Chapitre II
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CHAPITRE II : MARIE DE VALENCE, LE P. COTON ET LA TRÊVE DU ROI

 

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§ 1. — Marie de Valence.

§ 2. — Le Père Coton et la trêve du Roi.

 

I. Dans la plupart des grandes entreprises religieuses du XVIIe siècle, on découvre l'inspiration d'une femme. — Que ce fait ne doit pas surprendre. — Primauté incontestée de la hiérarchie. — Dextérité féminine. — M. Olier. — La mystique et son directeur. — Première phase de leurs rapports. — Seconde phase. — Maternité spirituelle. — La route de Dammartin. — Marie de Valence, le P. Coton et Henri IV. — Le biographe de Marie. — Louis de la Rivière et Marguerite Chambaud. — Enfance et mariage de Marie. — Mathieu de Pouchelon, notaire et guerrier. — La petite maison de Valence. — Le P. Coton. — Marie et les prédicateurs. — Visites du P. Coton. — Il veut faire venir Marie à Paris. — L'ambassade de Richelieu. — Marie de Valence et M. Olier.

II. Vie intérieure de Marie. — De sainte Gertrude à sainte Thérèse. — Châteaux, vergers, jeunes dames. — Le jardin enchanté du Sieur de la Buysse. — Les 36o « interrogats » aux créatures. — Les oiseaux merveilleux. — Les deux processions et le haut dessein. — Plus haut que les images. — Marie de Valence et l'assemblée du clergé de 1651. — Une victime de Port-Royal.

III. Que Marie de Valence n'est pas une exception. — Les mystiques de la foule. — « Nous avons ici dedans un jour ». — La bergère de Ponçonas. — Barbe de Compiègne et le P. de Condren. — Un complot contre Louis XIII . — Le grand nombre des mystiques. — Les faux prouvent les vrais. — Nicole Tavernier et Mme Acarie. — Le P. Surin et le coche de Rouen. — C'est Dieu qui fait les mystiques.

 

Dans la plupart des entreprises qui, de près ou de loin, tendent ou s'ordonnent à la conquête mystique de notre pays, pendant la première moitié du XVIIe siècle, et notamment dans la mission du P. Coton, par où doit commencer notre histoire, se découvre l'inspiration d'une femme. Ce phénomène constant, cette loi presque absolue n'a rien qui doive surprendre ni gêner un esprit sérieux,

 

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encore moins, un . esprit chrétien. Certes, le catholicisme, religion d'autorité, hiérarchie justement jalouse de ses droits et très ennemie de l'illuminisme, non seule ment se réserve de juger tous les mystiques, mais encore tend de plus en plus, depuis l'époque moderne, à restreindre la parcelle d'autorité dont jouissaient les Abbesses et les. voyantes du moyen âge. Mais inspirer, mais diriger même, n'est pas gouverner. Si l'Eglise avait regardé les initiatives féminines comme contraires à son organisation fondamentale, elle n'aurait pas permis à une simple femme, à sainte Thérèse, de présider à la réforme des carmes. Elle sait que «l'esprit souffle où il veut », et que la femme est particulièrement souple à l'action spéciale de Dieu qui fait les mystiques. L'Eglise n'ignore pas non plus que dans le plan divin, ces grâces plus sublimes doivent rayonner sur la communion des simples fidèles, et sur les pasteurs eux-mêmes. Reste à concilier l'expansion de ces forces. ardentes et lumineuses avec la mission exclusive qu'a reçue la hiérarchie d'enseigner et de gouverner toutes les âmes. Cette conciliation ne paraît difficile que dans l'abstrait et aussi longtemps qu'on s'obstinerait à en déterminer d'une façon trop précise le protocole ondoyant. Dans la pratique, rien n'est plus simple et comme il reste bien entendu qu'au premier signe, même arbitraire, de l'une des deux parties, l'autre n'a plus qu'à se taire, on ne voit pas d'où surgiraient les conflits.

Qui ne sent du reste qu'une vraie mystique se plie aisément à la souple délicatesse du rôle qui lui convient en de telles circonstances? Elle est sainte : ses voix lui prêchent plus encore le renoncement que la hardiesse. Elle est femme : elle sait donc l'art de dire sans dire, d'atténuer suavement les résistances, d'arriver par une pente insensible à ses propres fins. Ignorantes ou non, peu importe, mais Dieu ne les choisit jamais vulgaires. On dirait même à leur voir tant d'esprit, une imagination si vive, une sensibilité si exquise, qu'il existe je ne sais quelle corrélation

 

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entre leur grâce naturelle et l'appel céleste. Même quand elles ignorent le monde, leur dextérité est admirable. « Je ne me souviens pas, — écrit M. Olier, avec une ingénuité confiante et humble qui ne nous permet pas même un demi-sourire, — d'avoir abordé aucune sainte âme qui ne m'ait témoigné avoir pour moi plus de sentiments de respect et de charité qu'elle n'en avait jamais éprouvé pour personne. Cela a paru en soeur Marie de Valence..., en soeur Agnès (de Langeac)..., en un mot dans toutes les âmes avec lesquelles Dieu a voulu me mettre en rapport. Je ne dis pas que toutes aient éprouvé pour mon intérieur d'aussi grandes tendresses, mais seulement que ces tendresses pour moi étaient plus grandes que pour toutes les autres personnes qu'elles eussent encore vues » On ne peut mettre en doute la sincérité des saintes femmes qui ont parlé de la sorte à M. Olier. Mais quoi! Ce qu'elles lui ont dit, elles ont pu le dire aussi bien à d'autres qu'a lui et le dire sans mentir le moins du monde, les moindres instants de ces vies merveilleuses ayant toujours quelque chose d'unique, d'au-dessus de tout. Quoi qu'il en soit, leur don de persuasion enveloppante et conquérante paraît assez dans cet exemple piquant. Pour tourner dextrement les difficultés que présente l'antinomie que nous avons dite, on peut se fier à de tels esprits.

En dehors des cas très rares où la mystique s'adresse immédiatement de la part de Dieu aux supérieurs ecclésiastiques, comme a fait par exemple Catherine de Sienne, son action ne s'exerce que sur le ou les directeurs — car elles en ont souvent plusieurs — qui sont auprès d'elle les délégués officiels de l'Eglise. Le rythme de ses rapports avec ceux-ci, quoique fort varié dans les détails, suit, dans l'ensemble et pour l'ordinaire, la même courbe. Sujette le plus souvent à des confesseurs peu experts en ces hautes matières, la mystique se

 

(1) Vie de M. Olier... par M. Faillon, 4e édit., Paris 1873, II, p. 232.

 

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demande avec angoisse le vrai nom de l'esprit qui menace et commence de l'envahir. Est-ce Dieu lui-même, est-ce le démon? Famille ou couvent, autour d'elle les avis se partagent. Quelques-uns déjà se prosternent, comme les Hébreux devant Moïse, devant l'homme qui a vu Dieu. La prudence des autres, se défie grandement, songe à la douche ou aux exorcismes. Mais si cruelles qu'elles deviennent, ces agitations du dehors ne sont qu'une brise insignifiante auprès des tempêtes intérieures, des doutes mortels qui déchirent la voyante. Plus elles sont appelées, plus elles tremblent, car les plus hautes sont aussi les plus humbles. Arrive enfin le directeur attendu qui d'abord hésite, examine lui aussi, puis qui d'un geste énergique, paisible et sûr, écarte les vaines craintes et commande à la mystique de s'abandonner à la grâce. Pendant cette première phase de son intervention, le prêtre n'est que prêtre, je veux dire qu'autorité, il dirige seul, on ne songe qu'à lui obéir.

Chez lui cependant s'amorce bientôt un travail intérieur qui modifie insensiblement son attitude. Certes, il n'est pas venu pour lui-même, pour ses intérêts personnels. Il n'est d'abord, il ne veut être, auprès de cette âme, que l'ambassadeur de Dieu et de l'Église. Mais il ne peut pas s'oublier ainsi toujours. Je le suppose pétri d'idées surnaturelles, comme il convient. Qu'est-ce pour lui qu'une mystique, sinon une créature qui se dépouille et s'efface en quelque sorte pour s'ouvrir tout entière à la toute-sagesse et à la toute-puissance de Dieu ? Après avoir reçu les confidences de cette femme, comment le directeur ne serait-il pas amené tôt ou tard à lui faire les siennes propres ; comment ne se pencherait-il pas, pour se rafraîchir, s'instruire et se fortifier lui-même, sur la source qui jaillit si près de lui ? Quant à la mystique, dès que le directeur cesse de lui parler au nom de l'autorité divine, elle ne voit plus en lui qu'une âme à secourir, à élever au-dessus de terre. Elle voudrait lui rendre tout le bien

 

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qu'elle en a reçu, l'associer aussi intimement que possible, le faire participer aux grâces sublimes dont elle est comblée. Ne lui dites pas que désormais c'est elle qui dirige l'autre. Elle n'y prétend aucunement. Elle sait d'ailleurs adapter ses propres démarches aux divers personnages que son directeur revêt tour à tour devant elle. Qu'il ordonne, et il la trouve humblement soumise ; mais il n'ordonne pas toujours, mais ses oui ou ses non sont bientôt dits. Ses décisions une fois données, il n'est plus qu'une âme comme les autres, altérée, incertaine et bégayante. Il ne fait plus les gestes du maître, mais plutôt ceux du disciple. Pourquoi se refuserait-elle à la prière de ces nouveaux gestes ? Ce n'est pas, encore une fois que, chétive et abîmée dans son propre néant, elle parle jamais d'autorité. Elle dirige en se racontant et en chantant son cantique. Elle stimule, elle insinue, elle rayonne, suave dominatrice qui règne à genoux. « Je bénis Dieu, écrit à ce sujet M. Olier, qui dans tous les états périlleux de ma vie a suscité pour moi des âmes saintes... et qui non seulement a permis qu'elles eussent avec moi des liaisons spirituelles, mais leur a ordonné de m'offrir continuellement à lui dans les temps de leur union plus intime avec sa divine bonté. O grand Dieu ! je vous suis infiniment redevable pour tous ces biens, comme aussi à ces âmes bienheureuses qui se sont si puissamment intéressées pour mon salut. Je vous rends grâce aussi de les avoir portées... à me découvrir les grâces dont vous les combliez et de m'avoir ainsi fait connaître vos libéralités et vos trésors en leurs personnes. » (1)

Que maintenant cette femme soit cultivée ou ignorante, grande darne ou villageoise, encore un coup cela n'a pas la moindre importance. « Si de Paris je voulais aller à Dammartin, disait Fénelon, et qu'un paysan du lieu se présentât pour me conduire, je le suivrais et me fierais en lui, quoique

 

(1) Faillon, op. cit., I, p. 193.

 

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ce ne fût qu'un paysan (1). » Sainte Thérèse pensait de même. « Au lieu de faire, ici les étonnés, écrivait-elle, et de considérer ces choses comme impossibles, qu'ils sachent que tout est possible à Dieu et qu'ils prennent sujet de s'humilier de ce qu'il plaira à Sa Majesté de donner plus de lumière à quelque bonne petite vieille que non pas à eux avec toute leur science (2). » Que telle fut bien la persuasion commune pendant la période qui nous intéresse, l'histoire de Marie de Valence va nous le montrer.

Marie de Valence parait ici la première. L'ordre chronologique lui permet, l'ordre raisonné de notre livre lui commande de prendre la tête du pieux cortège qui va se dérouler devant nous. Née aux environs de 1575, c'est-à-dire à la veille du mystique mouvement qui nous occupe, elle est morte en 1648, au moment où cette renaissance atteint son apogée et où paraissent déjà les menaces d'une décadence prochaine. D'un autre côté, nous avons, je crois, de bonnes raisons de réserver à l'humble voyante ce chapitre de début où nous voulons étudier le milieu et les conditions politiques qui sans doute n'ont pas fait naître le mouvement, mais qui l'ont si puissamment soutenu. Nos mystiques doivent beaucoup à Henri IV, Henri IV beaucoup au P. Coton, et le P. Coton beaucoup à Marie de Valence, comme on le verra bientôt.

Aussi bien, et quoi qu'il en soit de ces multiples et significatives occurrences, Marie de Valence éclaire vivement toutes les avenues et les plus secrètes de notre sujet. Soeur Marie n'a fondé aucune oeuvre, elle n'a appartenu à aucune communauté religieuse. C'est une pure contemplative, elle n'est pour ainsi dire que contemplation. Ni de près ni de loin, elle n'est la fille des livres. Aucun maître humain ne l'a façonnée. Théodidacte, au plein sens du mot, lorsque en 1599, le P. Coton l'a rencontrée pour

 

(1) (Phelipeaux), Relation de l'origine... de Quiétisme, Paris, 1732, I,

p. 44, cf. H. Bremond, Apologie pour Fénelon, p. 43.

(2) Cf. Apologie pour Fénelon, p. 44.

 

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la première fois, il l'a trouvée déjà pleinement épanouie à la vie mystique, et il a sans doute plus appris d'elle qu'il ne lui a appris lui-même. Ces quelques traits nous indiquent assez quelles étaient, vers la fin du XVIe siècle, les réserves intérieures, les possibilités spirituelles de notre pays. Car Marie de Valence n'est pas un prodige unique, ainsi que nous l'avons déjà rappelé. Les circonstances seules ont mis cette lumière sur le chandelier, pendant que tant d'autres brûlaient des mêmes feux dans l'ombre. Si le P. Coton n'avait pas visité Valence en 1599, si Valence ne s'élevait pas au bord du Rhône, si le Rhône n'était pas une de nos routes royales, les grands de la terre auraient-ils connu et recherché Soeur Marie, la vie de cette béguine aurait-elle été écrite « de l'ordre exprès de la reine régente et imprimée par le commandement de Sa Majesté» ?

A tant de raisons qui déjà nous attachent à cette mystique, s'ajoute l'originalité personnelle de son biographe, le minime Louis de La Rivière. Ce moine, d'une tendresse et d'une candeur charmante, a vécu plus de trente ans dans l'intimité de Marie de Valence, la regardant de tous ses yeux, peinant de tout son esprit à la comprendre, l'aimant et la vénérant de tout son coeur. Etait-il son directeur? Non. Il laissait au P. Coton ou à d'autres ce titre et cette mission qui l'auraient écrasé lui-même, tant il se faisait petit devant Soeur Marie. Il était son chapelain, son théologien et son confesseur ordinaire. Il était surtout son enfant. « Elle l'a toujours affectionné tendrement, nous dit-il, et a eu beaucoup de confiance en sa naïveté.» Elle lui avait choisi pour soeur une pieuse personne , Marguerite Chambaud, qu'elle avait, semble-t-il, régulièrement auprès d'elle et qui lui servait de confidente ou de secrétaire. « Les deux enfants, continue délicieusement Louis de la Rivière, ont toujours été de parfaite intelligence par ensemble. Elle le reconnaissait fort bien et souvent de bonne grâce, elle leur disais qu'ils ne lui communiquaient

 

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pas tous leurs petits secrets. Ils se sont ainsi aimés, comme frère et soeur, plus de trente-six ans d'un amour saint, franc et constant (1). »

Bien que nous l'aimions fort nous aussi, nous lui en voulons d'avoir évité scrupuleusement dans son livre les détails pittoresques — la rue, la maison, le jardin, sans doute, et peut-être à trois pas du Rhône — qui nous auraient permis d'évoquer ce minuscule et doux béguinage. Quant aux menus complots de Louis de La Rivière et de Marguerite, nous les devinons fil par fil. Leurs ruses candides devaient tendre à découvrir les derniers secrets de la sainte qui leur paraissait chaque jour et plus ravissante et plus insondable. Pour Marguerite Chambaud, nous la connaissons à peine, mais telle est bien l'attitude constante de Louis de La Rivière en face de Marie de Valence et ce n'est pas là le trait le moins précieux de son abondant témoignage.

Les moindres mots de Marie l'obsèdent et le pénètrent. Il n'est jamais sûr de les avoir bien entendus. Il soupçonne partout de nouveaux miracles ou des profondeurs inconnues. Non pas qu'il manque de théologie. Il arrive au contraire laborieusement, doctoralement, à accorder le livre vivant qu'il épèle avec les livres morts qu'il possède à fond. Mais il a l'impression très vive et d'ailleurs très juste que tout ce que Marie laisse échapper des merveilles qu'elle contemple, n'est que poussière auprès de l'infinie richesse de ces visions elles-mêmes. Ce n'est pas non plus qu'il pèche par un excès de crédulité. Non, il passe au crible toutes les paroles qui lui arrivent et l'esprit critique s'allie chez lui sans effort avec l'avide curiosité du divin.

Un jour, par exemple, il aperçoit, dans une prière composée par Marie, une expression qui lui fait dresser

 

(1) Histoire de la vie et moeurs de Marie Tessonnier... par le R. P. L. de la Rivière, Lyon, ,65o, p. 133. Cf. aussi Marie de Valence par l'abbé Trouillat, 3° édition, Paris-Valence, 1896.

 

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l'oreille : ambroisie divine, appliquée à la sainte hostie. « Comme j'examinais la servante de Dieu sur cette oraison, écrit-il, je ne m'arrêtai pas aux beaux et amoureux termes dont elle est composée, sachant de longue main qu'ils lui étaient familiers. Néanmoins, retournant un peu après sur mes brisées, je fus curieux de savoir si elle entendait ce mot ambroisie, ne jugeant pas qu'il fût de son crû. Je lui dis donc d'où avez-vous puisé ce terme ? Elle répondit qu'il lui était venu en esprit avec les autres.

— Savez-vous bien ce que veut dire ambroisie, lui dis-je. — Je crois que oui, me répondit-elle... Ambroisie se prend pour une viande qui cause l'immortalité à ceux qui en usent (1).» Ne le chagrinons pas sottement en lui demandant si Marie n'aurait pas rencontré ce mot dans quelque sermon, il nous répondrait, comme il le fait quelque part: « De grâce, ayons l'esprit docile et le coeur humble. Laissons-nous porter avec une simplicité colombine à croire pieusement ce qui peut nous édifier. La charité croit tout, dit l'apôtre, c'est-à-dire celui qui aime bien Dieu croit aisément le bien et ne se persuade pas légèrement qu'on le veuille tromper (2) ». Tout cela n'est pas si mal dit.

Un dernier mot de lui sur lui-même achèvera de le peindre, et montrera le sérieux profond de son amitié pour la Soeur Marie. « Je confesse ingénument, dit-il, que sachant ce que je savais d'elle, je ne me souviens point de l'avoir onques été voir, — et si en trente-huit ans je me suis transporté chez elle une infinité de fois, par manière de dire, — sans avoir au préalable fait une légère revue de mon intérieur, tant était grand le respect que je portais à la céleste lumière qui éclairait son âme (3). »

Marie de Valence, ainsi appelée parce qu'elle est née et qu'elle a passé la plus- grande partie de sa vie à Valence,

 

(1) La Rivière, op. cit., p. 169

(2) Ib., pp. 166-167.

(3) Ib., p. 331.

 

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en Dauphiné, s'appelait de son vrai nom Marie Teyssonnier. Elle avait eu une enfance et une jeunesse encore plus bizarre que malheureuse, du fait de ses parents, — petits marchands qui avaient traversé puis abandonné plus ou moins le calvinisme, — et de son mari. Baptisée au temple des huguenots, on la força d'épouser un notaire calviniste, Mathieu Pouchelon qui demeurait à la Baume. Cornillane, village huguenot presque tout entier. Elle avait alors treize ans et on lui laissa deux ans de répit avant de l'expédier au domicile conjugal. Il n'y avait, semble-t-il, ni prêtre ni église à la Baume, et Marie, catholique, puisque ses parents l'étaient devenus, mais d'une ignorance totale en la matière, se laissa chaperonner par une huguenote de l'endroit. Elle allait donc au prêche, comme tout le monde, mais une fois là, seule elle se mettait à genoux. Il est touchant de penser que tout son petit bagage orthodoxe tenait dans ce geste qui fit scandale. « Est-ce que le ministre ne prie pas pour tous ? » disait-on. Louis de La Rivière ne nous parle qu'à mots couverts de ce brumeux passé que sans doute Marie de Valence n'évoquait pas sans tristesse. Il paraît bien pourtant, qu'au bout de trois ou quatre ans de cette vie singulière, elle a dû se croire calviniste.

La chose est si naturelle. J'ai connu un petit français que six mois d'Angleterre avaient déraciné tout à fait. Marie néanmoins se rappelait vaguement, regrettait et désirait la messe. Il n'est pas douteux que la grâce l'ait travaillée dès lors, mais comme elle travaille un enfant. Il lui était venu « un grand désir d'avoir le livre des quatre Evangiles... et quoiqu'elle ne sût ni lire ni écrire, elle n'était satisfaite que quand elle l'avait auprès de soi et dans une grosse maladie qu'elle eut, il fallut pour son contentement que, jour et nuit, il fût sous son chevet et sa tête dessus ainsi que sur un auriller » (1).

 

(1) La Rivière, op. cit., p. 18.

 

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Son mari, le notaire Pouchelon ne ferait pas mauvaise figure dans le Roman comique ou dans le Capitaine Fracasse. Louis de La Rivière, comme il convenait du reste, l'a trop chargé. Grand buveur, tête brûlée, mari à scènes jusqu'au couteau tiré inclusivement, il terrorisait parfois la pauvrette, sauf à se laisser désarmer au bon moment. Il l'aimait beaucoup et semble bien l'avoir regardée comme une sainte, ou plutôt — car ce dernier mot n'était pas de son vocabulaire — comme une créature exquise, lointaine et très au-dessus de lui. Il le fit bien voir lorsque les médecins prescrivirent l'air de Valence à la jeune femme que minait je ne sais quelle langueur. Non seulement il autorisa ce voyage, mais encore la messe que, par la même occasion, sa femme lui demandait. « — Allez à la messe quand vous voudrez, lui dit-il, qu'aussi bien y veux-je aller. » Elle ne le se fit pas dire deux fois, car elle en mourait d'envie. On voit que le calvinisme du mari n'était pas féroce. Au bout de quelque temps, « il prit fantaisie d'aller à la guerre » et « porta les armes un couple d'années ». A son retour, il trouva Marie décidément catholique. Il se laissa bonnement supplier par elle et catéchiser par un jésuite qui, pour le convertir, n'eut sans doute pas besoin de relire les controverses de Bellarmin. Il n'avait plus qu'à mourir en bon catholique, ce qu'il se hâta de faire. Tel fut le premier miracle de Marie Teyssonnier, veuve Pouchelon, qui va s'appeler insensiblement Marie de Valence. Pour les dates des événements qu'on vient de résumer, ne les demandez pas à Louis de La Rivière. Ou il les néglige, ou, quand il les imagine, elles sont fausses. Pouchelon a dû mourir peu avant ou peu après 1595. Marie avait alors de vingt à vingt-cinq ans. Son notaire-guerrier ne lui avait pas laissé de fortune, mais elle avait à Valence une petite maison assez décente, sans doute, puisque l'évêque lui permettra plus tard d'y installer une chapelle et d'y faire célébrer la messe. Sauf quelques rares voyages ou pèlerinages — la Sainte-Baume, Lyon, Grenoble —elle est restée

 

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là jusqu'à sa mort (1648). Trop frêle pour gagner sa vie par son travail, elle s'abandonnait à la Providence. Les bonnes âmes de Valence l'aidaient un peu. « Souvent étant à l'église, sans qu'elle y prit garde, on mettait diverses pièces d'or dans ses heures (1). » Cette manne n'aurait pas suffi. Plus tard M. Olier, approuvé en cela par le P. de Condren, régularisa une situation qui malgré le prestige croissant de la voyante, ne laissait pas d'être assez précaire. « Mon directeur, écrit-il dans ses Mémoires, avait jugé utile que je donnasse à Marie de Valence cent livres par an, ce qu'elle-même avait estimé devoir suffire à tous ses besoins ; j'étais trop heureux de cette grâce (2). »

Nous ignorons tout des premiers pas de Marie sur la voie mystique. Une chose du moins, et très remarquable, est certaine. En 1599, c'est-à-dire au lendemain de son veuvage, cette jeune femme, convertie d'hier au catholicisme, était déjà parvenue à ce point critique où l'âme, assaillie par les visites divines et plus ou moins inquiète sur l'origine des mouvements qu'elle éprouve, attend, cherche, demande un guide sûr qui la pacifie et lui ordonne, au nom de Dieu, de ne plus résister à la grâce. En 1599, qui a dit à Marie que ce guide allait venir, qui a conduit cette novice au confessionnal du P. Coton ?Le même instinct sans doute qui, huit ans plus tard, fera tressaillir Jeanne de Chantal à la rencontre de François de Sales. En tout cas, Marie n'eut pas à se repentir cle sa démarche et le P. Coton moins encore. Le jésuite eut bientôt connu la rare droiture et les dons surnaturels de cette femme qui ne savait pas encore lire et qui portait en elle les signes manifestes d'une formation divine. Leur première entrevue fut courte, mais dès cette date la vocation contemplative de Marie de Valence était fixée. Très souple, très large et

 

(1) La Rivière, op. cit., p. 27.

(2) Faillon, op. cit., I, p. 193.

 

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très respectueux de la liberté des âmes, le Père Coton ne voulut rien changer au plan de vie tout simple et tout naïf que Marie s'était choisi sans même y penser. Elle ne quitterait ni Valence ni le inonde, elle continuerait sur place son petit train obscur et paisible. Révélée seulement à quelques rares intimes, l'humble et pure flamme achèverait de se consumer dans la nuit.

