Chapitre IV
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CHAPITRE IV MADAME ACARIE ET LE CARMEL

 

§ 1. — Madame Acarie.

 § 2. — Jean de Quintanadoine de Brétigny et les origines du Carmel français.

§ 3. — Madeleine de Saint-Joseph et les deux carmels de Paris.

 

I. Fluctuations de la gloire des saints. — Difficultés du sujet. — Impossibilité de peindre Mme Acarie. — Son biographe. — Mérites du Dr Duval. — Naissance et éducation de Barbe Avrillot. — Son mariage. — Pierre Acarie. — Premières extases. — Benoit de Canfeld. — Les indiscrétions de Pierre Acarie.

II. L'Hôtel Acarie. — La Ligue. — Exil de Pierre Acarie. — Apprentissage de Mme Acarie dans les affaires. — Mme Acarie éducatrice.

III. La charité et les oeuvres. — Les dix mille conversions. — Henri IV. — Les ursulines.

IV. « Divina patiens ». — Fréquence de ses extases. — Mission et action mystique. — Sa discrétion absolue en ces matières. — Elle n'écrira jamais. — Mme Acarie et François de Sales. — Initiation mystique d'André Duval. — Clairvoyance et autorité spirituelle. — « Liaison avec Marillac». — Réforme de Montmartre. — Essais de congrégations religieuses. — La congrégation de Sainte-Geneviève. — Pierre Acarie et «la jolie troyenne». — Choix et formation des futures carmélites. — Importance de Mme Acarie dans l'histoire mystique du XVIIe siècle.

 

I. Mme Acarie, ou comme on disait alors, Acarie, ou, pour lui donner son nom de carmélite et de bienheureuse, Marie de l'Incarnation, est, sans aucun doute possible, le personnage le plus considérable de tous ceux que nous avons déjà rencontrés ou que nous rencontrerons, au cours du présent volume. François de Sales lui-même ne vient qu'après elle, ne serait-ce que pour l'excellente raison qu'Annecy n'est pas encore en France et n'est pas Paris. Je parle uniquement — cela va sans dire — de l'influence personnelle que Mme Acarie a exercée de son vivant, car elle n'a rien écrit. L'activité de

 

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cette femme, morte à cinquante-deux ans, de cette infirme, de cette extatique, est un miracle : elle a introduit en France le Carmel de sainte Thérèse qui, à sa mort, comptait déjà chez nous dix-sept maisons; autant et plus que Mm° de Sainte-Beuve, elle a travaillé au développement des ursulines ; la réforme des abbayes bénédictines lui doit beaucoup et ses autres oeuvres ne se comptent pas ; enfin elle a connu, groupé, stimulé, dirigé môme presque tous les grands spirituels de son temps. On peut l'écrire hardiment, de tous les foyers religieux qui se sont allumés sous le règne de Henri IV, nul n'égale, en éclat, en intensité, en rayonnement, l'hôtel Acarie.

Cette grande gloire est morte pourtant. Seuls, nos carmels et quelques âmes pieuses lui restent vraiment fidèles. S'il faut en croire un sûr témoin, l'abbé Boucher qui publia en 1800 une nouvelle vie de Mme Acarie, « cette sainte femme... n'était presque plus connue », lorsque, vers la fin du XVIII° siècle, l'Église la plaça sur les autels. Il ne semble pas que les choses aient beaucoup changé depuis, malgré les efforts de Mgr Dupanloup, du biographe de Bérulle, l'abbé Houssaye, du traducteur de sainte Thérèse, le P. Bouix et de plusieurs autres. « La vie de Mme Acarie est un peu oubliée », écrivait en 1893 le cardinal Richard. Prudent euphémisme qui voile à peine un fait trop évident. Qui nous expliquera l'histoire posthume des saints ? Un vaste courant de dévotion se porte aujourd'hui vers la tombe d'une jeune carmélite, morte d'hier, que presque personne n'a connue de son vivant et dont la béatification paraît bien probable. Les catholiques du XXI° siècle se rappelleront-ils encore le nom de la Soeur Thérèse de l'Enfant Jésus ? Toujours merveilleusement paisible, comme au temps où les légions romaines la traversaient,— incredibili lenitate— la Saône verra-t-elle encore, dans trois siècles, passer innombrables les dévots du curé d'Ars?

Les pages qu'on va lire ne ressusciteront pas Mme Acarie.

 

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Pour ma part, je ne la vois pas. Elle était de ces êtres achevés qui désespèrent les peintres. Les contemporains eux-mêmes n'ont pu nous la rendre telle qu'ils l'ont vue. « Elle avait ce don qui n'est pas petit d'imprimer aux âmes une disposition sérieuse u' écrit son premier biographe. Disposition tellement sérieuse que lorsqu'on se trouvait auprès de cette femme, on ne songeait ni à la trouver aimable, ni à l'aimer, saisi que l'on était par la lumière d'une perfection presque absolue. Qu'on n'aille pas se représenter une vertu morne et rigide. « Sa conversation était affable, franche et plutôt gaie que triste ; son abord doux, facile et modeste, donnant aux âmes, par cet accès si aisé, une certaine liberté de s'ouvrir (2). » Rien de plus humble, de plus simple. Elle ne manquait ni de vivacité -- car elle était naturellement prompte — ni de grâce, bien que, peut-être, -- je dis : peut-être — elle n'ait pas eu je ne sais quelle fleur d'imagination et d'esprit. Parler de son charme ne conviendrait pas. On éprouve en sa présence un sentiment beaucoup plus profond que le respect et pour lequel notre langue n'a pas de nom. Awe, disent les anglais, sans doute plus familiers que nous avec les impressions de ce genre. Encore ce mot, lorsqu'on l'applique à Mme Acarie, veut-il être atténué, attendri. Parmi les religieuses qui allaient la consulter lorsqu'elle fut elle-même carmélite, « il y en eut une qui n'osait lui parler, parce qu'elle l'avait vue dans le monde si honorée de chacun et si sérieuse en ses paroles, qu'elle n'eut la force que de lui dire : « Ma Soeur, je ne puis vous parler, je vous appréhende trop ; je viens seulement ici à cause que notre Mère le veut (3). » Ce n'était pas là timidité commune, mais, je le répète, un sentiment tout religieux qui nous aidera bientôt, plus que tout le reste, à définir Mme Acarie et sa prodigieuse influence.

 

(1)Duval, La vie admirable de... Mme Acarie, Paris, 1893, p. 63.

(2) Ib., p. 63.

(3) Ib., p. 283.

 

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Que dire encore, avant d'aborder ce chapitre, aussi redoutable que fascinant ? Des trois saintes, grandes entre les grandes, que virent naître les dernières années de cet extraordinaire XVIe siècle français — Barbe Acarie (1566) ; Jeanne de Chantal (1572) ; Marguerite d'Arbouze (158o) — je ne parle pas de M1e de Fontaines-Maran, aussi grande, certes, mais dont le nom est moins connu — de ces trois fameuses donc, les deux dernières me paraissent moins lointaines et plus attachantes que leur aînée. Moins ardente que la baronne de Chantal, moins diverse et d'une sensibilité moins riche, Mme Acarie d'un autre côté ne nous transporte pas en plein moyen âge, comme fait Marguerite d'Arbouze dont toute l'histoire est poésie. La légende dorée n'aurait pas de place pour cette femme et chez qui brille presque uniquement l'incompréhensible sérieux de la sainteté.

Trois ans après la mort de la bienheureuse — la voix publique l'avait déjà béatifiée le De André Duval publia sa vie (1621) qui dès 1627 comptait sept éditions et qui, traduite en diverses langues, fut bientôt répandue dans l'Europe entière. C'est un livre de premier ordre. Les biographes qui sont venus depuis, l'excellent Bouclier par exemple (1800), n'ont guère fait que le transcrire en le complétant quelque peu. Puisque, par un oubli qui me paraît inexplicable, on n'avait pas songé à charger de ce travail le seul écrivain capable de le conduire à la perfection, je veux dire M1e de Fontaines (Madeleine de Saint-Joseph), on ne pouvait en vérité faire un meilleur choix que Duval. Michel de Marillac, plus lourd peut-être et plus gris, avait été pressenti d'abord, mais il avait refusé par humilité, se bornant à rédiger des mémoires que Duval a reproduits, je crois, sans y rien changer. Par bonheur, l'infatigable P. Binet, grand ami lui aussi de la sainte, ne s'était pas mis en avant, épargnant ainsi plus d'un malheur à cette délicate mémoire. Il a du reste collaboré à l'ouvrage de Duval, mais, comme son honneur d'écrivain n'était pas

 

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en jeu, il a fait trêve, pour la circonstance, à son verbiage fleuri. Plusieurs autres, et notamment les filles de Mme Acarie ont aussi confié leurs souvenirs et leurs impressions à Duval qui a su lier très harmonieusement cette gerbe de témoignages. Duval n'est pas ce qu'on appelle un grand écrivain, mais son noble français n'en a pas moins une aisance, une ampleur et une sûreté remarquables. On n'admirera jamais trop ces hommes de la vieille Sorbonne qui savaient tant de choses, et si à fond que les mots ne leur manquaient jamais pour les dire. Duval était la théologie faite homme. Il ne quitte jamais sa robe doctorale qui du reste n'est pas rigide et fait même d'assez beaux plis. Le modèle qu'il s'est proposé de peindre ne l'éloigne pas de la contemplation des principes premiers et les vastes vues d'ensemble qu'il déploie au début de ses chapitres, donnent à son oeuvre, d'ailleurs très suffisamment flexible, une force et une majesté singulières. Ainsi, par exemple, avant de raconter comment Mme Acarie « se comportait avec le prochain » et le « grand fruit qu'elle y a fait », « il y a, nous dit-il, beaucoup de personnes qui se comportent bien dans la vie privée, mais il y en a peu qui conversent comme il faut en public. Ce sont choses bien différentes d'être homme de bien et d'être bon citoyen : l'un regarde la personne en soi et l'autre la considère avec le public. Plusieurs se sont grandement endommagés par la conversation du prochain qui toutefois étaient des anges, avant qu'ils y entrassent » (1).

Ainsi encore, lorsqu'il en vient aux extases de la bienheureuse : « Nous ne mettons pas, écrit-il, les ravissements et les extases au nombre des grâces gratifiantes, parce qu'ils se retrouvent chez les méchants aussi bien que chez les gens de bien et de vertu. Même quelques philosophes platoniciens les ont expérimentés, par une forte et véhémente application de leur esprit à quelque

 

(1) Duval, op. cit., chap. IV, p. 58.

 

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clause, et par la tromperie de l'esprit malin, qui en conduisait plusieurs (plusieurs et non pas tous; en 1621, cette vue est significative), pour séduire les autres par l'admiration de ces choses extraordinaires (1)». Ailleurs, il parle avec une claire énergie de « l'émotion de l'appétit inférieur envers Dieu », de cette partie animale de l'homme qui est « le siège de la dévotion sensible », laquelle doit être «grandement modérée et réglée (2)». Controversiste de profession, il n'a garde de négliger la valeur convertissante de la vie qu'il raconte. Si l'on ne publiait pas les vertus de cette française d'aujourd'hui, écrit-il, on ravalerait la France « au-dessous des autres nations qui ont été en ce siècle favorisées du Ciel de saints fort illustres, et semble que la France a plus d'intérêt en cela que le reste de la chrétienté, pour ce qu'étant en plusieurs lieux pleine d'un grand nombre d'hérétiques, il est à présumer que par la lecture de cette vie, ils demeureront confus, ne voyant aucun de même parmi soi honoré de grands miracles, comme a été celle dont nous écrivons (3) ».

Aucune exaltation d'ailleurs. Je ne sais commune il s'y prend, lui, si grave, si modéré, pour ne jamais nous paraître froid. « Ce qui l'embrasait tout à fait, dit-il de la sainte, et mettait son âme en feu, s'il faut ainsi parler, c'était le Saint-Sacrement (4). » Il soupçonne de hardiesse une image qui nous paraît aujourd'hui très simple. M'emploie néanmoins, lui donnant plus de force par cette hésitation même. Mais pourquoi spécifier ces détails que le lecteur relèvera bientôt sans que je lui tire la manche? Un chef-d'oeuvre de plus dans une littérature religieuse aussi riche que la nôtre, vaut à peine qu'on s'y arrête. Celui-ci est beaucoup mieux qu'un chef-d'oeuvre. Ce qui doit surtout nous retenir ici, c'est de voir toute la Sorbonne, en la

 

(1) Duval, op. cit., p. 5o7.

(2) Ib., pp. 485, 486.

(3) Ib., p. XXII.

(4) Ib., p. 476.

 

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personne de son représentant le plus illustre, donner publiquement, solennellement, des lettres de créance au mysticisme déjà triomphant. Qu'on médite à ce sujet une belle page de l'avertissement au lecteur.

 

Encore que sur les raisons (que je viens de dire) j'eusse été .d'avis que l'on devait faire part à notre siècle de cette admirable vie, si est-ce que, pour mon regard, j'ai été quelque temps retenu d'y mettre la main, pour ce qu'il me semblait ne le` pouvoir dignement faire, n'ayant pas comme il faut, l'expérience des choses extraordinaires qui s'y liront, presque en chaque chapitre, et consécutivement que je ne les pouvais pas décrire selon leur mérite ; et d'ailleurs qu'il faut être saint pour écrire la vie des saints... Néanmoins, comme il n'est pas nécessaire que les trompettes qui animent au combat les cavaliers, aient un courage pareil à eux, athletae suis incitatoribus fortiores sunt, aussi n'est-il pas requis que ceux qui écrivent la vie des personnes illustres en sainteté et perfection, soient saints et parfaits comme eux; c'est assez qu'ils aient la perfection en désir et soient marris de ne la point avoir; ils sont, par ce moyen, assez disposés d'en parler et écrire (1).

 

Il ne faudrait pas conclure de cet aveu touchant que l'auteur ne connaissait pas d'expérience au moins les plus humbles degrés de l'union mystique; mais quoi qu'il en soit, Duval n'était certainement qu'un novice en ces matières, auprès de Mme  Acarie. D'ailleurs lent à croire et persuadé avec les jésuites, ses grands amis, qu' « il y a peu d'âmes attirées à Dieu extraordinairement (2) ». C'était un homme de bibliothèque, âpre au travail, jaloux de sort temps. La moindre distraction l'agaçait. « Il n'y a rien, dit-il quelque part, qui étourdisse plus que le carillon des

cloches et qui nous ôte plus promptement l'attention de l'esprit. (3) » De quel coeur néanmoins il quittait ses livres, désertant sa retraite sonnante mais en somme recueillie de la montagne Sainte-Geneviève, pour courir dans le

 

(1) Duval, op. cit., pp. XXII, XXIII.

(2) Ib., p. 494.

(3) Ib., p. 471.

 

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tapage jusqu'à la rue des Juifs où était l'hôtel Acarie; de quel coeur, il s'embarquait, plus tard, pour Amiens ou Pontoise, avide de contempler une fois de plus ce que les livres définissent peut-être mais ne font pas voir, les extases d'une sainte ! Il n'était pas le plus intime confident de Mme Acarie et elle ne lui a presque rien dit, semble-t-il, du sublime secret qu'elle portait en elle. Qu'importe ! Ce secret transparaissait en quelque manière sur son visage. Révélation lointaine et silencieuse, mais qui ravissait le Dr Duval.

Barbe Avrillot, c'est le nom de notre sainte, est née à Paris le 1er février 1566, probablement dans la rue des Mauvais-Garçons. « Nicolas Avrillot, son père, seigneur de Champlâtreux, près Luzarches, maître des comptes de la Chambre de Paris et chancelier de la reine de Navarre, (Marguerite plutôt que Jeanne) était un homme de bien, fort attaché à la foi catholique, ce qui fut pour lui, comme pour bien d'autres, un motif d'entrer dans la Ligue. Il s'y ruina, et, après la mort de sa femme, il se fit prêtre» (1), ainsi que fera le père d'une autre carmélite insigne, M. de Fontaines-Maran, et, plus tard, le père de Bossuet. Sa mère, d'une bonne famille parisienne plus ancienne que les Avrillot, s'appelait Marie Luillier. Barbe était cousine de Mme de Sainte-Beuve (Madeleine Luillier) et petite-cousine du P. Honoré Bochart de Champigny que nous avons déjà rencontré. Du peu que l'on nous dit sur les parents de la sainte, j'imagine que celle-ci a grandi dans un milieu passablement morose. Sa mère semble avoir été dure jusqu'à la violence, le père, meilleur peut-être, mais raide et distant, Barbe elle-même, timide et craintive. Son père lui fit toujours peur, son mari aussi, du reste, comme nous verrons, et c'est merveille qu'une nature si longuement contrainte ait su garder tant d'initiative, tant de courage. Enfant, elle ne s'est vraiment

 

(1) Boucher, op. cit., p. 5.

 

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épanouie qu'auprès d'une de ses tantes, dans un couvent très régulier où on l'avait mise. Douce maison qu'elle visitera souvent dans la suite et qu'elle voudra revoir une dernière fois avant de quitter le monde (1). Là, sans doute, lui étaient venues ses premières idées de vocation. Elle aurait voulu être religieuse de l'Hôtel-Dieu de Paris, nous dit Duval, pour y servir les pauvres, « qui y sont en si grand nombre qu'ils y donnent une odeur fort difficile à supporter» (2). « Mais sa mère n'était pas comme elle » et voulait, bon gré mal gré, marier cette unique enfant. On la maria donc au plus tôt. Elle avait seize ans et demi lorsqu'elle devint « Mademoiselle Acarie » (24 août 1582).

« Conseiller du roi et maître ordinaire en sa Chambre des comptes de Paris,.» — comme son beau-père Avrillot et plusieurs Luillier, — Pierre Acarie a joué son rôle dans l'histoire générale, ayant été l'un des quarante parisiens qui formaient le conseil du « vaillant prince d'Aumale », et, de ce chef, ayant subi un exil assez long, après la victoire de Henri IV. On l'appelait le laquais de la Ligue, s'il en faut croire Maimhourg qui ne l'aime guère et lui reproche trop aigrement d'avoir mal imité les vertus de sa femme. Le sobriquet irait assez bien à cet agité que les biographes de Mme Acarie nous ont peint, je crois, avec des couleurs trop aimables. Il a sa légende qui est allée s'embellissant, depuis l'honnête Duval qui le loue comme il peut, jusqu'à l'indulgent Boucher qui lui donne, de sa grâce, à peu près toutes les vertus. Il séduira moins quantité de lecteurs qui ont rencontré cent fois des parisiens et des maris de sa façon, têtes brûlées, fantasques, indolents, taquins, passant du gros

 

 

(1) Elle fit sa première communion à 12 ans. Duval voit là une preuve de sa sainteté précoce, e car en ce temps-là, dit-il, comme on ne communiait pas souvent, on n'y présentait pas non plus sitôt les enfants », p. 4. Ainsi l'habitude des premières communions tardives ne vient pas des jansénistes, comme on l'a dit quelquefois. Lorsque naquit Jansénius (1585) Barbe était déjà mariée.

(2) Duval, op. cit., p. 7.

 

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rire à la colère avec une rapidité déconcertante, la joie tour à tour et la terreur de leurs proches, au demeurant solides chrétiens et d'un très bon coeur.

Quand il se cabrait, ce qui lui arrivait souvent, un jésuite seul, le P. Commolet en avait raison. On avait un jour grand besoin de M Acarie à Pontoise, pour les travaux d'un monastère commencé, raconte Duval « et on lui avait écrit plusieurs lettres, afin qu'elle y allât. Néanmoins, son mari ne le voulant point, elle se tint en repos... Le P. de Bérulle qui savait fort bien comment il fallait obtenir quelque chose de M. Acarie (son cousin), me conseilla d'en parler au R. P. Commolet qui avait un grand pouvoir sur son esprit. Je fus trouver ce bon Père, lequel lui en parla, et incontinent le congé fut donné (1) ». Un peu porté sur sa bouche et rebelle aux médecins qui le voulaient mettre au régime, comme sa femme n'avait pas la hardiesse de contester avec lui là-dessus, « à cause du trop grand respect qu'elle lui portait, elle envoyait prier le P. Commolet de le venir voir, et le malade aussitôt déférait aux remontrances de ce bon Père (2)». « Trop grand respect » est une façon de parler. « On eût dit, écrit plus franchement le même témoin, qu'elle était comme un enfant qui craint la verge et tremble devant son maître (3). » Frère Edmond de Messa qui avait servi chez les Acarie avant d'entrer à l'Oratoire, dit « que plusieurs fois, il a ramené (sa maîtresse) de la ville et de ses dévotions, à la maison et qu'elle tremblait de crainte que son mari ne se fâchât (4) ». Au fond il l'aimait ainsi, bien qu'il ait prétendu parfois désirer u qu'elle ne fût point si exacte et si respectueuse en son endroit (5) ».

Il entre dans notre histoire par un geste assez amusant

 

(1) Duval, op. cit., p. 34.

(2) Ib., p. 35.

(3) Ib., p. 33.

(4) Ib., p. 34.

(5) Ib., p. 31.

 

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et qui devait être décisif. Un jour, — c'était vers la sixième année de leur mariage -- Pierre Acarie surprit la jeune femme absorbée dans la lecture d'Amadis qu'une amie lui avait prêté. D'autres romans étaient sur la table. Une scène s'en suivit, affectueuse ou bruyante, les deux sans doute. Il n'aimait pas les romans, au moins pour sa femme. Mais, bon prince, et ne voulant pas trop mortifier le goût qu'il venait de lui découvrir pour la lecture, il court chez son propre confesseur, M. Roussel, très saint prêtre de Saint-Étienne-du-Mont, et il en revient chargé d'ouvrages de piété (1). Ces livres-là du moins seront de tout repos. La pile épuisée, M. Roussel viendra lui-même la remplacer par une autre, marquant d'un coup de crayon les plus beaux passages. Ayant ainsi faut réglé, sûr d'être obéi et l'âme en paix sur la vertu de sa femme, l'âme Acarie retourne en courant chez ses amis de la sainte Ligue, s'échauffer avec eux contre la politique de Henri III. Il s'agite, Dieu le mène et le fait concourir à de hauts desseins.

Il est certain, en effet, que ces livres pieux, conseillés, imposés même par M. Acarie à sa jeune femme, ont déterminé d'une façon presque foudroyante la vocation mystique de cette dernière. Crise mémorable que Duval a racontée avec une simplicité très émouvante. Elle recevait ces livres, nous dit-il, « et les lisait volontiers, tant pour rendre obéissance à son mari et à ce son confesseur que parce qu'elle y prenait plaisir. Ce bon prêtre lai en apporta un jour un, dont je ne sais pas l'auteur — (combien c'est fâcheux!) — qu'il lui vanta grandement et dans lequel il lui montra cette sentence : trop est avare à qui Dieu ne suffit. Ces mots la changèrent si fort et si soudainement qu'on eût dit que Dieu l'eût frappée d'un coup de tonnerre, tant elle était renversée sens dessus dessous. Elle se sentait tout autre qu'auparavant, non seulement

 

(1) Sur M. Roussel, cf. plus haut, p. 5.

 

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quant aux affections qui n'étaient plus pareilles, mais encore en ce qu'il lui semblait qu'elle avait une autre âme, un autre coeur, un autre entendement, marchant, écoutant, voyant et parlant tout autrement ; tant fut impétueux le trait divin qui lui fut alors donné et qui lui a duré toute sa vie ! Souvent elle était contrainte de s'enfermer en sa chambre, tant pour cacher les fortes attractions qui lui arrivaient, que pour en empêcher la trop grande impétuosité; elle se mettait alors à marcher rapidement, à frotter ses mains et ses bras, ou à s'appliquer fortement à quelque oeuvre pénible... Quelquefois, elle prenait une épinette, dont elle jouait fort bien, non pour attirer sur soi le mouvement divin, comme il se lit de quelques saints, mais plutôt pour l'empêcher et s'en distraire. Et souvent toutes ces choses ensemble n'étaient pas suffisantes pour arrêter le cours de ses ravissements qui la consumaient et la minaient comme à petit feu (1) ». Boucher, d'ordinaire très exact dans ses calculs, fixe à ces premières extases, la date approximative de 1588. Mme Acarie avait alors vingt-deux ans. Les trois premiers de ses enfants étaient déjà nés (1584, 1585, 1587). Elle en aura trois encore (1589, 159o, 1592), tous fort bien venus. Fraîche, vive, rieuse, on ne lui connaissait aucune maladie. « Elle était alors d'une couleur vermeille », si bien que lorsque les médecins furent consultés sur ces accidents extraordinaires, ils la traitèrent par des saignées sans nombre « estimant que c'était une abondance de sang (2) ». Il ne semble pas non plus que les livres qu'on lui prêta aient rien eu de proprement mystique, si l'on en juge par la courte sentence qui fit très certainement sur elle le plus d'impression et qui, jusqu'au bout, lui resta présente : Trop est avare à qui Dieu ne suffit. Elle s'était d'ailleurs si peu entraînée à de telles émotions, elle trouvait dans

 

(1) Duval, op. cit., pp. 21, 22.

(2) Ib., p. 24, 25.

 

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son entourage, et même chez ses confesseurs, si peu de lumières ou d'encouragements à ce sujet, qu'elle demeura cinq ans avant de connaître « d'où cela venait », avant de « savoir que dire de tant d'extases et de ravissements qui lui arrivaient (1) ».

A son embarras s'ajoutait une confusion extrême. Où qu'elle fût et, surtout dans les églises, dès qu'elle s'appliquait à quelque pensée pieuse, elle pouvait craindre un de ces brusques assauts qui la terrassaient. Un matin par exemple, et qui plus est un dimanche, elle se rendait pour la grand'messe à Saint-Gervais, sa paroisse, où elle se plaçait d'ordinaire dans la chapelle des Acarie, près de la chapelle de la Vierge. Une heure, deux heures, la matinée se passe, le soir vient et elle ne reparaît pas. Il était nuit, lorsqu'après l'avoir cherchée de tous les côtés, on finit par la trouver dans sa chapelle «en extase, ressemblant à une personne morte ». Réveillée, elle demande si la grand'messe était finie. Une autre fois « allant en procession parmi les autres dames et demoiselles de la paroisse, elle ressentit un si fort et puissant trait d'amour divin qu'il lui sembla que son coeur se fendit en deux et elle poussa un si grand cri que chacun ne savait que dire ». « Cela lui arrivait assez souvent, même en présence de sa belle-mère», ajoute Duval avec sa candeur ordinaire et sans un soupçon d'humour (2). La plupart de ces extases étaient accompagnées de souffrances très vives auxquelles s'ajoutèrent bientôt des douleurs stigmatiques nettement caractérisées (3). Elle avait beau

 

(1) Duval, op. cit., pp. 24, 25.

(2) Ib., p. 24.

(3) Sur les stigmates de Mme Acarie, nous avons le témoignage formel du P. Coton (Boucher, pp. 554, 545), seul, dans le secret, avec Bérulle. Il semble en effet que cette stigmatisation ait été moins apparente que beaucoup d'autres. L'humble femme cachait ses mains de son mieux. Pour les pieds, elle pouvait aisément donner le change, s'étant cassé trois fois la jambe et ne marchant qu'appuyée sur des béquilles. Duval affirme le fait, mais très prudemment, craignant de se mettre en opposition avec le décret de Sixte IV, qui défend, sous peine d'excommunication, d'attribuer les stigmates à d'autres qu'à François d'Assise. Benoît XIII, s'appuyant sur les travaux du futur Benoit XIV, a depuis détendu la rigueur de ce décret.

 

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se contraindre, prendre les moyens les plus énergiques, elle ne pouvait pas toujours « s'empêcher de crier ». Un trait suffit à montrer combien le spectacle de ces crises devait être pénible. Lorsque, longtemps après, Mme Acarie prit l'habit chez les carmélites, les supérieurs décidèrent que la cérémonie aurait lieu de grand matin, ne voulant pas que le peuple d'Amiens fût témoin d'un de ces ravissements douloureux qui ne pouvait manquer de se produire et qu'on aurait apprécié de travers (1). Sage mesure, et qui nous rappellerait au besoin que les vrais spirituels de ce temps-là jugeaient de ces phénomènes si complexes à peu près comme nous le faisons aujourd'hui. Il ne faut pas croire, en effet avec le vulgaire, écrivait récemment un théologien insigne, le R. P. L. de Grandmaison, « que ces phénomènes extatiques constituent l'essentiel de l'état mystique, et appellent notre admiration; ils n'en sont que Ies concomitants, les suites, la rançon. Ils sont dus à la faiblesse, à l'imperfection, à l'insuffisante spiritualisation de l'instrument humain, et ils diminuent avec les progrès de celle-ci, (Nous savons que, vers les dernières années de sa vie, Mme Acarie parut beaucoup plus paisible dans ses extases.) L'extase, et je restreins ce nom présentement aux phénomènes d'inhibition, d'insensibilité temporaire, n'est pas un honneur, ni une puissance : elle est un tribut payé par les mystiques à la nature humaine. Aussi peut-elle être imitée, ou, pour mieux dire, produite par des causes de tout ordre (2) ». Il va donc sans dire qu'à les prendre au sens médical du mot, si l'on peut ainsi parler, les extases de Mme Acarie ne nous intéressent pas en elles-mêmes, mais seulement dans la mesure où elles se trouvent liées, d'une manière ou d'une autre, aux grâces

 

(1) Duval, op. cit., p. 241.

(2) L. de Grandmaison. La religion personnelle. Etudes, 5 mai 1913, pp. 328-339.

 

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vraiment mystiques dont cette âme était comblée. Mais je suis sûr que plus d'un lecteur ne m'écoute guère, curieux d'en venir au revers pittoresque de notre histoire, aux impressions de Pierre Acarie, lorsque, ayant dit son mot sur les affaires de la Ligue, il rentre chez lui pour y trouver sa femme en extase.

Est-ce oubli de la part des biographes, ou devons-nous croire que la stupeur et l'inquiétude accablèrent d'abord le pauvre homme, toujours est-il que Pierre Acarie parait à peine au lendemain des premières crises. On ne nous parle que de sa mère, jusque-là très éprise et très fière de sa bru et qui allait répétant : «Quel mal a donc ma fille Je n'y connais rien et ma satisfaction, hélas, a peu duré... » C'est elle qui montra le plus de décision et qui imposa les visites des médecins, malgré les répugnances -de la malade. Lorsqu'il fut bien avéré que les médecins n'y comprenaient rien non plus et qu'ils aggravaient plutôt le mal avec leurs saignées éternelles, toute la maison retomba de plus belle dans l'accablement et l'effroi jusqu'au jour où la grande autorité mystique du temps, le P. Benoit de Canfeld les tira provisoirement de peine, affirmant, sans la moindre hésitation, que « le tout venait de Dieu » et qu'il fallait que la jeune femme s'abandonnât sans frayeur et. sans résistance, à l'opération divine

Cette décision du P. Benoit fut donnée vraisemblablement en 1593, mettant fin à cinq années d'angoisse comme nous l'avons déjà remarqué et non sans surprise. Il est en effet extrêmement curieux qu'an ait attendu si longtemps avant d'y voir clair en cette affaire qui aurait paru, je crois, moins mystérieuse dans un milieu plus modeste. Encore quelques années, et des manifestations de ce genre, lorsqu'elles se produiront dans la noblesse ou dans la haute bourgeoisie, étonneront beaucoup moins'. Il se

 

(1) Duval, op. cit., p. 26.

(2) Bien que le petit travail critique que cette page résume s'appuie sur la chronologie de Boucher qui semble mériter confiance, je serais porté soit à avancer la date de la rencontre avec Benoit de Canfeld (1591 ou 1592 au lieu de 1593), soit plutôt à retarder la date de la première crise (1589 ou même 1590 au lieu de 1588). Ajoutons une curieuse observation de Duval : «  Loin que ces austérités et ces élancements violents amoindrissent ses forces, elle en devenait plus grasse et plus vermeille », p. 83.

 

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peut aussi que soit le caractère particulier de ces crises, soit les contraintes que s'imposait Mme Acarie pour échapper à ces extases et les cacher au public, aient compliqué le problème, mais quoi qu'il en soit, l'oracle du P. Benoit rendit à Pierre Acarie tous ses moyens. Le revoici enfin sur la scène qu'il encombrera désormais.

A ces bonnes nouvelles, son premier soin fut de courir chez les jésuites pour y faire authentiquer ou du moins expliquer ce qu'avait dit le capucin. Alors « ayant reconnu, écrit Duval, toujours sans une ombre de sourire, tant par ce Père capucin, que par le Père Innocent, jésuite, son confesseur, que ce .qui se passait en sa femme était de Dieu, et que, par des grâces extraordinaires, il l'élevait à un sublime degré d'oraison, il se mit aussitôt à rechercher les livres spirituels qui traitaient de l'intérieur et de la théologie mystique, pensant par ce moyen l'assister et soulager. Il lui fit, entre autres, traduire le livre d'Angèle de Foligno, qui semblait avoir été conduite par le même chemin ; mais elle n'y lut jamais et n'y pouvait lire, parce que la lecture la détournait de son intérieur et empêchait les irradiations et assistances divines, comme elle l'a raconté plusieurs fois à ses amis familiers » (1). Nouvelle stupeur, aussitôt suivie d'un revirement complet. La mouche saurait bien arrêter le coche qui prétendait se passer d'elle. « M. Acarie donc, voyant que les livres qu'il avait soigneusement recherchés, principalement celui d'Angèle de Foligno, ne servaient de rien à sa femme, parce qu'elle ne les lisait point, et n'entendant point ce

 

(1) Duval, op. cit., pp. 26, 27. Cette consultation chez le P. Innocent fixe une de ces dates essentielles dont les anciens biographes ne s'inquiétaient guère. On sait en effet que les jésuites furent expulsés à la fin de 1594, aussitôt après l'attentat de Châtel (24 décembre). Le lecteur aura compris, du reste, que Pierre Acarie ne fit pas traduire Angèle de Foligno par sa femme, mais pour elle.

 

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genre de dévotion, commença à lui résister en beaucoup de choses et à lui dire que les autres demoiselles, qui étaient grandement estimées par la ville, n'avaient point ces manières de dévotion, qu'il appelait habituellement scrupules et quelquefois pures suggestions de l'ennemi. Il allait faire ses plaintes aux prédicateurs de leur paroisse, leur représentant les manières d'être de sa femme comme des scrupules qui étaient cause, disait-il, qu'elle quittait tout le soin de sa maison, de lui et de ses enfants. Il était cru d'eux, parce qu'il était fort estimé (et parce que nombre de prêtres croient toujours tout ce qu'on leur dit contre les mystiques) et en effet il était homme de bien. Et lorsque les prédicateurs lui avaient promis de parler contre telles dévotions... il commandait à sa femme et à ses filles de chambre d'aller au sermon. » Clamer ses difficultés conjugales en pleine sacristie de Saint-Gervais, faire assister les domestiques à la confusion publique de leur maîtresse, qui sera rustre, s'il ne le fut pas? « Les prédicateurs, continue Duval, ne s'épargnaient pas de reprendre les femmes qui, sous ombre de dévotion, ne rendent pas le devoir qu'elles doivent, tant à leurs maris qu'à leurs maisons, et spécifiaient quelquefois des choses si particulières que les domestiques jugeaient manifestement que ce bon seigneur avait parlé au prédicateur, de sorte que les servantes étant de retour en la maison, disaient à notre bienheureuse demoiselle : « Qu'est-ce que Monsieur a fait dire à ce bon Père en son sermon ? » Elle souriait et répondait seulement : « Il faut le laisser dire, cela se passera (1) ». Être ainsi caricaturée du haut de la chaire, et par un prédicateur du temps de la Ligue, c'est déjà beaucoup. Le clergé de Saint-Gervais trouva pourtant le moyen de mortifier plus cruellement cette innocente. « Un prêtre à qui M. Acarie avait fait les mêmes plaintes contre son épouse, passa le tour de cette dame en

 

(1) Duval, op. cit., pp. 27-29.

 

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distribuant la communion et elle n'en murmura pas (1). » Nous n'imaginons pas la rude grossièreté de ce temps-là et la reconnaissance que les françaises d'aujourd'hui doivent à leurs soeurs mystiques d'autrefois, au moins autant qu'à l'hôtel de Rambouillet. Mais il s'agit bien de délicatesse. Le bonhomme Acarie qu'on nous dit si franc, est beaucoup moins excusable qu'il ne parait peut-être à plusieurs. Nous lui permettons certes de trouver incommode à certaines heures l'étrange situation où la Providence l'a placé, d'égayer, s'il lui plaît, ses amis d'église par un couplet de son crû sur les surprises du mariage. Mais qu'il n'aille pas dire, comme il le tait, que tout va de travers dans son logis depuis que sa femme a des extases. L'extatique des deux, c'est-à-dire, pour parler comme lui, le paresseux et le propre à rien, n'est pas celui qu'il pense. S'il y a quelqu'un dans ce logis qui fasse piteuse figure, ce n'est pas Mme  Acarie. Nous l'aurons bientôt démontré.

II. Extatique, stigmatisée, bientôt réduite, par un triste accident, à ne plus marcher que sur des béquilles,  Mme Acarie parut toujours en effet admirable d'intelligence et de dévouement, dans l'accomplissement de tous ses devoirs d'état et dans cette foule d'oeuvres qu'elle sut mener à bien, sans que ses propres affaires aient jamais souffert d'une telle dispersion. On l'avait déjà vue, avant les premières crises que nous avons rapportées, laisser hâtivement la messe au moment de s'approcher de la sainte table, pour ne pas suspendre d'une minute le petit déjeuner de son mari; on ne la verra pas maintenant déserter son rôle de femme, de mère, de maîtresse de maison, pour se réfugier dans une quiétude confortable et nonchalante. « M. Acarie, son mari, ne se voulant pas occuper de beaucoup d'affaires domestiques, c'est Duval qui parle et il ne veut pas charger le mari, c'était elle qui portait tout le faix, non seulement du temporel qui était

 

(1) Boucher, op. cit., p. 46.

 

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grand, mais aussi des enfants, tant garçons que filles, et de plusieurs serviteurs et servantes. Elle pourvoyait si prudemment à tout, que l'ordre y reluisait jusque dans les moindres choses (1). »

Loin d'être pour elle du moindre secours, son mari lui rendait la tâche plus lourde. Exigeant, querelleur, tracassier, ce ne serait rien, mais il compliquait de vingt autres façons le gouvernement de sa femme. Malgré sa réserve ordinaire et ses tours abstraits, Duval évoque assez clairement quelques-unes de ces difficultés quotidiennes. « Elle voulait, dit-il, que ses enfants et serviteurs lui portassent (à son mari) un grand respect. Car, comme ce bon seigneur était d'humeur facile et d'une complexion assez gaie, se familiarisant avec chacun, même avec des serviteurs ou autres qui lui devaient du respect, la bonne demoiselle craignait que ceux-là n'en abusassent ; aussi elle y tenait la main ferme, ne pardonnant aucune faute en cela, si petite qu'elle fût (2). » Sans elle, il n'aurait pu se faire obéir ni du personnel, ni même de ses enfants, des garçons du moins, dont un ou deux me paraissent avoir été peu commodes. Pour achever le tableau, disons que Pierre Acarie gaspilla jovialement une immense fortune, donnant de toutes mains à ses amis de la Ligue ou à d'autres bonnes oeuvres. A l'heure même où il « déférait » sa femme aux prédicateurs, comme dit Duval, il travaillait bellement à la mettre sur la paille, elle et leurs six enfants. Très homme de bien, je le crois fermement, mais sans la moindre cervelle, et dupé, semble-t-il, par des aigrefins qui faillirent lui faire perdre plus que son argent. La fin de la Ligue le trouve en effet, non seulement criblé de dettes, mais à la veille d'une catastrophe encore plus redoutable, sur laquelle on ne nous parle qu'à mots couverts, et que sa vaillante femme aura, lui parti, beaucoup de peine à con-

 

(1) Duval, op. cit., p. 346.

