinité de Caen — à ces exercices spirituels qui étaient alors une nouveauté pleine de mystères.

« Dans le temps dont je parle, écrit-elle, le seul nom d'oraison mentale était: si inconnu parmi nos religieuses, qu'elles en avaient frayeur et, semblables aux Israélites, elles ne voulaient point que Dieu leur parlât, crainte de mourir. Madame (Laurence de Budos), qui n'avait guère plus d'ouverture sur ce sujet que les autres, résolut d'en faire l'essai pour quelque temps, afin de juger de son utilité. Elle communiqua ce dessein à la mère de Blémur, sa chapelaine, qu'elle honorait d'une bienveillance particulière et, pour le mettre en usage, elles allaient, sur les neuf heures du soir, à Péig1 se, lorsque toutes les soeurs étaient retirées au dortoir, pour étudier cette noble leçon, et, comme d'autres Nicodèmes, conférer avec Jésus pendant la nuit. Un an tout entier se passa de la sorte et telle qui était constituée la sentinelle d'Israël, veillait à la porte de la Sagesse, pendant que ses filles dormaient en sûreté. Il est bien probable qu'elle fut introduite dans la maison, puisque sa promesse (de la Sagesse) y était engagée : Ceux qui veilleront à ma recherche, dit-elle, me trouveront. La grande fidélité qu'elle fit paraître toute sa vie en ce divin exercice, nous a fait juger des faveurs qu'elle y recevait de Notre-Seigneur. Après cette première année d'étude, elle convia ses chères filles de s'appliquer comme elle à l'oraison, et leur en fit donner l'instruction par un Père de la Compagnie de Jésus, grand serviteur de Dieu… 

 

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« Lorsque ce pieux usage fut Introduit dans la communauté et que la communication avec Dieu eût rendu ses filles capables des exercices intérieurs, Madame y établit la retraite des dix jours, qu'elle pratiqua aussi avant que de la permettre aux autres. (Ce qui suit a déjà été cité, mais mérite d'être remis sous les yeux du lecteur.) Elle eut pour directeurs des Pères jésuites et des prêtres de la congrégation de l'Oratoire d'éminente vertu, et depuis encore un Père de la Mission, qu'elle choisit pour son directeur, dont la piété est sublime... Ce fut en suite des exercices que les sacrements commencèrent d'être fréquentés, car auparavant l'usage en était rare (1). »

Ce dernier trait parait très significatif, si l'on se rappelle que l'abbaye avait déjà accepté la réforme, lorsqu'elle se mit à l'oraison, pour en venir ensuite à la fréquentation des sacrements. Curieuse progression et qui nous rappelle que la réforme, au sens strict du mot, c'est-à-dire le retour à la règle intégrale, laissait encore beaucoup à faire et n'était qu'un commencement. Du reste, je ne voudrais pas affirmer que cet ordre ait été suivi partout, mais quoi qu'il en soit, nos abbayes acceptèrent, dans l'ensemble, une méditation quotidienne et à heures fixes — d'ordinaire, une demi-heure le matin et autant le soir — et la retraite annuelle de dix jours. Cette innovation qui, par sa nature même, ne pouvait pas soulever les mêmes orages que la clôture, la communauté du vivre ou du linge et le changement d'habit, dut néanmoins embarrasser, plus d'une jeune professe, telle l'ingénue dont la Mère de Blémur nous parle, dans la notice de Mme de Chateauneuf, Abbesse de Saint-Laurent de Bourges. L'Abbesse, nous dit-on, « ne manquait jamais de se trouver à l'oraison commune, qui se faisait deux fois le jour... S'il arrivait que quelque religieuse eût de la peine dans ce saint exercice, elle se mettait auprès de sa bonne Abbesse, afin qu'elle

 

(1) Blémur, II, pp. 121, 122.

 

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lui dît de temps en temps quelque parole qui pût élever son esprit. On a vu plusieurs fois une jeune professe la tirer trois ou quatre fois pour ce sujet pendant l'oraison, afin qu'elle lui fournît des lumières (1) ».

C'étaient des enfants encore, mais qui s'ouvraient de tout leur coeur à l'action divine, mais qui se préparaient par tant de sacrifices à des grâces plus relevées. Comme tous les mouvements religieux de cette période, la renaissance de vie intérieure qui suivit la réforme bénédictine, promettait au vieil ordre des Gertrude et des Mechtilde une nouvelle floraison de mystiques. Nos prochains volumes rencontreront plusieurs de ces âmes rares dans les premières générations d'après la réforme, mais dès le début de cette réforme, on eut partout l'impression que l'ère des miracles allait revenir, revenait déjà.

 

(1) Blémur, I, p. 3o6.

 

§ 2. — Marie de Beauvillier et les mystiques de Montmartre.

 

I. Marie de Beauvillier louée, de son vivant, à l'égal des plus granites saintes. — Que, malgré la grandeur de son oeuvre, tant et de tels éloges surprennent un peu l'historien. — Une famille de mystiques. — Débuts de Marie de Beauvillier. — L'Abbesse de Beaumont-les-Tours. — On donne à Marie l'abbaye de Montmartre. — Colère de l'Abbesse de Beau-mont. — La légende scandaleuse de Montmartre. — Ignorabimns. — La petite armée des réformatrices. — Marie Alvequin. — Benoit de Canfeld. — Ange de Joyeuse et les antres auxiliaires de la réforme. — Plein et éclatant succès. — Apothéose de Marie de Beauvillier.

II. L'abbaye de Montmartre, à cette époque, centre, mais non pas école de mysticisme. — Marie Alvequin et les Augustines Pénitentes. — Dons surnaturels et prestige. — Vénérée du tout-Paris spirituel. — Les images. — Marie Granger. — Humiliations et détresses. — Les deux côtes soulevées. — Indiscrétion de reine. — Ravissements. — Le Sacré-Coeur. — Jacqueline de Blémur et la vie mystique. — Geneviève Granger. — Dépouillement spirituel. — La Mère Granger et son élève, Madame Guyon.

III. Charlotte Le Sergent. — La cime de l'âme. — Le charbonnier à Saint-Jean-en Grève. — a Géhennes » de l'examen particulier. — La Mère de Blémur et les jésuites. — Désir du Carmel. — La grâce et la méthode. — Aurore mystique. — La « campagne lumineuse » et les templa serena. — Le rideau tiré. — La persécution. — « Frayeur de l'état passif ». — Elèves de Charlotte. — Ses lettres. — M. de Ber. nières. — Catherine de Bar.

 

I. Marie de Beauvillier fut, de son vivant, chargée de gloire. Si elle n'avait pas eu la tête solide, l'encens qu'on ne lui ménageait guère, l'aurait enivrée. « Grande Abbesse qui avez eu la gloire de remettre la première les monastères de notre siècle dans la pureté des siècles passés », lui criait un prédicateur du haut de la chaire. Et un autre, le P. Nicolas Caussin :

 

Le plus auguste des empereurs disait qu'il avait trouvé une Rome de briques et qu'il la laissait de marbre. Mais vous pouvez dire, avec toute humilité, qu'ayant trouvé une Montagne

 

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des Martyrs de fange et de fumier, vous l'avez fait reluire en or et en azur. Vous avez bâti, orné et enrichi la maison de Dieu de pierres matérielles et spirituelles. Votre zèle a effacé la tache que la dissolution passée avait imprimée sur la cendre des Martyrs, a donné de la lumière aux choses ténébreuses, du règlement aux déréglées, de la fermeté aux chancelantes, de la dévotion aux tièdes, de la nouveauté aux anciennes, de l'autorité aux nouvelles, de l'ordre et de la grâce à toutes les affaires de votre Religion (1).

 

Tout cela n'est pas de trop, bien qu'il faille nous garder de mettre Marie de Beauvillier au-dessus de ses soeurs ou de ses filles. Plusieurs des nobles femmes dont nous avons déjà parlé n'ont pas surmonté moins de difficultés que la réformatrice de Montmartre et quelques-unes ont eu, peut-être, plus de charme qu'elle. Placée sur un

théâtre plus éclatant que tous les autres, secondée par les spirituels les plus éminents de son siècle, elle a certes fait de grandes choses. Elle a relevé Montmartre, elle a donné le voile à deux cent vingt-sept filles, elle a envoyé plus de cinquante de ses religieuses réformer ou fonder des maisons de l'Ordre. Avec cela, elle a été, je ne dis pas l'âme véritable, — ce que j'ignore tout à fait et ce que je serais plutôt porté à mettre en doute — mais le centre d'un groupe mystique très important, lequel d'ailleurs, à tort ou à raison, m'attache plus qu'elle-même.

L'histoire vit ainsi de simplifications et de symboles que nous avons parfois de la peine à nous expliquer. Elle aime à faire tenir dans une seule gloire tout ce qu'il lui

plaît de nous transmettre. Le plus souvent, ce n'est pas le caprice qui lui dicte le choix de ces gloires dominatrices et absorbantes, et lorsqu'on se permet de remanier les classements officiels, on est toujours téméraire, sinon

 

(1) Les devoirs funèbres rendus à l'heureuse mémoire de Mme de Beauvillier coadjutrice de Mme l'Abbesse de Montmartre..., par le P. N. Caussin, Paris, 1634, pp. 38, 39. Malgré l'emphase de l'apostrophe qu'on vient de lire, cette oraison funèbre d'une des nièces de Marie de Beauvillier, renferme de très belles pages.

 

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sacrilège. Nos audaces ne vont pas si loin, nous dirons seulement que Marie de Beauvillier nous présente une vie glorieuse mais que, pour notre part, nous ne pourrons peindre que par le dehors.

Marie de Beauvillier, raconte la Mère de Blémur que nous allons citer sans mesure, vint au monde en 1574, « au château de la Ferté-Hubert, en Sologne, entre Orléans et Cléry, appartenant à M. le comte de Saint-Aignan son père ». On connaît les Saint-Aignan. L'insigne mystique, Anne-Berthe de Béthune (1637-1689), Abbesse de Beaumont-les-Tours, est une des nièces de l'Abbesse de Montmartre, par sa mère, Anne-Marie de Beauvillier qui avait épousé un des neveux de Sully. Le gouverneur du duc de Bourgogne, l'ami de Fénelon et le disciple, d'ailleurs très prudent, de Mme Guyon, Paul de Beauvillier (1648-1714) est un des petits-neveux de Marie, disciple elle-même de Benoît de Canfeld. Je ne sais si ces rencontres signifient grand'chose, mais elles soudent assez curieusement les unes aux autres les trois périodes que nous avons cru devoir distinguer dans l'histoire du mysticisme français au xvile siècle.

Vers l'âge de dix ans, Marie de Beauvillier fut novice à Beaumont-les-Tours dont sa tante, Anne Babou de la Bourdaisière, était Abbesse (1). A quelque temps de là, « étant allée chez Mme de la Bourdaisière (la soeur de l'Abbesse) pour nommer une de ses filles, elle y rencontra malheureusement un gentilhomme qui, la voyant si belle, regretta que tant de charmes fussent cachés dans un cloître. Il ne manqua pas de lui représenter son portrait, peint des

 

(1) Claude de Beauvillier, comte de Saint-Aignan, avait épousé Marie Babou de la Bourdaisière, soeur de l'Abbesse de Beaumont. Cette dernière, très attachée à sa nièce et qui fit, comme nous verrons, l'impossible pour l'empêcher d'accepter Montmartre, l'avait fait nommer coadjutrice de Beaumont. Ala mort de sa tante (1623) Marie, Abbesse de Montmartre et de Beaumont, eut à opter entre les deux abbayes. Elle n'hésite pas et obtint l'abbaye de Beaumont pour sa cousine germaine, Anne Babou, II° du nom. Cf. l'excellent livre du chanoine Boissonnot ; La Lydwine de Touraine, Anné-Berthe de, Béthune, Paris, 1912.

 

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plus vives couleurs et de lui dire qu'une fille de sa qualité et qui avait autant d'avantages, était sans doute destinée pour un prince. C'était le souffle empoisonné du serpent qui pensa flétrir cette fleur délicate. Elle revint à Beaumont fort mélancolique et demeura assez longtemps tentée contre sa vocation, sans que sa peine allât pourtant jusqu'au péché, comme son confesseur en a rendu témoignage (1) ». A seize ans elle fit ses voeux (159o).

Le Beaumont d'alors représentait, je crois, assez bien, ces abbayes mitigées que nous avons montrées plus haut presque mûres pour la réforme. Trop bornée, semble-t-il, pour entreprendre rien de nouveau, l'Abbesse, vertueuse elle-même et passablement rigide, maintenait dans sa maison un ordre fort honorable. Néanmoins on ne s'explique pas facilement que ce milieu honnête, gris et froid ait nourri les deux illustres cousines, Marie de Beauvillier et Madeleine de Sourdis, qui s'y trouvaient à la même date et qui, à peine sorties de Beaumont, devaient prendre la tête du mouvement réformiste, l'une à Montmartre, l'autre à Saint-Paul-les-Beauvais. Le confesseur du monastère était un sot en trois lettres. Y avait-il parfois, à côté de la sienne, des influences plus hautes, nous l'ignorons tout à fait. J'incline pourtant à croire que Marie de Beauvillier, assez concentrée et d'une énergie silencieuse, n'a été aidée de personne dans son développement intérieur. Effrayée peut-être par le silence un peu « mélancolique » et par la « beauté incomparable » de la jeune fille, sa tante, l'Abbesse, la faisait passer par les emplois les plus humbles, les plus durs même et trouvait excellent qu'elle se rendit invisible, lorsque la reine Louise (la veuve de Henri III), qui demeurait à Tours, venait à Beaumont et demandait « la belle Madame de Saint-Aignan ».

Cependant, le beau-frère de la jeune fille, Pierre Forget de Fresne, secrétaire d'État, avait obtenu pour elle

 

(1) Blémur, II, pp. 144, 145.

 

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l'abbaye ,de Montmartre et Marie de Beauvillier s'était laissé faire, à la grande colère et au scandale de l'Abbesse de Beaumont, qui désirait fort transmettre son abbaye à sa nièce et qui d'ailleurs, renseignée là-dessus par un Père minime, envoyé tout exprès dans la capitale, tenait Montmartre «pour une maison scandaleuse dont l'entrée même était défendue aux gens de bien (1) ». Cette opposition alla si loin que le confesseur du monastère, gagné .par l'Abbesse, fut trais mois sans vouloir absoudre la pauvre innocente. Dans cette détresse, celle-ci « fit un songe mystérieux, dont elle eut l'intelligence quelque temps après. Il lui sembla qu'elle était sur le bord d'un précipice, quasi prête à tomber et qu'un capucin, lui ayant prêté la main, l'avait soutenue ». De quelque manière qu'on l'explique, ce songe qu'elle a dû raconter plus tard elle-même, lui promettait Benoît de Canfeld. Ainsi, peu d'années après, Jeanne de Chantal, inquiète et sans guide, aura la vision mais, semble-t-il, beaucoup plus précise, ,de François de Sales. Quoi qu'il en soit, après une longue et pénible attente, pendant laquelle elle -eut besoin de toute sa ténacité paisible, pour résister à la pression de la tante et du confesseur, Marie de Beauvillier, ayant enfin ses bulles, quitta Beaumont pour Montmartre, dans le courant de janvier 1598. Sa tante lui avait refusé sans pitié les deux ou trois religieuses de Beaumontqu'elle aurait voulu prendre avec elle et dont elle aurait eu tant besoin. Elle partit seule, « avec une pauvre fille de village qui avait un grand désir d'être religieuse... (et qui était) d'une oraison sublime (2) ». Ne nous lassons pas de saluer au passage ces humbles voyantes. Elles sont alors partout.

Je ne décrirai pas ici l'es désordres qui rendaient la réforme de Montmartre et plus urgente et plus difficile que beaucoup d'autres. Ce détail qui d'ailleurs sort de

 

(1) Blémur, II, p. 148.

(2) Ib., II, p. 149.

 

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mon sujet, exigerait une érudition minutieuse. Je crois en effet que sur tous ces incidents qui étaient déjà vieux de plus de cinquante ans lorsque la Mère de Blémur se mit à les raconter, et que celle-ci n'a pu connaître que par les souvenirs, déjà plus ou moins légendaires, des réformistes victorieuses, cet écrivain, qui est d'ailleurs la probité mime, ne mérite pas une confiance absolue. On nous dit, par exemple, que les moniales de Montmartre tentèrent à plusieurs reprises d'empoisonner leur Abbesse. C'est possible, vraisemblable même si l'on veut, mais ce n'est pas sûr. Quant aux aventures licencieuses que cette pieuse plume, chaste et hardie tout ensemble, nous suggère, on ne peut les révoquer en doute, mais on voudrait savoir à quoi s'en tenir r l'étendue et le nombre de pareils scandales. Il y avait là trente-trois religieuses. Que cinq ou six d'entre elles aient toute honte hue, cela suffit et largement pour expliquer l'horreur rétrospective qu'ont éprouvée les réformistes, au récit de ces tristes exploits, mais cela ne nous apprend presque rien sur les autres moniales, qui n'étant ni saintes ni perverses, n'ont pas fait parler d'elles et qui néanmoins formaient peutitre la majorité, assez vulgaire, j'entends bien, mais à peu près décente, de notre abbaye. Complices au moins par leur résignation silencieuse, non encore. Qui nous dit en effet qu'on ne se cachait point d'elles? Et puis, le moyen de protester, si les coupables avaient pins de prestige eu de puissance que les autres? Comment auraient pu s'y prendre les plus humbles filles de Maubuisson pour s'opposer au bon plaisir de leur Abbesse, Jacqueline d'Estrées? Montmartre du reste ne semble pas avoir égalé Maubuisson. La Mère de Blémur nous apprend elle-même que l'archevêque de Paris, Henri de Gondi, ignorait presque tout de ces désordres et que, les ayant appris, il les déplora certes et tâcha de les supprimer, sans toutefois se prononcer pour Marie de Beauvillier contre les anciennes. Comme les réformistes, celles-ci avaient leur parti, à la

 

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Cour et à la ville, et dans ce parti, nous rencontrons des chrétiens irréprochables.

Tout cela donne à réfléchir. L'imagination des réformistes n'aura-t-elle pas rapproché peu à peu les divers méfaits de leurs adversaires, je veux dire, les vrais scandales des unes et la résistance obstinée que les autres firent à la réforme ? A mesure que reculaient dans le passé tant de souvenirs dont quelques-uns étaient délicats à manier pour des âmes pures, le parti vainqueur n'aura-t-il pas confondu les tièdes et les pécheresses dans une même réprobation? Aussi bien, que nous importe ! L'histoire religieuse n'est ni un roman, ni un mélodrame. Les scandales ni ne l'effraient ni ne l'intéressent. Quand elle les rencontre dans les documents, elle les relate, mais sans prêter à ces faits-divers plus d'intérêt qu'ils n'en méritent, réservant sa curiosité pour des phénomènes plus intérieurs et moins éclatants.

Contre les anciennes de Montmartre, folles ou non, Marie de Beauvillier avait avec elle quatre religieuses, mais toutes les quatre fort attachantes. Nous avons nommé la première, cette mystique de village qu'elle avait prise en Touraine. Nient ensuite une moniale qui ressemble un peu au Serenus de Jules Lemaître, à ce martyr qui meurt pour l’Évangile auquel il ne croit pas. Dieu, raconte la Mère de Blémur, lui adressa... une ancienne qui était moralement civile et qui la servit avec soin dans les affaires temporelles, mais sans vouloir entendre parler de réforme. Elle aimait son Abbesse... (et le lui montrait) par une application entière au bien de la maison, mais cela ne passait pas outre; en sorte que l'on peut dire qu'elle avait trouvé une bonne dépositaire dans une mauvaise religieuse . » Après les tentatives d'empoisonnement, vraies ou imaginaires, dont nous avons parlé, cette excellente fille prit soin qu'on ne présentât rien à l'Abbesse « qu'elle n'y eût goûté la première, parce que, l'aimant tendrement, elle aurait exposé de bon coeur sa vie pour la

 

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sienne (1)». Cette apparition d'une morale quasi indépendante dans un milieu où va triompher le plus haut mysticisme, méritait d'être relevée. L'abbaye possédait aussi deux parisiennes vraiment saintes, Catherine et Marie Alvequin, qui gémissaient depuis longtemps sur la misère spirituelle de la maison et qui se rallièrent à Marie de Beauvillier dès le premier jour. Elles étaient religieuses depuis près ou plus de vingt ans, la plus jeune, Marie, ayant été reçue à Montmartre en 1578. D'après le biographe de cette dernière, la décadence de l'abbaye n'aurait commencé qu'avec les guerres civiles qui bouleversèrent la France et Paris pendant les dernières années du siècle. Si le fait est exact, il confirmerait les réserves indulgentes que nous proposions tantôt. Comme dans toutes les autres abbayes, la ruine matérielle de Montmartre était pour beaucoup dans le relâchement de ces pauvres filles. Les religieuses se trouvaient dans la plus extrême indigence et le commun souci était de ne pas manquer de pain. En vérité, on n'imagine pas l'étendue de cette détresse. Réduites à tant de privations et privées de presque tous les secours religieux, les soeurs Alvequin se demandaient si leur devoir n'était pas de fuir. « Dans cette incertitude, elles eurent recours à un saint homme, nommé Frère Jean, qui vivait pour lors au Mont Valérien en odeur de sainteté... Ce grand homme avait souvent de saintes inspirations et son esprit, pénétré des lumières du ciel, découvrait les desseins de la Providence, pour les déclarer avec humilité à ceux qui le consultaient. Nos deux bonnes religieuses avaient une extrême confiance en ce serviteur de Dieu, elles lui découvraient leur intérieur, lui écrivant quelquefois. (2) » Elles lui confièrent donc leur projet de passer en Flandre pour entrer dans une maison réformée. Le pieux ermite, après quelque temps, leur fit dire que Dieu

 

(1) Blémur, II, pp. 151, 155.

(2) La vie et les actions de la V. M. Marie Alvequin..., par M. H. de La-tout, sieur de Marivaut, Paris, 1687, pp. 46, 47.

 

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enverrait à Montmartre une Abbesse pleine de vertu et de courage, et qu'il les avait réservées toutes les deux pour aider celle-ci dans la réforme de l'abbaye. Marie de Beauvillier les trouva donc à ses ordres dès qu'elle arriva. Elle leur confia les charges les plus importantes et s'appuya constamment sur elles.

Ces précieux auxiliaires s'effacent néanmoins devant le très grand homme qui fut, pendant les premières années de la campagne héroïque, la lumière et la force de la jeune Abbesse. Je veux parler du P. Benoît de Canfeld que Marie de Beauvillier avait pris pour directeur, sur le conseil du cardinal de Sourdis et dans lequel elle eut bientôt reconnu le capucin, le sauveur qu'un songe mystérieux lui avait jadis montré. Nous avons déjà célébré ce personnage, un des plus importants de tout le siècle. Aussi bien le simple et rapide récit dé ses relations avec l'Abbesse de Montmartre suffirait à nous le montrer dans sa grandeur originale et puissante. Qu'on veuille bien se les représenter en face l'un de l'autre, soit au parloir soit au confessionnal, elle tour à tour pressée d'agir ou accablée par des obstacles insurmontables, lui, paisible, lointain, perdu en Dieu, oublieux, dirait-on, de cette abbaye rebelle, où les délégués de l'évêque de Paris sont accueillis par des vociférations, où plane encore la honte de scandales récents, où se trament peut-être des assassinats. Quand il le faut, notre mystique sait bien diriger l'énergie de l'Abbesse vers quelque initiative décisive, mais son vrai souci n'est pas là. C'est à peine, dirait-on, s'il prend garde à l'armée redoutable de ces anciennes qui ont juré d'empêcher la réforme. Il ne voit qu'une seule âme et il la traite comme si elle était seule au monde, comme il ferait d'une moniale inconnue, cachée dans une communauté régulière et sainte. La Mère de Blémur l'a dit magnifiquement : «Le Père Benoît de Canfeld ne lui manqua pas, mais son travail n'était pas tant pour remédier aux désordres extérieurs que pour former l'intérieur à supporter les croix

 

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avec soumission aux ordres de Dieu. Il composa un exercice de là divine volonté — nous connaissons ce chef.. d'oeuvre mystique : c'est la Règle de perfection — qui fut très utile à Madame de Montmartre, parce qu'elle en entreprît la pratique avec une merveilleuse ferveur, rendant compte au Père des moindres défauts qu'elle y commettait ; ce qui la fit avancer à grands pas dans les voies de la grâce, ne s'arrêtant plus sur les difficultés qui lui firent beaucoup de peine dans les commencements, mais seulement dans les choses qui pouvaient avancer la gloire de Notre-Seigneur... II arrivait quelquefois que conférant avec lui, il était tout d'un coup ravi en Dieu, demeurant quelque temps hors de soi-même, sans parole et saris mouvement ; puis revenant de ces extases, il continuait à l'entretenir de choses si saintes et si élevées qu'elle en recevait uni très grande consolation. (1) »

Quand le mystique eut achevé son oeuvre, les hommes d'action entrèrent en scène. Benoît de Canfeld, quittant la France, avait obligé le Père Ange de Joyeuse « de servir de protecteur à Madame de Montmartre ; ce qu'il exécuta avec beaucoup de soin ». Le P. Honoré de Champigny venait souvent lui aussi, mais l'honneur de convertir les anciennes de Montmartre revient, et c'était dans l'ordre, à celui des deux capucins qui était le mieux rompu aux arts de la diplomatie et de la guerre. « Le Père de Joyeuses nous dit-on, fit plus de fruit que les autres dans la communauté, gagnant la jeunesse par sa, douceur, si bien qu'il ne demeura que huit des anciennes. qui vécurent en leur particulier, sans vouloir se soumettre aux observances régulières, prenant toujours le parti contraire de ce que leur supérieure ordonnait (2). » Certes, il restait encore beaucoup à faire et à Marie beaucoup d'épreuves à traverser, pendant lesquelles elle fut soutenue par François de Sales,

 

(1) Blémur, II, pp. 156, 157.