Néanmoins il n'en fut pas tout à fait ainsi. Marie ne quitta point Valence, mais elle devint peu à peu, assez vite peut-être, la « sainte » notoire, officielle, si l'on peut dire, du pays. Comment la légende s'empara-t-elle de cette vivante, sensée, ennemie de toute affectation, très réservée, même avec les prêtres? Manifestement, la présence divine qui était en elle devait transparaître d'une façon extraordinaire. Une lumière discrète et douce émanait d'elle quand elle priait. « A la vérité, dit excellemment Louis de La Rivière, les ravissements de Marie se passaient dans une parfaite tranquillité et quiétude, dans une parfaite componction et modestie. II n'y avait point de convulsions, point de tremblements, point de mines en quelque façon messéantes (1). » De cette mesure qu'elle gardait ainsi, même dans les mouvements qui ne dépendaient plus d'elle, de cette grâce décente, vient, sans doute, l'attrait particulier qu'elle exerça toujours sur l'élite de ce temps-là. Sa lumière n'était pas aveuglante. Assez de surnaturel pour remuer doucement tout le monde, pas assez pour bouleverser personne. La foule la vénérait, mais sans fracas, et c'est là aussi peut-être ce qui explique, en partie, l'oubli rapide qui a recouvert son nom. Son message allait plus directement aux âmes que rapprochait d'elle ou leur genre de sainteté, ou leur culture plus raffinée, ou même, et pourquoi pas, leur distinction naturelle. La France d'alors qui de loin semble un peu fauve et rutilante, avait une prédilection pour les fleurs les plus rares; elle a compris

 

(1) La Rivière, op. cit., p. 287.

 

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Jeanne de Chantal et François de Sales, Madeleine de-Saint-Joseph et la Soeur Marie.

Son extrême délicatesse valut à celle-ci une aventure assez piquante que nous avons déjà résumée dans le précédent volume (1). Elle avait beaucoup de dévotion pour Marie-Madeleine. « Cette grande sainte lui était souvent apparue... elle n'en parlait guère qu'avec des épanouissements de coeur... Que si les prédicateurs, ou en chaire ou en devis familier, exagéraient, avec trop peu de prudence et d'honnêteté, ses défauts, cela la mortifiait et piquait jusques au vif. « Qu'est-il besoin, disait-elle, de regretter si fort et d'exprimer avec des paroles messéantes les manquements de cette sainte, puisque la miséricorde de Dieu a passé l'éponge là-dessus »? Pourquoi « rouvrir si cruellement des plaies que Notre-Seigneur a guéries et encore avec des termes qui ne sont ni beaux ni bienséants en la bouche de ceux qui font profession de pudeur et d'honnêteté!... Un certain prédicateur prêchant le carême à Valence traita assez inconsidérément de sainte Madeleine ; quelques-uns des auditeurs vinrent trouver notre Marie et lui témoignèrent que le sermon ne leur avait pas agréé.. « Ni à moi aussi », dit-elle tout simplement. Ceci vint aux oreilles du prédicateur lequel n'y prit pas plaisir. Le mois de juillet suivant, il arriva que le R. P. Bazan, de notre Compagnie (minime) prêcha le jour de la fête de cette sainte et sans savoir ce qui s'était passé, en discourut honorablement et trancha net qu'il fallait parler des fragilités esquelles autrefois elle était tombée avec beaucoup de retenue »(2). Réparation solennelle et qui fut une grande joie pour notre voyante.

Dieu me garde d'un jugement téméraire, mais je ne jurerais pas que tout le clergé de Valence ait goûté la Soeur Marie. Ou par zèle encombrant ou par intérêt de

 

(1) Cf. L’Humanisme dévôt, pp. 384, 385.

(2) La Rivière, op. cit., pp. 67-69.

 

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secte, plusieurs, réguliers ou séculiers, avaient essayé de pénétrer chez elle et Marie fatiguée avait dû fermer le verrou. Toutes les mouches qui visitent les fleurs ne sont pas mouches à miel. Parmi ces intrus, il est intéressant de rencontrer un janséniste d'avant la lettre et qui tâche d'augustiniser à sa manière la fille spirituelle du P. Coton. « Un certain religieux.., la vint voir, il avança cette proposition qu'il n'y avait personne qui pût faire ce qui était de son devoir envers Dieu (1). » Marie ne l'invita pas à revenir. Comme elle ne sortait que pour aller à l'église, il est tout naturel que le monde ecclésiastique l'ait intéressé. « Elle n'aimait pas, nous dit Louis de La Rivière, que les prédicateurs tirassent l'écriture par le poil (2). » Elle adorait les sermons et a elle y courait comme au feu », mais elle n'approuvait pas qu'on usât « d'afféteries », qu'on alléguât des « curiosités importunes » ou qu'on « entrelaçât » le discours a de fables et d'histoires profanes ». Chez les plus hauts mystiques de ce temps-là, et même chez les plus doux, on rencontre souvent cet esprit juste, ferme, franc et qui ne manque pas d'indépendance.

Peu à peu on vint chez elle de tous les côtés de Valence, et, chose plus curieuse, on y vint en groupe. « Quantité de personnes grandes et petites commencèrent à s'assembler chez elle à certaines heures du jour... Certes, continue Louis de La Rivière, nous avons vu non seulement des demoiselles et des gentilshommes, mais encore des prêtres et ecclésiastiques prendre de ses mains des exercices de dévotion (3). » Il est probable que suivant une méthode alors assez répandue, elle écrivait ou faisait écrire par Marguerite Chambaud ou Louis de La Rivière, des formules de prières qu'elle distribuait à ses visiteurs, soit pour la récitation commune dans son petit

 

(1) La Rivière, p. 60.

(2) Ib., p. 298.

(3) Ib., p. 231.

 

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oratoire, soit pour leur usage particulier. Elle devait bien choisir son monde et conduire avec beaucoup de tact cette confrérie, puisqu'elle réussit à éviter les graves ennuis que provoquent le plus souvent les vénérations et les groupements de ce genre. Nous ne voyons pas qu'elle ail été sérieusement inquiétée. Elle avait du reste quelques ennemis, ayant dépisté bon nombre de fausses dévotes et ayant fait grise mine à certains membres du clergé qui prirent leur revanche, après sa mort, comme nous verrons. Mais tant qu'elle vécut elle fut protégée et par la dévotion que sa ville avait pour elle et par les hautes amitié qu'on lui connaissait. De près et de loin, par lui-même ou par ses amis, le P. Coton veillait sur elle et lorsque le fameux jésuite mourut, plus de vingt ans avant elle, Marie de Valence dont il avait souvent entretenu la Cour et les plus illustres spirituels de l'époque, était vénérée de la France entière.

Ces relations entre Marie et le P. Coton sont bien touchantes. Après leur première rencontre en 1599, celui-ci n'avait pas manqué une occasion de s'arrêter à Valence où nous le voyons, par exemple, en 1600, en 1601 , en 16o3, en 1618, et en 1624. Il lui écrivait régulièrement, semble-t-il, et se faisait envoyer tous les papiers intimes de la voyante. Tout cela n'était pas encore assez pour lui. Il aurait voulu l'avoir, à Paris, tout près de lui, « afin, dit Louis de La Rivière, de s'informer plus amplement... de ce qui se passait en son intérieur ». « A cet effet, continue le même auteur, il employa quelques personnes de qualité et entre autres, Mme la duchesse d'Aiguillon et feue Mme de la Fare. Ces dames, peur obliger le P. Coton, firent monts et merveilles pour... prendre (Marie) dans leur carrosse et la mener à Paris », et, sans l'intervention de l'évêque, André de Leberon et des notables, le projet aurait réussi. Or le zèle, d'ailleurs très vif, du P. Coton pour les affaires

 

(1) La Rivière, op. cit., p. 102.

 

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spirituelles de sa philothée ne suffit pas à expliquer de telles instances. Le seul intérêt de Marie n'exigeait pas qu'elle quittât Valence, où elle était confiée à des mains très sûres, le P. de La Rivière, son sous-directeur, si l'on peut dire, demeurant lui-même parfaitement soumis au P. Coton. C'était donc pour d'autres fins qu'on la voulait à Paris. En vérité on avait besoin d'elle. Le P. Coton n'oubliait pas que Marie lui avait prédit longtemps à l'avance la mission qu'il aurait à remplir auprès du roi ; il se rappelait d'autres lumières ou secours du même genre que l'humble femme lui avait communiqués de la part de Dieu. Il aurait voulu pouvoir la consulter à toute heure, placé qu'il était dans une situation infiniment délicate. Sans doute aussi espérait-il ou gagner, ou élever par elle d'autres âmes dont il avait le souci. Certes les mystiques ne manquaient pas à Paris. Le P. Coton vivait là dans l'intimité de plusieurs, de Mme Acarie, par exemple. Mais aucune de ces gloires n'éclipsait à ses yeux la fleur délicate qui lui avait été révélée jadis sur les bords du Rhône et qu'il avait lui-même révélée au monde, la provinciale chétive et charmante que la Providence semblait avoir associée d'une manière plus étroite à sa propre destinée.

La cour vint à elle, puisqu'elle ne voulut pas aller à la cour. Attendant Louis XIII à Lyon, après le siège de Montpellier, Marie de Médicis fit demander à la sainte de Valence de se rendre auprès d'elle. La reine-mère n'avait pas choisi le premier venu pour cette ambassade. Armand de Richelieu, évêque de Luçon, se présenta chez Marie, « il s'entretint avec elle en particulier pour le moins une grosse heure d'horloge, la considéra fort attentivement, lui fit à force questions, la consulta sur plusieurs choses secrètes qu'il n'est pas nécessaire de spécifier », en un mot il la sonda de toutes façons. Marie le connaissait-elle de réputation ou le devina-t-elle sur place ? Quoi qu'il en soit, continue Louis de La Rivière, « elle se tint toujours

 

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grandement sur la réserve et se donna bien de garde de lui rien avancer qui lui pût bâiller à connaître ou mêmement à soupçonner qu'elle eût des communications extraordinaires avec Dieu. Néanmoins elle lui parla si judicieusement et répondit si prudemment qu'il resta pleinement satisfait ». La connaissance ainsi faite, Richelieu s'acquitta de sa mission et comme Marie accueillait avec quelque répugnance l'invitation de la reine-mère, « C'est un faire le faut, madame, ajouta ce seigneur. Ou à Lyon, ou à Paris, vous ne pouvez vous en dédire (1) ». Elle préféra Lyon, mais très décidée à ne dire à la reine que ce que la première chrétienne venue aurait pu lui dire.

Elle n'aimait pas faire la sainte. Elle réservait ses beaux secrets soit à ceux qui avaient charge de la conduire, comme le P. Coton, soit à ses jeunes disciples, comme Louis de La Rivière et M. Olier.

Ce dernier qui appartient à la seconde génération spirituelle du XVIIe siècle, et que nous retrouverons à sa date, n'était encore qu'à ses premiers pas dans la vie mystique lorsqu'il vint prendre contact avec Marie de Valence et s'éclairer auprès d'elle. La sainte femme avait alors plus de soixante ans, Jean-Jacques Olier n'avait pas encore trente ans (1637 ou 1638). Marie, que nous avons vue si fermée en face de Richelieu, reconnut d'abord la grâce de ce jeune prêtre et s'épancha devant lui avec le plus extrême abandon. « Après la mort de soeur Agnès, dit-il lui-même, Notre Seigneur me donna la connaissance de Marie de Valence qui me témoigna tant d'ouverture que depuis la mort du P. Coton, son directeur, elle n'en a jamais tant témoigné à personne, jusque-là qu'elle voulut me découvrir toutes les grâces qu'elle avait reçues depuis la mort de son directeur (1626) et m'apprendre celles qu'elle avait mises par écrit de son vivant. Elle a pour moi une vraie

 

(1) La Rivière, op. cit., p. 276.

 

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charité de mère (1). » Tous ces détails, qui nous renseignent sur la tradition du flambeau mystique me, semblent d'un vif intérêt. On ne trouvera pas moins significatif le parallélisme entre les deux « maternités » de Marie de Valence. La même femme qui avait prédit au P. Coton qu'il serait un jour auprès du roi et qui l'avait constamment encouragé dans cette mission, orienta, semble-t-il, Jean-Jacques Olier du côté de la sanctification des prêtres séculiers, l'assurant que Dieu voulait aussi faire de grandes choses par son ministère. Ils se revirent. six mois avant la mort de Marie. M. de Bretonvillliers, qui accompagnait M. Olier, nous a dit l'impression extraordinaire que cette visite lui avait faite. « Je croyais voit plutôt un ange du ciel, écrit-il, qu'une créature encore vivante sur la terre ; elle me parut si remplie de l'Esprit de Dieu et la modestie ravissante de son visage, qui avait quelque chose de surnaturel, me fit une telle impression qu'aujourd'hui même, quoiqu'il se soit écoulé bien des années depuis notre entrevue, j'en suis tout aussi ému quand j'y songe que, si je l'entendais encore à présent. » A quelque temps de là, M. Olier revint à Valence, et après avoir prié sur la tombe de son amie, il se rendit chez un peintre qui en avait fait le portrait : « J'y trouvai, dit-il, autre chose pour laquelle sans doute cette bonne âme m'y conduisait. Car outre que dans son portrait, je ne rencontrai point de ressemblance, ce dont. je n'étais pas beaucoup en peine, aimant mieux son esprit et l'impression de sa grâce que son extérieur, j'y trouvai un grand tableau qui était fort déshonnête. Ce qui fit que m'adressant au peintre pour lui montrer sa faute, je lui parlai avec tant de force qu'il se soumit à tout ce que je désirais et me vendit ce tableau; sur l'heure, l'ayant mis. en pièces, je fis allumer du feu et le brûlai en sa présence (2) ».

 

(1) Faillon, op. cit., p. 150.

(2) Ib., II, p. 599. Cf. Lettres de M. Olier, II, p. 61, 62.

 

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II. On peut étudier l'activité. spirituelle de cette ignorante, dans les élévations et dans les souvenirs qu'elle a dictés à son disciple émerveillé, Louis de La Rivière. Cette activité se plie avec aisance au rythme normal de,l'initiation mystique, suavement appropriée par la divine pédagogie à une imagination jeune et rustique. Plus que d'autres, Marie s'attarde dans la région des objets sensibles, d'où il suit que chez elle le dépouillement progressif des images, leur sublimation, si l'on peut dire, est plus facile à suivre. Elle commence avec sainte Gertrude et finit avec sainte Thérèse.

« Dieu lui donne un beau château spirituel qui lui représente la glorieuse Vierge Marie », ou bien « on lui fait voir en vision que la glorieuse Vierge était un beau verger » ; ou encore « elle se voit entre les mains un vase plein d'une précieuse liqueur et entend ce que cela signifiait (1) ». Une fois, « les vertus en forme de jeunes dames », se présentèrent à elle et lui firent fête. « La première qui s'avança se nommait la Charité de Dieu... Parmi toutes ces caresses, elle disait beaucoup de bien de sa soeur, la Charité ou Amour du prochain, et l'appelant avec grand honneur et respect par son nom, elle l'invita à prendre son logement dans le coeur de la vertueuse femme. Puis, toutes deux ensemble, lui firent un beau panégyrique de leur troisième soeur qui se nommait Patience, la conviant de l'héberger chez soi. Et toutes trois, d'un commun accord, se mirent par après à célébrer les louanges de leur quatrième soeur, l'Humilité, la conjurant aussi de la vouloir retirer dans l'hôtel de son coeur... Et d'une manière admirable, elle sentit entrer en son âme ces aimables vertus, ainsi à proportion que des colombes dans leur colombier et ainsi que des abeilles dans leur ruche (2). »

 

(1) La Rivière, op. cit., chap. XXXIII, XXXIV, XXXIX

(2) Ib., p. 241.

 

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Une théologie, très sûre et même exigeante, réglait ces imaginations préraphaélites. Nous avons de ces scrupules en la matière, un bel exemple rapporté par son biographe. « L'an 1614, un prédicateur de notre Ordre prêcha les avents à Valence... Il avait pris pour sujet les vertus théologiques et morales. Son texte était ce passage tiré des Actes des Apôtres : « L'esprit dit à Philippe : approchez-vous de ce carrosse ». Or, il représentait ces susdites vertus en leur haut appareil, portées sur des chars de triomphe, roulant sur quatre mystiques roues, auxquels étaient attachés deux chevaux et chaque char triomphal avait son cocher. L'invention était assez agréable, suivie, suffisamment remplie et profitable. Notre Marie prenait un singulier plaisir à ouïr les descriptions de ces nobles vertus, mais le Saint-Esprit les lui faisait voir incomparablement plus belles (1). » Le sermon avait pourtant un léger ou grave défaut qui n'échappa point à la critique de notre théologienne. Le prédicateur avait e mieux réussi » les vertus morales que les théologiques. Marie remit tout dans l'ordre, marquant par le menu à ses disciples comme il fallait retoucher ce gracieux et subtil carton. En vérité, de tels entretiens n'évoquent-ils pas une académie platonicienne de la Renaissance? Avions-nous tort, dans notre premier volume, d'attacher tant d'importance à cet humanisme pieux que la littérature de dévotion répandait alors, même chez les humbles ?

Vers 1613, Marie, se rendant à Grenoble où l'appelait sa grande amie, la duchesse de Nevers, fit halte à Voyron, chez le sieur de La Buysse, qui la vénérait aussi et qui tint à lui faire les honneurs de son jardin, « un des plus beaux de tout le Dauphiné ». Louis de La Rivière était du cortège qui se composait de sept à huit personnes. Il notait avidement les impressions de la sainte ainsi promenée parmi de nouveaux symboles. Comme

 

(1) La Rivière, op. cit., p. 238.

 

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La Buysse conduisait Marie « par une allée découverte, il lui fit apporter un pare-sol à cause que le soleil était piquant. Elle s'excusa de s'en servir, mais je lui dis qu'elle le prit seulement. » Elle obéit et sa simplicité fut aussitôt récompensée par une extase où Dieu lui fut montré « préservant nos âmes des ardeurs de la convoitise (1)».

« Or, ainsi qu'elle se promenait par le jardin, elle arriva en un lieu fait en forme de grotte, où on lui donna la récréation d'une fontaine artificielle qui jetait, par divers tuyaux, les eaux, en haut, en bas, de ça, de là et de tous côtés. Là aussi étaient disposés plusieurs gentils artifices, comme d'oiseaux qui semblaient gazouiller, d'un ermite qui sonnait la cloche, et tout plein d'autres inventions qui faisaient merveille par le laps et la chute des eaux. Quand voilà qu'à l'instant, elle vit en l'esprit Jésus-Christ à l'instar d'une fontaine limpide... »

« De là, on la mena voir une autre belle fontaine au sommet de laquelle il y avait un tuyau dans lequel on mit une chandelle allumée. A même temps on desserra certains ressorts, et l'eau sortant de dessous le tuyau, elle se forma en vase autour de la chandelle... Cette eau montait et descendait sans cesse autour de la chandelle, et en montant et descendant, le vase d'eau demeurait toujours parfaitement formé en ovale avec la chandelle en dedans et si pourtant ne s'éteignait pas... Mais voilà que tout à coup le Saint-Esprit lui fit voir intérieurement que l'âme bien fondée en charité était un chef-d'oeuvre de Dieu où l'on voyait tout à la fois l'eau de vie de la grâce et le feu du divin amour (2). »

Tout est mystique aux mystiques, ou tout le devient aisément. « Où est celui que j'aime ? » telle est leur question de tous les instants et la réponse ne tarde jamais à

 

(1) La Rivière, op. cit.. p. 264.

(2) Ib., op. cit., pp. 264-267.

 

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venir. Marie nous l'a dit elle-même dans un écrit dicté par elle à Louis de La Rivière.

 

Me voyant mourante en moi-même et languissante d'amour, que dois-je faire, sinon de m'en aller droit à vous, et quel chemin dois-je tenir si ce n'est de vous demander à tout ce que je rencontrerai?

Dites moi donc, cieux, quel chemin dois-je tenir peur trouver mon bien-aimé? N'est-ce pas de m'élever très haut au-dessus des choses d'ici-bas?

Dites moi, eau, le chemin qu'il faut tenir pour trouver mon bien-aimé? N'est-ce pas de couler doucement, par pures affections, vers le lieu de mon origine ?...

 

« Cet exercice contient environ 36o interrogats et autant de réponses... De ce petit échantillon, on peut aisément conjecturer de toute la pièce (1). »

C'est ainsi que toutes les créatures sont bonnes à qui aime Dieu, ainsi que le mystique spiritualise tous les spectacles du monde visible. a Notre Seigneur, dit encore le P. de La Rivière, lui avait donné nn monde spirituel. c'est-à-dire lui avait représenté vivement en l'esprit ce grand monde et tout ce qui y est compris tellement spiritualisé qu'elle ne voyait rien de corporel... Le globe du monde fut surnaturellement figuré et imprimé dans l'entendement de cette dévote femme... ; toujours elle le voyait, et en sa maison et par les rues. Les éléments, les cieux, le soleil, la lune et les étoiles, les astres, en un mot toutes choses lui paraissaient spiritualisées et en icelles elle voyait les perfections de Dieu... Or, elle demeura plusieurs années en ce beau et agréable monde, elle y faisait ses exercices et tout ce qu'elle y découvrait était le sujet de ses dévotions... Sa mémoire n'était point surchargée ni son esprit fatigué de la continuelle attention qu'il avait à tant et de si différents objets... Après quelques années cette image du monde lui fut ôtées. »

 

(1) La Rivière, op. cit., p. 260.

(2) Ib., pp. 213-215.

 

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Un trait manque à ces fines analyses. Louis de La Rivière ne .dit pas assez que pour être sublimé de la sorte, le monde de ces visions n'en paraissait pas moins réel, sensible et concret. Il n'est pas exact que l'oeil de la sainte n'ait vu « rien de corporel ». Le biographe se corrige du reste, sans y penser, à un autre endroit.

« Un jour, écrit-il, étant en oraison, elle vit le ciel et la terre ; avec l'ornement de la beauté que Dieu leur avait communiqué avant la chute... Elle voyait aux créatures tant d'excellentes prérogatives, elle les considérait si agréables, si douces et si bénignes à nous départir leurs influences et vertus que c'était merveille... Un autre jour, Dieu lui fit passer devant les yeux divers oiseaux de diverses espèces dont quelques-uns étaient couverts de si belles plumes que c'était un contentement de les voir. Durant un assez long espace de temps, cette vue lui servait d'exercice et l'occupait en l'admiration de leur auteur... Je me souviens qu'elle les appelait ses oiseaux et qu'elle mous disait de fort bonne grâce qu'ils avaient un si beau plumage que rien plus. Je me souviens aussi qu'elle nous racontait que si elle se fût tant soit peu arrêtée à regarder curieusement la variété de leur plumage, au lieu d'en tirer les fruits et les motifs spirituels qu'elle devait, soudain elle en portait la peine et sentait une extrême confusion. » Elle regarde ces oiseaux avec amitié, elle les distingue fort bien les uns des autres. Mais, ce faisant, elle ne doit pas les séparer des objets spirituels que leur beauté rappelle et représente. L’imperfection la «curiosité », n'interviennent que lorsque la voyante s'oublie à contempler ces oiseaux en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Elle les voit aussi nettement que faisaient les encyclopédistes dévots dont nous avons parlé dans notre premier volume, mais elle les voit sans curiosité. Bien que subtilement diverses, les deux attitudes sont toutes voisines et l'une conduit à l'autre. C'est bien en effet pour former des spirituels à la manière de Marie de Valence qu'ont écrit les Binet et les Richeome.

 

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Mais l'imagination de Marie n'avait pas recours à ces manuels de symbolisme. « Plusieurs des espèces qui lui furent montrées, continue Louis de La Rivière, nous sont inconnues et même les livres n'en font aucune mention que je sache... En somme, Dieu donna à cette sienne servante une particulière notice des choses naturelles (1). »

Les visions de son zèle présentent les mêmes caractères de précision concrète et minutieuse. Pour lui révéler le « haut dessein » qu'elle avait à remplir, c'est-à-dire les âmes particulières dont la conversion ou la sanctification dépendait de ses propres prières et de ses pénitences, Dieu fit un jour défiler devant elle tout le monde des humains. « Vous eussiez dit voir une procession qui passait gravement et modestement, une armée qui filait en bel ordre, enseignes déployées. » L'infini détail de ce cortège interminable est bien curieux. Toutes les conditions y passent, chacune au rang précis que lui assigne la hiérarchie religieuse, politique et sociale. Après le Pape, les cardinaux, les nonces, l'épiscopat, les supérieurs d'Ordres, les rois, les ambassadeurs, venaient « tous les ducs ensemble »... les soldats, les gens de justice; « suivaient les médecins à part, les chirurgiens à part », les bourgeois, les marchands, les gens de métier, les villageois et le menu peuple. Puis cette multitude ainsi groupée d'après un ordre terrestre, vain et menteur, se disloque pour se reformer aussitôt, mais distribuée cette fois selon les diversités de vie intérieure et de grâce, les pécheurs d'abord, puis, les convertis, les pénitents, les innocents, les justes, et enfin les saints De ces deux cortèges, le second seul intéresse directement le haut dessein que l'Esprit allait proposer à Marie. Le premier n'était sans doute qu'une sorte de parade, destinée à familiariser la voyante avec ces masses énormes. Ayant ainsi vu à vol

 

(1) La Rivière, op. cit., pp. 3o3, 3o4.

(2) Ib., pp. 542, 545.