(2) Ib., p. 35.

 

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jurer. Son exil en 1594 vint au bon moment et le sauva lui et les siens, en permettant à Mme Acarie d'intervenir dans ces troubles affaires qu'on lui avait soigneusement cachées jusque-là. Heureux exil, et qui fut, du reste, assez bénin, grâce, nous dit-on, à l'estime qu'Henri IV faisait déjà de Mme Acarie, ou plutôt, selon moi, grâce à l'insignifiance politique du personnage. Le roi ne l'obligea pas à passer la frontière, mais seulement à s'éloigner de la capitale. Toujours original dans ses décisions, il choisit, pour sa retraite, la chartreuse de Bourgfontaine, près de Villers-Cotterets, prenant avec lui comme compagnon, le curé ligueur de Saint-Germain l'Auxerrois, M. Cueilly, lequel n'était pas un foudre de guerre. On assure que M. Acarie édifia grandement ses hôtes. Il eut du reste des distractions assez vives, ayant un jour été enlevé par une bande en maraude. M. Cueilly eut si peur, ce jour-là, qu'il s'enfuit jusqu'en Italie. Mme Acarie qui luttait encore contre la misère, trouva de quoi payer la rançon de son mari, et profita de l'événement pour demander au roi une mitigation de peine. L'exilé put se rapprocher de Paris, séjournant d'abord dans ses terres de Luzarches, puis à Ivey où il était encore, semble-t-il, en 1598. J'ignore la date exacte de sa rentrée dans Paris, mais, pour nous, l'important est de retenir que la séparation des deux époux fut relativement assez longue — au moins quatre ans. Ce veuvage provisoire, qui sans aucun doute faisait beaucoup de peine à Mme Acarie, n'a pu manquer d'avoir des répercussions intéressantes sur la destinée et le développement de notre sainte.

Je crois que ces années de parfaite indépendance lui furent bonnes, l'aidant à prendre une pleine conscience de ses dons et de sa mission apostolique, rendant plus facile le rayonnement de son influence. Elle n'avait certes jamais manqué d'énergie, elle qui depuis douze ans gouvernait un mari difficile et tenait tête aux charges d'une grande maison. Craintive, nous l'avons dit, elle savait pourtant

 

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commander. Soit de gré soit de force, il fallait qu'on lui cédât. C'est ainsi que pendant l'affreux siège de 1590, elle contraignit sa belle-mère à partager avec les pauvres la provision de blé que cette prudente ménagère avait mise en réserve. Elle ne menaçait de rien moins que d'aller avertir les magistrats chargés de la répartition des vivres. Mais enfin elle n'aimait pas à se produire et la déférence timide qu'elle témoignait à son mari paralysait souvent les inspirations de son zèle. Une fois maîtresse d'elle-même, elle dut paraître toute autre et s'affirmer en public comme elle ne l'avait jamais fait jusque-là. Il le fallait bien d'ailleurs, si elle voulait rétablir les affaires de sa maison. En effet, dès le lendemain du départ de son mari, les huissiers et leur escorte avaient fondu sur la pauvre femme. « Un Père minime m'a dit, raconte Duval, qu'étant un jour venu visiter cette bienheureuse, tandis qu'elle dînait, il vit les sergents entrer en sa maison et saisir tout, même les plats de sa table et jusqu'à l'assiette qui était devant elle... Après cette saisie elle ne pouvait dire que quelque chose lui appartînt et cependant elle se voyait chargée d'un mari et de six enfants, avec son père (ruiné aussi par la Ligue). Ce qui la pouvait ébranler encore davantage, c'est qu'elle avait à lutter contre beaucoup de malveillants que diverses passions animaient contre son mari et que, celui-ci étant absent, on l'accusait de beaucoup de choses qui eussent pu leur faire perdre à tous deux l'honneur, la vie et les biens (1). » Ces derniers mots nous rappellent le petit mystère historique dont je parlais tout à l'heure et qu'il me faut livrer à la sagacité des chartistes, étant difficile que de cette alerte qui donna lieu à des paperasses infinies, il ne reste plus aucune trace. Duval ne romance pas l'aventure, il l'atténuerait plutôt, soit par délicatesse naturelle, soit pour ne pas gêner les enfants de Pierre Acarie qui vivaient

 

(1) Duval, op. cit., p. 77.

 

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tous encore lorsque parut la vie de leur mère. L'impulsif avait dû commettre quelque énorme imprudence. Bien qu'innocent, les apparences étaient certainement contre lui. Quoi qu'il en soit, notre extatique que rien n'avait préparée à des initiatives de ce genre, se trouva, du jour au lendemain, à la hauteur d'une tâche encore plus accablante qu'embrouillée. Contre ces principes en matière d'éducation, mais pour être tout entière à ce pressant devoir, elle commença par « se décharger de tous ses enfants », même des filles dont la plus jeune n'avait pas trois ans. « Alors, continua Duval, elle put s'appliquer entièrement à ce qu'il fallait faire, allant elle-même solliciter les juges qui la faisaient attendre souvent au clair de la lune » et dans la rue. « En attendant elle ne perdait pas de temps, car elle instruisait de bonnes filles dévotes qui l'accompagnaient, en l'oraison, aux vertus, ou en quelque point concernant la vie intérieure (1). » Je ne dis rien des avanies qu'elle dut subir. On la croyait perdue et les amis de la veille lui tournaient le dos. « Manquant un jour de pain, elle prit avec elle quelques bijoux qui lui restaient et s'en alla chez un de ses parents, dans l'intention de lui emprunter de l'argent et de lui laisser ses bijoux pour gage. » Pour tout argent, on lui conseilla « de mettre ses enfants en métier chez un cordonnier ». « Ma mère, dit à ce sujet la fille aînée de la sainte, ne fut sensible qu'à ce dernier mot ; tout le reste lui avait paru peu de chose. Elle excusait même ce parent de son refus, mais elle ne croyait pas que nous fussions nés pour les métiers qu'il indiquait (2). » « Elle ne voyait pas seulement ses juges, reprend Duval, mais faisait elle-même la plupart de ses écritures, travaillant quelquefois tout le long de la nuit, pour donner aux juges l'intelligence de son fait, qu'elle déclarait si nettement et avec de si

 

(1) Duval, op. cit., p. 78.

(2) Boucher, op. cit., pp. 5o, 51.

 

 

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puissantes raisons que les avocats n'avaient rien à ajouter ou à retrancher, s'étonnant au reste de la grande clarté et netteté de son esprit. Enfin elle fit tant par ses sollicitations et pourvut si bien à toutes ses affaires qu'elle les débrouilla, délivra son mari des effets de la malveillance, et releva sa maison qui était fort proche d'être ruinée (1). » Tels furent les premiers essais de ce génie pratique et lumineux, qui devait bientôt susciter, organiser et entretenir tant d'oeuvres saintes. Bénies soient les dettes et les autres folies de Pierre Acarie ! Grâce à lui, sa femme est faite désormais aux audaces, aux conceptions vives, à la patience obstinée, bref à toutes les vertus humaines que va nécessiter sa tâche divine. Mais de peur que le lecteur, après avoir donné au mari plus de compassion qu'il n'en mérite, n'aille s'alarmer sur le sort de la famille, montrons vite que les enfants de Mme Acarie n'ont souffert ni des extases, ni du zèle de leur mère.

Sur Mme Acarie éducatrice, nous avons le plus authentique des témoignages, celui de ses trois filles qui ont confié les souvenirs de leur enfance, d'abord à M. Duval, puis aux enquêteurs du procès de béatification. Carmélites, comme leur mère l'était devenue, ces trois filles ont une tendance naturelle à tout louer de l'éducation qu'elles ont reçue d'une sainte et même les disciplines que leur petit âge avait trouvé parfois quelque peu sévères. Mais une telle idéalisation s'accuse et se corrige à première vue, et je suis assuré que les enfants de Mme Acarie auraient fait envie à tous les jeunes français, garçons ou filles, qui grandissaient vers la même époque. Comme tous les autres mérites de cette femme, celui-ci est d'autant plus original qu'il est non seulement plus rare — à cette époque sur tout — mais plus spontané, ses propres parents ne lui ayant donné que des exemples à ne pas suivre et son mari n'étant jamais intervenu dans la nursery que pour

 

(1) Duval, op. cit., p. 79.

 

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y semer le désordre. Elle n'est pas non plus la fille des livres, et quoique d'une condition très haute, elle ne sait guère que ce que lui ont appris son esprit naturel, son coeur et sa grâce. J'ai déjà dit qu'elle tenait autant que possible à garder ses enfants auprès d'elle. Sur le soin qu'elle prenait d'eux, pendant leur toute première enfance, Duval nous a conservé deux anecdotes qu'il jugeait significatives, car le pittoresque en soi n'arrêterait jamais ce grave docteur. « Elle faisait aller son aîné à Saint-Louis, qui est la maison professe de la Compagnie de Jésus (l'enfant avait dix ans lorsque les jésuites furent expulsés) où on... enseignait (le catéchisme). Il arriva que le maître fit faire montre de tous ses petits catéchumènes, déjà néanmoins baptisés. Le fils de notre bonne demoiselle fut choisi pour porter l'enseigne; elle lui en fit faire une belle de taffetas cramoisi, où Notre-Seigneur appelant à soi les petits enfants était représenté, et le fit marcher en cet équipage par la ville à la tête de ses petits compagnons, afin de lui donner courage de bien apprendre la doctrine chrétienne (1). » « Il advint vers ce temps-là, dit encore Duval, que M. Guincestre parla dans un de ses sermons en l'église de Saint-Gervais, contre les pères et mères qui négligeaient de faire apprendre le catéchisme à leurs enfants et il usa de ces termes : « Si je dis à un enfant : venez ça, mon fils, dites-moi : qu'est-ce que la foi ? » La belle-mère de notre demoiselle (de Mme Acarie) avait alors entre les bras un de ses enfants, qui n'était encore qu'à la bavette; pensant que le prédicateur lui parlait, il se prit à dire hautement : « La foi, c'est un don de pieu », et il eût poursuivi la définition jusqu'au bout, si sa grand'mère, voyant que le monde se retournait vers cet enfant, ne lui eût mis aussitôt les mains sur la bouche (2). »

Pour que rien ne manque à la saveur de cette historiette,

 

(1) Duval, op. cit., p. 39.

(2) Ib., p. 39.

 

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il faut se rappeler qu'au lendemain du massacre du duc de Guise, ce même Guincestre, ligueur fougueux, avait fait jurer à tout son auditoire, y compris le premier président de Harlay qu'il apostropha personnellement, qu'ils mettraient tout en oeuvre pour venger leur martyr. Il devait bien connaître Pierre Acarie et ces diverses rencontres nous livrent peut-être le nom d'un des prédicateurs qui dénoncèrent les négligences maternelles et conjugales de Mme Acarie, du haut de la chaire de Saint-Gervais.

« Elle les accoutumait à lui venir dire leurs pensées, prenant la patience de les écouter attentivement (1) » pour les façonner à une franchise et à une liberté cordiales. Aussi bien, pour connaître ses enfants, n'avait-elle pas besoin de leurs confidences. Ils « sentaient qu'elle pénétrait par un simple regard jusque dans le fond de leur âme (2) ». « Il ne fallait point, reprend Duval, que quelqu'un s'entremêlât de lui dire : « Vos tilles sont de tel naturel, ou ont telle ou telle vertu », car elle savait tout ce qui était en elles, jusque dans le fond de leur âme (3). » « Une des fautes qui lui déplaisaient le plus était le mensonge, quoique léger, et elle aimait tellement la vérité qu'elle ne pardonnait jamais les fautes qui y étaient contraires, disant souvent à ses filles : « Quand vous auriez perdu et renversé toute la maison, si vous l'avouez lorsqu'on vous le demandera, je vous le pardonnerai de bon coeur ; mais je ne vous pardonnerai jamais le plus petit mensonge ; fussiez-vous aussi hautes que ce plancher, — elle était petite — je Jouerais des femmes pour vous tenir (pendant les verges) plutôt que d'en laisser passer un sans châtiment, et tout le monde ensemble ne pourrait pas obtenir de moi que je vous pardonnasse (4). » On croit

 

(1) Duval, op. cit., p. 44.

(2) Ib., p 45.

(3) Ib., p. 48.

(4) Ib., p. 5o.

 

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l'entendre, la voir encore, et je jurerais que ses filles n'ont pas modifié d'un seul mot ce petit discours d'ailleurs inoubliable pour elles. « Fussiez-vous aussi hautes que ce plancher, je louerais des femmes pour vous tenir. » Il n'y a plus d'histoire possible, si l'on croit le docteur Duval capable d'inventer de pareils et de si beaux traits.

Lorsque ses filles avaient commis une faute qui « méritât châtiment, elles allaient elles-mêmes chercher les verges ; s'il arrivait qu'elles eussent le coeur gros ou qu'elles se voulussent excuser, la bienheureuse ne les châtiait pas sur l'heure, mais elle attendait qu'elles fussent calmées et que Dieu eût mis en leur âme une vraie et sincère connaissance de leur faute ; puis, selon la qualité de la faute, elle les châtiait, voulant que durant ce châtiment elles se missent à genoux et dissent le Pater ou l'Ave Maria, leur faisant même baiser les verges et la remercier du bien qu'elfe leur avait fait (1) ». De la verge, ou des violences plus primitives et plus soudaines qui se pratiquent aujourd'hui chez nous, je ne sais ce qui vaut le mieux, mais l'essentiel, qu'on oublie presque toujours et que l'exemple de Mme Acarie nous rappelle, est qu'il ne faudrait jamais toucher un enfant, à la minute même de sa faute el, tant qu'il a « le coeur gros »

Elle combattait la vanité dans le coeur de ses enfants par des moyens qu'il nous est difficile d'apprécier mais qui nous renseignent sur les moeurs intimes de ce temps-là. « Elle ne voulait pas qu'aucun de la maison appelât (ses filles) autrement que par leur nom de baptême sans adjonction de Mademoiselle ; elle le défendait absolument aux serviteurs de la maison, et pour les personnes qui venaient du dehors, elle les priait de ne point le faire ; elle pratiqua toujours cela à l'endroit de sa fille aînée, quoiqu'elle fût âgée de dix-sept à dix-huit ans, ne pouvant souffrir qu'on l'appelât autrement que Marie... Pour

 

(1) Duval, op. cit., p. 49.

 

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le même motif, elle voulait ainsi que ses filles parlassent aux serviteurs et servantes de la maison fort doucement et humblement, quand même ce n'eût été qu'à un laquais, de sorte qu'elles n'eussent pas osé lui dire : « Faites ceci ou cela »; mais « je vous prie », ou « s'il vous plaît », et le laquais avait ordre de ne point leur obéir sans cela... Elle leur imposait encore quelques actes de mortification et d'humiliation, comme d'aller demander pardon à celles qui les avaient vues faillir, ou baiser leurs pieds : et, ce à quoi elle voyait que ses filles sentaient plus de répugnance, c'était ce qu'elle leur commandait. C'est ainsi qu'elle chargeait son aînée (plus fière et difficile que les deux autres), de balayer les escaliers et de faire d'autres choses basses et viles. Et voyant qu'elle épiait pour faire cela le moment où il n'y avait personne en la maison... elle la reprenait fortement et la faisait balayer devant tous (1). » Même discipline pour l'obéissance. Ses filles devaient être « toujours prêtes à faire ou à laisser tout ce qu'elles faisaient sans montrer de mauvaise humeur (3) ». L'aînée, s'embarquant un jour pour une partie de plaisir, sa mère « la fit descendre du carrosse et en ôter ses hardes pour demeurer; puis, lorsqu'elle la vit contente et paisible en l'obéissance, elle la fit remonter en carrosse (3) ».

Qu'en pense le lecteur ? Pour moi j'hésiterais, soit à louer sans réserve, soit à condamner ces exercices d'ascèse. A la vérité quelques-uns de ces exercices sentent un peu le couvent, si l'on peut ainsi parler. Mais quelle ascèse n'en est pas là, plus ou moins ? Un seul point est nécessaire ; assouplir l'enfant sans le briser, l'humaniser, sans le flétrir. Mme Acarie avait beaucoup de tact, elle n'ignorait rien de ses enfants, elle dosait, avec une vigilance parfaite, les épreuves qu'elle leur imposait, enfin,

 

(1) Duval, op. cit., pp. 49, 5o.

(2) Ib., p. 43.

(3) Ib., p. 41.

 

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elle connaissait mieux que nous ce qui convenait exactement à leur condition. Nous savons aussi qu'elle aurait eu horreur de les pousser au couvent. « Quand j'aurais cent enfants, disait-elle, et que je serais dépourvue de ressources pour les établir, je ne voudrais pas en mettre de moi-même un seul en religion (1). » « Elle pleura beaucoup un jour, raconte Boucher, après qu'une de ses filles fut entrée en religion ; elle craignait qu'en faisant cette démarche, elle n'eût suivi les conseils d'une amie (2). » « Ma mère, dit encore sa fille aînée, nous habillait toujours fort proprement (on sait le vieux sens de ce mot), évitant néanmoins la vanité, et elle nous avertissait souvent de nous tenir droit. Comme une dame de ses amies paraissait surprise de son attention à ces deux points, elle répondit fort sagement : « J'élève mes enfants de manière à ce qu'ils puissent suivre leur vocation, à quelque état que la Providence les appelle : s'ils entrent dans l'état religieux, je veux qu'aucun défaut corporel ne puisse servir de motif à leur démarches ». De tels sentiments n'étaient pas communs à la fin du XVI° siècle et ne devaient pas le devenir de si tôt. Plus rare encore peut-être le spectacle d'une mère si fort occupée de l'éducation de ses enfants. Qu'avec cela, Mme Acarie ait montré quelquefois et surtout vis-à-vis de sa fille aînée, une exigence excessive, elle le reconnaîtra plus tard elle-même. Quand elles étaient carmélites l'une et l'autre, cette fille s'amusait doucement à la taquiner là-dessus, parlant « en la récréation, de ce qu'elle lui faisait, lorsqu'elle était petite, pour la mortifier. Cette bienheureuse paraissait alors par grande simplicité en avoir de la confusion, et ne lui disait autre chose sinon : « Je vous ai fait bien du mal, j'ai été bien méchante ».

 

(1) Boucher, op. cit., p. 108.

(2) Ib., p. 108.

(3) Ib., 107, 1o8.

(4) Duval, op. cit., 431.

 

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« Elle nous traitait fort doucement, dit cette même fille, mais elle joignait à cette douceur une gravité si majestueuse et si imposante qu'il nous était comme impossible de ne pas nous rendre à ce qu'elle désirait de nous. » « Elle avait grand soin de me tenir le coeur fort bas — écrit de son côté la cadette (Marguerite, la plus exquise de toutes), mais elle le faisait de si bonne grâce que je n'avais aucun dégoût pour l'exercice qu'elle donnait à mon amour-propre. Quand elle était obligée de me punir, elle y mettait une manière si agréable qu'il ne me vint jamais en pensée qu'elle me corrigeât sans raison, et que la correction ne me donna jamais d'humeur contre elle (1)». Ajoutons que dans leur « petite jeunesse », elle leur achetait elle-même, « des jonchets, des dames, martres » et autres semblables. Même « perdue et abîmée en Dieu », écrit expressément Duval, elle montrait à ses enfants « la manière dont il fallait jouer, disant que la jeunesse ne doit pas être trop contrainte et que cela émousse la pointe de l'esprit. Aussi, quand quelqu'une de ses filles. avant douze ans, faisait trop la sage en sa contenance ou était trop sérieuse, elle la reprenait, regardant cela comme un fruit qui vient trop tôt et qui s'en va de même qu'il est venu (2) ».

 

(1) Boucher, op. cit., pp. 110, 111.

(2) Duval, op. cit., p. 44. Lorsque nous en viendrons aux origines du Carmel français, nous retrouverons les filles de Mme Acarie, au moins la seconde et la plus fameuse, Marguerite du Saint-Sacrement, qui dépassait la sainteté même de sa mère, au dire de la marquise de Maignelais et qui m'a paru très attachante. Pour les garçons, on voudrait aussi les connaître, mais Duval et la première tradition acarienne semblent avoir pris à tâche de les ignorer. Il y a là peut-être un petit mystère qu'on n'éclaircirait pas sans profit, si, comme je suis porté à le croire, l'infortune de ces inconnus fut d'avoir été surtout les fils de leur père. Le second, néanmoins, Pierre, fut irréprochable et, nous dit Boucher, « paraît avoir été très éclairé». « Après être sorti du collège (Navarre) il entra chez les jésuites. Il quitta leur Société avant la mort de sa mère », (car M. de Marillac et le P. Coton qui lui firent avoir un bon prieuré à sa sortie de chez les jésuites, eurent à lutter, sur ce point, contre les scrupules de Mme Acarie, toujours sévère en matière de bénéfices ecclésiastiques). Très en faveur auprès de l'archevêque de Rouen, Harlay de Champvallon — le premier du nom — nous le voyons occupé, en 1622, de la béatification de sa mère et, en 1629, député, du clergé rouennais aux états de Normandie. « Il avait beaucoup de livres qu'il légua au chapitre de la cathédrale de Rouen, à condition qu'on en donnerait le libre usage au public... Depuis sa mort, les chanoines dînaient en commun dans leur bibliothèque, tous les ans, le jour de l'Ascension, et dans l'action de grâces qui terminait ce dîner, ils priaient pour-le repos de l'âme de M. Pierre Acarie, qui donna commencement à cette bibliothèque. » Il est piquant et touchant de voir ainsi dans le livre d'or des bibliophiles, le fils d'une grande sainte, si absorbée en Dieu que depuis sa première extase, la lecture des livres de dévotion lui fut impossible. Pierre Acarie tenait ce goût de son père. Noua savons, en effet, que lorsque celui-ci eut brûlé les romans de sa femme, les ouvrages pieux qu'il mit en leur place étaient magnifiquement reliés. Archidiacre d'Eu, official et théologal de Rouen, le chanoine bibliophile mourut en 1637. Il avait cinquante et un ans.

Son plus jeune frère, Jean, qui était né en 1589, eut une carrière plus ondoyante et plus trouble. Il avait probablement hérité de l'humeur fantaisiste de son père. Muni d'abord, comme Pierre, d'un bon prieuré, il quitta — nous ne savons ni quand, ni comment — l'état ecclésiastique pour la cuirasse. Il n'était sûrement pas dans les ordres lorsque se fit cette métamorphose. Nous voyons d'ailleurs, en 1617, l'évêque de Verdun prendre logis chez le jeune officier, dont la conduite néanmoins inquiétait beaucoup sa mère. Peu après, ses traces se perdent presque de l'autre côté du Rhin. Il partit pour l'Allemagne, s'y maria et probablement ne se montra plus en France. Il fit souche de soldats. « L'aîné de ses petits-fils devint aide de camp du prince Xavier de Saxe, frère de la Dauphine, mère de Louis XVI, et fut tué d'un coup de canon en allant sommer un château de se rendre. » Un des neveux de celui-ci vivait encore à Strasbourg, à la fin du XVIII° siècle, lorsque sa bisaïeule fut béatifiée par Pie VI. Comme le fils aîné de Mme Acarie n'avait pas eu d'enfants, les Acarie d'Alsace étaient donc les seuls descendants directs de la bienheureuse. Ils s'en faisaient gloire, et étaient restés en relations plus ou moins fréquentes avec les carmélites de France. Cf. Boucher, op. cit., p. 113, 114.

 

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Ces enfants qui jouent aux jonchets près de leur mère en extase, cette mère qui interrompt ses extases pour se mêler aux jeux de ses enfants, c'est ainsi que les vrais mystiques réconcilient le ciel et la terre, répondant, d'un même coeur, à toutes les voix qui les appellent, aux plus humbles comme aux plus sublimes. Il semble du reste que le souci constant d'une maison à gouverner ou à rétablir, d'une nombreuse famille à élever, aurait pu suffire à l'activité de cette femme qui devait lutter contre Dieu même, pour avoir la tête et les mains libres, dans l'accomplissement de tous ses devoirs. Il n'en est rien cependant et de toutes les oeuvres de religion ou de charité qui surgirent à Paris sous le règne de Henri IV, je n'en connais aucune à laquelle Mlle Acarie ait marchandé son concours, lorsque d'elle-même elle ne l'avait pas entreprise.

 

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III. Il y a, dans le livre de Duval, une scène sans paroles si belle, si prenante et d'un pathétique si simple qu'on la croirait tirée des Évangiles. Mme Acarie allait à Rouen pour y fonder une maison de carmélites. Duval l'accompagnait dans ce voyage. « Quand nous fûmes, dit-il, sur le mont Sainte-Catherine, d'où l'on voit toute la ville de Rouen, je fis arrêter le carrosse, afin qu'elle la regardât et considérât. Elle le fit parce que je le désirais. Et après l'avoir vue si grande, si pressée, le port si plein de navires, elle fut touchée intérieurement, et demeura quelque temps sans parler et sans même remuer (1). » Ce ravissement d'amour, de pitié, de zèle ne nous fait-il pas songer invinciblement à la plainte divine : « Jérusalem, Jérusalem... si tu avais su ! ».

Mme Acarie s'ouvrait, se donnait ainsi à toute misères ne s'approchant jamais du prochain, « avec un esprit préoccupé » d'elle-même. « Étant jeune mariée, il arriva qu'uni ouvrier qui travaillait d'ordinaire en sa maison, étau devenu malade, la pria de lui vouloir faire quelque aumône, ce qu'elle fit ; et en la faisant, il lui vint la pensée que cet homme était nécessaire à sa (propre) maison. (2)» Elle pleura beaucoup de ce retour égoïste et en fit une bonne pénitence. Je sais bien que ni la bonté ni le désintéressement ne sont rares chez les vrais saints, mais l'activité charitable et apostolique de Mme Acarie présentait un caractère moins commun sans doute. Son zèle dépendait en quelque façon de sa vie contemplative : sa grâce la suivait, la dirigeait et la maîtrisait partout, et ses bonnes oeuvres continuaient ses extases. Ce ne sont là ni des mots en l'air ni des à peu près, ni des subtilités louangeuses. Duval à qui nous devons ces analyses, avait observé Mme Acarie avec la curiosité, non pas seulement d'un amateur d'âmes, mais aussi d'un théologien et consommé. Nous pouvons

 

(1) Duval, op. cit., p. 173.

(2) Ib., pp. 59, 6o.

 

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nous fier à lui. « 11 ne faut point douter, écrit-il, qu'en son âme... il n'y eût quelque rayon spécial de la divine Providence, qui lui permettait de pénétrer en matière d'affaires, les choses du ciel et celles de la terre. Et de fait, elle reçut une fois de Dieu une vue admirable de la providence divine sur les hommes, qui lui dura trois jours, ne voyant, n'écoutant, et ne pouvant penser à autre chose qu'aux incompréhensibles moyens par lesquels Dieu gouverne toutes choses... (et comme ce gouvernement divin s'étend à tout) on la voyait en même temps donner des avis sur des choses grandement spirituelles et aussitôt s'abaissant à en donner d'autres pour le corps et les affaires temporelles (1). »

Par suite de cette disposition foncière, « elle ne s'appliquait pas volontiers à une affaire, sans en ressentir au préalable quelque mouvement intérieur » (2). Si les voix restaient muettes, il fallait un ordre formel de ses confesseurs, pour la déterminer à entreprendre une oeuvre quelconque. Enfin, et ceci est encore plus significatif, « elle ne traitait presque jamais avec personne, au moins d'affaire importante, que ce ne fût avec une vue intérieure entièrement recueillie et présente à Dieu; de sorte que, cette vue venant à lui manquer, elle s'arrêtait tout court, paraissant ne savoir où elle en était, sans se soucier de ce qu'en penseraient ceux avec qui elle traitait » (3). Dom Sans de Sainte-Catherine a fait la même remarque :

Quand en parlant, écrit-il, elle s'apercevait qu'elle disait quelque chose qui n'était pas nécessaire, ou en la manière qu'il ne fallait pas, c'est-à-dire, sans cette vue de Dieu, elle s'arrêtait court et ne l'achevait pas, bien qu'elle parlât à gens de qualité et que la chose ne fût pas de grande conséquence (4) ». C'est ainsi qu'il faut la voir dans ses

 

(1) Duval, op. cit., p. 59.

(2) Ib , p. 6o.

(3) Ib., pp. 60, 61.

(4) Ib., p. 61.

 

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oeuvres innombrables, elle si active et d'un esprit si vif', toujours repliée sur elle-même et les sens intérieurs toujours tendus vers ,les moindres signes ou vars les silences d'un guide invisible. C'est de là aussi que rayonne son extraordinaire prestige. Ceux qui viennent à elle ont l'impression très nette, la certitude qu'ils vont se trouver tout près de Dieu même.

Ces vues d'ensemble qui font rentrer l'activité extérieure de Mme Acarie dans le cadre de notre livre, doivent nous suffire. Le détail d'un tel chapitre serait infini et l'érudition nécessaire me ferait défaut. On nous dit par exemple qu'elle visitait constamment les hôpitaux voisins de la rue des Juifs, celui de Saint-Gervais et l'Hôtel-Dieu, et l'on ajoute qu' « elle fit revivre parmi les dames de qualité la coutume qui s'était depuis longtemps abolie, de fréquenter les hôpitaux et d'y servir les malades » (1). Avant d'utiliser une affirmation aussi grave, nous devrions la contrôler par le menu, car je ne suis pas sûr que la noblesse française eût tout à fait déserté les hôpitaux pendant le XVI° siècle, je ne suis pas sûr non plus que Mme Acarie ait renoué la première cette tradition magnifique. Où nous conduiraient ces problèmes historiques et si nous les abordions ici, de quel droit plus tard réduirions-nous à quelques pages rapides ce que nous comptons dire sur Vincent de Paul et les Filles de la Charité ? Mme Acarie fut de même une insigne « convertisseuse ». « M. Gauthier, qui d'avocat général au grand conseil devint conseiller d'État, et qui fut très lié avec la bienheureuse... a attesté avec serment (au procès de béatification) que le nombre des conversions qu'elle avait faites montait à plus de dix mille (2). » Qui ne voit que nous devons ici nous interdire les longues enquêtes qu'il nous faudrait amorcer, d'abord pour discuter ces chiffres miraculeux, ensuite pour

 

(1) Boucher, op. cit., p. 131.

(2) Ib., p. 134.

 

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évoquer sous leurs vivantes couleurs, cette multitude dames en détresse auxquelles Mme Acarie a rendu la paix? Elle était le recours, et, d'une certaine façon, la conscience de Paris. Nous avons là-dessus le témoignage certain du premier parisien de ce temps-là. « Un jour, raconte Duval qui tient le Lait de première main, quelques malveillants ayant fait courir an mauvais bruit surale Roi par Paris, aussitôt qu'il fût revenu de Fontainebleau, envoya vers elle le P. Coton, pour l'assurer que ce bruit était faux et la prier de ne le pas croire, car il l'avait en une telle estime qu'il lui suffisait que cette bienheureuse ne crût point cette calomnie (1). » Oui, sans doute, mais en habile homme qu'il était toujours, même dans ses inspirations les plus spontanées, il n'était pas fâché non plus de garder l'estime de cette femme, une des puissances de la capitale. Autres temps, autres soucis chez ceux qui gouvernent; un peu moins de deux siècles après cette visite serait diplomatique du P. Coton à Mme Acarie, Napoléon  tâchera de composer avec Mme de Staël.

Comme l’histoire de la charité chrétienne et des pécheurs convertis au XVIIe siècle, celle des congrégations enseignantes nous est interdite. Ainsi nous se parlerons plus tard des premières ursulines françaises que dans la mesure où celles-ci ont pris part au mouvement plus intime qui seul nous occupe. Qu'on n'oublie pas néanmoins que l'une des branches les plus florissantes de cet institut, les ursulines de Mme de Sainte-Beuve, pourrait aussi bien s'appeler les ursulines de Mme Acarie. C'est elle qui eut l'idée de cette fondation, que d'après Duval « plusieurs grands personnages » regardaient comme « impossible et inutile » ; elle, qui décida sa propre cousine, Mme de Sainte-Beuve, à l'entreprendre; elle, qui choisit et façonna les premières recrues. « Elle a été, affirme Duval, le principal, et, j'oserais bien dire le premier instrument

 

(1) Duval, op. cit., pp. 549, 55o.

 

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dont Dieu s'est servi pour établir ces ursulines... Dieu lui en jeta dans l'âme de tels désirs qu'elle ne pouvait avoir l'esprit  en repos, si cette bonne oeuvre ne se  faisait. » Aussi bien, ajoute le même écrivain, dont le témoignage a tant de poids et qui s'adresse aux contemporains de la bienheureuse, « de son temps, il ne se faisait rien de notable pour la gloire de Dieu qu'on ne lui en parlât, ou qu'on n'en prît son avise (1) ».

Mais parmi tant et tant d'oeuvres, il en est une à laquelle se ramènent toutes les autres, comme je l'ai déjà dit, et qui est toute nôtre. Je veux parler de l'action proprement spirituelle de Mme Acarie, et de cette sorte de rayonnement mystique, de contagion qui, pendant près de trente ans, s'est développée autour d’elle. Nous le disions en commençant, elle rendait sérieux quiconque l'approchait. Il est temps de compléter, ou plutôt d'expliquer cette riche formule, de se rappeler que le mysticisme n'est, à le bien prendre, que le plus sublime degré du sérieux, j'entends, du sérieux chrétien. Dieu seul fait les saints et les mystiques, mais l'appel qu'il adresse à ceux qu'il a choisis, est souvent presque imperceptible. Beaucoup ne l'entendent pas ou n'osent pas l'entendre. Soit faiblesse, soit humilité et prudence mal comprises, ils paralysent, ils étouffent même leur grâce. Or, et c'est ici la grande loi providentielle qui règle la plupart des ascensions surnaturelles, la parole, la simple vue d'une âme vraiment sainte et manifestement possédée de Dieu, révèle leur propre don à ces timides, à ces hésitants, ces élus qui s'ignorent. Devant cette toile vivante qui leur est soudain présentée, fascinés et encouragés tout ensemble, ils sont trop modestes sans doute pour répéter à leur tour le fameux mot du génie qui s'éveille, ed'anch'io, mais leur vocation n'en est pas moins fixée par cette rencontre décisive, et ils prennent d'un pas résolu, ce haut sentier

 

(1) Duval, op. cit., p. 218.

 

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qui, la veille encore, leur paraissait inabordable, leur faisait peur. Telle a été l'histoire certaine d'un grand nombre de chrétiens, de chrétiennes, de prêtres même, de prêtres surtout, dont Mme Acarie a « libéré la grâce », pour me servir d'une splendide formule, appliquée au cardinal de Bérulle, mais qui ne semble pas convenir moins exactement à la mission de cette femme extraordinaire. A la vérité, les mystiques de tous les temps ont exercé le même genre d'influence, mais l'action de celle-ci présente un caractère particulier dont nous saisirons mieux l'originalité saisissante, lorsque nous aurons étudié rapidement la vie mystique de Mme Acarie elle-même.

IV. Le meilleur des juges, puisqu'il est assurément le moins prévenu en faveur des mystiques, saint homme certes mais aigu, malicieux, défiant, le P. Binet enfin, pour l'appeler par son nom, s'explique en ces termes sur les dons surnaturels de Mme Acarie. « Je n'ai jamais connu personne, écrit-il, en qui on vit plus clairement ce que saint Denis appelle : divina patiens, c'est-à-dire qu'elle souffrait plus qu'elle n'agissait, — nous aurons bientôt à préciser, à modifier quelque peu cette distinction, — étant prévenue continuellement de telles lumières et de si abondantes faveurs du ciel, et ayant Dieu si présent en son âme, que si elle ne s'en fût détournée, elle fût souvent tombée en extase, et ravie hors d'elle-même (1). » Il disait aussi « avec grande raison, que l'application de cette bienheureuse à Dieu par le moyen de son oraison, était in modum fulguris coruscantis, non seulement à cause de la promptitude et vivacité avec laquelle elle s'y appliquait, mais aussi parce qu'ayant une très grande privauté et familiarité avec Dieu, son visage, de même que celui de Moïse, en devenait tout lumineux. Le même Père fait remarquer que si on venait à l'interrompre quand elle parlait de quelque affaire temporelle ou de

 

(1) Duval, op. cit., p. 556.

 

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piété, elle se taisait à l'instant, et, en ce court espace de temps, elle s'appliquait à Dieu si efficacement qu'elle oubliait ce qu'elle disait auparavant et qu'il fallait lui aider à s'en ressouvenir... Pour moi, ajoute Duval qui rapporte le témoignage de Binet, je lui ai vu arriver cela plusieurs fois pendant que je lui parlais (1) ». « Quelquefois, dit ailleurs le même témoin, en regardant le ciel, elle ne pouvait presque parler. Elle disait : « parlons-en, je vous prie, » mais elle ne pouvait achever, et était comme forcée de montrer par signes la joie dont son âme était alors remplie (2). »

Ces attractions soudaines, irrésistibles, lui rendaient toute prière vocale extrêmement difficile. « Je l'ai vue, continue Duval, allant aux champs avec elle, comme elle commençait son chapelet avec sa fille aînée, n'en pouvoir dire le premier ave, sans aussitôt n'être plus à elle. Un recueillement intérieur la saisissait incontinent. Sa fille ne s'en étonnait nullement, car elle savait que cela lui était ordinaire ; elle disait bien à ses oreilles deux ou trois mots de ce qu'elle devait dire ; mais voyant qu'elle ne lui répondait rien, elle se mettait à l'achever seule. C'est pourquoi ses confesseurs avaient peine à lui donner une pénitence (et souvent) ne lui enjoignaient que ces deux paroles : Jésus, Marie, ou bien quelque aumône, ou de se prosterner à terre (3). »

La lecture ne lui était pas plus possible que la prière vocale. « A la première rencontre, son esprit s'élevait tellement en Dieu qu'elle ne pouvait passer outre. » C'était bien un livre pourtant qui avait été « la cause première de son attraction », mais « comme lorsque l'arcade est faite, on jette ce qui la soutient, ainsi l'âme de cette bienheureuse, ayant été élevée de Dieu au sommet de l'oraison, elle n'eut plus besoin de lecture... il lui suffisait

 

(1) Duval, op. cit., pp. 497, 498.

(2) Ib., p. 473.

(3)  Ib., p. 495.