(2) Ib.,  II, p. 158.

 

 

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les PP. Coton et Gonthier et tout le groupe de Mme Acarie. Mais dès 1600 ou 16o1, la réforme était admise en principe. Du reste les jeunes recrues, nécessaires à la rénovation totale de la vieille abbaye, commençaient de venir. Qui le croirait? La vraie bataille pour la réforme ne dura pas plus de trois ans.

Telle fut, chez nous du moins, la première réforme d'une abbaye bénédictine de femmes, au XVIIe  siècle. Les nouvelles allaient bon train de ce temps-là comme du nôtre, et le triomphe de Marie de Beauvillier fut bientôt connu dans tout le royaume. Montmartre devint et resta, pendant plus de cinquante ans, le mont sacré des réformistes, la source pure où l'on vint puiser l'esprit de saint Benoît, le rare modèle sur lequel les autres abbayes se renouvelèrent. Les vocations y affluaient de nos provinces les plus écartées. Nous avons déjà dit que la glorieuse Abbesse donna le voile à plus de deux cents religieuses. On- vit aussi nombre d'Abbesses passer de longs mois aux pieds de Marie de Beauvillier, pour apprendre à conduire plus parfaitement la réforme de leurs monastères. De la ruche mère partirent aussi dans toutes les directions des filles de Montmartre, chargées de réformer d'anciennes abbayes ou d'en fonder de nouvelles. Pour Marie elle-même, nous ne pouvons que la dire très grande et très sainte, impuissants que nous sommes à nuancer et à colorer par des traits vivants ces vagues épithètes. Il est manifeste qu'un si prodigieux et si long succès ne fut pas l’oeuvre d'une femme commune, mais enfin nous ignorons, ou du moins j'ignore la figure et la beauté propre de Madame de Montmartre. Elle semble avoir été assez frêle, ce qui rendrait plus dramatique la ténacité, l'indomptable énergie de cette femme. Incomparablement belle, nous affirme-t-on, je crois la deviner quelque peu distante et fermée. Trop personnelle peut-être et moins généreuse qu'on ne le voudrait pour les plus éminentes de ses filles, pour Marguerite d'Arbouze, par exemple, qu'elle fit souffrir. Magnifique

 

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néanmoins et d'une vertu resplendissante, puisque tous les spirituels du temps se sont inclinés devant elle et que trois générations de moniales l'ont canonisée. Au bout de quelques entretiens avec elle, Benoît de Canfeld l'avait jugée digne de cheminer par la voie royale de l'abnégation absolue et du pur amour (1). Ce trait vaut tous les éloges. Pour le reste, résignons-nous à l'entrevoir de loin, imposante, hiératique, sur son siège abbatial, dans un nuage d'encens. Pour que rien ne manque à sa majesté, elle reste indéfiniment à son poste, voyant mourir les unes après les autres, non seulement les anciennes qui avaient fini par se rendre toutes, mais une foule de nouvelles et notamment les deux coadjutrices qu'elle s'était données, sa nièce, Marie de Beauvillier et sa petite cousine, Henriette de Sourdis. Une princesse de la sérénissime maison de Lorraine, Madame de Guise, professe de Saint-Pierre de Reims, fut sa dernière coadjutrice. Marie de Beauvillier mourut enfin elle-même, le 21 avril 1657. Elle avait 83 ans ; elle était née deux ans après la Saint-Barthélemy et elle avait assez vécu pour voir de ses yeux le roi Louis XIV.

II. Qu'une vie si longue et si pleine, que tant de triomphes et de splendeurs aient été ordonnés, dans le plan divin, non pas seulement à la suppression de quelques abus, de quelques scandales, mais encore, mais surtout à l'enrichissement spirituel et mystique de plusieurs générations de moniales, cela, pour nous, ne fait aucun doute, et cette remarque, nous la ferions aussi bien au sujet des autres

 

(1) On peut deviner d'après ses écrits qu'elle était assez avancée dans les voies mystiques. Son Exercice divin ou pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu..., (par R. M. M. D. B., Paris, 1631), est une adaptation, élémentaire mais pertinente, des enseignements de Canfeld et du pseudo-Denis. Voici par exemple un passage révélateur ; « Le discours est chose humaine, mais l'amour est chose divine, et bien souvent le discours de l'entendement n'est pas la perfection ni la vraie contemplation, et quelquefois il est contraire et préjudiciable à la perfection. Saint Denis conseille à son disciple Timothée de retrancher et suspendre l'opération de l'entendement », pp. 149, 15o. C'est la leçon commune, mais bien comprise. Le plus curieux est que l'Abbesse propose cet enseignement de haute mystique à l'ensemble des moniales .

 

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réformatrices dont nous n'avons pas eu le temps de parler. A toute cette histoire de la réforme bénédictine, comme du reste à tous les vastes mouvements religieux, nous appliquons hardiment, le modifiant à peine, le mot de saint Paul : Omnia propter mysticos. Si d'une part, en effet, on doit juger de l'intention de l'ouvrier par les rèsultats les plus achevés de son travail, il est constant, d'un autre côté, que tout ce qui renouvelle la vie intérieure et l'esprit de prière dans un groupement religieux quelconque, tend normalement à libérer la grâce, à dilater, à forcer, pour ainsi dire, les puissances mystiques d'une élite, beaucoup plus nombreuse qu'on ne le croit d'ordinaire — normalement, disons-nous, parce que les pressions extérieures ou intimes qu'inspirent souvent les préjugés anti-mystiques, gênant les âmes saintes et contrariant l'action divine, suspendent plus ou moins cette loi. Que si d'ailleurs tout le travail chrétien prépare, en quelque façon, l'épanouissement des mystiques, il n'est pas moins certain que les mystiques nous rendent avec usure ce qu'ils ont reçu de nous. Ils ne vivent pas moins pour nous que nous ne vivons pour eux. L'Église universelle reçoit de leur plénitude, comme toutes les pages du présent livre ou l'ont déjà montré ou le montreront.

Il ne faut pas néanmoins nous représenter le Montmartre de cette période comme une école spéciale de mysticisme dont Marie de Beauvillier aurait eu la direction. Le mot d'école, qui du reste convient toujours assez mal en ces matières, ne conviendrait pas du tout aux mystiques qui ont vécu, plus ou moins vers le même temps, sous la crosse de Marie de Beauvillier. Il y a entre elles des différences assez notables; rien ne montre qu'elles aient eu le même directeur, dans cette vaste communauté où chaque religieuse s'adressait librement, semble-t-il, à qui lui

 

(1) Il y a bien des écoles de spiritualité — celle de saint Ignace, par exemple, celle de Bérulle : il ne peut pas y avoir, à proprement parler, d'écoles de mysticisme.

 

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plaisait davantage. Je ne crois pas non plus que l'Abbesse ait exercé une influence directe sur le développement spirituel de cette pleïade mystique. Bref, si elles se ressemblent les unes aux autres, ce n'est pas comme professes de Montmartre, mais comme filles de saint Benoît, par un je ne sais quoi de mûr et de grave, par un sentiment religieux plus auguste qu'ont fait naître et coloré sans doute la vie liturgique, la lecture plus fréquente de l'Ancien Tes. Lament et des Pères de l'Eglise, la majesté des souvenirs bénédictins. Ce n'est pas l'esprit de crainte, mais ce n'est pas non plus tout à fait l'esprit des enfants. La Mère de Blémur a dit de l'une d'elles, Geneviève Granger, qu'« elle était un peu de l'Ancienne Loi », et que « la circoncision lui était vénérable» (1). Plusieurs autres nous donnent la même impression. Si ces vues, qui demanderaient, à être exposées d'une manière moins sèche, se trouvent exactes pour le fond, nos mystiques de Montmartre annonceraient les abbesses victimes, Catherine de Bar, Anne de Béthune et leurs soeurs douloureuses que nous étudierons dans les volumes suivants. J'ajoute que nous ne savons en somme que peu de chose sur les mystiques dont je vais parler et qu'il y en a eu certainement d'autres, beaucoup sans doute, qui nous sont totalement inconnues.

Avec Marguerite d'Arbouze — à qui nous devons réserver une étude particulière — la plus ancienne des mye tiques de Montmartre est cette Marie Alvequin que nous avons déjà vue luttant avec sa soeur et Marie de Beauvillier, dès les premiers jours de la réforme. Sa vie a été écrite assez convenablement, par un certain sieur de Marivaut. En 1616, Marie Alvequin, accompagnée de sept religieuses de Montmartre, parmi lesquelles se trouvait Adrienne Colbert, tante du futur ministre, avait quitté son abbaye pour aller réformer les Augustines Pénitentes de Paris qui habitaient depuis 1572 l'antique monastère de

 

(1) Blémur, II, p. 433.

 

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Saint-Magloire. Marivaut nous rappelle, très à propos, qu'il ne faut pas confondre pénitentes et repenties, et nous donne une foule de détails intéressants sur la fondation de ces pénitentes, sous Charles VIII et Alexandre VI; sur leur première maison, si belle et commode que Catherine de Médicis la leur enleva pour y fixer sa cour en 1572, et sur leur église de Saint-Magloire, qui renfermait encore, à la fin du XVIIe siècle, des « restes vénérables de l'antiquité…. des figures, les unes d'une grandeur extraordinaire, vêtues en habits de pénitents, le casque en tête et chargées de chaînes de fer, et les autres comme des enfants parfaitement bien faits »(1). Je note au passage ces curieux détails, pour rappeler aux travailleurs le multiple intérêt de ces livres pieux que les conservateurs de nos dépôts publics ont dédaignés pendant si longtemps et qu'on ne trouvera bientôt plus que dans les bibliothèques d’Amérique. Marivaut nous dit aussi que les augustines étaient l'objet d'une prédilection particulière de la part -de nos rois, depuis Charles VIII et Louis XII, jusqu'à Henri IV qui « fit l'honneur à ces religieuses de les visiter les premières après son entrée dans Paris (2) ». La faveur royale se fixera bientôt, à quelques pas de Saint-Magloire, sur le Val-de-Grâce. Quant à la réforme des augustines, elle se fit avec autant de succès et aussi vite que celle de Montmartre. Nous n'avons pas à la raconter, mais seulement à voir défiler dans le parloir du monastère, l'élite chrétienne de cette époque, insatiable dans son désir d'approcher les amis de Dieu. Des dons surnaturels de Marie Alvequin, un seul nous est bien connu. De loin, comme de près, elle lisait au fond des âmes. Elle allait « trouver pendant la nuit des religieuses, dans leurs cellules, au plus fort de leurs agitations .et presque à demi vaincues par la violence des attaques

 

(1) Marivaut, op. cit., pp. 142, 148.

(2) Ib., p. 94.

 

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du démon (1)». Des traits pareils n'ont rien qui nous étonne, mais j'ai beaucoup plus de peine à comprendre la rapidité avec laquelle le Paris de ce temps-là savait bientôt qu'il comptait une voyante de plus. « Cet esprit de pénétration, dit fort bien notre Marivaut, ne se renfermait pas dans les limites de son cloître. La grâce dont le caractère est de se répandre, comme une émanation du souverain bien, se répandait sur tous ceux qui avaient le bonheur d'aborder notre incomparable Mère. Les personnes d'une éminente sainteté et d'un rare mérite qui la fréquentaient plus communément et tous ceux qui venaient conférer avec elle de leur conscience, étaient obligés d'avouer, après les lumières et les consolations qu'ils avaient retirées de sa conférence, que l'esprit de Dieu résidait dans son coeur. » Les « plus grands hommes de son siècle se faisaient une douce consolation d'entrer dans ses conseils et de participer à ses lumières; le révérend Père Gondrant (Condren), M. l'Abbé de Soluëres,... M. Charton, grand pénitencier, M. de Gamache, son cousin germain, docteur de Sorbonne, Mme Zacharie (Acarie), enfin M. de Bérulle... et une infinité d'autres », tous avides de mettre à profit « ce don de pénétration qui lui faisait leur découvrir des choses si secrètes et si particulières dans la conduite de leur vie (2) ».

Anne d'Autriche était de ses bonnes amies et, comme à tous les saints et saintes qu'elle connaissait, elle lui avait demandé vingt fois d'obtenir pour elle-même, pour Louis XIII et la France, le fameux miracle dont le désir obséda si longtemps et si fort tant et tant de monastères. Marivaut a là-dessus une métaphore de sa façon qui mérite d'être conservée et que Victor Hugo reprendra

 

(1) Marivaut, op. cit., pp. 166, 167.

(2) Ib., pp. 168-171. — Remarquons-le en passant, comme les bénédictines de Montmartre eurent longtemps leurs « frères convers », les augustines pénitentes avaient des frères quêteurs, qui demeuraient hors de la clôture et qui faisaient leurs voeux à la grille, entre les mains de la supérieure et du confesseur. Cf. Ib., pp. 87, 88.

 

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plus tard — oh ! sans plagiat — pour l'appliquer à la naissance du roi de Rome. « J'ose dire, écrit-il, que quoique plusieurs saintes âmes eussent sollicité le ciel avec elle par leurs soupirs, et grossi par leurs larmes cet heureux nuage qui devait faire pleuvoir ce rare don du ciel, Louis XIV..., elle (Marie Alvequin). avança, par l'ardeur de ses prières et la ferveur de ses oraisons, la naissance de ce Dauphin (1). » Un détail encore, et qui est moins commun, sur cette mystique. Elle aimait beaucoup les images saintes. Au plus haut, étage du couvent rebâti par elle, s'étendait une vaste galerie « commode aux religieuses, pour se promener dans les heures permises ». Bronze ou pierre, nous ne savons, mais elle avait fait « faire à un des bouts de cette grande allée, une grotte de sainte Madeleine, où elle paraissait répandre des torrents de larmes... ; à l'autre extrémité, Béthanie, où était la figure de Notre-Seigneur et Madeleine à ses pieds ». Dans un autre endroit de la maison, elle avait fait mettre Jésus-Christ ressuscité et défendant à Madeleine de le toucher,.. « comme si elle n'eût pas voulu que la joie de la Résurrection eût émoussé les pointes » de la Passion (2).

Plus haute, sans doute, que Marie Alvequin, Marie Granger, maîtresse des novices à Montmartre, où elle était arrivée en 1617; puis, de 163o à 1636, fondatrice et supérieure de l'abbaye de Montargis, où elle passa les dernières années de sa courte vie, impressionna certainement davantage. les contemporains par les manifestations extérieures de sa grâce. La Mère de Blémur a écrit sa vie avec une ferveur particulière et il faut bien que la réputation de cette mystique, aujourd'hui oubliée, ait été grande, puisqu'on eut la pensée d'appliquer de ses reliques sur. le front des possédées de Loudun (3). C'était une créature de faiblesse et de souffrance que tourmentaient de terribles

 

(1) Marivaut, op. cit., pp. 185, 186.

(2) Ib., pp. 133-138.

(3) Cf. Blémur, I, p. 238.

 

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maladies et qui, semblable à tant d'autres mystiques, fut à plusieurs et souvent un objet de terreur, de mépris ou de cruauté. « On la fit passer pour une personne travaillée du mal caduc, avant qu'elle fût supérieure, et celle qui lui procura une mortification si sensible,. se réjouissait de la voir abandonnée de tout le monde, chacun appréhendant la contagion d'un mal si redoutable. Elle honorait alors la cruelle déréliction de son Époux, traité de son Père comme un lépreux, et elle put se plaindre avec lui que ses amis se tenaient loin d'elle. Cependant elle soutint cet opprobre sans murmure, sachant que le pécheur est un épileptique spirituel. Pendant son gouvernement, elle souffrit des contradictions perpétuelles ; on condamna toutes ses grâces extraordinaires et on fit entendre à ceux qui révéraient sa sainteté, que c'était une fille trompée. Et ce qui la tourmentait davantage, c'est qu'étant solidement convaincue de son néant, elle était du parti de ses ennemis et croyait avec eux qu'il était peut-être vrai que ses lumières n'étaient que des illusions. Dans cet état tout lui était suspect et elle avait peur d'elle-même (1). »

 

Je suis tourmentée de blasphèmes — lit-on en effet dans un des trop rares écrits que nous ayons d'elle — j'entends que l'on crie à l'oreille de mon âme que je suis une folle et une abusée de courir après un Dieu qui s'enfuit de moi, de chercher un .amour qui est sans amour pour moi (2).

 

Quelquefois, la nuit, . « elle se jetait par terre, ne pouvant douer au lit et se servant des paroles du plus affligé de tous les hommes, elle disait: Qui me fera la grâce que celui qui a commencé de m'écraser, m'achève; qu'il ne m'épargne point dans mes douleurs et que je ne contredise point aux paroles du Saint : Il est temps, mon Dieu, que le péché prenne fin ». Comme tout cela rend un son vrai et profond !

 

(1) Blémur, I, pp. 210, 211.

(2) Ib., I, p. 224.

 

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Si pourtant, continue-t-elle, vous avez juré ma ruine, j'accepte cet arrêt, par soumission à votre divine ordonnance. Mais au moins faites-moi la grâce que je n'emporte point le péché avec moi. La peine ne m'en est pas insupportable comme la souillure, et le feu de l'enfer me sera agréable, pourvu que j'y brûle en qualité d'une victime qui ne soit point dans votre disgrâce (1).

 

Quelle noble langue, dirais-je, s'il était permis de mêler des pensées frivoles à la vue d'une telle détresse. Abîmée dans son néant, elle souffrait des grâces trop visibles qui excitaient autour d'elle ou la dévotion ou la jalousie. La Mère de Blémur nous la montre dans une page émouvante : « Quand elle ne pouvait résister à l'esprit de Dieu qui l'attirait puissamment, et que ces transports avaient paru, sa confusion était extrême et pour cacher l'opération divine, elle voulait qu'on crût qu'elle était tombée en faiblesse. S'il arrivait qu'elle demeurât en extase au parloir..., celle qui avait part à son secret lui apportait du vin, feignant qu'elle était tombée en syncope. C'est ainsi que cette excellente créature dissimulait tout ce qui brillait aux yeux des hommes, jusqu'à s'égratigner les bras et se mettre tout en sang, pour s'empêcher le ravissement. Elle voulait bien ressentir la pointe des épines qui couronnèrent son maître, mais elle ne voulait pas qu'elles eussent seulement la figure d'un diadème. L'ombre de la gloire suffisait pour lui donner de la terreur (2) ».

Le désir de garder pour eux leur divin secret se rencontre en effet chez tous les véritables mystiques. Une sorte de pudeur, une humilité profonde et la peur qu'ils gardent toujours plus ou moins d'être les jouets de quelque illusion, leur rendent insupportable la nécessité où ils se trouvent souvent d'être donnés en spectacle à un monde éternellement curieux du surnaturel, même lorsqu'il prétend n'y pas croire. Depuis un accident mystérieux qui

 

(1) Blémur, I, p. 225.

(2) Ib., I, p. 201.

 

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remontait à ses premières années de Montmartre, Marie Granger se trouvait particulièrement et constamment exposée à cette curiosité, d'autant plus pénible aux âmes délicates, qu'elle est souvent grossière et malsaine. « Sa charité, dit la Mère de Blémur, augmenta de telle sorte qu'elle dilata son coeur, qui ne la pouvait plus contenir, élevant deux côtes par sa violence, qui demeurèrent deux ans élevées de deux doigts et toute sa vie, séparées des autres, s'élevant et s'abaissant selon les mouvements de son amour. Ne fallait-il pas qu'il fût sans mesure pour enfler son coeur, pour élever sa poitrine et pour faire un prodige qui n'a guère d'exemples dans les siècles passés ? Plusieurs des religieuses qui ont vu cette merveille l'ont attestée (1). » Le directeur de Marie Granger, homme d'une sainteté peu commune, le P. Rabasse, récollet, attachait peut-être trop d'importance à cette merveille, ou du moins en parlait plus que de raison. La reine-mère ayant passé par Montargis, lorsque Marie Granger qu'elle avait connue dès Montmartre, était dans cette ville, « elle entra dans le monastère et entendit la messe dans le choeur des religieuses, ensuite ayant ordonné aux Dames de la laisser seule, elle entra au parloir pour conférer avec le P. Rabasse, en présence de notre bonne supérieure. Le serviteur de Dieu n'eût pas plutôt commencé à traiter de la vie spirituelle, que la Mère entra dans un profond ravissement, ce qui donna lieu au P. Rabasse de faire le récit à Sa Majesté des grâces extraordinaires que Notre-Seigneur communiquait à cette âme et, en particulier, de l'élévation de ses deux côtes. La reine les voulut toucher, mais elle ne put, à cause de son grand habit. Elle revint de son extase, sans s'être aperçue de ce qui s'était passé et elle entretint deux heures entières notre auguste princesse... (qui) lui promit sa protection et lui commanda de s'adresser à elle dans toutes les choses où elle aurait besoin de son autorité. En

 

(1) Blémur, p. 202

 

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effet, lorsque Madame de Montmartre voulut retirer ses religieuses (qu'elle avait prêtées à la fondation de Montargis), la reine eut la bonté de lui écrire et de lui témoigner qu'elle lui ferait plaisir de les laisser à notre Mère (1). ». J'ai conservé ces dernières lignes qui prennent sur le vif une des nombreuses circonstances dans lesquelles les Abbesses d'alors avaient besoin de la Cour. Pour le reste, j'avoue que l'anecdote me gêne un peu. Béni soit ce grand habit contre lequel échoua l'indiscrétion conjuguée du P. Rabasse et de la reine ! Plus gênée que nous assurément, Marie G ranger se cachait de son mieux aux yeux des créatures. « Lorsqu'elle demeurait encore à Montmartre, la cave de Saint-Denis était le lieu de sa retraite et de ses ravissements ; elle y demeurait des quatre ou cinq heures... et elle y eût passé bien souvent les nuits entières, si quelques religieuses confidentes n'avaient pris soin de l'en retirer. Depuis qu'elle eut obtenu de Dieu que ces abstractions ne parussent point devant le monde, toutes les nuits elle était visitée de Notre-Seigneur et c'était au milieu de ce grand silence des créatures qu'il traitait avec elle (2). »

« On n'a pu savoir précisément ce qu'elle voyait dans ses ravissements » ajoute la Mère de Blémur. L'on n'en -peut juger que par une parole admirable de notre voyante, qui, lorsqu' « elle rencontrait quelque image... ne pouvait s'empêcher de plaindre l'ignorance des peintres, de copier si mal des originaux si parfaits (3) ». Dès qu'elle redescendait sur terre, elle ne vivait plus que pour souffrir. « Elle fit des choses que l'on n'ose spécifier; nous dirons seulement qu'elle but longtemps dans le crène d'un mort et qu'étant fort altérée, elle se contentait de regarder de l'eau, sans en avaler une goutte, afin d'exciter sa soif. Étant malade et n'osant manger du

 

(1) Blémur, I, p. 211.

(2) Ib., I, p. 221.

(3) Ib., I, p. 221.

 

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fruit, elle cherchait les occasions d’en voir, afin d'en offrir la privation à Notre-Seigneur ». Sa grâce était du reste exigeante et sévère; soit pour elle-même, soit pour les autres. « Elle eût fait scrupule de sentir, une fleur et voyant une religieuse qui s'y arrêtait, elle ne put s'empêcher de l'en reprendre » Enfin lorsqu'elle fut:à l'agonie, elle dut plier devant une épreuve suprême que n'aurait pas inventée sa propre ingéniosité à se faire souffrir elle-même. Le confesseur de cette agonie « était un homme si grossier et si ignorant qu'il était plus propre à chagriner les âmes qu'à leur inspirer des sentiments de piété. Il est vrai qu'on lui fit venir un Père de la Compagnie de Jésus, qui ,prêchait dans la ville, mais comme il ne la connaissait pas, elle n'en eut pas le soulagement qu'elle eût pu désirer. Il fallait qu'elle mourût dans le délaissement et qu'elle honorât par état l'abandon: du Fils de Dieu» (2). Marie Granger compte aussi parmi les précurseurs, les annonciateurs les plus précis de cette dévotion au Coeur de Jésus que prêchera, vers la fin du XVIIe siècle, une visitandine de Paray-le-Monial, Marguerite-Marie Alacoque. Vers 163o, « notre divin Sauveur lui apparut, tenant une croix en sa main, avec un cœur percé de trois clous et une couronne d'épines; il paraissait que ce coeur répandait des gouttes de sang : « Ma fille, lui dit Notre-Seigneur, je vous donne ce blason et je, ne veux pas que vous en preniez jamais d'autre. Vous triompherez par la croix ». La servante de Dieu l'accepta avec beaucoup de reconnaissance, elle en fit graver un cachet, dont nos religieuses de Montargis se servent encore aujourd'hui (3) ». La Mère de Blémur écrivait ces lignes en 1679.