 

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d'oiseau la fourmilière humaine, Marie s'effraierait moins de la vaste mission qui sera la sienne. Quoi qu'il en soit, lorsqu'elle eut ainsi devant les yeux tous les vivants ses contemporains, groupés du point de vue de l'éternité, Dieu lui fit connaître les âmes qu'il comptait lui donner pour sa part d'apostolat et de conquête, cinquante mille pécheurs à convertir, trente mille pénitents à confirmer dans leur ferme propos, quinze mille justes, douze mille saints à maintenir et à faire croître. J'avoue que cette arithmétique peut gêner plusieurs esprits qui ne savent pas l'importance que tous les signes concrets, et les nombres en particulier, prennent aux yeux des mystiques. Mais comment ne pas admirer et ces ambitions sans limites et l'optimisme éclatant qui a réglé cette grandiose mise en scène ? Douze mille saints liés ainsi à la prière et aux sacrifices d'une seule et chétive créature ! Quelle magnifique idée Marie ne se faisait-elle pas des largesses divines et des possibilités humaines !

Ce ne sont là du reste que les premières étapes de sa vie contemplative. A la vérité, une telle diversité d'images n'encombrait ni ne fatiguait les facultés de Marie. Tant et tant de symboles s'harmonisaient, s'unifiaient d'eux-mêmes et fort aisément. Mais enfin, elle devait, elle aussi, se dégager peu à peu de presque tout le sensible. « Elle jouissait, nous dit Louis de La Rivière, et spécialement pendant les deux dernières années de sa vie, d'une particulière présence de Dieu fort pure et simple. Nous avons, elle et moi, à diverses reprises et longuement, conféré de cette sorte de présence. Les termes dont elle usait pour s'expliquer étaient ceux-ci : voir Dieu, voir Dieu en Dieu, voir les créatures en Dieu, se voir soi-même en Dieu. Elle usait de ces termes tout simplement et naïvement. Néanmoins, lui représentant qu'il n'était pas probable qu'elle eût vu l'essence de Dieu, comme humble et simple qu'elle était, elle acquiesça et se contenta de croire que ce qu'elle avait vu n'était qu'une pure lumière qui lui représentait

 

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cette divine essence (1) ». Mais écoutons-la décrire elle-même une de ces expériences ineffables.

 

Ce que je voyais était une chose sans forme et figure et néanmoins elle était infiniment belle et agréable à voir. C'était une chose qui n'avait point de couleur et cependant elle avait la grâce de toutes les couleurs. Ce que je voyais n'était pas une lumière semblable à celle du soleil ni du jour, et si pourtant, cela rendait une clarté admirable, et de là provenait toute lumière corporelle et spirituelle. Ce que je voyais n'occupait point de place, et cependant il était partout, eu tout et remplissait tout. Ce que je voyais ne se remuait point, et toutefois il agissait et opérait en toutes les créatures (2).

 

Sublime bégaiement que reprendront, mais chacun à sa manière propre, les autres héros de notre livre. Nous nous ferons peu à peu à l'impuissance de ces images qui se heurtent et se détruisent dans la nuit, de ces mots vains et splendides qui ne disent rien et pourtant qui voudraient tout dire. A d'autres de peser ces témoignages, à nous simplement de les recueillir.

Nous l'avons déjà dit, lorsque mourut Marie de Valence ( 1er avril 1648), le mouvement mystique à l'expansion duquel cette sainte amie du P. Coton avait contribué pour une bonne part, touchait au terme de son épanouissement et, d'ici, de là, commençait à décroître. Dans l'histoire mémo du livre de Louis de La Rivière, on entend déjà gronder l'orage qui se prépare contre les mystiques. Ce livre, écrit et publié sur l'ordre d'Anne d'Autriche, parut à Lyon en 165o. Parmi les autorités dont il se couvre, l'auteur avait fait sonner bien haut les « approbations des RR. PP. de la Compagnie de Jésus », du P. Georges de Rhodes. et de plusieurs autres. La préface, d'ailleurs pacifique, est d'un homme qui se tient sur ses gardes, et - scrute l'horizon avec inquiétude. « Pour le regard des

 

(1) La Rivière, op. cit., p. 437.

(2) Ib., p. 285.

 

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choses ardues, difficiles à comprendre et extraordinaires dont cette histoire est. extrêmement fertile et abondante, on les peut lire en assurance et sans le moindre scrupule du monde ; car tout a passé par l'étamine... Et je puis assurer que les docteurs... ne m'ont pas fait grâce d'une page, pas d'une ligne, pas d'un mot. II a fallu que sept mois durant, je leur aie tout lu, ligne par ligne et mot par mot. Ils ont épluché jusques au moindre terme... C'est pour dire que jamais vie de saint ou de sainte n'a été plus exactement examinée. » Il va de soi que tout ce petit concile était pleinement favorable à Marie de Valence, mais on tenait une sorte de conseil de guerre en vue de déranger les plans de l'ennemi. Ils avaient raison de trembler. Sur le rapport de l'abbé de Champvallon, l'assemblée du clergé, dans sa séance du 29 mars 1651, sans improuver la personne même de Marie, blâma sévèrement le culte que Valence commençait à rendre à cette femme, et le livre de Louis de La Rivière. Impressionné plus que de raison par cette sentence, Picot, l'historien classique de la religion en France pendant le XVIIe siècle, n'a pas osé célébrer Marie de Valence et l'a reléguée, dans une note hésitante, parmi ces mystiques honteux qu'on vénère à part soi, mais dont on ne parle qu'en rougissant. Il était pourtant facile d'y voir clair dans cette histoire posthume d'une mystique que Rome n'a point censurée et qui a pour elle François de Sales, Bérulle, Olier et Vincent de Paul. L'évêque de Valence qui déféra à l'assemblée de 1650-1651 l'ouvrage de Louis de La Rivière, est celui-là même qui, à l'assemblée du 9 mars 1654, s'éleva contre la bulle qui avait condamné Jansénius, et demanda si l'on voulait aussi condamner saint Augustin. Marie, dit fort à propos mais non, peut-être, sans quelque exagération, le biographe de J.-J. Olier, « avait eu pour directeur le P. Coton, jésuite ; sa vie avait été approuvée par des jésuites ; les jésuites la regardaient comme l'une des âmes les plus éminentes de son siècle, et l'évêque de Valence n'aimait ni les jésuites ni la doctrine

 

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qu'ils défendaient. Il prétendit n'avoir pas été consulté pour la publication de cette Vie, quoiqu'on assure le contraire dans les approbations et il improuva ce livre ainsi que le culte qu'on rendait à la défunte » (1).

Pour le culte, il se peut que les fidèles de Marie aient commis plus d'une imprudence — la belle affaire, en vérité ! mais le livre, si minutieusement examiné par des hommes du métier, ne doit rien présenter que d'orthodoxe. Aussi bien la docte assemblée l'a-t-elle jugé de très haut et au pied levé, « rempli de vaines imaginations et de révélations ridicules » (2). Pour jouer un tour aux jésuites, ils en auraient dit autant de sainte Thérèse. Au lecteur de décider entre la piété, facile à croire, certes, mais clairvoyante, mais élevée de Louis de La Rivière et l'impertinence de ses critiques. Quoi qu'il en soit c'est là, pour l'historien, un jugement très précieux. Il nous annonce l'indifférence méprisante que la seconde moitié du XVIIe siècle affectera vis-à-vis de tous les mystiques ; il nous rappelle que les divisions religieuses de notre pays n'ont pas été étrangères à l'origine et à la diffusion de tels sentiments; il nous fait mieux apprécier l'immense service qu'ont rendu au mysticisme français la politique pacificatrice de Henri IV et de son ami, le P. Coton.

III. Des circonstances particulières ont mis en évidence la voyante dont nous venons de parler. Elle s'est trouvée providentiellement sur le chemin du P. Coton; elle a guidé le confesseur du roi de France ; elle a eu d'autres disciples et parmi eux l'insigne religieux qui nous a donné sur elle un livre charmant. A cela près, elle n'offre rien d'exceptionnel, rien qui l'élève au-dessus de tant

 

(1) Faillon, op. cit., I, p. 206. Cf. une note moins sévère dans Trouillat, op. cit., pp. XIV-XXX.

(2) Actes, titres et mémoires concernant les affaires du clergé de France contenant ce qui a été fait depuis l'assemblée générale du clergé tenue à Paris les années 1645 et 1646 avec ce qui s'est aussi passé ou obtenu pendant l'assemblée générale tenue en l'an 165o et 1651, Paris, 1652,pp. 83-8.

 

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d'autres mystiques qui se cachaient alors dans la foule et dont la plupart ne sont connus que de Dieu.

Un jour, raconte le biographe de Marie de Valence,. a une certaine paysanne vint la visiter, mue, ainsi qu'elle l'affirmait, par l'inspiration d'en haut. Son discours était à la vérité fort grossier et rustique, mais assaisonné d'une merveilleuse sapience... Elle pouvait bien être âgée de soixante ans... Sa demeure ordinaire était en un village situé dans les montagnes de l'évêché de Die. En ce lieu, tous étaient huguenots, hormis peut-être une demi-douzaine. Il n'y avait point de curé et la messe ne s'y disait que fort rarement. Cette bonne créature vivait là comme le fidèle Abraham parmi les infidèles chaldéens. Elle s'adonnait à l'oraison mentale. Notre-Seigneur lui avait appris de la faire, car jamais personne ne lui avait donné la moindre instruction qui en approchât. En récitant le Pater et le Credo elle avait des admirables considérations et ressentait dans son âme des consolations toutes célestes. Le béni Créateur avait logé dans son entendement une lumière surnaturelle qui la conduisait intérieurement et lui enseignait merveilles. Quelquefois cette lumière lui révélait de s'en aller en tel et tel village... d'autant qu'on y célébrerait la sainte messe... Un jour, elle fut inspirée de s'en aller trouver un dévot prêtre qui demeurait bien loin d'elle. Sa céleste lampe l'y mena. Après l'avoir salué, elle lui dit : « Monsieur, je suis venue ici vers vous afin qu'il vous plaise me faire participer de cette grande bénédiction que Dieu vous a donnée, pour la distribuer à nous autres pauvres pécheurs ». Par cette grande bénédiction, elle entendait le pouvoir d'absoudre en confession les péchés. Sa coutume était d'appeler Jésus-Christ : Père, et Notre-Dame : Mère, ou la Mère bienfaisante. Une fois, s'entretenant avec la soeur Marie des dons qu'elle recevait du ciel, elle lui dit : «Nous avons ici dedans un jour », et ce disant elle mettait la main au front;.. « ce jour dont je parle n'est pas le jour que nous voyons des yeux corporels,

 

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et dans ce jour, je vois le Père, c'est-à-dire le Sauveur, et la Mère bienfaisante» (1).

Pour cette page auguste, pour ce « jour », je donnerais peut-être et le livre entier de Louis de La Rivière et bien d'autres vies. Et les traits de ce genre ne sont pas si rares, je dis ceux dont il nous reste quelque trace. La Mère de Ponçonas, fondatrice des bernardines réformées en Dauphiné, étant à Ponçonas (2) pendant son enfance, « il lui tomba entre les mains une pauvre vachère laquelle d'abord lui parut si rustique qu'elle crut qu'elle n'avait aucune connaissance de Dieu. Elle la tire à l'écart où elle commença de tout son coeur à travailler à son instruction... Cette merveilleuse fille... la pria avec abondance de larmes de lui apprendre ce qu'elle devait faire pour achever son Pater, car, disait-elle, en son langage des montagnes, je n'en saurais venir à bout. Depuis près de cinq ans, lorsque je prononce ce mot : Pater et que je considère que... celui qui est là-haut, disait-elle en levant le doigt, que celui-là même est mon père... je pleure et je demeure tout le jour en cet état en gardant mes vaches (3)».

Anne le Barbier, née vers 1598, à Neuilly-l'Evesque près de Caen, « gardant les brebis dans la campagne, était déjà attirée à une voie d'oraison fort sublime... n'ayant point alors d'autre directeur que le Saint-Esprit qui opérait des choses en elle qui lui étaient inconnues... Elle assemblait les bergères et autres femmes de Neuilly et leur apprenait les commandements de Dieu et de l'Église » (4).

C'est ici du sublime pur, dégagé, ou peu s'en faut, de tout ce détail profane et curieux qui se mêle souvent à la

 

(1) La Rivière, op. cit., pp. 12o, 124.

(2) Petit village de la Mure mataisine dans le diocèse de Grenoble.

(3) La vie de la Mère de Ponçonas (16ou-1657) institutrice de la congrégation des bernardines réformées en Dauphiné. Lyon, 1675, pp. 26, 27.

(4) Eloges de plusieurs personnes illustres en piété de l'Ordre de saint Benoît. Paris, 1679, II, pp 132, 133, ce livre, dont nous parlerons plus loin, a pour auteur la Mère Jacqueline de Blémur.

 

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vie de nos mystiques et dont nous trouvons un exemple dans cette histoire merveilleuse, recueillie par l'historien du P. de Condren. « Barbe, pauvre servante, d'une honnête famille de Compiègne, raconte le P. Amelote, fut touchée de Dieu dès son enfance, et comme un autre Amos, fut remplie de sa lumière, gardant les vaches à la campagne. Dès lors, elle assistait en esprit au saint sacrifice, n'y pouvant assister autrement, et, sans autre direction que Jésus-Christ, elle fut conduite par toutes les voies de la Passion... Dieu se plaisait à faire porter à son innocence les péchés d'autrui, et à continuer en elle les dispositions du sacrifice de son Fils. Après que Jésus-Christ l'eut dirigée de cette sorte l'espace de quinze ans, il lui fit connaître qu'il lui voulait donner un homme pour directeur et qu'il fallait qu'elle lui rendît compte des grâces qu'elle avait reçues. Dieu lui fit naître l'occasion de voir cet homme par une rencontre bien mémorable. L'esprit d'enfer avait inspiré à un méchant le dessein d'une conjuration contre le Roi (Louis XIII). Dieu qui chérissait ce grand prince et qui veillait à sa conservation, découvrit l'entreprise à cette fille qui était alors en service. Il lui en fit voir les particularités et l'obligea d'en donner avis. L'obligation fut si pressante qu'elle persuada à son maître et à sa mai tresse de l'amener à la cour, afin qu'elle avertit les ministres de l'attentat qui se projetait. Etant à Paris, il ne fut pas en son pouvoir de dire un mot à une personne de grande considération à qui on l'avait adressée, et peu s'en fallut que le maître ne demeurât confus des paroles qu'il avait avancées touchant sa servante. Enfin elle tomba entre les mains de monsieur le cardinal de Bérulle, en qui elle trouva une correspondance avec son esprit, et, lui ayant conté l'histoire et ensuite à ceux à qui il fut nécessaire de la redire, les conjurés furent convaincus et condamnés à la mort. »

N'oublions pas qu'en tout ceci, le P. Amelote, personnage

 

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des plus graves et peu crédule, rapporte scrupuleusement ce qu'il tient de la bouche même de son ami intime, l'insigne P. de Condren. Barbe ayant rencontré ce dernier à Saint-Magloire, connut aussitôt « que c'était l'homme qui lui avait été promis » et « elle lui ouvrit son coeur ».

« Le P. de Condren, continue Amelote, m'a dit qu'il n'avait jamais vu personne qui eût tant de connaissance qu'elle de Jésus-Christ crucifié... Elle était si puissamment retirée dans. l'intérieur de Jésus-Christ souffrant, et avait tant de société. avec son état d'hostie pour les péchés, qu'elle était souvent deux ou trois heures comme morte de douleur. Alors, disait-elle, Dieu lui faisait goûter le péché et il n'est point au monde de semblable peine à celle qu'elle sentait à mâcher son amertume (1). »

Ce qui suit, et je le répète, venant d'une telle plume, est d'une souveraine importance. « Je pourrais faire un livre des âmes extraordinaires que ce bon Père a connues. Elles le cherchaient de toutes parts, et, dans ses voyages, Dieu lui adressait toujours les saints des lieux par où il passait. Il a dit quelquefois qu'il y en avait autant en notre siècle qu'il y en a eu aux premiers, encore qu'ils ne fussent

 

(1) Il ajoute des traits fort curieux. « La première fois, dit-il, que j'ouis parler de cette âme au P. de Condren, je n'avais encore nulle intelligence des choses de la grâce. Le respect que je lui portais me faisait suspendre mon jugement sur les discours qu'il me faisait, que j'eusse méprisés, s'ils fussent venus d'une autre bouche que de la sienne. Mais je fus convaincu qu'il se passait en vérité, dans les saints, des mystères que ma  théologie ne m'avait pas découverts, lorsqu'il me raconta un avis que cette pauvre fille lui avait donné. Dieu l'avait obligée à faire pénitence pour une personne, qui était loin d'elle de plus de cent lieues et qu’il assurait qu'il ne pouvait jamais avoir connue. Cependant l'impression que Dieu avait faite en son âme de l'état de cette personne absente était si forte qu'elle sentait ses péchés et ses dispositions ; et elle disait au Père en grand secret qu'elle commettait telle et telle offense. Elle passa bien plus avant, car elle l'avertit que cette même personne viendrait dans un an à Paris ; qu'elle s'adresserait à lui à dessein de le tromper ; qu'elle lui dirait telle et telle chose, contre la vérité; qu'il s'en donnât de garde qu'enfin néanmoins elle se convertirait et lui ferait une confession générale. Toutes lesquelles choses bien qu'éloignées de toute apparence, ne manquèrent point d'arriver ponctuellement. » La vie du Père Charles Condren, Paris, 1643, pp. 264, 265.

 

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pas si connus. Il en avait vu de toutes sortes, et c'était même par leurs grâces et par la conduite que Dieu tenait sur eux, qu'il avait extrêmement accru ses lumières. Ce qui est merveilleux dans la connaissance qu'il a eue de tant de saints, c'est qu'en sa jeunesse, il l'avait désirée et que Dieu, qui fait la volonté de ceux qui le craignent, l'avait accordée à ses prières (1). »

Et qu'on ne nous parle pas d'illusion! Les Condren savent mieux que nous, que pour une extase authentique, il en est deux ou trois de contrebande. Nous renvoyons à un chapitre d'ensemble ce que nous avons à dire de ce fléau qui, après tout, n'est pas de notre sujet. Les historiens de la littérature profane s'occupent-ils des plagiaires ou des maniaques? Les faux mystiques prouvent les vrais auxquels nous savons d'ailleurs qu'ils inspirent une répugnance invincible et soudaine. J'en pourrais citer une multitude d'exemples. En voici un que j'emprunte à l'historien de mine Acarie.

« Nicole Tavernier, native de Reims, vivait à Paris pendant les troubles de la Ligue, et elle avait la réputation d'être une très sainte fille et d'opérer des miracles. Elle expliquait les passages difficiles de l'Ecriture de manière à étonner les plus fameux docteurs. Elle avait des extases, des visions et des révélations ; elle prédisait les choses figures, et avertissait les moribonds des péchés qu'ils n'avaient pas confessés ; et ce qu'elle avait dit se trouvait véritable... Un prêtre qui avait eu intention de consacrer un pain pour la communion, ne trouva pas l'hostie qu'il lui destinait, quand. le moment de la communion fut venu; elle assura qu'un ange la lui avait apportée. Etant à côté de Mme Acarie, dans l'église des capucins de Meudon, elle disparut pendant plus d'une heure. Lorsqu'elle revint, cette sainte femme lui demanda ce qu'elle était devenue ; elle répondit qu'elle était allée à Tours pour détourner

 

(1) La vie du Père Charles de Condren, pp. 262, 266.

 

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quelques grands seigneurs d'exécuter un projet qui devait nuire à la religion.

« On la consultait de toutes parts ; les grands du royaume se recommandaient à ses prières; les ecclésiastiques et les religieux l'estimaient beaucoup ; et personne n'avait encore remarqué en elle... aucune imperfection... Elle annonçait que, si on se repentait de ses péchés, bientôt on verrait cesser les calamités publiques. Sur sa parole, le peuple se confessait et communiait; on ordonna même des processions dans plusieurs villes de France. Elle en fit faire une à Paris, à laquelle assista le Parlement, accompagné des autres cours souveraines et d'une grande multitude de citoyens ; elle avait osé dire à l'évêque que, si cette procession ne se faisait pas, il mourrait avant la fin de l'année.

« Malgré l'estime générale dont jouissait cette fille, filma Acarie et M. de Bérulle n'avaient aucune confiance en elle. La bienheureuse avait dit dès le commencement que cette âme était dans l'illusion; que le démon était l'auteur de tout ce qui se voyait en elle et qu'il savait perdre un peu pour gagner beaucoup ; que l'extase et les ravissements pouvaient avoir lieu dans une pécheresse ; que l'esprit de ténèbres avait pu enlever l'hostie qui avait disparu de dessus l'autel; que le prétendu voyage à Tours n'était nullement prouvé et que d'ailleurs il ne surpassait pas le pouvoir du malin esprit ; enfin que cette personne paraissait absolument dépourvue de l'esprit de Dieu. »

Laissons de côté les explications qu'elle donne de ces faits étranges. Au surplus, la raison foncière et décisive, c'est la dernière : en cette personne excentrique, elle n'a pas reconnu l'esprit de Dieu.

« Mme Acarie persistait à dire cela avec tant d'assurance qu'on commença d'avoir des doutes sur la vertu de cette fille ; et ses doutes se changèrent en une entière certitude, lorsque la bienheureuse qui l'avait reçue dans sa maison,

 

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l'eut mise à différentes épreuves, et convaincue de plusieurs mensonges (1). »

Vers ce même temps, un des personnages qui nous

occuperont bientôt. Jean de Quintanadoine, mis en défiance par son amie, la prieure du carmel de Lisbonne, démasquait l'imposture d'une prétendue stigmatisée qui affolait tout le Portugal. « Après avoir considéré attentivement les résistances que fit cette religieuse, sous ombre d'humilité, de montrer ses mains... il reconnut à un geste vain et léger qui échappa à cette fille au mouvement de ses mains... que tout ce beau miracle n'était que vanité. » Quintanadoine était, comme nous verrons, le plus simple des spirituels, mais sa divine candeur lui donnait de la finesse. Il avait d'ailleurs affaire à une véritable prestidigitatrice. Cette créature « s'était artistement et ingénieusement peint des figures de plaies aux mains, aux pieds et aux côtés », elle élevait « son corps hors de terre par le moyen de ses souliers ou patins qu'elle portait fort hauts et que dextrement elle appuyait sur un gros bâton... ; tout cela accompagné de fausses lumières qu'elle faisait resplendir autour d'elle par le moyen de certains petits vases de terre qu'elle cachait dans ses manches (2)».

Contrefaits ou non, tous ces à-côté de l'extase n'impressionnaient aucunement nos mystiques. En revanche, une je ne sais quelle « céleste lampe », un attrait divinateur les conduisait droit aux obscures retraites où se cachaient les amis de Dieu. « Dans ses voyages, Dieu lui adressait toujours les saints des lieux par où il passait », ce beau mot d'Amelote ne s'applique pas au seul Père de Condren, mais à tous nos spirituels.

 

Je suis, écrivait de Marenne, en 1654, le P. Surin, dans un lieu champêtre, loin du grand monde et de ses modes et

 

(1) Vie de la B. Marie de l'Incarnation, par J. B. A. Boucher (édition Bouix). Paris, 1873, pp. 187-189.

(2) Vie manuscrite de M. de Bretigny, par M. Champagnol, pp. 40, 43, chap. VI.

 

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de tout ce qu'il y a de poli dans la vie humaine. Il faut pourtant avouer qu'en ce petit lieu il se trouve de grands trésors de grâces et il me semble que la divine Providence m'y a conduit, pour me faire entrer dans la connaissance des grandeurs de Dieu... Ce n'est pas en moi que je trouve ces grandeurs de Dieu, c'est en des âmes qu'il a merveilleusement enrichies de ses dons, et en qui je puis voir, comme au travers de quelques petites fentes, la lumière de l'autre vie (1).

 

Et il décrit les états sublimes de deux mystiques inconnues auprès desquelles de très hauts spirituels feraient figure de commençants. Il racontait, vingt ans plus tôt, à son maître, le P. Louis Lallemand, une expérience toute

semblable.

 

Je voudrais vous faire un récit fidèle de l'heureuse aventure, dont il a plu à Dieu de me favoriser au sortir de Rouen, par la rencontre d'un bien que je ne saurais assez priser, je veux dire d'une âme des plus rares.

Je me trouvai placé dans le coche auprès d'un jeune homme d'environ dix-huit ans, simple et fort grossier en tout son extérieur, et particulièrement en sa parole; qui ne savait ni lire ni écrire, ayant passé toute sa vie au service d'un prêtre, mais au reste rempli de toutes sortes de grâces et de dons célestes si relevés, que je n'ai encore rien vu de pareil.

Il n'a jamais été instruit par des hommes dans la vie intérieure, et cependant il m'en a parlé avec tant de subtilité, d'abondance et de solidité, que tout ce que j'en ai lu et oui dire, n'est rien au prix de ce qu'il m'en a dit. Comme d'abord je découvris ce trésor, je ménageai, autant qu'il me fut possible, toutes les occasions de lui parler en particulier. Je n'avais de conversation qu'avec lui et nous prenions ensemble nous deux seuls nos repas; hors de nos entretiens, il était continuellement en oraison...

Son oraison est très sublime. Ses commencements furent des extases, qui sont, dit-il, des imperfections dont il avoue que Dieu l'a retiré.

 

D'ailleurs aucune outre-cuidance. Il se révélait ainsi lui. même presque sans y prendre garde.