 

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de regarder dans le fond de son âme. Aussi, bien que plieurs personnes de dévotion tant réguliers que séculiers... lui fissent présent de certains exercices ou livres spirituels, qui se composaient alors, et principalement de ceux qui traitaient de la, vie suréminente, toutefois elle ne les lut jamais et n'était pas en état de les lire. Elle pouvait dire avec raison, comme saint Paul, que ceux qui semblaient être les plus grands dans l'Eglise, ne lui avaient rien appris, ayant tout puisé en Dieu. Ce livre-là, continue ce grand liseur d'André Duval, ne lui faisait point mal aux yeux, et elle y lisait aussi bien au milieu de la plus sombre nuit qu'en un clair midi, et de plus elle ne s'en lassait point... Toutefois sur la fin de sa vie... elle se mit à lire quelques livres spirituels, pour se distraire de la forte occupation en Dieu qu'elle avait alors. Parmi. les livres qu'elle lisait ainsi, le principal fut le Chemin de la perfection de la sainte Mère Thérèse de Jésus, celui des Points d'Humilité ou bien le Combat Spirituel. Elle estimait extrêmement le dernier ouvrage », en quoi elle se rencontrait avec son, ami François de Sales dont elle n'a peut-être jamais ouvert, ou du moins, jamais achevé les propres ouvrages. Notons encore que mémo lorsqu'il ne lui était pas permis de lire elle-même, « elle écoutait parfois ses filles, ou quelques autres qui lisaient (1) ». Curieux effet de la voix humaine, ainsi capable de retarder, d'empêcher même les assauts divins ! Mais combien. ne paraîtra pas plus curieuse la courbe que Duval, observateur insigne, vient de décrire : un livre occasionnant la première extase ; puis toute lecture rendue impossible parla nouvelle extase qu'une seule ligne menaçait de déchaîner; enfin, sur le déclin de la vie, les extases devenues si absorbantes qu'on essaie de s'en distraire par une lecture piteuse.

Loin de diminuer les activités de cette mystique,

 

(1) Duval, op. cit., pp. 491-494.

 

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sait de regarder dans le fond de son âme. Aussi, bien que plusieurs personnes de dévotion tant réguliers que séculiers... lui fissent présent de certains exercices ou livres spirituels, qui se composaient alors, et principalement de ceux qui traitaient de la vie suréminente, toutefois elle ne les lut jamais et n'était pas en état de les lire. Elle pouvait dire avec raison, comme saint Paul, que ceux qui semblaient être les plus grands dans l'Eglise, ne lui avaient rien appris, ayant tout puisé en Dieu. Ce livre-là, continue ce grand liseur d'André Duval, ne lui faisait point mal aux yeux, et elle y lisait aussi bien au milieu de la plus sombre nuit qu'en un clair midi, et de plus elle ne s'en lassait point... Toutefois sur la fin de sa vie... elle se mit à lire quelques livres spirituels, pour se distraire de la forte occupation en Dieu qu'elle avait alors. Parmi les livres qu'elle lisait ainsi, le principal fut le Chemin de la perfection de la sainte Mère Thérèse de Jésus, celui des Points d'Humilité ou bien le Combat Spirituel. Elle estimait extrêmement le dernier ouvrage », en quoi elle se rencontrait avec son ami François de Sales dont elle n'a peut-être jamais ouvert, ou du moins, jamais achevé les propres ouvrages. Notons encore que même lorsqu'il ne lui était pas permis de lire elle-même, « elle écoutait parfois ses filles, ou quelques autres qui lisaient (1) ». Curieux effet de la voix humaine, ainsi capable de retarder, d'empêcher même les assauts divins ! Mais combien ne paraîtra pas plus curieuse la courbe que Duval, observateur insigne, vient de décrire : un livre occasionnant la première extase ; puis toute lecture rendue impossible parla nouvelle extase qu'une seule ligne menaçait de déchaîner; enfin, sur le déclin de la vie, les extases devenues si absorbantes qu'on essaie de s'en distraire par une lecture pieuse.

Loin de diminuer les activités de cette mystique,

 

(1) Duval, op. cit., pp. 491-494.

 

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comme il arrive en apparence du moins si souvent, ou, pour mieux dire, loin de la réduire à ces activités si profondes et si simples qu'elles paraissent immobiles et pure passion, les ravissements de Mme Acarie la rendaient au contraire plus « fertile » — le mot est d'elle — en « conceptions », en sentiments et en images. Pour nous en convaincre, nous n'avons qu'à examiner le récit impuissant, mais lumineux qu'elle a fait elle-même d'une de ces longues extases.

 

Jetant l'oeil extérieur sans un dessein sur un crucifix — écrit-elle à Bérulle, son directeur, dans une des trop rares lettres d'elle qui nous aient été conservées — l'âme (1) fut touchée si subitement, si vivement, que je ne pus pas même l'envisager davantage extérieurement, mais intérieurement. Te m'étonnai de voir cette seconde personne de la très sainte Trinité, accommodée de cette sorte pour mes péchés et ceux des hommes. Il me serait du tout impossible d'exprimer ce qui se passa en l'intérieur, et particulièrement l'excellence et dignité de cette seconde personne. Cette vue était si efficace et avait tant de clarté, qu'elle ne pouvait consentir et comprendre, qu'ayant tant d'autres moyens pour racheter le monde, il avait voulu ravilir une chose si digne et si précieuse ; jusqu'à ce qu'il plût au même Seigneur soulager les angoisses auxquelles elle était, (et crois que si cela eût duré plus longtemps, elle ne l'eût pu porter), l'informant si particulièrement et si efficacement et surtout avec tant de clarté, qu'elle ne pouvait nullement douter que ce fût lui qui donnait jour à ces ténèbres, et l'enseignait, comme ferait un bon père, son enfant, ou un bon maître, son disciple. Ce qui se sentait intérieurement ne se peut exprimer ni moins dire. Il me souvient bien que l'âme admirait sa sagesse, sa bonté et particulièrement l'excès de son amour envers les hommes. La joie et la douleur tout

 

 

(1) Soit pour dépister les indiscrets par une précaution d'ailleurs ingénue, soit pour se soumettre aux habitudes conventuelles qui proscrivent le « je » et le remplacent par le « nous » ou par le style indirect, Mme Acarie essaie de disparaître ainsi de ses propres lettres. Mais sa vivacité naturelle l'entraîne souvent et elle revient à un « moi » qui est parfaitement aimable sous sa plume. On rencontre une maladresse et une confusion analogues chez beaucoup de religieuses mystiques. Je me permets de souligner dans le texte ces incertitudes qui dénotent aussi peut-être chez les mystiques une certaine tendance à se désapproprier de leur âme même.

 

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ensemble faisaient divers effets et rendaient l'âme fertile en conceptions. Que ne disait-elle à ce Seigneur qui lui était si efficacement présent ! Quels besoins oubliait-elle ! Quels désirs et quels souhaits ! Quels remerciements...! Oh! combien elle lui demandait l'efficace de ce qu'il avait opéré pour notre salut... ! Les douleurs aux extrémités dont nous nous sommes plainte depuis tant d'années (les stigmates) furent rendues douces et suaves, quoique douloureuses... Bref, je ne saurais dire comme j'étais ; cela dura le temps de l'oraison du matin qui fut bien de quatre ou cinq heures (1).

 

Bossuet lui-même n'aurait pas soupçonné de quiétisme une extase si occupée, et qui nous parait si dense, si « fertile », dans le terne résumé qu'on nous en donne. Du reste, le lecteur aura remarqué la vive justesse de cet esprit et même de cette langue qui n'a certes pas été travaillée. Si la voyante renonce à décrire ce qui s'est passé en elle, ce n'est pas manque, mais au contraire, surabondance de lumière. On aura bien vu aussi, car elle n'omet rien d'essentiel, que chez elle, tout l'être humain, conceptions, images, sentiments et sensations même, agit, souffre et palpite d'un bel accord sous la divine étreinte, les douleurs stigmatiques devenant à la fois plus intenses et plus douces à mesure que l'esprit se trouve inondé d'une « clarté » plus éblouissante. Nous savons aussi que cette activité se trahissait au dehors et que souvent Mme Acarie parlait ses extases, si l'on peut s'exprimer ainsi. Au plus fort de ses recueillements, et sans qu'elle en eût conscience, « elle ne laissait pas de proférer des paroles tantôt à Dieu... tantôt contre soi-même ». Son visage « lumineux » parlait pour elle quand ses lèvres ne s'ouvraient pas (2).

 

(1) Boucher, op. cit., pp. 517-519.

(2) Ib., ib. On me permettra d'ajouter ici, en note, à l'adresse des théologiens et des savants, la très intéressante notation d'un des confesseurs de Mme Acarie, M. Fontaine, qui l'assista lors de sa dernière maladie jusqu'à l'arrivée de M. Duval. Nous avons déjà dit que les extases de cette sainte étaient souvent accompagnées de ces phénomènes extérieurs, accablants pour qui les subit, troublants pour beaucoup de ceux qui les regardent, et qui loin de prouver en eux-mêmes l'action divine, ne font que rendre plus visible l'infirmité de toute chair mortelle. On a pu saisir les prodromes d'une crise de ce genre dans l'oraison que nous venons d'analyser, lorsque Mme Acarie nous dit elle-même que, si l'angoisse où la mettait la pensée du plan rédempteur « eût duré plus longtemps, elle ne l'eût pu porter u. Il y aurait eu donc, au moins dans ce cas, une sorte de corrélation entre la crise extatique et l'activité pieuse dont nous parlons dans le texte. Quoi qu'il en soit, M. Fontaine a cru remarquer une corrélation de ce genre dans les phénomènes qui se sont produits pendant les dernières semaines de Mme Acarie. Laissons là-dessus parler M. Duval qui arriva le jour même de la mort. « Sur les quatre heures et demie, les convulsions la prirent fort violentes et fréquentes, se succédant presque immédiatement l'une à l'autre... J'arrivai à Pontoise sur les cinq heures et demie... je trouvai les tourières effrayées... la malade en une convulsion très forte. Je dis au médecin : « Voilà un accès bien étrange! » Il me dit pourtant qu'elle n'en mourrait pas et qu'elle en avait eu d'aussi violents... M. Fontaine, le confesseur, me dit pareillement qu'elle avait eu d'aussi forts accès, dont elle était revenue. « Elle vous semble assoupie, me dit-il, c'est qu'elle est occupée intérieurement en Dieu, et cette sorte d'occupation en Dieu, lorsqu'elle est générale, ne lui fait point de mal; mais quand, au milieu de cette occupation, il lui survient une vision de l'humanité de Notre-Seigneur ou de la Sainte Vierge ou de quelque saint et sainte, son esprit se départ de cette considération et attention générale, et cela lui travaille grandement le corps, encore qu'elle en reçoive quelque allègement à l'intérieur », Duval, pp. 312, 313. Le dernier « en » est à peine équivoque. Fontaine veut dire que ce mal physique allège un peu les souffrances intimes qui ont résulté des visions. L'allègement ne vient pas de ce que l'esprit s'est départi de « cette considération et attention générale ». Ce texte deux fois précieux nous rappellerait au besoin qu'il ne faut pas juger des grâces d'oraison de Mme Acarie sur le texte qu'on a lu plus haut, lequel ne fait aucune mention de cette « occupation... générale ». Nous ne pouvons dire lequel de ces deux états était le plus fréquent chez elle.

 

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Après ce qui vient d'être dit, il paraîtrait assez naturel d'expliquer par la fertilité et la brûlante richesse de ces ravissements l'influence mystique dont notas rappelions tantôt l'étendue et la profondeur. Semblable à une Gertrude, à une Thérèse, à une Marguerite d'Arbouze, Mme Acarie aurait fasciné et formé ses nombreux disciples en leur communiquant les divines lumières qui lui étaient si libéralement départies. Il n'en est rien cependant. De toutes les grandes mystiques, je n'en connais pas de plus silencieuse que Mme Acarie et c'est là, me semble-t-il, le trait le plus original de sa merveilleuse histoire.

« On lui demanda un jour, raconte Duval, pourquoi elle ne s'était point mise à écrire de la vie intérieure, attendu l'expérience qu'elle en avait. Elle répondit qu'elle en avait au commencement écrit quelque chose, mais que depuis elle avait tout brûlé, voyant combien ses paroles étaient

 

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petites. » Pour parler de Dieu « il fallait qu'elle s’oubliât ». « Car sitôt, disait-elle, que je m'en aperçois, voyant manifestement que les choses de Dieu sont si hautes, et que mes paroles partent d'un lieu si infect et si pauvre, tout ce que je dis me semble si fade que je l'ai à contre-coeur. » « Aussi quelquefois, lorsqu'elle parlait de Dieu en très. grande ferveur, et rapportait des choses fort hautes, on la voyait s'arrêter court, sitôt qu'elle s'en apercevait (1). » Plus encore que la misère des mots, son humilité lui aurait fermé la bouche. « Je ne pense pas, dit le P. Binet, que personne puisse bien parler de soeur Marie de l'Incarnation, sinon elle-même. Sa profonde et très solide humilité a été le voile qui a couvert le sancta sanctorum de son âme... de façon que je crois que le plus savant n'en a guère su (2). » De ses grâces extraordinaires, écrit de son côté Duval, « on n'a presque rien pu connaître, sinon lorsqu'elle n'était point à elle » (3)Dès qu'elle reprenait l'usage de ses sens, elle décourageait sans pitié la curiosité, même de ses plus intimes. Elle n'a parlé, je crois, en toute liberté qu'à trois de ses confesseurs, à Benoit de Canfeld, au cardinal de Bérulle et au P. Coton, et à ce dernier plus encore qu'à l'autre, autant du moins que j'ai pu m'en assurer.

Canfeld, Coton, Bérulle, tous les autres, même peut-être le chartreux Dom Beaucousin qui devint son directeur depuis le départ de Canfeld jusqu'en 16o2, date de son propre départ, même et très certainement Duval, qui fut son directeur intermittent pendant de longues années, et qui lui devint de plus en plus cher, tous les autres, Mme Acarie les a tenus à distance. Que dirons-nous des étrangers de passage ? « Il se trouva un jour, écrit Duval, un religieux qui lui dit quelques mots de la sublimité de son oraison (à elle). Elle lui répartit soudain: « Mon

 

(1) Duval, op. cit., pp. 363, 364.

(2) Ib.,.p. 555.

(3) Ib., p. 391.

 

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Père, je, me contenterais si je pouvais, vivre en la crainte de Dieu, en l'observance de ses commandements, et savoir bien dire mon chapelet (jolie fuite et très sincère puisque ses extases l'empêchaient souvent de dire son chapelet). Que sait faire une femme mariée comme moi qui a un ménage et des enfants à gouverner (1) ? » Bien mieux reçu d'elle, comme certes il le méritait, Dom Sans de Sainte Catherine qu'elle voyait beaucoup et estimait fort, n'entrait guère plus avant dans ses confidences. Même avec lui, elle cessait brusquement de dire « des choses fort hautes:.. sitôt qu'elle s'en apercevait ». « Elle aimait mieux, ajoute Duval, être réputée folle et égarée d'esprit en ses discours qu'éclairée d'une divine et céleste lumière (2).» Il faut bien du reste qu'elle leur ait fait sentir à tous sa volonté inflexible sur ce point, pour que personne de côte qui avaient droit à son obéissance n'ait osé lui commander d'écrire le récit de ses ravissements, comme cela se pratique souvent et trop souvent même. Saint François de Sales aurait-il été plus heureux que d'autres ? Il semble l'avoir cru. En tous cas, elle ne lui a rien dit, comme il nous l'apprend lui-même : « Ce fut une grande servante de Dieu, écrivait-il après la mort de Mme Acarie, que j'ai confessée plusieurs fois et presque ordinairement six mois durant (en 1632) et notamment en ses maladies de ce temps-là. Oh ! que je fis une grande faute de ne pas faire mon profit de sa très sainte conversation. Car elle m'eût volontiers communiqué toute son âme, mais l'infini respect que je lui portais me retenait de l'enquérir (3). » Cet « infini respect », sous une telle plume, vaudrait mille portraits, mais, par bonheur, le saint lui-même a développé depuis ces lignes si intéressantes. Quelques mois avant sa mort, raconte un des premiers biographes de François de Sales, Dom Jean de Saint,

 

(1) Duval, op. cit., p. 381.

(2) Ib., p. 387.

(3) Cf. Boucher, op. cit., p. 147.

 

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François, « je lui demandai s'il avait eu quelque connaissance plus particulière des grâces extraordinaires que Dieu communiquait à cette sainte demoiselle (Mme Acarie), et que ceux qui ont parlé d'elle (Duval) ont laissées par écrit. Il me répondit franchement que non ; pour ce, me disait-il, que d'abord, quand il approchait de cette sainte âme, elle imprimait en la sienne un si grand respect à sa vertu qu'il n'eut jamais la hardiesse de l'interroger de chose 'qui se passât en elle ; et n'avait voulu savoir de son intérieur rien de plus que ce qu'elle avait bien voulu lui en communiquer de son propre mouvement, sans autre invitation. Or, disait-il, parlait-elle plus volontiers de ses fautes que de ses grâces ; et je la regardais non comme une pénitente, mais comme un vaisseau que le Saint-Esprit avait consacré pour son usage » (1). Précieux témoignage, et qui donnerait beaucoup à réfléchir. Averti sans aucun doute des sublimes grâces que recevait Mme Acarie, François de Sales a entendu pendant six mois la confession de cette extatique déjà fameuse en dehors du confessionnal, il l'a rencontrée plusieurs fois, et toujours il s'est interdit avec elle la moindre parole qui aurait pu provoquer ou des confidences plus intimes ou même, et il devait le savoir, une nouvelle extase. Si, dans leurs rapports avec les autres mystiques de ce temps-là, vraies ou fausses, tous les directeurs s'étaient montrés aussi réservés, aussi peu curieux que l'évêque de Genève, on aurait coupé court à bien des abus, retardé, empêché peut-être la victoire finale des antimystiques. Non que j'éprouve envers ces derniers une sympathie excessive, mais, en vérité, trop d'imprudents ou de bavards ou de nigauds, leur ont fait la partie belle, comme nous le verrons en son lieu.

On entend bien du reste que François de Sales n'était pas homme à faire fi des vrais ravissements d'une vraie

 

(1) Cf. Boucher, op. cit., p. 148.

 

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sainte. Évêque d'un diocèse lointain, confesseur intérimaire de Mme Acarie, il s'était contenté, avec sa délicatesse ordinaire, du rôle effacé qu'il avait à remplir auprès de la grande mystique parisienne, mais loin de les blâmer, il enviait plutôt, comme on a pu voir, ses propres amis, Coton, Bérulle, Binet, Duval, Beaucousin, Sans de Sainte-Catherine et les autres qu'il savait empressés autour de Mme Acarie en extase et tâchant de surprendre, au moins par lambeaux, le divin secret. Quoi qu'il en soit, cette pieuse avidité de tant d'illustres personnages, si divers, et, comme on dit, « représentatifs » nous intéresse au plus haut point. Nous allons l'analyser sur un bel exemple.

André Duval - c'est-à-dire, ne l'oublions pas, toute la peu crédule et très scolastique Sorbonne — n'avait probablement jamais étudié l'extase que dans sa paisible bibliothèque, lorsque la troublante réalité de ces phénomènes lui fut révélée — vers 1595 ou 1596 — auprès de Mme Acarie. « Pour moi, dit-il, la visitant une fois au logis de Mme de Bérulle, où elle s'était retirée durant l'absence de son mari, je la trouvai sur le lit avec de si grandes violences et inquiétudes que je crus qu'elle était malade à l'extrémité, et demandai à la fille qui la gardait si on n'était point allé chercher le médecin. Néanmoins, parmi ces grandes inquiétudes (1), je trouvai sa face rayonnante comme le soleil. J'en demeurai fort étonné, quoique je n'en disse rien à cette fille;.et sur le soir, je rapportai à son confesseur, M. de la Rue, docteur, l'état auquel je l'avais trouvée sur les trois heures. Il me dit : « Je viens de la voir ; elle se porte très bien et aussi bien que de coutume. » J'en demeurai encore plus étonné et je compris alors que ce que j'avais vu en elle n'était point maladie, mais un effort impétueux par lequel Dieu l'avait

 

(1) Louons la délicatesse de ce beau mot abstrait; mais que l'on comprenne bien le vrai caractère de ces inquiétudes qui firent croire à Duval que la voyante allait rendre l'âme.

 

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visitée (1). » Peu à peu, une sainte curiosité fit place chez le bon docteur à cette première surprise. Il ne se lassait pas de l'observer. « Je la vis une fois, dit-il, en une église, où l'on attendait une procession fort solennelle, chacun étant fort occupé pour recevoir convenablement cette procession, et tous allant de côté et d'autre, et faisant un grand bruit auprès d'elle; je la considérai fort longtemps, mais jamais je ne la vis faire aucun mouvement... Saint Antoine se plaignait du soleil quand il se levait, garce qu'il- empêchait l'union de son esprit à Dieu, par la multitude des objets qu'il lui découvrait, mais cette bienheureuse n'en était aucunement empêchée (2). » Ni les processions, ni le soleil, que ne dira donc pas cet homme de silence et de travail, lorsqu'il aura vu Mme Acarie tellement ravie par « le carillon des cloches » qu'elle « en perdait l'usage de ses sens, étant contrainte quelquefois de se boucher les oreilles pour ne l'entendre point » (3). «Je ne l'ai guère communiée, dit-il encore, bien que je l'ai fait plusieurs fois, sans la voir hors d'elle-même... Il m'est souvent venu en pensée, sur le point de la communier, tant je la voyais recueillie dans son intérieur, qu'il faudrait lui faire quelque signe comme de la pousser, afin de l'avertir qu'on voulait la communier ; et néanmoins, m'approchant, j'étais étonné de voir qu'elle ouvrait les lèvres et la bouche si à propos qu'on eût dit que son bon ange l'en avertissait... Toutefois, M. Gallot, docteur, m'a dit qu'en la communiant, il était quelquefois contraint de la toucher avec le doigt, afin de lui faire ouvrir la bouche, tant elle était hors de soi en cette action (4). » M. Duval, professeur royal, M. de la Rue, docteur, M. Gallot, docteur, on voit si elle occupait la Sorbonne. Curieux, disions-nous, empressés, avides, mais aussi beaucoup plus

 

(1) Duval, op. cit., pp. 83, 84.

(2) Ib., p. 471.

(3) Ib., p. 471.

(4) Ib., pp. 476, 477.

 

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discrets qu'on ne pourrait croire. Loin de chercher à multiplier de son fait, les précieuses expériences, Duval les aurait empêchées plutôt. « Il me souvient, écrit-il, que je dis un jour à cette bienheureuse que soeur Angélique de la Trinité, fille de M. le maréchal de Brissac, m'avait demandé ce que signifiaient ces paroles de l'Écriture : Il faut servir Dieu en justice et en vérité; je lui rapportai l'explication que je lui en avais donnée. Elle me dit : « Il y en a encore une autre que je vous dirai, si vous le voulez ». Je m'aperçus, comme elle commençait à me la dire, qu'elle entrait en un grand recueillement intérieur qui l'allait priver de l'usage de ses sens. J'eus crainte, parce qu'elle était nouvellement relevée de maladie... que cela ne la fît retomber. Je l'arrêtai et lui défendis de continuer... J'ai été depuis marri de ne l'avoir pas laissée dire; nous jouirions à présent de cette belle exposition (1). » Des scènes analogues se rencontrent à presque toutes les pages du livre de Duval. Je ne citerai plus que la plus belle et la plus significative. Notre docteur faisait un jour la visite du carmel d'Amiens où Mme Acarie, devenue Soeur Marie de l'Incarnation, avait fait profession et qu'elle allait quitter pour celui de Pontoise. « En passant par le cloître, écrit-il, je n'aperçus point soeur Marie de l'Incarnation, qui était au pied des degrés qui descendent au cloître, parce que je regardais les verrières où est peinte la vie de la bienheureuse Mère Thérèse. Celui qui m'accompagnait m'avertit que je ne regardais pas sœur Marie de l'Incarnation. Je me retournai soudain, et je ne la pus au commencement reconnaître, son visage m'apparaissant si lumineux et resplendissant que ma vue en était presque éblouie. Bien que je l'eusse vue un million de fois dans le monde, je dis néanmoins à celui qui m'avertit : « Je ne l'eusse pas reconnue, si vous ne m'eussiez pas averti que c'était elle ». Je proteste que

 

(1) Duval, op. cit., pp. 322, 323.

 

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jamais je ne l'avais vue en tel état; et cette vue m'en est demeurée si fortement imprimée depuis, que je ne pense guère à elle, qu'aussitôt cette même vue du cloître d'Amiens ne me soit vivement représentée (1). » Encore une fois ce n'est pas un poète, mais un docteur de Sorbonne qui parle ainsi. Quand il évoque l'image de son amie, Duval la voit toute lumineuse. Un jésuite, — et quel jésuite, le P. Binet! -- nous l'avons déjà dit, la voyait de même. Quant au chancelier de Marillac, « sa vénération pour elle était si grande, qu'il s'élevait presque toujours en lui un sentiment extraordinaire, quand il l'abordait ou même quand sa voiture commençait à entrer dans la rue où elle demeurait (2) ».

Une autre lumière, moins éblouissante mais qui ne paraissait pas moins merveilleuse à Duval lui-même, ajoutait au prestige de Mme Acarie et conduisait vers elle des disciples innombrables. Cette mystique, si peu curieuse de sa grâce propre et si désireuse de la soustraire à la curiosité d'autrui, excellait dans la direction spirituelle. Elle avait, a en un degré grandement sublime », ce qu'on appelle le « discernement des esprits », cette faculté de critique surnaturelle qui « par une vue interne et pénétrante... se porte jusqu'au fond de l'âme et y reconnaît évidemment le principe de ses mouvements » (3). Ce don avait alors son emploi, les mystiques vrais ou prétendus, commençant à paraître un peu de tous les côtés, notamment dans la capitale, et les confesseurs, surpris par cette invasion soudaine, n'ayant pas encore appris, comme ils le feront plus tard, à manoeuvrer dextrement entre les deux écueils également funestes de la sotte crédulité et du scepticisme. Tels hommes très graves portaient aux nues des aventurières et des hystériques ; d'autres, non moins imprudents, décourageaient

 

(1) Duval, op. cit., pp. 272, 273.

(2) Boucher, op. cit., p. 159.

(3) Duval, op. cit., pp. 331, 332.

 

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certaines âmes, vraiment appelées à l'union mystique et dont la grâce les dépassait. Si humble et si discrète, comment Mme Acarie devint-elle assez promptement une des autorités les plus écoutées en ces délicates matières? Ce problème paraîtra moins difficile à résoudre si l'on songe au nombre des prêtres éminents qu'elle recevait et que l'on regardait fort justement comme les arbitres du monde mystique. La plupart de ceux-ci n'étaient d'abord venus chez elle que pour l'aider dans l'organisation de ses oeuvres charitables et religieuses. Insensiblement, ils s'étaient mis à la consulter sur leurs propres besoins et sur les âmes dont la vocation mystique les préoccupait. Cela s'était fait tout seul, si j'ose dire, et sans que Mine Acarie y prit garde. « On parlait un jour en sa présence, et en celle du R. P. Coton, nous dit Duval, de deux âmes qu'on tenait pour fort dévotes et on en rapportait des choses admirables, à tel point qu'on les préférait à quelques personnes qui, de longue date, étaient tenues pour saintes. La compagnie étant partie, et le P. Coton étant demeuré seul, elle lui dit : « Si ces deux âmes étaient en ma conduite, je remuerais de fond en comble leur intérieur. L'amour-propre, les recherches secrètes et la sensualité de la dévotion leur fait faire la plupart des choses que l'on estime et admire en elles ». Elle ajouta qu'elle n'aurait garde de dire cela à un autre, parce que ces âmes étaient fort estimées en la ville, mais qu'à lui il fallait dire ce qui en était, parce qu'il pourrait les aider. (1) » Cette anecdote singulièrement instructive puisqu'elle évoque à nos regards tout un milieu avide, inquiet, un peu crédule, nous vient en droite ligne du P. Coton, qui semble bien avoir partagé l'illusion commune sur les deux visionnaires, et qui se rendit compte par la suite que seule Mme Acarie avait vu juste. D'autres aventures du même genre eurent bientôt fait de fonder l'autorité particulière de cette

 

(1) Duval, op. cit., p. 333.

 

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femme sur tant de prêtres également pieux, sages et puissants, sur des jésuites, comme Binet, Jacquinot, Coton, sur des feuillants, comme Sans de Sainte-Catherine et Asseline, sur des oratoriens comme Bérulle, sur des séculiers comme Duval. Consultés eux-mêmes par leurs amis ou leurs disciples, tous ces personnages prenaient à leur tour l'avis de Mme Acarie ou, plus simplement, ils cons fiaient à sa propre conduite les personnes qui les gênaient trop. « Un homme très versé dans les choses spirituelles, » disait aux plus compliquées de ses pénitentes : « Je veux vous envoyer pendant un mois à l'école de Mme Acarie, afin de m'assurer de votre manière de prier (1). »

Il n'y a pas à discuter avec les esprits, bien on mal faits, je l'ignore, qu'irriterait cette intervention d'une femme dans la vie intérieure de l'Église. Je me suis déjà expliqué là-dessus à propos de Marie de Valence et s'il nous fallait reprendre ce débat, à chaque nouvelle occasion qui s'en présentera dans le cours de notre histoire, le présent livre n'aurait pas de fin. Aussi bien, dans l'abstrait, le problème est-il insoluble et vide de sens, la femme en soi ni le prêtre en soi n'ayant jamais paru sur la terre des vivants. Le concret met tout au point. C'est Mme Acarie qu'il nous faut voir, exquise de tact. de pénétration et de modestie, pour ne pas parler des grâces qui l'illuminent. Femme, je le sais, et par suite, dénuée de toute juridiction officielle. Au confessionnal, le prêtre le plus ignorant, le plus grossier, le plus corrompu exerce un pouvoir dont elle ne détient pas la moindre parcelle, peut d'un mot provisoirement définitif, casser toutes les décisions qu'elle donne, et s'il lui commande à elle-même de résister à l'esprit divin qui la possède, elle devra se soumettre, obéir comme elle pourra. Qui ne voit en effet que réserver aux seuls mystiques le jugement des mystiques, c'est fonder l'illuminisme et nier

 

(1) Boucher, op. cit., p. 145.

 

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l'Église? L'histoire est pleine de ces beaux duels entre l'autorité divine du prêtre et l'inspiration, divine aussi, du mystique, l'ordre exigeant toujours que la seconde cède à la première et Dieu à Dieu même. Mais qui parle ici d'autorité proprement dite? Si le P. Coton n'arrive pas à se reconnaître dans les douteuses visions d'une de ses pénitentes, pourquoi ne soumettrait-il pas ce cas difficile à l'observation d'une femme qu'il sait très clairvoyante et très sainte? Si Michel de Marillac hésite à s'abandonner aux obscures lumières qui semblent l'appeler à une voie d'oraison plus haute, pourquoi ne prendrait-il pas le conseil d'une femme qui a l'expérience de ces voies particulières et qui porte sur son visage même un reflet de Dieu? Et M' Acarie enfin, pourquoi refuserait-elle à ceux qui viennent à elle les quelques mots, très simples, très clairs qui décideront de leur sainteté et peut-être de leur salut?

Il ne faudrait pas du reste que ce mot de direction nous impressionnât plus que de raison. Ars artium regimen animarum : c'est l'art des arts que de gouverner les âmes, est-il écrit sur la première page des manuels de direction. Qui en doute? Mais cet art si difficile est peut-être encore plus simple. Les livres ne l'apprennent guère à qui ne l'a reçu en naissant. Est-ce un art en vérité, n'est-ce pas plutôt, ou une sorte d'instinct spirituel, ou, si l'on aime mieux, une grâce, ou les deux ensemble ? « Seigneur, vous avez dit mon âme », chante le poète. Mais dire notre âme, c'est ce que nous demandons à un directeur. Pense-t-on que l'homme seul soit en état de nous rendre ce service et que la vive intuition d'une intelligence ou d'un coeur de femme n'y puisse suffire ? A ces dons naturels de sympathie divinatrice dont il ne semble pas que l'homme ait le monopole, ajoutez chez une grande mystique, telle qu'était Mme Acarie, l'expérience personnelle des réalités plus sublimes, un sens aigu, si j'ose dire, de la présence et de l'action divine. Que veut-on de plus ? « La bienheureuse, écrit Boucher, a dit à plusieurs personnes les plus

 

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secrètes pensées de leur esprit, mieux qu'elles ne les auraient dites elles-mêmes... Elle déclara au P. Coton l'état de son âme sur des objets fort importants, et il a avoué que cette déclaration lui avait été fort utile et qu'il en avait ressenti l'effet pendant fort longtemps. Elle fit la même chose à l'égard du P. Binet, provincial des jésuites : « Ce qu'elle me déclara, dit ce Père, était connu de Dieu seul; elle me montra toutes les suites que la chose pourrait avoir, et rien n'était plus vrai que ce qu'elle me disait (1) ». Direction que tout cela, très simple sans doute et sans ombre d'outrecuidance, mais aussi très heureuse, puisque de tels directeurs se félicitent de l'avoir reçue et de s'y être soumis.

Quel âge doit avoir une femme avant d'exercer autour d'elle une action aussi délicate, je l'ignore, assuré du reste que cette question saugrenue n'aura pas même effleuré l'esprit du lecteur. Une sainte n'a pas d'âge. A vingt-cinq ans, elle ne commande pas moins le respect que si elle avait les cheveux blancs. On est même un peu gêné de voir les précautions inquiètes qu'ont prises à ce sujet quelques-uns des familiers de M' Acarie et le plus savant de ses biographes. Ce dernier, M. Bouclier, a une excuse puisqu'il écrivait à la fin du XVIIIe siècle. Nous avons fait du chemin depuis, et les honnêtes gens d'aujourd'hui, croyants ou non, n'ont pas besoin qu'on leur prouve la parfaite innocence de ces « liaisons spirituelles » qui se rencontrent constamment dans la vie des saints. Voici pourtant deux témoignages pittoresques qui du moins nous aident à nous représenter Mme Acarie dans ses rapports avec ses amis.

Le premier est de Mlle d'Abra de Raconis qui était née protestante et que le P. de Bérulle avait convertie. « Quand M. de Bérulle sut que le P. Benoit de Canfeld, sous la direction duquel il m'avait mise.., s'en allait en

 

(1) Boucher, op. cit., p. 190.

 

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Angleterre... il eut l'attention de me mettre sous la conduite de Mme Acarie. Cette pieuse dame, pour me donner la facilité de jouir de sa charité, me reçut dans sa maison, et j'y voyais fort ordinairement M. de Bérulle. Je n'ai jamais rien vu de si admirable que la conversation de ces deux saintes rimes. Oh ! qu'elle était pure, quoiqu'elle fût très fréquente! En effet, je ne crois pas qu'en six ou sept ans, il y ait eu un seul jour où ils ne se soient pas vus, lorsqu'ils étaient à Paris. Comme ils s'occupaient tous les deux d'oeuvres considérables de piété et de charité (notamment de fonder le Carmel français), ils avaient besoin de communiquer très souvent ensemble, outre que pour son intérieur, elle était conduite par lui, et se confessa d'ordinaire à lui, dès qu'il fut prêtre. Néanmoins, dans cette grande fréquentation, je n'ai jamais remarqué aucune parole de familiarité de la part de l'un ou de l'autre. Leur abord était aussi sérieux que s'ils ne se fussent jamais vus, et tout leur entretien se passait dans un fort grand respect (1). »

« La liaison de M. de Marillac avec M°'° Acarie, dit encore Boucher, fut aussi très sainte. Leur intime union ne commença qu'au mois de juillet 16o2, peu de jours avant qu'on enregistrât les lettres patentes qui autorisaient l'établissement des carmélites (Marillac, comme nous verrons, s'était occupé très activement de cette affaire)... Cependant avant l'époque que nous venons de marquer, M. de Marillac n'était pas tout à fait étranger à Mme Acarie : il avait étudié avec son mari au collège de Navarre et il demeurait dans le même quartier qu'elle. La bienheureuse le rencontrait souvent à l'église ou en différentes maisons, et croyait voir en lui de la disposition à acquérir une vertu sublime; c'est ce qui lui avait inspiré le désir de se lier étroitement à lui... (jeunes encore l'un et l'autre en 16o2). Il serait difficile de dire

 

(1) Boucher, op. cit., p. 15o.

 

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combien ils mirent de gravité dans leurs entrevues, de réserve dans leurs communications, de précautions dans leur intimité, pendant les douze ans que Mme Acarie passa encore dans le monde avant d'entrer en religion. Quoi. qu'ils se vissent à peu près tous les deux jours, pendant environ une heure, ils ne se permirent jamais aucun de ces mots, de ces ria et de ces gestes que des amis se per. mettent souvent, sans néanmoins passer les bornes d'une honnête familiarité. C'est M. de Marillac lui-même qui l'atteste, et il ajoute : « C'était de sa part vertu et grâce; etie- la mienne, effet de cette grâce qui rejaillissait sur moi ». Ce dernier mot qui dit et si bien tant de choses, parait pourtant moins suggestif que le simple trait que nous rencontrions, plus haut dans les souvenirs de François de Sales. Malgré sa majesté paisible et silencieuse, celui-ci ne manquait pas d'une certaine vivacité dans ses propos. La première fois qu'il vit la baronne de Chantal, il fit gentiment la guerre au luxe, d'ailleurs très discret, de la jeune veuve. Il semble que Mme Acarie lui en ait imposé davantage. S'il ne s'agissait pas d'une sainte et si simple nous dirions qu'elle l'intimidait un peu. La vraie nuance du sentiment qu'il éprouvait auprès d'elle est plus rare et leur fait plus d'honneur à l'un et à l'autre. Comme Bérulle, Coton, Binet, Marillac et tous les autres, François de Sales s'inclinait religieusement devant le prestige de cette femme. « Elle m'eût volontiers communiqué toute son âme, écrit-il, mais l'infini respect que je lui portais me retenait de l'enquérir. »

Aussi bien la France entrait-elle alors dans une de ces périodes — je ne dis pas de transition; elles le sont toutes — mais de fermentation religieuse, où surgissent d'elles-mêmes et bientôt s'affirment, sans étonner ni presque gêner personne, les initiatives les plus hardies, les plus imprévues. Il s'agissait bien de s'attarder à de longs

 

(1) Boucher, op. cit., pp. 152-159.

 

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scrupules sur les privilèges, les droits particuliers ou les protocoles, en face du mouvement timide, incertain, mais plein de promesses qui s'annonçait de tous les côtés, dans toutes les classes. Il fallait courir au plus pressé, battre le fer pendant qu'il était chaud, soutenir, dégager, fortifier les aspirations confuses qui soulevaient un si grand nombre vers la sainteté, grouper les bonnes volons tés qui s'ignoraient encore les unes les autres, rajeunir les oeuvres anciennes, créer de toutes pièces des organisations plus conformes aux besoins du moment, enfin démasquer les intrigants et refroidir les exaltés qui pullulent toujours dans un milieu ainsi remué. Nous avons déjà rencontré, nous rencontrerons encore partout, les chefs improvisés de cette vaste campagne. Boutefeux, entraîneurs incomparables, c'étaient pour la plupart des hommes nouveaux, religieux, prêtres, laïques même, merveilleusement unis pour l'oeuvre commune, sans autre autorité que leur zèle ou que leur génie et à. qui la plupart des évêques avaient la sagesse de laisser, pour ainsi parler, carte blanche. La France chrétienne de Henri IV ressemblait à un pays de mission, dans la première période de la conquête. La discipline essentielle n'était certes pas en souffrance. Mais pour bien des détails on n'y regardait pas de si près. Les canonistes de profession auraient levé les bras au ciel si on avait pris le temps de les consulter avant chacune des démarches que nécessitaient les circonstances. Très attentive au progrès du mouvement, Rome donnait à ces bons ouvriers dont elle était sûre, une sorte de blanc-seing, chargeant, par exemple, le cardinal de la Rochefoucauld de faire tout le nécessaire pour la réforme bénédictine. Nous raconterons bientôt le miracle de cette réforme. A ne consulter que le droit strict, les chefs naturels de l'Ordre auraient pu défendre l'entrée de leurs abbayes, aux jésuites, aux capucins, aux feuillants et autres réformistes. En temps ordinaire, les tenants des anciens usages, forts d'une

 

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prescription séculaire, auraient suscité des conflits inextricables qui auraient duré jusque sous Louis XVI. Les créations nouvelles ne furent pas menées d'une façon moins expéditive, grâce à l'appui de la Cour et des évêques. Défenseurs des augustes lois, les parlements avaient beau crier au scandale. Pendant que le greffier s'attardait à ses paperasses inutiles, un nouveau couvent était sorti de terre, la cloche des matines apprenait au Président et aux conseillers qu'ils étaient vaincus avant le combat. Qu'on se rassure. Ce branle-bas ne va pas durer toujours, mais pour l'instant rien ne doit nous surprendre, pas même le grand miracle de cette époque fertile en miracles, je veux dire Mme Acarie.