Après ce que nous avons dit plus haut sur le caractère assez indéterminé du groupe de Montmartre, nous n'aurons aucun scrupule à parler ici de Geneviève Granger,

 

(1) Blémur, I, p. 23o.

(2) Ib., I, p. 234.

(3) Ib., I, pp. 2o4, 2o5.

 

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qui n'a jamais appartenu à cette maison, et qui ayant d'abord fait profession dans l'abbaye de Hautebruyère, Ordre de Fontevrault, vint en 163o rejoindre à Montargis sa soeur Marie qu'elle remplaça et continua dignement de 1636 à 1674. Également dévouée à ces deux soeurs, qui manifestement l'enchantent d'une manière toute particulière, la Mère de Blémur a peut-être une sympathie plus vive pour la seconde, dont la vie intérieure fut accompagnée de moins de prodiges. J'ai déjà dit que cet historien exquis des mystiques bénédictines croit éprouver ou feint d'éprouver un curieux embarras dès qu'il rencontre sur son chemin le pur mysticisme. Jacqueline de Blémur n'a-t-elle jamais connu par une expérience personnelle ces oraisons sublimes; extrêmement raisonnable, a-t-elle craint de peindre ces grâces de choix sous des couleurs trop engageantes et qui auraient égaré de jeunes lectrices; a-t-elle partagé sur ce point, ou plus simplement, a-t-elle voulu ne pas irriter une défiance presque universelle à l'époque où elle écrivait, je ne saurais dire, mais de toute façon, il y a plaisir à la suivre lorsqu'elle s'insinue dans ces jardins réservés, hésitante, bégayante, curieuse pourtant, avide malgré qu'elle en ait. Aussi devons-nous recueillir avec attention la page lumineuse qu'elle a écrite sur les « états » de Geneviève Granger.

Geneviève, comme tant d'autres, était mystique, en dépit d'elle-même. C'est là sans doute ce qui explique en partie du moins les prédilections que la Mère de Blémur a pour elle. Effrayée encore plus qu'attirée par les exemples douloureux de sa soeur Marie, mais appelée et d'une manière irrésistible à des grâces du même ordre, elle « disait quelquefois qu'elle avait eu une peine extrême à se rendre et qu'elle ne pensait pas qu'il y eût jamais eu d'âme plus opiniâtre que la sienne pour la faire entrer dans les voies intérieures, ce sont ses propres paroles (1) ».

 

(1) Blémur, II, p. 441.

 

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Il ne s'agissait pas pour elle, comme pour Marie, de fuir des faveurs trop éclatantes, mais au contraire, de se laisser conduire par une voie d'inaction et de ténèbres apparentes qui devait paraître singulièrement rude à cette âme claire, vive et décidée. D'une plume très sûre, la Mère de Blémur a rendu cette immobilité et ce crépuscule. « Ceux qui ont connu l'état de grâce de cette bienheureuse Mère, écrit-elle, ont dit qu'elle possédait Dieu d'une manière qui lui était inconnue et que plus il habitait en elle, et plus elle sentait sa nudité et l'impureté de la créature. Elle avait un trésor et elle se jugeait pauvre... Cette vertueuse fille n'avait point de lumière pour voir les grâces que Dieu avait mises en elle... L'opération de Dieu tendait à faire mourir tout le reste dans son âme, et à la mettre dans la disposition d'une victime toujours préparée au sacrifice et à la destruction. Elle arriva au point de cette bienheureuse indifférence où l'âme laisse agir Dieu purement, sans rien voir ni connaître de ce qui se passe en elle... La pureté de Dieu l'appauvrissait de tout, lui ôtant jusqu'à la vue de son dénûment. Elle ignorait son état et l'usage très saint qu'elle en faisait. Tout se passait dans son intérieur sans qu'elle y prît garde. Elle ne croyait pas faire oraison, ni avoir de présence de Dieu. Les ténèbres lui cachaient la voie intérieure et l'aidaient à se perdre toute en Dieu (1). » Je ne voudrais pas d'autres lignés que celles que l'on vient de lire pour faire toucher du doigt aux esprits les plus prévenus, la réalité et l'excellence du don mystique. « La pureté de Dieu l'appauvrissait de tout », je le sais trop, à peine donnons-nous un sens à ces mots splendides, mais nous sentons que ce n'est pas là du phébus, et si, les reprenant patiemment, nous tâchons de les éclairer à la lumière de nos propres expériences les plus ineffables, nous sentons aussi que loin de s'éloigner de l'humanité par ce mystérieux appauvrissement de tout, les

 

(1) Blémur, II, pp. 439, 44o.

 

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Mystiques s'en rapprochent au contraire et en épuisent, si je puis dire, les dernières possibilités. Quelle est la beauté, même sensible, qui, dans un certain sens, n'exige pas, elle aussi, que celai qui la contemple se vide de lui-même pour mieux l'accueillir et se modeler sur elle? Que le lecteur, même incrédule, me pardonne donc ces citations qui de prime abord lui semblent étranges, si ce n'est vaines. Le sentiment de Geneviève Granger, tous nos mystiques l'ont éprouvé, et ils se sont efforcés de le formuler, chacun à sa manière, usant ainsi de mille tours souples et subtils pour plier notre langue à l'expression de ce qu'il y a, tout ensemble; de plus humain et de plus divin dans le fond des coeurs.. Que Geneviève Granger nous répète donc les mêmes choses, mais d'une autre façon, et cette fois avec un enjouement malicieux que, jusqu'ici, je n'ai jamais trouvé que chez elle.

« Au mois de juillet de l'année 1666 — elle avait alors soixante six ans — on lui dit à l'oreille du coeur qu'elfe n'avait pas encore la sainte liberté d'esprit en Dieu. On lui marqua en particulier ce qui retardait son avancement. On lui interdit toutes les pratiques ordinaires, jusqu'aux pensées, aux désirs, aux aspirations, excepté les prières du matin et du soir qu'on lui prescrivait, encore très courtes. Dans cette nudité, elle se moquait d'elle-même, disant agréablement à une personne de confiance : « Avez-vous jamais vu quelque chose de pareil, on ne me permet pas seulement de penser aux saints, sinon en tant qu'ils sont cachés en Dieu ». Quelque temps après, elle confessa lie bonne foi à la même personne qu'après avoir passé bien des jours, sans faire autre chose que de perdre tout en Dieu, elle avait éprouvé un avancement notable et qu'assurément il fait tout dans l'âme, qui ne veut rien faire d'elle-même, par adhérence à sa conduite, et qu'un moment de l'opération divine vaut mieux que l'ouvrage aie boute la vie d'une créature (1) ». Tout cela est du pur

 

(1) Blémur, II, pp. 44o, 441.

 

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cristal. Encore deux coups de pastel qui achèveront délicieusement le portrait.

Ainsi dénuée de tout et d'elle-même, « elle avait pourtant la discrétion de ne pas mettre la communauté dans un dénument qui surpassât leur grâce, sachant qu'il est écrit qu'il ne faut pas être plus sage que l'on ne doit... Elle était bien aise que l'on tendît à cet heureux dépouillement, mais elle n'usait point de violence pour l'imposer... » « J'essaie de conserver la paix dans les âmes » disait-elle souvent (1). Le meilleur de la direction et du gouverne. ment religieux tient dans ces deux mots. Pour marquer une fois de plus les étapes, les vicissitudes de la tradition mystique, ajoutons que, pendant plus de vingt ans, (1652-1674), la Mère Granger a eu sous sa conduite la très attachante, très haute et très inquiétante personne qui, sous le nom de Mme Guyon, doit faire un jour tant de bruit (2).

III. Parmi toutes les mystiques de Montmartre — bien entendu parmi celles que nous connaissons et sans en excepter Marguerite d'Arbouze — Charlotte Le Sergent (16o4-1677) paraît être la plus sublime. Nous devons encore l'abrégé de sa vie à Jacqueline de Blémur qui du reste n'a fait que citer ou résumer les papiers intimes de Charlotte Le Sergent elle-même et qui par suite, a pu rompre plus hardiment avec la consigne de réserve, qu'elle s'impose ordinairement en ces délicates manières. Son petit livre, malheureusement devenu très rare, est une des perles de notre littérature religieuse. Il faut le mettre tout à côté de la vie de Catherine de Jésus par la Mère Madeleine de Saint-Joseph. Comment se fait-il qu'une oeuvre pareille n'ait excité lors de sa publication, en 1685 — fâcheuse date, je l'avoue pour un ouvrage de ce genre,

 

(1) Blémur, II, p. 439.

(2) Née à Montargis en 1648, Jeanne-Marie Bouvier de la Motte fut mise dès l'âge de 4 ans chez les bénédictines. Jeune fille, puis jeune femme, elle restera en rapports intimes avec la Mère Granger.

 

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— que l'intérêt d'un très petit nombre, et qu'elle ait bientôt sombré dans l'oubli, mais dans un oubli si complet et si tenace que le nom même de Charlotte ne figure pas dans l'histoire récente et d'ailleurs fort érudite, d'une de ses élèves les plus illustres, Anne-Berthe de Béthune, Abbesse de Beaumont-les-Tours? Je crois néanmoins que pour peu qu'on ait l'esprit curieux et qu'on aime la lumière, on lirait d'un trait ce livre limpide, transparent comme un dialogue de Berkeley. Ici nulle éloquence, bien que la Mère de Blémur ait prêté sa plume; pas un soupçon de lyrisme dévot, à la Bossuet; j'allais presque dire, pas une goutte d'onction. La région qu'habite Charlotte Le Sergent et où celle-ci voudrait fixer ses disciples, est tout ce qu'on peut rêver de plus dépouillé, de plus nu. C'est proprement le centre ou la cime de l'âme, la pointe extrême de l'abîme sans fond, où Dieu donne rendez-vous à la créature. Ni l'imagination, ni la sensibilité, ni la raison raisonnante n'agissent plus que par des battements imperceptibles et toujours réprimés, dans cette atmosphère irrespirable pour elles. Seul l'esprit de l'esprit, l'âme de l'âme s'y meut librement, s'y dilate et s'y réalise. Qu'on discute comme l'on voudra ces expériences, qu'on dise qu'à cette altitude ou dans ces profondeurs, les mystiques ne trouvent qu'eux-mêmes ; qu'à ce rendez-vous qu'ils croient fermement que Dieu leur assigne, ils descendent ou ils montent seuls, pour n'y converser qu'avec leur propre image, on se trompe, je le crois, mais l'expérience n'en reste pas moins réelle, splendide et digne assurément de passionner quiconque prétend faire sien l'homo sum de Térence. Or, cette expérience, je ne sais si la Mère Charlotte Le Sergent l'a poussée plus loin que tels autres, mais je sais bien qu'elle l'a décrite avec une lucidité et un relief extraordinaires. Toute sa vie intérieure a du reste consisté dans cette désappropriation totale, toute son activité religieuse dans cette lutte héroïque contre nos activités de surface et contre les méthodes

 

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qui règlent ces dernières. Pour tout le reste, les couleurs manquent à son portrait et les accidents pittoresques à son histoire. Mais on n'y prend même pas garde, fasciné que l'on est par les profondeurs de cette âme transparente. Disons pourtant qu'elle est née à Paris en 16o4 et qu'elle est morte à Montmartre en 1677, après avoir rempli dans plusieurs maisons de son Ordre des missions de confiance. Elle avait beaucoup d'esprit et de sens, de la gaieté, de l'entrain et de l'énergie, une extrême vivacité. Elle avait goûté le monde et ne l'avait pas trouvé déplaisant. Toute jeune, « Dieu la suivait de près, nous dit-elle, et de son côté elle en avait une impatience qui allait jusqu'à la fureur, étant même tentée de blasphémer et d'une malignité si terrible qu'elle était presque résolue de faire tout du pis qu'elle pourrait, afin que ce divin amant se retirât d'elle et qu'il la laissât vivre à son aise ».

Elle avait de quatorze à quinze ans, lorsqu'elle commença de se rendre aux instances divines. « Etant un. jour dans l'église de Saint-Jean-en-Grève, à genoux devant le crucifix, elle aperçut un pauvre charbonnier qui le contemplait avec des yeux chargés de larmes. Comme elle avait accoutumé de se divertir à regarder les passants, la noirceur de celui-ci lui fit croire qu'elle s'allait bien réjouir à ses dépens; mais Dieu lui fit changer de pensée,. il la toucha par les larmes de ce pauvre artisan, et regardant elle-même l'image de Jésus-Christ crucifié, il lui sembla entendre une voix qui, frappant son intérieur, l'attira, avec autant de force que de douceur, à s'appliquer aux douleurs de ce Dieu souffrant et à sortir du misérable état où elle était. En ce moment... elle reçut un don d'oraison sublime avec une telle impression des souffrances de Notre-Seigneur qu'elle en était toute pénétrée (1). » A quelque-temps de là, « on lui dit.., en raillant que c'était la mode d'aller aux jésuites, et qu'il y avait un confesseur auquel

 

(1) Abrégé de la vie de la V. M. Charlotte Le Sergent... (par la M. de Blémur), Paris, 1685, pp. 10-12.

 

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l'on avait grande liberté de découvrir ses secrètes pensées. Elle en voulut essayer comme les autres », mais cet essai compliqua la peine de cette étrange parisienne, partagée entre le divertissement qu'elle recherchait encore, et la grâce déjà très simplifiante qui la possédait. Le jésuite vit bien d'abord qu'il avait affaire à une âme peu commune, mais il ne sut pas démêler, ou du moins il trouva trop précoce la vocation particulière de Charlotte. Il la mit au régime de saint Ignace, lui ordonnant surtout « de bien examiner le fond de son âme;... elle en frémit en elle-même,craignant la vue de son portrait », mais comme, très généreuse, elle voulut aussitôt « faire les revues continuelles » dont on lui avait parlé, « elle éprouva des géhennes et des tortures d'esprit inconcevables, et au lieu de la sainte liberté qui se rencontre dans le service de Notre-Seigneur, elle se trouva dans une étrange servitude. Elle entreprit d'abord de faire l'anatomie de tout ce qui passait par son imagination, de marquer sur un papier tous ses mouvements», rentrant ainsi «dans toutes ses tentations passées, avec une augmentation de peine, parce qu'ayant une petite ouverture à l'esprit intérieur et à l'oraison, elle se sentait attirée de ce côté-là dans l'intime de son âme, pendant que tout le reste était révolté », par ces réflexions laborieuses et décourageantes (1).

Cette aventure, qui, du reste, va se reproduire plusieurs fois dans la vie de Charlotte, est très significative. Si je ne me trompe, la Mère de Blémur insiste là-dessus avec une complaisance manifeste. C'est qu'en effet, cette dernière, bien que, dans ses Eloges, elle ne parle jamais des jésuites qu'avec une vénération très sincère, manque rarement les occasions de marquer son peu de goût pour une prière trop disciplinée. Pénétrée à un haut degré de l'esprit bénédictin, elle voulait une « sainte liberté » dans tous tes exercices pieux  ni se font en dehors de l'office

 

(1) Abrégé..., pp. 14-16.

 

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liturgique. Quoi qu'il en soit, Charlotte ayant essayé, vers ce même temps, « d'user d'une méthode expliquée dans un livre... elle n'y trouva que de l'obscurité et nulle onction intérieure (1)». Autant de précieux indices. La grande mystique qui se prépare à nos yeux, comprendra plus tard que Dieu a voulu « être son maître, à l'exclusion de toute autre créature (2) ». Ce qu'elle eut à souffrir pendant ses premières années de couvent acheva de l'éclairer sur ce point.

Au lieu du Carmel qu'elle désirait, ses parents lui imposèrent Montmartre, qui, bien que réformé, n'en flattait pas moins les ambitions et la vanité d'une famille considérable, comme était la famille de Charlotte. La jeune fille dut obéir. « Elle était encore si simple en ce temps-là qu'elle se promit que si le Seigneur n'agréait pas ce changement (de vocation), il la ferait enlever par les anges, pour la porter au Carmel » Les anges ne vinrent point. Il me paraît toutefois certain que la grâce propre de Charlotte aurait causé moins d'étonnement et soulevé moins de résistance chez les carmélites qu'elle ne fit chez les filles de saint Benoît. Celles-ci jugèrent en effet très et trop sévèrement leur nouvelle novice qui leur sembla bientôt difficile, plus ou moins fantasque. Elle était du reste beaucoup plus jeune que son âge, lorsqu'elle prit le voile. Ignorant presque tout de la vie religieuse, mais attirée déjà à une prière sublime, elle n'avait d'inclination que pour la solitude. La rare facilité qu'elle avait à se recueillir était sa seule vertu. Les pratiques du couvent la fatiguaient et lui paraissaient odieuses. Cette mauvaise disposition, continue la Mère de Blémur, allait si loin qu'elle lui donnait « du dégoût des choses les plus saintes et en même temps les plus agréables, comme le chant de l'Église et les saintes cérémonies. Tout le monde

 

(1) Abrégé..., pp. 20, 21.

(2) Ib., p. 33.

(3) Ib., p. 34.

 

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sait quel empressement on témoignait pour entendre le divin office à Montmartre. L'on y courait de toutes parts et chacun en était charmé, pendant que notre postulante ne le pouvait souffrir. Elle demanda même d'être reçue en qualité de converse, afin d'éviter l'assujettissement que les Soeurs de choeur avaient pour ce saint exercice, ce qui lui fut refusé » (1). Ainsi la vive enfant jetait sa gourme, inquiétant son entourage et jusqu'à la Mère Abbesse qui la chapitrait d'importance. On avait certes raison de plier à toutes les exigences de la règle cette innocente rebelle. Les folles pousses du mysticisme doivent être retranchées sans pitié, même sur les tiges les mieux venues et l'on aurait évité de grands malheurs, si l'on avait soumis, soixante ans plus tard, Mme Guyon à des contraintes analogues. Mais enfin il y a moyen de régler les âmes sans les étouffer. Les excès mêmes de Charlotte Le Sergent indiquaient assez le sens voulu de Dieu pour le développement de cette novice qu'il aurait fallu manier avec plus de clairvoyance et plus de souplesse. On exigeait « qu'elle fit l'oraison par méthode et qu'elle s'assujettit aux points de méditation qu'on lisait au noviciat... C'était pour elle de l'arabe... La captivité où sa maîtresse des novices l'arrêtait, touchant la manière de faire l'oraison, était pour elle une espèce de tyrannie. Plus on essayait de lui donner des lumières et plus son ignorance devenait profonde » (2). Une impuissance aussi décidée ne tenait plus ni de l'immortification ni du caprice. Sûrement, c'était la grâce elle-même qui résistait aux méthodes. On déchirait inutilement cette jeune conscience, en l'obligeant à choisir entre son invincible attrait et les ordres de ceux qui lui commandaient de la part de Dieu.

L'épreuve fut si dure que Charlotte en vint à craindre a de perdre l'esprit » et que, « pour éviter une telle dis-

 

(1) Abrégé..., pp. 3o, 31.

(2) Ib., p. 3o-32.

 

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grâce, elle chercha du divertissement dans les choses extérieures ». Mais chez elle, comme chez tant d'autres, ces diversions ne réussirent pas mieux que les efforts qu'elle avait tentés pour se rompre aux méthodes communes et pour secouer par là l'étreinte divine. Elle tenait désespérément à ne pas manquer sa vie. « Cette inclination qu'elle avait eue pour les carmélites se réveillant plus que jamais, elle crut qu'elle ne serait heureuse qu'en dormant, parce qu'elle songeait toutes les nuits qu'elle était avec ces saintes filles. Mais autant ses rêves lui étaient agréables, autant s'affligeait-elle de leur courte durée (1). » Délicieux enfantillage et qui nous rassure sur la destinée de Charlotte. Comme les vrais mystiques, elle a cette obstination douce devant laquelle toutes les résistances cèdent tôt ou tard.

Il serait trop long de suivre une à une les étapes de son ascension. « Cette fille qui devait un jour conduire tant de personnes dans les voies de la grâce, passa dans tous les degrés différents de la vie intérieure, afin que nul secret ne lui fût inconnu. » Une puissante main la paralysait, l'arrêtait tout court », dès que sa curiosité ou sa vivacité naturelle l'entraînaient trop vite ou trop loin. A ses débuts, elle fut introduite dans un amour également fort et tendre envers la sainte Humanité ». Puis le temps vint qu'elle se trouva toute abîmée en Dieu. Il est vrai que par intervalles, elle était encore appliquée à l'âme sainte de Jésus-Christ... qui semblait faire un épanchement sacré dans la sienne, y opérant cet anéantissement si nécessaire aux personnes qui aspirent à la vraie perfection. Son état était alors un dégagement intérieur et une grande conformité à Jésus-Christ souffrant, mais quoiqu'il fût si relevé, on lui ôta enfin cette occupation sensible, dans laquelle les puissances supérieures de l'âme ont bien peu de lumière. Son entendement se trouva tout à coup dans une

 

(1) Abrégé..., p. 34.

 

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vase campagne si lumineuse qu'il en était charmé » et où « on lui expliquait les secrets des mystères avec tant de clarté et tant de certitude qu'il lui eût été impossible d'y former aucun doute(1). » Elle quittait ainsi peu. à peu la surs face de son âme, mais qu'elle était loin encore de la simplification suprême où elle tendait sans le savoir! « Elle a confessé elle-même qu'il y avait bien de l'impureté de cette voie, (impureté) qu'elle ne connaissait pesaient, tacet elle était absorbée dans ses lumières. « La curiosité et la vanité de mon esprit, dit cette humble créature, l'appui et l'attache que j'avais à mes lumières, laissaient ma volonté froide et pesante.» Voilà qui est assez clair, mais d'où vient que ces pures lumières sont plus stimulantes que nourrissantes, d'où vient le froid et la stérilité de cette atmosphère, Charlotte elle-même essaiera de nous l'expliquer.

On a vu où l'avaient conduite ses précédentes étapes, c'est-à-dire, à un tel détachement des images et de tout. le sensible que la contemplation des scènes évangéliques ne lui était plus permise et bienfaisante que par intervalles. Alors s'était ouverte devant elle, la « campagne lumineuse » dont elle parle. Décrire cette région m'est impossible, mais assurément il ne faut pas la confondre avec les templa serena des philosophes ni même avec les retraites plus saintes où Malebranche écoute le Verbe, car c'est une région à la fois intellectuelle et mystique au sens propre du mot. La divine présence, dont la rencontre aussi immédiate que possible fait tout le mysticisme, est là, plus directe, plus concrète, si j'ose dire, que dans la contemplation de l'Évangile, mais elle est encore comme voilée par les spéculations intellectuelles qu'elle provoque elle-même, d'où cette première joie de Charlotte, bientôt suivie d'une impression d'accablement et de froid ; d'où le geste divin qui va brusquement

 

(1) Abrégé..., pp. 43, 54, 55.

(2) Ib., pp. 59, 6o.

 

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faire la nuit dans cet esprit encore trop curieux, encore trop amoureux; de lui-même.

            « Ce fut alors, en effet, que la Sagesse incréée, la voulant faire entrer dans une voie de simple intelligence, tira un rideau afin qu'elle ne vit plus qu'au travers et dans un simple regard les vérités divines ; que cette impression alluma dans son coeur un ardent désir de la possession de Dieu et qu'il lui plût Mer les obstacles qui empêchaient ses plus pures opérations dans son âme. » Ce nouvel état n'était pas de pures ténèbres et bien des mystères lui furent alors rendus plus intelligibles, mais « elle regardait comme une tentation cette avidité de connaître ces choses par ses propres lumières, dans un temps oit les nouvelles approches de Dieu et son attrait subit, faisaient une impression admirable en son émet». Du reste, le

rideau était trop épais pour rien apercevoir. Elle était comme reléguée dans des cavernes profondes ou obscures, avec un effroi intérieur qui lui faisait appréhender la rencontre d'un objet de mort et d'anéantissement » (1). Nous retrouvons des expériences analogues chez la plupart des mystiques, mais je doute que cette descente de l'âme au plus profond d'elle-même ait jamais été dessinée d'un trait plus net et plus émouvant.

On ne nous dit pas à quels signes la communauté de Montmartre put s'apercevoir du progrès de Charlotte, mais de telles âmes rayonnent toujours autour d'elles, attirant les uns, irritant les autres, sûres de rencontrer à la fois des persécuteurs et des disciples. « Elle avait déjà composé des exercices et des méditations dont plusieurs se servaient avec utilité. Elle conférait avec quelques Soeurs et leur disait simplement ses pensées. Ces entretiens innocents furent comme les songes de Joseph. Ils mirent l'alarme dans le monastère, en sorte que toute une Visite fut employée à cette affaire. Pendant cet orage, on tenait

 

(1) Abrégé..., pp. 6o, 61.