 

(1) Lettres spirituelles du R. P. Surin, Avignon, 1721, I, p. 116.

 

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Aussitôt qu'il faisait réflexion sur ce qu'il m'avait dit, il voulait se jeter à mes pieds pour s'humilier...

Il me fallut user d'une grande adresse pour le faire parler. Je feignais ne tenir compte de lui et je lui persuadais qu'il était obligé par charité de m'entretenir de quelques bons discours, puisque je ne pouvais pas toujours parler. Par ce moyen, je le faisais insensiblement entrer en matière. Il s'enflammait aussitôt et ne faisant plus de réflexion sur soi-même, il s'abandonnait à sa ferveur et parlait suivant l'impétuosité de l'Esprit-Saint qui l'anime. Dès que je me fus recommandé à ses prières, il entra en défiance et commença à se tenir sur ses gardes. Mais comme il est extrêmement simple et qu'il se croit le moindre de tous les hommes, il s'est plus découvert qu'il n'a pensé.

 

Je ne puis transcrire toute cette splendide lettre qui est un véritable traité de mystique. Des sommets elle descend parfois jusqu'à nos vallées et l'on y trouve des choses charmantes.

 

Notre-Seigneur lui a enseigné à ne se scandaliser de personne et à excuser toujours le prochain. Ce qu'il fait en deux manières : la première par cette maxime que Dieu conduit les âmes par des voies différentes... la seconde d'attribuer tout à simplicité... Un jour, voyant passer devant nous un cavalier avec un manteau d'écarlate, il me dit : mon Père, ces bonnes gens, suivant l'inclination de l'orgueil, prennent ces couleurs vives pour se faire voir de loin et se faire craindre par les apparences du feu et de la lumière.

 

Pressé de dire

 

s'il n'avait point eu de directeur qui l'eût instruit, il me dit que non : qu'il n'avait point eu d'autre maître que le Saint-Esprit; que quand les livres sacrés seraient perdus, il pourrait s'en passer, Dieu lui ayant assez appris par lui-même pour son salut (1).

 

A plus forte raison, ne devait-il rien aux maîtres de la vie contemplative. Ignorants du reste ou savants, ils sont tous ainsi. C'est Dieu qui fait les mystiques. Je devais

 

(1) Surin, op. cit., I, pp. I, 15.

 

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rappeler cet axiome dès les premiers chapitres d'une histoire où l'initiative secondaire de l'homme menacera parfois de nous absorber. Nous étudierons de fortes organisations religieuses, nous traverserons des écoles, nous ne quitterons guère la cité des livres, mais cela ne devra jamais nous faire oublier l'expérience fondamentale et exclusivement divine d'où tout le reste rayonne et dont nous venons d'apporter de si clairs exemples.

 

§ 2. — Le Père Coton et la trêve du Roi.

 

 I. Coton nous appartient tout entier. — Famille d'anti-ligueurs et d'antijésuites. — Le libéralisme du P. Coton. — Sa douceur naturelle. — Rabelais et les écrivains dévots. — Coton et la controverse protestante. — Style truculent. — Responsio mollis frangit iram. — Aménité et urbanité habituelles du P. Coton controversiste.

II. Situation très spéciale du P. Coton à la Cour. — Agent et otage des jésuites. — Politique de Henri IV à l'endroit des jésuites. — Sa méfiance profonde. — Evolution de ses sentiments. — Arrivée de Coton à la Cour. — « Attachement de tendresse ». — L'édit de Rouen. — Mécontentement de la cour de Rome et du général des jésuites. — Le point de vue français et les « italiens ». — Dangers de la politique romaine. — L'acte héroïque du P. Coton.

III. Homme de cour, diplomate et mystique. — Le P. Coton et le P. Joseph. — De la religion de Henri IV. — L'épieikeia et la conscience du roi. — Coton devait-il laisser la partie ? — Son apostolat à la Cour. — Le Théologien dans les conversations avec les gens du monde. — L'Intérieure occupation et la Philolhée.

IV. La Trève du Roi. —L'Union sacrée et la renaissance mystique.

V. Vie intérieure du P. Coton. — Influence italienne. — Coton et François de Sales. — Sermons. — Méditations. — Les deux étendards. — Le portrait de Lucifer. —Les bons anges. — Archanges et archi-démons. — Particularités du style pieux à cette époque. — Tendresse et noblesse. — L'Holocauste. — Le pur amour facile à tous. — Les formules du pur amour. — Le pur amour au seuil même de l'enfer. — Magnanimité.

VI. Coton et les mystiques de son temps. — Sa carrière d'exorciste. —. Adrienne Dufresne. — « Personne ne m'a porté plus efficacement à Dieu qu'elle ». — La vie mystique de Jeanne-Marie Coton. — Le P. de La Chaise. — Derniers jours du P. Coton. — Les mystiques de la Compagnie de Jésus et le P. Coton.

 

1. Le P. Coton nous appartient tout entier. En effet si d'une part, ami, conseiller et collaborateur de Henri IV, il a secondé autant et plus que personne la mystique renaissance que nous racontons, il reste, d'un autre côté, par son action directe sur les âmes et sa propre vie

 

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intime un des témoins les plus éminents de cette renaissance. On ignore aujourd'hui communément ce dernier aspect de son génie et de sa grâce, mais, seuls juges compétents en la matière, les mystiques et les saints de ce temps-là ne s'y sont pas trompés. Au lendemain de la misérable intrigue qui força le roi Louis VIII à congédier son confesseur (1617), le futur chancelier de Marillac, que nous célèbrerons en son lieu, trouvait, pour peindre le noble exilé, une image encore plus juste que charmante.

« Le P. Coton, disait-il, sort de la Cour, aussi calme, libre et paisible qu'on saurait désirer ; il ne s'en ressent non plus qu'un cygne qui sort de l'eau et dont les plumes ne paraissent aucunement mouillées. » Plus précis et plus gauche, le fils spirituel et le biographe de Marie de Valence, L. de La Rivière, parle dans le même sens et nous rapporte à ce sujet un témoignage encore plus considérable que le sien : « Cet ange, écrit-il, parmi les distractions de la Cour se tenait soigneusement en la présence de Dieu... De l'oeil gauche, il regardait le siècle pour le mépriser; du droit, il contemplait l'éternité pour l'aimer. Un jour, le sieur Gallemant, docteur de Sorbonne, homme ,fort contemplatif... me dit, parlant du P. Coton, que c'était un personnage fort intérieur et qu'il était tout autre que plusieurs ne se persuadaient pas (1). » Avec cela, comme nous vivons aujourd'hui sous un prince ennemi de la fraude, je veux dire sous le règne de la critique indépendante, assez indépendants nous-mêmes, nous ne perdrons pas notre temps à discuter les mille sottises que l'on a écrites sur ce grand homme. Au reste, nous n'avons pas à défendre le P. Coton, mais à le peindre au naturel, et avec toute l'attention que nous commande un des personnages essentiels de notre vaste récit.

Comme plusieurs des mystiques de son temps — sainte

 

(1) Cf. Prat, Recherches historiques et critiques sur la Compagnie de Jésus en France du temps du P. Coton, Lyon, 1876, t. III, pp. 76o, 767.

 

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Chantal, par exemple —Pierre Coton, forézien, né en 1564 à Neronde (1), a grandi dans un milieu où l'on avait la « Sainte Ligue » en horreur. Son père poussait même un peu loin les choses. Guichard Coton, seigneur de Cheneveux, collaborateur de Claude d'Urfé dans le gouvernement du Forez, puis secrétaire des commandements de la reine Catherine, détestait d'un même coeur, soit les huguenots, soit les jésuites, et il formait ses enfants à craindre cette double peste. Le biographe officiel du P. Coton, le R. P. Prat, déplore amèrement la seconde de ces inclinations où nous serions tentés plutôt de voir un coup de la Providence. II nous semble, en effet, que les réflexions que le jeune homme, devenu jésuite, et fervent jésuite, n'a pu manquer de faire sur les souvenirs de son enfance, ont dû préparer ce qu'on peut appeler d'un très beau mot le libéralisme du P Coton. Il ne lui est certes rien resté des sentiments hostiles de son père envers les ultramontains et la Compagnie de Jésus, mais il a vu de bonne heure sur un cher exemple, qu'il se trouve de très honnêtes gens des deux côtés du rempart. Cette leçon qu'il aura constamment l'occasion de mettre à profit, lui a donné un certain pli qui le distinguera des fanatiques de gauche ou de droite, un esprit de modération conciliante qui déconcertera jusqu'au bout ses adversaires naturels et le rendra même quelquefois plus ou moins suspect à ses chefs et à ses amis.

Sa nature propre ne le prédestinait pas non plus à figurer jamais parmi les violents. Solitaire, ami des livres, un peu timide, il était d'une douceur et d'une gentillesse extrêmes, que ses contemporains reconnaissent unanimement, sauf à l'attribuer parfois à quelque magie. Il passait aux yeux des huguenots pour un « charmeur », pour un « enchanteur », deux mots qui, à cette date, sentent le sabbat. Il avait simplement beaucoup de tendresse.

 

(1) Deux ans plus tôt que son compatriote Honoré d'Urfé.

 

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Avec cela, un grand air, des manières et une voix très séduisantes. « Il a, disait Palma-Cayet, une grâce si attirante qu'on ne se peut lasser de l'écouter (1). » «  Il était beau de visage, écrit de son côté le P. de La Rivière, qui l'a bien connu, d'une riche taille, d'un port grave; d'un parler gracieux, facile à aborder, condescendant, doux et affable tout ce qui se peut (2). »

Tel on l'avait déjà vu, dès les premiers pas de sa carrière apostolique, dans ses nombreuses rencontres avec les ministres protestants. Soit qu'il écrivit contre eux, soit qu'il prit part à ces réunions contradictoires qui étaient alors de mode et qui ressemblaient souvent à certaines séances de la Chambre contemporaine, il surprenait, il gênait, il gagnait aussi quelquefois ses adversaires par l'humanité de ses propos. ll faut bien que, ce faisant, le jeune controversiste ait montré quelque originalité, puisque nous voyons les ministres répandre le bruit de la conversion du P. Coton au calvinisme, et plusieurs catholiques se, rallier en gémissant à cette infamie. La chose alla si loin que le jésuite dut se défendre publiquement du crime de trahison, apprenant ainsi de bonne heure que les pacifiques ne « possèdent la terre » qu'au prix des humiliations les plus douloureuses. Non pas que s'il eût voulu s'abandonner à sa verve naturelle, il eût manqué de verdeur ou de mordant. Plus délicat d'esprit et de coeur, moins truculent que ces géants qui, près de lui, écrasaient l'hérétique à coups de massue, et qui, dans le fond, n'étaient pas plus méchants que l'auteur de l'Histoire des variations, Pierre Coton n'en rappelle pas moins d'ici de là, son frère, l'ingénu et terrible Garasse, ou, si l'on préfère; un beaucoup plus grand que Garasse. C'est un des traits les plus amusants de la littérature religieuse à cette époque: tant de pieux écrivains qui n'ont presque

 

(1) Prat, op. cit., II, p. 111.

(2) La Rivière, op. cit., p. 99.

 

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pas lu. Rabelais, qui l'anathématisent et qui néanmoins, pour le style s 'entend, relèvent de lui.

Qu'on en juge plutôt sur cette page où le P. Coton s'en prend à « l'amplissime personne » de Daniel. Charnier, ministre à Montélimar et coupable d'avoir inventé. de toutes pièces et puis répandu à profusion l'Histoire notable du P. Henry, jésuite « condamné en la ville d'Anvers, aux flammes, pour sa paillardise ». Après avoir prouvé l'inanité de cette fable, Coton en vient aux déclamations de Charnier sur l'intempérance des moines.

 

Vrai Dieu, s'écrie-t-il, où en sommes-nous ? Le ministre pansifique. et joufflu, assisté de sa margot, entouré de sa marmaille, sera, le bonnet rouge en tête, assis au bout d'une table chargée de tripes attendries au serein, (c'était, parait-il, le plat favori de Charnier; on lui aurait donné de ce chef le sobriquet de tripier) remplissant, en toute carrure, les larges dimensions d'une chaise, poitrine débraillée, manches renversées jusques au coude, pétrissant des deux joues et tirant des deux mains coup sur coup, suant, dégouttant et reniflant à force de graisse, soupirant en basse-contre...

 

J'abrège et pour cause. Ce qui suit est d'un même. élan, mais d'une veine plus haute.

 

Le ministre grimaudant sur un livre, entonnant un psaume, galopant de synode en synode aux dépens de la cause; le ministre querellant, grondant, rebellant, disant ce qui lui semble en matière de foi; interprétant, comme il lui vient en bouche, l'Ecriture; fanfarant ses rêveries; bref, le ministre, vivant ministralement, sera estimé saint personnage, réformé pasteur, exemplaire de l'honnêteté, prévôt de l'Eglise surgissante et arc-boutant de l'Evangile nouvellement imprimé; et ces pauvres hères de capucins, minimes, chartreux, jésuites, etc. ne seront que des maroufles (1).

 

Oubliant de trop justes répugnances, qu'on veuille bien remarquer surtout la précision et la couleur des touches pittoresques qui se pressent dans ces textes passionnés.

 

(1) Prat, op. cit., I, pp. 687, 688.

 

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C'est là un des traits caractéristiques du P. Coton écrivain. Pour peu qu'il y prît garde, il saisissait vivement et il savait peindre les ridicules de ses adversaires. Ainsi,

par exemple des prières théâtrales dont certains ministres assaisonnaient leurs exercices publics de controverse

 

Le prédicant, en ce lieu, faisant le marmiteux, renverse les prunelles, et va roulant ses yeux, tirant un long soupir du plus profond de ses arrière-poumons et du plus creux de son âme voûtée, bâtant à donner l'âme et le mouvement à un moulin à vent, et puis, laissant aller ses bras, comme celui qui branle d'un bicacolier plutôt que de les croiser (1).

 

Ailleurs, il prend sur le vif un ministre matamore qui défie tout à son aise l'ennemi absent.

 

On vous a vu... après mon départ, arpenter la place Saint-André, faisant le pot-aux-anses, en démarche de victorieux; si quelqu'un se présentait, bien épousseter les absents, à joues enflées faire le quos ego, qu'il n'en viendrait pas un à qui l'on ne fît perdre terre; bref pratiquer le proverbe : lepusculus barbam vellit leoni mortuo, ne vous souvenant plus des beaux et sages documents que Mgr de Lesdiguières, soigneux de votre honneur, vous a donnés si souvent, que si un tel était là, vous n'oseriez ouvrir la bouche, et que vous ne vous en mélassiez plus ; que vous étiez trop souvent sur vos choux et porreaux et que d'heureuse mémoire, vous aviez naguère fait gagner une bataille au Pape, présumant de disputer avec M. Tholosain à Saint-Marcellin; et que toute chose vous serait mieux que la langue en la bouche ou la plume en la main.

 

On avouera que le bonhomme est épousseté de maîtresse main et que Lesdiguières lui avait donné un sage conseil en l'engageant à se tenir coi. Quelques mots de latin ne gâtent rien à l'affaire. Ceux qu'on va lire sont plus rares et d'un effet plus amusant.

 

Voici la troisième fois qu'il me taxe de faire des arguments cornus et conséquences cornues, et lui semble, à force d'appréhension,

 

(1) Prat, op. cit., I, pp. 331.

 

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de voir. toujours des cornes, tant il a sur ce sujet, l'imagination lésée : scilicet ad sylvas et sua lustra redit (1).

 

J'ai dû donner quelque idée de sa plume de combat, mais ce n'est pas là le ton ordinaire du P. Coton. Il ne se flattait aucunement lorsqu'il écrivait sur la couverture d'un de ses livres ces mots des Proverbes : « Responsio mollis frangit iram. La douce réponse apaise le courroux », et il pouvait reprocher à ses adversaires leur emportement, sans craindre qu'on lui renvoyât le reproche.

 

Il fallait être plus modéré et plus attrempé pour nous en faire croire. Qui toujours souffle, toujours bourdonne, toujours écume, toujours grince des dents, il brave et bave et c'est tout (2).

 

Quant à lui, qui veut connaître son attrait et sa manière n'a qu'à savourer la brochure spirituelle, paisible et cordiale qu'il écrivit pour rassurer les catholiques sur son apostasie prétendue et pour détromper les huguenots de leurs folles espérances. Il s'adresse au premier auteur de 'ces étranges nouvelles, au pasteur Charnier.

 

Eh, quoi! Monsieur Charnier, c'est donc la modestie (au sens de modération) et douceur dont j'ai usé , c'est donc l'affection que je vous porte, c'est donc la charité que j'estime de vous devoir, qui ont servi d'occasion à une si grande acrisie que de m'ombrager de chose que je déteste cane pelus et langue et que j'abhorre par habitude infuse et acquise un inonde de fois plus que la mort même... Vous chatouillez-vous si aisément pour vous faire rire, au préjudice de votre salut et de la renommée de ceux qui vous aiment, hors la religion ? Vous tressaillez de joie, dites-vous, sur cette espérance ; et qui vous a enseigné à vous paître ainsi de vanité, gorger d'ombrage et faire substance de mensonge ?...

Pourquoi n'espériez-vous pas aussitôt qu'un matin j'étais pour devenir faune, satyre, lycanthrope, hippocentaure... ou que, descendant en Avignon, je me précipiterais dans le

 

(1) Prat, op. cit., I, pp. 325-329. (2) Ib., 1, p. 534.

 

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Rhône.., ou que je chargerais bientôt le turban ? Voilà ce que c'est que de s'être accoutumé à refuser créance aux choses qui sont, et s'engager à perte de vue, à celles qui ne sont pas.

Je vous avais envoyé des livres, il est vrai :je vous avais parlé de coeur et d'affection, je l'avoue : l'un contenait la réponse au livre du sieur du Plessis... l'autre montrait le zèle que j'ai de votre salut, vous présentant de coeur et d'affection comme je confesse de l'avoir en votre endroit singulière, l'antidote de vos fautes et le contre-poison de vos erreurs, -cherchant s'il y aurait moyen de sauver une âme que je chéris...

Permettez, permettez, s'il vous plaît, que je vous aime et que je haïsse vos conceptions; que je vous affectionne et que je reprenne ce qui est en vous; que je prise votre personne et que je méprise vos habitudes (habitus) ; que je loue vos qualités et que je vitupère, sauf l'honneur, votre condition ; que je me réjouisse des dons naturels que je vois en vous et que je soupire pour les surnaturels.

 

Après comme avant cet incident, il veut rester l'ami du ministre. Qu'on sache bien seulement qu'il n'a pas trahi l'Église. Charnier doit rétablir la vérité sur ce point. La pose faite,

 

on n'aura raisonnable sujet de s'ébahir comment une telle liaison 'put exister entre un jésuite et un ministre, c'est-à-dire entre un archi-catholique et un archi-huguenot, attendu que l'amitié prend sa source non de la foi, mais de la charité, laquelle est avec autant d'avantage de mon côté que la charité, jointe à la vraie foi surmonte l'autre qui n'est que naturelle.

 

Théologie un peu subtile si l'on veut, en matière d'amitié, mais toute charmante. Catholique, il aime deux fois ceux qu'il aime. Et il ajoute, avec une délicieuse malice, que depuis la venue du Christ, « se doit vérifier encore la vision d'Isaïe : habitabit lupus cum agno et parclus cum hcedo accubabit; vitulus et ovis et leo simul morabuntur.

 

Nous sommes frères, non ja utérins, n'ayant même église pour mère, ratais da côté de Dieu, notre Père et commun Seigneur (1).

 

(1) Prat, op. cit., pp. 411, 417. Comme nous n'avons pas ici -à nous occuper directement de Daniel Charnier, je me contenterai de citer deux mots de lui qui sonnent d'étrange façon : « Bon Dieu, écrit-il en réponse à ce qu'on vient de lire, quelle fureur dans sa lettre ! Jamais je n'ai rien lu de plus atroce : ce n'est pas de la colère, c'est de la frénésie », et il achève en comparant le P. Coton à un chien enragé. (Prat, I, 418.)

 

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Sauf les nuances du temps, - n'est- ce pas ,le propre style de saint Anselme ou de Fénelon ? On voit de reste, semble-t-il que lorsque le P. Coton écrit de ,la sorte, il suit sa pente naturelle. Ce n'était pas là simplement, politesse et charité. Son esprit aimait la mesure et fuyait l'outrance. On a souvent loué la modération doctrinale de Bossuet dans ses livres contre les protestants, et notamment dans l'Exposition. Le P. Coton a publié un ouvrage du même genre en un temps où de telles initiatives demandaient plus de hardiesse, et comme Bossuet le sera plus tard, il fut lui aussi suspect de minimisme. Si elle n'avait pas eu l'appui du roi de France et de Bellarmin, son oeuvre, nous dit-on, n'aurait pas évité l'Index. Mais la doctrine de ce grand controversiste n'est pas de notre sujet. Nous voulions seulement prendre un premier contact avec cet illustre pacifique et préparer, en quelque sorte, le choix que Henri IV va faire de lui, pour l'associer à cette politique d'union et d'apaisement qui devait, sinon promouvoir, du moins seconder merveilleusement, la renaissance mystique de notre pays.

II. Le P. Coton, qui d'ailleurs ne fut chargé de la conscience du roi qu'à la mort du curé Benoît en 16o8, n'occupait pas à la Cour la situation qui sera faite plus tard aux confesseurs de Louis XIV. Il tenait là toutes sortes de rôles plus ou moins protocolaires. Prédicateur ordinaire du Roi, représentant officieux. du Saint-Siège, au moins pendant la nonciature d’Ubaldini qui eut, la sagesse d'user largement de ses services, précepteur du Dauphin, casuiste, directeur ou catéchiste de qui voulait, toutes ces fonctions et d'autres encore s'étaient peu à peu comme greffées sur la curieuse et glissante mission qui l'avait amené dans ces parages. Il était là surtout en sa qualité

 

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de jésuite, agent, et, disons le mot, otage de la Compagnie.

L'histoire est connue. En 1595, un ancien élève des jésuites ayant tenté d'assassiner le roi, le parlement avait dextrement profité de cette occasion pour pendre un jésuite, le P. Guignard et bannir les autres du royaume. Une pyramide élevée sur les ruines de la maison de Châel, et décorée par le protestant Joseph Scaliger de quatre inscriptions frénétiques,commémorait ces prouesses et symbolisait massivement le sentiment de la plupart des parlementaires, des réformés et d'une partie de la Sorbonne, envers la Compagnie de Jésus. De son côté, le fils de Jeanne d'Albret n'éprouvait aucune sympathie pour les jésuites. Il avait trop de sens et trop de mémoire pour les rendre seuls responsables de la Ligue, mais il les croyait plus romains que français, vendus à l'Espagne et docteurs en régicide. On le lui avait assez dit. A tous ces titres, il en avait peur, ce qui s'appelle peur, au plein sens du mot. D'autre part, ils avaient des amis chauds et puissants. Ils étaient partout. Villes et provinces se les disputaient, bravant sans vergogne la sentence du Parlement de Paris. Sollicité en sens inverse à leur sujet, le roi, que n'aveuglait aucun fanatisme, s'était lentement et mûrement décidé à composer avec eux. Les vues politiques qui l'avaient amené à cette solution et qui nous paraîtraient moins géniales si depuis lors tant de gouvernements n'avaient pas fermé les yeux à de telles évidences, sont bonnement exposées dans une longue lettre de Henri IV à Jacques Ier, roi d'Angleterre.

 

C'est aussi, lui disait-il, la cause principale qui m'a empêché de traiter à la rigueur les jésuites, pour être un corps et un Ordre, qui est aujourd'hui si puissant en la Chrétienté, étant composé et rempli de plusieurs personnes d'entendement et de doctrine, lesquels ont acquis une grande créance et puissance envers les catholiques; si, qu'en les persécutant, et désespérant (les forçant à désespérer) de leur conservation en mon

 

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royaume, c'était bander directement contre moi plusieurs esprits superstitieux, malcontenter un grand nombre de catholiques, et leur donner quelque prétexte de se rallier ensemble et exécuter de nouveaux troubles en mon dit royaume et même prêter l'oreille aux ennemis de la tranquillité d'icelui, tant étrangers qu'autres.

 

Il rappelle ensuite que plusieurs provinces les ont conservés, en dépit de la loi et que s'il eût employé son autorité contre elles, « peut être qu'il y eût eu de la résistance, de laquelle l'exemple eût été préjudiciable à ses affaires ». L'aimable machiavélisme qui suit n'est pas moins sage.

 

J'ai considéré aussi qu'en laissant quelque espérance aux dits jésuites d'être rappelés et remis en mon dit royaume, je les divertirais et empêcherais de se donner entièrement aux ambitieuses volontés du roi d'Espagne, en quoi j'ai reconnu ne m'être mécompté... Or ayant gagné ce point sur eux, j'ai désiré renfermer et régler en mon royaume leur puissance et fonctions, afin d'en être servi et obéi à l'avenir sans ombrage, ni leur laisser la liberté et faculté de me desservir, ores que la volonté leur en vînt. Et c'est à quoi je veux maintenant pourvoir par un bon règlement, lequel étant bien observé, ils ne pourront quand ils voudront, servir ledit roi d'Espagne, ni même le Pape, à mon préjudice (1).