« Elle s'appliqua premièrement, écrit Duval, à la réforme de quelques monastères de filles; et quoique d'ordinaire les personnes religieuses ne défèrent pas volontiers à celles qui sont mariées, au moins en ce qui concerne leur conduite intérieure, toutefois Dieu lui avait donné pour cela une grâce si particulière et elle s'y comportait avec tant d'humilité et de dextérité, qu'elles ne faisaient aucune difficulté de lui ouvrir entièrement leur coeur et de lui en déclarer les plus secrètes pensées. Comme il y a quantité de monastères à Paris et aux environs, elle allait presque partout, excitant les unes à vivre mieux et à faire une forte guerre à leurs passions, les autres à entreprendre la réforme de leurs maisons. L'Abbesse de Montmartre s'étant mise en clôture avec ses filles et ayant commencé heureusement la réforme de sa maison, elle l'allait consoler et fortifier, prenant soin de quelques bonnes filles plus attirées que les autres à la vie intérieure (1). » Tous les mots portent dans ce passage, dans ces dernières lignes surtout. La réforme des abbayes bénédictines fut en effet, comme nous le montrerons, un mouvement mystique, au sens propre de ce mot. Quand

 

(1) Duval, op. cit., pp. 102, 103.

 

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nous étudierons Ies mystiques de Montmartre, nous n'oublierons pas que Mme Acarie a passé par là.

 

« Lorsque les troubles eurent cessé, continue Duval, elle visita les monastères plus éloignés, comme celui de Saint-Étienne-lez-Soissons. Elle voyait l'Abbesse, l'assistait de ses conseils, parlait à la plupart de ses filles, et avec la bonne résolution que ces religieuses avaient déjà, la réforme s'est tellement établie dans cette maison qu'elle a servi à celle de beaucoup d'autres du même Ordre. Elle visitait aussi quelquefois le Charme (abbaye), de l'Ordre de Fontevrault, dont elle procura l'entrée à de bonnes filles. Ce monastère était sous la conduite d'une vertueuse prieure, nommée Mme Drouin, qui ne se conduisait que par l'avis de la bienheureuse, et il est parvenu à un tel éclat de perfection qu'il est estimé l'un des plus accomplis de l'Ordre.

« La grandeur de sa charité ne s'étendit pas seulement sur les religions, mais aussi sur plusieurs congrégations de filles séculières qui commençaient alors à s'assembler, pour vivre dans l'obéissance, s'adonner à la pratique des vertus et instruire les petites filles dans la crainte de Dieu et dans les connaissances convenables à leur sexe, Sachant que M. Gallemant, docteur, avait fondé une semblable congrégation dans la ville d'Aumale, elle les alla visiter ety demeura quelques jours... Elle alla pareillement à Pontoise, où le même M. Gallemant,. tandis qu'il préchait le carême, avait fondé une congrégation de filles, comme à Aumale. Ces filles étant fort neuves en ce qui regardait la vie de communauté, plusieurs gens de bien craignaient que leur congrégation ne s'en allât en fumée. Cette bienheureuse s'y achemina, et durant une nuit qu'elle passa sans dormir, elle leur parla à toutes, l'une après l'autre, si efficacement qu'elles prirent courage et se résolurent, malgré leurs difficultés, à la persévérance : de sorte que cette petite communauté a donné naissance à deux florissants couvents de carmélites et

 

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d'ursulines, qui sont aujourd'hui établis en cette ville. »

Ursulines, carmélites, ces grandes oeuvres vont naître en effet. Encore vingt ans et elles auront couvert la France entière. Dans la mesure où elles appartiennent à notre sujet, nous leur ferons leur juste place, mais quelqu'ait été leur succès, l'historien doit s'arrêter, avec une curiosité encore plus vive peut-être, sur les groupements éphémères qui ont préparé dans l'ombre l'éclosion de ces magnifiques entreprises. Qui pense aujourd'hui à ces béguinages d'Aumale ou de Pontoise où des « filles séculières » vivaient en commun, pour s'adonner à la vertu et « instruire les petites filles », non seulement « dans la crainte de Dieu », mais aussi « dans les connaissances convenables à leur sexe ». Humbles ébauches, pressentiment généreux, dont le grand coeur et le génie prophétique de Mme Acarie avaient deviné l'importance. Dans Paris même, elle suivait de près les groupements de ce genre. « Outre ces filles qui vivaient en congrégation, continue Duval, il y en avait d'autres qui vivaient en leurs maisons particulières, ou bien demeuraient trois ou quatre ensemble. Mme Acarie les dirigeait pour leur conduite intérieure. Ces filles, après l'entrée du Roi, se mirent à porter la cape par la ville, tant pour marcher modestement et avec quelques marques de piété, que pour ne voir personne et n'être pareillement point vues. Ceci devint si commun à Paris qu'on ne voyait presque par les rues que filles ou femmes portant la cape. Cela fut cause de plusieurs inconvénients, car quelques personnes se mirent à contrefaire les dévotes et à porter la cape pour n'être point reconnues. Notre bonne demoiselle y remédia heureusement et promptement, avec Mme Du Jardin qui avait aussi un grand crédit dans la ville. Elles commandèrent à foutes ces filles d'ôter leurs capes et de marcher comme les autres, vêtues toutefois modestement et sans vanité, si bien que ces occasions de mal cessèrent incontinent partout. Comme ces filles dévotes ne se conduisaient

 

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pas toutes comme il le fallait, qu'il y avait de l'excès dans les dévotions de quelques-unes et, chez les autres, de notables défauts, cette bienheureuse apporta une prudence et une dextérité admirables à modérer la ferveur des unes et à échauffer la tiédeur des autres (1). »

Ces jolis détails justifient, semble-t-il, l'image que nous employions tantôt, en parlant de la fermentation religieuse de ce temps-là. On voit aussi que nous n'avons exagéré ni l'activité ni l'influence de Mme Acarie. Il va sans dire, et il est bon que l'honnête Duval nous rappelle, qu'elle n'était pas la seule femme à la tête du mouvement, mais elle exerçait vraiment une sorte de lieutenance-générale sur le tout-Paris dévot. Un signe d'elle, et ces capes disparaissent, innombrables pourtant, puisqu'elles ont offusqué tant de fois le docteur Duval dans les rues de Paris. Qu'tin remarque aussi la sagesse de ce coup d'état. Supprimer les capes, c'était décourager les têtes folles qui n'arboraient ces insignes que pour jouer à la sainteté et se mettre en évidence. Singulier travers qui ne nous menace plus guère aujourd'hui, mais qui, sous une forme ou sous une autre, renaîtra souvent, au cours du XVII° siècle, aiguisant la malice des anti-mystiques, égarant ou compromettant les véritables dévots.

Nous avons déjà vu Mme Acarie recueillir chez elle Mlle de Raconis, récemment convertie au catholicisme et que Bérulle avait confiée à sa direction après le départ du P. Benoît de Canfeld, c'est-à-dire vers 1599. Le même motif amenait souvent d'autres pensionnaires dans cette vaste maison. Les moeurs hospitalières de l'époque enlevant sans doute à de telles dispositions la singularité qu'elles présenteraient aujourd'hui. C'est ainsi que bientôt on trouva presque naturel de voir succéder à ces hôtes de passage, une communauté plus stable et d'un caractère semi-officiel qui devait un jour devenir et rester

 

(1) Duval, op. cit., pp. 1o7. 108.

 

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fameuse sous le nom de congrégation de Sainte-Geneviève. « Pendant qu'on traitait en Espagne et à Rome l'affaire de la fondation (du Carmel français), Mme Acarie... réunit dans sa maison, avec le consentement de son époux (récemment revenu d'exil) , un certain nombre de personnes de son sexe qui se sentaient appelées à être carmélites. Elles avaient conçu l'idée d'embrasser cet état, en lisant les oeuvres de sainte Thérèse qu'on venait de donner au public, et comme les démarches qu'on faisait en France, pour établir des religieuses de sa réforme, n'avaient pu être secrètes, elles avaient demandé d'être admises dans cet établissement. D'ailleurs les ecclésiastiques (Bérulle, Duval, Gallemant), qu'on avait désignés pour être supérieurs de l'Ordre, étaient bien aises d'avoir des sujets éprouvés qu'ils pussent fournir aux carmélites espagnoles, quand elles arriveraient en France; et comme ils connaissaient le talent de Mme Acarie pour la conduite des âmes, ils l'avaient chargée d'examiner la vocation des personnes qui se présentaient, et de les former à l'Institut qu'elles voulaient suivre.

« Telle fut l'origine de la petite congrégation de Sainte-Geneviève qui rendit à l'Ordre naissant de si précieux services. Elle lui épargna les difficultés qu'aurait entraînées le choix des sujets qui devaient le composer ; elle empêcha son affaiblissement et peut-être sa ruine, qu'aurait occasionnée le départ précipité des carmélites espagnoles pour la Flandre; elle le peupla d'excellentes religieuses qui, pour la plupart, devinrent fondatrices des maisons qu'on érigea bientôt en grand nombre dans la France ; et elle fournit encore aux ursulines des sujets pour commencer leur établissement... (D'abord) on ne reçut dans la petite congrégation que douze postulantes, mais on ne tarda pas à en recevoir un plus grand nombre ; et pendant les cinq ou six ans que subsista cette congrégation, on y forma beaucoup de sujets; il y en eut vingt-six qui prirent

 

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l'habit religieux, dans la première année de la fondation (1)» du Carmel.

Cette page, qu'on voudrait plus frémissante, car elle résume une histoire unique, devrait être gravée sur le marbre dans l'église de Saint-Gervais, paroisse de Mme Acarie. Nous reviendrons longuement aux premières carmélites françaises et tous conviendront alors qu'on ne peut rien imaginer de plus beau. Mais on ne hausse jamais trop le ton lorsqu'on parle des oeuvres de Mme Acarie. Cette congrégation fondée, gouvernée par elle, n'a pas été seulement un Carmel d'attente. D'autres Ordres, et notamment les ursulines, lui ont dû plusieurs de leurs sujets les plus éminents. Encore une fois, tout cela tient du paradoxe, car enfin cette femme qui vivait avec son mari et continuait à élever ses enfants, n'avait pas la moindre parcelle de l'autorité que l'Église concède aux Abbesses et aux autres supérieures proprement dites. En l'admirant elle-même, n'oublions pas d'admirer aussi le noble, intelligent et généreux prélat qui lui a laissé faire tout ce qu'elle a voulu dans sa propre église, Henri de Gondi, évêque de Paris de 1598 à 1622, premier cardinal de Retz.

Rien n'est plus délicat dans le gouvernement d'une maison religieuse, que d'admettre ou de congédier les sujets qui se présentent. Mme Acarie avait là-dessus des idées très arrêtées et une sûreté de coup d'œil extraordinaire. Elle ne tranchait pas d'elle-même, mais on ne résistait guère à ses impressions. « Elle fit refuser, écrit Boucher, une demoiselle en qui on (Bérulle ou les autres) croyait voir les qualités nécessaires pour l'état religieux et qui devait donner une dot assez considérable. « Si cela dépendait de moi, dit-elle à M. Duval, je ne la recevrais pas pour toute chose au monde. Elle est de ces esprits prudents et accorts qui, par prudence et accortise, et non par grâce, évitent de faire des fautes. »

 

(1) Boucher, op. cit., pp. 23o-235.

 

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« La bienheureuse s'opposa à la réception d'une autre demoiselle, dont le père était un homme de bien qui avait beaucoup souffert pendant les guerres civiles. M. Duval qui regardait cette demoiselle comme appelée à la vie religieuse, demandait qu'on l'admît (aussi) en considération du mérite de son père. Mais Mme Acarie... la connaissait mieux. « Cette fille n'est pas franche (dit-elle), et sa bouche n'est pas d'accord avec son coeur... » Elle estimait tant la franchise dans un sujet qu'elle pressa les supérieurs de recevoir une demoiselle qui n'osait pas demander qu'on la reçût, parce qu'elle apercevait encore en elle-même quelques imperfections : « L'esprit de cette fille, dit-elle, est simple et ouvert ; c'est ce qu'il faut en religion ».

« Dans une autre circonstance, on présentait deux demoiselles : l'une était faible dans la pratique du bien et tourmentée par des peines intérieures ; l'autre avait la conscience, tranquille, et montrait de grandes dispositions pour l'état religieux : « Celle-ci, dit Mme Acarie, pourra bien avancer dans la vertu ; mais elle ne fera aucun progrès dans les voies intérieures; elle est arrivée au point où Dieu veut qu'elle reste. I1 n'en est pas de même de celle-là : elle avancera à force de chutes et de rechutes... »

« Les considérations humaines n'entraient pour rien dans les avis que donnait cette sainte femme. Une jeune veuve, recommandée par des ecclésiastiques très respectables, offrait dix mille écus de dot pour aider à bâtir le premier couvent (du Carmel). Dès la première entrevue, Mme Acarie s'aperçut qu'elle n'avait pas de vocation... « Je ne m'inquiète pas (disait-elle), de l'argent dont on a besoin pour construire le bâtiment matériel ; je m'inquiète seulement des pierres vivantes qui sont nécessaires pour bâtir l'édifice spirituel. Si je connaissais une âme qui fût propre à cette construction, je donnerais tout l'or de l'univers pour l'acheter; et pour en exclure une qui n'y serait pas propre, je donnerais autant d'or... »

 

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Un prêtre qui confessait les demoiselles de la petite congrégation, se plaignait quelquefois de ce que Mme  Acarie rendait trop difficile la réception des sujets. La bienheureuse dit à M. Duval en parlant de cet ecclésiastique : « Il a de la vertu, mais comme il est bon, il pense que tout le monde lui ressemble et croit trop aisément ce qu'on lui dit... Il faut pénétrer jusqu'au fond du coeur et voir si Dieu y est, ou du moins s'il y sera, quand l'âme sera cultivée par la religion (1) ». « Si Dieu y est, ou s'il y sera », voilà de ces mots qui illuminent tout, et non pas seulement la vie mystique. Trouvera-t-on rien de plus décisif dans les vingt volumes de François de Sales, je ne le crois pas, en tout cas, d'ores et déjà, nous pouvons assurer que les premières carmélites françaises, choisies, éprouvées, façonnées par Mme Acarie, seront dignes d'elle.

Elle paraît si grande, parmi ces docteurs et ces novices, qu'on éprouve quelque embarras à voir de nouveau reparaître sur la scène, un comparse que de longues années d'exil et de silence n'auront fait que plus pétulant. Mais, l'histoire que nous racontons, plus elle est sublime, plus il nous faut aussi la montrer réelle, en la baignant dans son atmosphère vraie, le Paris bourgeois qui ne fut jamais sublime. Lorsque Pierre Acarie était revenu dans ses pénates, il les avait trouvés transformés, et le salon, presque semblable à un parloir de couvent. D'abord il ne sut trop que penser de ce changement et de la merveilleuse élévation de sa femme : « Il avait quelque petite peine, écrit Duval, de ce qu'un grand nombre de personnes de toute condition, grands et petits, hommes, femmes, filles, religieux et séculiers, venaient en sa maison, pour parler à sa femme et qu'on lui envoyait des lettres de tous côtés. Néanmoins au fond il en était content, et n'eût pas voulu qu'il en eût été autrement (2). » Pour un

 

(1) Boucher, op. cit., pp. 238-24o.

(2) Duval, op. cit., p. 32.

 

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professeur royal de théologie, voilà qui est fort bien vu. Mais le bon docteur que liront demain les propres enfants de Pierre Acarie, ne peut pas tout dire. « M. Acarie, complète Boucher, voyait souvent de fort mauvais oeil le concours de personnes... qu'attirait chez lui la réputation de sa femme... Il ordonnait à ses domestiques de leur refuser l'entrée de la maison, ou, si on les y admettait, il leur disait des choses désagréables... « C'est une chose très incommode, disait-il un jour à un ecclésiastique de sa connaissance, que d'avoir une femme si vertueuse et de si bon conseil Je l'entends bien ainsi, mais à l'heure même où nous serions presque tenté de le plaindre un peu, ce maladroit trouve le moyen de nous irriter. Curieux de tout, même de mystique, ayant son mot à dire sur tout, il aurait voulu prendre sa part de ces pieux entretiens. Comme on oubliait de l'y convier et que d'ailleurs un je ne sais quoi lui défendait peut-être d'écouter aux portes, il se dédommageait en furetant dans les papiers de sa femme. Duval nous le dit, sans trop se fâcher. « Comme les lettres que l'on écrivait à la bienheureuse étaient affaires de conscience, qui ne devaient pas être divulguées, elle apportait une soigneuse dextérité à ce qu'il ne les vît point, parce qu'il était un peu curieux ; quelquefois elle ne le pouvait éviter et alors elle le dissimulait sagement (2). »

Il avait fait meilleure mine aux futures religieuses qui s'étaient réunies et vivaient dans sa maison. Celles-ci ne restaient pas tout le long du jour en prière ou enfermées avec Mme Acarie. Elles avaient de beaux noms et plus d'esprit qu'il n'en fallait pour amuser le bonhomme. Elles le prenaient par ses faibles. Comme on ne respirait à l'aise que lorsqu'il n'était pas là, l'une ou l'autre, se dévouant, sortait avec lui ou le poussait dans un coin pour lui faire raconter ses hauts faits du temps de la Ligue. La

 

(1) Boucher, op. cit., p. 91 .

(2) Duval, op. cit., p. 32.

 

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marquise de Bréauté, entre autres, le menait par le bout du doigt. Bien qu'elle n'eût pas encore quitté son hôtel, elle venait chez Mme Acarie presque tous les jours. Quand le mari menaçait de faire une scène nouvelle, « la vertueuse marquise, nous dit Boucher, pour le tirer de sa mauvaise humeur, le menait promener dans sa voiture. Celui-ci, charmé de la complaisance que cette dame avait pour lui, disait quelquefois à son épouse : j'espère au moins que vous ne ferez pas carmélite cette aimable marquise (1) ». II va sans dire que cet espoir fut déçu. Son humeur folâtre n'était pas moins redoutable que ses colères. Il « aimait à rire et s'ennuyant de la gravité qui régnait dans cette espèce de noviciat, il venait souvent en déranger les exercices sous prétexte de voir si les novices ne manquaient de rien... » Désireux, comme il le dit dans son paisible langage, de nous « faire connaître la gaieté de M. Acarie et les dérangements qu'il causait dans les exercices de la petite communauté », le biographe ajoute un trait qui ne manque pas de piquant: « Une des novices, écrit-il, nommée Lejeune, qui était native de Troyes et qui avait une figure agréable, croyait devoir rire, et même jouer et danser avec lui pour ne pas le désobliger. Aussi: M. Acarie disait-il à sa femme : « Toutes tes dévotes sont guindées ; il n'y a que ma troyenne qui soit raisonnable ». La bienheureuse ne répondait rien, mais elle prenait à part la jeune postulante et lui faisait des reproches sur son excessive complaisance. Celle-ci lui exposait naïvement la difficulté où elle se trouvait de se conduire autrement : « Madame, lui disait-elle, que puis-je faire? M. Acarie est ici le maître et je ne dois pas le contredire»(2). La jolie troyenne devint plus tard une excellente carmélite. Au reste on pense bien que Pierre Acarie n'avait pas d'autre défaut que de fatiguer la maison tour à tour par ses violences et ses entrechats. Honnête homme de tout

 

(1) Boucher, op. cit., p. 317.

(2) Ib., pp. 235, 236.

 

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repos, il n'était qu'insupportable. Aussi dut-on le quitter bientôt et chercher pour la pieuse communauté une demeure moins tapageuse. La duchesse de Longueville acheta, pour cette fin, une maison mer la place Sainte-Geneviève, d'où vient le nom que l'on donne ordinairement à cette société qui ne fut jamais une congrégation proprement dite. On n'avait pas quitté l'habit séculier et l'on ne faisait pas de voeux. La maison, fut fermée en 16o7. «Toutes les personnes de cette congrégation qu'on avait cru être appelées au Carmel étaient entrées dans les couvents » qu'on venait d'établir. Quant aux autres « qui sans avoir de vocation pour être, carmélites, étaient néanmoins appelées à la vie religieuse », on recruta parmi elles les premières ursulines de Mme de Sainte-Beuve. Mais cette expérience originale avait si pleinement réussi qu'an décide de la perpétuer, en quelque façon, chez les carmélites elles-mêmes, Mme Acarie ayant décidé les supérieurs de cet Ordre « à régler qu'à l'avenir on ne donnerait plus, l'habit aux postulantes », qu'après un datage de trois mois. « En proposant ce règlement, elle avait pour but de mettre les religieuses à portée de mieux, connaître la vocation, le caractère et la santé des personnes qui se présentaient pour vivre avec elles et de les renvoyer avec moins d'éclat, si elles ne jugeaient pas à propos de les admettre. Elle pensait qu'on ne saurait trop éprouver les postulantes et les novices, et qu'une des plus grandes fautes qu'on puisse commettre dans les monastères, faute qui les fait bientôt dégénérer de leur ferveur, c'est d'y recevoir des sujets avec trop de facilité. » La plupart des grands mystiques sont ainsi faits. Pour peu qu'on les fréquente, on finit par les trouver divinement sages. La grande gloire de Mme Acarie n'est pas seulement d'avoir fondé les carmélites françaises, mais de les avoir fondées sur de tels principes. Elle a choisi, elle a formé Mlle de Fontaines, la marquise, de Bréauté et

 

(1) Boucher, op. cit., pp. 354, 355.

 

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les autres que nous verrons tout à l'heure. Faut-il moins l'admirer pour cette quantité de jeunes filles que malgré les instances de Bérulle, de Duval ou de Gallemant, elle a rendues au monde et dont la médiocrité ou la détresse auraient troublé la pure lumière du Carmel français ? Après la mort de son mari (1613) Mme Acarie entra elle-même chez les carmélites, mais en qualité de soeur converse. Envoyée d'abord au carmel d'Amiens, puis à celui de Pontoise, elle mourut, dans ce dernier monastère, en 1618. Sur les instances de Louis XVI, de Louise de France et de l'Église gallicane, elle a été déclarée bienheureuse en 1791.

Ces pages trop longues, trais courtes, trop sèches, ont essayé de fixer les traits distinctifs de cette femme extraordinaire qui fut, me semble-t-il, la plus grande force religieuse de son temps, et de quel temps! Ai-je tort de lui soumettre, comme je le fais, tant d'autres gloires? L'historien ne réussit pas toujours à imposer aux lecteurs, son impression très nette, très vive, sur le caractère propre et l'importance respective de ses divers personnages. Pour l'histoire politique et même littéraire, la difficulté paraît moins grande. Une Jeanne d'Arc, un Richelieu, un Ronsard, un Shakespeare, chacun les apprécie comme il l'entend, mais nul ne songe à leur disputer la place vraiment royale que chacun dans leur ordre, ils ont occupée. Maie quand il s'agit de maîtrise morale, religieuse, mystique, le problème devient beaucoup plus délicat, et il se complique encore étrangement si l'action qu'on, voudrait définir est morte, pour ainsi parler, avec celui qui l'a exercée et avec ses premiers disciples. Quelle idée chétive ne nous ferions-nous pas de l'influence de Socrate si Platon n'avait écrit qu'en son propre nom? Mme Acarie n'a rien écrit non plus, et ses livres, je le crois. du moins, si elle en eût fait, ne nous l'auraient pas rendue présente. Non pas du reste qu'an la dise plus sainte que les spirituels de son temps; voilà proprement ce qui n'aurait

 

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aucun sens, — ni qu'on la mette plus haut que les maîtres. Canfeld voyait en elle une seconde Catherine de Gènes, plus admirable que la première. Il avait le droit de parler ainsi, lui qui savait d'elle ce que trois personnes seules, lui-même, Coton et Bérulle en ont pu connaître. Ces parallèles nous sont interdits. Une seule chose nous est claire et nous suffit. Les contemporains de Mme Acarie ont trouvé en elle la vive image de cette vie sublime vers laquelle, en ce temps-là, des âmes sans nombre se sentaient confusément appelées. Ses extases n'étaient pour les uns et pour les autres qu'un signe, ce qu'est une lumière au voyageur qui cherche son chemin dans la nuit. Fascinés d'abord par ces phénomènes extraordinaires, ils apprenaient bientôt d'elle des vérités plus simples et d'une tout autre portée. Son message tenait en deux mots qui se trouvent dans l'Évangile, mais dont les seuls mystiques réalisent le plein sens : « Le royaume de Dieu est au dedans de vous ». « Il faut, disait-elle, pénétrer jusqu'au fond du coeur et voir si Dieu y est, ou du moins s'il y sera. » Elle entendait très certainement parler de cette présence de Dieu plus intime qui est le tout de la vie mystique. C'est ainsi que décidant sur la vocation d'une jeune fille très vertueuse, elle disait : « celle-ci pourra bien avancer dans la vertu, mais elle ne fera aucun progrès dans les voies intérieures ». Elle ne croyait pas que tout le monde fût appelé à s'engager dans de telles voies, mais elle savait que beaucoup de timides ignorent leur grâce ou n'osent pas s'y abandonner. Utile à tous, elle l'était plus encore à ces timides, et comme elle avait horreur de toute subtilité en ces matières, de tout raffinement et, plus encore, de toute affectation vaniteuse, infiniment simple elle-même dans la possession de sa grâce, elle avait plus de facilité que personne à montrer que tout ce sublime est de la dernière simplicité.

Simplicité, qu'on me pardonne de répéter si souvent ce mot capital. Nul ne convient mieux aux origines du

 

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mouvement spirituel que nous avons entrepris de raconter. De la vie mystique ainsi ramenée à son essentielle et salutaire simplicité, François de Sales — nous le verrons à la fin du présent volume — sera le grand docteur. Mme Acarie en fut la grande inspiratrice et le modèle achevé. Également décisifs et libérateurs l'un et l'autre, également sages, ils n'ont pas enseigné de la même manière, n'ayant pas reçu les mêmes dons et ne tenant pas le même rang dans l'Église, mais ils ont enseigné la même doctrine. Le Traité de l'Amour de Dieu formule, établit, défend et propage, avec l'autorité du théologien et du pontife, ce que, bien avant la publication de ce livre, tout le monde avait pu lire, beaucoup avaient lu dans le livre vivant qu'était Mme Acarie. Grands et petits, tous ceux de leur génération leur ressemblent plus ou moins. Après eux, et pendant la première moitié du XVIIe siècle, le mouvement ne va pas cesser de s'étendre, de s'enrichir, et, en même temps de se compliquer, jusqu'au jour où, dans ces complications elles-mêmes, nous croirons apercevoir les symptômes ou les menaces d'une dissolution prochaine. La première période, représentée par les deux grands noms que l'on vient de rapprocher, est peut-être moins éclatante que les deux autres ; elle compte peut-être, dans l'ordre humain, de moins hauts génies, mais elle paraît peut-être plus pure. Elle raisonne, elle s'analyse elle-même, elle dogmatise et elle raffine moins. Mystique, presque sans le savoir, mystique, comme l'oiseau est oiseau. Saine candeur qui se flétrira trop vite. A la simplicité de cet âge d'or succéderont des splendeurs incomparables. Après le P. Coton, nous aurons le P. Surin; après Marillac, M. de Bernières; après Duval, le P. de Condren et M. Olier; après Mme Acarie, une autre Marie de l'Incarnation, Mme Martin. Je n'oublie pas ces lumières éblouissantes, mais je songe aussi à la troisième génération qui va suivre. Derrière Mme Acarie, derrière Mme Martin, je vois poindre une très haute, très

 

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séduisante, une fatale figure, Mme Guyon. Je ne compte pas accabler la noble femme qui voulut ressusciter sous Louis XIV les merveilles mystiques du temps de Henri IV et de Louis XIII. Je ne suis pas non plus de ceux qui tiennent Fénelon pour un génie malfaisant. Il est venu trop tard dans un siècle trop vieux et qui depuis trop longtemps riait des mystiques. Contemporain, ami, disciple de Mme Acarie, Fénelon n'aurait pas écrit les Maximes des Saints. Que lui aurait-il manqué pour écrire le Traité de l'Amour de Dieu (1) ?

 

(1) Ce qui vient d'être dit de l'influence de Mme Acarie n'est strictement vrai que de notre première période; pendant la seconde, Bérulle vivant ou mort me parait le personnage prédominant.

 

 

§ 2. — Jean de Quintanadoine de Brétigny et les origines du Carmel français.

 

I. De l'intérêt particulier qui s'attache à Quintanadoine. Que Bérulle n'a pas eu dans la fondation du Carmel le rôle prépondérant que certains lui prêtent. — Origine des Quintanadoine. — Jean à Séville, à Rouen. — Second séjour en Espagne (1582-1586). — Découverte du Carmel. — L'esclave du Carmel. —Le Congo. — Jean projette d'établir le Carmel en France.

II. Projets de mariage. - Ministère apostolique. — Les petits écrits spirituels de Quintanadoine. — Dialogues mystiques . — Jean de Quintanadoine et Blaise Pascal. — Les fiançailles. — Troisième séjour en Espagne (1592-1594). — Opposition des carmes. — Retour en France et traduction de la vie de sainte Thérèse. — Influence de ce livre.

III. Mme Acarie et sainte Thérèse. — Réunion chez les chartreux. — La fondation est décidée. — La princesse de Longueville. — Le prieuré de Notre-Dame des Champs. — Marillac. — Bulle de Clément VIII.

IV. Les carmélites et les carmes déchaussés. — Des supérieurs canoniques des couvents de femmes et des limites de leur influence. — Raisons qui ont amené les carmes à s'opposer à la fondation. — Le grand voyage d'Espagne (1603-16o4). — Mme  Jourdain. — Le retard à Nantes et la défection de René Gauthier. — Les Françaises à Valladolid et la Mère Casilde. — Départ de Bérulle pour l'Espagne. — Anne de Jésus et Anne de Saint-Barthélemy. — Victoire des Français.

V. Le retour. — Les deux carmes du cortège. — La Bidassoa. — Miracles. — Les Espagnoles s'offrent en vain au martyre. — Arrivée à Paris. — Saint-Denis. — Inauguration du carmel du faubourg Saint-Jacques.

VI. Les premières carmélites françaises. — Ce qui manquait encore à leur formation. — Gouvernement d'Anne de Jésus. — Initiation mystique. — Anne de Jésus et le quiétisme. — Prompte diffusion de l'Ordre. — Fondation de Dijon. — Anne de Jésus, Marie d'Hannivel et la baronne de Chantal.

VII. Que soit Quintanadoine, soit les supérieurs canoniques de l'Ordre ne sont ici que de second plan. — Rôle de Bérulle. — M. Gallemant et M. Duval. — Les carmélites ont moins reçu de leurs supérieurs qu'elles ne leur ont donné. — Détresse intérieure de Quintanadoine. — Départ d'Anne de Jésus et de quatre espagnoles pour la Flandre. — Leur oeuvre était faite. — Prophétie de Mme Acarie. — Quintanadoine et les

 

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fondations en Flandre. — Vivacités d'Anne de Jésus. — Carmels de Rouen et de Beaune. — Encore le Congo. — Derniers jours de Quintanadoine.

 

 

Étranges variations de la curiosité, du goût, du sens historique! Il y a cinquante ans, un écrivain de mérite, l'abbé Houssaye, entreprend de raconter, dans son histoire du cardinal de Bérulle, les origines du Carmel français. A chaque ligne des documents dont il dispose, il rencontre un de ces personnages que n'importe quel historien d'aujourd'hui trouverait émouvant, un de ces êtres qui nous font sentir notre sujet, comme disait d'Aurevilly. Ce personnage laisse froid l'abbé Houssaye; cet original ne lui arrache pas un sourire ; cet acteur de première importance n'est pour lui qu'un indistinct et insignifiant comparse. S'attacher à lui, le creuser, il n'y songe même pas. Pour l'abbé Houssaye, le héros de cette histoire, c'est Pierre de Bérulle; pour nous, c'est d'abord Mme Acarie, puis immédiatement derrière elle, Jean de Quintanadoine. Qui a raison de lui ou de nous, le lecteur en décidera, mais la question n'est pas indifférente. Lorsqu'il attribue le premier rôle à Pierre de Bérulle, l'abbé Houssaye entend servir un système, très séduisant à la vérité, mais qui me semble plus que douteux (1). II veut faire de notre Carmel, une oeuvre toute bérullienne et spécifiquement française, un autre Oratoire. A l'en croire, le message que nous apportent les premières carmélites serait bien sans doute le message de sainte Thérèse, mais remanié, mais adapté à nos exigences nationales et à l'esprit très particulier de Bérulle. Ainsi plus tard du génie de Shakespeare, acclimaté chez nous par

 

(1) Sur l'abbé Houssaye et tous les problèmes historiques ou canoniques que soulève l'histoire très compliquée des origines du Carmel français, le me réfère constamment au Mémoire sur la fondation, le gouvernement et l'observance des carmélites déchaussées, publié par les soins des carmélites du premier monastère de Paris, Reims, 1894. Cette oeuvre de tout premier ordre ne se trouve pas dans le commerce, mais les carmélites ne font pas difficulté de la communiquer à ceux qui veulent sérieusement s'instruire sur elles.

 

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Ducis ou encore par les romantiques. Voilà qui va loin et qui menace de fausser une histoire unique. Si nos carmélites ne sont que des bérulliennes, elles ne m'intéressent plus. De ce point de vue, nous aurions beaucoup mieux, à savoir Bérulle lui-même et ses grands disciples. A Dieu ne plaise que je méconnaisse le fondateur de l'Oratoire! Bérulle est un monde, que nous explorerons plus tard, admirant alors sans réserve l'homme qui a formé Condren, Vincent de Paul et M. Olier, Bossuet lui-même. Mais enfin l'esprit de Bérulle diffère de cet esprit de sainte Thérèse, plus simple, plus humain, plus mystique, plus universel, qu'ont répandu chez nous les premières carmélites. Plusieurs de celles-ci doivent beaucoup à Bérulle qui les forma de maîtresse main, mais il n'a fait que vivifier chez elles une semence étrangère. Celles qui ont le plus reçu de lui restent avant tout filles de sainte Thérèse. Espagnoles? Françaises? Il importe peu. Pour ce qui vraiment compte, la haute mystique ne connaît pas de frontières. La France ne s'ouvre pas moins avidement que l'Espagne à l'insigne réformatrice. Qu'il s'implante chez nous, le Carmel sera le Carmel, tout cela, mais rien que cela. Rectifions ce que nous disions plus haut, l'unique héros de l'histoire qui nous attend, c'est sainte Thérèse, conquérant notre pays.

Jean de Quintanadoine a été l'instrument providentiel de cette conquête vers laquelle toute notre curiosité doit se tendre, agent chétif, obscur, maladroit, mais obstiné, indécourageable. Loin de le diminuer à mes yeux, sa petitesse l'exalte plutôt. Introduire sainte Thérèse en France, ce rêve le tient, l'absorbe et le définit. Il n'existe que pour cela. Il ne nous distraira pas de sainte Thérèse, comme le ferait immanquablement le très personnel Bérulle. Voyons en lui un de ces serviteurs comme il s'en trouve dans les romans enfantins, un bonhomme tout à fait désintéressé, têtu, passionné et qui parviendrait enfin à gagner à son maître un vaste royaume. Pour le

 

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montrer tel que je le vois, il me faudrait l'art du romancier. Un jésuite du XVIIIe siècle, le P. de Beauvais a écrit sa vie et fort bien, mais avec une solennité épique qui magnifie Jean de Quintanadoine plus que de raison et qui le Banalise, si l'on peut ainsi parler. Une vieille biographie inédite, écrite par un de ses familiers, M. Champagnot et les admirables chroniques du Carmel nous le montrent plus simple et plus vrai. De ces récits, minutieusement exacts, se dégage, pour nous, modernes, un soupçon d'humour que je ne craindrai pas d'accuser un peu. L'histoire du Carmel, toujours joyeuse, ne veut pas d'une plume trop janséniste. J'ignore si les carmélites espagnoles, introduites en France par Jean de Quintanadoine, emportèrent, dans leur bagage, le tambourin de sainte Thérèse, mais je sais qu'elles :avaient la fraîche gaîté de leur mère. Quintanadoine vivant a dû les amuser pins d'une fois. Aujourd'hui encore, lorsqu'on redit son nom dans le parloir de quelque caramel, on croit deviner, derrière la grille, des commencements de sourire, des éclairs de malice tendre. Trop grave, l'historien de Quintanadoine ne serait pas dans la tradition.

Les Quintanaduenãs viennent de Séville. L'aïeul de notre héros, Jean de Quintanaduenas, seigneur de Brétigny-sur-Brionne, fait partie « de cette colonie espagnole qui vint, au XVIe siècle, se fondre lentement dans la population normande ». Si la Normandie va devenir mi des foyers principaux de la renaissance mystique que nous racontons, n'est-ce pas en partie à cette invasion espagnole qu'elle doit un honneur qui, de prime abord, nous surprend un peu ? Le fils aîné de Jean, Fernand, sert « avec éclat dans l'armée de Charles IX, épouse en 1552 une riche héritière du Roumois, Catherine Cavelier de Villequier, renonce à la carrière des armes et se fixe à Rouen », rue Saint-Mienne-des-Tonneliers, où naît, le 6 juillet 1555 , le futur fondateur du Carmel français. Nos anciens avaient le goût niveleur. Pour eux, Jean, que les carmélites espagnoles

 

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appelaient habituellement Don Juan, et la plupart de ses contemporains, M. de Quintanadoine, n'est plus que M. de Brétigny. M. Houssaye ne lui donne pas d'autre nom, dédaignant ces belles syllabes sonores qui rappellent l'origine et qui expliquent la mission de ce compatriote de sainte Thérèse. Une des soeurs de Fernand était dame d'honneur d'Éléonore d'Autriche, seconde femme de François Ier ; une autre, plus jeune, épouse Robert de Hanyvel, ou d'Hannivel, et aura pour fille l'insigne carmélite, Marie d'Hannivel, (Matie de la Trinité), l'une des fondatrices du carmel de Dijon où elle accueillera, aimera et formera la baronne de Chantal (1).