 

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la servante de Dieu dans une chambre des malades, sous la conduite de la Mère infirmière qui avait ordre que personne ne lui parlât ; ce qui ne fut pas si bien observé que quelques Soeurs ne fussent assez adroites pour lui donner avis de ce qui se passait. Le Visiteur avait fait un commandement exprès que l'on mit entre ses mains tous les papiers de cette pauvre Mère : ce fut la seule chose qui l'humilia, n'ayant pas eu dessein que ces écrits vissent le jour, mais elle riait de tout le reste. Enfin elle comparut devant lui... On voulut lui montrer... qu'elle s'était lourdement trompée » sur le dogme, mais elle se défendit sans peine et le Visiteur, moins terrible qu'il ne voulait s'en donner l'air, se tira d'embarras par une combinaison à l'italienne, grondant la pauvre fille en plein Chapitre, « quoique en particulier il eut assez de prudence pour ne pas la décréditer et qu'il permit à celles qui avaient quelque chose d'elle, d'en user à l'ordinaire » Dans tout ceci, comme dans d'autres persécutions du même genre que Charlotte Le Sergent eut à souffrir à Montmartre, l'Abbesse, Marie de Beauvillier, ne parait pas à son avantage. Peut-être ne savait-elle pas résister à la pression de quelques moniales, mesquines ou jalouses, qui animaient leurs propres directeurs contre la douce mystique, peut-être aussi n'aimait-elle pas que l'on dépassât trop le niveau commun. Mais, elle était droite et sainte. Dès qu'elle eut compris qu'elle s'opposait à l'oeuvre divine, en se conduisant de la sorte, elle encouragea Charlotte ou du moins la laissa libre d'agir à sa guise et de faire des prosélytes, soit au dehors, soit dans l'enceinte même de l'abbaye.

On ne saurait trop le redire, pour couper court à des émotions assez inutiles, les pires tracasseries ne sont rien pour les mystiques, auprès des tourments intimes qui achèvent de les dégager de la créature et d'eux-mêmes. L' « esprit naturel » de Charlotte « avait frayeur de l'état

 

(1) Abrégé..., pp. 68-7o.

 

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passif». « Quoi, disait-elle, ne rien faire, ni considérations ni affections; renoncer à toute connaissance; marcher à l'aveugle dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort » ! « L'intime de son âme, reprend excellemment la Mère de Blémur, trouvait des délices ineffables en ce dénument, pendant que les sens y avaient une répugnance extrême... Un certain directeur lui ayant dit qu'elle devait fort prendre garde à ne pas demeurer inutile dans le temps précieux de l'oraison, il pensa tout gâter, parce que, voulant obéir, elle essayait de multiplier les actes, et Dieu, de son côté, lui faisait voir la beauté d'une âme qui ne veut être autre chose qu'une pure capacité de sa divine opération. Elle souffrit bien des peines en cet état et les découvrit à un Père capucin qui lui fit voir que Dieu l'appelait à l'oraison de simple regard, mais qu'elle y commettait de grandes fautes, opposant l'impureté des actes humains à l'opération divine. Ce mot fut, pour elle, comme la lumière du soleil, qui dissipa tous les nuages de son esprit. Depuis ce montent, elle se mit sous la direction de ce Père. » Le P. Benoît de Canfeld avait dirigé la réforme de Montmartre, un autre religieux du même Ordre libère la grande mystique de cette abbaye. Coïncidence, je le veux bien, mais curieuse à remarquer. Sous la direction de ce Père, dont on aurait bien dû nous dire le nom, Charlotte, « après six mois d'exercices, interrompus par la vivacité de son esprit naturel, accoutumé à vouloir connaître toutes choses, résolut enfin d'anéantir tout ce qu'il y avait de contraire à l'attrait de sa grâce... Cette résolution prise, il lui sembla ressentir au plus intime de son âme, un approche de Dieu très secret et très certain. » Enfin « Dieu fit un vide dans son âme, comme quand on prend un balai et que l'on pousse les ordures hors d'une chambre. En effet, elle se trouva si déchargée qu'elle respirait à son aise et sans nulle peur » (1). Combien avait duré

 

(1) Abrégé..., pp. 71-75.

 

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ce laborieux apprentissage? Plusieurs années, semble-t-il, mais peut-être moins longtemps que les longues et admirables analyses de la Mère de Blémur ne le feraient croire.

Maîtresse des novices à Montmartre et prieure en d'autres endroits, Charlotte Le Sergent semble avoir gouverné nombre de disciples dignes d'elle, telle, par exemple, Marguerite Guérin, élevée à « la plus haute contemplation passive, qu'elle n'a pourtant jamais connue et dont elle portait les effets à l'aveugle, les nommant : perte d'esprit » (1), telle encore, Marie Pavin qui « était avertie en dormant de ce qu'elle devait faire le jour (et qui) n'était jamais trompée » (2); telle, Catherine Guiette qui avait appartenu au groupe de MIDe Acarie ; telle, Anne-Berthe de Béthune. Mais il serait trop long de les énumérer toutes; trop long aussi, et je le regrette plus encore, de parler en détail du propre frère de Charlotte qui était entré fort jeune chez les minimes de la Place royale et dont elle-même a écrit la vie. Moins subtil que Charlotte, il avait à peu près la même grâce qu'elle. « On m'a donné, disait-il, de certaines connaissances qui me font voir sans voir et goûter sans goûter des choses qui n'ont ni nom, ni goût, ni saveur, ni couleur. C'est quelque chose au-dessus de toute intelligence et de tout être et qui ne se peut dire. L'on m'ouvre un rideau et je vois tant de beautés, tant de vérités, tant de raretés que j'en conçois plus en un moment, que je ne ferais en dix ans de lecture. Je la quitte souvent pour me mettre à genoux devant le livre, demeurant abîmé dans mon néant, à la vue d'un Dieu qui m'est présent. » « II se vit consumer peu à peu, comme une victime qui perdait chaque jour quelque chose de son être naturel, portant en patience les effets de la grâce, quoique pénibles aux sens. Il disait quelquefois à sa soeur qu'on le faisait aller par un chemin qui lui était inconnu, qu'il y marchait à l'aveugle,

 

(1) Abrégé..., p. 175.

(2) Ib., p. 192.

 

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sans savoir autre chose sinon qu'il voulait Dieu tout seul et qu'il estimait tout le reste un pur néant... Quelques années avant sa mort, il ne se voyait plus lui-même : il ne voyait que Dieu tout seul. On lui ôta tout le reste, sans qu'il soupirât de se voir ainsi dépouillé (2).»

Nous avons plusieurs des lettres que Charlotte Le Sergent écrivait aux nombreuses personnes qui la consultaient sur les choses spirituelles.  Il y a là des choses, ou très belles ou très instructives, dictées, sans nul doute, par le souvenir des expériences personnelles que nous rapportions plus haut. Une supérieure lui ayant demandé « son avis touchant une religieuse extraordinaire de sa dépendance,

 

Vous vous moquez de moi, répond Charlotte, ma très chère fille, de me faire une pareille proposition... Je connais seulement due toute l'opération de la créature n'est qu'impureté et que c'est à Dieu à se glorifier lui-même... Mais hélas! que voilà un langage où le pauvre esprit de son esclave comprend peu ! L'entende qui pourra! (elle aime ce mot). C'est une vérité que l'âme est comme perdue sans savoir où elle est, ni ce qui se passe en elle. Elle n'ose pas même remuer... (Quant à celle dont on lui parle ), il y a des personnes auxquelles on ne peut donner de lois, il les faut abandonner aux règles de l'amour et le laisser prendre tel empire qu'il lui plaît sur elles... Il me semble qu'elle a encore la vue de ses intérêts spirituels, qui est une faute dans la voie de l'anéantissement ; portez-la, ma chère fille... à ne prendre aucun appui sur toutes ses lumières (2).

 

A un religieux, qui vraisemblablement l'avait appelée sa directrice, elle répond d'un très noble style :

 

Le titre que vous prenez dans votre dernière lettre, mon révérend Père, m'imposerait un silence éternel avec votre charité, si je n'étais pressée d'ailleurs de louer notre bon Dieu de la manière dont il se communique à votre âme, à laquelle j'avoue que la mienne une liaison très étroite, dans le coeur de Jésus-Christ (remarquons en passant ces derniers

 

(1) Abrégé..., pp. 157-159.

(2) Ib., pp. 1o9-112.

 

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mots). Mais, mon Père, je vous conjure de ne pas renverser l'ordre établi dans l'Eglise, en traitant avec une pauvre fille simple et ignorante telle que je suis, comme si je méritais quelque rang à votre égard. Je puis bien vous dire mes pensées, mais nullement user de maîtrise. Dieu me préserve de cette témérité qui serait fort opposée à son esprit! Il lie quelquefois de certaines âmes pour s'aider par une charité mutuelle, sans avoir d'autre autorité que cette union de grâce (1).

 

Comme elles écrivaient bien, et juste surtout !

L'on connaît déjà l'importance exceptionnelle de M. de Bernières-Louvigny dans l'histoire du mysticisme français. Quand nous le retrouverons prochainement, souvenons-nous qu'il fut, lui aussi, un des disciples de Charlotte. « Tout le monde, écrit la Mère de Blémur, est informé du mérite extraordinaire de feu M. de Bernières et on peut dire sans exagérer, que la réputation de sa vertu a passé au delà des mers. Cependant cet homme que chacun consultait comme un oracle et dont les lumières étaient si perçantes, ne croyait point se faire tort de les soumettre .au jugement de notre vénérable Mère. Répondant à une de ses lettres, elle lui dit entre autres choses :

 

Mon âme s'est trouvée non seulement humiliée, mais anéantie, en recevant votre chère lettre.

 

Elle répond néanmoins, bien qu'elle se juge incapable de le faire :

 

Il m'a semblé que votre âme se rabaissait par trop — l'admirable mot ! — en réfléchissant sur elle-même et sur les opérations divines dans son intérieur. Elle doit, à mon avis, être plus simple et s'attacher uniquement à l'auteur de cet ouvrage et non pas à ses effets... Je conçois mieux ceci que je ne l'explique. Je désire seulement que vous laissiez tout écouler dans la source des biens qui vous sont donnés, sans vous appuyer en quoi que ce soit d'étranger... Il faut faire usage d'une foi nue et élevée au-dessus des sens, cette vertu ayant le pouvoir d'arrêter l'âme en Dieu, pendant le tintamarre qui

 

(1) Abrégé..., pp. 132, 133.

 

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se fait en bas et que la Sagesse divine permet afin que chacun connaisse quelle serait sa faiblesse, s'il était abandonné à soi-même. Il faut que cette vue soit le préservatif d'une secrète estime qui se forme aisément dans l'esprit humain... Si l'âme veut agir par elle-même, elle oppose son action basse et ravalée à celle de Dieu. Cette inclination d'agir est un reste des activités passées qu'il faut anéantir et écouler en Dieu pour lui laisser l'âme abandonnée (1).

 

Elle ne se lasse pas de l'avertir « de se moins appliquer à lui-même et de ne point tant réfléchir sur ses intérêts spirituels ». Dans une autre lettre, « elle le félicite de sa léthargie spirituelle et se réjouit de la captivité de ses puissances » (2). Qu'on ne croie pas d'ailleurs que cette direction ne touchât jamais terre. Chez notre mystique, comme du reste chez presque tous les autres, le sublime et une sagesse plus commune se donnent la main. Pressé de certains désirs un peu trop dramatiques et d'ailleurs excité par un directeur impétueux, Bernières, qui était fort riche, songeait à se dépouiller de tout pour vivre en mendiant. Charlotte ni n'approuve ni n'improuve ce beau projet, mais elle veut qu'on l'examine plus mûrement.

 

Il ne faut pas, mon cher frère, écrit-elle, vous arrêter à l'avis d'un seul directeur, dont la conduite a plus d'ardeur que de solidité. Je le crois un très homme de bien, mais trop arrêté à ses lumières particulières, et qui veut des exécutions promptes et nullement examinées (3).

 

Mais enfin de toutes les élèves de Charlotte Le Sergent, c'est Catherine de Bar qui lui fut la plus chère et qu'elle a la mieux façonnée à sa propre image. Elle avait connu d'avance la vocation particulière de cette future « victime » dont nous admirerons plus tard le génie et l'apostolat.

 

Etant en oraison ce matin, lui écrivait-elle, je vous ai vue entre les bras de Jésus-Christ, comme une hostie qu'il offrait à son

 

(1) Abrégé..., pp. 136-141.

(2) Ib., pp. 15o, 151.

(3) Ib., p. 145.

 

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Père pour lui-même et d'une manière où votre âme n'agissait point, mais elle souffrait en simplicité ce que l'on opérait en elle... Vous n'avez rien à craindre, le je ne sais quoi qui vous va séparant de toute douceur est ce que j'estime le plus simple et le plus sûr en votre voie... Je vous dis ce que l'on me met en l'esprit sans le comprendre, étant dans un état où je n'ai rien, rien, rien, sinon une certaine volonté qui veut ce que Dieu veut et qui est disposée à tout  (1).

 

Catherine de Bar, ou, pour l'appeler de son nom de religion, Mechtilde du Saint-Sacrement, avait été chassée de son abbaye de Rambervillers par la guerre et s'était réfugiée pour quelque temps à Montmartre en 1641. C'est alors qu'elle s'était liée avec la toute jeune Anne-Berthe de Béthune et surtout avec la Mère Le Sergent. Depuis lors, elle ne cessa pas de correspondre avec elles. Montmartre, sa grande Abbesse et les autres Soeurs, lui avaient laissé un souvenir ineffaçable. « S'il y a un paradis en terre, écrivait-elle à Élisabeth de Brème, je puis dire que c'est Montmartre. »

 

Je sais, ajoute-t-elle assez curieusement, que vous avez eu dans la pensée que la réforme n'y était pas, je puis vous assurer qu'elle est si exactement pratiquée par les saintes religieuses de ce lieu que leur ferveur ravit d'admiration» (2).

Eprouvez mon coeur — écrivait-elle à une fille de Montmartre qu'on ne nomme pas mais qui est probablement notre Charlotte elle-même — et voyez s'il sera assez lâche que de vous manquer. Oui, je vous demande, pour marque de la bonté du vôtre que vous usiez de moi comme vous feriez d'un chiffon sous vos pieds, car je suis plus à vous que ne serait ce chiffon (3).

 

Et Charlotte, de son côté :

 

Mon âme a eu ce matin quelque petite intelligence de la conduite (de Dieu) envers vous. J'ai vu tout votre être absorbé

 

(1) Abrégé..., pp. 116-118.

(2) Vie de la vénérable Mère Catherine de Bar..., Nancy, 1775 (abbé

Duquesne), p. 113.

(3) Boissonnot, La Lydwine de Touraine, A.-B. de Béthune..., p. 16.

 

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dans une lumière, devant laquelle la vôtre est disparue, et je voyais en cette région lumineuse, un jour sans ténèbres où la créature n'était plus rien, Dieu étant tout. L'âme demeure entre les bras de son Seigneur, sans le connaître et sans même s'en apercevoir... Mon Dieu, que j'ai un grand désir de vous entretenir et que nous puissions parler un peu à notre mode de ce je ne sais quoi que je ne puis écrire (1) !

 

Comme nous le verrons, Catherine de Bar, toujours éclairée et soutenue par la Mère Le Sergent, fonda en 1653 l'Institut de l'adoration perpétuelle où, plus tard, Jacqueline de Blémur viendra la rejoindre et se mettre à son école. Ainsi tous ces grands noms s'évoquent les uns les autres, et dans les nobles écrits de la Mère de Blémur, c'est encore Charlotte Le Sergent que nous entendons. Finissons par une scène dont on goûtera la couleur et l'harmonie et que la Mère de Blémur a contée fort justement sur le mode épique : « Après avoir gouverné tant de personnes rares; après avoir été consultée par des gens consommés dans les voies intérieures; après avoir été prieure tant d'années, il arriva que de petites pensionnaires de Montmartre, apprenant la musique, les assistantes du parloir se lassèrent de leur tenir compagnie, trois heures de suite, tous les matins. Pour les décharger de cette fatigue d'esprit, on mit la vénérable Mère (Le Sergent) à leur place et on dit que cet emploi était fort bon pour elle. Elle en demeura d'accord (2) ». Cette classe sur la colline sainte, ces petites parisiennes, ces gammes maladroites sur les clavecins, ces religieuses hautaines et moroses qui fuient le charmant tapage, cette douce vieille femme qui a vu, qui voit Dieu, attentive et paisible au milieu de cette volière bruyante, le tableau qui certes se suffirait à lui-même nous rappelle aussi, comme le dit la Mère de Blémur, que la vertu de Charlotte « n'a point éclaté au point qu'elle méritait,

 

(1) Abrégé..., pp. 127, 128.

(2) Ib., pp. 221, 222.

 

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étant héroïque et surnaturelle ». Inconnue, persécutée, oubliée, même de son vivant, par celles dont elle faisait la gloire, une telle vie n'en est pas moins comme la fleur suprême de la réforme bénédictine, fleur suprême, mais non pas unique, ainsi que nous le verrons plus tard quand nous parlerons d'Elisabeth de Brème, d'Anne-Berthe de Béthune, de Catherine de Bar et de quelques autres.

 

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§ 3. — Marguerite d'Arbouze.

 

I Marie de Beauvillier et Marguerite. — L'Abbesse idéale. — Son biographe Ferraige. — Caractère du livre de Ferraige ; rapprochements constants entre Marguerite et les bénédictines médiévales. — Ces rapprochements voulus et réalisés par la sainte elle-même. — Culte de la tradition bénédictine. — La bibliothèque de Marguerite. — Extrême réserve sur la vie mystique. — Le P. Binet. — Les couvents « où les directeurs abondent ». — Les trois hommes dans Ferraige. — Ferraige et Claude Fleury. — Simplicité essentielle de notre prose.

II. Origine et enfance de Marguerite. — De Saint-Pierre de Lyon à Montmartre. — La Ville-l'Evêque. — Jeune prestige de Marguerite. — Bataille de reines. — Marie de Beauvillier sera vaincue. — Factieuse. —   En route pour le Val-de-Grèce. — Réforme tambour battant. — Transfert de l'abbaye au faubourg Saint-Jacques.

III. Amitié d’Anne d'Autriche. — Les deux jours de la Reine. — Les ardélions. — L'état-major du mysticisme parisien et le parloir du Val-de-Grâce. — Le grand directeur. — Marguerite, le P. Binet et les jésuites. — « Esprit œcuménique ». — Omniscience. — « Douce envers elle-même. »

IV. Démission de Marguerite. — Elle supprime et l’inamovibilité et la quasi-hérédité de la crosse abbatiale. — Fondation de la Charité-sur-Loire. — Les mystiques en voyage. — Les larmes du départ. — Le cortège. — Les adieux de M. Fiant. — « La dévotion de ce voyage ». — Conférences mystiques. — Meliora sunt ubera tua vino. — « Le divin voyage ». — Les fleurs dans le carrosse. — L' « Epoux blanc et rouge » et « la marguerite ». — Les derniers mois. — Les dévotions nouvelles. — Dernier voyage. — Agonie de Ferraige ; « Il faut que je la voie une autre fois mourir ». — « Comme jadis... Catherine de Sienne qui... mourut d'amour ». — L'entêtement de Dom Mauvielle. —  « Oder Margaritae, » — Marie de Burges. — Anne d'Autriche Richelieu et le Val-de Grâce. — « La martyre de la reine ». — Le dôme. — Fin de l'histoire da Val-de-Grâce.

 

I. Lorsque Anne d'Autriche venait au Val-de-Grâce, comme elle faisait fréquemment, « l'Abbesse, la menait devant le Saint-Sacrement — l'église actuelle n'était pas encore construite — au lieu où reposait le corps de la Mère d'Arbouze, où la reine demeurait très longtemps en prière,

 

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et disait souvent : « Si elle m'obtient un enfant, je la ferai canoniser ». Ce joli mot de femme et de reine, cette promesse qui, pour une raison ou pour une autre, n'eut pas son effet, n'auraient étonné personne de ceux qui avaient approché Marguerite d'Arbouze, car tous la regardaient comme une très grande sainte. Sainte, elle l'était certes, et si grande, si parfaitement aimable, qu'en plaçant ici son portrait en face de celui de Marie de. Beauvillier, j'ai peur d'évoquer entre les deux Abbesses une comparaison qui ne flatterait pas cette dernière. Marie de Beauvillier nous intéresse au plus haut point, Marguerite d'Arbouse nous émeut. Nous ne pouvons pas ne pas l'aimer. Elle est tout ensemble et plus loin et plus près de nous. Réformatrice elle aussi, elle n'a pas déployé moins d'énergie que l'autre et elle ne semble moins héroïque que parce qu'elle fut plus souple et plus tendre. Elle a gagné tous les coeurs ; ses filles nous paraissent unies entre elles plus intimement et plus simplement que 1es moniales de Montmartre. Elle est l'Abbesse idéale. Il est vrai nous éprouvons quelque peine à prêter des couleurs modernes à sa vie et à son oeuvre, mêlées pourtant d'une manière assez éclatante et souvent très pittoresque à l'histoire générale de son temps. Effacez quelques noms propres, oubliez quelques dates, et Marguerite paraîtra la contemporaine des grandes mystiques médiévales. Mais nous tenons les causes, ou l'une des principales causes, de l'étrange recul que l'on impose instinctivement à cette image de sainte. Marguerite d'Arbouze a été de son temps comme tout le monde et elle le représente fort bien, mais elle a eu pour biographe une façon de Joinville, naïf, suave et savant qui paralyse, bon gré mal gré, chez nous le sens historique et qui nous impose les traits délicieusement archaïques sous lesquels il lui a plu de se représenter son héroïne (1).

 

(1) La vie admirable... de la B. Mère Marguerite d'Arbouze, par M. Jacques Ferraige, Paris, 1628.

 

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Jacques Ferraige ou Ferrage, « cozeranois » (fils du Couserans), docteur en théologie, avait été le directeur ordinaire de .Marguerite d'Arbouze et son collaborateur de tous les instants dans la réforme du Val-de-Grâce. Cela suffirait à son éloge, car la sainte, plus clairvoyante que Marie de Beauvillier, n'a jamais donné sa confiance qu'à des prêtres de premier ordre. Celui-ci ne vivait que pour elle et que d'elle, suspendu aux lèvres de cette femme dont la science, d'ailleurs extraordinaire, le fascinait presque autant que la vertu. Lorsqu'il n'était pas auprès d'elle, il la cherchait et, naturellement, il la trouvait dans les livres, confrontant les gestes ou les propos de cette sainte vivante avec l'histoire des saints d'autrefois et avec tout ce que les théologiens ont écrit sur la sainteté. Pour prendre un exemple entre mille, Anne d'Autriche, nous dit-il, « tout ainsi que le roi Clotaire avait autrefois très agréables les lettres et communications de saint Columban, bénédictin, recevait en bonne part tout ce qui venait de notre Mère (1) ». Le livre entier est composé de la sorte. L'auteur nous gagne insensiblement à cette obsession charmante qui nous dépayse avec lui. Pour Ferraige du reste, si les divers incidents de la vie de Marguerite se trouvent tour à tour préfigurés dans les diverses notices du ménologe bénédictin, l'Abbesse du. Val-de-Grâce ressemble surtout et trait pour trait à sainte Gertrude. Il ne se lasse. pas de les rapprocher et c'est à peine s'il les distingue l'une de l'autre. Au cours d'une maladie qui avait failli emporter Marguerite, il avait fait voeu, si elle guérissait, de traduire en français les oeuvres de sainte Gertrude. Nous avons, grâce à Dieu, cette traduction, mais quand le bon Ferraige ne l'aurait pas publiée, nous en trouverions. l'esprit, la fleur et le parfum dans sa vie admirable et .digne d'une fidèle imitation de

 

(1) Ferraige, op. cit., I. p. 233. L'ouvrage est bizarrement paginé. Il est divisé en 5 livres qui ont chacun leur pagination particulière, à l'exception du livre I et II dont les pages se suivent dei à 716.

 

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la bienheureuse Mère Marguerite d'Arbouze, dite de sainte Gertrude, dédiée à Sa Majesté.

En instituant ces parallèles infinis, le bon Ferraige ne s'abandonnait pas seulement à une fantaisie d'érudit et au désir qu'il avait d'exalter la perle du Val-de-Grâce. Le développement personnel de Marguerite elle-même lui suggérait et lui commandait ce doux travail. Celle-ci en effet, dès qu'elle eut pris conscience de sa mission réformatrice, n'avait rien eu de plus à coeur que de s'assimiler l'histoire bénédictine ainsi que l'antiquité chrétienne, dans laquelle elle voyait, et fort justement, la pure source de l'esprit de saint Benoît. Que le lecteur veuille bien donner toute son attention à cet effort conscient et tenace qui nous montre la jeune moniale sur le même plan de pensée, qu'un Bossuet ou qu'un Newman.