 

S'il faut en croire le dernier biographe du P. Coton, ce précieux document ne nous livre pas la vraie pensée du roi de France. On ne doit pas le prendre à la lettre. Désireux de ménager Jacques Ier, il lui parle la seule langue qu'un souverain protestant puisse comprendre. Pour lui-même, à la date où il écrit de la sorte (15 août 16o3) il est tout à fait revenu de tous ses anciens préjugés de secte ou de parti contre les jésuites. Il est désormais pleinement acquis à la Compagnie. Cette glose ingénue nous paraît inacceptable. Le P. Coton serait, je crois, de notre avis, lui qui eut tant de peine à chasser de l'esprit et du coeur

 

(1) Prat, op. cit., II, pp. 132, 133.

 

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du roi cette vieille défiance que d'autres entretenaient activement et que la moindre occasion ne manquait pas de réveiller. Il est vrai que dans sa lettre au roi d'Angleterre, Henri IV atténue quelque peu les concessions qu'il a déjà faites aux jésuites et celles qu'il songe à leur faire dans un avenir aussi lointain que possible. Mais, pour les raisons qui lui dictent ce changement d'attitude, il les déduit avec une franchise absolue. Il parle ici comme il se parlait il lui-même. Sa pensée très nette est bien d'abord de couper court à tous les désordres que risquerait d'entrain« la continuation des mesures persécutrices, ensuite de s'at. tacher, s'il y a moyen, un Ordre insigne et d'utiliser son génie comme ont fait d'autres souverains catholiques. Très méfiant, il entend bien les surveiller de près au moment même où il les embrasse; politique, il entend ne leur distribuer ses faveurs que goutte à goutte, soit pour les enchaîner plus étroitement à son service, soit pour endormir par cette lenteur l'inquiète résistance du Parlement, de la Sorbonne et des réformés. Telle était en 16o3,  telles resteront longtemps encore les pensées de Henri IV sur les jésuites, pensées toutes politiques que le P. Coton eut le rare mérite de transformer peu à peu et d'attendrir. En 16o3, il les redoute, il ruse avec eux, il joue au plus fin ; bien avant 162o, il les aimera pour de bon.

Le roi et le jésuite se rencontrèrent pour la première fois à Fontainebleau, le 29 mai 16o3. Ils ne devaient plus se quitter. Le P. Coton achevait alors une série de prédications dans la capitale de la Provence. Il avait trente-neuf ans. Plusieurs voix surnaturelles lui avaient déjà donné à comprendre qu'une haute mission l'attendait, qu'il était l'instrument choisi de Dieu pour le triomphe de la Compagnie. Il ne fut donc qu'à moitié surpris par les ordres du roi qui le mandaient à la Cour. En chemin, il tint à s'arrêter à Valence auprès de sa sainte. Cet homme qu'on nous a représenté comme un intrigant, entre sur

 

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la scène politique avec la foi et la simplicité d'un enfants Marie de Valence lui promit le coeur de Henri IV. Douce prédiction qui se réalisera deux fois et qui, palus tard, consolera l'immense détresse de ce serviteur, loyal et tendre, lorsqu'il recevra, pour le porter au collège de la Flèche, le coeur inanimé de son prince.

D'autres jésuites éminents, Louis Richeome, Ignace Armand, avaient déjà commencé le siège du roi, et dans la pensée de celui-ci le plan que nous dessinions tantôt était déjà nettement fixé. Il n'y avait plus qu'à réaliser ce programme sinueux et lent. Pour connaître à fond cette mystérieuse Compagnie, Henri IV voulait auprès de lui un jésuite type,. si j'ose dire, qu'il pût sonder à loisir en le questionnant et le retournant de tous les côtés. Ce jésuite serait ainsi tout ensemble l'exemplaire vivant, l'agent officiel et l'otage de son Ordre. Qu'on le surprît à nouer quelque trahison et les jésuites seraient perdus. D'un autre côté, si ces hommes-là méritaient leur renommée, un jésuite de marque ornerait la Cour et servirait, de bien des façons, à la politique royale. A toutes ces fins, Henri IV accepta, provoqua même à moitié, l'offre que lui firent les supérieurs de lui donner le P. Coton qu'il savait être un des premiers prédicateurs du royaume et dont Lesdiguières, bon juge, lui avait dit « tous les biens du monde ». On ferait un essai de l'éloquence du jésuite et de sa personne. Coton se prêterait à l'examen du roi et prêcherait devant lui. Si la première impression était bonne, on le garderait.

Ils se virent donc. Avec son grand air de simple franchise, sa belle humeur et ses. bras ouverts, le roi fut charmant. Son accueil, nous dit un vieil historien jésuite d'une exquise décence, « fit naître, dans le coeur du P. Coton, pour la personne de ce grand monarque, cet attacheraient de tendresse qu'on a plutôt pour son ami que pour son maître. Aussi ce prince sentit bien, dès lors, qu'il aurait pour le P. Coton quelque chose de plus que

 

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les sentiments ordinaires d'un souverain pour un bon sujet » (1).

Quelques jours après, Coton, ayant suivi la Cour à Paris, écrivait à un de ses amis :

 

Le roi nous parla diverses fois aux Tuileries devant et après la messe et toujours avec beaucoup de bienveillance, une fois notamment qu'il nous tînt avec soi plus de demi-heure, en présence des principaux de sa Cour et de Paris... Avant son départ, Il nous dit ces paroles : « Venez à Saint-Germain, vous verrez mon Dauphin.

Sa Majesté depuis daigna nous mener voir partie de ses grottes artificielles, et la chapelle qu'il fait bâtir avec peintures exquises. Le lendemain il nous assigna une heure pour nous conduire par ses fontaines, où l'eau industrieuse fait merveille et au delà de tout ce qui se voit, dit-on, à Pratolino et à Tivoli. Ses faveurs furent que, au rejaillissement fallacieux de telles embuscades, il ne garantissait personne que Mgr le Prince et nous, nous enseignant les endroits où nous serions à garant de l'eau, et nous pressant contre sa personne ès angles et lieux plus étroits.

Une fois je fus en sa présence, avec M. Duperron, plus de deux heures de suite, discourant de plusieurs choses saintes et utiles, montrant Sa Majesté d'y prendre beaucoup de contentement (2).

 

Le P. Coton ne perdait pas la tête, mais visiblement, il était enchanté de tant de caresses qui lui semblaient, et justement, de bon augure. De son côté, le roi le trouvait tout à fait à son goût. Mais Henri IV n'était pas homme à donner tête baissée dans la confiance.

De fait, nous savons qu'on réussit plus d'une fois à l'alarmer sur les desseins que tramait le doux jésuite. Un jour celui-ci se vit à deux doigts de sa perte. On avait trouvé le complot. Impatientés par les lenteurs du P. Coton, ses complices l'avaient trahi. D'abord à moitié rassuré par un démenti limpide, le roi prit peur de nouveau, à

 

(1) P. d'Orléans, cité par le P. Prat, op. cit., II, p. reg.

(2) Prat, op. cit., II, pp. 114, 115.

 

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l'apparition d'un soudain nuage affreusement noir et piqué de points rouges. Les éléments se mettaient de la partie. Henri IV, qui était à table, ne mangeait plus. Enervé, « il tirait machinalement des plats vers lui, puis les repoussait de la même manière ». Coton suivit quelque temps ce manège, puis se penchant vers l'oreille du roi, il dit qu'il y avait un moyen très simple de prévenir le danger. Puisque c'était lui-même qu'on redoutait, on n'avait qu'à s'assurer de sa personne. La garde n'était pas loin. Il ne ferait pas de résistance. Pour que rien ne manquât au triomphe de l'innocence, on vint dire, au même moment, que le gros nuage avait disparu.

Dans cette scène, et d'autres analogues que l'on imagine aisément, l'attitude de Henri IV parait moins piteuse qu'on ne le croirait au premier abord. Malgré tous ses défauts, il avait l'âme grande. Mettre en doute la loyauté d'un ami si cher lui était souverainement pénible. Si Coton lui-même le trahissait, quelle fidélité serait sûre ? Ajoutez à cela l'idée ridicule sans doute mais excusable que le prince, fraîchement initié aux choses d'Église, se faisait de l'obéissance religieuse. N'y avait-il pas chez le P. Coton deux hommes, le français et le jésuite, et ce dernier n'était-il pas aveuglément soumis aux ordres d'un supérieur étranger, Aquaviva, esclave lui-même d'une autre puissance qui pouvait, au premier jour, s'allier avec l'Espagne ? C'était plus qu'il n'en fallait pour aviver la défiance instinctive du roi et pour rendre singulièrement épineuse la tâche principale que le P. Coton avait à remplir auprès de lui. Dans les premiers mois qui suivirent l'arrivée du jésuite à la Cour, il s'agissait en effet de résoudre, une bonne fois, la question des jésuites. On l'a déjà vu, le roi consentait en principe au rappel de ces religieux, mais une foule de points restaient à régler. Aquaviva et le Saint-Siège espéraient des bonnes dispositions du souverain une mesure pleinement libératrice, une restauration pure et simple, toutes choses que Henri IV ne pouvait,

 

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guère et sans doute ne voulait pas accorder. Les jésuites rentreraient en France. Cela était bien entendu, mais au prix de certaines conditions plus ou moins paralysantes ou humiliantes, qui les maintiendraient plus étroitement et constamment que les autres Ordres sous la dépendance du pouvoir royal. De toutes ces conditions, la plus inacceptable aux yeux du Général et. du Pape était l'obligation du serment de fidélité au Roi que les jésuites auraient à prêter au commencement de chaque année. Après, de longues discussions, Coton avait obtenu que ledit serment ne serait exigé de chaque religieux qu'une seule fois. On lui avait fait de même plusieurs autres concessions, mais enfin, lorsque parut le fameux édit de Rouen, qui rouvrait la France aux jésuites (1er septembre 16o3), ni le Pape ni le gouvernement suprême de l'Ordre ne furent contents. On jugea que le P. Coton avait péché par excès de condescendance et on se mit, sans plus attendre, en campagne, afin d'obtenir dare-dare la modification de l'édit.

Alors parurent dans leur plus beau jour l'habileté diplomatique, la noblesse, l'esprit pacifique et libéral, la sainteté du P. Coton. Disons-le bien haut à leur honneur, la plupart des jésuites français étaient avec lui. Ils aimaient leur roi. Ils avaient pleine confiance dans les promesses verbales qu'ils avaient reçues de lui et qui leur faisaient attendre, pour un avenir prochain, des faveurs plus étendues. Ils connaissaient aussi la résistance passionnée de leurs ennemis. Bref, l'édit de Rouen les comblait d'allégresse. « Ne rien faire ni entreprendre contre nos services, la paix publique et le repos de notre royaume », le serment qu'on leur imposait ne leur coûtait pas.

Plus embarrassé que ses frères de France, puisqu'il avait reçu de son Général un blême formel, le P. Coton restait à la peine. Avant de se mettre en mouvement, le nonce Buffalo à qui le secrétaire d'État Aldobrandini avait donné l'étrange mission que nous avons dite — à savoir

 

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l’ordre de demander au roi la modification ou  la suppression de plusieurs articles de l’Édit — s'était ouvert de ses perplexités au P. Coton. On ne lira pas sans plaisir et admiration, bien que traduite en français moderne sur l'original latin, la réponse du jésuite, qui, par l'entremise du nonce, s'adresse en réalité au Général et au Pape. Elle est adroite, puisqu'elle présente uniquement la pensée d'une tierce personne indépendante — le secrétaire d'État du roi ; elle est émouvante et noble, parce qu'on voit bien, à la lire, que le P. Coton pense exactement comme Villeroy.

 

Tous ceux de nos amis que j'ai consultés, sur la communication de Votre Seigneurie Illustrissime m'ont répondu qu'il fallait s'adresser à M. de Villeroy qui seul pouvait dire s'il était opportun d'en parler au Roi, si on pouvait attendre du Conseil quelque modification de l'Édit, enfin ce qu'on pouvait écrire à Rome. J'allai donc le trouver hier au soir (29 octobre 16o3) bien avant dans la nuit. Ayant lu la lettre de l'illustrissime cardinal Aldobrandini, il me dit qu'il n'y avait pas lieu, à son avis, d'importuner le Roi sur cette affaire, car il serait irrité d'apprendre que ce qui a été approuvé à Venise et ailleurs, est blâmé par les jésuites romains, peut-être inspirés par l'Espagne... Il jugea donc qu'on pouvait faire, tant à l'illustrissime cardinal Aldobrandini qu'à nos Pères, une réponse ainsi conçue.

Quant au serment... le Roi, en nous le prescrivant, pensait moins à ses intérêts qu'aux nôtres ; car il est nécessaire pour faire tomber les faux bruits répandus malicieusement contre nous dans le public, pour obtenir le consentement du Parlement... pour prévenir le reproche de mauvaise volonté, qu'on ne manquerait pas de nous faire, si on nous voyait tant soit peu difficiles sur ce point.

 

Mais pourquoi exiger des jésuites un acte qu'on n'exige pas des autres religieux? Parce que ceux-ci, à tort ou à raison et bien qu'ils aient eu parmi eux des ligueurs de belle taille, n'ont pas été exilés du royaume, parce que les pamphlets les ont plus épargnés, enfin et surtout parce qu'un voeu spécial ne les engage pas au Saint-Siège, comme fait le quatrième voeu des jésuites. Après d'autres

 

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raisons également lumineuses, viennent ces lignes plus frémissantes qui, si je ne me trompe, ne sont pas de Villeroy :

 

Si nous ne pouvons pas exercer autrement nos ministères en France, ne faut-il pas y entrer avec la loi du royaume, pour revenir avec la loi de Jésus-Christ? Ne faut-il pas relâcher quelque chose de notre droit particulier, ou du droit commun des religieux, afin que le droit commun de la nature et des gens, et celui de l'Eglise ou du Saint-Siège, soit intégralement maintenu, par ce moyen, dans ce vaste royaume ? Puisque la gloire de Dieu nous porte quelquefois à revêtir des habits laïques, à nous mêler à des réunions de fêtes séculières, pourquoi le même motif ne nous engagerait-il pas à déposer entre des mains laïques l'expression de la fidélité que nous devons au Roi et à l'Etat.

 

L'admirable prêtre et le bon Français! Ceci dit, le secrétaire d'État peut rentrer en scène. Il semble à M. de Villeroy, continue le P. Coton,

 

qu'on ne doit pas ainsi pointiller quand on ne peut douter de la bonne foi avec laquelle on veut ce qui est bon et équitable. Or il est certain que nous ne désirons pas autant prêter nos services à la France que le Roi désire les recevoir ; mais il faut se fier à Sa Majesté et ne pas lui refuser l'hommage de notre fidélité. Et il n'y aura plus à craindre ni retour, ni tergiversation, pourvu que nous ne le blessions point par toutes ces difficultés, comme si nous voulions marchander notre fidélité. Telle fut au fond, et à peu près dans les mêmes termes, la réponse de M. de Villeroy.

 

Villeroy avait bon dos, et, du reste, dans toute cette affaire, il s'entendait à merveille avec le jésuite. L'un et l'autre, ils savaient la susceptibilité très naturelle du roi et ses intentions généreuses.

 

J'ajouterai ici, conclut le P. Coton, un trait qui prouve qu'il n'y faut pas regarder de si près avec un prince si bienveillant, si digne de respects et d'égards. Il y a quatre jours qu'il me demandait ce que pensaient les italiens de l'édit de notre rétablissement—« Sire, lui répondis-je, tous en rendent

 

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grâces à Votre Majesté, mais quelques-uns disent que le fruit n'a pas répondu à un si pénible enfantement .—«Ecrivez-leur, reprit le Roi, que la mère est féconde et qu'elle enfantera encore. » Et en effet, une expérience de chaque jour noua montre qu'il a l'intention de nous accorder de nouveaux bienfaits (1).

 

Écrit vite et par un homme qui va d'instinct aux raisons les plus nobles, ce document ne dit pas assez combien l'opposition romaine à l'édit de Rouen risquait de devenir dangereuse. A cette date, les destinées de la Compagnie en France et la politique prévenante du roi envers le Saint-Siège, ne tenaient qu'à un fil. Qu'on le comprît ou non à Rome, Henri IV, en signant l'édit de Rouen, avait donné un coup de barre énergique, hardi, périlleux peut-être, du côté romain. Ce faisant, il avait joué gros jeu, tant l'opposition gallicane et anti-jésuite était chez nous tenace et puissante. Après s'être engagé avec cet éclat, si ni le pape, ni les jésuites n'étaient contents, le roi, blessé au vif dans ses sentiments et contrarié dans sa politique, aurait bientôt congédié des amis encore plus importuns que compromettants. Coton ne se faisait aucune illusion là-dessus. Villeroy pas davantage. Si vous persistiez dans vos exigences, écrivait ce dernier à Aquaviva, « je craindrais quelque malheur pour votre Ordre et même pour la religion catholique» (2). Quelle ne fut donc pas la consternation du P. Coton lorsque, peu de jours après avoir écrit la lettre qu'on vient de lire et qui n'avait pas encore eu le temps d'arriver à son adresse, il reçut de son Général, avec de nouvelles expressions de blâme, l'ordre formel d'insister auprès du roi sur la question du serment! Il n'avait plus qu'à obéir. Il le fit la mort dans l'âme, très assuré qu'il marchait à sa propre disgrâce, et, ce qui lui était beaucoup plus dur, à la ruine de son oeuvre. La lettre digne et pathétique qu'il écrivit peu de jours après à son

 

(1) Prat, op. cit., II, pp. 171-175.

(2) Ib., II, p. 284.

 

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Général nous rendra présente, dans son détail le plus émouvant, cette héroïque aventure. Ici encore nous donnons la traduction du texte latin.

 

J'ai été profondément affligé quand j'ai vu dans la lettre de Votre Paternité (c'est ainsi que les jésuites s'adressent à leur général) que cette négociation n'avait point l'approbation de celui auquel j'ai toujours ardemment désiré de plaire selon Dieu. J'ai cherché alors, comme toujours, ma consolation dans la volonté divine. Car qu'y a-t-il pour moi dans le ciel et que désiré-je sur terre sinon elle ?

Votre Paternité croit que l'affaire aurait pu se traiter et se régler d'une autre manière. Ce n'est pas la pensée de ceux qui connaissent cette Cour, les dispositions du Conseil du Roi et le caractère de ce prince. Je m'en rapporterai cependant au sentiment de Votre Paternité, comme il convient, autant de temps qu'elle le conservera.

 

Dès qu'il a reçu « les ordres » d'Aquaviva, il s'est rendu chez Villeroy qu'il a trouvé inquiet, mécontent et répétant « que les italiens ne comprenaient pas nos affaires ». Même impression chez M. de Sillery. Quant à Leur grand ami La Varenne, il en avait le frisson, tenant les jésuites pour perdus si l'on se hasardait à remettre au roi les lettres d'Aquaviva.

 

J'aurais certainement empêché, s'il n'avait tenu qu'à moi que ces lettres n'arrivassent à la connaissance du Roi, mais j'ai dû soumettre mon jugement et ma volonté au jugement et à la volonté de Votre Paternité. C'est pourquoi, après avoir recommandé la chose au Seigneur, je consentis qu'on lût les lettres au Roi. A peine les eut-il entendues qu'il me fit appeler et, comme je me présentai : « Vos Pères d'Italie, me dit-il d'un air irrité, n'approuvent donc pas ce que nous avons arrêté jusqu'à présent, ni ce que tous approuvent, excepté les espagnols? Ils ne peuvent pas souffrir ce serment de fidélité. Qu'est-ce que cela veut dire? » — Je répondis le plus doucement possible, apportant les plus fortes raisons que j’avais pu trouver. Mais le Roi ne les accepta pas. « Vous vous trompez, me dit-il, il n'en va pas ainsi ; ou ils sont mal disposés à mon égard, ou ils jugent mal des choses. Car enfin ne voient-ils pas qu'en refusant

 

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ce serment, ils semblent s'avouer coupables de tout ne qu'on vous a reproché jusqu'à présent... Vous voulez absolument porter une tache que je m'efforce d'effacer... Ces étrangers ignorent les moeurs françaises et cependant ils veulent tout soumettre à leur manière de voir. Eh bien, puisqu'ils refusent de me promettre fidélité, je ne veux pas non plus me fier à eux. Mais puisque je vous l'ai promis, choisissez-en douze parmi ceux qui sont en France ; je ne permets pas à un plus grand nombre de rester avec vous et de partager vos fonctions.» Ce fut par ces reproches et d'autres paroles également dures que le Roi me manifesta son irritation. De quel coeur je lui répondis, celui-là seul le sait qui n'abandonna jamais les siens et que les prières et les sacrifices de Votre Paternité m'avaient rendu favorable. Le Roi s'apaisa et il me congédia avec des marques de bonté.

Je l'accompagnai ensuite à la messe. L'a, selon sa coutume, il me fit quelques questions sur l'invocation de la Sainte Vierge. Ensuite il me fit assister à son repas durant lequel il me proposa diverses questions à résoudre. Comme il me témoignait une grande bienveillance, je crus devoir profiter de l'occasion que Dieu m'offrait pour détruire tout ce qui aurait pu rester de ressentiment dans son coeur, et je m'y appliquai de tout mon pouvoir. Le Seigneur, dans sa miséricorde, daigna encore me seconder, car le Roi s'expliqua les craintes de Votre Paternité qui lui parurent raisonnables... et il promit de faire une réponse dont nous serions tous satisfaits (1).

 

Nous avons en effet cette réponse du roi de France au général des jésuites, réponse royale certes, mais pacifique et bienveillante. Malgré la dangereuse initiative qu'avait

prise Aquaviva, les choses en restaient an même point qu'au lendemain de l'édit de Rouen. Le Roi ne modifiait aucun des articles de l'Edit, mais il prenait « en très

bonne part » les observations du Général. Il avait à coeur le rétablissement des jésuites dans son royaume et ne serait content que lorsqu'il l'aurait conduit « à sa perfection ». Partant, concluait-il,

 

je désire que vous vous en reposiez sur moi qui ai, avec la

 

(1) Prat, op. cit., II, pp. 18o-183.

 

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bonne volonté, meilleure connaissance que personne de ce qu'il convient de faire pour cet effet (1).

 

Ces promesses furent largement tenues, mais nous n'avons pas ici à pousser plus loin cette histoire. Il est d'ailleurs tout naturel que le P. Coton ait mieux connu les vrais sentiments du roi de France que des religieux italiens et que le Pape lui-même. Ce n'est pas cette facile clairvoyance que nous tenions à mettre en lumière, mais bien l'esprit généreux et conciliant de ce grand homme prêt, de son côté, à accepter sans barguigner pour lui-même et pour ses frères des conditions onéreuses, humiliantes et qui semblaient contraires soit « au droit particulier des jésuites », soit « au droit commun des religieux ».

III. Nous nous sommes arrêtés peut-être avec trop de complaisance sur ces incidents mémorables qui, scellant une sorte de pacte entre la Maison de France et la Compagnie de Jésus, appartiennent, de ce chef, à l'histoire générale de notre pays bien plus qu'à notre propre sujet. Mais l'occasion nous a paru bonne d'éclairer, par un bel exemple, un ensemble de phénomènes qui étaient alors communs et qui ne sont pas sans embarrasser les historiens profanes. Nous avons en effet quelque peine à comprendre, à ramener à une satisfaisante et édifiante unité, la riche complexité de tant de personnages qui passaient alors, avec aisance, de la contemplation éminente à des soucis plus terrestres, à la science pure, à la politique, au gouvernement, à l'art même de la guerre. Quand le P. Joseph examine, en homme qui est ou qui se croit du métier, les fortifications de la Rochelle, comment reconnaître en lui le fondateur d'un Ordre religieux exclusivement voué à la piété, l'auteur d'une foule d'écrits spirituels, un maître et un modèle de vie intérieure? Avec lui j'avoue bien que l'antinomie touche à ses limites extrêmes. Plus humain, plus aimable, selon moi, et si l'on

 

(1) Prat, op. cit., II, pp. 183, 184.

 

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préfère, moins étrange que le fameux capucin, le P. Coton nous aide à mieux saisir ce dernier. La chose publique ne l'attirait guère. On le rencontrait plus souvent dans les pèlerinages qu'aux tranchées. Il se mêlait aussi peu que possible aux affaires et ne s'est intéressé, je crois, un peu vivement qu'au projet des mariages espagnols. Etait-ce là de bonne politique, y avait-il intérêt ou non pour nous, à ce qu'une fille de Henri IV n'épousât pas le prince de Galles, à ce que le Dauphin épousât une princesse d'Espagne, je n'en sais rien, mais à tort ou à raison, le P. Coton résolvait la question d'une manière simpliste, uniquement guidé par le point de vue catholique. Il va sans dire que le P. Joseph, lui aussi, réduisait tout à ce point de vue, mais en dernière analyse et par des calculs plus compliqués. Bon gré mal gré, néanmoins, Coton fait figure d'homme de cour et de diplomate. Quels que soient ses goûts intimes, il quitte souvent son oratoire pour le cabinet de Villeroy. Eh bien ! n'est-il pas évident, par les textes qu'on a lus plus haut, qu'au plus embrouillé de ses négociations, cet homme-là continue à se mouvoir dans un monde surnaturel, que ce qu'il nous a plu d'appeler son libéralisme s'appuie constamment à des vues, à des mobiles, je ne dis pas seulement droits et généreux, mais tout à fait saints. Pendant que tonne la colère de Henri IV, il s'arme d'une prière rapide et fervente ; le triomphe de sa réplique qui dut être si humble et doucement pathétique, il l'attribue aux « saints sacrifices » , aux messes promises par Aquaviva. Sous sa plume, ce ne sont pas là des phrases. Il voyait très clairement le coeur de son roi entre les mains puissantes de Dieu, l'ange du royaume, l'ange de son Ordre et son ange gardien à lui mettant, sur ses lèvres, les paroles qu'il fallait dire. Nous reviendrons à sa vraie vie intime pénétrée par de telles pensées. Pour l'instant, les actes suffisent. Qu'on imagine le brisement de ce religieux, désavoué par ses chefs, au lendemain d'un succès qui lui a coûté de si longs efforts

 

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et sur lequel reposent tant d'espérances. Il sait, il ne peut pas ne pas savoir que le Pape et que le Général se trompent. Il tâche pourtant d'incliner son propre jugement, de le rapprocher du leur, comme il tâchera, bientôt, --avec quelle gentillesse! — de rendre cette erreur excusable, louable même, aux yeux de Henri IV. Enfin il obéit; son voeu le lui commande et il croit fermement que d'une manière ou d'une autre, même s'il échoue, tout se trouvera pour le mieux.