La première initiation religieuse ale Jean de Quintanadoine est tout espagnole. Enfant, on l'envoie chez un de ses oncles, .à Séville, où il reste près de dix ans. Il revient alors en Normandie. Bientôt commence pour lui la besogne qui l'occupera jusqu'à la fin. II signe, il signe et il signe encore des lettres de change. Son père, très bon et qui ne lui refusait rien, avait une grande fortune ; Jean lui-même disposait, en son particulier, de revenus assez abondants qu'il mit de bonne heure au service des pauvres et de l'Église. Imaginons-le semblable à ces riches industriels du Nord que l'on voit aujourd'hui bâtir de splendides monastères, comme Maredsous, ou soutenir des oeuvres de propagande, comme les publications de la rue Bayard. Quintanadoine avait la passion de donner. On a trouvé dans ses papiers — car il ne brûlait rien — des preuves touchantes de sa charité, les lettres de demande ou d'action de grâces qu'on lui adressait, môme lorsqu'il n'avait encore ,que vingt ans. En 1577, des 'amis qui reviennent d'Anvers lui disent la misère d'une jeune veuve flamande, chargée d'enfants et dont la vertu est très menacée. Vite un chèque et en retour une noble lettre que Quintanadoine classe méthodiquement dans ses

 

(1) J'emprunte la plupart de ces précisions à une étude de M. Paul Baudry : Les religieuses carmélites à Rouen, documents inédits, Rouen, 1879.

 

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dossiers. Vers ce même temps, un de ses camarades d'Espagne battait les routes d'Italie pour se divertir et allait se « précipitant dans le vice ». Lorsque l'argent lui manquait, cet écervelé faisait appel à son ami Quintanadoine et celui-ci répondait par de fréquentes lettres, « pleines de salutaires avis et de saints avertissements auxquels il joignait de temps en temps des lettres de change (1) ». C'est sa manière et bien que plaisante, elle réussit. A son retour d'Italie, le jeune homme se fera chartreux. Encore quelques années et voici venir, pour Quintanadoine, un grave souci qui va l'obséder longtemps. Que fera-t-il de sa vie ? Très humble et d'ailleurs peu instruit, le sacerdoce lui faisait peur. La vie religieuse l'attirait fort, mais il était de santé trop délicate pour les offices d'un frère lai. D'un autre côté, son père le pressait de se marier. Jean ne disait pas non, mais son oui manquait d'allégresse. Lent, méthodique et ayant toujours besoin de s'aider de la plume, il se met à écrire sur ses tablettes intimes l'image de l'épouse parfaite, « où il spécifiait les qualités de la personne à qui il se fût voulu engager et en qui il requérait quasi toutes les vertus d'une arrivée à une haute perfection ». Moyen innocent de faire traîner les choses. A force de se tourmenter, il tombe malade. « Les médecins disent que c'est mélancolie, écrit-il à une parente, c'est en quoi, ils se trompent le moins ». Heureuse infirmité qui dure « autant de temps qu'il était besoin pour le délivrer du mariage où on avait eu dessein de l'engager ». Non pas que ce chapitre du mariage soit fini. Rien ne va vite dans cette vie hésitante. Mais le bon Fernand de Quintanadoine ne veut pas brusquer ce grand garçon timide. Pour le distraire et pour le guérir,

 

(1) Vie inédite de Jean de Quintanadoine, par M. Champagnot, p. 14. Je cite ce précieux document d'après une copie, de la seconde moitié du XVIIe siècle, conservée au Premier carmel de Paris (exilé présentement à Bruxelles). Cette copie m'inspire toute confiance. Elle a été faite avec une conscience scrupuleuse, le ou la copiste n'ayant pas reculé devant certains mots assez gênants et que je ne puis reproduire.

 

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il l'envoie en Espagne. Voyage d'agrément, mais aussi d'affaires. Jean aurait à vendre des fonds considérables que sa famille possédait encore là-bas. « C'était par ces voies qui n'avaient en apparence rien d'extraordinaire, que la Providence disposait l'exécution de ses vues miséricordieuses sur son serviteur » et sur la France. Dans le plan divin qu'il ne soupçonnait pas encore, il partait « pour goûter des fruits du jardin de la grande sainte Thérèse, pour en transplanter après des meilleures, plus rares et exquises plantes dans le terroir de la France, dont la suavité de l'odeur de leurs fleurs et la douceur de leurs fruits furent si ravissantes que non seulement elles se sont provignées par tout ce grand royaume, mais aussi ont efficacement invité la Flandre, la Bourgogne et autres pays circonvoisins à vouloir jouir de ce bonheur ».

J'ai déjà dit que Jean ne se pressait jamais. Ce voyage dura quatre ans (1582-1586). A peine arrivé à Séville, il se lie avec un pieux jeune homme, Don Pierre de Tholosa, qui lui demande un jour de l'accompagner chez les carmélites. Jean, semble-t-il, n'avait jamais entendu parler de sainte Thérèse, et, du reste, « sur ce qu'il savait du peu de régularité qui régnait dans certaines communautés en Espagne, il craignait de mettre le pied dans ces sortes de maisons ». « Chaque religieuse, nous dit Champagnot pour justifier cette répugnance, avait un dévot et cette dévotion consistait en fréquentes visites et longs discours vains et inutiles et à s'entre-envoyer fréquemment de petits présents. » Mais personne, que je sache, n'a jamais résisté longtemps au charme du Carmel, et, dès sa première entrevue avec la prieure de Séville, Marie de Saint-Joseph, Jean fut gagné pour toujours. « Il sentit naître dans son coeur une ardeur qui le pressait de

 

(1) Champagnot, op. cit., pp. 21, 12 ; Beauvais, La Vie de M. de Bretigny, Paris, 1747, p. 38. Je puise, tour à tour, à ces deux sources. Du reste le P. de Beauvais n'a guère fait que moderniser le livre de Champagnot.

 

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s'intéresser à la propagation du nouvel Ordre... et il ne trouvait de satisfaction que dans l'église des filles de sainte Thérèse... Il s'y retirait tous les jours l'après-midi et il y passait quelques heures en prières. Le silence et le recueillement qui régnaient dans cette église et qui n'était interrompu que par une psalmodie lente et affectueuse, lui faisaient répandre des torrents de larmes et réveillaient tous ses désirs pour l'exécution du grand projet que la grâce venait de lui inspirer... Il voulut s'instruire plus particulièrement de ce que contenait la réforme de sainte Thérèse », et la prieure lui procura la facilité de savoir tout ce qu'il désirait, en l'adressant au P. Jérôme Gratian, premier provincial des carmes déchaussés. « C'était un homme d'un mérite distingué, d'une naissance illustre, d'un profond savoir et d'une expérience consommée dans les voies de Dieu. Après avoir passé les premiers temps de sa vie à la cour de Philippe II, roi d'Espagne, il avait généreusement renoncé aux espérances les plus flatteuses du monde pour embrasser la réforme de sainte Thérèse. Il y donnait un grand éclat par ses lumières et ses vertus. Ce fut donc auprès de ce saint religieux que M. de Brétigny vint apprendre tout cc qui pouvait lui donner une juste idée du nouvel Ordre. » Ce que voulait Jean de Quintanadoine, il le voulait bien. Trois mois durant, il passa, chaque jour de longues heures, mêlé aux novices du P. Gratian, vivant de leur vie, suivant tous leurs exercices, gentilhomme le reste du jour et provisoirement décidé à se marier plus tard. Dans les dernières années de sa vie, il prendra plaisir à se rappeler les ardents souvenirs de ce temps-là, et à les raconter à son ami Champagnot. Des-quelles expériences, écrit ce dernier, « j'en veux bien rapporter ici une qui servira d'échantillon pour conjecturer quelles pouvaient être les autres. Il me disait donc qu'en ces rencontres, il voyait assez souvent que le maître des novices (Gratian), élevant un crucifix, disait en élevant

 

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la voix : Qui en quiere morir por Cristo?... cela voulait dire... non seulement de mourir pour Jésus-Christ, si l'occasion s'en présentait, mais dès à présent recevoir est endurer une bonne mortification... A peine avait-il achevé de parler qu'en un moment, comme d'une seule voix, tous ces novices, paraissant enflammés comme autant de chérubins, s'écriaient à qui mieux mieux . c'est moi, c'est moi... et le vénérable prêtre, me racontant ces choses, s'élevait quelquefois en telle ferveur qu'il paraissait tout enflammé » (1). Au sortir de là, on pense bien que le monde ne le tentait guère. Une de ses oeuvres préférées était d'aller trouver les courtisanes de Séville. li arrivait les poches pleines et « pactisait » avec ces « misérables de ce qu'il leur donnerait chaque jour qu'elles s'abstiendraient de pécher ». Le voyant se ruiner de la sorte, sa tante, chez laquelle il demeurait, lui faisait scènes sur scènes : «Garde ton argent pour tes enfants, lui criait-elle, et en venant jusqu'aux injures et par exagération lui souhaitait une cinquantaine d'enfants » (2).

Quelques mois avaient fait de ce jeune laïque, lent et pesant, l'admirateur passionné, l'agent, l'esclave dit Carmel. Le Portugal demandant quelques religieux de la réforme thérésienne, Quintanadoine « fut chargé, malgré sa jeunesse, d'aller à Lisbonne, disposer tout au service de la sainte oeuvre ». Ayant réussi, c'est encore lui qui escorte de Séville à Lisbonne, avec une équipe de dix gendarmes, la Mère Marie de Saint-Joseph et les autres carmélites choisies pour cette fondation, lui qui les installe dans la nouvelle maison et qui veille à tous leurs besoins. Il était de ces êtres délicieusement bons et humbles, dont on accepte le dévouement comme la chose la plus naturelle. Peu s'en fallut à cette date que son zèle pour les filles de Thérèse ne lui fît passer les mers. A Lisbonne,

 

(1) Champagnot, op. cit., pp. 23, 29. Beauvais, op. cit., pp. 46, 47.

(2) Ib., p. 32.

 

 

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il apprend « qu'une infante, fille du roi du Congo, en la Guinée, ayant vu l'image de la Sainte Vierge habillée en carmélite, en voulut savoir la raison », et que, sa curiosité satisfaite, il lui avait pris « un grand désir de se faire religieuse de cet Ordre » (1), comme elle en écrivait elle-même à la Mère Marie de Saint-Joseph, demandant qu'on lui envoyât un essaim de carmélites. On vivait alors en pleine légende. Rien ne paraissait trop beau. Marie de Saint-Joseph accepte. A qui s'adresserait-elle pour l'exécution de ce vaste projet, sinon à Quintanadoine? Mais celui-ci, « lorsque il se disposait à passer en Afrique, avec trois religieuses de la réforme..., eut la douleur d'apprendre que des événements inopinés avaient renversé toutes ses espérances ». Les missionnaires de là-bas « n'avaient plus d'accès au palais, ni auprès de la princesse » : cruelle déception et prémices de beaucoup d'autres. Mais Quintanadoine ne s'avoue jamais vaincu. Longtemps après, nous le verrons préparer, avec sa confiance imperturbable, le voyage du Congo.

Comment l'idée ne lui serait-elle pas venue d'introduire aussi le Carmel en France, et comment la mère Marie de Saint-Joseph n'aurait-elle pas accueilli avec ravissement cette magnifique espérance. « J'irai plutôt en France qu'en pas un autre lieu », écrira plus tard cette dernière, fidèle sur ce point, comme sur tous les autres, à l'esprit de la grande réformatrice. Ne savons-nous pas en effet que, lorsqu'elle entreprit l'établissement de sa réforme, sainte Thérèse avait « spécialement en vue le salut de la France » ? « Ayant appris, dit-elle dans son Chemin de la perfection, les coups portés à la foi catholique en France,... j'en eus l'âme navrée de douleur; voyant que cet adorable Maître avait tant d'ennemis et si peu d'amis,

 

(1) Je cite la relation originale de Champagnot. Il est curieux de remarquer la traduction libre que le P. de Beauvais donne de ce texte : « on lui présenta (à l'infante) plusieurs images de dévotion... ; il y en avait quelques-unes qui représentaient des saintes avec l'habillement des filles de sainte Thérèse a, p. 59.

 

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je souhaitais que du moins ceux-ci fussent d'un dévouement à toute épreuve. Ainsi je résolus de faire le plus qui dépendait de moi » Du reste et dussions-nous la trouver étrange, réalisons la vraie pensée de ces âmes généreuses. La France, pour elles, c'était le martyre presque assuré. Elles ne trouveraient guère chez nous que des protestants et que des bourreaux. Elles nous sauveraient, mais en s'immolant pour nous.

Bientôt d'accord avec les carmélites, Quintanadoine «partit de Séville pour aller proposer ce grand projet aux Pères carmes de la réforme, qui alors tenaient leur assemblée à Pastrana, dans la nouvelle Castille. Il leur exposa le désir que Dieu lui donnait de procurer à sa patrie l'établissement de leur réforme, les motifs qu'il en avait et les moyens qu'il comptait mettre en oeuvre pour réussir. Les Pères bénirent Dieu de la sainte résolution qu'il inspirait à ce coeur généreux. Ils lui donnèrent un plein pouvoir d'agir selon ce qu'il jugerait de plus efficace pour la réussite ;de l'entreprise et ils signèrent unanimement la commission dont il voulait bien se charger. Saint Jean de la Croix était du nombre de ceux qui présidaient à cette vénérable assemblée... Après lui avoir remis les patentes de sa commission, ils lui représentèrent seulement qu'il était à propos de leur ménager d'abord à eux-mêmes la permission de s'établir en France, afin qu'ils fussent en état de servir les religieuses de la réforme qui, sans ce secours, eussent été dans l'embarras à leur arrivée. M. de Brétigny déféra à tout ce que ces Pères lui proposèrent. Il revint à Séville, il arrangea ses affaires de famille et... il se mit en chemin pour la France.

« En passant à Madrid, il fit part de son projet à M. de Longlée, ambassadeur de France, qui en fut charmé et qui lui donna des lettres de recommandation pour la Cour.

 

(1) Chemin de la perfection, chap. I.

 

 

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Cet ambassadeur lui écrivit ensuite à Burgos où il s'était arrêté. Voici ce que contenait la lettre, elle était digne d'un ministre du Roi très-chrétien. « Je vous renvoie ce que vous m'avez confié des mémoires qui concernent la réforme que la Mère Thérèse de Jésus a établie, J'y joins une copie de la lettre que j'écris au Roi à ce sujet. Vous verrez que j'entre bien sincèrement dans vos vues et combien je désire de m'y employer. A Madrid, le 2 novembre 1586, Longlée. »

Curieux temps, où les ambassadeurs du Roi très-chrétien écrivaient de pareilles lettres ! Et ce n'étaient pas là de vaines promesses. Rendant compte à Henri III « de ce qui pouvait prouver son zèle pour le service de Sa Majesté », Longlée « met au nombre de ses bons offices en Espagne, l'ardeur qu'il a eue de faire passer en France une nouvelle congrégation de religieuses, la plus propre à attirer la bénédiction de Dieu sur ce royaume et à y répandre une édification qui pût remettre dans l'ordre tant d'autres communautés dont la première ferveur s'était ralentie » (1). Comme on le voit, l'entreprise lui semble raisonnable et possible. Lui non plus, il ne prévoit pas les obstacles qui vont arrêter, pendant près de vingt ans, les projets de Quintanadoine. Mais enfin, il a pris très au sérieux l'initiative de ce jeune laïque. Ainsi avaient déjà fait d'insignes carmélites et le grand conseil des carmes. Quintanadoine était donc plus considérable qu'on ne serait tenté de le croire, à voir le peu d'attention que lui donneront les historiens du Carmel français. Il n'a pas l'agilité diplomatique que Bérulle déploiera plus tard, il n'a pas non plus l'éminente sagesse de Mme Acarie. Très humble du reste, il disparaîtra volontiers devant ceux qui doivent un jour achever son oeuvre. Il nous paraît plus zélé et plus tenace que génial. N'allons pas néanmoins le voir trop petit.

 

(1) Beauvais, op. cit., pp. 64-68

 

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Laissons l'Espagne, revenons avec lui en Normandie, mais sachons bien que ni les retards ni les déceptions n'étoufferont la semence française jetée par Quintanadoine dans ces quelques couvents espagnols.

 

J'aurais voulu, lui écrivait une de ces carmélites, que vous eussiez pu voir, ces jours passés, un navire, en ce couvent, avec enseignes de cramoisi, voiles et tambour, disant : qui se veut embarquer pour France ? Vous eussiez vu accourir tant de religieuses, embrassant la croix et protestant de vouloir mourir pour la défense de la foi ; mais aussitôt d'autres survenaient avec bâtons et couteaux, frappant sur elles comme si elles les eussent voulu faire toutes mourir. Ces essais, quoique en matière feinte, procédaient néanmoins d'un véritable désir.

 

C'est ainsi qu'elles évoquaient notre pays dans leurs jeux innocents et pittoresques.

 

Cette pécheresse Marie, lui écrivait de son côté Marie de Saint-Joseph, est toute prête d'aller en France. Je vous écris la présente lettre en français avec l'aide de la Mère Catherine du Saint-Esprit, qui est ma maîtresse en cette langue et qui se réjouit fort de ce que notre Révérend Père lui a promis que si nous allons en France, elle y viendra pour nous servir de truchement, car elle sait fort bien le français, l'espagnol et le flamand.

 

Et Quintanadoine de répondre :

 

Le Seigneur commence à accomplir le désir de son pauvre serviteur. J'avais demandé à Sa Majesté qu'il lui plût être glorifié, béni et loué des âmes de votre Ordre en langue française (1).

 

II. De retour en Normandie où il va demeurer près de six ans (1586-1592), Quintanadoine se retrouve aux prises avec l'insoluble problème qui l'avait jadis rendu malade et que ses travaux d'Espagne lui avaient fait oublier. Mariage ou prêtrise, que serait sa vie à lui-même? Son

 

(1) Champagnot, op. cit., pp. 51, 52, 55.  La réponse de Quintanadoine est du 11 octobre 1586.

 

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père le suppliant de prendre un parti, il lui dit qu'il était prêt à faire ses volontés, en d'autres termes, à se marier, « mais il lui ajouta qu'il lui demandait en grâce de lui permettre d'en conférer en France et en Espagne avec des personnes respectables dont il suivrait aveuglément les avis ». Chose amusante : à l'exception de ses carmélites, tous les consulteurs opinèrent pour le mariage, et Jérôme Gratian lui-même. « Si je considère, lui écrivait ce dernier, l'état où en sont les affaires de France, je pense qu'un homme marié, bien fervent et dévot, peut faire beaucoup de bien, élevant une famille dans la piété, et être le refuge de ceux qui font l'office des apôtres (1). » Il se déclare donc prêt au mariage. Mais la chose en reste là.

En dehors des oeuvres nombreuses qui lui prenaient presque tout son temps et tout son argent, « ce fut alors que sa charité lui suggéra de faire son essai dans la vie apostolique. Sans y exercer le ministère de la parole, il tâcha d'en remplir une des plus importantes fonctions. Il s'appliqua donc à dresser pour différentes personnes, une suite d'avis spirituels qu'il proportionnait aux états dont elles lui donnaient la connaissance. Il y réussissait singulièrement et il suppléait ainsi à cette timidité extraordinaire qui le retenait lorsqu'il s'agissait de parler dans les conversations.

« Il s'était fait une loi de ne passer aucun jour sans pratiquer cette bonne oeuvre qui lui était aussi chère que ses autres exercices. On a recueilli plusieurs de ces lettres instructives; elles sont remplies de discernement et ne respirent en tout que l'esprit de Dieu... Ecclésiastiques et religieux, personnes consacrées à Dieu, engagées dans le monde, tous s'adressaient au saint jeune homme et trouvaient dans ses conseils les ressources les plus convenables à leurs dispositions (2). » Ce n'étaient pas, à

 

(1) Champagnot, op. cit., p. 102.

(2) Beauvais, op. cit., pp, 83, 84.

 

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proprement parler, des lettres spirituelles, mais de petites notes pieuses, de courtes méditations, et « certaines façons de dialogues où il introduisait Dieu ou quelque saint et lui s'entre-parlant et s'entre-répondant ». « Je vois bien que ces petits papiers me parlent à coeur n, lui écrivait une carmélite, et une autre :

 

Peu avant que je partisse de Séville, je reçus quelques-unes de vos lettres que je lus, en laissant une pour un autre temps. Mais étant sur mon départ que je désirais beaucoup par rapport à la douleur que causaient nos soeurs par leurs larmes, je m'assis près d'une fenêtre, pour soulager ma peine qui n'était pas petite, et tirant votre lettre, je la lus. Mais de ma vie je ne reçus tant de consolation. Il semblait que vous devinassiez tout ce qui se passait dans mon âme, de sorte que je pleurais et riais tout ensemble et je me trouvais toute résolue à partir pour la plus grande gloire de Dieu, car il semblait que vous m'y forçassiez (1).

 

Ces tracts s'envolaient dans les directions les plus imprévues. « Il écrivit plusieurs de ces petits cahiers aux dames et demoiselles de la Cour royale du royaume du Congo en Afrique, et les adressa à Brascorrea, confesseur et prédicateur de ce roi nègre, pour les distribuer à celles qu'il jugerait à propos. » Brascorrea « les traduisit et les lut publiquement en chaire avec l'applaudissement général de l'assemblée » (2).

Beaucoup de ces feuilles, la plupart peut-être, Quintanadoine ne les écrivait d'abord que pour son usage personnel, pour continuer et fixer sa propre prière. Mais celles-là même, il ne déplaisait pas à ce timide, à ce muet de les faire lire à quelques intimes. Imaginez Pascal envoyant le Mystère de Jésus à Mlle de Roannez ou à M. Singlin. La comparaison n'est pas si bizarre qu'on le croirait. Au génie près, qui en ces matières importe si peu, c'est bien la même ardeur grave et tendre, la même

 

(1) Champagnot, op. cit., p. 75.

(2) Ib., p. 73.

 

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profondeur de sentiment. C'est bien aussi, le même moule dramatique. Qu'on lise, par exemple, cette petite feuille émouvante, écrite pendant le siège de Rouen.

 

Du jour de Saint-Martin 11 novembre 1591. — Un homme demanda à Dieu qu'il préservât le peuple de Rouen. Le Seigneur lui commanda qu'il se levât à cinq heures du matin pour l'amour de lui, et que jusqu'à sept, il s'employât à la prière.

Il lui demanda encore d'avoir pitié de ce royaume et de ne pas permettre qu'il s'y perdît tant d'âmes. Le Seigneur le lui accorda et lui commanda qu'il travaillât à faire venir le Carmel en France et qu'il aidât la Compagnie de Jésus dans le besoin où elle se trouvait alors.

Il lui dit encore : Seigneur, ayez pitié de mon père, de mes frères et de ma maison. Le Seigneur l'accorda et dit : Sers ton père et tes frères, négocie tes affaires, afin que je voie comme tu seras diligent à faire les miennes. Car comment pourras-tu bien faire mes affaires, puisque tu t'acquittes si mal des tiennes ?

Il lui demanda en troisième lieu : En vérité, Seigneur, pour l'amour de votre Fils bien-aimé et pour l'amour de moi, votre grand pécheur, vous donnerez aujourd'hui la gloire à toutes les âmes du Purgatoire. Le Seigneur l'octroya et lui dit : Tu te confesseras et communieras et diras cent Pater et cent Ave sur des grains bénits et tu feras dire quatre messes pour elles.

Il demanda encore et dit : Seigneur, ayez pitié de ceux qui sont en péché mortel. Il faut en vérité, que pour l'amour de votre Fils et de moi, grand pécheur, vous eu tiriez mille du péché...

Il demanda encore et dit : Seigneur, faites que j'amène le Carmel en France. Le Seigneur l'accorda (1).

 

Dans cette longue oraison, il s'oublie tout à fait, comme on le voit. Il compte si peu à ses propres yeux ! Voici une lettre plus personnelle et plus douloureuse qu'il écrira, plus tard, à une des premières carmélites françaises. Le texte original, « un des joyaux » des archives de Rouen, dit un érudit, est en espagnol.

Mère Marie de la Trinité. Pontoise. — Jésus! A qui écrirai-je,

 

(1) Champagnot, op. cit., pp. 95-98

 

 

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mon Dieu et mon Seigneur, à qui adresserai-je mes larmes? Sur qui me reposerai-je, ô vous, mes amis compatissants, car grande est ma peine.

 

—         O Seigneur, il me semble que le Ciel et la terre sont fermés.

—         Jean, grand est ton amour-propre, parce que peut-être est-ce à cause de toi et non par pur amour que tu es affligé.

—         O Seigneur, je suis plein d'amour-propre et de mille péchés.

—         Jean, tu as le châtiment de tes fautes, parce que tu as perdu le temps et que tes oeuvres, tu les as faites mal et imparfaitement. Tu es comme celui qui entrerait dans le trésor du Roi, rempli d'argent, d'or et de pierres précieuses de grande et de petite valeur et auquel le Roi dirait : prends tout ce que tu voudras et que tu pourras, pendant que l'horloge sonne ; tout sera pour toi. Ah ! que cet homme serait diligent à prendre et à se gorger de richesses, et comme il se chargerait vite (les diamants, plutôt que de ce qui est de moindre valeur. Ainsi dois-tu faire, pendant que sonnet horloge de ta vie.

—         Seigneur, je regrette le temps passé...

—         Eh bien ! commence et emploie-le bien maintenant.

—         0 Seigneur, que je l'emploie bien maintenant!..

—         Jean, comme tu perds le temps...

—         O Seigneur, quelle perte de ne pas vous servir! O quelle perte ! Que je vous serve, ô mon Dieu !

—         Qui donc t'empêche de nie servir?

—         Je suis mon empêchement à moi-même... O Seigneur, il y a longtemps que je vous ai offert mon corps, mon âme... puisque ceci vous appartient, prenez-le...

—         Jean, puisque c'est à moi et que tu me l'as donné, je le prends et le reçois comme ma chose. Maintenant, je vais te le confier de nouveau, non comme ta chose; mais comme la mienne.

—         O Seigneur... donnez-moi votre grâce, et je vivrai, non comme ma chose, mais comme la vôtre et pour vous (1).

 

Ces lignes très simples et qui paraîtraient banales sous une autre plume, nous émeuvent par leur vérité profonde. On sent bien, je ne saurais dire à quelles enseignes, qu'ici

 

(1) Baudry, op. cit., pp. 69-71.

 

 

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le dialogue n'est pas un artifice littéraire, une fiction languissante. Bon gré, mal gré, ils sont là deux, Jean et un autre, cet autre que la seule éloquence ne nous rendrait pas sensible, et que nous reconnaissons dans les bégaiements de l'humble Quintanadoine, aussi clairement que dans la sublime prose de Pascal.

Cependant, « un mariage sortable du côté du bien et de la condition » s'étant présenté, Quintanadoine accepta bravement le choix que son père avait fait pour lui, ne demandant d'autre grâce que la permission d'aller en Espagne avant la cérémonie, afin d'y régler l'affaire des carmélites. Aucun machiavélisme dans ces atermoiements suprêmes. Il consentait à célébrer les fiançailles avant son départ; il offrait un collier de perles à sa fiancée. Tout au plus se réservait-il l'arrière-désir, qu'à la dernière minute, un coup de grâce imprévu lui rendît sa liberté. Du reste il n'avait pas prévu que cette absence durerait deux ans (1592-1594). Le voilà donc de nouveau sur toutes les routes d'Espagne, allant de carmel en carmel, prêchant sa croisade et reçu partout avec transports. La plupart des carmélites, écrit-il lui-même, « demandaient avec tant d'instances d'être enrôlées pour une si sainte expédition que, si on les eût voulu croire, il eût fallu presque dépeupler la plus grande partie des couvents d'Espagne » (1). Les carmes faisaient paraître moins d'empressement, Philippe II et ses conseillers, moins encore. En réalité, l'heure était mal choisie pour un projet de ce genre. Quel accueil ferait à ces conquérants espagnols la France de la Satire ménippée? De guerre lasse, et après deux ans d'instances, il fallut céder. Quintanadoine reprit tristement le chemin de la Normandie. Une grosse fièvre le brillait. Le mal empira pendant le voyage. Il arrive enfin à Rouen, mais si défait que l'on croit sa fin prochaine. On ne refuse rien à un mourant. Son père n'a plus le coeur de lui parler de

 

(1) Mémoire sur la fondation, le gouvernement et l'observance des carmélites déchaussées..., I, p. 528.

 

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mariage et lui propose lui-même d'entrer dans les ordres. C'était le miracle si longtemps attendu. Enfin le ciel faisait connaître sa volonté. Bientôt le malade reprend ses forces. Il va se mettre sous la direction de M. Gallemant, un des plus saints personnages de ce temps-là. Sous-diacre en 1596, il est fait prêtre en 1598.

On pense bien que pendant ces péripéties, il n'abandonnait pas son cher dessein. Quarante, cinquante ans de déceptions ne l'auraient pas ébranlé. Il s'avise soudain d'une voie très simple. La France ne connaît pas encore sainte Thérèse. C'est lui, Quintanadoine, qui la révélera à son pays d'adoption. Lors d'un de ses voyages d'Espagne, apprenant que la Mère Anne de Jésus s'occupait « de la publication des oeuvres de sa sainte Mère, retirées des mains de l'Inquisition », il lui avait laissé une somme considérable pour faire les frais de cette première édition, qui avait paru en 1588. Il se met maintenant à traduire en français la vie de la sainte, aidé, dans son travail, par le P. du Chèvre, prieur de la chartreuse de Bourgfontaine (16o1). Il fait aussi tirer en taille douce le portrait de sainte Thérèse. Cette image « se répandit bientôt avec ses ouvrages par toute la France, par le moyen desquels toute sorte de personnes de tout état et qualité, furent attirées à la vie intérieure et un très grand nombre de filles de toutes les meilleures villes du royaume, désirèrent de se pouvoir engager dans cet Ordre » (1).

Ainsi finit le premier chapitre de l'admirable histoire que nous racontons. Nous retrouverons bientôt Jean de Quintanadoine, car son rôle n'est pas terminé. Mais plus zélé que jamais, il s'effacera de plus en plus devant la grande fondatrice et les premiers supérieurs du Carmel français, Mme Acarie, Bérulle, Duval, Gallemant. Qu'importe, l’oeuvre qui va triompher reste bien son oeuvre. Comme le dit la Vénérable Mère Anne de Saint-Barthélémy,

 

(1) Cf. Mémoire..., I, p. 543.

 

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« entre tous les Français qui travaillèrent à implanter la réforme de sainte Thérèse en France, Dieu donna la palme à Jean de Quintanadoine : Entre todos Dios le Clio la Ventaja (1).

III. Laissons le Dr Duval nous raconter par quelle suite de circonstances merveilleuses, Mme Acarie lut amenée à entreprendre la fondation du Carmel français.. « Les livres de la sainte mère Thérèse, avec sa vie... ayant été traduits d'espagnol en français, se vendirent à Paris et furent lus par les personnes de dévotion. Or comme celles-ci, fréquentant la maison de Mme Acarie, lui en firent l'éloge, la bienheureuse désira qu'on lui en lût quelques chapitres, car les lire elle-même, elle ne le pouvait pas, Dieu l'attirant aussitôt hors de ses sens. Elle les écouta attentivement, mais elle n'y prenait pas grand goût au commencement, et s'étonnait comment cette sainte Mère avait pu fonder un si grand Ordre en l'Église. C'était sans doute le diable qui, prévoyant ce qui est arrivé depuis, lui causait ces dégoûts et ces refroidissements, car, à la moindre parole de Dieu ou de l'Écriture sainte, quelle qu'elle fût, elle était ordinairement ravie. A quelques jours de là, comme elle se trouvait en oraison, voici la sainte mère Thérèse, qui lui apparut visiblement, et l'avertit que Dieu voulait qu'elle s'employât à fonder en France des monastères de son Ordre. Dire la qualité de cette vision, si elle fut intellectuelle out sensible, nous ne le pouvons pas, parce que son directeur, le P. Dom Beau. cousin étant mort, il n'y a plus moyen de le savoir; mais elle lui demeura si présente et si fortement gravée dans le fond de l'âme, qu'elle ne put s'empêcher, quelque résistance qu'elle y fit, de prier ce bon Père de considérer le tout devant Dieu. Il le fit fort particulièrement... (et) fut d'avis qu'on tint une assemblée pour aviser aux moyens de faire heureusement réussir ce projet,

 

(1) Autobiographie de la vénérable mère Anne de Saint-Barthélemy..., ouvrage traduit par le P. M. Bouix, Paris, 1869, pp. 93, 94.

 

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car il ne doutait point que ce ne fùt la volonté de Dieu.

« On pria M. Gallemant et M. de Brétigny, qui étaient alors en Normandie, de venir à Paris, car on les savait grandement portés à l'établissement de cet Ordre. L'assemblée se fit, (à la chartreuse de Paris), en la chambre claustrale de Dom Beaucousin ; nous y assistâmes, le P. de Bérulle et moi. L'affaire étant proposée, on y trouva de si grandes difficultés qu'on la jugea totalement impossible ; et l'on dit à cette bienheureuse d'ôter cela de son esprit, au moins jusqu'à. ce que Dieu eût détourné les grands empêchements qu'il y avait alors. »

On était au lendemain de la Ligue (1601). La grande difficulté, on le comprend, était de faire accepter au roi et au pays une invasion espagnole. Mi0 Acarie, continue Duval, « demeura tranquille et résolut de n'y plus penser. Mais voici que sept ou huit mois après, la sainte Mère lui apparut pour la seconde fois, lui commandant plus fortement et puissamment qu'à la première, de mettre derechef cette affaire en délibération et l'assurant qu'... elle réussirait. Cette seconde révélation étant communiquée au Père chartreux, il convoqua les mêmes personnes qui avaient assisté à la première assemblée, et avec eux, M. de Sales, évêque de Genève, qui prêchait alors à Paris avec grande réputation.

« En cette assemblée... l'affaire fut conclue en sa substance et il ne resta plus qu'à traiter des moyens de l'effectuer. On en délibéra et on fut d'avis, premièrement que le premier monastère s'érigerait à Paris... parce que cette ville étant la capitale du royaume et le lieu de réunion de toutes les personnes de qualité, l'Ordre se dilaterait aisément de là dans toutes les provinces... Et comme il est nécessaire à l'érection d'un Ordre de concevoir l'esprit qui le vivifie... il fut décidé en second lieu qu'on ne se contenterait pas d'avoir le livre de la règle et des constitutions..., mais qu'on irait en Espagne demander des religieuses. Troisièmement, bien que l'Ordre fût déjà établi et reçu

 

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par l'Église, en Espagne et en Italie, néanmoins on résolut, avant son établissement en France, de recourir à Notre Saint Père le Pape, car il n'y a point de plus grand défaut que le manque de pouvoirs...

« Il fallait encore que le monastère fût fondé par une personne de qualité. » Sollicitée par Mme Acarie, la princesse de Longueville donna volontiers son nom et promit de s'employer auprès du roi dont l'agrément était nécessaire. « Depuis elle accomplit heureusement sa promesse et obtint les lettres de fondation, accordées par Henri IV, le 18 juillet 1602 et enregistrées aussitôt par le Parlement. » Quant à la place où l'on bâtirait le monastère, «l'on trouva plus à propos... de le mettre au faubourg Saint-Jacques, au lieu où était auparavant un prieuré de l'Ordre de Saint-Benoît, dit Notre-Darne-des-Champs. C'était là, selon la tradition tenue de toute antiquité à Paris, que demeurait saint Denis, l'apôtre de la France, lorsqu'il annonçait la foi catholique aux parisiens ». Obtenir ce précieux terrain ne fut pas chose facile, mais tout devait céder à la volonté discrète et persévérante de Mme Acarie. On n'avait encore ni l'approbation de Rome, ni les religieuses espagnoles. Sûre néanmoins que ni d'un côté ni de l'autre, elle ne serait déçue, la vaillante femme se mit à l'oeuvre, façonnant de sa main les premières pierres françaises de la fondation prochaine, je veux dire les jeunes femmes et les jeunes filles qu'elle avait groupées autour d'elle, et

 

(1) Duval, op. cit., pp. 120-126. Au sujet de ce prieuré, cf. l'excellent ouvrage de M. l'abbé J. Grente, Une paroisse de Paris sous l'ancien régime. Saint-Jacques du Haut-Pas, Paris, 1897, et la Notice historique sur Notre-Dame des Champs, Paris, 1885 (s. n. d'auteur). Cette dernière notice, consacrée à la paroisse actuelle, et toute moderne, de N. D. des Champs, rappelle fort à propos les souvenirs de l'ancien prieuré de ce nom et du carmel qui s'éleva sur l'emplacement de ce prieuré. Après la prise de possession des carmélites, le nom de Notre-Dame des Champs disparaît de la carte du Paris mystique et « il serait tombé dans l'oubli, malgré les glorieux souvenirs qui s'y rattachaient, s'il n'eut été donné, au XVIIIe siècle, à une rue voisine du Luxembourg. Mais aucune église de Paris ne le portait plus, quand une nouvelle paroisse fut créée sous ce vocable, dans le quartier du Mont-Parnasse en 1858 » (Notice historique..., passim.)

 

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surveillant activement la construction du monastère. Un grand homme de bien, le futur chancelier Michel de Marillac, l'appuyait de son crédit déjà très grand et de son expérience des affaires. Emu, lui aussi, par la vie de sainte Thérèse et ayant eu vent des projets de Mme Acarie, il était venu se mettre à ses ordres. Princes du sang, docteurs de Sorbonne, hauts magistrats, femmes héroïques du plus grand monde et du plus humble, toute la France conspirait à la fondation du Carmel français.

« Le 21 mars 16o3, les clefs du prieuré de Notre-Dame-des-Champs étaient remises entre les mains de M. de Marillac, agissant au nom de la princesse de Longueville. Les ouvriers y entrèrent aussitôt, tout devant y être dis-. posé comme le voulait le plan tracé par sainte Thérèse elle-même, pour les couvents d'Espagne. Le 29 mars, la duchesse de Nemours, représentant la reine Marie de Médicis qui avait accepté le titre de première fondatrice, posa la première pierre des lieux claustraux : la princesse de Longueville et la princesse d'Estouteville, sa soeur, posèrent la seconde pierre en qualité de secondes fondatrices. La cérémonie eut lieu en grande pompe et devant une assemblée nombreuse et brillante, comme l'étaient en ce temps toutes les réunions de ce genre. Quelques jours plus tard, M. de Bérulle et M. de Marillac posèrent la première pierre du choeur. Mme Acarie était descendue avec eux et l'architecte dans la tranchée du bâtiment. Plongée dans un profond recueillement pendant toute l'opération, elle n'en sortit qu'à la fin pour dire à M. de Bérulle : « Vous serez le fondement de cet édifice pour le spirituel », et à M. de Marillac, en se tournant vers lui : « et vous pour le temporel », ce qui se réalisa à la lettre, M. de Bérulle ayant été, jusqu'à sa mort, le directeur de conscience du nouveau couvent, et M. de Marillac, ayant non seulement donné de grandes sommes pour son établissement, mais ayant été, durant

 

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de longues années, leur homme d'affaires volontaire (1). »

Quelques mois après, arrivaient de bonnes nouvelles de Rome. Le 3 novembre 16o3, Clément VIII accordait la bulle d'institution et dans des termes qui donnaient toute satisfaction aux désirs des fondateurs. On n'attendait plus lue les carmélites espagnoles, mais viendraient-elles jamais (2)?