Presque tous les mystiques dont nous racontons l'histoire se rattachent directement et plus ou moins exclusivement aux maîtres spirituels de la Contre-réforme, à saint Ignace, à sainte Thérèse, à saint Jean de la Croix et aux autres ; chose toute naturelle d'ailleurs puisqu'ils appartiennent, comme membres ou comme disciples, aux Congrégations nouvelles. Certes le passé chrétien leur est cher à tous. Plusieurs le possèdent à fond, la Contre-réforme ayant aussi ressuscité l'histoire ecclésiastique et les études patristiques, mais enfin l'inspiration commune et principale de nos mystiques date de moins loin. Rien d'abord n'aurait annoncé chez Marguerite d'Arbouze le désir de prendre une orientation différente. Elle avait appris l'espagnol et l'italien, pour lire dans le texte les mystiques de ces deux langues. Elle devait beaucoup aux jésuites, au P. Jacquinot entre autres. Elle avait même convoité le Carmel, où elle serait entrée certainement, si la porte n'en eût pas été fermée aux professes d'un autre Ordre. Sa dévotion pour sainte Thérèse allait si loin que plusieurs l'ont prise pour une carmélite déguisée. C'est enfin par devoir et au prix d'un travail persévérant que, bénédictine un peu malgré elle, Marguerite

 

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a voulu le devenir pour de bon, se moulant de toutes ses forces sur l'esprit bénédictin dont elle devint peu à peu l'image parfaite. Non pas qu'elle ait rompu sottement avec les traditions du mysticisme moderne qui lui avaient été si profitables. Nous savons au contraire qu'elle leur resta fidèle jusqu'au bout et notamment aux Exercices de saint Ignace qu'elle suivait pour elle-même et qu'elle imposait à ses filles; mais du jour où la règle de saint Benoît devint son idéal suprême, elle se mit assidûment à reprendre les traces des vieux maîtres et elle profita si bien à leur école que sa propre histoire ressemble à une chronique du moyen âge. Sa pensée et sa prière se soudent directement, si l'on peut dire, à la pensée, à la prière des grandes Abbesses d'autrefois.

Tout ceci est à mon avis d'une telle importance, que je dois citer presque en son entier le beau chapitre de Ferraige sur la science et les lectures pieuses de Marguerite d'Arbouze. C'est un peu long, car dès qu'il met le pied dans la cité des livres, Ferraige n'en peut plus sortir. « La science, dit-il, non acquise par l'étude, mais infuse par l'inspiration de Dieu en notre bienheureuse Mère qui n'avait jamais étudié, — il est docteur, il veut dire qu'elle n'avait pas pris ses grades — orna si bien son esprit qui était beau et excellent, qu'elle expliquait depuis quelques années, entendait et comprenait toutes sortes de livres en latin. Il me semble que ce fut après la sainte Pentecôte, ou dans l'octave, qu'elle eut ce don... Le R. P. Dom Eustache (Asseline), digne Visiteur du Val-de-Grâce, voyant ce don en cette sienne fille qui faisait quelque doute de lire les Pères, tant elle était humble, et avait peur, disait-elle, de la vanité, lui enjoint de les lire... Sur tous les bons livres elle lisait et admirait... le Docteur angélique, saint Thomas et disait qu'elle s'étonnait que tous les théologiens n'étaient pas tous saints, vu que saint Thomas leur avait préparé des sujets de méditation si riches, sublimes et relevés, s'il en

 

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fut jamais... Aux Avents et Carêmes, d'ordinaire elle donnait des sujets de méditation à ses filles, conformes au temps. Pour l'Avent, la troisième partie de la Somme de saint Thomas lui en fournissait de très riches et son esprit agençait si bien toutes choses que les filles l'admiraient et s'animaient à la poursuite de la perfection... O Dieu éternel, elle embellissait tout ceci d'une multitude de riches pensées que son esprit fécond lui fournissait! Plût à Dieu qu'on les eût toutes écrites… Pour le Carême, la fin de la même partie de la dite Somme lui en fournissait les sujets, avec les sublimes pensées mystiques qu'elle prenait des oeuvres de saint Augustin et surtout des traités sur saint Jean, tome neuvième. Elle se servait de saint Denis aréopagite, de saint Bernard et de saint Chrysologue et des homélies d'Origène sur l'évangile de sainte Madeleine et sur les Cantiques. Et pour réformer ses moeurs et de celles qui lui étaient commises, elle lisait saint Grégoire le Grand, saint Bonaventure, Blosius, Decrianus, Harphius et Jean Gessen de l'Imitation de Jésus-Christ. Mais surtout, elle lisait la Sainte Écriture, le Vieux et Nouveau Testament, et à grand'peine l'eut-on trouvée même par la maison, comme une autre sainte Cécile, sans un Nouveau Testament sur elle et sa règle. Car, aux parloirs, quand on lui faisait de longs discours, elle lisait ou filait ou cousait et quand elle n'avait sa quenouille ou sa couture, elle avait toujours quelque livre de la Sainte Écriture qu'elle lisait, et néanmoins écoutait et répondait à celui qui lui parlait. Il y avait quelques passages en saint Denis que je n'entendais pas bien et en saint Augustin. Je lui demandais comme elle les entendait. Elle les expliquait, dès la première vue, fort intelligiblement. Car elle avait les paroles nettes, la conception pure, et comprenait promptement; ce qui ne provenait. point de son étude, ni de l'excellence de son esprit, quoique riche, mais du don de Dieu, comme jadis une sainte Gertrude, une sainte Mathilder sainte Hildegarde et un grand

 

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nombre de saintes filles de l'Ordre sacré de saint Benoît qui ont eu de Dieu le don de science infuse, comme aussi Uvalric, Abbé, qui de berger fut savant et religieux bénédictin. Un homme de piété et de savoir me dit, ce que j'ai expérimenté, que son discours et sa science étaient plus fructueux aux hommes savants qu'aux filles, quoique utiles à tous (1). »

La vie intérieure de Marguerite d'Arbouze ne se bornait sûrement pas à la dévotion traditionnelle, érudite et laborieuse que nous décrit cette page et qu'on ne saurait appeler mystique au sens propre de ce mot. Chez elle, comme chez tant d'autres, les spéculations dogmatiques et pieuses préludaient souvent à une oraison moins intellectuelle et plus dépouillée, sur laquelle le docteur Ferraige, qui se fait une telle idée de la science, a trop négligé de nous renseigner. Elle se montrait néanmoins en ces hautes matières d'une réserve qui touchait presqu'à la défiance et qui l'isole aussi quelque peu parmi ses contemporains. « Sa dévotion, nous dit assez malicieusement le P. Binet, était grandement solide... Point d'affectation forcée, point de parades, de paroles relevées, point de discours qui montrât qu'elle fût fort éminente et illuminée. En vérité, je crois qu'elle faisait en effet ce que les autres disent et que ses actions de dévotion avaient en substance ce que disent les autres et comme je veux croire qu'elles le font aussi. Je sais bien qu'elle fuyait bien fort de venir ès discours de spiritualité transcendante, craignant fort qu'en montant si haut, on ne prit trop d'air, de vents et de vanité secrète. Je me souviens d'un discours qu'elle me fit un jour, en grande confiance, de ce sujet, mais je ne crois pas qu'il soit expédient de le coucher ici. Sa franchise blesserait possible l'imagination de quelques-uns qui croiraient volontiers que le paquet s'adresserait à eux et cela ne doit pas se faire (2). »

 

(1) Ferraige, op. cit., I, pp, 6o8-615.

(2) Ib..., I, pp. 523, 524.

 

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Le P. Binet était de ces personnages, comme il y en a eu tant dans l'histoire de la pensée chrétienne, dont l'ironie, à force de s'en prendre aux illuminés et aux charlatans de dévotion, éclabousse les saints authentiques. Mystique elle aussi, puisque aussi bien et du propre aveu de Binet, « elle faisait elle-même ce que les autres disent », Marguerite d'Arbouze aurait sans doute pensé qu'en la faisant parler de la sorte, le P. Binet la tirait à soi plus que de raison. Le témoignage mérite pourtant d'être retenu. Nous savons du reste, et nous y reviendrons longuement, que cette critique visait des abus très réels et qui devaient provoquer plus tard une réaction violente. Je n'entends pas dire par là que Madeleine de Saint-Joseph, que Bernières, ou que personne de nos amis ait jamais appprouvé les parades et les hâbleries soi-disant mystiques. Mais quelques-uns, même des très grands et, à plus forte raison, des petits, ont souvent manqué de prudence et peut-être de modestie. On a trop parlé. On a trop écrit. On a encouragé trop de candidats à la vie sublime. Sage d'une sagesse tant de fois séculaire, l'Abbesse du Val-de-Grâce qui relisait la Somme de saint Thomas entre deux extases, a vu et jugé le péril comme aurait fait le pape saint Grégoire. C'est ainsi encore qu'elle a voulu modérer chez ses filles ce goût de la direction qui menaçait alors de tourner à la manie. Elle se serait fait scrupule de gêner les âmes, mais « elle ne pouvait souffrir, dit un de ses historiens, Claude Fleury, que l'on tirât un religieux de son oraison, de son étude, de son silence, pour satisfaire à la curiosité d'une fille qui, de son côté, perd les heures des observances régulières et qui, pour parler plus souvent à son directeur, ne devient ni plus exacte à sa règle, ni plus charitable ou plus complaisante envers ses soeurs. « J'aimerais mieux, disait-elle, que ces filles fussent bien endormies, car celles qui en disent tant ne s'amendent guère. Au couvent où abondent les directeurs, il y a d'ordinaire beaucoup de science, peu

 

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d'observance (1).» Tout cela est bel et bon, mais ici encore ne nous hâtons pas d'applaudir. De tels principes ne sont inoffensifs que lorsque la supérieure qui s'en inspire a l'esprit large et le grand coeur de Marguerite d'Arbouze. Abus pour abus, le système de la porte fermée à tout directeur extraordinaire paraît beaucoup plus funeste que l'autre. Sainte Thérèse du moins l'estimait ainsi, et, sans la porte ouverte, nos abbayes n'auraient jamais été réformées. Mais ces réflexions ne sont pas de notre sujet et puisque nous entrevoyons maintenant la réformatrice du Val-de-Grâce dans son originalité légèrement archaïque, disons son histoire, ou plutôt laissons-la dire au plus candide, au plus dévot de ses fidèles, à Jacques Ferraige.

Le livre de celui-ci contient plus de 1200 pages qui ne sont pas toutes lisibles. Il y a là, dans un pèle-mêle exaspérant, trois éléments de valeur inégale : la chronique à la Joinville qui est un collier de perles ; les Mémoires que Ferraige avait demandés aux autres amis de Marguerite et qui ont souvent du prix; enfin un immense fatras de constructions théologiques, de réflexions et d'effusions, uniformément intolérables. Dès que le docteur parle de son crû, on voudrait le bâillonner, mais quand il raconte et interprète à la bonne ce qu'il a vu et entendu, il est si parfait que nul homme de coeur et de goût n'essaiera jamais d'écrire à nouveau l'histoire de Marguerite d'Arbouze. On peut, on Soit brûler huit ou neuf cents pages de Ferraige, ajouter lux autres les indications et les précisions historiques dont le bonhomme n'avait aucun souci, mais, pour la chronique elle-même, on ne fera jamais mieux. C'est ce qu'a très bien compris le grand historien Claude Fleury, cet homme sage , disert, charmant qui eut pour amis Fénelon et Bossuet et qui, vers 1684, fut chargé par les religieuses du Val-de-Grâce de publier sur Marguerite d'Arbouze un livre moins gothique, moins long et plus conforme à la

 

(1) La vie de la V. M. Marguerite d'Arbouze..., par M. Claude Fleury, Paris, 1685, pp. 91, 92.

 

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mode de ce temps-là. Le livre de Fleury est une façon de chef-d'oeuvre et la comparaison des deux auteurs qui ont abordé le même sujet à cinquante ans d'intervalle, prêterait, soit au point de vue littéraire, soit au point de vue moral et religieux, à des remarques fort savoureuses. De Ferraige, Fleury a gardé l'exquis, tout l'exquis, à peine allégé et modernisé ça et là. Je ne l'ai pris en défaut que sur le chapitre de certains miracles, un peu trop ingénus sans doute pour les contemporains de Richard Simon. Le plus souvent, il cite, sans y rien changer, les textes qu'il a retenus. Dans ce cas, les soudures seules, toujours très rapides, lui appartiennent. Lorsque le caractère impersonnel qu'il a cru devoir prendre l'empêche de reproduire intégralement les confidences de Ferraige, il les transpose sur le mode indirect, mais il en conserve presque tous les mots. Les curieux ne seront sans doute pas fâchés de surprendre cet habile ouvrier dans le secret de son travail. L'exemple d'ailleurs est assez piquant. Il s'agit d'un demi-miracle de Marguerite.

 

 

FERRAIGE

 

Plusieurs malades de la

ville venaient au couvent et

me pressaient que je la priasse

de leur donner la bénédiction,

quand elle était à l'Eglise.

Je lui en parlai, cela la fâcha,

ne voulant point d'éclat. Je

lui commandai de la donner

deux fois. L'un malade s'en

trouva bien ; l'autre, je ne

l'ai jamais plus vu (I, 427-428).

 

 

CLAUDE FLEURY

 

Plusieurs malades de la

ville venaient à l'abbaye et

priaient M. Ferraige d'obliger

la Mère d'Arbouze à leur

donner sa bénédiction, quand

elle serait à l'Eglise. Il lui en

parla. Cette proposition la

fâcha car elle ne voulait point

d'éclat : toutefois il usa de

son autorité et lui commanda

par deux fois de donner sa

bénédiction. Un malade s'en

trouva bien, et pour l'autre,

on n'en a pas su de nouvelles

(229-230).

 

Le mot de la fin, si joli dans les deux leçons, l'est davantage dans la première. Au demeurant, ici et là, c'est le

 

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même rythme et il y a plaisir à avoir un maître comme Claude Fleury, sensible aux beautés d'un écrivain si rustique. Il permet à ce bon Ferraige et à Marguerite d'Arbouze d'écrire à leur guise et il se garde bien de leur donner des leçons de style. C'est ainsi qu'il trouve dans telles lettres de Marguerite à une Abbesse dont elle avait à se plaindre, «un mélange d'amour et de respect qui fait un effet agréable ». «  On y voit, dit-il, une confiance de bonne amie qui ouvre son coeur... Toutes ces lettres en général ont un caractère d'amour et de tendresse qui ne se peut représenter. Ce n'est point l'esprit qui parle, c'est le coeur. Ainsi parlait sainte Thérèse, ainsi, à proportion, parlaient les Apôtres et surtout saint Paul. Dans ce genre de style il ne faut chercher ni méthode étudiée, ni construction exacte : la charité ne s'assujettit pas à ces règles. (1) » Il goûtait « à proportion » le même caractère dans le livre de Ferraige, et il était lui-même assez grand artiste pour se façonner sur cet humble et touchant modèle. Même lorsqu'il complète Ferraige, il écrit encore comme lui et ne va pas coudre à la bure du chroniqueur la pourpre académique du siècle de Louis XIV. Rare exemple, et sur lequel je me serais moins arrêté, si le style Fleury-Ferraige ne nous aidait, pour ainsi dire, à toucher du doigt la souplesse native, la simplicité essentielle de notre prose. Ce livre qui nous fait penser, non pas tour à tour, mais en Même temps, à Joinville, à Fontenelle, à Voltaire et même à Anatole France, est d'un grave ecclésiastique qui écrivait à l'apogée littéraire du grand siècle. L'esprit change, hélas ! de Joinville à Voltaire, mais la prose change à peine. « Un malade s'en trouva bien. L'autre, je ne l'ai jamais plus vu », ou bien, a l'autre, on n'en a pas su de nouvelles », Si je ne m'abuse, l'auteur de Candide écrivait ainsi. Ce n'est pas l'écriture artiste de la Bruyère et de nos contemporains, c'est quelque chose de plus

 

(1) Fleury, op. cit., p. 214-216.

 

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exquis peut-être. Mais quoi qu'il en soit de cette digression trop profane, il va sans dire que, dans les pages qui vont suivre, je citerai plus souvent et plus longuement Ferraige que Claude Fleury. Celui-ci pourtant nous est indispensable pour tout ce qui se rapporte aux relations parfois très tendues entre Marguerite d'Arbouze et l'Abbesse de Montmartre. Marie de Beauvillier vivait encore lorsque parut le livre de Ferraige qui du reste n'était pas homme à mentionner de tels incidents.

II. « Ceux qui sont frappés d'admiration à la vue des bâtiments du Val-de-Grâce, — ainsi commence Claude Fleury — se contentent pour l'ordinaire d'apprendre que c'est un effet de la piété et de la magnificence de la reine Anne d'Autriche et ne s'informent guère des raisons qui ont porté cette princesse à choisir ce monastère entre tant d'autres pour l'honorer de son affection et y en laisser des marques si éclatantes. Cependant ces motifs sont plus nobles que l'ouvrage même et il est plus beau à cette grande reine d'avoir aimé une maison religieuse, à cause de la parfaite régularité qui s'y observe, que de l'avoir ornée de superbes édifices. Ce fut la Mère d'Arbouze qui y attira la bienveillance de la reine et y établit l'observance régulière (1). »

« Marguerite d'Arbouze naquit en Auvergne, au château de Villemont, le 15 d'août 1580. Son père était Gilbert de Veni d'Arbouze, sa mère, Jeanne de Pinac, fille d'un lieu-tenant du roi en Bourgogne ; son aïeule maternelle Perronnelle de Marillac, cousine germaine » du futur Garde des sceaux. Il n'est pas inutile d'ajouter que Marguerite aima toujours beaucoup son nom de perle et de fleur. Sa piété trouvait aussi de suaves concordances entre le nom de son père et de beaux textes bibliques. De Veni d'Arbouze ; Veni columba mea.

En 1589, on la mit à l'abbaye de Saint-Pierre de Lyon

 

(1) Fleury, op. cit., pp. 1, 7.

 

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où elle fit profession, dix ans plus tard, et où elle eut, pour Abbesse, la propre soeur de la réformatrice de Montmartre, Françoise de Beauvillier. Quoique d'une observance mitigée, Saint-Pierre était une maison fort respectable. On devait y connaître les récentes prouesses de Marie de Beauvillier. Marguerite soupira bientôt pour une règle plus sainte. Professe bénédictine et de ce chef ne pouvant entrer ni chez les clarisses ni chez les carmélites, comme elle l'aurait voulu, elle obtint non sans peine, et grâce surtout à l'intervention des jésuites, qu'on lui permit de passer de Saint-Pierre à Montmartre, où elle redevint simple novice en 1611, à l'âge de trente et un ans. La vie régulière lui fut facile. u Il n'y eut, raconte Fleury, que son habit qu'elle eut grand'peine à quitter. Il était noir et plus modeste que celui de Montmartre, où l'on portait alors un habit blanc avec le surplis comme celui des chanoinesses. Monsieur de Marillac, après lui en avoir parlé plusieurs fois, lui dit un jour : Eh bien, ma cousine, vous n'avez pas encore demandé l'habit. Elle se mit à pleurer et lui marqua la répugnance qu'elle avait. — Oh bien! dit-il, je vous prie, allez le demander à cette heure. Elle le fit et reçut cet habit avec une grande humilité. Mais au bout de cinq ou six mois, l'Abbesse et toute la communauté se résolurent à prendre l'habit noir réformé. Ainsi elle eut la consolation de faire en habit noir nouveaux voeux et même de voir que celui qu'elle avait apporté de Lyon avait servi de modèle pour faire les autres (1). »

En 1613, la princesse de Longueville et sa soeur d'Estouteville ayant fondé à la Ville-l'Évêque, près du faubourg Saint-Honoré, le prieuré de Notre-Dame-de-Grâce, l'offrirent à Marie de Beauvillier qui vint s'y fixer pour quelque temps avec une petite colonie de Montmartre. L'Abbesse avait avec elle la Mère Marguerite dont elle faisait sans doute assez de cas puisqu'elle la nomma

 

(1) Fleury, pp. 12, 13.

 

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maîtresse des novices dans la nouvelle maison et puisqu'elle l'établit prieure, lorsque, après quelques mois, elle-même dut quitter la Ville-l'Évêque pour un long voyage (printemps 1614).

C'est toujours la même histoire, mais qui m'étonne de plus belle, à chaque fois qu'elle recommence. Cette prieure inconnue qui arrive de l'Auvergne et de Lyon, au bout de très peu de temps, reçoit la visite des plus grandes dames qui l'ont déjà prise en affection. « Madame de Sevry qui avait été gouvernante de Mlle de Mercoeur, Françoise de Lorraine, et qui était devenue sa dame d'honneur, depuis qu'elle eut épousé le duc de Vendôme... menait souvent Mlle de Vendôme voir la Mère d'Arbouze... (que) Mlle de Vendôme goûta tellement qu'elle y attira la jeune reine, Anne d'Autriche et les filles de France, Madame Elisabeth, depuis reine d'Espagne, Madame Henriette, depuis reine d'Angleterre et Madame Christine, depuis duchesse de Savoie (1). » Mme de Maignelais y venait aussi et voilà déjà bien des influences qui se mettront, le moment venu, au service de Marguerite d'Arbouze.

Lorsque, au bout de six mois, Marie de Beauvillier revint à la Ville-l'Évêque, elle trouva toutes ces amitiés en mouvement et la jeune gloire de Marguerite en plein essor. Quoique sainte, elle était femme. Elle n'eut pas l'héroïsme de se réjouir d'un progrès si imprévu. Tout lui parut de travers. Les constructions, commencées par elle sur un plan modeste, avaient poussé trop vite pendant son absence, grâce aux dons princiers qui avaient plu sur le prieuré, et qui plus est, elles étaient trop magnifiques. L'Abbesse arrêta net ce beau zèle. Sa visite faite, lorsqu'elle remonta vers Montmartre, ni son coeur, ni son esprit n'étaient plus les mêmes à l'endroit de Marguerite. Entre ces deux natures si diverses mais également fermes et personnelles, un conflit

 

(1) Fleury, op. cit., p. 2o.

 

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ne peut manquer d'éclater bientôt. Bataille de reines, où la plus raide sera vaincue.

De nouvelles difficultés surgirent peu après, dans lesquelles Marie de Beauvillier fit assez noble figure. a Il y avait longtemps que la Mère d'Arbouze désirait ardemment d'observer la règle à la rigueur et plus parfaitement qu'elle ne se pratiquait à Montmartre, où il y avait encore quelque mitigation et plusieurs grands personnages l'y excitaient (Marillac peut-être et sûrement les bénédictins nouvellement réformés). Comme le prieuré de la Ville-Levesque était composé de peu de religieuses, et qu'elle leur avait gagné le coeur, elle les fit aisément entrer dans ses sentiments. Elles présentèrent à l'Abbesse pour cet effet une adresse signée de toutes. » Après une résistance plus que naturelle, « l'Abbesse se rendit et entérina la requête » (1). La mère et la maîtresse de toutes les réformatrices reconnaissait ainsi publiquement les imperfections de son oeuvre propre qui lui avait valu tant de gloire. Que le souvenir d'une telle générosité nous rappelle à l’indulgence et à la justice, si quelque jour les procédés de Marie de Beauvillier avec celle qu'elle semblera considérer comme une rivale, menaçaient de nous aigrir.

Cependant le prestige de Marguerite grandissait toujours. Une de ses filles — celle qui ne manque jamais pour ces sortes de besognes — tenait l'Abbesse au courant et lui faisait croire que Marguerite préparait un coup d'état, c'est-à-dire, « voulait tirer le prieuré de la sujétion de Montmartre et se rendre indépendante... Un religieux que l'Abbesse consultait, fomenta puissamment les soupçons, et le bâtiment, qui avait été si fort hâté pendant son absence, lui tenait toujours au coeur ». Fut-ce avant, fut-ce après la formation de ces nouveaux nuages, je ne sais, mais il est vrai que Marguerite, justement inquiète et d'ailleurs soutenue en tout ceci par un des confesseurs

 

(1) Fleury, op. cit., pp. 24-25.

 

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de la Cour, le Père Suffren, « souhaitait ardemment de ne point sortir de la Ville-Lévesque. On le voit par une lettre qu'elle écrivit au cardinal de Retz, évêque de Paris, où elle lui déclare franchement l'appréhension terrible qu'elle avait de retourner à Montmartre ». Quoiqu'on puisse penser de cette requête qui donne tant à réfléchir, ce n'était pas là un commencement de révolte et la suite le montra bien. Retz intervint dans le sens qu'on avait voulu, mais l'Abbesse n'ouvrit à dessein la lettre du cardinal qu'après avoir procédé en personne à l'enlèvement de Marguerite. Ce mot d'enlèvement n'est pas de mon crû. L'Abbesse, dit Claude Fleury, résolut « de l'enlever promptement... et de la déposer comme factieuse ». Ceci se passait en 1617 (1). « La Mère d'Arbouze ayant été ramenée à Montmartre, y fut tenue fort resserrée. C'était une espèce d'excommunication — Fleury n'a décidément pas peur des mots. — Tout commerce lui était interdit avec les personnes du dehors et on ne permettait guère aux religieuses mêmes de lui parler. L'Abbesse de Montmartre agissait en cela conformément à ses préventions, la croyant factieuse et entreprenante, mais elle ne pouvait empêcher la jeune reine et les filles de France d'entrer dans le monastère pour la voir, et ainsi les dames, ses amies, se servaient de cet artifice et persuadaient souvent aux princesses d'aller à Montmartre pour y entrer avec elles... Quand ces dames ne pouvaient la voir, elles envoyaient du moins leurs pages, savoir l'état de sa santé et comment elle était assistée, à quoi elle répondait toujours qu'elle ne manquait de rien (2). » L'histoire de Marguerite d'Arbouze est ainsi vouée au pittoresque, depuis ce parloir visité par les pages de la reine jusqu'à la coupole du Val-de-grâce qui abritera sa tombe.