A ces grandes scènes qui, pour les raisons que nous avons dites, nous paraissent avant tout religieuses, Henri IV n'assiste pas en simple étranger. Qu'en ces matières sa préoccupation de premier plan fût d'ordre politique, nous l'avons assez répété. C'est en sa qualité de roi pacificateur, faiseur d'unité, qu'il impose une trêve aux partis qui se déchiraient, qu'il rappelle les jésuites; mais aussi, comme fera plus tard Leibniz et par les mêmes voies, il entend travailler au règne, « à la gloire de Dieu ». On pense bien que nous ne faisans pas de lui un mystique, mais, d'autre part, ni le nombre de ses maîtresses, ni les vues intéressées qui ont manifestement activé sa conversion au catholicisme, ne font rien à l'affaire. L'Église romaine, ses dogmes, ses rites, son esprit étudiés par lui avec une sorte de curiosité affectueuse ne laissaient pas son coeur insensible. Faisant la communion un jour de Saint-Martin, on le vit pleurer de piété. Le nonce, qui était là, en avise son gouvernement : martedi, giorno, di san Martine, si communio con tanta devotione che piangeva. « On est moins étonné de ces sentiments, écrit là-dessus le P. Prat, quand on sait que depuis ses entretiens avec le P. Maldonat, en 1522, Henri de Navarre avait toujours eu sur le Très Saint-Sacrement les idées les plus justes et les plus élevées. Lors même que le dépit, la politique et les événements l'eurent ramené dans le parti protestant, il ne goûta jamais un système de religion qui n'avait pas un sacrifice divin. Le Dieu de l'Eucharistie

 

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était à ses yeux l'âme, le centre, la raison, l'essence de la vraie religion. Et il le déclarait souvent aux ministres. « J'ai ce scrupule, leur disait-il, dès l'an 1584... qu'il faut croire que véritablement le corps de Notre-Seigneur est au Sacrement, autrement tout ce qu'on fait en la religion n'est qu'une cérémonie » (Palma-Cayet)... Aussi avoua-t-il, dans les conférences qui précédèrent sait abjuration, qu'il n'avait jamais eu aucun doute sur ce point. Et, dans la suite, l'Eucharistie fut toujours celui de nos dogmes qui lui inspira le plus de respect et de vénération (1).» Évêque du dehors, et, de ce point de vue, incomparable évêque, il était encore, bien qu'à sa façon, catholique du dedans.

Il goûtait, en la personne du P. Coton, non seulement l'ami fidèle et d'un commerce charmant, mais le prêtre, mais l'homme de Dieu. Nous avons déjà rappelé que le jésuite ne fut confesseur en titre, qu'à la mort du curé Benoit, c'est-à-dire pendant un peu plus de deux ans (mars 16o8-mai 161o). Ce ministère lui faisait peur et pour cause.

Jusque-là, une très jolie vertu —  si rare chez nous, parait-il, que, depuis les vieux scolastiques, on n'a pas encore su lui trouver un nom français, alors que les noms des vices contraires abondent — l'epieikeia, en un mot, lui avait suffi pour se tirer de la situation délicate où le mettaient souvent les folles aventures du roi. Il avait fait sans doute à l'oreille du coupable les observations nécessaires, comme prêtre, mais non comme confesseur. Les nouvelles responsabilités qui pesaient maintenant sur lui étaient bien plus accablantes. Dès avant son entrée en charge, il les confiait à son Général :

 

Il y a lieu, lui écrivait-il, d'appliquer l'epieikeia dans la plupart des circonstances en dehors de la confession, mais en va-t-il de même dans la rigueur et la vigueur du Sacrement? Et

 

(1) Prat, op. cit., II, pp. 188, 189.

 

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cependant que de choses ne passe-t-on pas presque toujours aux princes !... Je suis effrayé, en lisant les anciens Pères, du zèle qu'ils déploient... Tout cela me fait trembler (1).

 

Pour que rien ne manquât à ses tourments, il venait, comme l'on sait, à une époque lamentablement et ridiculement critique dans la vie amoureuse de Henri IV. Ce qu'il dit et ce qu'il fit auprès de son pénitent, reste le secret du P. Coton et celui du roi. Il y eut des hauts et des bas et l'autorité du confesseur fut certainement moins inefficace qu'on serait tenté de le croire, lorsqu'on se contente d'une vue d'ensemble sur la chronique scandaleuse de ces deux tristes années. Le P. Coton, dit excellemment Louis de la Rivière « si bien il ne réussissait pas toujours à empêcher tout le mal qu'il eût désiré, du moins il empêchait qu'il y en eût tant (2) ». Le Roi avait des accès de bon sens, de remords, d'un demi-courage. C'est ainsi qu'on put l'absoudre au commencement de 16o9. Absolution quelque peu tremblante, et joie douloureuse. Qu'y faire ? Au P. Coton, d'ailleurs bon théologien, il manquait la rigide formation de Port-Royal. Il était bon, il croyait aux miracles de la grâce. Il savait d'ailleurs mieux que nous quel était précisément son devoir de chaque jour. En janvier 1609, il écrivait à son Général, ne lui disant, bien entendu, que ce qu'il avait le droit de lui dire :

 

Grâce à la bénédiction du Souverain Pontife, à la grâce du jubilé et aux prières de Votre Paternité, le Roi a dernièrement mis ordre à sa conscience... Il a formé de nouveaux désirs, de nouvelles intentions et de nouveaux projets. Veuille le Père des lumières, de qui descend tout don parfait, que ces bons propos soient efficaces. Ils le seront, si je ne me trompe, du moins en partie, car, ou le pénitent s'amendera, ou le confesseur se déchargera d'un emploi si redoutable. Je suis entre la crainte et l'espérance (3).

 

(1) Prat, op. cit., III, p. 8.

(2) La Rivière, op. cit., p. 99.

(3) Prat, op. cit., III, p. 3o.

 

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L'espérance recommençait toujours malgré tout. Bref, il est resté. Je crois que saint François de Sales aurait fait tout comme lui, et Bérulle et beaucoup d'autres. M. de Saint-Cyran serait-il parti, lui du moins ? Il est permis de croire que non.

L'action intime du P. Coton à la Cour ne s'exerçait pas seulement sur la conscience royale. Fier de la science et de la sainteté de son ami, très désireux d'augmenter par lui le prestige des jésuites et de faire tomber les ridicules légendes qui dès lors couraient sur leur compte, Henri IV offrait, prêtait volontiers son confesseur à tout le monde. Les demandes affluaient. Malgré son essentielle frivolité, la Cour aimait qu'on lui parlât religion. « Si on parle de Dieu, quelque part que ce soit, écrivait le P. Coton, on y accourt comme les abeilles aux fleurs. » Nos pères sont déconcertants. Pendant plus d'un siècle, le sermon fut pour eux un régal, la théologie, une distraction de haut goût. On a trop répété qu'ils savaient leur religion mieux que nous. Leur ignorance au contraire, à certaines époques, et non des moins cultivées, était criante. Les contemporains de Henri IV, même nés catholiques, avaient presque tout à apprendre des choses de la foi. Les bribes doctrinales qu'ils avaient retenues dans leurs chaudes cervelles étaient bien confuses, plus agressives, si l'on peut ainsi parler, que nourrissantes. C'est un grand malheur de n'apprendre le catéchisme que contre quelqu'un. Ceux-ci se trouvaient mieux renseignés sur les abominations dogmatiques et morales du calvinisme que sur les réalités catholiques. Je ne parle pas, bien entendu, de quelques laïques éminents ni, encore moins, de l'élite du clergé, formés par la discipline des grands Ordres ou par cette vieille Sorbonne, maîtresse admirable et qui n'a pas encore été remplacée. Notre volume précédent a rendu justice à cette riche pleïade. Mais justement, cette élite,

 

(1) Fouqueray, Histoire de la Compagnie de Jésus en France, II, p. 653.

 

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au début du XVII° siècle, descendait à la foule par le livre, par le sermon ou par les entretiens de la vie commune, toutes choses dans lesquelles le P. Coton excellait. La curiosité publique, soulevée chez plusieurs par un sentiment plus profond, allait de ce côté-là. Beaucoup voulaient savoir pour savoir, beaucoup pour mieux vivre.

Les libertins se mettaient volontiers de la partie. Bref, toute la Cour, transformée en une sorte d'académie théologique, harcelait le P. Croton. Celui-ci avait de quoi répondre aux uns et aux autres. Il nous reste là-dessus un document qui serait de tout premier ordre s'il n'avait été retouché par une main trop élégante, mais qui, tel quel, est des plus curieux. « Au retour de ces entretiens, lisons-nous dans le P. Prat, le P. Coton avait la coutume de noter ce qui en avait fait le sujet, les objections qu'on lui avait faites, les arguments qu'il y avait opposés, les développements qu'il avait donnés à sa thèse. Il se proposait de coordonner plus tard toutes ces notes, de les mettre en oeuvre et d'en faire un livre. Ses occupations ne lui permirent jamais d'accomplir ce projet, mais ses papiers étant tombés entre les mains du P. Michel Boutauld, qui avait eu le bonheur de converser pendant deux ans avec lui, il en tira un ouvrage de philosophie et de religion, où l'excellence du fond est encore relevée par la beauté du langage. Il le publia sous le titre suivant qui en exprime parfaitement l'idée : Le Théologien dans les conversations avec les gens du monde (1). »

Dans ces discussions les difficultés pratiques et théoriques de la morale chrétienne n'étaient pas négligées non plus. A cette époque où foisonnaient les régicides, à la veille ou au lendemain de la Conspiration des poudres, on glosait, à perte de vue, devant le frère du P. Garnett, sur le secret de la confession. Dépositaire d'une confidence monstrueuse, le prêtre n'avait-il pas le droit et le devoir

 

(1) Prat, op. cit., II, pp. 599, 600.

 

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de prévenir à temps la police? Henri, que la chose touchait d'assez près, avait sur ce point sa théologie propre à laquelle il essayait de convertir le P. Coton. Autre problème qui flottait aussi dans l'air du temps. Le Pape pouvait-il excommunier le souverain ? Du haut de Sirius, les théologiens du Collège romain discutaient paisiblement là-dessus, insouciants des angoisses parfois tragiques que leurs spéculations ne manqueraient pas de causer aux jésuites français épiés par le Parlement. A la Cour, le P. Coton, mis sur le sujet, se tirait gentiment d'embarras, remettant la controverse au jour où Néron monterait sur le trône de France. Escrimes de luxe, plus vaines encore qu'irritantes. Les conférences casuistiques prenaient d'ordinaire un tour plus humble et d'une utilité plus immédiate, surtout quand la reine ou ses femmes s'en mêlaient, ce qui arrivait souvent. Un jour la reine dit aux dames de sa suite : « Il faut que nous menions à Notre-Dame de Liesse le P. Coton. Il nous dira en quoi nous sommes dangereuses d'offenser Dieu mortellement. Puis, quand il nous échappera d'y tomber, nous nous avertirons l'une l'autre que c'est ce dont on nous aura admonestées » (1). Le P. Coton formait ces consciences, il acheminait à la sainteté véritable celles qui lui paraissaient capables de monter plus haut. Un mot dit tout. Il introduisait les meilleures de la Cour à la vie dévote. Non moins tendre et persuasif que François de Sales, il travaillait à la même fin que l'évêque de Genève et par les mêmes moyens. Nous avons de lui un petit livre charmant, L'intérieure occupation d'une âme dévote qui précéda l'Introduction de quelques années. Comme le chef-d'oeuvre, cette ébauche est faite de lettres écrites par le jésuite à une grande dame qu'il dirigeait. On y trouve des « oraisons et considérations passagères, selon les occurrences des choses qui peuvent survenir la journée ». Que, par

 

(1) Prat, op. cit., II, p. 120.

 

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exemple, en « contemplant un jardin ou parterre », on s'écrie :

 

Si la terre des mourants est si belle, que sera-ce de la terre des vivants (1)!

 

« Voyant une campagne fleurie » :

 

L'odeur du Fils de Dieu et de l'enfant de Marie est comme celle d'une campagne, sur qui le ciel a versé ses bénédictions (2).

 

Quand on sera tenté de trop admirer « la beauté de quelques bâtiments », on songera « qu'ainsi les avettes prisent leur ruche ». On dira, « quand on flaire un bouquet » :

 

Telle est l'odeur de mon bien-aimé Jésus ;

 

« en s'aidant de l'éventail »

 

Vent divin qui procédez de la bouche du Père et de celle du Verbe, comme d'un seul principe, rafraîchissez les ardeurs de nos passions et l'intempérie de nos affections ;

 

et; à la vue des « grandeurs de la Cour » on fera cette méditation, on savourera ce cantique :

 

1. Choses plus grandes nous ont été racontées de vous, ô Céleste Sion.

2. Tout ceci n'est que la balayure du Ciel.

3. Quant est-ce que nous vous verrons en votre propre splendeur, ô Roi de gloires !

 

Ne nous lassons pas de le redire. Qu'on le goûte ou non — eh ! pourquoi non ! — tout ceci est de l'histoire. Une partie de la Cour a vécu, si l'on doit ainsi parler, ce petit livre du P. Coton ou des livres plus ou moins semblables. Que d'autres bruits plus sonores ne nous voilent

 

(1) L'intérieure occupation, p. 129.

(2) Ib., p. 13o.

(3) Ib., pp. 13o-137.

 

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pas ces pieuses cloches. Parmi tant d'autres fumées, regardons monter cet encens.

IV. Des liens innombrables rattachent les âmes dévotes que nous venons d'entrevoir aux vertus plus éclatantes qui germaient en ce même temps ou qui achevaient de s'épanouir sur tous les points du royaume. Je n'ai pas à résumer ici le tableau de ce mouvement puisque c'est là l'objet de tout le présent ouvrage, mais je dois rappeler en peu de mots de quelle façon la politique royale a su protéger la conquête mystique de notre pays. En effet, qui ne le comprend? Tant de saints personnages, dès qu'ils voulaient agir en dehors de leurs cellules, ne pouvaient guère se passer du roi de France. Même s'ils voulaient jouir d'une cellule, ils avaient besoin de lui. Pour les fondations de toute sorte qui furent entreprises pendant le règne de Henri IV et le suivant, il fallait l'approbation et le concours du pouvoir civil. Plus difficultueuse, en bien des cas, la réforme des anciens Ordres exigeait le même appui. A la vérité celui-ci n'aurait pas suffi sans l'intervention des grandes familles, des princes et princesses du sang, mais qui ne sait que ces précieux auxiliaires règlent le plus souvent leur générosité suries intentions et l'exemple du souverain? Or la sympathie très réfléchie, très active de Henri IV était acquise à toutes ces oeuvres. Nous avons vu ce prince à l'oeuvre lorsqu'il s'agissait de rétablir les jésuites. Nombre de- projets analogues recevaient de lui le même accueil, son conseiller le plus écouté en ces matières, le P. Coton, ayant le coeur trop large pour réserver sa sollicitude à l'Ordre qui le touchait de plus près.

La France, du reste, en cet heureux temps, voyait de ses yeux, palpait de ses mains un miracle qui dépasse tous les autres, qui les explique en partie et les rend moins surprenants. Les catholiques ne se déchiraient plus entre eux. Ils avaient accepté sincèrement pour eux-mêmes la politique pacificatrice de Henri IV, ils avaient signé la trêve du Roi.

 

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Renonçant aux polémiques et aux rivalités d'autrefois, les hommes admirables que nous voyons à la tête du mouvement, cardinaux, évêques, docteurs de Sorbonne, chartreux, feuillants. capucins, jésuites et les autres, travaillaient fraternellement la main dans la main. Rien n'est plus constant que ce fait, comme la suite de cette histoire le fera bien voir. Que l'on prenne, par exemple, la fondation du Carmel français ou la réforme des bénédictines de Montmartre. Dans les réunions où s'élaborent ces hardis projets, dans les parloirs et les chapitres où on les propage, passent et se rencontrent pêle-mêle, prêtres séculiers et réguliers, moines et religieux de toute robe. A quel prêtre revient l'honneur d'avoir dirigé Mme Acarie ? A Bérulle, à M. Duval, au P. Benoit de Canfeld, à Dom Beaucousin, au P. Coton, c'est-à-dire à l'Oratoire, à la Sorbonne, aux capucins, aux chartreux, à la Compagnie de Jésus, l'on hésite à répondre. Chacun de ceux-ci et d'autres avec eux ont soutenu, inspiré, guidé cette âme sainte. Aucune petite chapelle ne peut la réclamer comme exclusivement sienne. Veut-on un autre exemple, et plus singulier, s'il est possible, de cette concorde parfaite ; qu'on médite sur la noble amitié que Pierre de Bérulle et Pierre Coton, l'oratorien et le jésuite, ont eue l'un pour l'autre, sur le dévouement avec lequel Bérulle a défendu les jésuites persécutés, sur le ferme et courageux appui donné par le P. Coton à l'Oratoire naissant.

Dans les premières années de Louis XIII, on proposa de Paris au pape Paul V le projet d'une commission qui, d'accord avec l'autorité pontificale, réglerait les mille problèmes que soulevait la réforme des anciens Ordres. A la tête de cette commission se trouveraient les cardinaux de La Rochefoucauld et de Retz et quelques évêques; puis, viendraient deux bénédictins; deux jésuites, Séguiran et Arnoux ; un chartreux; un capucin, Honoré de Champiguy ; un feuillant, Eustache de Saint-Paul (Asseline) ; un oratorien, Bérulle, plus quelques laïques, Marillac et Mathieu

 

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Molé (1). La présence des deux bénédictins est ici tout à fait significative. C'est de réformer leur Ordre qu'il s'agit surtout et ils consentent volontiers qu'à une discussion aussi délicate prennent part les représentants des Ordres nouveaux.

Aussi bien la trêve du Roi n'a-t-elle duré qu'un jour, soit quinze ou vingt ans et peut-être moins encore. Mais ce fut assez pour fixer l'orientation, pour assurer les fondements de tant de vies, de tant d'oeuvres saintes. La paix, la douce paix a présidé aux mystiques semailles de ces années indéfiniment fécondes. La ronce maudite n'étouffera ni les premières moissons, ni même celles qui seront fauchées plus tard, au bruit des querelles recommençantes.

Nous ignorerons toujours la loi souveraine qui règle le nombre et les nuances des vocations mystiques. Pourquoi cette prodigieuse multiplication de contemplatifs pendant la première moitié du XVIIe siècle ? A cette époque, les mystiques sont partout. On les aime, on les vénère, et si on ne leur obéit pas toujours, on ne se permet guère de les discuter. Les années passent. Il se trouve encore des mystiques sur le sol français, il s'en trouvera toujours. Mais ils sont ou paraissent être en petit nombre. L'élite même du pays ne les connaît pas et quand elle s'avise de leur existence, elle les tient pour suspects. Encore une fois, la cause dernière de ces phénomènes reste le secret de Dieu, mais il nous est sans doute permis de réfléchir sur d'autres phénomènes parallèles, sur d'autres oscillations, que les mêmes périodes nous présentent et qui peut-être, n'ont pas été sans agir, d'une façon ou d'une autre, sur un revirement si étrange. Nous remarquerons, chemin faisant, quelques-unes de ces coïncidences, mais

 

(1) L'idée de cette commission ne plut pas à Rome. Par un bref du 8 avril 1622, Grégoire XV conférait à La Rochefoucauld, pour six ans, puissance pleine et absolue, à l'effet de réformer, en France, les Ordres de Saint Augustin, de Saint Benoît, de Cluny, et de Citeaux.

 

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aucune, sans doute, ne nous semblera plus significative que celle que nous venons de rencontrer. Ne voit-on pas en effet que l'atmosphère la plus favorable à la diffusion et au plein épanouissement de la vie mystique, est une atmosphère de paix, je dis de cette paix que les persécutions du dehors compromettent beaucoup moins que les divisions du dedans. Les fauves du Colisée n'ont pas interrompu l'extase de saint Ignace, est-il bien sûr que l'oraison de saint Jérôme n'ait pas été troublée par les querelles, justes ou non, peu importe, que le terrible lutteur cherchait à ses frères ? Extrema linea amure haud nihil est, disait Térence. Un soupçon, une ombre d'amour, c'est déjà beaucoup. Il en va de même pour les sentiments contraires. Mille fois dilué, au point de rester imperceptible à celui-là même qui le couve, un atome de malveillance ou d'aigreur, c'est déjà beaucoup. En tout cas, cela suffit ordinairement pour rendre languissante ou trébuchante l'ascension des âmes. Le souvenir des religieuses de Port-Royal, la vague de sécheresse qui couvre la moitié la plus combative du XVIIe siècle, nous le rappellent assez. Le vrai siècle de Louis XIV, celui de Bossuet et de Fénelon aurait vu s'épanouir sans doute plus de mystiques, s'il avait compté moins de frères ennemis.

Ce n'est pas à dire, et il s'en faut, que la trêve de Henri IV, suspendant toutes les guerres intérieures, ait rallié tous les coeurs. La race des jaloux, des brouillons et des exaltés respire encore, elle s'agite, elle maudit. L'es-prit de parti continue ses menées mesquines. Aux raisons démodées que l'on croyait avoir de se défier du voisin, de nouvelles se substituent insensiblement qui demain feront fortune. Ai-je besoin de redire que même chez nous, la modération du P. Coton cause du scandale ? Lâche flatteur, tiède chrétien et toujours prêt à faire fléchir les droits de l'Église, on ne lui fait grâce d'aucune des violences accoutumées. Pour une formule de piété un peu confuse, mais très orthodoxe, Bérulle devient la proie des faiseurs de

 

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pamphlets. Du haut de,la chaire un religieux injurie François de Sales. J'en pourrais dire beaucoup plus long là-dessus, mais enfin, le Roi aidant, les voix discordantes se perdent et l’harmonie générale n'est pas troublée. Les maîtres de l'heure s'entendent. Pour un instant, la Cité de Dieu n'est pas, ou n'est presque pas divisée contre elle-même; pour un instant, l'unanimité des saints la conduit.

V. Après ce qui vient d'être dit, le lecteur sera moins surpris de nous voir consacrer une étude spéciale à la vie intérieure du P. Coton. De ce point de Vue que l'histoire profane a totalement négligé et qui, chose plus singulière, n'a presque pas tenté le pieux biographe du jésuite, celui-ci ne me semble ni moins curieux ni moins attachant que François de Sales lui-même. Non, je ne crains pas pour lui cette comparaison redoutable qui nous aide soit à les mieux connaître l'un et l'autre, soit à définir avec plus de précision le caractère religieux de leur temps.

Que le forézien Pierre Coton soit plus simplement et authentiquement français que l'évêque de Genève, cela ne fait aucun doute ; mais, comme celle de François de Sales, sa piété a reçu l'empreinte italienne et dans des conditions remarquables. Novice jésuite à Arona, il a vu passer Charles Borromée mourant (t584). Des bords du lac Majeur, il a fait en vrai pèlerin, c'est-à-dire à pied et sans argent, le voyage de Lorette. A Rome il a eu Louis de Gonzague pour condisciple, Bellarmin pour directeur, Vasquez pour professeur et, pour modèles, quelques vieux jésuites qui avaient connu saint Ignace.

Quant à la formation théologique et spirituelle, François de Sales et Pierre Coton se ressemblent comme deux frères. Même doctrine sur la matière de la grâce. Ils sont également aux antipodes d'un esprit vieux comme le monde, qui s'appellera bientôt l'esprit janséniste. Une même sagesse les met en garde contre les visionnaires et les spirituels orgueilleux ou chimériques. Mais d'un

 

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autre côté ils ne demandent qu'à humilier leur science apprise devant les âmes saintes qui en savent plus long que les livres, puisque Dieu lui-même les instruit. Coton semblait peut-être, sur ce point, sinon moins prudent, du moins plus empressé, plus avide que François de Sales. Enfin et surtout ils sont merveilleusement équilibrés et concilient sans effort les exigences qui parfois semblent contraires de la vie dévote et de la vie proprement mystique. Très active et mettant en jeu toutes les puissances de l'âme, leur prière qui se nourrit d'images, respire la tendresse naïve de la piété médiévale, mais cette abondance fleurie ni ne les absorbe ni ne leur suffit. Ils ne sont pas arrivés, semble-t-il, à la contemplation la plus hante, mais ils professent, mais ils vivent la doctrine de l'amour pur, de laquelle découle et à laquelle se ramène tout vrai mysticisme. Également aptes à introduire les simples fidèles à la vie dévote, à comprendre, à soutenir et même à suivre les âmes choisies qui vont à l'union divine par une route plus obscure et plus dépouillée. Leur originalité foncière est peut-être dans cet équilibre, dans cette harmonie que tels de leurs successeurs les plus éminents, un Fénelon par exemple, n'ont pas su toujours atteindre. L'amour pur de l'évêque de Cambrai est bien le même que celui de Coton et de François de Sales. Mais Fénelon se donne trop l'air de l'isoler de la piété commune, il y mêle un je ne sais quoi de volontaire, de tendu et de compliqué. Quelle spontanéité, au contraire, quelle aisance, quelle familiarité avec le sublime dans le traité de François de Sales et dans les sermons du P. Coton !