IV. Les carmélites de l'observance thérésienne vivaient alors en Espagne, sous la juridiction des carmes déchaussées, c'est-à-dire, de cette branche de l'Ordre des carmes qui avait accepté la réforme de sainte Thérèse et à laquelle appartenaient les plus chers amis de la sainte, Jérôme Gratien et Jean de la Croix. « En ce moment, écrivait un jour la grande réformatrice, il se fonde pour les religieux de notre Ordre, des monastères de la règle primitive, sur le modèle de ceux que j'ai établis pour les religieuses et où régnera le même esprit d'oraison et la même mortification; c'est à ces monastères que nous devrons être soumises (3). » Rien de plus juste, rien de plus naturel que cette direction générale. Il ne faut pas croire néanmoins que la sainte ait fait de cette soumission des carmélites aux carmes déchaussés, une règle imprescriptible. Elle-même, lorsque les circonstances l'exigeaient, n'hésitait pas à mettre ses monastères sous une autorité étrangère à l'Ordre. C'est ainsi que pendant de longues années, la maison d'Avila n'avait pas eu d'autre supérieur que l'évêque de cette ville, Don Alvaro de Mendoza. Aussi bien la question n'a-t-elle pas l'importance qu'un profane pourrait croire.

 

(1) Prince Emmanuel de Broglie, La bienheureuse Marie de l'Incarnation, Paris, i913, pp. 111-113.

(2) J'ai résumé à grands traits ce chapitre dont le détail serait infini. Ceux qui voudraient en savoir plus long, n'ont qu'à se rapporter au 1er volume de M. Houssaye, M. de Bérulle et les Carmélites de France, et surtout à l'admirable Mémoire sur la fondation; etc., que nous allons suivre de si près dans ce qui nous reste à dire.

(3) Lettres de sainte Thérèse (Bouix) I, p. 84.

 

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Le supérieur canonique d'une maison religieuse dirige celle-ci d'assez haut : il laisse une très large part d'initiative à l'abbesse ou à la prieure ; il n'intervient que dans certains cas nettement délimités par l'usage et les règles de l'Église. Il n'a pas le droit, et c'est à peine s'il aurait le moyen, de modifier à sa guise l'organisme intérieur, les traditions essentielles, l'esprit du couvent qui lui est soumis. Aujourd'hui, par exemple, à voir les diverses congrégations d'un même diocèse conserver leur physionomie particulière, qui se douterait que toutes ces congrégations n'ont en réalité qu'un seul et même supérieur, l'évêque du diocèse? J'insiste sur ces principes élémentaires, parce qu'en réalité, il y va de tout, dans l'histoire très délicate que nous racontons. Que les carmélites soient gouvernées par des carmes, par des évêques ou par n'importe quels autres délégués de l'autorité pontificale, elles n'en restent pas moins des carmélites tout court. Ainsi très certainement l'entendait le pape Clément VIII, lorsque dans sa bulle de fondation du Carmel français, il plaçait les futures religieuses sous l'autorité, non pas des carmes qui n'étaient pas encore introduits en France, mais de trois ecclésiastiques : M. de Bérulle, M. Gallemant et M. Duval. Ce triumvirat n'avait aucunement et du reste ne s'attribuera jamais la mission de créer un Ordre nouveau, ni même de modifier un Ordre ancien en l'adaptant à des circonstances nouvelles, en le francisant, mais uniquement de maintenir sur le sol français et avec la dernière exactitude, le pur esprit de sainte

Thérèse.

D'un autre côté, et pour ce qui touche non plus à ce gouvernement officiel des monastères, mais à la direction intime des religieuses, la sainte n'avait jamais voulu asservir ses filles, ou s'asservir elle-même, à la conduite d'un seul Ordre. Prêtres séculiers, religieux de toutes robes, nous la voyons s'adresser librement à qui il lui plaît, au jésuite Alvarez, par exemple, au dominicain

 

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Banès, au franciscain Pierre d'Alcantara. Même facilité pour ses carmélites :

 

On s'imagine, écrivait-elle avec sa vive et haute sagesse, que c'est un grand gain pour la Religion, de ne traiter qu'avec un seul confesseur, et le démon arrive à prendre les âmes par cette voie... Si, dans leur anxiété, les religieuses demandent un autre confesseur, il semble aussitôt que le bon ordre de la religion soit ruiné, et si ce confesseur est d'un autre Ordre, fût-ce un saint Jérôme, c'est faire affront à l'Ordre tout entier que de traiter avec lui. Rendez de grandes actions de grâces à Dieu, mes filles, de vous avoir donné la liberté dont vous jouissez. Car, sans traiter, il est vrai, avec un grand nombre de confesseurs, vous pouvez, en outre des ordinaires, avoir des rapports avec quelques-uns qui soient capables de vous éclairer en toutes choses (1).

 

Quoi qu'il en soit, l'union était naturellement très étroite entre les carmes déchaussés et les carmélites. Même règle, même esprit, mêmes souvenirs héroïques des luttes engagées pour la réforme, même tendre vénération pour une mère commune, tout les rapprochait. Rompre cette union, ne pouvait être, de part et d'autre, que fort douloureux. C'était là pourtant le sacrifice que l'on allait demander, soit aux carmélites espagnoles qui seraient choisies pour la fondation française, soit aux carmes. Ceux-ci avaient bien accepté jadis les propositions de Quintanadoine, mais à la condition qu'on les appellerait aussi chez nous et que le Carmel français resterait sous leur dépendance. De cette condition il n'était plus question aujourd'hui. Les religieuses choisies pour cet exode — et assurément on les prendrait parmi les plus éminentes — partiraient seules. La Bidassoa franchie, ni elles, ni leurs novices de France ne resteraient sous l'autorité des carmes. Sacrifice, ai-je dit et pour les uns et pour les autres. A l'heure enthousiaste du départ, les espagnoles ne verraient sans doute que la beauté de

 

(1) Chemin de la perfection, ch. VIII, cf. d'autres textes analogues, Mémoire, I, p. 295.

 

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leur mission, mais peu à peu, exilées dans un pays dont elles ne connaissaient pas les moeurs et dont elles entendaient à peine la langue, soumises à la direction de prêtres deux fois étrangers pour elle, puisqu'ils n'étaient ni carmes ni espagnols, ou bien toutes, ou la plupart d'entre elles, regretteraient la patrie, la famille absente. Qu'on juge de ce que pouvait être, de ce que fut en effet leur désarroi, sur cette prétendue vision, burlesque mais significative, d'une de ces carmélites, et non de la moindre. La mère Anne de Saint-Barthélemy voit ou croit voir sainte Thérèse. La sainte pleure :

 

Voyez, s'écrie-t-elle, voyez ma fille, ces religieuses qui se séparent de l'Ordre, et elle m'en montrait un grand nombre (nos carmélites françaises?) rassemblées en un parloir où elles s'entretenaient avec des personnes du dehors (Bérulle, Duval, Gallemant, le P. Coton ?) ; c'étaient des séculiers, des ecclésiastiques et des religieux d'autres Ordres que le nôtre. Les religieuses, tandis qu'elles leur parlaient, devenaient noires comme des corbeaux. Et ceux du dehors avaient des cornes. Les religieuses avaient des becs, tout ainsi que si t'eût été des corbeaux (1).

 

Ajoutez à cela une autre raison, puérile pour nous, mais qui pour des étrangers et surtout pour des espagnols, ne manquait pas de vraisemblance. Je l'ai déjà remarqué, ils croyaient la France perdue, nos églises au pouvoir des huguenots et nos prêtres, nos évêques même chancelant dans la foi, pour ne rien dire de plus. S'ils n'étaient pas avec elles pour les accompagner jusqu'au martyre, pensaient les carmes, que ne réservait-on pas à leurs filles spirituelles. Enfin ces graves espagnols s'imaginaient volontiers que le beau zèle des français tomberait bientôt comme un feu de paille. Le tenace Bérulle et les autres, comme nous verrons, firent assez pour les détromper. « A la fin, raconte le secrétaire de Quintanadoine, M. Jean Navet, j'ouïs dire au R. P. Joseph, provincial

 

(1) Mémoire..., I, p. 189.

 

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de la province de Castille : ahora veo no es furia francesa : je vois maintenant que ce n'est pas là de la folie française (1). »

Tout faisait donc prévoir que les carmes opposeraient aux ambassadeurs de Mme Acarie une résistance obstinée. Selon toute vraisemblance, laissés à eux-mêmes, et le bon et timide Quintanadoine qui fut d'abord chargé de cette mission, et le volontaire et plus génial Bérulle, qui lui succéda, auraient échoué. Par bonheur, ils avaient avec eux beaucoup mieux que le Général des carmes, à savoir le Pape qui voulait résolument le succès de l'entreprise. Indépendamment de la bulle de fondation, les ambassadeurs de Mme Acarie étaient munis d'un bref pontifical, dit bref de jussion, qui mettait les carmes en demeure de s'exécuter, sous peine d'encourir de graves censures. Nos français n'useront enfin de ce bref qu'après avoir épuisé les autres moyens de vaincre une opposition habile et tenace. Le Général cédera « malgré lui », comme il l'a écrit lui-même, mais il cédera.

Il n'y a pas lieu d'en dire ici plus long sur ces choses pénibles qu'il nous fallait sans doute connaître, mais qui ne doivent pas nous distraire longtemps de nos contemplations pacifiques. Une histoire, aux acteurs innombrables, n'est jamais bonne et sainte de tous points, mais, grâce à Dieu, les épisodes ou sublimes, ou attachants ou simplement pittoresques, l'emportent de beaucoup sur les autres dans l'histoire, dans le poème qui nous occupe. Pour que rien désormais ne manque à notre plaisir, la belle aventure nous est contée par les acteurs eux-mêmes, par Jean Navet, intendant de Quintanadoine, et mieux encore, par une femme d'infiniment d'esprit, Mme Jourdain.

Celle-ci, veuve d'un bourgeois de Paris, s'était retirée du monde après la mort de son mari et se préparait, sous

 

(1) Méritoire..., I, p. 714.

 

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la direction de Mme Acarie, à entrer au Carmel. L'introduire ici plus longuement serait inutile. Elle se peint elle-même, sans le vouloir, dans les mémoires piquants et charmants que je citerai.

« Il y avait déjà six mois, écrit Boucher, qu'on travaillait à bâtir le premier couvent des carmélites, et la bulle qui devait en autoriser la fondation, allait étre accordée à Rome. Cependant on était encore éloigné d'obtenir en Espagne les religieuses qu'on demandait pour commencer l'établissement. Depuis près d'un an, M. de Brétigny (c'est notre Quintanadoine) écrivait des lettres... au Général de la congrégation espagnole des carmes réformés... et jamais il n'en recevait que des réponses défavorables... Tel était l'état de la négociation, lorsque M. de Brétigny partit pour traiter en personne avec les carmes espagnols. Ce fut Mme Jourdain..., qui donna lieu à ce voyage. « Si l'on ne peut avoir des carmélites d'Espagne, on sera forcé de se contenter des constitutions de l'Ordre pour former les premiers sujets », lui dit un jour Mme Acarie, que les refus du Général espagnol inquiétaient beaucoup. « Si vous n'avez pas des religieuses de l'Ordre, vous ne ferez rien avec ces constitutions, répondit Mme Jourdain. » « Qui les ira chercher? » reprit la bienheureuse. a Ce sera moi, » répliqua la jeune veuve. Ces paroles furent un trait de lumière pour Mme Acarie... Il fut décidé sur-le-champ que M. de Brétigny irait en Espagne chercher des carmélites, et qu'il emmènerait avec lui quelques dames françaises, afin qu'elles accompagnassent les religieuses qu'on enverrait en France. »

Adjoindre quelques dames de qualité à Quintanadoine, remarquez en passant la parfaite convenance de cette idée de femme. Un voyage est toujours une assez grave affaire pour des religieuses cloîtrées. Dans la compagnie de personnes de leur sexe, les espagnoles trouveraient la route moins dure. Quintanadoine n'avait pas pensé à cela lorsqu'il s'embarquait jadis pour l'Espagne avec son valet de

 

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chambre et un chapelain. Et puis, comme l'écrivait le P. Jérôme Gratian, un des plus fidèles partisans du projet français, « ce sera un rare exemple de vertu et d'édification que des dames de qualité et d'un pays si éloigné, viennent avec tant d'empressement chercher dans un royaume étranger ce de quoi le monde aujourd'hui fait si peu d'estime, et accréditera par deça la dévotion française » (1).

« Mme Jourdain, continue le biographe de Mme Acarie, qui avait offert d'aller en Espagne, fut choisie la première pour y être envoyée. On choisit ensuite Mme du Pucheuil, parente de M. de Brétigny (et mère d'une des futures carmélites) ; elle était espagnole d'origine et se nommait de Quesada. On leur donna, pour les servir dans le voyage, une fille de la petite congrégation de Sainte-Geneviève, nommée Rose Lesgue, laquelle, dans la suite, se fit religieuse. M. Gauthier (conseiller d'État) fut aussi du voyage. Henri IV, à la prière de la duchesse de Longueville, l'envoya demander en son nom des carmélites réformées... et à cet effet il lui donna des lettres pour son ambassadeur à Madrid et pour Philippe III qui régnait en Espagne.

« Afin que le voyage fût secret, Mme Acarie fit changer de nom à tous les voyageurs. Elle craignait que si les carmes d'Espagne venaient à être informés de ce voyage, avant qu'on arrivât dans leur pays, ils n'en empêchassent le succès, en faisant de nouvelles difficultés. M. de Brétigny prit les devants avec Navet, son domestique ; il devait passer par la Normandie... ; les autres partirent par la route ordinaire, le 26 septembre 16o3, et ils sortirent de Paris si secrètement, que Mme Jourdain ne vit pas même ses enfants (2). »

Avant de partir, Quintanadoine avait écrit au Général des carmes cette suprême prière :

Je vous écris, en toute humilité et révérence, ce peu de

 

(1) Mémoire..., I, p. 647.

(2) Boucher, op. cit., pp. 249-252.

 

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lignes que je vous supplie recevoir bénignement pour l'amour de Notre-Seigneur. Souvenez-vous que l'intention et la fin que Dieu donna à la sainte Mère Thérèse... lorsqu'elle commença ses premiers monastères, fut qu'ayant ouï parler du grand nombre d'âmes qui se perdaient en France par l'hérésie, pour concourir, en quelque façon, au remède d'un si grand mal, elle assembla ses filles, afin de s'appliquer à l'oraison et pénitence, pour inspirer de Dieu des prédicateurs et défenseurs de l'Eglise. Souvenez-vous aussi que Jésus-Christ a dit à la sainte Mère qu'elle fondât de ses couvents autant qu'elle pourrait et n'en refusât aucun qu'on lui présentât.

Je vous supplie, mon révérend Père, de considérer ces deux points et vous rendre héritier et successeur de cette sainte, et, avec son même esprit, procurer le remède à tant d'âmes qui se perdent et fonder beaucoup de ces monastères esquels Dieu se délecte... Voyez la bonté divine qui veut que le même pays, pour le bien duquel votre réforme est instituée, vienne vous demander de vos religieuses pour y fonder des monastères... Vos entrailles paternelles pourront-elles bien refuser de vos filles, pour peupler ce royaume, racheté du sang du Fils de Dieu ?

Vous tenez la place de Jésus-Christ en ce saint Ordre, vous êtes successeur de sainte Thérèse fondatrice : faites ce que le même Seigneur et la sainte Mère feraient à présent. Ecoutez l'humble supplication que nous vous faisons d'envoyer de vos filles, et de vrais portraits de cette sainte Mère, qui plantent en ce royaume sa sainte règle et façon de vivre. Vous jouirez, mon révérend Père, des fruits qui croîtront de ces plantes et vous seront à jamais augmentation de gloire, et tant plus avec le temps ils croîtront, tant plus aussi croîtra votre joie en l'éternité. De Valogne, le 3o septembre 16o3 (1).

 

 

On devait prendre la mer à Nantes, mais, pendant six semaines, le vent fut tellement contraire, qu'on ne put mettre à la voile. Il fallut camper tour à tour à Saints Nazaire ou au Pouliguen. Quintanadoine qui avait l'habitude de ces monastères volants, installe ses compagnons dans une mauvaise petite maison au bord de la mer, fixe un règlement, compose et distribue ses papiers spirituels et

 

(1) Mémoire..., I, pp. 652, 653.

 

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préside aux exercices communs. Première épreuve, bientôt suivie d'une seconde et plus lamentable. Ce laïque prudent et avisé, ce conseiller d'État, cet ambassadeur de Henri IV, M. Gauthier enfin les quitta. « Tous les soirs, après le souper, raconte Champagnot, le vénérable Jean choisissait autant de noms de saints qu'ils étaient de personnes et les écrivait sur autant de billets; il y ajoutait une vertu à pratiquer avec une oraison... pour demander le bon vent et le succès de leur voyage. Ensuite il les leur distribuait, les faisant tirer au sort. En approchant de Saint-Martin, il échut un de ces billets à M. Gauthier, où par vertu, il devait garder le silence, qu'il voulut observer si exactement qu'il passa toute la journée (une journée de novembre), sur un rocher, au milieu d'un champ où l'on pouvait aller lorsque la mer s'était retirée. La fin du jour l'ayant fait sortir de cette solitude, il vint rejoindre la compagnie et leur dit sans vouloir beaucoup s'expliquer qu'il avait des raisons pour s'en retourner à Paris (1). » Nous ne saurons jamais ces raisons. Je dois ajouter que la peste désolait la ville de Nantes et que le domestique de Gauthier était mort de ce fléau. « Fut-ce la peine que lui causa cet accident, ou la conviction que M. de Brétigny, malgré ses grandes vertus, ne réussirait jamais, abandonné à lui-même, dans cette si difficile négociation ? (2) » Fut-ce une crise de dépression nerveuse, causée tout à la fois par le voisinage de la peste, par ce long retard, et par les ennuis de cette discipline continuelle à laquelle M. Gauthier n'était pas accoutumé? Ajoutez un soupçon de jalousie. Il a dit quelque part, avec assez d'aigreur, que Jean de Quintanadoine, en sa qualité de prêtre « prétendait la conduite des affaires, quoiqu'il n'eût charge que de faire les frais du voyage (3). » De toutes façons, il nous parait misérable. Il reviendra bientôt avec Bérulle et rendra

 

(1) Champagnot, op. cit., p. 158.

(2) Houssaye, I. p. 285.

(3) Ib., I., p. 285.

 

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de bons services ; il traduira aussi, d'espagnol en français, d'excellents ouvrages, la Fleur des Saints de Ribadeneira, la Vie de Balthazar Alvarèz du P. Dupont. On a peine toutefois à lui pardonner sa défection ; on évoque sans amitié, sa piteuse silhouette juchée sur cet humide rocher, ses jambes pendantes, ses yeux mornes et qui demandent aux vagues inconstantes des conseils de lâcheté.

« On mit à la voile le 10 novembre, et on débarqua dix jours après, non sans avoir essuyé plusieurs tempêtes, à Laredo, village de la Biscaye. Les inquisiteurs, selon la coutume, vinrent visiter les effets et les livres des voyageurs qu'ils traitèrent avec déférence (1). » « Après s'être reposé pendant quelques jours, on monta sur des mulets et on se mit en marche (par Burgos et Valladolid) ; on eut beaucoup de peine à passer les montagnes et à franchir les précipices qui se trouvaient sur le chemin. » — Au bord de ces abîmes béants, Mme Jourdain disait avec allégresse : « Je ne saurais tomber qu'en Dieu ! » (2) — et l'on n'arriva que le 3o décembre à Valladolid. Mme Jourdain et ses compagnes y demeurèrent jusqu'au temps où l'on quitta l'Espagne ; elles menaient une vie retirée et n'allaient (guère) que chez les carmélites de la ville, à qui elles rendaient de fréquentes visites, pour s'instruire des règles et des usages de l'Ordre (3). »

Sur ce séjour à Valladolid, nous avons quelques notes de Mme Jourdain que je trouve singulièrement précieuses. Un jour, écrit-elle, étant allées entendre la messe au carmel, les françaises « reçurent le Saint-Sacrement comme à l'ordinaire. La Mère prieure (Casilde des Saints-Anges) les fit demeurer, laquelle les avait vues en oraison, et les désirant connaître aussi à l'intérieur, leur dit : « Vraiment, mesdames, je vous porte grande envie. Il

 

(1) Mémoire..., I, p. 661.

(2) Ib., I, p. 662.

(3) Boucher, op. cit., p. 252.

 

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me semble voir le temps de la primitive Église en vous, et êtes tant en oraison et toujours à genoux! Dites-moi, s'il vous plaît, quelle est votre oraison? » Et elle les entendit l'une après l'autre. La dernière qui parla — c'est manifestement Mme Jourdain elle-même — lui répondit à toutes demandes et à celles qu'elle ne trouvait pas à propos de dire, elle disait qu'elle ne pouvait se bien expliquer, à cause de son ignorance de la langue espagnole. Elles traitèrent assez longtemps des opérations que Dieu fait en l'Aine et des manières d'oraison... La Mère... dit... « Vraiment, je loue Dieu de voir son esprit en tous lieux, et en ces créatures, semblable à celui qu'il donne ici. Je crains bien une chose, qui est que notre sainte Mère Thérèse ne transporte son esprit en la France (1).» C'était déjà fait. Mais en vérité, la noble scène : l'Espagne, dans ce qu'elle a de plus exquis et de plus saint, l'Espagne épiant, contemplant la France mystique et s'humiliant devant elle !

A leur manière, paisible mais très efficace, elles aidaient aussi les négociations diplomatiques de Quintanadoine et de Bérulle. Philippe III résidait souvent à Valladolid. « En leur habit français, assez regardées et admirées », Mme Jourdain et Mme du Pucheuil allaient « tous les jours plusieurs heures chez les darnes de la Cour, pour traiter de leurs affaires, pour gagner toujours du crédit, ce qu'elles avaient assez. Car toutes ces darnes les favorisaient grandement et leur montraient beaucoup d'amitié, entendu le sujet même de leur venue qui était une chose laquelle leur donnait grande dévotion, ce qui faisait que les Françaises avaient facile entrée vers toutes... Même la reine leur portait affection et les aidait » (2).

Comme cependant les choses n'allaient pas vite, et que, selon le mot du premier biographe de Bérulle, Habert de

 

(1) Mémoire..., I, p. 67o.

(2) Ib., I, pp. 698, 699

 

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Cerisay, les « bons Pères carmes » continuaient à défendre « l'entrée et l'approche » des carmels « avec des armes de feu », on résolut d'envoyer du renfort à Quintanadoine, Bérulle partit donc de Paris le 9 février 16o4, en compagnie de M. Gauthier, et aussitôt arrivé, il se mit à manoeuvrer par lui-même. Nous ne le suivrons pas dans ce détail monotone et rebutant. On lui a beaucoup, et, à mon avis très injustement reproché de n'avoir pas toujours suivi, dans ces longues négociations, les règles de la simplicité évangélique. Mais, demandent les carmélites d'aujourd'hui, à qui nous devons un ouvrage décisif sur tous ces problèmes, comment s'étonner « qu'il ait traité l'affaire en diplomate ? N'était-il pas en droit de le faire vis-à-vis du Général qui manifestement agissait de même» (1) ? Il tint bon avec une âpreté sainte et doucement têtue qui fit grande impression sur les espagnols. La Mère Anne de Jésus disait de lui avec admiration : «Ce petit don Pedre a plus de force et de vigueur qu'eux tous », — sans doute plus que les carmes et que le débonnaire Quintanadoine. « — Notre sainte Mère, ajoutait-elle, l'aurait bien aimé » (2). Quand le Général dut enfin capituler sur l'ensemble, il essaya de prendre sa revanche sur le détail, de n'accorder que des carmélites de peu d'éminence et qui n'avaient pas été formées par sainte Thérèse. Mais Bérulle avait fait son choix. « On m'apprend ici à être opiniâtre, écrivait-il à Mme Acarie, je suis décidé à revenir en France sans avoir de religieuses, plutôt que d'en avoir de médiocres (3). » Enfin le Nonce apporta « le dernier remède » qui fut d'envoyer au Général des carmes, « par personne exprès, excommunication majeure et déposition d'office, à faute de livrer à l'heure même au porteur les obédiences », c'est-à-dire le congé en bonne et due forme des six carmélites

 

(1) Mémoire..., I, p. 732 cf. Houssaye, appendice pp. 541-547.

(2) Mémoire.... I, p. 751.

(3) Boucher, op. cit., p. 238.

 

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exigées par Bérulle (1). La bataille était gagnée. Elle avait duré plus de six mois (décembre 16o3 — 12 août 16o4).

« Le petit Don Pedre », guidé en cela du reste par ses amis d'Espagne, avait bien choisi, moissonnant sans pitié, j'allais presque dire, sans discrétion, les plus rares fleurs du mystique jardin que lui avaient ouvert les ordres formels du Pape. « Si sainte Thérèse vivait encore, écrivait-il à Mme Acarie, elle ne pourrait pas donner à la France de meilleures carmélites, à m oins qu'elle n'y vînt elle-même. » La Mère Anne de Jésus, supérieure de la précieuse colonie, était regardée par les contemporains comme un prodige de sainteté et de sagesse. Entrée chez les carmélites en 157o, à l'âge de 25 ans, sainte Thérèse lui avait confié presque aussitôt les plus hautes charges. Un « Provincial l'appelait la capitainesse des prieures après Thérèse de Ahumada et la sainte ne faisait pas difficulté de dire : Anne a les oeuvres, et j'ai le bruit; — ainsi dira plus tard Bossuet de lui-même et d'une autre carmélite, Mme de la Vallière — j'ai jeté les fondements de l'édifice, mais elle l'a élevé et soutenu (2) ».

 

Ma fille et ma couronne, lui écrivait-elle un jour, je ne puis assez remercier Dieu de la grâce qu'il m'a faite en vous appelant à notre Ordre ; car, de même que lorsqu'il tira les enfants d'Israël de la captivité d'Egypte, il fit marcher devant eux une colonne qui durant la nuit les guidait et les éclairait, et qui pendant le jour, les défendait contre le soleil, de même semble-t-il montrer aujourd'hui la puissance de son bras à l'égard de notre Ordre; et c'est vous, ma très chère fille, qui êtes cette colonne qui nous garde, qui nous éclaire et qui nous défend. Il paraît bien que Dieu est dans votre âme, puisque vous mettez tant de grâce et de noblesse dans ce que vous faites (3).

 

Saint Jean de la Croix, l'appelait un séraphin. Dominique Barrès « disait qu'Anne n'était pas inférieure à sa

 

(1) Houssaye, I, p. 544.

(2) Boucher, op. cit., pp. 26. seq. (note du P. Bouix).

(3) Mémoire..., I, p. 32.

 

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Mère, en dons surnaturels et qu'elle la surpassait en qualités naturelles » (1). Bref, ils l'ont tous louée sans mesure. Quoi d'étonnant que les carmes aient chèrement disputé à Bérulle sa proie magnifique?

Disons-le pourtant avec la liberté de l'historien et à la lumière des faits qui vont suivre. Si la France a vu les extases d'Anne de Jésus, elle n'a pas vu en elle cette « grâce » que lui reconnaissait sainte Thérèse, cet unique assemblage de « qualités naturelles » qu'admirait Barrès. La perfection n'est pas de ce monde, mais souvent les imperfections des saintes sont aimables. Celles d'Anne de Jésus ne le sont pas. Sa rigidité majestueuse, glaciale, maussade parfois, ses préjugés d'espagnole, d'autres travers encore, ont fait souffrir nos premières carmélites françaises, ont même failli compromettre l'oeuvre de Mme Acarie. Il est vrai qu'elle n'était venue chez nous qu'à son automne, mais déjà, nous le savons, son héroïque printemps n'avait pas. eu moins d'épines que de fleurs. Sainte néanmoins et grande sainte, insigne gloire de notre Carmel.

Après Anne de Jésus, Anne de Saint-Barthélemy tient la première place dans cette histoire. Chétive paysanne, elle avait été reçue en 1568 au monastère d'Avila, pour y remplir les humbles offices des soeurs du voile blanc. Pendant de longues années et jusqu'à la mort de sainte Thérèse, « elle eut le privilège de ne quitter la sainte ni jour ni nuit, de lui prodiguer ses soins, de lui préparer ses aliments, de blanchir son linge, de la vêtir, car son bras trois fois cassé lui refusait tout service, enfin de prendre soin de tout ce qui regardait sa personne » (2). « Le jour où elle mourut, dit-elle dans son autobiographie, je la changeai de tout, linge, manches, toque, vêtements; elle se regardait, toute contente de voir comment elle serait propre et, tournant les yeux sur moi, elle me regarda

 

(1) Boucher, op. cit., pp. 265, 266.

(2) Autobiographie de la V. M. Anne de Saint-Barthelémy (Bouix), p. VIII.

 

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en souriant, et me témoigna par signes sa reconnaissance (1).» De celle qui a écrit ces lignes, comment parlerions-nous sans tendresse ? Du reste, elle est à peine de la terre. Sa vie n'est qu'une longue suite de visions et d'extases. Arrivée en France, on l'éleva à la même dignité que ses soeurs et on lui donna le voile noir. Dieu aidant, elle fera chez nous de grandes choses. Elle n'avait certes ni la haute intelligence, ni l'invincible caractère d'Anne de Jésus. « Timide et simple, ignorante des affaires, facile à troubler et prompte à changer d'avis, sa nature aimante et douce, que l'éducation n'a pas développée, sent vivement et s'exagère parfois les froideurs dont elle croit être l'objet. » Ainsi la jugent nos carmélites d'aujourd'hui Mais quelles que soient ses infirmités, ce que la France avait alors de plus rare s'est laissé conduire avec joie par cette humble femme dont les yeux semblaient refléter encore la suprême extase de sainte Thérèse. Les quatre autres — Eléonore de Saint-Bernard, Isabelle de Saint-Paul, Isabelle des Anges et Béatrix de la Conception — moins éclatantes, mais non pas moins lumineuses, paraissent tout à fait aimables. Elles ont plus de finesse et de jugement qu'Anne de Saint-Barthélemy, plus de souplesse et d'humanité qu'Anne de Jésus. La plus âgée de la précieuse troupe, Anne de Jésus avait alors cinquante-neuf ans, la plus jeune, Eléonore de Saint-Bernard, vingt-sept ans.

V. « Les vainqueurs ne remportent pas les trophées de leur victoire et ne partagent pas avec tant d'allégresse les dépouilles des vaincus, que notre troupe française recevait de contentement de ce qu'elle emportait les trophées de tant de combats. Quelles plus riches dépouilles se pouvaient imaginer que de voir tirer d'Espagne, sans toutefois en priver l'Espagne, l'esprit séraphique de la

 

(1) Autobiographie..., p. IX.

(2) Mémoire..., I, p. 35.

 

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sainte Mère Thérèse... », ainsi M. Navet qui continue longtemps sur ce ton. « Que pouvons-nous dire, écrit de son côté Mm Jourdain, et comment pouvons-nous expliquer la joie que sentirent tous nos voyageurs français qui, après tant de peines et de travaux, tenaient enfin la pierre vive de l'édifice qu'ils voulaient bâtir, toute taillée et préparée de la main du Très-Haut et de sa très chère amie, la bienheureuse sainte Thérèse de Jésus (1). »

De Valladolid que l'on quitta le z4 août 16o4, on se dirigea d'abord vers Salamanque, où l'on devait prendre la Mère Anne de Jésus et deux autres Soeurs, puis sur Avila où résidait Anne de Saint-Barthélemy. Le Général des carmes avait choisi ce dernier couvent pour dire adieu à ses filles. La scène fut très émouvante. « Les religieuses montrèrent en répandant des larmes qu'elles regrettaient beaucoup leur père spirituel. Quoiqu'elles s'empressassent d'aller en France, pour y établir leur Ordre, elles n'en restaient pas moins attachées de coeur au gouvernement des carmes espagnols. Le Général les remit entre les mains du Provincial de Castille et d'un autre carme réformé qu'il avait chargés de les conduire à Paris. On partit d'Avila le 29 août et l'on se rendit à Burgos pour y prendre... (celles des religieuses choisies qui manquaient encore). Lorsqu'on y fut arrivé, le Provincial éleva une difficulté qui pouvait retarder le départ pendant longtemps. Il exigea qu'on fournit une caution de deux mille écus d'or, pour payer les frais du retour des carmélites espagnoles, si elles ne restaient pas deux ans en France. M. de Brétigny, (qui avait épuisé son carnet de chèques mais) qui avait du crédit à Burgos... fournit la caution qu'on exigeait (2). »

 

(1) Mémoire..., I,, p. 753.

(2) Boucher, op. cit., pp. 262-279. Fâcheux épisode et de mauvais augure, ce dernier essai d'atermoiement et les raisons qu'on lui donne. Par ces moyens et d'autres analogues, on gravait, dans la pensée et le coeur des carmélites espagnoles, le désir, l'espoir de revenir un jour ou dans leur pays ou, du moins, sous la juridiction des carmes. Idée fixe qui ne quittera plus certaines d'entre elles et notamment Anne de Jésus. Aussi verrons-nous que dès que l'occasion se présentera pour elles de se remettre sous l'autorité des carmes, elles fuiront la France, à l'exception de la très généreuse et vaillante mère Isabelle des Anges. « Notre Seigneur et la sainte Vierge, dira celle-ci, m'ont donné la France pour partage et je ne la quitterai jamais. » (Boucher, op. cit., p. 284.) Il est vrai que la fondation accomplie, on pouvait se résigner à voir partir les fondatrices. Sans elles, tout se passera le mieux du monde, mais en partant, elles risquaient d'accréditer, dans certaines têtes moins solides, cette idée tout à fait inexacte, que le Carmel français, dirigé comme il l'était par des supérieurs étrangers aux carmes, n'était pas dans une situation régulière, n'était pas le vrai Carmel. D'où naîtront bientôt de graves ennuis et des désordres sans nom.

 

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La Mère Anne de Saint-Barthélemy nous présente ainsi le cortège et ses propres impressions de voyage. « Deux religieux de notre Ordre, grands serviteurs de Dieu, deux prêtres français... (Bérulle et Quintanadoine), M. René Gauthier, avec trois Français à cheval, nous accompagnèrent. Les trois dames françaises étaient seules en un carrosse, et les six religieuses dans un autre. Nous nous réunissions dans les hôtelleries. Les dames françaises nous enseignaient leur langue : il faut en convenir, nous n'y fîmes pas de grands progrès. A peine pouvions-nous dire quelques phrases. Notre-Seigneur voulut nous mortifier en ce point et je crois que ce fut meilleur pour nous. Car nous ne nous sommes pas mal trouvées de parler peu : chaque nation a ses coutumes. — (bizarres réflexions, soit dit en passant). Je laisse à considérer ce que durent souffrir de pauvres femmes dans un si long voyage; qu'on juge surtout combien il en coûtait à des religieuses, je ne dis pas de marcher souvent à pied, mais de se voir exposées à la vue des gens, et d'être obligées d'accepter le secours du premier venu, pour se tirer des endroits pendants en précipices ou de profonds bourbiers. Je ne puis penser à tant de périls sans frissonner encore de crainte.

« Mais je ne saurais donner d'assez justes louanges aux Français, pour les soins qu'ils ne cessèrent de prendre de nous, et pour la vertu qu'ils firent constamment paraître. Ils nous traitaient avec tant d'égards, leur conduite était

 

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si parfaite que... nous en étions toutes confuses. Dans tout ce long voyage, ils ne firent pas entendre un mot messéant, ni aucune parole d'impatience ; ils ne se permirent même pas aucun de ces mots plaisants par lesquels on cherche naturellement à faire diversion des ennuis et des fatigues de la route (1). »

Mais tant de sollicitude n'empêchait point que les Mères « n'endurassent assez, d'autant qu'il était nécessaire qu'elles missent pied à terre par la pluie et fanges, allant assez loin et n'étant chaussées que d'alpargates ou souliers de cordes. Lors M. de Bérulle ne manquait, en sa charité ordinaire, d'aussitôt mettre pied à terre pour les soulager et mener, (leur offrant le bras). Mais les bonnes Mères s'en excusaient fort et le trouvaient étrange, à cause que c'était chose toute contraire à la façon d'Espagne (2) ».

Un des deux carmes du cortège était « d'un esprit assez rude et contrariant. Cela, remarque Mme Jourdain, ne venait guère à propos pour l'humeur de la France, mais Dieu y remédia... Il semblait que les bêtes même le contrariaient, d'autant qu'il voulait faire que sa mule allât contre la portière du coche des Mères, afin de pouvoir leur parler en particulier, lorsqu'il y apercevait M. de Bérulle, lequel souvent les côtoyait. Mais sitôt que ce bon Père avait commencé son discours, les chevaux du coche se mettaient à courir de toute leur puissance et le Père demeurait là. Cela se faisait si souvent que ce bon Père s'en fâchait, et ne se faisait point ainsi, lorsque c'était M. de Bérulle. Cela fut si apparent que les Françaises s'en aperçurent très bien, leur coche allant après celui des Mères. Ce bon Père leur faisait faire souvent de bien petites journées. Quand il voyait qu'il était un peu tard à la dînée, il ne voulait pas que l'on passât plus outre » (3). C'est ainsi que toujours la niaiserie et la petitesse de

 

(1) Autobiographie..., pp. 119-121.

(2) Mémoire..., I, p. 763.

(3) Ib., I, p. 763.

 

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l'homme jettent leur ombre ridicule sur l'oeuvre de Dieu.

« Enfin on arriva à une petite rivière — elle a un nom mais qui n'était pas encore fameux — qui sépare l'Espagne de la France. On la passa dans des barques. En posant le pied sur le sol de notre pays, la Mère Anne de Jésus s'écrie : Ahora io son madre : c'est maintenant que je suis mère ». Elle est ainsi toute rayonnante, quand elle s'abandonne à sa grâce. Mais, « comme il y à douze heures au jour », disent nos chroniques, le beau rayon s'éclipse parfois. A peine débarqué, « le bon M. Gauthier... se met à genoux, élève les mains au ciel, baise la terre de France et entame tout haut les paroles du prophète royal : Laudate Doininum mites gentes... Laqueus contritus est et nos liberati sumus. » Les deux carmes sans doute, auront fait semblant de ne pas comprendre cette allusion biblique aux lacs rompus et aux colombes envolées.

On pense bien que jusqu'ici les miracles n'avaient pas manqué. Anne de Saint-Barthélemy gardait un cornet d'eau bénite, pour exorciser les diables qu'elle voyait agriffés aux roues du carrosse. Nôs Françaises avaient aussi leurs visions, mais plus charmantes : « Les saints voyageurs poursuivirent leur route jusqu'à Saint-Jean-de-Luz, première bourgade française. On chercha une église pour y entendre la messe ». En en sortant, Mme Jourdain, c'est elle qui le dit mais sans se nommer, « sentit une suave et très douce odeur, et cela lui donnait un recueillement plus qu'ordinaire. Elle dit aux Mères seulement l'odeur ». Une desquelles lui dit : c'est notre sainte Mère, Thérèse de Jésus, qui marche avec nous à présent. Les religieuses « eurent aussi part à ce dévot respir », qui « montrait, disaient-elles, que la sainte les recevait en France (1) ». « Seulement l'odeur», cette exquise créature avoue le par. film, grâce légère et qu'elle croit offerte à ses compagnes, mais elle cache l'extase. La France mystique, et même la

 

(1) Cf. Mémoire..., I, pp. 773, 774.

 

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France simplement chrétienne est ainsi faite. Elle garde son secret. Ainsi nous voit-on frivoles, sinon pervers. Éclate quelque jour une guerre entre l'Allemagne et nous, l'Espagne catholique fera des voeux pour nos ennemis.