 

(1) Vive ou morte, Marguerite d'Arbouze aura toujours le dernier mot sur Marie de Beauvillier. Trente ans plus tard, en 1647, et après vingt conflits de même espèce, l'Abbesse de Montmartre devra consentir enfin à la pleine indépendance du prieuré.

(2) Fleury, op. cit., pp. 28-31.

 

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Cette vie dura près d'un art et Marguerite apprit à ses dépens tout ce que peut une Abbesse, même droite et pieuse, pour faire souffrir ses sujets. On l'éprouva de toutes les manières et on lui fit payer cher ces royales visites qu'on ne pouvait pas interdire. « Dans une grande maladie qui lui survint, (l'Abbesse) voulut que la Mère d'Arbouze la servît nuit et jour, sans lui donner aucun repos, de sorte qu'elle fut quinze jours ou trois semaines sans se déshabiller. Cependant que la Mère d'Arbouze était ainsi traitée à Montmartre, la reine désirait avec ardeur de lui donner une abbaye, ne voyant point de meilleur moyen pour la tirer d'oppression. Elle disait souvent à M. de Villesavin de lui en trouver une, et il lui dit en riant qu'à moins de tuer quelque Abbesse, il fallait attendre une vacance. Enfin on eut avis que l'abbaye du Val-de-Grâce vaquait, à la fin du mois d'octobre 1618. » Toutes les négociations, ordinairement difficultueuses, qu'entraînaient ces promotions, furent menées d'une vive allure et elle fut nommée Abbesse du Val-de-Grâce, dans le courant de janvier 161g. Marie de Beauvillier, qui avait fait si longtemps échec à la reine, fut très curieusement « surprise de cette nouvelle, mais avec dépit et indignation, et cette fâcheuse disposition obligea la mère d'Arbouze à sortir de Montmartre le plus tôt qu'il lui fut possible et même avant que d'avoir reçu ses bulles » (1). Elle partit donc le 3o janvier et se réfugia, pour attendre ses bulles et mettre ordre à ses affaires, chez les Augustines Pénitentes que gouvernait alors une autre fille de Montmartre, Marie Alvequin, dont nous avons déjà parlé.

Les bulles venues, Charles Miron, évêque d'Angers, lui donna la bénédiction abbatiale, dans la chapelle des carmélites, le 21 mars 1619. La reine était de la fête et le surlendemain elle prit la nouvelle Abbesse dans son carrosse, pour la conduire au Val-de-Grâce qui était à trois

 

(1) Fleury, op. cit., pp. 33-42.

 

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lieues de Paris, dans la vallée de la Bièvre. Pendant le voyage, Anne d'Autriche « prit plaisir à lui faire peur du roi qui le même jour chassait en ces quartiers-là. Sitôt que la reine entendait le moindre bruit, elle disait à la Mère d'Arbouze : Voilà le roi qui approche. L'Abbesse qui savait bien qu'il faudrait lever son voile devant le roi, prenait l'alarme sérieusement... « Mon Dieu, Madame, que deviendrai je ? » Elle n'en eut que la peur » (1). En arrivant à l'abbaye, elles trouvèrent les religieuses dans un appareil extravagant. Le soupçon de robe bénédictine qu'elles portaient sous des rochets de dentelles laissait paraître des jupes fastueuses. Elles s'étaient chaussées et coiffées à la mondaine, du mieux qu'elles avaient pu. La reine et ses dames, l'Abbesse et les robes noires qui l'avaient suivie au Val-de-Grâce, passèrent cette étrange revue. Le soir même, on commença la réforme.

En effet, la reine partie, Marguerite harangua ces pauvres filles. Elle ne venait pas les faire saintes de force et elle n'exigerait d'elles que l'essentiel de leurs devoirs. Pour le reste, qu'elles se couchent, se lèvent et parlent aux heures qu'elles voudront, qu'elles mangent à leur guise, on ne les gênera point, pourvu qu'en retour elles s'engagent à ne pas contrarier la réforme à laquelle on les invitait du reste et qui serait imposée à toutes les nouvelles recrues. Là-dessus, les anciennes « la conduisirent en une chambre qu'elles avaient tapissée, bien garnie de lits couverts de soie et de broderie, de tables avec des tapis de damas, de chaises bien couvertes ». C'était l'appartement de l'Abbesse. Sans plus attendre, Marguerite, «demanda une échelle et avec les Soeurs qu'elle avait emmenées, détendit toute la tapisserie, défit les lits, tira les chaises, les tables et les tapis, pliant le tout pour le service de l'Eglise... La prieure ancienne qui était là, regardant la ruine et les débris de la vanité, dit à notre bonne bière : cela durera-t-il

 

(1) Fleury, op. cit., p. 43.

 

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longtemps ? et elle lui répondit tant que nous serons bonnes bénédictines» (1). Résistance des anciennes, patience victorieuse  de l'Abbesse, le reste s'imagine aisément. Qu'il me suffise de dire que l'abbaye du Val-de-Grâce était déjà devenue exemplaire lorsque deux ans après, pour diverses raisons, l'on décida de la transférer dans un faubourg de Paris.

D'abord la reine aurait voulu que cette translation se fit au faubourg Saint-Honoré, à cause du voisinage du Louvre. Mais ce ne fut pas possible. On dut se contenter de la maison du faubourg Saint-Jacques, où le P. de Bérulle avait réuni les premiers oratoriens et qui se trouvait presque en face des carmélites.

« Cette maison... se nommait anciennement le fief de Valois, autrement le Petit-Bourbon, parce qu'elle -appartenait aux princes de cette famille. Après la disgrâce et la mort du connétable Charles de Bourbon,... Louise de Savoie obtint permission du roi François  Ier, son fils, d'aliéner de cette succession confisquée, jusqu'à la valeur de 12 000 livres de rente et elle fit don à Jean Chapelain, son médecin, de cette -maison du Petit-Bourbon, avec ses dépendances, en l'année 1528. Cet héritage demeura toujours depuis aux descendants de ce médecin. En 1611, le P. de Bérulle la loua... et les Pères de l'Oratoire y logèrent quatre ans — (au bout desquels ils émigrèrent à la rue Saint-Honoré) — et enfin cette maison du Petit-Bourbon avec ses dépendances, fut achetée au nom de l'abbaye du Val-de-Grâce, le 7  de mai 1621. Le prix fut de 36000 livres que la reine fit donner pour cet effet, en se rendant fondatrice du monastère et le roi leur fit don des droits seigneuriaux (2). » Le vieux donjon n'était du reste pas fait pour une communauté religieuse. On le remplaça peu à peu par des constructions nouvelles dont la reine posa la première pierre en 1624. Ces constructions elles-mêmes dont

 

(1) Fleury, op. cit., pp. 107.

(2) Ib., pp. 109, 110.

 

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Marguerite d'Arbouze ne vit pas l'achèvement devaient, comme on le sait, faire place à l'église et à la maison plus grandiose qui existent encore aujourd'hui et qui furent inaugurées en mars 1665, quelques mois avant la mort de la reine-mère, si longuement et pieusement fidèle au souvenir de Marguerite d'Arbouze.

III. Lorsqu'elle prit possession de cette demeure nouvelle, Marguerite n'avait plus que cinq ans à vivre et il est très remarquable qu'en si peu d'espace elle ait pu mériter à un tel degré la vénération de la France catholique. Marie de Beauvillier, Abbesse pendant un demi-siècle, n'a pas eu plus de prestige, au moins sur les parisiens et on l'oublia plus vite. Il faut bien en effet que l'étoile de cette dernière ait baissé dès avant la fin du siècle, pour que Fleury ait osé parler d'elle avec la singulière liberté dont nous avons apporté des preuves presque troublantes. Je n'ai pas besoin de dire que l'amitié de la reine pour Marguerite montra le chemin du Val-de-Grâce à une foule d'admirateurs que n'aurait pas mis en mouvement la seule sainteté d'une religieuse. Anne d'Autriche « y venait souvent, c'est-à-dire ordinairement deux jours en la semaine. Le vendredi en était un et ce jour-là, elle dînait au réfectoire avec les religieuses qui faisaient en sa présence les pénitences et les humiliations que l'on pratique dans les monastères. Quand elles devaient baiser les pieds, car c'est une de ces pratiques, elles commençaient par baiser les pieds de la reine que la Mère d'Arbouze avait accoutumée à le souffrir. Aux grandes fêtes, elle couchait plusieurs jours au Val-de-Grâce, pour se mieux disposer à faire ses dévotions et s'entretenir de Dieu avec la Mère d'Arbouze, et elle y faisait ses dévotions toutes les fêtes de Notre-Dame ; et la veille de Noël, elle mettait de ses propres mains dans la crèche l'image de l'enfant Jésus » (1). II ne paraît pas du reste que la vie régulière ait

 

(1) Fleury, op. cit., pp. 143, 144 .

 

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été bouleversée le moins du monde par ces royales visites que leur fréquence même rendait moins divertissantes. Experte dans l'art de commander, l'Abbesse avait donné à ses filles le pli voulu pour cela, et comme elle n'avait pas moins de savoir-vivre que d'indépendance, elle résistait dextrement aux pressions importunes que la Cour tenta plusieurs fois sur elle, si du moins j'ai su bien lire entre les lignes de nos prudentes chroniques. Derrière la reine, nous prenons sur le fait, dans le parloir du Val-de-Grâce, un des travers les plus déplaisants de cette époque. Ferraige y fait plus d'une allusion presque transparente, et de son côté le P. Binet. La piété étant à la mode, il y avait alors quantité de gens qui tablaient sur elle, soit pour se mettre en évidence, soit pour donner vent à leur chaleur naturelle. Ce n'étaient pas précisément des tartufes, mais des ardélions ou des agités, religieux, prêtres ou même laïques. L'espèce n'en est pas éteinte. Mais aujourd'hui les choses de l'intérieur les occupent moins. Sous Louis XIII, ils donnaient l'assaut aux couvents, harcelant de leurs conseils les saints en vue et surtout les saintes. Dès qu'ils entendaient parler d'une réforme commençante, ils accouraient comme à une proie, trouvant ce point de règle trop doux et cet autre trop sévère. Sur l'impressionnante nouvelle que l'Abbesse du Val-de-Grâce imposait deux heures de méditation à ses filles, ils étaient venus la relancer jusque dans les marais de la Bièvre. A Paris, ce fut pis encore. « Tous la voulaient avoir pour eux, gémit le bon Ferraige, et si son esprit n'eût été fort, il lui serait arrivé ce qui jadis arriva à Theletias, adolescent grec, qui ayant gagné le prix aux jeux Pythiques, fut plutôt déchiré que couronné, comme il le méritait, par les nations qui, à l'envi, disaient : il est à nous (1). »  « Comme elle avait un très bel esprit, dit de son côté le P. Binet, et qu'elle voyais nettement le point où gisait le noeud de l'affaire, tout le

 

(1) Ferraige, op. cit., I, pp. 195, 196.

 

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monde n'était pas bon pour lui bâiller conseil, parce que si elle voyait quelqu'un aller trop vite en affaires, être trop bouillant.., ou qui témoignât quelque attachement aux affaires, ou qui ne fût pas du métier des affaires de religion, elle ne laissait pas d'honorer grandement ces personnes, mais elle disait qu'elle avait peine de suivre les conseils de ceux qui n'étaient pas du métier (1). » Il ne serait pas besoin d'une grande érudition pour donner1enrsrai nom à quelques-uns de ces personnages. Du Val-de-Grâce, ils volaient à Montmartre, puis redescendaient sur le faubourg Saint Antoine, chez les jésuites et chez les visitandines. A force de les rencontrer partout, on finit par les connaître, mais n'ayant pas entrepris d'écrire leur histoire, je me contente de les saluer en passant, comme aussi bien les historiens de Marguerite d'Arbouze nous invitaient à le faire.

L'élite des mystiques parisiens que déjà nous connaissons, défilait aussi dans le parloir du Val-de-Grâce, où l'on se donnait rendez-vous pour les consultations plus difficultueuse, comme fut, par exemple, la question des deux heures d'oraison, au sujet de laquelle nous voyons trois des grands chefs, Honoré de Champigny, André Duval et Dom Eustache Asseline soutenir résolument les hardis projets de l'Abbesse. Là venaient encore Dom Auger, chartreux, le P. Tenière, bénédictin et plusieurs autres de la réforme, le P. d'Attichy, minime, cousin de Marguerite et qui fut depuis évêque d'Autun, M. le Clerc, professeur de théologie, deux des confesseurs de la Cour, le P. Suffren et le P. Arnoux, enfin deux autres jésuites, le P. Granger et le P. Etienne Binet. Avec Dom Eustache, visiteur canonique de l'abbaye, le P. Binet me semble avoir été le conseiller le plus écouté et le plus aimé de la Mère d'Arbouze. Cette dernière prédilection est des plus significatives, car le P. Binet, jésuite s'il en fut, visait avant tout aux vertus solides et ne faisait

 

(1) Ferraige, op. cit., I, p. 519.

 

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grâce d'aucune faiblesse à ses dirigées. Marguerite le ravissait, « ayant, nous dit-il, un esprit mâle, net, clairvoyant, un grand et heureux discernement des esprits, un grand dégagement des créatures, fermeté d'esprit it exécuter ce qu'il fallait faire ». S'il faut l'en croire, l'Abbesse ressemblait fort, ou, comme il dit « symbolisait grandement » avec Mm' Acarie. Il était manifestement très séduit par les dons naturels de cette femme et ne se tient pas de nous en parler, même quand il célèbre ses autres vertus. « Quelque chose qui arrivât, écrit-il, elle ne perdait pas la paix de son âme. Ce qui est plus à priser, c'est qu'elle était fille et d'un esprit vif, pénétrant, noble, naturellement actif et prompt — on voit bien qu'il l'aime ainsi — et partant devait être plus sensible par tous ces chefs-là... Mais elle me disait d'ordinaire en ces mauvaises rencontres (lorsqu'elle avait reçu quelque injure du dehors, ce qui n'était point rare) « Mon Père, hélas ! mes péchés méritent davantage, et puis si le bon Dieu est glorifié ainsi... pour moi, je n'en ai nulle peine. » — « Oui, disais-je, cependant vous en êtes malade et puis vous me dites que vous n'en êtes pas en peine. » — « Je ne puis pas répondre de mon corps ni être maîtresse de ma complexion et puis ce corps n'est bon qu'à pourrir... mais pour l'âme et les désirs, j'espère, Dieu aidant, que ni pour ceci ni pour chose du monde, cela ne s'altérera point. » Il va de soi qu'elle lui était parfaitement soumise, obéissante, en vraie fille de saint Benoît qu'elle était et, pense tout bas le P. Binet, de saint Ignace. « Une seule fois que je sache est arrivé qu'elle se soit bandée contre moi », confesse-t-il plaisamment. « Je ne sais, écrit-il enfin en terminant son Mémoire, si on pourrait aimer plus tendrement notre Compagnie... Aussitôt que quelque orage se soulevait contre nous, ce qui arrive assez souvent par l'infinie miséricorde de Dieu, cela lui perçait le coeur.., et comme je lui demandais quel intérêt elle y pouvait avoir, surtout voyant que d'autres, de même

 

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profession qu'elle, ne s'en mettaient pas beaucoup en peine... elle me répondait des choses dignes de sa charité, mais comme elles sont trop avantageuses pour la Compagnie, la modestie ne permet pas que je les couche par écrit, seulement dirai-je qu'elle disait avoir des obligations infinies à la Compagnie, que l'esprit de cette Compagnie revenait entièrement au sien et qu'elle y admirait la solidité plus que l'éclat (1). »

La page est bien amusante. Binet ne s'aperçoit enfin que sa dirigée est bénédictine que pour donner aussitôt un coup fourré à d'autres religieux de cet Ordre. Spirituel? Je ne sais, mais le trait manque de noblesse. Pour le reste, il ne trahit certainement pas la pensée de Marguerite d'Arbouze qui estimait grandement les jésuites et qui leur devait beaucoup. Seulement au lieu de mettre que l'esprit de la Compagnie « revenait entièrement » à celui de la grande bénédictine, il vaut mieux « lui revenait fort », comme a corrigé, sans crier gare, le sage Fleury. Marguerite, qui s'était pénétrée de l'esprit bénédictin jusque dans les moelles, comme nous l'avons déjà dit, ramenait sans peine à cet esprit ce que les autres Ordres présentent de plus excellent. Grand coeur, âme royale, « elle avait, nous dit Ferraige, l'esprit oecuménique et universel... (elle) aimait tout le bien en qui que ce fût, sans, je ne dirai pas envie, mais pensée d'envie. Elle s'en étonnait quand elle en voyait en autrui, nommément ès choses spirituelles. Ainsi le plus grand signe qu'on peut avoir, disait-elle, d'un petit esprit, sans esprit de Dieu, c'est quand il est rétréci et raccourci à aimer seulement quelque bien et quelques personnes et non le bien commun. Comme si tous ne portaient l'image vivante de l'auguste et adorable Trinité, et comme si dans le bien universel, le particulier n'y était compris » (2).

 

(1) Ferraige, op. cit., pp. 518-527.

(2) Ib. op.  cit., I, pp. 200, 201.

 

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Laissant le parloir, on aimerait à la regarder, le voile levé, soit dans sa cellule, soit parmi ses filles. Mais ni Ferraige ni Fleury ne se sont mis en peine de nous faciliter ce plaisir. Ce qu'ils disent, on pourrait le dire, en somme, de beaucoup d'autres Abbesses. Nous ne verrons bien celle-ci que lorsqu'elle quittera le Val-de-Grâce, pour aller mourir chez des étrangers.

Incliné, avec « quelques anciens », à voir « dans la beauté du corps, un indice assuré de la noblesse et dignité de l'âme », Ferraige nous dit que « la nature s'était étudiée à garder en elle exactement les proportions et dimensions requises pour faire un corps d'une très rare beauté et d'une grâce et maintien tout divin » (1). Ce pastel théologique ne nous suffit pas. Beaucoup plus nette, quoique un peu étourdissante, est l'avalanche de détails que l'on nous donne sur la richesse et la flexibilité de son intelligence. «  Religieuse depuis l'âge de neuf ans... néanmoins elle savait, ayant été absente du monde, comme toutes les affaires du monde se devaient gouverner... Je m'étonnais, continue Ferraige, de l'ouïr parler de toutes choses... Elle comprenait sur les plans et sur les desseins, sur les façades, les enveloppements d'architecture et corrigeait les plans, tant de maçonnerie que desseins de charpenterie. Elle entendait la musique, chantait mélodieusement et était experte en médecine; avait le don de la science économique, elle ordonnait, faisait des statuts fort facilement, sans confusion, avec vue de tous les inconvénients qu'elle évitait, comme ses constitutions le manifestent. Elle avait la morale parfaitement, savait tirer tous les sens des passages de l'Ecriture ; entendait, faisait et comprenait toutes les précisions, abstractions et formalités métaphysiques et s'en servait fort facilement, quand elle en avait besoin; écrivait et dictait nettement des discours pieux et des lettres bien faites.., et faisait

 

(1) Ferraige, op. cit., I. pp. 573, 574.

 

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quelquefois des vers, mais rarement, sur quelque grande fête, en laquelle elle était grandement touchée du mystère, et si, (pourtant) elle ne savait que c'était des quantités ni mesures ni observance des rimes et si, elle les gardait, mais surtout elle savait la conduite des âmes au ciel. (1) »

Pour ce dernier point, un mot de Fleury dit bien presque tout ce qu'il faut dire. « Elle était douce envers elle-même (2). » Lorsqu'une vraie sainte est assez humaine, assez raisonnable, pour se résigner à ses propres misères, elle n'est que ferme tendresse pour les défaillances de ses filles. On nous la montre majestueuse, mais aussi très simple et très vive. Elle n'aimait en rien ni les grands airs, ni les grands mots. On hésite à dire que sa qualité maîtresse était le bon sens, les couleurs mornes qu'évoque ce mot n'allant pas à son visage. Riche des plus beaux dons de l'esprit, du coeur et de la grâce, elle se gouvernait elle-même avec cette mesure qui, dans un autre ordre de perfection définit les grands artistes.

« Un jour, comme on chantait la messe de Notre-Dame de Compassion, elle trouva au graduel qu'on chantait de la sainte Vierge: tacerans vultus et pectora, c'est-à-dire que Notre-Dame, a raison de la tristesse qu'elle avait de voir son fils crucifié, déchirait sa face et sa poitrine; ce qu'elle ne voulut permettre qu'on chantât, ains fit prendre un autre graduel, car elle disait que cette messe n'avait jamais été faite par l'Église, ni vue, ni approuvée, et que la sainte Vierge avait toujours été constante, paisible et résignée aux vouloirs de Dieu (3). » Menu fait sans doute, mais dans lequel éclatent, me semble-t-il, la vivacité, la justesse sereine, la mesure enfin de ce noble esprit. Ces quelques touches ajoutées au portrait de Marguerite d'Arbouze, revenons à son histoire.

 

(1) Ferraige, op. cit., pp. 573, 612, 613.

(2) Fleury, p. 156.

(3) Feriaige, op. cit., pp. 585, 587.

 

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IV. Elle avait rétabli l'élection dans son monastère, le roi Louis XIII ayant renoncé, pour lui être agréable, au droit de nomination qu'il avait sur le Val-de-Grâce. Elle inaugura cette réforme, plus hardie en un sens que toutes les autres, par une sorte de coup de théâtre, se démettant de son titre d'Abbesse que le nouveau statut lui permet-tait de conserver et que du reste le choix unanime de ses filles lui aurait rendu, si elle avait voulu s'y prêter. La surprise fut grande et impressionnante dans le monde monastique, car bien peu de réformatrices étaient allées jusque-là. On ne put pas non plus ne pas s'étonner de voir qu'avec l'inamovibilité,Marguerite désertait aussi la quasi-hérédité de la crosse abbatiale. Nos Abbesses en effet, même les plus saintes, arrivaient toujours, on ne sait comment, à se persuader qu'elles ne trouveraient nulle part d'aussi excellentes coadjutrices que dans leur prapre famille. Une fois coadjutrices, leurs nièces leur succédaient sans difficulté. C'est ainsi que Saint-Paul-les-Beauvais fut pendant un siècle le fief des Sourdis et des Clermont-Tonnerre — fort heureusement d'ailleurs — et que les la Bourdaisière et les Béthune régnèrent indéfiniment sur Beaumont-les-Tours. Ce népotisme. tenace nous gêne, ainsi que la demi-insincérité qu'il impose, soit aux moniales elles-mêmes, soit aux historiens ou aux panégyristes de nos Abbesses qui voient à l'envi le doigt de Dieu dans de telles successions. Quoi qu'il en soit, la Mère d'Arbouze non seulement redevint simple religieuse, mais encore au lieu de guider les votes de ses filles vers une des deux nièces qu'elle avait dans l'Ordre, elle fit élire une des religieuses de Montmartre qui l'avaient accompagnée au Val-de-Grâce, la Mère Louise de 1llilley.

Jusqu'à cette année 1626 qui fut l'année de sa démission et qui devait être celle de sa mort, la réformatrice du Val-de-Grâce avait constamment refusé les fondations qu'on lui proposait de tous les côtés. L'action comme elle l'entendait, devait être plutôt profonde qu'étendue. Rentrée

 

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dans le rang, elle changea d'avis néanmoins et accepta d'aller fonder une maison de son Ordre, peut-être moins attirée par la sainte ambition d'agrandir ses conquêtes que par le désir de laisser à la nouvelle Abbesse du Val-de-Gràce une liberté plus entière. Un petit groupe de religieuses qui avaient quitté l'abbaye de Charenton-en-Bourbonnais, pour vivre sous l'étroite observance et que gouvernait provisoirement l'une d'entre elles, Mme de la Rochechouard de Jars, l'attendaient à la Charité-sur-Loire depuis quelque temps. « Toute la ville de La Charité la souhaitait, afin d'avoir une maison religieuse, pour recevoir les filles du pays qui y auraient vocation. L'évêque diocésain, c'est-à-dire, l'évêque d'Auxerre », Gilles de Souvré, consentait de grand coeur; « M. de Broc du Nozet, gentilhomme voisin, offrait de donner quelque bien pour la fondation du nouveau monastère, où ses filles voulaient entrer »; enfin les bulles d'érection étaient déjà prêtes, créant « dans la ville de La Charité un nouveau monastère de filles de l'ordre de saint Benoît, suivant les constitutions du Val-de-Grâce (1) » et qui s'appellerait le Mont-de-Pitié. La Mère d'Arbouze quitta Paris le 28 août 1626, inaugura le 3 mai suivant sa maison du Mont-de-Pitié et demeura deux mois à La Charité-sur-Loire. Le 2 juillet, elle partit pour Charenton-en-Bourbonnais, où elle voulait jeter les premières semences de la réforme. Au bout de trois semaines, se sentant gravement malade, elle voulut revenir à La Charité et mourut en chemin, le 16 août 1626; mornes dates qui jalonnent le chapitre le plus fleuri que nous présente la légende dorée du XVIIe siècle. Un épais treillis ferme aux profanes le jardin de l'Épouse et trois rangs de grilles nous défendent l'intimité de la plupart de nos mystiques. Mais la grande route est à tout le monde et lorsque, par bonheur, les saints la prennent, ils ne peuvent pas se cacher de nous. Ils sont du reste faits comme nous et la

 

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route qui d'abord leur fait si peur, bientôt les stimule et redouble leur allégresse. Ils pensent aux saillies du Verbe éternel, bondissant comme un géant, lorsqu'il vient du ciel en terre, lorsqu'il remonte de la terre au ciel ; à la Vierge se hâtant vers Elisabeth, si vite et légère que les herbes de la montagne fléchissent à peine sous l'empreinte de ses pas; à la barque sur le lac de Genezareth; aux voies romaines qui virent passer saint Pierre et saint Paul ; aux pèlerinages de saint Louis; à ce nom de voyageur que l'Eglise donne au fidèle encore vivant. Ainsi notre Marguerite pendant les derniers mois de sa vie qui ne furent qu'un long voyage. Le bon Ferraige, à cheval, était du voyage, plus avide que jamais de tout recueillir de ce que disait ou faisait sa sainte. Ces pages divines et mouillées de tant de larmes, que ne puis-je les reproduire ici tout entières !