Lui aussi, le P. Coton a beaucoup écrit sur les choses spirituelles. J'ai déjà cité son Intérieure occupation. D'autres recueils pieux de ce temps-là contiennent nombre de prières qui portent son nom. Enfin et surtout nous avons ses beaux sermons qu'il a publiés lui-même, longtemps après les avoir prononcés, les dépouillant jusqu'à un certain point de leur appareil oratoire et les présentant

 

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comme un recueil de méditations. A la vérité, les psychologues religieux se défient de l'éloquence. De tous les documents qu'ils soumettent à leurs analyses, les sermons sont parmi les plus équivoques, les plus décevants. Si nous les prenions comme autant de témoignages auto-biographiques, il nous faudrait canoniser trop de monde, Bossuet dépasserait tous les saints. Il est pourtant des serinons qui valent les plus sûres confidences, ceux du P. Coton, par exemple, si nous ne l'avons pas lu de travers.

J'ai déjà dit qu'il avait publié ces sermons sous forme de méditations. Ce faisant, il les ramenait à leur origine. Il me semble certain, en effet, qu'avant d'être prêchés, les sermons du P. Coton ont été « priés », si un pareil solécisme ne dépasse pas toute licence. Ils suivent la méthode, ils gardent l'accent tout personnel de ces entretiens intimes avec Dieu auxquels le jésuite se livrait dans sa cellule avant de monter en chaire, en se conformant, avec autant d'exactitude que de souplesse, aux enseignements des Exercices de saint Ignace. Les sermons du P. Coton ne sont en réalité qu'un commentaire très original, très vivant de ce petit livre, sur lequel on sait bien que les jésuites façonnent leur propre vie intérieure. Il est même assez piquant de voir un frère de Coton, le P. Gisbert, dans son Histoire critique de la chaire françoise, se crever les yeux pour échapper à une telle évidence, et trouver bouffonne une page des sermons qui reproduit, de point en point, la fameuse contemplation de saint Ignace sur les deux étendards. A nous qui avons sans doute moins de goût que ce raffiné, la page parait au contraire d'une grande allure et d'une sombre beauté. La voici donc, deux fois curieuse par le jour qu'elle jette sur l'imagination religieuse du prédicateur et sur les besoins particuliers de l'auditoire.

 

Je me représente Lucifer, prince des malheureux démons, au milieu du champ de Babylone, assis dans une chaire toute rouge de feu, lui ardant et fumant en tous les endroits d'un

 

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corps que j'effigierai en mon imagination le plus horrible que je pourrai.

Puis j'oyrai comme il appelle à soi divers démons et en particulier, Leviathan qui tente d'orgueil, Baalberit qui allume la colère, Beelzebub qui excite l'envie, Mammon qui attise la cupidité des richesses, Asmodée qui enflamme la concupiscence, Beelpbeger qui induit à gourmandise, Baalin et Astaroth qui nourrissent la paresse, et après ceux-ci une fourmilière d'autres esprits immondes auxquels il parle ainsi : « Ma volonté est de réduire sous le joug de mon obéissance toutes les âmes chrétiennes... et de faire en sorte qu'... aucune ne relève du Crucifix. Sus donc, esprits guerriers, puissants en malice, vaillants en audace, courez-moi les Itales, les Allemagnes, les Espagnes, les Gaules, les Iles britanniques ! Passez la mer Méditerranée, donnez en Grèce et partout où le Galiléen est invoqué. Brouillez leur créance et embarrassez leur foi par la variété des sectes et prétendues églises qui toutes se disent les Illuminées, Réformées, Sanctifiées. Et sur l'incertitude de la vraie parmi les vraisemblables, n'en laissez aucune qui ne soit chancelante et conséquemment hors la circonférence de la vraie foi. Mettez le siège apostolique en jalousie, sous ombre de la puissance spirituelle que le Fils de Marie a communiquée prodigalement à Pierre ; faites en sorte que pour être estimé homme d'État, on croie qu'il ne se faut tourmenter de la religion et que pour être bon français, il ne faut être ni espagnol, ni papiste. Vous avez cuidé ruiner l'Etat de France, sous ombre de la religion ; ruinez maintenant la Religion sous prétexte de l'Etat. Et si quelque religieux en veut causer, si quelque cafard ou frère frappart s'en ressent, décriez-moi cette vermine, exterminez cette voirie, injuriez, calomniez, imposez. Ne leur donnez le loisir de respirer, ni de vivre ; rendez-les moi si contemptibles qu'il y ait du déshonneur à les maintenir, aimer et favoriser.

 

Bien qu'il cite ce passage à titre d'épouvantail, le pudique Gisbert en a néanmoins retranché quelques mots qui lui faisaient trop de peine et que nous avons rétablis en les soulignant. Le discours de Lucifer continue, car il faut que chacun des auditeurs soit prémuni contre les tentations particulières qui le menacent.

 

Et d'autant qu'il y a des âmes bigotes... (si elles) veulent

 

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vivre en la présence de Dieu avec sérénité d'esprit, brochez-les de scrupules, anxiétés, perplexités, mélancolies... Si c'est une âme soucieuse de pureté, ne commencez jamais de la tenter par des tentations grossières, mais la rendez plutôt mercenaire en ses dévotions, désireuse de consolations, sensuelle en ses affections, puis la mettez en sécheresse et aridité d'esprit, afin qu'elle commence à mendier les consolations des créatures, comme seraient compagnies agréables, lecture des auteurs profanes, les histoires tragiques, les Astrées, les Armides. Faites-leur croire que ce n'est point à intention de mal faire, mais pour apprendre à parler, à répondre, à écrire. Faut après éveiller en elles la souvenance des choses lues et leur former des imaginations conformes à la souvenance, exciter la curiosité d'entendre que c'est, ne fût-ce que pour être propre au mariage, chatouiller peu à peu la sensualité, veiller à ce que l'amorce prenne feu... Il ne se faut oublier de rendre la confession suspecte et de décrier, par quelque voie que ce soit, les confesseurs. Au demeurant, n'épargnez les blés, les vins, les fruits, courez l'une et l'autre mer, excitez les orages, remettez sus les duels, et si vous trouvez qu'il y ait des édits contraires, faites revivre les assassinats, afin qu'ils servent, par réflexion, à la restauration des duels.

 

La péroraison, où sonne, soit dit en passant, un vers de Corneille, n'est pas d'un orateur médiocre. Ce Satan-là manquait peut-être de goût, mais il savait le français. Allez donc, dit-il, en finissant, à ses troupes infernales,

 

Allez donc, braves esprits, marchez, courez, volez et vous vengez de Celui qui vous a condamnés à de si horribles peines, et puisqu'il vous tourmente toujours, offensez-le toujours; puisqu'il vous fait la guerre sans espérance de trève, faites-la-lui incessamment, continuellement et cruellement. O éternité, réceptacle de rage (1) !

 

Ne diriez-vous pas, conclut de son côté le critique Gisbert, ne croiriez-vous pas que c'est arrivé, que le P. Coton a vu tous ces diables, qu'il a entendu la harangue de

 

(1) Sermons sur les principales et plus difficiles matières de la foi, faits par le R. P. Pierre Coton, réduits par lui en forme de méditations, Paris, 1617, pp. 134-135.

 

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leur chef. « Je serais presque tenté de croire, écrit-il, qu'il s'est tenu une assemblée pareille à celle que le P. Coton vient de peindre avec des traits si vifs (1). » Le bon Père s'amuse. Il n'y a pas de quoi. Eh! certainement, après saint Ignace, après le Christ, le P. Coton réalisait, avec une netteté saisissante, les acteurs et les scènes du monde invisible, qui lui était aussi présent que le visible et qui, au total, lui semblait plus vrai. Ses contemporains étaient comme lui, le Roi entre autres. Les diables, en chair et en os, si l'on peut dire, leur causaient plus de cauchemars qu'ils n'en causaient au P. Coton. Celui-ci, en effet, ne s'attarde pas à peindre au naturel le personnage. Il nous invite à « l'effigier » « le plus horrible » que nous pourrons, mais, pour lui, il ne se donne pas cette peine. Pressé d'entendre Lucifer, il ne tâche pas de le voir. C'est encore le réalisme pieux du moyen âge, mais déjà largement modernisé, je veux dire, spiritualisé. Il y a beaucoup mieux. Remarquez, en effet, comment, dans la page qu'on vient de lire, Lucifer lui-même nous invite. — oh! très indirectement — à ne pas avoir trop peur du mal qu'il peut nous faire : « Brochez-les, dit-il aux démons plus subtils qu'il envoie à la conquête des âmes dévotes, brochez-les de scrupules, anxiétés, perplexités, mélancolies », rendez-les « mercenaires » en leurs dévotions. « Mercenaires », voilà une idée qui va loin et que, près d'un siècle plus tard, Bossuet trouvera scandaleuse. Agir dans un esprit mercenaire, par opposition à l'esprit filial, disent les mystiques, c'est agir avec une préoccupation trop absorbante de la récompense ou du châtiment, du ciel ou de l'enfer. N'est-il pas significatif que, près d'un siècle avant la controverse du quiétisme, un tel enseignement ait été donné, non pas dans un livre à l'usage des initiés, mais du haut de la chaire. Ces vérités fondamentales de la vie mystique dont il était lui-même si

 

(1) Revue Bourdaloue, 1902, p. 369.

 

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profondément pénétré, le P. Caton ne craignait pas de les faire entendre aux simples fidèles. Nous le montrerons mieux tout à l'heure sur des textes éclatants.

Dans ce monde invisible que le jésuite réalisait avec tant d'intensité, les bons anges tiennent beaucoup plus de place que les mauvais. Où avait-il puisé l'extraordinaire dévotion qu'il avait pour les esprits bienheureux, dans sa famille, ou chez les jésuites, en France ou en Italie, pour répondre à cette question, je devrais avoir sur l'histoire de la piété au XVIe siècle une érudition qui me manque (1). Quoi qu'il en soit, dans la période qui présentement nous occupe, je ne connais personne qui ait vécu aussi intimement, aussi constamment que le P. Coton dans la compagnie des bons anges.

« Je ne m'étonne pas, dit à ce propos le confident habituel de Marie de Valence, Louis de la Rivière, si vivant ici-bas angéliquement... les anges l'ont quelquefois gratifié de leur présence. D'une chose suis-je assuré, qu'à son retour de Rome il déclara à la soeur Marie que, célébrant en la sainte chapelle de Notre-Dame de Lorette, son bon ange lui était apparu, celui de ladite soeur Marie et celui de demoiselle Marguerite Chambaud. Il était encore familier avec l'ange tutélaire du royaume de France (2). »

Pour mieux se convaincre de leur présence et de leur puissance, il s'appuyait, avec une logique très humaine, sur les sentiments particuliers qu'inspiraient à la plupart de ses contemporains la présence et la puissance des démons.

 

Quand les magiciens, disait-il, joignent leur perverse volonté à celle des démons, ils ont souvent le pouvoir de

 

(1) Si je ne me trompe, cette dévotion aux anges, telle que le P. Coton la comprend, est une des dévotions caractéristiques de la Renaissance. La lecture du Pseudo-Denis a dû l'accréditer. On la trouve parvenue à son parfait développement dans un livre peu connu, mais essentiel, le Mémorial d'un savoisien, d'un des premiers compagnons de saint Ignace, le Bx P. Lefèvre. Bien curieux aussi de suivre le déclin, ou si l'on veut, les transformations modernes de cette même dévotion.

(2) Histoire de la vie et moeurs de Marie Tessonnier, p. 99.

 

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nuire et Satan exploite par eux une infinité de maux sous cou-leur de poudres, onguents, caractères, parchemins vierges et autres ustensiles d'une impiété exécrable. Pourquoi ne croirais-je donc pas que les bons anges seront propices à moi et à mes prochains, quand je joindrai ma volonté à la leur et eux et moi la nôtre, à celle de Dieu. N'ont-ils pas autant de puissance au bien qu'eux au mal? (1)

 

Joindre sa volonté à celle des anges, cette idée d'une magie à rebours et toute spirituelle n'est-elle pas très heureuse ? Les anges sont à la fois et les vives images et les instruments de cette « grâce prévenante » que les jésuites n'ont pas inventée, mais sur laquelle leur théologie les a conduits peut-être à insister davantage.

 

Il faut reconnaître l'entremise des anges jusques aux moindres choses, mais beaucoup plus aux plus grandes, d'où dépend l'état de toute la vie; en cette manière, saint Grégoire le Thaumaturge remercie son bon ange de ce qu'il avait eu pour précepteur Origène (2).

 

Ou bien encore et beaucoup mieux :

 

Que dirai-je des allées et venues (des anges) de Dieu à nous, de nous à Dieu, excitant l'un, apaisant l'autre ; portant des voeux, rapportant des présents ! Quoi, de tant d'inspirations, secrets mouvements, bénignes influences, de tant d'aides intérieures et extérieures, de tant d'inventions angéliques, ruses et stratagèmes de charité (3) !

 

Bossuet avait-il lu ce passage en composant son magnifique sermon sur les anges gardiens, je ne sais, mais les anges qu'il nous propose me semblent un peu plus lointains, un peu moins fraternels que ceux du P. Coton. Celui-ci en voit sur tous ses chemins.

 

Nous n'avons pas seulement de l'obligation à nos anges mais encore à ceux de nos progéniteurs et notamment de nos

 

(1) Sermons..., pp. 112, 113.

(2) Ib., p. 132.

(3) L'intérieure occupation..., p. 46.

 

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mères qui se seraient mille fois affolées sans l'assistance de leur ange custode. Vu aussi que, selon Tertullien, les corps sont organisés dans le ventre des mères par les anges, ce qu'il appelle « divin office », au lieu des déesses alémones, nones, décimes, partules, lutines que la superstition païenne estimait présider à la conception, port et accouchement des femmes (1).

 

Deux anges, donc, pour s'intéresser au berceau le plus chétif. Que sera-ce quand il faudra présider aux destinées des puissances qui mènent le monde ?

 

Les actions publiques des grands ne sont jamais petites... Aussi ç'a été un trait de votre sapience (ô mon Dieu) de mettre les rois et souverains de la terre en la protection et spéciale conduite des archanges. Les démons qui les combattent sont relevés en puissance (2).

 

Ces deux êtres surnaturels, l'archange et l'archi-démon du roi de France, quelle place n'auront-ils pas tenue dans la pensée, dans la vie du P. Coton ! Mais le plus présent de tous, mais l'ami de coeur, pour lui, c'est l'ange gardien.

 

Gouverneur de ma vie, escorte de mon pèlerinage, porte-flambeau de mon entendement, précepteur de mon âme (3),

 

quand il commence ces litanies, il ne sait plus s'arrêter.

 

Je viens donc à vous, fidèle ami, doux compagnon et débonnaire pédagogue... Vrais explorateurs de la terre promise, encouragez-nous à la conquête de notre vraie patrie ; vous êtes les gouverneurs de notre vie, les escortes de notre pèlerinage, les pilotes de notre navigation, le phare de nos jours... les catéchistes qui épurez nos entendements, les capitaines qui marchez devant nous aux combats, et en un mot, les plus intimes amis que nous ayons en ce monde (4).

 

Les curieux de style auront remarqué ces longues séries d'appositions et d'épithètes. Cette forme, que

 

(1) Sermons..., pp. 131, r32.

(2) Ib., p. 118.

(3) L'intérieure occupation..., p. 44.

(4) Sermons..., pp. 141, 142.

 

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Balzac et Vaugelas ont étranglée, était bien dans les habitudes littéraires de ce temps-là et Rabelais lui avait dû d'assez beaux effets. Chère à nos vieux écrivains, elle était aussi d'église et se prêtait bien mieux, semble-t-il, que la période, aux divers mouvements de la prière. Le P. Coton s'en sert constamment et la trouve très délectable. Elle satisfaisait chez lui, et l'humaniste, chargé de réminiscences, et l'homme de Dieu. Je vais donner un exemple des jolis rythmes qu'il obtenait, en faisant alterner, dans un même paragraphe, la période et la litanie.

 

O Mère, Reine des anges, Emperière du monde, la plus pure entre les pures, la plus sainte entre les saintes, par les flancs qui ont porté mon Rédempteur et par les mamelles qui l'ont allaité, je vous adjure, ô Immaculée, et vous supplie, ô la plus charitable qui soit et qui sera jamais entre toutes les pures créatures, qu'il vous plaise m'obtenir cette grâce... Et vous, âmes très heureuses, qui avez droit de bourgeoisie en la céleste Jérusalem, âmes qui êtes assises à la table du grand Roi, faites-nous part des reliefs et des miettes qui avancent à vos divins repas. Epouses du grand Assuère, votre mariage a été contracté ici-bas ; jetez vos yeux débonnaires sur nous et nous rendez participants de vos bénignes influences ; moissonneurs du céleste Booz, laissez quelques épis pour ceux qui glanent après vous ; fidèles explorateurs de la terre promise, puisque vous tenez la grappe en la main, faites que quelque liqueur en distille jusqu'à nous ; colombes qui niellez sur l'arbre de vie, délivrez-nous du sacre infernal, des harpies et oiseaux tripiers qui ne cherchent qu'à faire curée de nos âmes; agneaux sans macule, qui paissez sur les montagnes de Sion, ayez soin de la brebis errante que vous voyez dans le désert de ce monde... Et vous ô divin Salomon, qui bâtissez le temple de votre gloire du Liban de ce monde, conservez et réservez-nous pour être un jour les matériaux de la divine Sion. Et comme le marteau ne fut ouï en la structure de votre maison, ainsi les passions et persécutions de cette vie ne puissent rien sur les pierres d'élite, destinées pour un si noble édifice (1).

 

(1) Sermons..., pp. 166-168.

 

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Comme on le voit, une familiarité douce, « l'esprit des enfants », anime cette prière pittoresque et jaillissante. Au reste, la prédestination, ce dogme inévitable sur lequel tant d'âmes, mal conduites, vont bientôt s'hypnotiser désespérément, n'inspirait au P. Coton que des sentiments d'abandon filial et d'allégresse.

 

L'anxiété que je pourrais avoir pour ignorer ce qui me doit arriver après cette mortelle et misérable vie m'est entièrement ôtée quand je remémore, ô Dieu de mon âme, l'amour qu'il vous plaît nous porter, ce que votre Fils nous est et ce que par lui nous vous sommes... Si ma prédestination dépendait de moi, je m'en tiendrais assuré à cause de l'affection naturelle que je me porte à moi-même. Or celle que vous me portez est surnaturelle, divine, infinie et conséquemment autant supérieure à la mienne qu'il y a de distance entre lie ciel et la terre... Que je suis donc heureux de tomber en si bannes, mains au sortir des miennes et de voir que mon salut soi remis et commis à celui qui m'aime infiniment plus que je ne m'aime moi-même (1) !

 

Ce ne sont pas là de molles effusions. Le P. Coton avait l'esprit ferme et le coeur viril. On peut estimer qu'il manque de goût quelquefois, mais on ne trouve chez lui ni sensiblerie ni fadeur. Très humain et tendre, ce n'est pas néanmoins en considération de ses chétifs intérêts propres, mais par égard pour les perfections divines, qu'il se refuse à faire de la piété chrétienne un exercice de terreur. L'idée qu'il se forme de Dieu est même si auguste qu'elle écraserait une âme moins profondément et moins joyeusement religieuse. La vie mystique telle qu'il la comprend et la pratique, est un holocauste; le chrétien un sacrificateur au plein sens du mot. Je voudrais,

 

vous aimer si ardemment, dit-il à Dieu, que je me détruise et consomme en aimant... jusqu'à ce point que rien du mien ne restera en moi, si ce n'est la seule hideuse souvenance de ma

 

(1) Sermons..., pp. 232, 233.

 

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passée misère, laquelle puisse servir de cendre à ce feu et à conserver inextinguiblement le brasier de votre charité (1).

 

Avec lui-même, c'est tout l'univers qu'il voudrait ainsi faire passer par ces flammes mystiques qui respectent toutes les formes de l'être et qui ne brûlent que le mal ou que le néant. On trouve là-dessus, dans l'Intérieure occupation, une formule de prière qui me paraît d'une rare magnificence.

 

On a fait jusques à présent beaucoup d'honneur aux grands de la terre.., l'on encense aux idoles, l'on idolâtre les beautés corporelles. Je prends, ô Dieu de mon âme, toutes ces pensées, paroles, actions et passions profanes, et avec toute l'étendue de ma volonté et toutes les forces de mon franc-arbitre, j'en sépare comme je puis la déformité pour vous offrir et faire sacrifice de tout leur être, dont vous êtes l'auteur (2).

 

La flamme de toutes les idolâtries passées et présentes, de celles qui ont adoré les faux dieux et de celles qui ont divinisé la créature, et cette flamme purifiée de ses éléments sacrilèges, peut-on imaginer un bûcher plus immense ou plus somptueux ! On a là un bel exemple de ces hautes spéculations ou imaginations religieuses que Bérulle mettait en honneur presque vers le même temps et dans lesquelles excelleront bientôt Condren et M. Olier. Je pourrais cueillir nombre de beaux textes analogues dans les oeuvres du P. Coton, mais j'ai hâte d'en venir à ce qui fait, me semble-t-il, son originalité souveraine, à sa doctrine sur l'amour de Dieu.

« La charité... considère (Dieu) comme bon en soi-même quand elle n'en attendrait aucune récompense (3). » Quand il écrit de la sorte, le P. Coton n'a certes pas le moindre mérite. En effet tous les théologiens, et Bossuet comme les autres, à ses bons moments, admettent qu'il

 

(1) Sermons..., pp. 63, 64.

(2) L'intérieure occupation..., p. 3.

(3) Sermons..., p. 341.

 

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est possible et louable d'aimer Dieu en lui-même, pour la simple raison qu'il est aimable. Mais beaucoup semblent croire que l'amour ainsi compris dépasse les forces communes et que seuls les grands saints en sont capables. A ceux-ci, le pur amour; aux chrétiens ordinaires la peur de l'enfer, l'attente du centuple promis dès ce monde, le désir du ciel. Le P. Coton, au contraire, ne se résigne à ce partage, à ce compromis ni pour lui-même, ni pour les autres. Le pur amour lui paraît non seulement la plus essentielle, mais presque la plus simple des vertus chrétiennes. Il y revient constamment, soit qu'il prêche, soit qu'il écrive. Non pas qu'il l'enseigne ex professo, comme si l'on pouvait avoir le moindre doute sur une vérité aussi évidente. Non, ce pur amour, il en fait les actes devant ceux qui l'entendent ou qui le lisent et, sur son propre exemple, il façonne les autres à le pratiquer. Et c'est là, me semble-t-il, un extraordinaire spectacle. Je ne parlerais pas ainsi, si nous avions devant les yeux un exalté, un chimérique ou un Père du désert. Mais non, le P. Coton nous est connu. L'Ordre religieux qui l'a formé et qui l'a jugé digne des missions les plus délicates, ne passe pas pour goûter les visionnaires. L'ami de Henri IV est un homme sage, modéré, qui a reçu, au confessionnal, des milliers de confidences et qui sait à fond l'humaine misère. Cet homme pourtant s'adresse à la Cour et aux auditoires de nos paroisses, comme il ferait à des carmélites. A tous, il propose sans distinctions, sans réserves, cette même doctrine qui près de cent ans plus tard paraîtra souverainement ridicule à la sagesse du monde et contre laquelle se dressera tout armé le plus beau génie de l'Église gallicane. Quoi de plus étrange, mais aussi quoi de plus révélateur! Puisque enfin le P. Coton n'est pas un excentrique, puisque, en même temps que lui, nombre de français et de françaises, ou bien enseignent expressément ou, ce qui est mieux, vivent ces vérités sublimes, n'avons-nous pas le droit de saluer cette prodigieuse époque de

 

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notre histoire, comme l'âge d'or du mysticisme français?

Nous l'avons déjà dit, la théologie du P. Coton était plus exacte et plus précautionnée que celle de Fénelon. Elle entoure donc le grand principe mystique des explications et des restrictions nécessaires. Ainsi elle admet qu'

 

il n'y a homme si saint et si parfait sur terre qui n'ait besoin de faire quelquefois l'enfant et de retourner à l'exercice des apprentis, faisant son profit des frayeurs de l'enfer et des espérances du ciel (1).

 

Cela va de soi, mais la concession est aussi parcimonieuse que possible et elle n'empêchera pas le P. Coton de poursuivre sans ménagements ce qu'avant Fénelon il appelle « l'esprit mercenaire », comme paralysant l'ascension normale de la vie dévote. Soit nature, soit grâce, les deux sans doute, il ne s'absorbait ni dans la contemplation de lui-même, ni dans le souci de ses intérêts propres. Peu tendre pour les « narcisses transis » qui passent leur temps devant le miroir, il eût été certainement « très marri qu'une seule âme du monde fût occupée à penser en » lui (2).