Bérulle et M. Gauthier avaient pris les devants, « afin de faire préparer le logis à Bayonne et de prévenir le comte de Grammont, gouverneur de la province, de l'arrivée des Mères. M. de Grammont les accueillit avec les plus grands égards, et, sur leur demande, donna ordre qu'on laissât les portes ouvertes jusqu'à l'arrivée des voyageurs. Pendant ce temps, ceux-ci poursuivaient leur chemin et, le soir étant venu, ils ne se trouvaient plus qu'à un quart de lieue de la ville, lorsqu'un violent orage les surprit. Les cochers refusèrent d'avancer. On dut se résoudre à demeurer ainsi jusqu'au jour. On détela les mules ; les françaises allèrent retrouver les Mères dans leur coche afin de laisser le leur à ces messieurs et ce fut de la sorte que s'écoula la première nuit que les Mères passèrent en France. « Cette disgrâce venait assez bien un jour de jeûne, dit M. Navet, car si elle fût tombée un autre jour, l'on eût fait un maigre souper de bonne fortune. » Mais (un des carmes, ce P. Joseph dont Mme Jourdain avait suivi d'un oeil amusé les chevauchées malheureuses) prenait la chose plus tragiquement. « Ce n'est pas là amener des religieuses pour fonder, répétait-il indigné, mais pour être tuées. »

« Dans la ville, M. de Bérulle et M. Gauthier étaient agités des plus vives inquiétudes. Craignant que leurs compagnons ne se fussent égarés... ils avaient fait allumer des feux sur les murailles, afin de guider leur marche... Dès la pointe du jour, ils envoyèrent à la recherche des voyageurs un homme qui les trouva bientôt et les amena heureusement jusqu'à Bayonne. C'était le 21 septembre, jour de saint Mathieu (1). »

 

(1) Houssaye, I, pp. 352-354.

 

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Quatre jours à travers les Landes et souvent à pied. On avait savamment monté la tête de ces bonnes Espagnoles, on leur avait donné de notre pays les idées les plus sinistres. Mais le martyre ne les effrayait pas : elles s'étonnaient plutôt que l'heure d'offrir leur vie tardât si longtemps. « Nos saintes religieuses, à dessein de confesser hautement Jésus-Christ et s'attirer le bonheur inestimable du martyre... passaient leurs mains hors du coche, tenant leurs crucifix et chapelets, pour les faire voir au peuple (1). » Parlant des villages qu'on avait traversés de Bayonne à Paris, la très-grave Anne de Jésus ne dira-t-elle pas, dans une lettre à ses soeurs d'Espagne : « Presque tous les habitants étaient hérétiques ; c'est ce qu'on voyait bien du reste à leur visage, car ils avaient vraiment des figures de condamnés ? » N'écrira-t-elle pas aussi que les évêques de France « ne sont pas tous catholiques (2) » ?

A Bordeaux, Bérulle les quitta pour aller prévenir le Roi. et préparer leur entrée dans Paris où l'on arriva le 15 octobre. Soit dans une pensée de dévotion, soit que le couvent du faubourg Saint-Jacques ne fût pas tout à fait prêt, on décida de pousser jusqu'à Saint-Denis Passant donc « outre au travers de la ville de Paris, les coches étant au Petit-Châtelet... se trouva là qui venaient au devant deux carrosses : l'un auquel étaient Mlles les princesses de Longueville, les fondatrices de ce premier couvent ; et l'autre, Mme Acarie et ses trois filles et demoiselles. S'y trouva aussi M. de Bérulle, bien en ordre, monté à cheval lequel avait une housse si bien équipée qu'il semblait bien un grand prélat. Ils tournèrent tous bride et venant avec les Mères tous jusque hors la porte Saint-Denis, un peu loin, et puis s'arrêtant, mirent leur pied à terre, se saluant tous avec une joie et un contentement indicibles» (3). Ladmsilique et son trésor émerveillèrent nos espagnoles.

 

(1) Mémoire..., I, p. 778.

(2) Ib., II, pp. 19-22.

(3) Ib., II, p. 2.

 

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Ces saints lieux, écrit la Mère Anne de Jésus, « sont si richement ornés que tout ce qui se voit à l'Escurial n'est qu'une bagatelle, comparé au trésor de reliques qu'il y a ici. Le temple est si magnifique qu'il rappelle celui de Salomon, car non seulement les murailles, mais même le sol sur lequel on marche sont travaillés en or. Il y a jusqu'aux vases que la reine de Saba apporta à Jérusalem. Tout cela est confié à un couvent de trois cents religieux bénédictins, ils ne sont pas réformés, bien qu'ils soient occupés sans interruption à chanter au choeur (1) ». Préparée au pire, en somme elle n'a trouvé qu'édification dans toutes les maisons religieuses qu'elle a visitées pendant le voyage. La France n'était donc pas si gâtée.

Le lendemain, ce fut mieux encore. Marie de Beauvilier et ses bénédictines, parmi lesquelles se trouvait la fille de Mme Jourdain, les reçurent à Montmartre. « Elles sont saintes, écrit encore Anne de Jésus, car grâce aux livres de notre sainte Mère, elles se sont réformées, il y a deux ans, en sorte qu'en bien des choses elles semblent déchaussées (2).»

Plus tard, et lorsqu'elle aura fait connaissance avec cette Babylone qu'on lui avait peinte si noire, elle rira de Paris :

 

Les rois de ce pays nous montrent beaucoup de bienveillance... et nous font demander des prières parle P. Coton. Le Roi en a grand besoin, quoique l'on m'assure qu'il est très catholique et que la nécessité qu'il en a n'est pas en matière de foi. Il y a fort peu de celle-ci en quelques lieux de France ; mais ici, à Paris, qui est un véritable monde, on voit de grands signes de religion ; la fréquentation des sacrements ressemble à celle de la primitive Eglise ; aussi on s'étonne de ne pas nous voir communier davantage (3).

 

(1) Mémoire..., II, p. 21.

(2) Ib., II, p. 21.

(3) Ib., II, p. 24.

 

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Enfin, le 17 octobre, les religieuses espagnoles furent installées dans le prieuré de Notre-Dame-des-Champs. Avant la fin de cette même année 1604, les sept premières carmélites françaises avaient pris l'habit.

VI. C'étaient : Andrée Levoix, femme de chambre de Mme Acarie, soeur converse, mais qui eut le pas sur les autres et qui du reste mourut saintement au bout de peu de mois; Mlle d’Hannivel (1579-1647), en religion, Marie de la Trinité; Mme Jourdain (1569-1628), en religion, Louise de Jésus ; Mme de Fontaines-Maran (1578-1637), en religion, Madeleine de Saint-Joseph ; Mlle Deschamps (?-1634), en religion, Aimée de Jésus ; Mme du Coudray, fille du président Sevin (1571-1657), en religion, Marie de la Trinité ; et Charlotte de Harlay de Sancy, marquise de Bréauté (1579-1652), en religion, Marie de Jésus : jeunes femmes ou jeunes filles, de 33 à 23 ans, choisies, formées par Mme Acarie, et dignes d'une louange immortelle. Dans leurs carmels d'Espagne, Anne de Jésus et les autres n'avaient jamais rencontré ni plus de sainteté, ni plus de ces qualités humaines que sainte Thérèse priaait si haut : le bon sens, l'esprit, la grâce.

Après de longs mois passés dans la congrégation de Sainte-Geneviève, elles n'étaient plus de simples novices. Il leur fallait néanmoins se mettre docilement à l'école de ces espagnoles et se façonner sur elles à cet ensemble de pratiques et de rites qui donnent à chaque Congrégation sa couleur particulière. Apprentissage un peu mortifiant sur quelques points, mais en somme facile et doux. Sans avoir quitté Paris, elles se trouvaient cloîtrées dans un monastère espagnol du temps de sainte Thérèse. Les six carmélites qu'on était allé chercher si loin, continuaient sous leurs yeux, et avec une vigilance renouvelée, cette même vie qu'elles vivaient hier encore dans leurs maisons d'Avila ou de Salamanque, et qu'elles avaient mission d'implanter chez nous. Ces mille détails qui effarouchent les profanes, cette routine sainte, s'apprennent vite et se

 

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transmettent de génération en génération, avec une facilité extrême. Aujourd'hui encore nos carmels français observent, à peu près dans son intégrité première, ce programme minutieux, ce « point d'exaction » que les Mères espagnoles avaient apporté en France (1).

Mais tout ceci n'était que la lettre, mesquine chose, quand l'esprit ne l'anime point. « La perfection avec laquelle notre sainte Mère a fondé ses maisons, écrivait un jour à Quintanadoine la Mère Casilde, prieure de Valladolid, ne peut être écrite ni en pas une constitution, ni en pas un livre. Cela consiste beaucoup plus en ce qu'elle a été gravée dans les coeurs de celles qui la virent travailler et traitèrent avec elle, comme chose infuse de Dieu en leur âme, pour perpétuer cette manière d'agir si excellente et si relevée, parce que le principal fond fut une intime et parfaite communication avec Dieu et un grand dénûment de toutes choses créées, et c'est ce que je vous dis qui ne peut être écrit dans les constitutions, et les nôtres sont fort courtes, consistant plus dans l'esprit que dans les cérémonies (2). » Ce trésor d'impressions et de souvenirs, cette tradition vivante, voilà surtout ce qu'on était allé demander aux carmels d'Espagne, et ce que nos françaises devaient précieusement recueillir.

Leur initiation fut menée de maîtresse main. La prieure, Anne de Jésus « avait un génie supérieur » et elle était née pour gouverner. Foncièrement bonne, nous assure-t-on, mais distante, froide, d'une fermeté à toute épreuve et d'une alerte vigueur — ou rigueur — qui parfois dépassait la juste mesures. D'ailleurs immobile, figée dans ses souvenirs et ses préjugés nationaux, incapable de rien trouver en France qui la contentât pleinement. Ses lettres sur nous sont presque toujours chagrines : « Envoyez-moi,

 

(1) Cf. Régularités ou Point d'exaction tiré de celui que les Mères espagnoles ont apporté en France, Agen, 1883.

(2) Mémoire ..., I, pp. 642, 643.

(3) Cf. Mémoire ..., II, pp. 12, 15.

 

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demande-t-elle à ses soeurs d'Espagne, quelque image de la Nativité, car celles que l'on fait ici ne me satisfont point , ou encore, « quelques parfums pour notre église, car il n'y en a point ici et ceux que j'ai apportés d'Espagne touchent à leur fin (1) ». Quant à ses filles françaises, elle les trouvait « polies, mais elle était persuadée qu'elles étaient naturellement moins dures sur elles-mêmes que les espagnoles (2) ».

Nous avons d'elle, néanmoins, sur la grande œuvre qui s'achevait alors, et qui devait avoir de telles conséquences dans l'histoire du mysticisme français, une lettre fort précieuse.

 

Dès le moment de leur prise d'habit, dit-elle de nos françaises, leur esprit se trouve comme renouvelé en une manière d'oraison différente. J'ai soin qu'elles considèrent et imitent Notre-Seigneur Jésus-Christ, car ici on se souvient peu de lui. Tout se passe en une simple vue de Dieu : je ne sais comment cela se peut faire. Depuis le séjour du glorieux saint Denis, qui écrivit la théologie mystique, tout le monde a continué de s'appliquer à Dieu par suspension, plutôt que par imitation. C'est là une étrange manière de procéder ; en vérité, je ne l'entends point, non plus que leur façon de parler ; on ne peut pas même la lire (3).

 

Elle suit sa pente ordinaire ; elle exagère, elle tire des quelques observations qu'elle a pu faire pendant peu de mois, des conclusions beaucoup trop générales. Pour se vouer à la contemplation et à l'imitation du Christ, ni la France catholique du passé, ni les disciples de Mme Acarie et de Bérulle, n'avaient attendu les leçons de la Mère Anne de Jésus. Au demeurant, quelle clairvoyance géniale, et chez une femme, qui ne sachant pas notre langue, devine, plutôt qu'elle n'entend, les confidences reçues! Comme elle a saisi ce danger quiétiste qu'a souvent fait courir à la

 

(1) Mémoire..., II, p. 25.

(2) Ib., II, p. 15.

(3) Ib., II, p. 23.

 

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spiritualité française, et plus encore à la germanique et à la flamande, une dévotion trop littérale aux écrits du pseudo-Denis. Elle oppose la mystique latine et thérésienne, la nécessité des actes et d'un retour constant au Verbe Incarné, elle l'appose, dis-je, à ce mysticisme, plus ou moins mêlé d'éléments néo-platoniciens, qu'à la vérité de grands saints ont laborieusement et subtilement rendu orthodoxe, mais qui garde, néanmoins, sous l'obscurité redoutable de ses formules, je ne sais quels ferments de panthéisme et d'indifférence morale. Nous reviendrons à cette question dans notre quatrième volume, lorsque nous essaierons d'expliquer la réaction antimystique qui domine la seconde moitié du XVIIe siècle, et qui, foncièrement injuste et plus encore funeste, n'en était pas moins justifiée en quelque façon par d'indéniables excès. Pour l'instant qu'il nous suffise de remarquer l'extrême vigilance déployée par Anne de Jésus, dès l'aube du splendide mouvement que nous racontons . Admirons aussi la jeune souplesse de nos Françaises. De l'aveu du juge le plus compétent et le plus sévère, elles ont recueilli et se sont assimilé dans sa pureté originelle, la tradition thérésienne. Au bout de quelques mois, les voici toutes carmélites. « Leur esprit se trouve comme renouvelé en une manière d'oraison toute différente. » Encore un coup, elles avaient moins à faire pour cela que ne l'a cru l'ardente Espagnole. Quoi qu'il en soit, elles ont bientôt reçu la touche suprême qui manquait encore à leur formation. Filles d'oraison, elles se meuvent dans le jardin mystique avec une aisance et une sûreté merveilleuse, mûres déjà pour la propagande qu'attend d'elles notre pays.

Dès 16o5, moins d'un an après la première fondation, elles essaiment : c'est le carmel de Pontoise, et bientôt celui de Dijon. Puis Amiens (16o6) ; Tours (16o8) ; Rouen (1609) ; Bordeaux et Châlons (161o) ; Besançon (1614) ; Dieppe (1615). En 1644, à la mort d'Isabelle des Anges — la dernière Espagnole restée en France -- le Carmel français

 

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ne comptera pas moins de 55 monastères. De chacune de ces créations on pourrait suivre le rayonnement. C'est ainsi, par exemple, que la Mère Elizabeth de Quatre-barbes ira du carmel de Tours à Beaune, « conduire dans les voies de la sainteté » Marguerite du Saint-Sacrement, laquelle doit un jour diriger une foule de grands spirituels, et notamment M. de Renty ; c'est ainsi encore que le sublime P. Surin se rattache au carmel de Bordeaux, fondé par Isabelle des Anges. « A peine âgé de dix ans... il venait souvent visiter les carmélites... C'est dans leur église qu'il reçut, à plusieurs reprises, des grâces singulières qui eurent sur toute sa vie une influence décisive. La Mère Isabelle se plaisait à l'initier à la vie intérieure et à lui enseigner le saint exercice de l'oraison(1). » Je serais infini sur ce chapitre, mais une fondation nous intéresse entre toutes les autres, celle du carmel de Dijon.

Poussée, dirait-on, par une inspiration prophétique, Anne de Jésus avait énergiquement voulu cette fondation qui effrayait un peu Bérulle et les autres : elle-même, elle en accepta la charge, laissant pour cela le carmel de Paris, et prenant avec elle deux autres Espagnoles, Isabelle des Anges, Marie de la Conception, et quelques françaises parmi lesquelles Marie de la Trinité (d'Hannivel). Quintanadoine et M. Gallemant accompagnèrent l'expédition. On se détourna un peu du chemin pour aller prier sur les ruines de Clairvaux. On était arrivé dans les derniers jours de septembre et, dès la fin d'octobre, on donnait l'habit à trois bourguignonnes. « Cette cérémonie, disent nos chroniques, causa tant d'allégresse aux Mères espagnoles que ne pouvant contenir la joie toute sainte qui les transportait, elles l'exprimèrent par des cantiques figurés, accompagnés par une déclamation espagnole qui y donnait beaucoup de grâce. Mais le caractère français n'est pas digne de les comprendre — eh !

 

(1) Mémoire ..., I, p. 144.

 

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pourquoi donc ? — et notre langue ne peut en rendre l'énergie. » La poésie commençait par ces mots :

 

Voici venir trois cigales

Touchées du grand Dieu d'amour.

 

Le refrain était moins rare :

 

Qui va chercher la perfection

La trouvera aux filles de Dijon (1).

 

Loin de Bérulle qui l'intimidait peut-être un peu, Anne de Jésus s'épanouissait, dans ce milieu plus intime. Elle semble avoir beaucoup aimé cette maison de Dijon. Elle avait du reste auprès d'elle, une exquise française, la soeur Thérèse de Jésus, qui, pour lui plaire, avait appris l'espagnol. Un jour, en récréation, la soeur Thérèse « chanta... de sa voix angélique, des couplets dont voici le refrain :

 

O anges glorieux

Venez quérir mon âme, emportez-la aux cieux.

 

« Ces paroles firent une telle impression sur la Mère Anne de Jésus qu'elle mena toutes ses filles devant le Saint-Sacrement, où, transportée, comme David devant l'Arche, on vit cette vénérable Mère, plus semblable à un séraphin qu'à une créature mortelle, former certains tours dans le choeur, chantant et frappant des mains selon les manières des espagnoles, mais avec tant de majesté, de douceur et de gravité que, saisi d'un saint respect, on se sentait intérieurement touché et élevé à Dieu. Nos Françaises, peu accoutumées à ces pieuses démonstrations, n'en furent pas moins édifiées que les autres (2). »

Mais la grande gloire du carmel de Dijon est d'avoir révélé la baronne de Chantal à elle-même, et par là, comme nous le dirons en son lieu, d'avoir achevé l'initiation

 

(1) Mémoire, II, pp. 73, 74.

(2) Ibid., II, p. 75. Je ne connais pas l'autre nom de S. Thérèse de Jésus.

 

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mystique de François de Sales. La jeune veuve encore hésitante sur les voies intérieures où Dieu l'appelait, viendra souvent dans ce parloir du carmel, elle écoutera la Mère Anne de Jésus, elle se liera d'une chère amitié avec la Mère Marie de la Trinité. Longtemps après, dans un voyage que la fondatrice des visitandines fit à Troyes, a M. Duval lui permit d'entrer chez les carmélites ; et pour laisser à la Mère Marie de la Trinité (alors prieure de cette maison) un gage de son amitié, elle lui fit présent d'une image que saint François de Sales lui avait dédiée à sa fête et qui représentait l'enfant Jésus dans unes rose. La sainte avait collé derrière cette image les deux vers suivants que le saint évêque lui avait envoyés en même temps :

 

Ma mère, en cette rose

Notre vie est enclose.

 

En faisant ce présent à son amie, elle lui dit : je vous donne ce que j’aime le mieux, parce que vous êtes la Mère que je chéris le plus (1) ».

VII. Depuis le plein succès de l'oeuvre à laquelle il a consacré sa vie, c'est à peine si nous avons nommé Jean de Quintanadoine. Mais quoi, avons-nous fait beaucoup plus de place aux trois autres, aux supérieurs canoniques des carmélites françaises, à Bérulle, à Gallemant, à Duval? Silence délibérément voulu et qui s'imposait à nous, non seulement parce que nous ne devions prendre que la fleur d'un sujet si vaste, mais pour des raisons plus impérieuses. Redisons-le nettement : qu'il soit gouverné par des Pères carmes, par des prêtres séculiers, ou par des évêques, le Carmel reste le Carmel : il a sa vie propre et indépendante que les supérieurs peuvent sans doute ou seconder ou contrarier plus ou moins, mais qu'une autorité extérieure ne modifierait pas d'une

 

(1) Boucher, op. cit., p. 381 (Note du P. Bouix).

 

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manière appréciable. Là me paraît être, la lâcheuse erreur de l'insigne historien du cardinal de Bérulle. Il prête à son héros le premier râle dans une affaire ,où Bérulle a sans doute rendu les plus grands services, mais en sous-ordre, si l'on peut ainsi parler. « Appelé aux conférences préliminaires des chartreux (où fut décidée la fonda.. Lion de notre Carmel)... sa voix se confond avec celle des saints personnages qui, à l'unanimité, décident de faire la fondation, selon les constitutions et l'esprit primitifs et avec l'approbation expresse du Saint-Siège. Il est choisi par la bienheureuse (Mme Acarie) pour diriger la conscience des saintes prétendantes réunies par elle... il s'occupe des négociations à Rome, non pas seul, mais avec Mme Acarie et M. de Brétigny, et cela selon les dispositions prises aux chartreux... En Espagne, s'il concerte ses plans presque seul, si même il ne communique : ses desseins qu'à un petit nombre, il s'en ouvre pleinement à Mme Acarie. Il ne cède point sur le choix des religieuses, mais en cela il accomplit une commission dont il est expressément chargé, celle de ramener des carmélites du temps de la sainte Mère, et il obéit moins encore à ses propres lumières qu'aux recommandations instantes de la Bienheureuse et aux avis des plus célèbres docteurs... Enfin, il termine l'affaire par un bref de jussion, comme on avait, d'Espagne même, conseillé de le faire, alors que M. de Brétigny seul s'occupait des négociations...L'histoire nous apprend bien ce que M. de Bérulle a fait pour fonder en France le Carmel primitif ; nous cherchons vainement ce qu'il a fait pour y fonder un Carmel (bérullien ou) national » comme l'a voulu M. Houssaye (1).

Le Carmel fondé, Bérulle n'est pas seul à le gouverner. Il est plus en vue que Gallemant et que Duval; il s'occupe du Carmel parisien qui attire davantage l'attention, mais ses deux collègues n'ont pas moins d'autorité que lui sur

 

(1) Mémoire..., I, pp. 705, 7o6.

 

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l'oeuvre naissante. A l'occasion, ils ne craignent pas de casser purement et simplement telle décision de Bérulle. D'ailleurs et dans l'en semble, très unis tousles trois, comme il convenait. Ils gouvernent donc : aucune fondation nouvelle ne se fait sans leur avis et sans qu'ils désignent eux-mêmes les fondatrices ; ils règlent aussi quelques menus points de discipline. Confesseurs ou directeurs, ils surveillent et facilitent les progrès du travail divin dans ces âmes qui s'ouvrent à eux. Là s'arrête leur action. Au demeurant, et dans cet échange d'influences qui a dû nécessairement se faire entre les supérieurs du Carme et les carmélites, on peut affirmer, je crois, que ces dernières ont beaucoup moins reçu qu'elles n'ont donné. Les carmélites sont à l'école de sainte Thérèse et de la grâce, Gallemant, Duval et, jusqu'à un certain point, Bérulle lui-même, à l'école des carmélites.

Ils l'entendaient bien de la sorte. Nous avons défini plus haut l'attitude du Dr Duval en face de Mme Acarie. Les nouvelles carmélites, confiées à ses soins, le plongeaient dans le ravissement. « Sans faire tort aux autres religieuses », il mettait celles-ci au-dessus de tout, lorsqu'il pouvait parler librement. « Quelques-unes, disait-il, reluisent de miracles... de sorte qu'encore que Dieu départe toujours ses grâces aux bonnes religions, néanmoins il les fait pleuvoir comme à seaux, quand elles sont en leur orient... C'est pourquoi il faut faire grand état de l'esprit primitif des Ordres, et le conserver soigneusement, car où il est, il opère choses grandes (1). » Gallemant, plus mystique et qui me semble avoir eu plus simplement et purement que les deux autres l'esprit du Carmel, Gallemant pensait de même. Pour mieux diriger ces extatiques, il avait reçu quelque chose de leur grâce. « C'est lorsque Dieu lui donna sur elles l'autorité de supérieur, qu'il fut introduit dans cet état d'oraison où l'on reçoit passivement

 

(1) Mémoire..., II, pp. 607-619.

 

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les impressions de la divinité, ce qui le rendit... apte à comprendre et à guider les âmes appelées à atteindre les sommets de la vie spirituelle (1). » Loin de les amener à lui, il fut élevé jusqu'à elles. Bérulle paraît plus indépendant, moins détaché de ses conceptions propres. Il fait plus figure de maître. Il est dirigé néanmoins autant qu'il dirige. Les visions de la Mère Anne de Saint-Barthélemy l'émeuvent profondément. Très soumises et très aimantes, Madeleine de Saint-Joseph, Catherine de Jésus, Marguerite du Saint-Sacrement exercent sur lui une influence profonde. J'en pourrais dire autant des supérieurs qui succéderont au triumvirat, du P. Gibieuf par exemple. Certes, l'Oratoire a une mystique particulière, qui n'est pas celle de sainte Thérèse et dont nous dirons plus tard la sublimité. Mais dans le développement de cette mystique elle-même, on reconnaîtrait sans peine l'action du Carmel.

Aussi prompt à se replonger dans son néant qu'à s'offrir à tous les dévouements qu'on accepterait de lui, notre Quintanadoine restera jusqu'à la fin l'humble esclave du Carmel. En 16o5, au moment de la fondation de Dijon, avait commencé pour lui une période d'épreuves. Pendant le voyage, nous dit-on, il fut une fois « tellement tourmenté par les esprits de ténèbres que M. Gallemant, qui couchait dans la même chambre que lui, se leva au matin pour le recommander aux prières des religieuses, leur disant qu'il semblait que tout l'enfer se fût mis en furie contre lui... Peu de temps après, un homme envoyé exprès de Rouen, vint à lui, pour lui annoncer une perte notable des biens de sa maison, ce qui l'obligea de partir en diligence, pour y apporter quelque ordre... Les peines intérieures augmentèrent pour lors à un tel point qu'il se crut être entièrement abandonné de Dieu. Il fallut en ce temps-là, que M. Mass, curé de sa paroisse, lui servît la messe.

 

(1) Mémoire…, p. 606.

 

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pour le résoudre aux peines qui lui survenaient... Hors de l'autel, il se jetait toutes les heures plusieurs fois à genoux et s'écriait : Deus, Deus meus, Deus, Deus meus, ut quid dereliquisti me? » En février 16o6, il écrivait à une carmélite d'Espagne : « J'ai quasi entièrement perdu les dons intérieurs et (suis) par mes péchés, devenu tout terre et ne sais comme je me puis souffrir; il ne me reste qu'un filet d'espérance en la bonté de Dieu (1) ». Une nouvelle mission pourtant l'attendait, presque aussi importante, mais à certains égards, moins aimable que la première. Ces carmélites-espagnoles qu'il avait en quelque façon, données à h France, il allait maintenant, et dans toute l'innocence de son âme, nous les enlever.

En i606, l'Infante Isabelle, gouvernante des Pays-Bas, désireuse d'établir à Bruxelles un couvent de carmélites, avait fait écrire, pour cette fin, à Quintanadoine qui se chargea volontiers de la nouvelle négociation. La princesse désirait vivement que la Mère Anne de Jésus fût la première prieure du monastère qu'elle allait établir. Ni Bérulle, ni les autres supérieurs ne firent à ce projet qu'une opposition de pure forme. Ils donnèrent à la Mère Anne toute permission de prendre avec elle les religieuses qu'elle jugerait propres à la seconder, et à Quintanadoine les pouvoirs nécessaires pour procéder à la fondation. Assurément l'entreprise était de conséquence. Après Bruxelles, le Carmel se propagerait bientôt dans les autres villes des Flandres, vaste perspective qui ne pouvait laisser froids les dévots de sainte Thérèse. On ne peut néanmoins s'empêcher de trouver assez étrange l'extrême facilité avec laquelle la France se résignait à voir partir aussi vite cette même Anne de Jésus que, deux ans auparavant, on désirait avec tant d'ardeur et qu'on avait eu tant de peine à obtenir. Aussi bien, plusieurs de ses soeurs l'accompagnaient-elles et l'on pouvait aisément prévoir que la plupart

 

(1) Mémoire..., II, p. 65.

 

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des autres ne tarderaient pas à la suivre, ce qui arriva en effet. Une seule devait nous rester. On jugeait apparemment qu'elles avaient fait leur oeuvre chez nous et que, présentes on absentes, la flamme allumée par elles ne s éteindrait plus. Quant aux Mères elles-mêmes, on devine les raisons d'une décision aussi prompte. La Flandre étant soumise à l'Espagne et ayant accueilli les carmes déchaussés, elles reviendraient là-bas sous la juridiction et la direction de leurs Pères. Et puis, aller à Bruxelles, c'était déjà, pour elles, prendre le chemin du retour. Elles voulaient mourir dans leur pays. Touchant désir qui ne les avait jamais quittées et qui ne se réalisera que pour une seule d'entre elles, la Mère Béatrix de Jésus (1).

Ce mélancolique dénouement, Mme Acarie l'avait pressenti. Au jour de l'inauguration du premier carmel parisien, seule, nous raconte son biographe, elle « ne participait point à la joie publique... (ou du moins) ne pouvait s'empêcher d'éprouver une certaine tristesse. Notre-Seigneur lui faisait connaître alors, ainsi qu'elle l'a dit depuis à la marquise de Bréauté, que les carmélites espagnoles, qu'on était allé chercher si loin, et avec tant de peines et de dépenses, commenceraient l'édifice du Carmel français, sans l'achever. En effet, quatre d'entre elles quittèrent ta France, dans l'espace de trois ans, et après l'année 1611, il n'y resta plus que la Mère Isabelle des Anges.

«Ainsi, l'on peut dire avec vérité que les carmélites espagnoles, après avoir donné la naissance à leur. Ordre en France, le laissèrent au berceau et que les carmélites françaises lui donnèrent l'accroissement de la jeunesse et la consistance de l'âge mûr, en fondant la plupart des maisons qui en dépendent (1). »

 

(1) La plupart cependant n'abandonnèrent la France que malgré elles, Béatrix de Jésus entre autres. Mais, d'un côté on avait décidé pour elles et de l'autre , elles ne voulaient pas se séparer des deux grandes prieures, Anne de Jésus et Anne de Saint-Barthélemy, très impatientes, l'une et l'autre, de revenir sous la juridiction des Carmes.

(2) Boucher, op, cit., pp. 294, 295.

 

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Quoi qu'il en soit, la responsabilité de ces décisions mémorables ne pèse aucunement sur les faibles épaules de Quintanadoine. Bien qu'on l'eût nommé supérieur des fondations qui allaient se faire en Flandre, il reste presque uniquement le courrier, l'homme à tout faire, ou encore, comme le dira bientôt quelqu'un qui s'y connaissait, le « portefaix » du Carmel.

Il partit de France pour la Belgique, avec Anne de Jésus, en décembre 16o6; plein de bonne volonté, mais assez empêché parmi les difficultés matérielles ou canoniques que soulève l'installation d'un monastère. Plus encore que ses maladresses, son calme agaçait fort la vive espagnole.

 

Oh ! si vous pouviez voir, écrivait-elle de Bruxelles, ce que me fait endurer la sérénité du seigneur Don Juan. Lorsque je lui dis la peine que j'éprouve... il me répond : « Ne parlez pas ainsi ma mère, c'est ici que nous mourrons ». Et il ne fait rien autre chose que l'office de portefaix (1).

 

Il faisait très froid, cet hiver-là et la vénérable Mère prétend qu'elle « enlève de sa plume les glaçons qui s'y forment ». C'est encore la faute de Quintanadoine.

 

Quant à notre Don Juan, il se réjouit de tout... je lui ai dit aujourd'hui qu'il n'avait pas un coeur de père. Il se baigne dans de l'eau de rose quand il nous voit souffrir. Navet (le secrétaire) et lui sont fort bien accommodés chez les ecclésiastiques qui m'ont demandé à les recevoir. Vous ne pouvez vous imaginer le froid qu'il faits.

 

A la bonne heure ! Nous ne nous plaindrons plus qu'elle manque d'humanité. Elle s'amuse, il faut bien le croire, mais enfin, dans une autre expédition, quand il s'agira de procurer un logement à Quintanadoine, « voulant sans doute, disent nos chroniques, lui donner quelque expérience, elle ajoutera agréablement : « Ne vous en occupez

 

(1) Mémoire, II, p. 342.

(2) Ib., II, p. 314.

 

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pas d'avance : laissons-le souffrir quelque incommodité (1) ».

Ces quelques traits achèvent de nous peindre le seigneur Don Juan Après Bruxelles, Louvain, Mons et Anvers, il revient en France et réalise un de ses voeux les plus anciens en donnant un carmel à sa chère ville de Rouen. Puis on le vit, et toujours pour la même mission, en Franche-Comté, puis à Beaune. Les hommes lents et pacifiques ont du temps pour tout. Au milieu de tant d'aventures, il gardait une correspondance régulière avec le roi, la reine, les princesses et les missionnaires du Congo. Il espérait toujours établir une maison de carmélites dans ce beau pays. « Hâtez-vous, lui écrivait-on de là-bas, hâtez-vous de blanchir ces négresses pour qui notre doux Jésus a donné sa vie (2) » Avec les carmélites, on enverrait d'autres apôtres, des carmes et des jésuites. Les négociations préliminaires n'aboutissant pas, il s'embarque pour Rome en 1612 et remet aux mains de Paul V la plus émouvante supplique.

 

Ces pauvres peuples, dit-il, demandent le pain de la parole évangélique et il ne se trouve personne qui le leur rompe. J'avoue, Très Saint Père, que je n'ai pas les talents nécessaires à ces grandes fonctions, mais Dieu me donne encore dans mon âge avancé — 56 ans — le désir et la volonté de conduire et de servir les ministres zélés que vous y enverrez et d'être auprès d'eux jusqu'à la mort. Je promets à Votre Sainteté de consacrer à la bonne oeuvre quinze cents écus d'or pour le voyage et de fonder à Lisbonne une rente de cent écus pour faire toucher aux missionnaires chaque année dans leurs nécessités. C'est ce que j'ose offrir à Votre Sainteté avec tout ce que je possède au mondes.

 

A Rome, « s'il mangeait, il fallait l'entretenir des nègres, s'il était triste, la mémoire du voyage du Congo le réjouissait.

 

(1) Mémoire..., II, p. 3,4.

(2) Champagnot, op. cit., p. aog.

(3) Beauvais, pp. 3o9, 31o. — Le texte est certainement retouché.

 

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« O que je serais heureux, disait-il, si Dieu me faisait la grâce d'y mourir tenant entre mes bras un petit nègre converti à la foi (1). »

L'Espagne ne voulut pas. Quintanadoine vint alors se fixer dans sa ville natale qu'il ne devait presque plus quitter, et où il visitait et exhortait chaque jour ses carmélites. Peu de jours avant sa mort, il se fit porter chez elles une dernière fois, il y dit la messe, assisté de deux ecclésiastiques qui le soutenaient, et « après avoir parlé à toutes les religieuses assemblées à la grille du choeur... à l'exemple des anciens patriarches, il leur donna en commun sa bénédiction et il se recommanda à leurs prières ». Il mourut le 8 juillet 1634, âgé de 78 ans. On donna son coeur aux carmélites de Beaune. Son corps fut enseveli devant le grand autel du carmel de Rouen, et l'on plaça, sur la grille du choeur, deux grandes pierres de marbre noir sur lesquelles était gravée cette épitaphe :

 

A Dieu soit l'honneur et la gloire et à la mémoire de vénérable et noble Jean de Quintanadoine, prêtre, premier fondateur de ce monastère, seigneur de Brétigny, de Saint-Denis de Bost-Guérard et de Saint-Léonard, le premier qui ayant traduit, d'espagnol en français, les livres de sainte Thérèse, procura que son Ordre des religieuses carmélites déchaussées fût établi en France, Bourgogne et Flandre. Alphonse de Quintanadoine, sieur de Brétigny, son frère et son héritier, a fait faire cette épitaphe avec le tombeau l'an 1634 (2).

 

(1) Champagnot, op. cit., p. 219.

(2) Voici comment le P. de Beauvais parle de cette épitaphe : « Elle subsiste encore aujourd'hui, mais dans un langage trop suranné pour avoir place ici », op. cit., p. 331. C'est à n'en pas croire ses yeux.

 

§ 3. — Madeleine de Saint-Joseph et les deux carmels de Paris.

 

 I. Rencontre de Bérulle et de Mue de Fontaines-Maran. — L'entretien de sept heures. — Madeleine de Saint-Joseph et les destinées du Carmel français. — Les reines et leur suite. — L'apostolat des carmélites. —. Séduction particulière du Carmel. — Richelieu et le siège de la Rochelle.II. « La vie de Sœur Catherine de Jésus ». — Mérites singuliers de ce livre. — « Le grand des grands », et l'apothéose de la « petitesse ». — Vocation de Catherine de Jésus. — Etapes de son ascension mystique. — Dépossession de soi-même. — Les tentations. — Suprême décence. — Correspondance de Catherine de Jésus avec Bérulle.III. Originalité de Marguerite Acarie. — Aucune auréole. — « Une manière d'agir extrêmement libre ». — La carmélite idéale. — L'hôtel Acarie. — Sainteté précoce. — Indépendance. — Marguerite, Quintanadoine et Bérulle. — « Simplifiez votre esprit.  » — Le Maître intérieur et les directeurs. — La mort de Bérulle. — Les écrits de Marguerite du Saint-Sacrement. — « Ne vous redressez point tant.  » — Encore le siège de la Rochelle. — Illusion probable de Bérulle. — Lettres de Marguerite pendant le siège. — Philippe-Emmanuel de Gondi. — Prophéties. — Male de Chantal au parloir de la rue Chapon. — Congé donné aux deux reines. — Les coliques du Miserere. — « Sans mines, sans façons, sans grimaces. » — Les primaires de la mystique et le charme du Carmel.

 

 

Étant venu à Tours, pendant le carême de 1603, pour y traiter avec les bénédictins de Marmoutiers, de qui dépendait le prieuré de Notre-Dame-des-Champs, désiré pour le futur carmel, M. de Bérulle fit une rencontre qui ne devait pas avoir de moins splendides conséquences que la fameuse rencontre de l'année suivante, 16o4, entre François de Sales et la baronne de Chantal. Aux environs de Tours vivait alors « un grand homme de bien. Antoine du Bois, seigneur de Fontaines (du Plessis-Barbe, de Maran en Touraine, et d'autres lieux) avait été autrefois ambassadeur en Flandre ; mais, depuis bien des années déjà, d'accord avec sa femme Marie Prudhomme, soeur de

 

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la chancelière de Sillery, il avait renoncé à la politique La charge de secrétaire d'État que lui offrait avec insistance Henri III, n'avait point ébranlé sa résolution. Retiré dans sa terre de Fontaines, il y donnait le rare exemple d'une vie toute consacrée à Dieu et au soulagement des pauvres. La mort de Mme de Fontaines avait redoublé son amour pour la solitude et il ne quittait plus sa terre que pour venir à Tours aux grandes époques de la vie ecclésiastique. Les prédications du Carême l'y avaient attiré. Il y a des instincts de grâce comme de nature. M. de Bérulle... dès qu'il fut instruit de sa présence, vint le chercher en son hôtel, il trouva auprès de lui sa fille, Madeleine.

« Mlle de Fontaines (née à Paris, le 17 mai 1578, près de l'hôtel de Guise et dans la maison du président de Saint-Mesmin) avait alors vingt-deux ans Douée... d'un jugement solide, d'un esprit vraiment grand... « La belle enfant ! disaient en la voyant les amis de son père, mais qu'elle est donc rêveuse ! » Elle ne rêvait pas, elle pensait. Se pensée avait même dès lors un caractère frappant de virilité et d'originalité puissantes. Ferme sans roideur, digne sans fierté, d'une vivacité qui tempérait sa douceur, avec un visage qui exprimait fidèlement la mâle beauté de son âme, elle avait reçu du ciel une de ces natures rares où la délicatesse se marie à la force, et qui semblent nées pour exercer et faire aimer le commandement. Sur un fonds si riche, la grâce avait travaillé en liberté, et son ouvrage était vraiment admirable. »

Ainsi parle l'historien de Bérulle, à qui je laisse d'autant plus volontiers la parole que j'ai personnellement plus de peine à me représenter la Mère Madeleine. Avec Mme Acarie, celle-ci est, à n'en pas douter, la plus haute gloire de notre Carmel. Les Espagnoles et les Françaises, une foule de contemporains insignes par leur intelligence et

 

(1) Houssaye, I, pp. 272,  273.