« L'an de grâce 1626, le 28 d'avril, notre bienheureuse Mère sortit du couvent du Val-de-Grâce, assis au faubourg Saint-Jacques-lez-Paris, pour aller à la ville de la Charité-sur-Loire, avec la R. M. sous-prieure du Val-de-Grâce, soeur Marie de Burges (fille de Mme de Séry), soeur Catherine Compans..., soeur Marguerite du Four..., filles du choeur et soeur Thomasse le Queux..., fille converse. Mais avant que je représente ce voyage, voyons l'adieu douloureux et les larmes qui furent épanchées. » Aussi attendrie que ses filles et trop humaine pour se raidir contre elle-même, à un tel moment, « Nous nous attachons quelquefois, dit-elle, dans cette exhortation suprême, à je ne sais quelle présence visible de la créature, qui nous empêche d'être parfaitement à Dieu. Non qu'en cela je veuille condamner vos sentiments et les miens, mais puisque l'amour de mère me presse, il faut que je vous appelle mes chères enfants, en vous annonçant ce que Jésus disait à ses apôtres : si je ne m'en vais, vous ne recevrez pas le Saint-Esprit; non en même proportion, mais selon quelque petit rapport qui consiste que comme les apôtres étaient

 

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liés à la présence visible de Jésus-Christ, qu'aussi nous sommes quelquefois attachées à nous voir ensemble. Et comme eux reçurent le Saint-Esprit, perdant la présence visible de Jésus; aussi Dieu nous donnera un grand accroissement de vertus et de grâces par le quittement, dénument et séparation que nous faisons en l'amour de Jésus et pour lui sacrifier tout ce que nous sommes en hommage éternel. Etant éloignées les unes des autres par la distance du lieu, ne laisserons pas d'être unies ensemble plus purement, plus parfaitement et plus spirituellement, nous retrouvant toujours dans les plaies saintes et sacrées de Notre-Seigneur Jésus-Christ, vrai refuge et séjour de ses épouses ». « Et d'un coeur animé d'amour maternel et filial, ayant fait ce long et amoureux discours à ses filles.., elle se prosterne aux pieds de son Abbesse, lui demande sa bénédiction. La Rde Mère la relève, l'embrasse, la serre en Jésus-Christ et lui donne le dernier baiser. Et de même firent toutes ses bonnes filles, et puis elle prit l'obédience de Mgr l'illustrissime et révérendissime archevêque de Paris et celle de la Rte Mère, et un grand crucifix qu'elle porta toujours, monta en carrosse et s'en alla avec la susdite compagnie des filles, d'un homme d'église, d'une dame séculière et d'un domestique (1). » L'homme d'église n'est autre que Ferraige. Lui et le domestique suivaient à cheval et ils eurent avec eux, pendant la première- étape, l'autre confesseur du couvent, M. Fiant. La dame séculière s'appelait Mme Langlois.

« Cette bienheureuse Mère se voyant en voyage.. soudain elle songea qu'elle ne pouvait mieux conformer son voyage qu'au voyage de Jésus.., allant en Egypte pour y ruiner les idoles ; ou bien à celui aussi de St Benoît, allant au Mont-Cassin pour y délier l'ermite... ou bien à celui de Ste Hildegarde, bénédictine, lorsqu'elle alla à

 

(1) Ferraige, op. cit., I, pp. 336-34o.

 

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Saint-Disibode, réformer les bernardines. . Elle donc emprunta une montre à timbre et à réveille-matin pour pouvoir exactement garder les heures de l'Office, comme jadis faisait un St Léger, évêque, et de l'oraison, des conférences, lecture et du silence (1). » Elle avait pris aussi une clochette, pour sonner ces heures. A Essone, où eut lieu la première dînée, M. Fiant dut, à son grand regret, se détacher du cortège. « Prenant congé d'elle, écrira-t-il plus tard, je vis son visage beau à merveille, rempli de majesté et d'un éclat si lumineux qu'il était impossible de la pouvoir regarder sans crainte, et sans un grand respect, encore plus grand que de coutume, et ne pouvais pourtant me contenter de regarder du côté qu'elle allait, et suivis le carrosse de ma vue, attiré par la beauté que j'avais vue paraître en sa face, autant de temps que je la pus voir, bien que ceux qui étaient de ma compagnie me pressassent bien fort de tourner bride, me disant : « Aussi bien, faut que vous perdiez la vue de ce carrosse, il sera fort tard auparavant que nous puissions arriver à Paris. » Et néanmoins nous y fûmes auparavant le soleil couchée. » Immobile sur la route, sourd à la voix de ses compagnons qui le pressent, les yeux fixés sur le carrosse qui déjà disparaît dans la poussière, ce bon prêtre, d'ailleurs si peu suspect de littérature, n'est-il pas touchant ? Depuis le plus insignifiant de ses serviteurs jusqu'à la reine de France, Marguerite s'enchaînait ainsi tout le monde. Venons maintenant à ce que Ferraige appelle, dans sa langue naïve et juste, « la dévotion de ce voyage ».

« Ceux qui étaient à cheval en leur compagnie (c'est-à-dire Ferraige lui-même et un domestique), disaient tantôt le chapelet, tantôt les heures, tantôt les litanies ou autres prières vocales ou mentales. On chantait des

 

(1) Ferraige, op. cit., pp. 341, 342.

(2) Ib., I, p. 57o.

 

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cantiques, hymnes ou des psaumes, et à cela les rossignols nous y semblaient inviter. Mais quand les heures de conférences étaient arrivées — (on faisait halte sans doute et on descendait, soit de voiture, soit de cheval) — ô Dieu éternel ! que cette bienheureuse âme animée des feux de l'amour divin, élevée en Dieu, nous attirait merveilleusement à laisser toutes choses, à nous dénuer de tout et de nous-mêmes. Car si notre âme n'est attachée ni liée à rien, suivant les attraits divins, elle s'envolera à son amant Jésus d'une saillie vraie, quoique moins sensible, d'autant qu'elle est au delà du sens. Il me semble que je lis les colloques de St Benoît et de Ste Scolastique, de St François et de Ste Claire, quand j'écris ces choses. Souvent je la mettais sur le Cantique ou sur les Evangiles, sur lesquels elle disait merveilles. Plût à Dieu que je me puisse souvenir de toutes et en mêmes termes qu'elle les disait, car ils étaient nets, puissants et énergiques! Je lui disais que l'Epouse était bien hardie d'autant qu'elle osait demander à la Majesté souveraine un baiser de sa bouche, Elle me répondait : «Quand l'Epouse disait ces paroles... l'amour l'ayant transportée, elle ne songeait plus à la crainte, mais à aimer, tenir et embrasser le coeur de son coeur et le centre de ses amours, Jésus... » Et moi, et les Mères, admirant ses réponses, qui entraient au plus profond de l'esprit des Ecritures, je lui disais « Mais quel goût avait eu l'Epouse quand elle dit : meliora sunt ubera tua vino? » — «  Il me semble, disait-elle, que Dieu conduisait cette Epouse par les degrés d'amour... et que n'étant encore capable de les goûter tous à la fois, lui ayant donné le baiser sacré de paix, lui fait goûter la douceur et la liqueur de ses amours, préférées au vin, n'étant encore assez dilatée pour en comprendre les sublimités, les profondités, les largeurs, et les étendues représentées par le vin. Car, disait-elle, lorsque l'âme est arrivée à ce point qu'elle a mortifié son extérieur, et anéanti son intérieur, et qu'autre

 

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chose ne vit ni ne règne, dans le royaume de son coeur, que Jésus avec toutes ses croix, passions, clous, fouets, épines, il est aussi bien lors son cher Amant, son Epoux que quand il vient à elle, avec tous les attributs de la divinité. Lors l'âme goûte, autant qu'une créature peut goûter, la généralité des attributs divins et ne préfère un attribut à l'autre, les voyant en Dieu être essentiellement une même chose... Et l'Epouse adore son Epoux et le chérit aussi bien dans la douceur des mamelles qu'en la liqueur fervente du vin. Car le Dieu vivant, s'écoulant en l'Epouse, est aussi bien lui-même quand il s'écoule comme du lait, comme de l'eau, comme de l'huile que quand il s'écoule comme du vin... » O Dieu éternel, admirant ses réponses, j'adorais vos desseins et m'étonnais de voir que cette bienheureuse fille savait tant de vérités de l'Ecriture. Il n'y a 'point plaisir plus grand que de pénétrer les sacrées vérités de l'Ecriture et de les goûter. Aussi puis-je dire que je ne sache jamais avoir reçu plus de contentement qu'ès discours de ce divin voyage et penserais être malheureux si je l'oubliais. Jamais je n'eus tant de désir de vivre avec toute sorte de dépouillement de toutes choses que lorsque je la voyais et entendais parler des Ecritures saintes (1). »

J'ai cité presque tout au long cette effusion sur le Cantique, parce que je crois y voir, non pas seulement, comme l'insinue Ferraige, une paraphrase pieuse et savante, mais encore une confidence personnelle et du plus haut prix. A certains endroits, notamment lorsqu'elle parle de l'anéantissement extérieur et intérieur de l'âme, il est manifeste que Marguerite veut décrire les hauts états de la vie mystique et qu'elle ne les décrit si bien que pour les avoir étudiés sur elle-même. D'où l'on voit que nous avions grandement raison de ne pas prendre trop à la lettre le texte malicieux du P. Binet que nous rap-

 

(1) Ferraige, op. cit., I, pp. 352-356.

 

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portions au début de ce chapitre. Il n'y a certes, dans  la conférence qu'on vient de lire, aucune « affectation », aucune « parade », mais si les mots qu'emploie la mystique du Val-de-Grâce paraissent moins transcendants que tels autres, les réalités qu'ils tâchent de traduire le sont à coup sûr.

Ces mots du reste ont un double sens, l'un tout sublime, et c'est le sens que Marguerite leur donne ; l’autre plus humble, accessible et profitable :au commun des âmes pieuses, et c'est le sens de Jacques Ferraige. Malentendu nécessaire, entre personnes qui n'ont pas reçu exactement la méme grâce, mais aussi malentendu bienfaisant puisqu'il permet aux mystiques de rayonner sur toute l'Église. Nous insisterons davantage sur cette remarque lorsque nous analyserons bientôt la correspondance de François de Sales et de Jeanne de Chantal.

Une question épuisée, le Docteur Ferraige passe à une autre, car sa dévote curiosité est infatigable.  « Volontiers, coutinue-t-il, je mettais en avant plusieurs passages, pour en savoir les secrets et mi comprendre les merveilles. Je lui dis : pourquoi l'Épouse disait... Introduxit me Rex in cellam vinariam, pourquoi elle l'appelle Roi et non Bonté, Amour, Époux, etc ? — « Hélas, dit-elle, l'âme étant hors d'elle-même... n'étant rien à elle, rien au monde, était toute à son Époux qui vivait et régnait... dans son coeur, en un royaume paisible, en la, quiétude des sens.., dans l'abîme de lumière; dans le transport de l'amour, où tout l'Époux étant, à son Épouse et l'Épouse à son Époux, elle dit : Dilectus meus mihi et ego illi. Il me semble que c'est pour cela qu’elle le goûte comme Roi et non comme fleur, sapience, etc. »

«  Or en ce temps-là (la veille du mois de mai) on trouvait dans les bois les fleurs excellentes en beauté et en odeur que la main humaine n’avait pas cultivées, mais que le créateur des fleurs avait fait éclore et arrosées de ses pluies. On en donnait dans le carrosse, qu'elle prenait de

 

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bon coeur et les agençait toutes sur un grand crucifix qu'elle portait. toujours entre ses bras, en faisant des couronnes à sa tête, et des bouquets aux mains et aux pieds crucifiés. Et elle dit lors : Ego flos campi et lilium convallium... Je lui demandai à ce propos, pourquoi il était dit fleur des champs et non fleur de quelque par-terre, bien cultivée par l'artifice d'un jardinier. — « Jésus, dit-elle, est la fleur des champs et le lys des vallées, pour plusieurs raisons. Le Verbe, engendré dans le sein du Père éternel, est une fleur de cette fleur essentielle, engendrée par voie de connaissance sans être cultivée ; et se faisant la fleur de Jessé dans le sein d'une fille, et aussi engendrée sans être cultivée, ni par les anges, ni par les hommes... et ayant pris notre chair dans le sein d'une fille, la sainte Vierge, cette fleur des champs, adorée dans les champs amples et étendus du ciel, dans le sein du Père éternel, et foulée aux pieds des passants, les juifs qui ne se sont point arrêtés ni à sa beauté, surpassant toutes les beautés, ni à son odeur quoiqu'elle soit le parfum épandu»        —« Mais, ma Mère, dis-je, en ce lieu-là, n'est pas clair si cette fleur est l'Époux ou l’Épouse... » Elle répond encore et encore à sa divine manière, mais enfin elle se ravise, elle se réveille, le bon Ferraige ayant trahi, malgré lui, son exquis manège.

« On lui avait donné des fleurs blanches et rouges. Je lui dis lors pour la faire parler de ces mystères sacrés, qu'elle comprenait avec tant d'excellence et de profondeur : Candidus et rubicundus, electus ex millibus. — « Oui, dit-elle, l'Époux des âmes. » — Je lui dis alors : dites mon Époux. — « Il ne m'appartient pas de le dire, dit-elle, je suis trop pécheresse. Est blanc et rouge, ce sont ses livrées, pour me le faire connaître en moi, si je suis blanche en pureté, rouge en charité en lui; si je m'élève au delà de toute pureté participée et charité communiquée, en celui qui est la pureté et l'amour essentiel. Et si j'ai l'esprit bien fait que je puisse connaître cette

 

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vérité qu'il est de soi non seulement tout beau, tout bon... mais encore la beauté même, la bonté, la toute-puissance... Electus in millibus, le choisi entre milliers : car, en choisissant, si on ne veut montrer qu'on est fol.... il faut choisir le meilleur. Or Jésus... est la bonté même. Il faut donc le choisir. » «Je crois, dis-je lors, que ceux qui tâchent de se rendre semblables à lui, font bien ce choix. Or il n'y a rien de si semblable à cet Époux blanc et rouge que la marguerite. Vous le choisirez bien donc. — A ce repart, quelqu'une des filles lui dit : « Ma Mère, il est vrai, vous en êtes devenue toute rouge. » — Et voyant qu'on parlait d'elle, elle dit soudain : « Mais que fait ma bonne... Abbesse du Val-de-Grâce ? O que je l'aime bien! Elle est bonne, simple, sincère, de grande charité. O qu'elle pleure bien ! Je prie Dieu que lui-même, qui se dit Paraclet, soit sa consolation. » — Et elle nous dit ces choses, afin que renvoyant bien loin nos pensées, elle pût se cacher intérieurement. »

Néanmoins le charme ne fut rompu que pour quelques minutes. Voyant Marguerite rentrer dans la demi-extase qu'avaient interrompue des allusions trop pressantes, Ferraige reprit ses questions. « Quel soutien, dis-je, avait l'Épouse en ses langueurs d'amour, quand elle voulait être appuyée de fleurs et environnée de pommes ? » Les fruits de l'automne étaient loin encore. Marguerite, « appuyée » sur des anémones blanches et rouges, « Les langueurs sacrées se guérissent, dit-elle, par les fleurs de cette fleur de Jessé, de Jésus-Christ, qui née en sa nativité, déchirée en la colonne, fanée en la croix, reprend son odeur et son éclat en la résurrection. L'amour l'a fait naître, l'amour l'a déchirée, fanée, ensevelie et la fait revenir au jour de sa résurrection. Aussi l'application de cette fleur à la fleur de l'Epouse, par l'union amoureuse, appuie l'Epouse en ses langueurs, et ces fleurs, n'étant stériles... portent des pommes, fruits de l'amour unissant, qui rassasient l'Épouse en la laissant famélique d'un nouveau amour. »

 

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L'entretien s'arrête là et Ferraige, l'humble Ferraige, qui devient l'égal de nos plus beaux génies, lorsque la lumière de sa sainte illumine son propre front, Ferraige termine par ces paroles magnifiques : « Plût à Dieu que j'eusse les mémoires de ce qui reste ! Ce serait un saint entretien, bien utile et profitable pour animer les âmes aux entiers dépouillements, aux parfaits anéantissements ; pour les remplir de celui qui s'est vidé, épandu et anéanti en la plénitude du temps, pour nous remplir et surcombler de Dieu (1) ».

Je ne dirai rien des harangues qui lui furent faites à son arrivée : à la Charité, soit par le vicaire général : « N'attendez pas de moi, Messieurs... », soit par l'échevin de la ville : « Madame, nous nous présentons devant vous, pour vous rendre assurée de la réjouissance indicible... », toutes pièces que Ferraige a transcrites dans son gros livre, après en avoir demandé le texte aux orateurs eux-mêmes ; rien non plus de la vie de Marguerite d'Arbouze. pendant les deux mois qu'elle fut dans sa nouvelle maison. Il est touchant de voir comme son coeur était resté au Val-de-Grâce, où elle écrivait constamment et d'où lui arrivaient quantité de lettres affectueuses, soit en prose, soit en vers. Ces textes de simple tendresse feraient mieux notre affaire que les harangues dont je viens de parler, mais je ne crois pas qu'on puisse aujourd'hui les retrouver. Nous avons déjà vu qu'un petit groupe de religieuses, désireuses de se mettre à la réforme, attendait la Mère d'Arbouze à la Charité. Fleury nous apprend à leur sujet un détail qui nous éclaire sur les moeurs et les manies pieuses de cette époque : « Ces bonnes filles avaient fondé leur établissement bien plus sur la dévotion de l'Esclavage que sur la règle de saint Benoît qu'elles ne connaissaient presque pas. Cette prétendue dévotion consistait en un voeu d'esclavage à la sainte Vierge, en vertu

 

(1) Ferraige, op. cit.. I, pp. 341-363.

 

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duquel elles portaient des chaînes, faisaient quelques exercices particuliers et célébraient des fêtes que l'Église n'a ni ordonnées ni approuvées. La Mère d'Arbouze sonda doucement l'esprit de cette dévotion et reconnut qu'elles en faisaient l'essentiel et ne regardaient leur règle que comme l'accessoire. Elle crut devoir user de son autorité de supérieure, pour déclarer nuls ces voeux superstitieux et en défendre tous les exercices. Elle ne voulut pas toutefois le faire sans consulter M. Ferraige et quelques Pères qui furent tous de son avis. Ces filles qui n'avaient failli que -par ignorance et par simplicité, «tait au fond l'intention droite, obéirent et la Mère d'Arbouze leur fit voir qu'il ne faut rien innover dans l'Église de Dieu et que ces nouveautés, quand même elles seraient bonnes en substance, sont toujours mauvaises en ce qu'elles causent de la distraction. Elle les exhortait à tendre à la perfection, par les moyens prescrits dans leur règle, si ancienne et si autorisée, estimant surtout l'observation des anciens Instituts, comme les anciennes interprétations de l'Écriture, que les Pères nous ont laissées (1)».

Lorsqu'il parle ainsi avec la sagesse un peu lourde et fermée de ses contemporains, Fleury force plus ou moins, je crois, ou du moins arrange la pensée de Marguerite d'Arbouze. En tout cas et d'où qu'elles viennent, les raisons qu'il nous apporte ne sont qu'à moitié convaincantes. Prises à la lettre, elles prouveraient beaucoup trop. Pour être nouvelle, une dévotion ne paraît pas incompatible avec les justes exigences d'une règle ancienne, elle ne paraît pas non plus fatalement divertissante, s'il faut en croire l'Église qui approuvera bientôt et la dévotion au -Sacré-Coeur et même la « dévotion de l'esclavage » renouvelée par le Bienheureux Grignion de Montfort. Il est du reste curieux que ces deux dévotions nouvelles aient jeté

 

(1) Fleury, op. cit., pp. 207, 208.

 

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des racines dans des milieux bénédictins. On vient de le voir pour la seconde ; nous l'avons déjà montré, pour la dévotion au Sacré-Coeur, et nous le montrerons encore lorsque nous Aborderons le chapitre de Marguerite-Marie Alacoque (1).

Cluny avait alors à la Charité un prieuré dont plusieurs membres, Dom Jean Passelége et Dom Robert Mauvielle entre autres, désiraient ardemment la réforme, sans avoir le courage de l'entreprendre. Ainsi qu'une foule de pieux personnages des environs, ces deux religieux visitaient :souvent da Mère d'Arbouze. Celle-ci eut tôt fait de les décider. Elle convertit aux mêmes résolutions son propre frère, Dom Pierre d'Arbouze, prieur et seigneur de Ris en Auvergne. II n'y avait pas moyen de lui résister. Elle «a changé... ma faiblesse en force, mes tiédeurs en ferveur », écrit Dom-Mauvielle (2). Un prêtre vint la voir qu'une insurmontable timidité empêchait de monter en chaire. Un mot d'elle lui rendit la voix.

Ses forces déclinaient cependant et l'on a peine à comprendre la permission qui lui fut donnée de s'engager dans une nouvelle entreprise. L’Abbesse de Charenton-en-Bourbonnais, Anne de Montigny, la suppliait depuis quelque temps de venir l'aider à pacifier son monastère où réformistes et anti-réformistes se trouvaient aux prises. Le sage Ferraige n'était pas d'avis de partir et Marguerite elle-même hésitait beaucoup, mais les supérieurs locaux montrèrent moins de prudence et le voyage fut décidé. « Priez, mes enfants, écrivit la Mère d'Arbouze au Val-de-Grâce, il faut s'abandonner aux conseils

 

(1) La dévotion dite « de l'esclavage » était répandue à tette époque dans d'autres milieux. Ainsi, Agnès de Langeac que nous retrouverons plus tard, lorsque nous aurons à parler de M. Olier « prit la chaire en signe de servitude, à l'âge de huit ans, en 1611 ». Cf. une note fort intéressante à ce sujet dans la Vie de la V. M.. Agnès de Jésus... par M. de Lantages... nouvelle édition, par M. l'abbé Lucot, Paris, 1863, I, p. 271-274.

(2) Ferraige, op. cit., I, p. 532.

 

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de Dieu, inconnus en cette affaire : car selon les vues humaines, il n'y a ni rime, ni raison (1).» A lire ses adieux à ses filles de la Charité, on voit bien qu'elle ne pensait pas revenir vivante dans cette maison. Ils se mirent en route le 2 juillet. Sauf deux religieuses qu'on laissait à la Charité, c'était le même cortège que lorsque l'on sortit du Val-de-Grâce. Mais la fièvre minait la Mère d'Arbouze. Il n'y avait plus d'allégresse dans le coeur de ses compagnons, plus d'anémones au bord des routes.

« Je ne puis vous dire autre chose du voyage, écrit Ferraige, si ce n'est que toutes choses nous venaient à contre-poil, tout au rebours du bien. Les chemins les plus méchants du monde, la guide la plus ignorante, les chevaux tout lassés, tous étions abattus, sans aucun goût ni contentement en ce voyage... (Près de Montfaucon), le carrosse se prit et s'engagea entre deux pierres. Il fallut dételer... il pleuvait grandement où nous fûmes bien mouillés. Nous arrêtâmes là pour dîner. Ne fut pas possible de trouver un oeuf frais. Notre bienheureuse Mère se trouvait bien mal et si elle écrivit à Paris, au Val de Grâce... Nous allions donc sans joie aucune. Etant auprès de Néronde, le carrosse fut écrasé, passant par-dessous une grande branche de noyer, de sorte que nous étions dans les champs, sans avoir moyen de l'accommoder. Cette bienheureuse Mère descend avec son crucifix, demeurant d'un esprit aussi égal que si rien ne fût advenu. Nous tâchons de l'accommoder, le lier avec des cordes et nous arrivons à Néronde... Cependant la fièvre la prit; ou pour mieux dire, redoubla, à Néronde, le soir et la nuit. Le matin, je demandai comme elle se portait, si elle avait reposé. On me dit qu'elle avait été mal... et étant près de dire la sainte messe, je lui dis : « Ma Mère, votre mal rengrège, la fièvre s'augmente, retournons à la Charité et de là à Paris. » — « Courage, me

 

(1) Fleury, op. cit., p. 221.