Il s'occupe si peu de lui-même, il a tant de peine, je ne dis pas à excuser, mais à comprendre l'amour-propre ! Ecoutez-le parler

 

de tous ceux et celles qui se cherchent en toutes choses, (et qui) ne feraient un pas, ne diraient une parole que pour leur intérêt, c'est-à-dire, s'ils n'y sentaient du plaisir, de l'honneur ou du profit. Leurs dévotions, continue-t-il, s'exercent incessamment en la satisfaction de l'amour-propre : toutes leurs joies, tristesses et réflexions, tours et retours intérieurs donnent là, comme s'ils étaient faits pour eux-mêmes : bref ne bougeant de chez eux, quelque part qu'ils aillent (3).

 

(1) Sermons..., p. 353.

(2) Ib., 108.

(3) Ib., pp. 107, 108.

 

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Cette maladie que d'autres disent, universelle, il s'en étonne, il s'en amuse même, il trouve pour la railler de très jolis mots.

D'un autre côté, les réflexions, les retours les plus innocents de l'amour-propre, lui paraissaient en contradiction avec le mouvement naturel de la vraie prière. Il l'explique à sa jolie façon limpide, savante et profonde.

 

Saint Antoine le Grand, fort expérimenté en telles affaires disait, au rapport de Cassien, que l'oraison ne se peut dire parfaite quand celui qui prie s'aperçoit qu'il prie : d'autant que si elle est parfaite, elle ravit tellement l'esprit en Dieu qu'il ne fait aucune réflexion et ne se souvient d'autre chose sinon de Dieu avec lequel il traite et converse. L'Orateur romain, en chose semblablement dissemblable, a laissé par écrit qu'il ne faut estimer l'éloquence laquelle donne loisir aux auditeurs de remarquer qu'on dit bien. Quelque autre quasi en même sens estimait que la douleur qui se peut dire, ne se peut dire douleur (1).

 

Cette psychologie, si on la pressait un peu, éclaircirait singulièrement une question qui a fait couler beaucoup d'encre, résoudrait par ricochet le sophisme fondamental de La Rochefoucauld et, dans tous les cas, rassurerait les bonnes âmes qui se croient trop égoïstes et « mercenaires » pour atteindre jamais à la charité parfaite. Quoi qu'il en soit, les formules les plus exquises, les plus suavement ingénieuses du pur amour naissent spontanément sous la plume du P. Coton et avec une telle abondance, une telle fraîcheur, une telle poésie, que visiblement elles expriment la tendance habituelle de ce noble coeur. Il dit à Dieu, par exemple :

 

Je vous remercie de ce que vous êtes en vous-même, comme du plus grand bien que j'aie et qui me puisse arriver (2).

 

ou encore, dans le même sens :

 

Ce m'est un bonheur et le plus grand qui me puisse arriver

 

(1) Sermons..., p. 391.

(2) L'intérieure occupation..., p. 4.

 

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que vous soyez heureux par vous-même, sans rien emprunter d'ailleurs ; que tout dépende de vous et vous de nul autre ;

 

et il continue, faisant sonner comme des cloches d'allégresse, tous les articles du symbole d'Athanase. Enfin, il achève ainsi ce cantique :

 

O que je me tiens obligé à vous de ce que vous êtes si absolument parfait que vous ne pouvez recevoir ni diminution de gloire pour toutes les malédictions des réprouvés, ni augmentation d'honneur pour toutes les louanges des prédestinés !

Et d'autant que vous remplissez le ciel et la terre et vous trouvez en l'essence de toutes les créatures, je vous adore en toutes et les reconnais toutes en vous.

Je vous révère en l'être des éléments, en la composition des corps, en la forme végétante des plantes...

Vous êtes seul et je n'ai à démêler qu'avec vous. Quand vous serez content, tout est content (1).

 

L'adoration peut-elle aller plus loin ? « Il n'y a pour moi, disait Newman, que deux êtres, moi-même et mon créateur. » Je n'ai jamais relu cette phrase, peut-être sublime, sans avoir le coeur serré. Il est donc quelqu'un, lui, Newman, en face de Dieu, et, en face de Newman, nous, ses frères, nous ne sommes rien ! J'aime beaucoup mieux le « vous êtes seul » du P. Coton. Sa contrition parle un même langage :

 

Ce n'est pas tant pour éviter la peine due à mes iniquités que je vous demande ce pardon, comme pour ôter de devant vos yeux, en la meilleure manière que je le peux faire, tout ce qui vous peut déplaire (2).

 

Aussi bien toute son intimité avec le monde invisible respire-t-elle le pur amour. « Je me sens tant son obligé pour vous avoir été fidèle », dit-il à Dieu de l'archange saint Michel (3). S'adressant à tous les saints :

 

(1) L'intérieure occupation, pp. 13-18.

(2) Sermons..., p. 278.

(3) Ib., p. 119.

 

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Trois et quatre fois heureuses âmes qui êtes devant Dieu ! J'ai autant et plus à m'éjouir de ce que vous êtes qu'à me douloir de ce que je suis... La raison en est péremptoire, parce que vous honorez plus notre commun Seigneur que je le déshonore : vous êtes plus pures que je ne suis impur, plus justes que je ne suis injuste, plus heureux que je ne puis être misérable. Et c'est pourquoi, je remercie de toutes mes forces celui qui vous a bienheurées, le bénissant sans cesse de ce que la moindre d'entre vous lui apporte plus de gloire que tous les pécheurs du monde ne lui causent de déshonneur (1).

 

Qu'on veuille bien ne pas l'oublier, ces prières et vingt autres du même ordre que je pourrais citer, le P. Coton les propose comme toutes simples au commun des fidèles. Quoi de plus naturel chez lui ! Ces sublimes sentiments que d'autres voudraient ne réserver qu'aux plus hauts mystiques, il les prête hardiment à ceux-là mêmes qui n'ont plus d'espérance. Vers la fin d'une méditation sur le jugement, il évoque en effet les damnés qui viennent d'entendre leur sentence et qui, dans les rapides instants qui leur restent avant de disparaître, font ainsi leurs adieux à la terre et au ciel.

 

Adieu puisqu'il le faut, adieu, l'enfant de Marie ! Adieu l'amour du ciel et de la terre! Adieu les délices du monde, adieu Jésus!...

Adieu donc, colombe sans tache, adieu le refuge des misérables !

Pour être ce que nous sommes et hors de toute espérance, vous ne laissez d'être ce que vous êtes.

Mais vous, ô nos bons anges, de quel ton, de quel accent et de quelle voix vous saluerons-nous ?... Ah ! que de déplaisirs nous vous avons donnés !... En vain, ô bons génies, avez-vous pris toutes ces peines. Que le grand Dieu, par le commandement et l'amour duquel vous faisiez toutes ces choses, le vous rende et rémunère votre charité. Adieu ! ô quel cruel adieu ! Adieu, nos gardiens, adieu nos tutélaires... Voici les loups ravissants, voici les lions bruyants, gueule bée, dent affilée, patte étalée... Adieu, pères et mères... Adieu âmes heureuses !

 

(1) Sermons..., p. 163

 

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reines ! Allez, allez donc troupe d'élite, montez, vivez et régnez, louez notre Dieu et le louez pour vous et pour nous (1).

 

Dans la foule des saints qui monte, à ce même instant, vers la droite du Père, il en est peut-être qui n'ont jamais fait de leur vie une prière aussi désintéressée. Pour quelques secondes, ces maudits s'élèvent jusqu'à l'amour pur. S'ils ne le disent pas expressément, toute leur attitude dit pour eux; « vous étes seul... quand vous serez content, tout est content ». Je sais bien que ce n'est là qu'un mouvement oratoire, mais de telles imaginations nous révèlent la grandeur d'âme, la sainteté de celui qui les a conçues, de celui qui s'entraînant un jour aux plus rudes sacrifices, se disait à lui-même :

 

Allons donc à lui (à Dieu), mon âme, allons en démarche de géants (2).

 

Oui, c'étaient des géants, lui et tant d'autres qui nous attendent, mais d'aimables géants, simples et humains. La bonne humeur et la tendresse amortissent chez eux les aspérités de l'héroïsme. L'héroïsme domine pourtant, ou plutôt, cette magnanimité chrétienne que le P. Coton a fièrement définie et dont toute la vie de ce grand homme nous est un exemple.

 

L'homme spirituel encore qu'il parle, traite et opère devant tout le monde, il ne fiche ses yeux que sur le Roi du ciel et de la terre qui est là présent, et en comparaison duquel tous les monarques et potentats de la terre sont gens de basse étoffe; s'il tâche de complaire, c'est à celui-là; s'il craint de déplaire, c'est à lui seul, et ne regarde aux hommes sinon en tant que Dieu même veut qu'il essaie de leur être agréable pour leur bien-faire. Et ce faisant, il acquiert une magnanimité si héroïque qu'il foule aux pieds toutes les choses du monde (3).

 

(1) Sermons..., pp. 76o-771.

(2) Ib., p. 957.

(3) lb , p. 447.

 

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VI. Puisque nous avons choisi le P. Coton comme l'un des plus représentatifs » pariai les saints personnages de son temps, nous devons dire quelques mots de l'attitude qu'il eut très souvent l'occasion de prendre en face de ces manifestations extraordinaires qui paraissent plus ou moins liées à la vie mystique, bien que du reste elles ne l'accompagnent pas toujours. On ne peut décider si ces phénomènes, qui étaient alors si fréquents, exigent du prêtre qui doit se prononcer sur leur vraie nature, plus de prudence ou plus de respect. Mauvais directeur, celui qui haussant les épaules, croit tout expliquer, soit par la fourberie du sujet ou quelque intervention diabolique —les anti-mystiques du temps du P. Coton n'avaient guère que cette alternative — soit par des troubles nerveux, comme font les anti-mystiques d'aujourd'hui. Le P. Coton avait des idées toutes différentes. Persuadé, après vingt expériences, que le bras de Dieu n'était pas raccourci, il ne se montrait pas lent à croire les merveilles intérieures ou extérieures de l'union divine. Les signes sensibles de cette emprise toute-puissante sur les âmes l'intéressaient, le touchaient profondément. Il recherchait avec une avidité confiante la société de ces êtres privilégiés sur le front desquels il voyait transparaître un reflet de la lumière céleste. Nous l'avons vu plus empressé que personne auprès de Marie de Valence ; nous le verrons plus tard parmi les familiers de Mme Acarie. Il a bien connu Jeanne de Matel à Roanne, Anne de Xaintonge à Dôle, et Madame de Sainte-Beuve à Paris. Précautionné et très défiant de lui-même, il n'était pas néanmoins pins crédule que les sages de son temps. Quelques traits de sa carrière de directeur et d'exorciste nous le montreront sous ces deux aspects.

« Le cardinal de Lorraine, raconte en son beau et spirituel langage le P. d'Orléans, se croyant ensorcelé, avait fait venir de Milan à Nancy un Père Michel — ce un est joli — Général de l'Ordre de Saint-Ambroise, qu'on disait avoir un don tout particulier pour exorciser les

 

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démons et pour faire cesser les maléfices. En effet, ce prince s'étant senti soulagé, et attribuant son soulagement à la vertu du Général, mit le médecin en grande vogue et peut-être aussi le mal. Car des personnes de qualité de la Cour de France, s'imaginant en être attaquées, prièrent la Reine de faire en sorte que le Général passât par Paris, en s'en retournant en Italie. La Reine s'y employa et l'obtint. Ce Père étant donc arrivé, on lui amena de Picardie une jeune fille nommée Adrienne Dufresne, véritablement possédée et par un démon fort opiniâtre. Le Général donnait quelque espérance d'y réussir, lorsqu'il fut rappelé en Italie pour une affaire importante de son Ordre. Avant que de partir il pria la Reine, qui s'était quelquefois trouvée aux exorcismes, de ne pas permettre que cette pauvre fille demeurât abandonnée et sans secours contre la cruauté de son mauvais hôte.

« Comme la Reine menait avec elle le P. Coton, elle s'était aperçue que le démon en avait plus d'aversion que des autres et semblait le craindre davantage. Ce fut une raison pour elle de jeter les yeux sur lui pour continuer cette oeuvre de charité. Elle lui en fit donc la proposition ; mais elle y trouva tant de résistance que, ne croyant pas que dans une affaire de cette nature, l'autorité royale le pût faire condescendre à ce qu'elle désirait de lui, elle y employa celle de l'évêque de Paris et lui en fit faire un commandement dans les formes. Quelque répugnance qu'eût le serviteur de Dieu à exercer un ministère aussi délicat, surtout pour des gens qui ne font jamais impunément une mauvaise démarche, il plia sous l'autorité épiscopale, pour laquelle il eut toujours un très grand respect.

« Il s'appliqua d'abord à faire reconnaître évidemment la possession, pour en convaincre les hérétiques... mais comme il donnait de l'exercice au démon, le démon le menaça de lui en donner à son tour et il ne se passa pas longtemps qu'on ne vît l'effet de ces menaces. Car, comme on se fut aperçu que, pour vérifier la possession, le Père

 

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faisait des questions au démon, les mal intentionnés s'avisèrent de faire courir dans le monde, premièrement un billet, puis de gros écrits pleins d'interrogations curieuses qu'on supposait que l'exorciste avait faites ou devait faire au malin esprit. De toutes les persécutions qu'on fit jamais au serviteur de Dieu, celle-ci fut la plus cruelle et la plus fâcheuse à essuyer (1). »

Nous n'entrerons pas dans le récit de ces graves ennuis qui ne sont pas de notre sujet et nous négligerons de même la « possession » d'Adrienne, les incidents de ce genre ayant sévi si fréquemment et si violemment au XVIIe siècle qu'il nous faudra leur consacrer un chapitre spécial. Une seule chose, dans cette histoire, a pour nous un intérêt direct et immédiat, je veux dire les sentiments de pitié, de vénération et presque d'envie que la pauvre et vraiment sainte femme inspirait au P. Coton. On n'ignore pas en effet que, dans nombre de cas, la mystique divine et la diabolique se rencontrent. Chez Adrienne Dufresne, si les facultés inférieures et les sens étaient parfois livrés au démon, la fine pointe de l'Aine jouissait au même temps de l'union divine. Ainsi du moins en jugeait le P. Coton, comme nous l'atteste en des termes fort remarquables, « un saint prêtre, nommé Sellier et curé de Hauteville, en Normandie » directeur ordinaire d'Adrienne.

« Ce respectable ecclésiastique ne laissait rien ignorer au P. Coton de l'état de cette âme ni de la conduite qu'il tenait envers elle ; et, quand il se rendait à Paris, il ne manquait jamais de s'entretenir avec lui sur un sujet qui les intéressait tous les deux. Dans la suite, il déposa authentiquement que le P. Coton, l'entendant un jour parler du déplorable état où cette âme souffrante était réduite, s'écria touché de compassion : O altitudo divitiarum sapientiæ et scientiae Dei ! et que les larmes qu'il versait en abondance lui ayant ôté l'usage de la parole, il

 

(1) P. d'Orléans, cité par le P. Prat, op. cit., II, pp. 411-413.

 

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demeura longtemps sans parler. Après quoi, faisant un effort sur lui-même, il lui avait tenu ce discours : « O mon frère, que la Providence est admirable dans la conduite qu'elle tient suries âmes... N'abandonnez point, je vous en conjure, le soin de celle qu'elle vous a mise entre les mains... Je regarde comme une des plus grandes grâces que Dieu m'ait faites, en toute ma vie, la connaissance qu'il m'en a donnée. Personne ne m'a porté plus ,efficacement à Dieu qu'elle. Sa conversation m'a fait plus de bien que tout ce que j'ai jamais lu de bons livres. Aussi n'ai-je jamais trouvé personne qui approchât de sa perfection... Dieu veut se servir d'elle et de l'état où il l'a mise, depuis l'âge de deux ans, pour la conversion d'un grand nombre d'hérétiques et de beaucoup de catholiques. Elle a servi, de ma connaissance, pour réunir à l'Église plus de cinq cents huguenots, et pour faire faire plus de dix mille confessions générales, comme le démon qui la possède a été obligé de l'avouer »... Le Roi, ajoute le P. d'Orléans, savait bien l'estime que le Père Coton faisait de la vertu de cette servante de Dieu, et cette connaissance que le Roi en avait la rendit célèbre. (1)»

Je ne doute pas que le lecteur ne trouve matière à réfléchir dans ce témoignage. I1 ne s'agit pas de savoir si le P. Coton s'abuse ou non, lorsqu'il porte si haut la vertu de cette femme. A cette époque surtout, nous n'en sommes pas à une sainte près et la question n'a pas d'importance. Ce qui est vraiment significatif, est de voir le prix extraordinaire qu'un homme de la taille du P. Coton attache à ses relations avec une âme qu'il croit spéciale.. ment unie à Dieu même. Élève du fameux Vasque; bon théologien de son côté et maître d'une science presque universelle, le jésuite donnerait tout ce qu'il sait et tout ce que les livres peuvent apprendre pour quelques heures d'entretien avec une sainte. Voilà pour les doctes et ce

 

(1) Cf. Prat, op. cit., pp. 422-425.

 

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n'est pas là une constatation médiocre ; mais la foule aussi a son mot à dire. La vue de cette Adrienne, visible preuve des réalités invisibles vaut, pour la conversion des protestants ou des catholiques, mieux que tous les sermons et que tous les ouvrages de controverse. Le surnaturel hante également tout le monde. Parmi les prétendus sceptiques eux-mêmes, plus d'un voudrait le toucher.

Ainsi disposé, l'on imagine aisément la joie inquiète, le doux et saint effroi du P. Coton, lorsqu'il eut lieu de croire, sur de sérieux indices, que sa propre famille était appelée à rendre à Dieu ce lumineux témoignage. Une de ses soeurs, Jeanne-Marie Coton, mariée à Guillaume de La Chaize, seigneur d'Aix, recevait en effet, nous rapporte le P. d'Orléans « une si grande abondance de grâces et des communications si extraordinaires que ceux qui la conduisaient immédiatement, dans les lieux où elle demeurait, se trouvèrent souvent dans les mêmes embarras que les directeurs de sainte Thérèse. L'opération de Dieu était si sensible et les extases si fréquentes que tout le monde s'en aperçut. Le peuple la vénérait comme une sainte ». Son mari aussi. « Mais ses confesseurs appréhendaient que le démon n'y mêlât quelque chose du sien, par quelque subtile illusion. » On manda le P. Coton qui avait déjà contemplé d'autres extatiques, mais à qui celle-ci dut paraître deux fois émouvante. Dans tous les cas, il dut la mettre à l'épreuve avec une double prudence. Non, il n'y avait rien à craindre. Le démon n'était pour rien là-dedans. Néanmoins, comme M. de Bérulle faisait vers ce temps-là un voyage aux environs du Forez (1614), le P. Coton désira qu'on lui lit voir Mme d'Aix, et il écrivit là-dessus à son beau-frère la curieuse et admirable lettre qu'on va lire (1).

 

Je vous rends grâces, monsieur,... de ce que vous compatisses

 

(1) Nous devons cette précieuse lettre au P. d'Orléans qui a eu l'original entre les ma ns et l'a jugé digne « d'être rapporté tout au long ». La copie ne m'inspire pas une absolue confiance. Un lettré de 1688, résistant à la tentation de balzaciser les textes qu'il reproduit, serait un miracle. Ceci pour l'édification des critiques littéraires. Du reste les retouches n'auront porté que sur le rythme et les autres détails du style.

 

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aux infirmités corporelles de ma soeur et de ce que vous lui permettez des exercices spirituels, sans lesquels elle ne saurait vivre. Selon la connaissance que nous en avons, l'oeuvre est de Dieu et dans sa substance et dans ses principales circonstances. Il est seulement à craindre qu'il n'y survienne quelque illusion du malin esprit, qui se transfigure en ange de lumière, quoique l'union intime qu'elle a avec le Dieu de vérité, les splendeurs qui accompagnent l'effusion du Saint-Esprit dans son âme, son humilité, la haine implacable qu'elle a d'elle-même, l'obéissance aveugle qu'elle rend à ses directeurs et à ses confesseurs, nous soient de bons garants de sa conduite.

 

Ici, le P. Coton glisse un mot de frère et qui est charmant.

 

J'ai autrefois beaucoup plus craint pour elle la faiblesse de la nature que les ruses du démon ; mais voyant ce qui s'est passé et ce qui se passe encore en elle, joint au désir unique de plaire à Dieu, je ne puis douter que l'opération divine n'ait fait en l'âme ce que nous voyons, et plus que nous ne voyons, au corps. Néanmoins, parce que dans les choses extraordinaires, il faut prendre aussi des précautions extraordinaires, je suis d'avis, et vous en prie autant que je le puis, que vous meniez ma soeur à Roanne, environ le 8 de juin, avec M. de La Mure, son confesseur auquel j'en écris, pour consulter un grand personnage qui doit passer par là. Il se nomme M. de Bérulle ; il est Général de la Congrégation de l'Oratoire en France, et Supérieur de tous les monastères des Carmélites. Il a entre autres rares qualités, le don de discerner les esprits et a heureusement conduit une personne dans un état à peu près semblable à celui de ma soeur (1).

 

Suivent d'autres recommandations moins intéressantes. Aussi bien ne voudrais-je pas montrer cette lettre à tel romancier de ma connaissance. En effet, comment se défendre d'un demi-sourire à la vue du seigneur d'Aix, ravi sans doute, mais déjà légèrement embarrassé par les extases de sa femme et les consultations théologiques auxquelles a donné lieu ce cas manifestement difficile,

 

(1) Cf. P. Prat, op. cit., IV, pp. 7-1o.

 

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obligé maintenant de s'aboucher avec le P. de Bérulle qui lui-même, si besoin est, devra s'adjoindre les jésuites de Montbrison ? Qu'y faire. Les gloires, même les plus saintes, ont ainsi parfois leurs revers. Quant à Jeanne-Marie Coton, devenue veuve, elle essaya de l'Ordre nouveau que François de Sales et Jeanne de Chantal venaient de fonder. Puis, sur le conseil du P. Coton lui-même, elle revint paisiblement à Roanne où, soit avant, soit après sa mort, on la vénéra comme une sainte, et comme une sainte à miracles. Un de ses fils, François d'Aix, fut jésuite et des plus distingués; un de ses petits-fils, jésuite lui aussi, François d'Aix de La Chaize, a fait parler de lui davantage. Le célèbre confesseur de Louis XIV était petit-neveu du confesseur de Henri IV et de Louis XIII.

Comme nous n'avons pas voulu écrire ici l'histoire proprement dite du P. Coton, mais seulement exposer son esprit, analyser sa vie intérieure et fixer la part qu'il a prise au mouvement religieux de son temps, nous nous contenterons de rappeler en deux mots les dernières étapes de sa carrière. Après qu'il eut quitté la Cour en 161g, il avait repris quelque temps son ancien ministère de prédicateur. En 1620, il fut nommé Recteur du collège de Bordeaux, où il retrouva et vit bientôt mourir son vieil ami le P. Richeome ; en 1622, Provincial d'Aquitaine; pais à la fin de 1624, Provincial de Paris. Dans ces nouvelles fonctions, l'attendaient des épreuves moins directement personnelles, mais plus douloureuses que tout ce qu'il avait dû subir jusque-là. Henri IV mort, le Parlement de Paris comptait bien prendre sa revanche contre les jésuites, et comme Richelieu oscillait encore entre les deux partis, la moindre maladresse pouvait ruiner en quelques jours l'oeuvre capitale du P. Coton. Cette maladresse ne se fit pas attendre. Les thèses du jésuite italien Santarelli sur la puissance pontificale fournirent au Parlement l'occasion guettée. Le P. Garasse a raconté dans un beau livre qui me semble très digne de foi, ces événements,

 

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peu glorieux pour la justice de notre pays, qui usèrent les suprêmes forces et qui semblent avoir précipité la fin du P. Coton. Le noble vieillard mourut le 19 mars 1626. Paris aimait le fidèle ami du feu roi et vénérait en lui un vrai saint. « Au retour de nos prédications, écrit Garasse, environ sur les dix heures du même jeudi, 19 de mars, nous fûmes effrayés du concours et de l'affluence du peuple que nous trouvâmes dans la maison professe (1). Je puis dire sans amplification que les deux tiers de Paris visitèrent le corps du saint homme », exposé d'abord dans une chapelle mais qu'on avait dû transporter dans la sacristie, plus vaste et qui se prêtait mieux à l'empressement de la foule. « Il y eut, continue Garasse, depuis midi jusqu'à sept heures du soir, le plus grand concours qui se fût vu de mémoire d'homme dans Paris. On vit bientôt les portes et les fenêtres enlevées de leurs gonds, les armoires rompues et tout comme au pillage. Il n'y avait rien qui pût résister aux ondées, je ne dis pas d'une simple populace, mais des seigneurs et dames qui remplissaient nos trois basse-cours, notre sacristie, une bonne partie de notre jardin. » On l'enterra, le soir même, au pied du maître-autel, après l'absoute donnée par l'archevêque de Paris. A quelques jours de là, Richelieu vint en grande pompe à Saint-Paul-Saint-Louis, pour y célébrer une messe pontificale et prier sur la tombe du P. Coton. Les jésuites étaient sauvés. Nous les retrouverons souvent dans les pages qui vont suivre. A la date où nous sommes arrivés, toute une jeune génération, Louis Lallemand, Jean Rigoleuc, Joseph Surin et tant d'autres, marche déjà au s'apprête à marcher sur les traces spirituelles du P. Coton. Ils iront plus loin et plus haut que lui, mais dans une histoire où ils tiendront tant de place, il convenait que l'oeuvre propre de leur glorieux précurseur fût cordialement célébrée.

 

(1) Aujourd'hui Lycée Charlemagne.

 

 

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