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dit-elle, Jésus a enfanté ses enfants dans les tranchées d'une douloureuse croix; il ne faut qu'une pécheresse comme je suis, s'épargne. Allons et mourons avec lui »... Ayant donc célébré la sainte messe et qu'elle eut communié, et ses filles, elle se trouva encore mal, je lui dis : « Mon Dieu, ma bonne Mère, retournons à la Charité ». — «Je ferai tout ce que vous voudrez, dit-elle, mais la volonté de Dieu est que nous allions où nous sommes appelés ». — Allons donc, dis-je avec une grande tristesse dans mon coeur, que je ne pouvais surmonter, ce qu'elle connaissait bien et elle nous consolait... Il y avait au chemin tant de cahots, de montées et descentes, de pierres et de racines d'arbres, qui secouaient grandement cette pauvre Mère que j'en avais bien pitié, car aussi je n'y pouvais apporter aucun remède... Elle me dit souvent qu'elle mourrait,... que les maisons iraient mieux après sa mort. Je lui dis que je ne le pouvais croire, que c'était l'humilité qui lui faisait dire cela ; car elle disait toujours : je gâte tout. Elle me dit que c'était la pure vérité. O Dieu éternel ! Il est vrai que tout ce qu'elle a dit est accompli. Les maisons ne sauraient aller mieux qu'elles font... Nous arrivons donc à la ville de Charenton, le 3e juillet... Elle entra dans le couvent... comme jadis  Ste Hildegarde, bénédictine fit son entrée à Saint-Disibode, pour y réformer les filles bernardines (1). »

N'était-ce là qu'une visite d'approche et pour préparer les voies à la réforme, ou bien la maladie obligea-t-elle Marguerite à ne passer que le moins de temps possible à Charenton ? Nous ne saurions dire, mais enfin elle se remit en route le 21 juillet pour revenir à la Charité. C'était la veille de sainte Madeleine et la journée se passa à parler de cette sainte. « Notre bienheureuse Mère, qui abondant en douleur à cause de ses enflures, abondait et surabondait en connaissance et en amour... nous disait des merveilles.

 

(1) Ferraige, op. cit., pp. 412-417.

 

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La voyant donc comme un séraphin, je lui demandai qu'est-ce que saint Augustin entendait par ces mots : Accessit ad Dominum... confessa, ut rediret professa. » Alors, elle leur expliqua de quelle manière, Madeleine était devenue professe en l'amour parfait. « Je lui demandais souvent comment elle se portait. Elle me faisait signe que bien mal et que ses cuisantes douleurs augmentaient, lesquelles: elle cachait afin de ne donner point d'affliction: à la compagnie. Car tout le temps, de sa vie, étant même petite, elle a été complaisante, supportait tout le monde, le récréait et consolait... Je ne puis écrire ces choses sans faire paraître le sentiment que j'ai d'avoir perdu un modèle si parfait'. » On arriva le soir au château de Séry, chez la maréchale de Montigny, mère, je crois, soeur peut-être, de l'Abbesse de Charenton. C'est dans ce château que la fondatrice du Val-de-Grâce devait mourir.

La plume de Ferraige tremble en effet à mesure que l'heure suprême approche.  « Lecteur, écrit-il, je te confesse que j'ai fui d'étiré! ce chapitre tant que; j'ai pu. Car, comme saint Jérôme fuyait et différait de venir à décrire la mort d'une sainte, j'en fais de même. Il me semble qu'écrivant les autres actions de notre bienheureuse Mère, qu'elle n'était point morte, mais, qu'écrivant ce chapitre, il faut que je la voie une autre fois mourir. » Qu'il prenne courage. Son immense douleur sera féconde.,Après trois siècles et un tel oubli, aurais-je réussi à intéresser à Marguerite d'Arbouse, les bons. coeurs qui me liront si Jacques Ferraige n'avait pas aimé cette sainte, s'il n'avait pas su nous dire combien il l'aimait ?

On fit venir les meilleurs médecins du voisinage: « Voyant qu'on n'avançait rien, on a recours aux voeux, pèlerinages à Notre-Dame de Liesse et de Consolation, près. de Bourges, à Ste Solange, à Ste Jeanne, etc. ; aux

 

(1) Ferraige, op. cit., I, pp. 428-434.

 

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disciplines, jeûnes et oraisons des quarante heures, mais rien n'avançait. Notre bienheureuse Mère me dit : Vous vous engagez- aux voeux et si vous n'avancez rien. — J'espère aux prières de la. Sainte Vierge, dis-je... — Vous verrez, dit-elle, en cette octave de la Sainte Vierge ce que vous ne voudriez pas voir, m'assurant qu'elle mourrait en icelle. On. porte quantité de reliques du Val-de-Grâce, entre autres le doigt de saint Benoît. Je les lui fis baiser. Elle les sentait à diverses et suaves odeurs et me dit : « Il ne faut jamais mettre des odeurs artificielles auprès des reliques des saints, d'autant qu'elles sentent bon d'elles-mêmes et leur senteur est incomparable. »

« Une autre fois,. comme on -la portait à la chapelle pour ouïr la messe, on la. vit belle à merveille, mi une grande et resplendissante majesté. D'où je, pensai lors qu'elle n'était plus à nous; que ce qu'elle m'avait dite que je ne la ramènerais jamais vivante à Paris, serait. véritable, qu'elle s'en allait avec les bienheureux et quo l'odeur des parfums de Jésus-Christ nous l'allait enlever. Cette pensée m'était si présente, où que je fusse, et l'appréhension de son imminente séparation si sensible, que toutes mes actions étaient accompagnées de larmes et eusse volontiers fini ma vie pour prolonger la sienne. »

Il trouvait encore la force de lui proposer des problèmes théologiques ou bibliques, non plus certes par curiosité, car il aurait donné toute la science du monde pour la voir guérie, mais à seule fin de la- distraire. Ainsi, la veille de l'Assomption, il se demanda devant elle « quel ange était celui-là qui avait annoncé à la sainte Mère de. Dieu qu'elle mourrait? » Pour lui, il feignait de croire que c'était saint Michel, et non saint Gabriel, comme voulait la mourante. « Dis-je bien, aidez-moi — faisait celle-ci à un autre docteur qui se trouvait là, M. Chabanes — car je ne me puis persuader que fût autre chose que saint Gabriel. » « De quoi nous étions tous d'accord, continue Ferraige, mais j'étais bien aise de la récréer dans ces mystères et de l'en

 

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faire parler, car elle était soudain abîmée et tellement... qu'elle ne ressentait pas la moitié du mal. »

Il lui donna l'extrême-onction, le surlendemain, 16 août. Puis, écrit-il « la voyant sur le passage de son départ, je... lui fis dire : Jésus ; elle le dit de coeur et en le disant, son âme sortit, comme si elle avait suivi le soupir qu'elle avait jeté, en le disant pour le nommer. Elle mourut à l'heure quasi de midi, heure à laquelle cette Épouse, comme jadis celle des Cantiques, demandait à son Époux : Montrez-moi où vous vous repaissez et couchez et faites repaître et coucher votre Épouse, au midi de vos sacrées amours, lieu de paix et d'alliance éternelle, où elle alla aussi sans donner aucun signe de douleur... car ni sa tête, ni ses yeux, ni bouche, ni mains ne remuèrent point... C'est ainsi que mourut la bienheureuse Mère Marguerite... comme jadis le coeur de sainte Catherine de Sienne qui, oppressée de douleur, mourut d'amour (1) ».

Le corps de la Mère d'Arbouze fut d'abord conduit de Séry à la Charité où on l'embauma, puis au Val-de-Grâce. Je ne sais en vérité si le plan de notre ouvrage nous permet de la suivre encore maintenant qu'elle n'est plus, mais, auprès de ces chères reliques, on vit alors de telles scènes de tendresse que je n'ai pas le courage d'arrêter ici mon trop long chapitre.

Dom Mauvielle était de ceux qui attendaient le cortège aux portes de la Charité, dans la journée du 17 mai, et de ceux encore qui le surlendemain accompagnèrent les restes de la sainte, aussi loin qu'ils le purent, sur la route de Paris. « Le jour venu, dit-il dans le mémoire qu'il écrivit peu après, sur la demande de Jacques Ferraige, et le corps conduit jusques au bout du pont de la rivière de Loire, toute la ville en corps (La Charité), savoir tous les ecclésiastiques, justiciers, échevins et autres en grand nombre se trouvèrent, pour assister à ce convoi solennel. Mais

 

(1) Ferraige, op. cit., I, pp. 453-461.

 

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sitôt que j'aperçus le carrosse de deuil, en vous regardant d'un côté et la R. M. sous-prieure (Marie de Burges) avec la soeur de Sainte-Cécile, attachés et collés au cercueil dans le mémo carrosse, la douleur me déroba les paroles, sans pouvoir vous dire un seul mot.

« Les quatre religieux de notre Observance que j'avais disposés pour porter le saint corps, n'étant, si me semblait, assez forts, je me mis à la tête d'icelui et le prenant avec un singulier contentement, j'aidai à le porter jusque dans notre église... où elle avait promis d'entrer en s'en retournant et assuré que la réforme y serait établie auparavant, ce qui arriva. » Après cette halte si touchante chez les bénédictins qui devaient leur réforme aux exhortations de Marguerite, on se rendit au Mont-de-Piété, où le corps fut exposé pendant deux jours à la vénération des fidèles, qui faisaient à son endroit, nous dit Ferraige, « ce qu'on fit jadis au corps de St Hugues, évêque, et de St Charles ». On aurait bien voulu s'opposer au départ de ces reliques, « et moi-même, fus en cette pensée, rappelle Dom Mauvielle à Ferraige, et comme je vous l'eus découverte, vous me dites d'un accent fort et résolu : « Je la rendrai morte à celles qui me l'ont confiée vivante, ce leur serait une affliction non pareille ».

Dom Mauvielle espérait encore qu'on lui laisserait le coeur de la sainte qui avait été embaumé à part, aussi fut-il désolé quand il le vit « mettre entre les mains de la R. M. sous-prieure qui était déjà dans le carrosse proche le corps, laquelle le prenant avec une affection singulière, l'étreignait... fermement contre le sien ». Lorsqu'on fut arrivé à Pouilly, où l'on devait faire halte pour la nuit, Dom Mauvielle essaya encore de se saisir de ce coeur qui le fascinait. Je pensais, dit-il « qu'à la descente du carrosse, du moins aurais-je la consolation de le recevoir entre les mains et le porter seulement jusques à l'église, et au lieu où il devait reposer cette nuit,

 

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mais je fus aussi confusiblement trompé en cette seconde espérance comme je l'avais été en la première. Car la dite R. M. sous-prieure, à laquelle j'étendis Ies bras pour le recevoir, le retira promptement et me témoigna par ses actions, sans parler, qu'elle ne s'en voulait défaire, pour qui que ce fût. Ce refus accrut ma douleur, et me donna du mécontentement que je vous fus paraître. Et lors, consolationes tuae laetificaverunt animam meam. Car m'ayant conduit voir ce saint coeur, le visage encore tout découvert et fort beau, je reçus entre mes mains, (grâce sans doute à l'intervention de Ferraige), ce saint coeur qui avait été un autel sacré (1) ».

Le lecteur d'aujourd'hui sera-t-il plus sévère que nous soit au doux entêtement de Dom Mauvielle, soit au geste farouche de Marie de Bruges? Ce qu'on appelle le goût français est une chose si capricieuse et parfois si peu raisonnable que je n'ose répondre à cette question. Je dois rappeler néanmoins que ces beaux détails ont en?» le conscience de Claude Fleury qui résume en trois mots la relation de Mauvielle : « Dom Robert Mauvielle, écrit-il, suivit jusqu'à Pouilly et fut soigneux de retirer tout ce qui avait servi à la Mère d'Arbouze, entre autres la natte de jonc où elle couchait» (2). Un mois durant, cette natte répandit une odeur suave. « Les larmes découlaient de mes yeux, encore que je sois d'un coeur assez dur... je ne pouvais me tenir de dire en m'écrient : Odor margaritae (3). » Ces derniers mots de Mauvielle ne se trous vent pas non plus dans le livre de Claude Fleury. Que l'on soit ou non sensible à de si beaux traits d'humanité, du moins la seule et sèche curiosité de l'historien aurait dû les retenir, pour montrer par là comment les saints se font aimer, comment ils prêtent à ceux qui les aiment

 

(1) Ferraige, op. cit., I, p. 544-55o.

(2) Fleury, op. cit., p. 243.

(3) Ferraige, op. cit., I, p. 552.

 

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quelque chose de leur propre poésie et de leur tendresse (1).

A quelque temps de là, un autre bénédictin réformé, Dom Athanase de Mousin, écrivait à Ferraige une lettre dont les principaux passages couronneront dignement ce que nous avions à dire sur Marguerite d'Arbouze.

 

Pax Christi. — Monsieur, voici quelques reliques de notre bonne Soeur et Mère due je porte continuellement renfermées au fond de mon coeur. La première, un grand regret de l'avoir si peu visitée et conversée, mes continuelles occupations du collège m'en ôtant le pouvoir Et lorsque je m'étais proposé de me dégager de la régence pour avoir le moyen de la visiter, suivant son désir et le mien, je fus envoyé au monastère de Corbie pour enseigner la théologie... Le regret me lui fait quelquefois dire : Revertere, revertere, Sulamitis, ut intueamur te.

La seconde, un vif ressentiment de la céleete odeur dent ses vertus allaient parfumant et remplissant les coeurs de ceux qui la visitaient. J'ai communiqué fort familièrement avec plusieurs personnes de sainteté éminente et conduites par des voies de grâce extraordinaires de divers esprits, tant à Paris qu'ailleurs et ce plus souvent qu'avec notre bienheureuse. Néanmoins je puis vous assurer en vérité que, odor unguentorum illius... que « l'odeur de ses onguents était par-dessus tous les aromats des autres ». Sa dévotion m'a plus puissamment aiguillonné à l'exacte observance de la règle que la dévotion de nul autre que j'ai fréquenté. Je ne l'ai jamais visitée que je

 

(1) La délicatesse du XVIIe siècle finissante des lois qui nous échappent. Ainsi le même Fleury rapporte avec complaisance tel miracle de Marguerite d'Arbouze, dont le détail surprend un peu sous une plume aussi réservée. « La duchesse d'Alluin, écrit-il, étant entrée au Val-de-Grâce avec la reine, eut dévotion de prendre des roses qui étaient semées sur le tombeau de la mère d'Arbouze, pour en porter au duc d'Alluin, son époux, qui depuis seize mois était travaillé d'une difficulté d'urine causée par une pierre qu'il avait dans la vessie. Le duc, ayant appliqué ces roses sur les parties les plus douloureuses, la douleur cessa aussitôt. Comme il doutait si ce n'était point un effet naturel des roses, il s'en fit apporter d'autres indifférentes », qui ne produisirent aucun effet. Ayant ensuite « posé sur lui » une croix faite de l'habit de la sainte, aussitôt « il vida une pierre grosse comme le bout du doigt, toute pleine de pointes », 249, 25o. Ces variations du goût en matière littéraire et morale méritaient, je crois, d'être remarquées, et de ce point de vue tout profane, où je ne puis me mettre ici qu'en passant, la différence entre l'école hagiographique de Ferraige (1628) et celle de Fleury (1683) donnerait lieu à une foule d'observations très intéressantes.

 

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n'en sois retourné fort consolé. Sa dévotion était si pleine de l'onction divine et fécondité de l'esprit de Dieu qu'elle s'épanchait au dehors en une simplicité de paroles, sans aucuns termes et discours relevés, recherchés ou affectés, ains sans dessein de parler de dévotion, elle sortait comme naturellement de l'abondance de ses chastes mammelles et de ses lèvres. Ce qui m'était un témoignage de sa fécondité maternelle, telle que l'Époux la désirait au quatrième des Cantiques : Emissiones tuae paradisus malorum punicorum cum pomorum fructibus ejus (1) .

 

« Reviens, reviens, ô Sulamite, et que nous te contemplions encore ! ». Tous ceux qui ont vécu dans l'intimité de Marguerite ont fait, d'un même amour, cette même prière à la sainte du Val-de-Grâce.

Anne d'Autriche voyageait en Languedoc avec le roi lorsqu'elle apprit la mort de son amie. « Elle en fut tellement affligée, raconte Fleury, que pendant quelques jours elle demeura dans la pensée de ne jamais revenir au Val-de-Grâce, après avoir perdu celle qui I'y attirait. Mais ensuite, elle crut qu'elle ferait mieux paraître l'amitié qu'elle avait eue pour la Mère d'Arbouze, en continuant après sa mort d'en donner des marques à ses filles et à sa maison, comme elle a fait pendant tout le temps qu'elle a survécu, c'est-à-dire, pendant près de quarante ans (2) ». « Au commencement, la Mère de Saint-Étienne (Louise de Milley) se trouvait fort embarrassée d'avoir à entretenir la reine, et lui disait: « Vous trouverez, Madame, bien de la différence entre les conversations de notre bienheureuse Mère, et le pauvre patois d'une comtoise grossière comme je suis. La reine ne laissa pas d'y prendre goût et d'avoir une grande confiance en elle, et ce commerce de piété dura plus de dix ans, mais enfin tout innocent qu'il était, il attira une grande persécution à l'abbesse du Val-de-Grâce.

 

(1) Ferraige, op. cit., II, pp. 75-77.

(2) Fleury, op. cit., p. 244.

 

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« Comme la reine était espagnole et l'Abbesse, née en la Comté de Bourgogne, ayant tous ses parents au service du roi d'Espagne, il ne fut pas difficile de persuader au cardinal de Richelieu que les espagnols se servaient de cette religieuse pour entretenir la reine dans leurs intérêts. » Bref, le 13 août 1637, sur les huit heures du matin, l'archevêque de Paris et le chancelier Séguier, vinrent perquisitionner au Val-de-Grâce. Ils fouillèrent tous les tiroirs et ne trouvèrent rien de suspect. L'Abbesse fut exilée néanmoins, d'abord à la Charité, puis à Nevers, et remplacée par Marie de Burges. Du moins le cardinal lui faisait-il servir une petite pension, menu soin que d'autres ministres, qui d'ailleurs n'étaient pas d'église, ont quelquefois négligé depuis, dans des circonstances analogues. « Le cardinal de Richelieu étant mort, continue Fleury que cette histoire amuse beaucoup, et le roi, peu de temps après, le jour même de sa mort, qui était le 14 de mai 1643, deux heures après, la reine dit à la présidente Le Bailleul qui se trouva auprès d'elle : Il faut songer à faire revenir notre bonne Mère du Val-de-Grâce. On lui dit qu'elle était malade. — N'importe, dit la reine, vive ou morte, je veux la revoir. Et ayant fait appeler le comte d'Orval, son premier écuyer, elle lui commanda d'envoyer à Nevers sa meilleure litière, avec un carrosse pour ramener la Mère de Saint-Étienne. Ce qui fut exécuté si promptement, que ceux qui conduisaient cet équipage n'eurent pas le loisir de prendre le deuil et portèrent les livrées de la reine pendant tout le voyage. Cela les faisait remarquer et tous ceux qui les rencontraient demandaient ce que c'était. Le cardinal Alphonse de Richelieu, archevêque de Lyon, le demanda comme les autres et le prieur de Saint-Pierrele-Moutier, qui était dans le carrosse, lui dit : « Monseigneur, c'est la Mère du Val-de-Grâce, que M. le cardinal votre frère avait bannie et que la reine régente fait revenir. » La Mère Gaboury (fidèle compagne de l'exilée) ne put

 

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s'empêcher de dire à la Mère de Saint-Étienne que cette réponse lui avait donné du plaisir et avait réveillé quelque ressentiment contre le cardinal défunt. La Mère de Saint-Étienne lui répondit : a Eh bien, ma soeur, pour votre pénitence, vous direz aujourd'hui votre chapelet à son intention ». Elle arriva le 3 juin 1643 au Val-de-Grâce. La reine qui « était encore dans les quarante jours après la mort du roi, où selon les cérémonies elle nec devait pas sortir, y vint incognito dans le carrosse de Madame la Princesse qui l'accompagna, avec Mme de Vendôme et quelques autres dames ».

La rencontre fut d'autant plus touchante, après ces dix ans d'absence, que la Mère de Saint-Etienne, très gravement malade, gardait le lit. M la princesse dit à la reine : « Madame, voilà la martyre de Votre Majesté (1) ». La martyre de la reine ne survécut que peu de jours à ses émotions. Elle mourut le 18 juin, ayant ainsi éprouvé, moins au deux fois, combien l'amitié des grands est redoutable.

Des trois religieuses de Montmartre qui avaient quitté Marie de Beauvillier, en 1619, pour le Val-de-Grâce, seule restait maintenant, Marie de Burges, Abbesse à son tour depuis dix ans, celle-là même que nous avons vue tantôt dans le carrosse où était le cercueil de Marguerite d'Arbouse, et qui, gardant en ses mains le coeur de la sainte, pendant tout le voyage douloureux et triomphal, souvent « faisait toucher ce coeur à son coeur (2)» ». Anne d'Autriche l’aimait aussi beaucoup, et lorsque, venant au Val-de-Grâce, elle la trouvait au lit, « elle mangeait dans la chambre où elle était couchée et faisait mettre la table tout proche de la malade (3)». Marie de Burges mettait la grande influence qu'elle avait sur la reine au service de la réforme bénédictine qui n'avait pas encore triomphé

 

(1) Fleury, op. cit., pp. 265-268.

(2) Ferraige, op. cit., II, pp. 493, 494.

(3) Fleury, op. cit., p. 269.

 

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partout et qui, avait sauvent besoin de la protection royale. La réforme de Saint-Maur lui doit beaucoup. Elle travaillait d'ailleurs plus directement à cette grande oeuvre, envoyant ses propres religieuses dans les abbayes qui demandaient la réforme ; et par exemple à l'abbaye d'Estival, proche du Mans (1648) (1). La reine faisait ordinairement conduire dans ses propres carrosses ces missionnaires du Val-des Grâce.

Le 1er avril 1645, le jeune roi Louis XIV posa la première pierre de la nouvelle église du Val-de-Grâce, mais les travaux,  longtemps suspendus ne furent terminés qu'en 1665. Dès 1661 le service divin était pourtant célébré dans le choeur des religieuses, où Bossuet prêcha le carême de 1663. L'inauguration de l'église et du monastère eut lieu le 21 mars 1665, en présence des deux reines. Tout a été dit sur l'architecture et la décoration de cette église, sur le grand artiste qui sut

 

d'un peu de mélange et de bruns et de clairs

Rendre esprit la couleur et les pierres des chairs.

 

Dès 1662, Anne d'Autriche avait promis aux religieuses du Val-de-Grâce que tous les coeurs des princes et princesses de la maison de France seraient déposés dans leur église. Le premier fut celui d'Anne-Elisabeth de France, fille aînée de Louis XIV, décédée le 3o décembre 1662, âgée de quarante-trois jours ; le quarante-cinquième et dernier, celui de Louis-Joseph-Xavier-François de France, dauphin, décédé au château de Meudon,

 

(1) Fleury, op. cit., pp. 982, 283. — Le prieuré de la Celle, près de Brignoles, sur lequel M. A. Hallays a écrit une de ses plus aimables chroniques, relève, comme beaucoup d'autres, de l'histoire du Val-de-Grâce. En 1657, Mazarin qui était Abbé de Saint-Victor et de qui dépendait le prieuré de la Celle, fit entrer au Val-de-Grâce, Marie de Croze, professe de ce prieuré, pour la rendre capable d'établir la réforme. Elle demeura trois ans au Val-de-Grâce et en sortit en 166o avec deux religieuses de cette maison pour réformer le prieuré qui fut bientôt transféré à Aix. Anne d'Autriche se trouvait à Aix au moment de cette translation qu'elle « favorisa... par sa présence ».

 

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le 4 juin 1789, âgé de sept ans (1). En 1792, tout ce qui restait de poussière dans les quarante-cinq coeurs de vermeil, fut jeté aux vents, et le vermeil lui-même, porté à l'Hôtel des Monnaies. Le 31 juillet 1793, la Convention, « ouï son comité d'aliénation, autorisa le ministre de la guerre à faire servir la maison nationale du Val-de-Grâce à un hôpital militaire (2) ».

 

 

(1) Il n'y eut que cinq exceptions. Louis, dauphin, fils de Louis XV, et Marie-Josèphe de Saxe, sa femme (1765.1767) ayant été inhumés dans la cathédrale de Sens, leurs coeurs furent portés à Saint-Denis ; celui de Marie Leczinska fut donné, selon le désir de la reine, au Bon-Secours de Nancy (1768). Louis XV fut enterré tout entier à Saint-Denis, et Louise de France dans son couvent (1787).

(2) Cf. la Notice sur le monastère du Val-de-Grâce, par M. l'abbé R. de Bertrand de Beuvron, Paris, 1873.

 

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