 

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leur vertu, s'accordent à nous la représenter comme une seconde Thérèse. Tous ceux qui lisent sa vie, disait un grand jésuite de ce temps-là, « sont frappés de trouver entre la grande réformatrice et sa fille de France » tant de conformité de grâce et d'esprit », qu'il semble que ce soit « une même eau, puisée en même fontaine et mise en deux vaisseaux (1)». Tous disent de même et une telle unanimité ne laisse aucun doute sur l'unique beauté de cette femme extraordinaire. Aussi bien n'en suis-je pas tout à fait réduit à ne faire sur elle qu'un acte de foi. Sous le voile assez épais qui nous la dérobe, on entrevoit des merveilles de nature et de grâce, la sainteté la plus attachante. Mais elle n'a pas beaucoup écrit et les lettres que je connais d'elle, paraissent moins révélatrices qu'on ne le voudrait. Et puis sa vie a été composée par un écrivain d'un rare mérite — le P. Senault — mais éloquent, balsacien, académique, en un mot trop peu curieux de ces touches concrètes qui donnent la vie à une peinture. Quoi qu'il en soit, la Mère Madeleine nous reste infiniment précieuse. Bien que l'Eglise ne l'ait encore placée qu'au rang des Vénérables, du fond du coeur, nous l'appelons sainte.

« Il est entre les âmes, continue l'abbé Houssaye, des parentés mystérieuses plus profondes et plus anciennes que la connaissance qu'elles en peuvent avoir et qui au moment voulu de Dieu, se déclarent tout à coup. M. de Bérulle et Mlle de Fontaines se voyaient pour la première fois; et cependant, à peine avaient-ils échangé quelques mots, que leurs âmes se reconnurent. Elles sentirent de quels liens étroits elles furent unies dans la charité de Jésus-Christ. Une confiance mutuelle leur ouvrit le coeur. Leur premier entretien dura sept heures, et ils étaient tellement absorbés que, bien qu'ils fussent dans une salle où passaient plusieurs personnes, rien ne fut capable

 

(1) Mémoire..., II, p. 598.

 

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d'interrompre leur conversation (1). » Dès cette rencontre mémorable, la vocation de la jeune fille était décidée. Mme de Fontaines serait carmélite.

Elle prit l'habit, l'une des premières (novembre 16o4). Un an après, on la jugeait déjà tellement pénétrée de l'esprit de l'Ordre qu'on la faisait maîtresse des novices. S'ils n'avaient pas eu de tels sujets sous la main, les supérieurs auraient moins facilement consenti au départ des espagnoles. Élue prieure en 16o8 ; fondatrice en 1617 du second carmel parisien, celui de la rue Chapon (2) ; depuis et jusqu'à sa mort en 1637, presque toujours à la tête de l'un ou de l'autre couvent, elle ne quittera plus Paris que pour de courtes missions en province. De ce poste plus en vue, écoutée comme un oracle, non seulement par les religieuses, mais encore par les supérieurs et notamment par Bérulle, Madeleine exercera sur les destinées du Carmel français une influence prépondérante et décisive. Il n'est pas vrai, comme on l'a dit, qu'elle ait marqué de son empreinte personnelle et plus ou moins modifié les traditions primitives ; mais il est certain qu'elle a travaillé avec plus d'efficacité et plus d'éclat que personne, à maintenir, à répandre chez nous, soit parmi les carmélites elles-mêmes, soit au dehors, le véritable esprit de sainte Thérèse.

Marillac l'avait bien prévu. Le Carmel serait aisément dans Paris, d'abord une rare curiosité, puis un foyer de grâces. Ecrivant à Bérulle, alors en Espagne et insistant sur la nécessité de bien choisir les religieuses espagnoles, « Vous savez, disait-il, quels esprits il faut pour les esprits des nôtres qui vaquent à la dévotion ; quels

 

(1) Houssaye, I, p. 274.

(2) Ainsi, moins de quinze ans après l'introduction de l'Ordre en France, chacune des deux rives de la Seine, chacun des deux grands centres de la vie parisienne, avaient leur carmel. Le premier, celui du Faubourg Saint-Jacques s'appelait indifféremment : Monastère de l'Incarnation, Grand Couvent, Grandes Carmélites ; le second, celui de la rue Chapon : Monastère de la Mère de Dieu ou Petit Couvent.

 

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esprits pour les mondains... car celles qui viendront auront à parler au Roi, à la Reine et tout le monde les voudra venir voir » (1). Mondains et dévots seraient également attirés par les carmélites françaises. « Elles avaient laissé trop de traces de leur passage dans le monde, ces grandes et aimables religieuses, pour qu'il les oubliât si vite. Il sentait trop d'instinct le besoin qu'il avait d'elles, pour ne pas essayer de les ressaisir ; et les moyens ne lui manquaient pas. Quelque rigoureuse, en effet, que fût la clôture, il fallait bien que la porte s'ouvrît devant la Reine, et la Reine, n'entrait pas seule : des dames d'honneur l'accompagnaient toujours. Le réfectoire et sa rigoureuse abstinence; les cellules et leur austère nudité; sur les murs, des sentences qui ne parlent que de pénitence, de mort, d'éternité; dans les cloîtres, des religieuses, toujours en silence, les seules heures de récréation exceptées, s'avançant gravement, sans bruit... quelle étrange vision pour des jeunes femmes, esclaves de leurs caprices et du monde !.. Et lorsque, sur l'ordre de la prieure, se détachant du groupe de ses compagnes, quelque religieuse... soulevant son voile noir, montrait à la Reine, amaigris peut-être, mais transfigurés, les traits que la Cour avait admirés en une Charlotte de Sancy, une Anne de Viole, une Marie d'Hannivel, on comprend ce que devaient ressentir des femmes qui, encore esclaves du monde, découvraient « une vie si sereine et si libre, libre de la souveraine liberté » (2), chez celles qui l'avaient sacrifiée. Ainsi, par les mains de ces humbles religieuses, l'Évangile... était dressé au milieu de la société et la société s'habituait à ce spectacle... Les âmes mondaines s'inclinaient devant la doctrine du sacrifice, en la voyant pratiquer par des femmes dont la haute raison et l’incorruptible sincérité leur étaient connues. Elles sentaient

 

(1) Houssaye, I, p. 513.

(2) M. Houssaye cite ici une ligne de Montalembert, Moines d'Occident, introduction, p. LXXXI.

 

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diminuer leur crainte en découvrant les joies austères, mais incomparables que les épouses de Jésus-Christ goûtaient au pied de la Croix...

« A la Reine et à ses daines, il fallait répondre : il fallait, à la grille, gagner les parents des jeunes filles au coeur desquelles Dieu avait parlé. Toutes, sans doute, ne profitaient pas aussitôt de ces graves et pénétrantes instructions. Lorsque Scieur Catherine de Jésus, s'adressant à une des jeunes et brillantes suivantes de la Reine, lui disait : « Que vous sert-il, Madame, d'être belle aux yeux de vous-même et de ne l'être pas aux yeux de la divine Majesté ? » elle n'était peut-être pas immédiatement écoutée. Néanmoins la semence était jetée et, tôt ou tard, elle portait ses fruits. Aussi, lorsque venait pour ces femmes, entraînées par l'âge et le plaisir, l'heure des désenchantements, des amertumes secrètes, elles se rappelaient tout à coup qu'elles avaient un refuge, la pénitence ; des guides, les carmélites.

« Il y avait d'ailleurs, chez les filles de sainte Thérèse..., à côté d'élans célestes, d'un zèle généreux et hardi, d'un détachement héroïque, je ne sais quoi de raisonnable, d'ordonné; une charité intelligente et suave, qui rassurait ceux que des vertus si hautes auraient pu effrayer ou décourager... Les femmes qui venaient frapper à la porte (du Carmel)... y trouvaient donc des religieuses mortes au monde, vivantes cependant à toutes les nobles choses qui font vibrer la raison et le coeur. Séduites par une vertu si haute, des idées si larges, tant de liberté d'esprit et d'aimable enjouement, elles accouraient de plus en plus nombreuses ; et, au sortir du monastère, elles se sentaient décidées à lutter contre elles-mêmes, à donner à Dieu la victoire.

« C'est ainsi que le Carmel travaillait doucement dans l'ombre, mais profondément, à enraciner Jésus-Christ dans les coeurs. Il ne s'adressait pas à la foule, mais à des âmes préparées par la douleur ou pressées par la charité,

 

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toujours prévenues par des glaces de choix. Par elles, par ce groupe restreint qui dans la noblesse, dans la magistrature et même dans la finance, fréquentait ses couvents, le Carmel opérait une grande oeuvre (1).»

Malgré leur élégance un peu molle, ces belles pages de l'abbé Houssaye peignent assez exactement le Carmel de ce temps-là dans ses rapports avec le monde. Je ne saurais faire mieux. Aussi bien, qui pourrait analyser la séduction particulière qui se dégage d'un couvent de carmélites ? Charme unique, ceux à qui il a été donné de l'éprouver, essaieraient en vain de le définir. Ils diront seulement que nulle cloche de monastère n'est plus attirante, nulle grille moins farouche. Un enfant et tout frivole, peut être déjà sensible à cette impression qu'il s'étonnera plus tard de retrouver aussi vive, aussi fraîche qu'au premier jour, et plus lumineuse. Sourd à d'autres voix plus impérieuses, rebelle à des disciplines moins humaines, après quelques minutes d'entretien avec ces femmes qu'on ne voit pas, il déposera ses colères, son orgueil, l'amertume de ses déceptions éternelles, ses doutes même et les plus tenaces, livrée de misère qu'il reprendra bientôt sans doute, mais légère désormais et comme transfigurée. A cette Eglise dont les titres lui semblaient incertains, le Carmel reste soumis ; ce monde invisible, qui pour lui n'allait plus être qu'un mot, est pour ces créatures de chair et de sang, la réalité suprême. Il s'écrie, il chante avec l'un des pères de l'humanisme : brûlés de l'amour de trouver l'amour, nous avons cherché l'amour, nous l'avons trouvé : amore incensi inveniendi Amoris, Amorem quaesivimus et invenimus (2).

C'étaient aussi de bonnes, d'ardentes Françaises, passionnément occupées des intérêts même temporels du royaume. « Les affaires publiques, nous dit le biographe

 

(1) Houssaye, I, pp. 513-517.

(2) Marsile Ficin, cité par Barton. Anatomie de la mélancolie, sect. III, préface.

 

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de Madeleine, lui étaient en une si particulière considération qu'elle était toujours en prières et en pénitences pendant les guerres de ce royaume... Ayant su que les Anglais devaient descendre dans l'île de Ré, le jour de sainte Madeleine, elle passa toute la nuit précédente avec sa communauté, devant le Très Saint-Sacrement, et fit apporter le tableau de cette grande sainte, afin qu'elle fût l'avocate de la France (1). » Intervention toute mystique, mais que les politiques ne craignaient pas alors de faire entrer dans leurs propres calculs. Homme du moyen âge plus qu'on ne croirait, Richelieu pressait les carmélites, non seulement de prier pour ses entreprises, mais encore de lui révéler les secrets de Dieu. Dans une lettre du 16 novembre 1627, Bérulle « lui promettait au nom d'une personne qu'il ne nommait pas — la Mère Marguerite du Saint-Sacrement — une nouvelle défaite des Anglais, et finalement le triomphe. Dès le 23 novembre, Richelieu demandait la date de la victoire et consultait sur les moyens de la précipiter. « On continue à prier et à bien espérer — (on, c'est le Carmel), lui répondit M. de Bérulle, et, à mon avis, le temps de l'accomplissement n'est pas long. Ces choses ne peuvent être bien spécifiées... la puissance de Dieu est sur cet oeuvre aussi bien que sur celui qui est passé et que vous tenez évidemment miraculeux »... Mais Richelieu, avec la persévérance impérieuse des génies de sa trempe, revenait à la charge ; il voulait connaître à l'avance le jour où La Rochelle lui ouvrirait ses portes (2). » II lui aurait fallu des prophétesses d'Etat.

Son mysticisme n'est pas des plus nobles. A sa manière simpliste, Richelieu, néanmoins, s'incline, comme tout Paris, devant le prestige du Carmel ; il sait que, dans ces maisons de prière, habite la force de Dieu.

 

(1) La vie de la Mère Madeleine de Saint-Joseph, par un prêtre de l'Oratoire, Paris, 1645, p. 240.

(2) Houssaye, III, pp. 273, 274.

 

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II. Sans l'avoir certes voulu, la Mère Madeleine a laissé paraître la sublimité de ses dons surnaturels, la sagesse et la douceur de sa direction et j usqu'à lavivacité de son esprit, dans un petit livre qui ne porte pas son nom, mais que seule pouvait écrire une sainte de génie. C'est la vie d'une de ses carmélites, Catherine de Jésus, publiée en 1631 « par le commandement de la Reine, mère du Roi », et magistralement préfacée par le cardinal de Bérulle. Plusieurs fois réédité pendant le xvlle siècle, ce livre est rapidement tombé dans l'oubli, comme tant d'autres merveilles. Je ne crois pas en effet que jamais les mystères de la haute mystique aient été présentés d'une façon plus heureuse. Les notes intimes de Catherine de Jésus longuement citées, le récit et les rapides explications qu'il entraîne, sont d'une simplicité et d'une sincérité célestes ; les deux styles, d'une transparence inouïe. Pas une goutte de cette onction huileuse, douceâtre, qui nous gêne trop souvent dans les livres de ce genre, pas un soupçon de rhétorique dévote. Rien qui réponde mieux à l'idée que les maîtres nous ont donnée de la perfection. « Veux-tu donc voir, Philothée, écrit le docteur de Sorbonne qui a approuvé le livre, une carmélite, toute blanche d'innocence, dépouillée de tout ce qui n'est pas Dieu, pour vivre immobilement en lui, transmuée en pur esprit... perdue et abîmée dans l'Éternité incréée, à force de sortir d'elle-même et d'entrer en des unions surcélestes et suressentielles, lis à loisir ce recueil des papiers intimes de la Mère Catherine de Jésus... Je soussigné, continue-t-il avec un enthousiasme et une précision qui lui font grand honneur, moi, Docteur en la Faculté de Théologie, et professeur des Saintes-Lettres, aux Écoles de Sorbonne, que l'on ne peut parler des mouvements sacrés de l'Esprit de Dieu, des voies occultes et inscrutables qu'il découvre aux âmes d'élite, des mystérieux entretiens de l'Époux et de l'Épouse du Cantique..., plus catholiquement, plus éminemment et avec un style plus net, plus intelligible et plus convenable

 

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à la dignité du sujet, que ce petit miracle de grâce... Quant à l'extrait de sa vie... il est voirement de l'une de ses soeurs ; mais en le lisant à loisir et en y ayant repensé

par plusieurs actes de réflexion, j'ai cru y avoir trouvé la plume et l'esprit de la défunte (1). » C'est bien cela et mieux encore. Madeleine n'aurait pas si admirablement compris et décrit la grâce de Catherine, si elle n'avait reçu elle

aussi la même grâce ou de plus hautes faveurs.

Un peu redondante et laborieuse, la préface de Bérulle — une épître à la Reine-mère, — est néanmoins digne du livre.

 

Le Grand des grands a fait les grands et les petits, ce dit la Sapience divine... Je parle à Votre Majesté de la petitesse, en l'honneur de cette petite âme, dont la vie vous est dédiée...

 

Cette petite âme avait rencontré un corps très au-dessous de la taille moyenne. La reine le savait bien.

 

Il y a un lieu où il semble que le Fils de Dieu veut établir le triomphe de la petitesse et confondre l'orgueil de la terre et du ciel. C'est en saint Luc, 9, complexus illum... statuit ilium secus se. Il semble en cette action que le Fils de Dieu veut, à la vue du ciel et de la terre, loger la petitesse en son sein comme dans le trône de son amour, et en cette liaison douce, tendre et familière, prononcer ses oracles en faveur de la petitesse et lui assujettir les plus grands de son empire.

C'est chose grande et douce de voir Jésus, où repose la plénitude de la divinité et de la sapience éternelle, en cet état; de le voir joint à ce petit enfant et de voir cet enfant joint à Jésus ; enfant heureux d'être en un si bon lieu et si proche du coeur où repose et triomphe la Trinité même ! Mais si cette pensée est douce et grande, le sens où elle conduit est fort et sévère, l'effet en est puissant et la fin semble étrange. Car Jésus, par son action et sa parole, abaisse non seulement les grands de la terre, ce serait peu, mais les grands même de son état divin et céleste. Il prononce cet arrêt épouvantable, et cette négative formidable : Nisi efficiamini sicut PARVULI,

 

(1) La vie de Soeur Catherine de Jésus, avec un recueil de ses lettres et vieux écrits.. Paris, 1631. Je cite l'édition de 1631 qui est la troisième, la première est de 1628.

 

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non intrabitis in regnum caelorum. Cet oracle nous doit épouvanter et ce spectacle nous doit tirer les larmes des yeux, fondre l'orgueil dans la douceur de Jésus, et abaisser les plus hauts cèdres du Liban pour jamais, et les mettre aux pieds de Jésus et des petits de Jésus sur la terre.

 

Ce ne sont pas là des mots. Cèdre du Liban lui-même, Bérulle, fondateur de l'Oratoire, confident de deux reines, chef d'un grand parti politique, Bérulle s'est mis aux pieds de cette chétive créature dont il préface la vie. Directeur de Catherine de Jésus, il a toujours approché la jeune voyante, avec une vénération profonde, persuadé que « le Grand des grands » était en elle et tous les trésors de la « Sapience divine ». Ce qu'il a entrevu d'elle, dit-il, est trop beau pour que les mots humains

puissent le rendre et ce que l'auteur en rapporte « est beaucoup inférieur à la grâce de cette âme ». Ce qui reste en son esprit de ses relations avec Catherine de Jésus « est beaucoup plus haut et plus élevé que ce qui est ici représenté » (1). Ce peu toutefois le dépasse lui-même. Il n'aurait pas su l'écrire, au lieu que les mystères de cette existence perdue en Dieu paraissent à la Mère Madeleine aussi limpides, j'allais dire, aussi naturels que la lumière du jour. Je n'ai écrit de ces merveilles, dit-elle, « que l'ombre de ce que j'en sais » (2).

Catherine de Jésus — nous ne lui connaissons pas d'autre nom, — était née à Bordeaux, le 5 avril 1589. Vers « l'âge de sept ou huit ans, trouvant un livre de sainte Catherine de Sienne, elle y lut et y reçut les premiers touchements de la grâce... Elle sentit en elle un effet de la divine Majesté, l'attirant à le chercher et à fuir les

hommes; en sorte que, prenant à la lettre, selon son innocence, cette fuite des hommes, elle ne sortit plus de son logis que pour aller à l'église... ne voulant plus que son

 

(1) La vie de Soeur Catherine de Jésus... épître.

(2) Ib., p. 66.

 

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maître à écrire lui tînt la main ». Les pénitences qu'elle fit dès lors « l'empêchèrent tellement de croître et la rendirent si faible qu'elle en est demeurée toute sa vie fort petite » (1). Visiblement prédestinée à une vie suréminente, les religieux qui la dirigeaient pensaient à l'envoyer chez les feuillantines, lorsqu'un cousin de Bérulle, M. de Gourgues, plus tard premier président au Parlement de Bordeaux, « lui fit obtenir une place » au Carmel du faubourg Saint-Jacques. Elle arrive à Paris en août 1606, fait chez Mme Acarie un stage assez court, pendant lequel on la confie aux soins du P. Coton; enfin elle prend l'habit sans avoir apporté « aucune dot de religion, étant pourvue de biens beaucoup plus recommandables » (2). La Mère Madeleine venait d'être nommée prieure du Grand carmel et lorsque, quatre ans plus tard, elle alla fonder le couvent de la rue Chapon, elle prit Catherine de Jésus avec elle. Leur intimité de tous les jours ne cessera qu'à la mort de cette dernière, en 1623.

La jeune carmélite avait eu, de bonne heure, la vue, mais très vague, de ce que Dieu lui préparait : « Durant quelques années, elle disait : je me jette en Dieu, comme en un abîme profond, pour faire de moi des choses qui semblent n'avoir point de limites ni de fin ». Et, dans une note qu'elle écrivait, au seuil, pour ainsi parler, de la zone mystique :

 

Perte en Dieu, lequel doit être ma suffisance. Dieu m'est sagesse; Dieu m'est science ; Dieu m'est puissance. Il me suffit que Dieu est suffisant à lui-même (3).

 

A 20 ou 21 ans, pendant les fêtes de Noël, elle ressenti  une grande « occupation de Dieu ». « Elle ne se souvenait point d'être en la terre, quoiqu'elle fît toutes les actions communes et ordinaires, mais pensait être au ciel et fut

 

(1) La vie..., pp. 3, 4.

(2) Ib., p. 20.

(3) Ib., pp. 23, 24.

 

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fort étonnée quand elle se vit parmi nous (1). » Elle ne reprenait que pour peu de temps cette vie que « l'homme-animal » appelle réelle. A 22 ans, continue la Mère Madeleine qui a suivi de ses yeux les étapes de cette ascension, « Dieu la fit changer de voie et l'éleva en une vie intérieure si grande et si particulière que l'on n'en peut dire que peu de choses, parce que les plus grandes en étaient cachées, Dieu ne voulant pas découvrir au monde les secrets qu'il met dans ses saints... Je dirai donc qu'en ce temps, Jésus-Christ... l'attira à soi et prit possession d'elle, la marquant de sa marque, pour la faire être à lui, dès ce moment, pour son éternité. Et ce que je dis qu'elle fut marquée de sa marque, ce sont les propres termes qu'elle me dit, et je ne puis pas exprimer ce qu'était cela, sinon que c'était un effet de Dieu en l'âme, qui lui était montré en qualité de marque ,eu de cachet, imprimé au plus intime d'elle-même, comme une chose arrêtée et assurée à sa divine Majesté. Et cet effet fut opéré par Jésus, comme enfant, lequel la prit à lui pour appartenir au mystère de son enfance, entre les autres choses qui sont en lui... Il prit donc possession de cette âme et selon que je puis juger, il demeura en elle par présence et par opération, jusqu'au dernier soupir de sa vie (2). »

Union merveilleuse avec Dieu au plus intime de l'âme, mais par l'intermédiaire du Christ, ainsi le veut la mystique catholique et particulièrement la mystique thérésienne; union opérée a par Jésus comme enfant », ainsi le veut la mystique du XVIIe siècle, et particulièrement celle de Bérulle, comme nous le montrerons plus tard. Autre particularité de la même époque : sainte Madeleine, « la Madeleine séraphine » comme disait Catherine de Jésus, leur paraît, après la sainte Vierge, l'exemplaire le plus achevé

 

(1) La vie..., p. 4o.

(2) Ib., pp. 45-47.

 

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de cette union. Parlant de l'instant de la conversion de la Madeleine,

 

O instant ! s'écriait-elle, je ne puis me lasser de te nommer et admirer, tant tu es aimable !... Jésus navra de son amour cette sainte âme en un instant. 0 qu'est-ce qu'elle vit et sentit! o quels effets ! Car étant à l'heure quasi hors de soi, sans entendement, sans langue et sans sentiment, ô comme elle demeura toute occupée en Jésus !

 

et s'adressant à la sainte :

 

Au même instant que vous ouïtes les paroles de Jésus-Christ, l'amour vous priva de vous-même et Jésus-Christ en prit possession (1).

 

Tous les mots, « occuper » par exemple, ont ici leur plein sens et plus que leur sens. La jeune extatique s'expliquait « comme elle pouvait et avec très grande difficulté pour l'ordinaire et en termes fort brefs, et de peu de paroles, mais pleines de sens et d'élévation très grande et très sainte (2) ». Puis-je ajouter une remarque frivole ? Des deux femmes, ce n'est pas Mme de Fontaines, c'est l'humble bordelaise qui écrit le mieux. Également lucides, la seconde me ravit par la densité lumineuse et les rythmes souples de ces notes qu'elle n'a certainement rédigées que pour elle-même (3). Quoi qu'il en soit, elles ont, l'une et l'autre, à décrire l'ineffable, je veux dire ce long et persévérant travail qui vide les âmes d'elles-mêmes et qui les remplit de Dieu.

Elle écrivait dans un de « ces billets : « Je porte un effet de Dieu si pénétratif et si grand qu'il consomme

 

(1) La vie..., pp. 36, 37.

(2) Ib., pp. 67, 68.

(3) D'après un érudit qui, d'ordinaire, ne parle pas à l'aventure, si la vie de la Mère Catherine « est de la Mère Madeleine..., l'ordre et le style sont de Nicolas le Fèvre, sieur de Lézeau, conseiller d'Etat » et grand ami du Carmel. Cf. Notes inédites de Mercier de Saint-Léger, Bertrand, Mélanges de biographie et d'histoire, p. 356. Il est d'ailleurs possible, mais je ne crois pas que Lézeau ait beaucoup retouché la prose de S. Catherine.

 

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mon âme et mon esprit », Dieu voulant détruire en elle ce qui était d'elle-même., pour faire des effets cachés et divins, en sorte que cette pauvre âme ne se voyait plus, ni les opérations de Dieu en elle, si ce n'était lorsque cet esprit qui habitait en elle, au lieu du sien, lui donnait quelque peu de relâche pour se connaître et Dieu en elle. Dieu avait dessein de cacher cette âme à elle-même et aux autres, au moins pour la plus grande partie des choses qui se sont passées en elle » (1). Peu de lumière, mais assez pour qu'elle pressente ou devine ou entrevoie les merveilles de cette vie ténébreuse.

 

Il me semble qu'étant en cet état, Dieu prit tout mon esprit, et le tira à soi, afin que je n'entendisse pas quelque chose de très particulier que Dieu voulait opérer en moi (2).

 

Qu'a-t-elle besoin d'en savoir davantage ? « Si je voyais ce qui se passe en moi, disait-elle, je serais divisée et il ne le faut pas, mais tout occupée en souffrance et en amour. (3). »

 

Je sens que toutes les puissances de mon âme sont hors de leurs opérations et sont occupées, sans que je connaisse cette opération, et cela me prive de tout désir et mémoire d'aucune chose ; mais il me semble que parmi toutes ces impuissances, je comprends une grande chose, et encore, de ce que je comprends, il en demeure bien peu, pour ce que, l'opération s'augmentant, ce qui s'opère en moi se fait en moi et sans que je le voie. De moi, je ne puis penser ni dire comme je suis. Je me trouve sans désir du ciel et de la terre, tellement que je ne puis opérer aucune chose, et quelquefois je me trouve parlant de quelque chose, qu'en l'intérieur, j'en suis bien éloignée (4).

 

Et sans doute, ces beaux textes n'apprennent rien de proprement nouveau à ceux qui ont étudié les oeuvres de Catherine de Gènes, de Thérèse, de Jean de la Croix.

 

(1) La vie..., p. 49.

(2) Ib., p. 58.

(3) Ib., pp. 52, 53.

(4) Ib., pp. 65, 66.

 

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Aurions-nous présenté la grâce de Catherine de Jésus comme exceptionnelle? Non, c'est, à un degré qu'il nous est impossible de fixer, la grâce commune de ces êtres d'exception. Tous les vrais mystiques se reconnaîtraient dans ces claires confidences. Mais cette expérience, toujours ancienne et toujours nouvelle, d'une part, Catherine la décrit avec la simplicité des enfants, ce qui donne à ses « petits papiers » une je ne sais quelle couleur particulière de réalité ; d'autre part, elle se borne à dire ses impressions telles qu'elle les éprouve et qu'elle tâche de les comprendre, sans rien nous communiquer des pensées ni des émotions qui précèdent ou qui suivent son ravissement.

« On a trouvé un petit papier écrit de sa main où il y a ces paroles « je vois que mon âme doit être réduite à n'avoir qu'un consentement au regard de Dieu ». Elle voulait dire : je vois que tout doit être anéanti en moi, excepté un acte de consentir au vouloir de Dieu... Et bien souvent, elle recommençait plusieurs fois une même chose sans la pouvoir achever, disant un mot sans pouvoir dire le second ou le troisième. Et ainsi cette âme parlait et agissait selon qu'il plaisait à Dieu qu'elle fit, ou plutôt lui de faire en elle, car cette divine Majesté avait pris un si grand pouvoir sur elle qu'il ne lui restait rien d'elle dont elle pût user, selon le cours et l'usage ordinaire que nous avons de nous-mêmes. Et elle disait fort souvent : je n'ai plus rien à moi, je ne suis plus à moi, une puissance au-dessus de moi me possède et me tient toute. (1) »

« Cette bonne Soeur eut un jour un effet de Dieu si puissant qu'il la forçait de parler, en sorte qu'elle fut une heure dans le jardin, sous une treille, marchant toujours et disant ces paroles : Dieu met en moi sa puissance; Dieu met en moi sa puissance ; Dieu met en moi sa sapience et sa science; recommençant continuellement les mêmes

 

(1) La vie..., pp. 67, 68.

 

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paroles, et se passant en elle de grands effets, lesquels elle ne put jamais dire. Même lorsqu'elle rapporta cela à la Mère Prieure (Madeleine), ce fut avec quelque étonnement de ce que cela voulait dire, disant qu'elle avait fait tout ce qu'elle avait pu pour s'empêcher de cette action, mais qu'il n'avait pas été en sa puissance. Ce qui témoigne que l'éminence de cette grâce lui était en partie couverte, afin qu'elle demeurât dans l'humiliation et dans l'ignorance en laquelle on est dans cette vie (1).»

Pour que ce vide fût encore plus complet et plus douloureux, après l'avoir dépossédée d'elle-même, Dieu semblait encore, par moments, vouloir la déposséder de lui.

« Il lui imprimait quelque chose du délaissement du Père éternel qu'il porta en la croix... Cela faisait en elle un effet si grand et si extrême qu'elle croyait retourner au néant, exprimant sa peine, tantôt par le nom d'anéantissement, mais plus ordinairement par celui de privation, lui semblant que Dieu lui faisait porter un retirement de lui qui lui était insupportable, non pas qu'elle vit que Dieu se retirait d'elle par la grâce nécessaire à salut, ni par aucune sorte de grâce, mais c'était une manière de privation dont Dieu usait sur elle, par une sorte d'épreuve et de souffrance,... laquelle ne se peut pas expliquer... et n'en peut-on donner aucune raison, sinon que celui qui est tout-puissant, l'a voulu et l'a fait ainsi (2). »

 

Le Père de famille, disait-elle, renverse toute la maison pour trouver la dragme et Dieu renverse l'intérieur de sa créature pour trouver son âme qui est enveloppée et perdue en elle-même et en ses opérations (3).

 

« Pour ce qui est des tentations de l'esprit malin, reprend la Mère Madeleine qui dose son récit avec une maîtrise absolue, j'en dirai quelque chose, selon ce qu'il

 

(1) La vie..., p. 147.

(2) Ib., pp. 107, 1o8.

(3) Ib., p. 146.

 

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plaira à Dieu de m'en donner mémoire et que je verrai à propos d'écrire, sachant que les choses qui se passent dans les âmes de Dieu ne doivent pour la plupart être connues que dans le ciel. » Que de maux n'aurait-on pas empêchés si l'on avait toujours imité cette discrétion royale ! «Il plut à Dieu faire voir à cette âme, par plusieurs fois, les peines des enfers... II lui est arrivé d'en être si épouvantée et étonnée qu'elle en perdait la connaissance, l'espace de deux heures, pendant lesquelles elle n'entendait, ne voyait ni sentait aucune chose, demeurant couchée -par terre au lieu où elle se trouvait. Et cela néanmoins, ne lui est jamais arrivé que lorsqu'elle était seule, ou quelquefois avec la Mère prieure, ou une autre soeur au plus. Et sur ce sujet, il s'est passé tant de choses... que cela ne se doit ni ne se peut dire, ni jusqu'où Dieu avait permis aux esprits malins de la travailler. » (1) Souveraine décence de ces lignes ! Hélas, combien d'autres n'auraient ils pas appuyé complaisamment sur ces pénibles tableaux !

Elle tenait peu de place dans le couvent, mais on l'aimait bien. « Sa façon était si dévote que toutes les religieuses prenaient plaisir d'être auprès d'elle, et à la voir, encore qu'elle ne leur dit mot, car bien souvent, elle ne pouvait pas parler. » Lorsqu'elle se mêlait un peu à l'entretien, elle s'exprimait « si naïvement et d'une façon si douce qu'il semblait que l'on oyait parler un petit ange (2) ». D'autant plus chétive à ses propres yeux qu'elle était davantage « privée » d'elle-même, elle avait « une très grande charité pour les oeuvres de Dieu ». « Un jour, du temps de ces dernières guerres contre les hérétiques rebelles, Dieu lui montra qu'il la chargeait des besoins de la France et qu'il voulait qu'elle prît cela sur elle, ce qu'elle accepta et dit à Notre-Seigneur : Bien, mon Dieu, j'aurai soin de la France et de votre peuple, et vous aurez soin de moi. —

 

(1) La vie..., pp. 54, 55.

(2) Ib., p. 98.

 

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« Et en effet, tout le temps que les affaires de la guerre durèrent, elle dit à la Mère prieure qu'elle n'avait rien demandé à Dieu pour elle, et elle était en un soin de l'état des affaires tout ainsi que si elle n'eût rien eu autre chose dans l'esprit. Et demandait souvent à la Mère prieure : comment est-ce que tout va ? A-t-on pris une telle ville ou fait quelque avance (1)? »

 

Je vois, disait-elle, une plénitude de Dieu en toutes choses, jusques à un petit fourmi, qui fait que mon âme est portée à rendre un honneur à Dieu en tout lieu et en toute chose (2).

 

Elle ne s'absorbait pas à contempler le divin travail qui se poursuivait en elle, « n'étant nullement attachée à ces choses-là » et ayant docilement remis le soin de son intérieur à ceux qui avaient charge de la diriger. Elle découvrait ingénument les secrets de son âme, soit à Bérulle, soit à la Mère Madeleine, « mais, l'on n'y faisait rien que suivre ce que Dieu y mettait » (3). Avec Bérulle, les confidences étaient plus difficiles. Elle lui écrivait un jour :

 

Je me trouve toute interdite et avec crainte lorsque je vous parle, je ne sais si vous ne vous en êtes point aperçu. Cela m'étrange et me retient. Je vous donne ma volonté pour la donner à Dieu (4).

 

Elle est plus libre, la plume à la main. A certains jours néanmoins, toute communication lui est impossible.

 

Je suis si captive que je ne saurais écrire un mot, sinon pour vous dire que je vous ai désiré aujourd'hui ici, à cause de la facilité que j'ai eue pour parler de Dieu, ce qui m'arrive assez peu souvent, étant d'ordinaire dans une grande privation et impuissance. Je ne sais où je suis ni ne désire le savoir, si

 

(1) La vie... pp. 90, 91.

(2) Ib., p. 116.

(3), Ib., p. 109.

(4) Ib., pp. 173, 173. La Mère Madeleine ne nomme pas le destinataire des lettres qu'elle publie, mais j'ai l'intime persuasion que la plupart sont adressées à Bérulle

 

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Dieu ne le veut... J'ai essayé souvent de vous écrire ce qui nous a été impossible (1).

 

Le « nous » que les usages du Carmel préfèrent à l'orgueil du « je », embarrasse un peu cette spontanéité naïve.

 

Ne craignez, s'il vous plait, que nos petits maux nous ôtent le souvenir de vous devant Dieu. Je m'oublierais plutôt moi-même., je vous supplie de le croire, et que votre âme nous est chère devant lui (2).

 

Je vous suis tant obligée que je ne sais comme le reconnaître, sinon m'appliquant à Dieu pour vous (3).

 

On ne goûte pas toujours les écrits de certains mystiques, même très grands, mais celle-ci est d'une simplicité et d'une gentillesse charmantes. Bérulle lui ayant proposé ses propres scrupules,

 

Le bon Jésus, lui répond-elle, a déjà oublié tout ce en quoi vous pourriez craindre avoir manqué et je m'offre à lui pour en porter la pénitence pour vous (4).

 

Ou encore,

 

ne soyez point en peine pour les endormissements que vous avez. Cela n'est rien. Je m'en ressens aussi quelquefois (5).

 

Ce léger souffle et si pur acheva de s'éteindre le 19 février 1623. « Elle me dit plusieurs fois en sa maladie : je vois les vierges qui m'appellent. Elle disait ainsi : je vois les petites vierges... elles me demandent pour aller avec elles (6). » Son doux corps, de si peu de poids, fut porté sur un carrosse, au monastère du faubourg Saint-Jacques. La marquise de Maignelais l'accompagna d'un carmel à l'autre

 

(1) La Vie.., p. 202.

(2) Ib., pp. 226, 227.

(3) Ib., p. 186.

(4) Ib., p. 182.

(5) Ib., p. 187.

(6) Ib., pp. 120, 121.

 

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et, dans la personne d'André Duval, la Sorbonne attendrie récita les dernières prières sur la tombe.

Telle est cette vie que je n'ai pas su lourer, mais qui rayonne assez d'elle-même. Il y a des saintes plus éclatantes ; au cours de nos recherches, nous en rencontrerons plusieurs qui nous captiveront davantage, soit par l'ardeur de leurs sentiments, soit par l'excellence de leurs dons naturels, soit par le mérite de leurs oeuvres. Je n'en connais pas de plus exquise, de plus propre à nous rendre presque sensible l'union mystique, dans sa vérité simple et sublime.

III. Il manquerait à ce long chapitre, un de ses paragraphes essentiels, si je ne consacrais pas, au moins quelques pages, à la seconde des trois filles de Mme Acarie — toutes les trois carmélites — à Marguerite, en religion, Marguerite du Saint-Sacrement. Pour faire ici une place à ce dernier portrait, je dois renoncer à la charmante marquise de Bréauté, Marie de Jésus — Cousin a longuement parlé d'elle ; — renoncer à beaucoup d'autres.

Pour bien des raisons qu'il serait trop long de déduire, Marguerite s'impose à nos préférences. Figure très originale et en même temps des plus représentatives. Elle ne vit pas comme sa mère dans une extase continuelle. Dieu ne se l'est pas gardée pour lui seul; il n'a pas mis un sceau sur ses lèvres, comme il a fait pour Catherine de Jésus. Elle a moins de majesté, une suréminence moins sensible que Madeleine de Saint-Joseph. On disait de celle-ci qu' « entre cinquante religieuses, elle se faisait reconnaître par une certaine onction de grâce qu'elle répandait par sa présence » (1). Marguerite au contraire, reste dans le rang, disparaît sans peine. De petite taille et d'une humeur aussi peu solennelle que possible, elle ne frappe pas d'abord. Aucune auréole sur le front de cette parisienne vive; soudaine, ronde, un peu brusque et

 

(1) Mémoire..., II, p. 592,

 

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toujours simple dans ses propos. Une religieuse qui ne l'avait pas rencontrée encore et qui s'approchait d'elle avec tremblement, parce qu'elle « s'attendait de voir une personne très sérieuse et d'un air très grave, fut étonnée de la voir avec un visage gai, un air très vif et une manière d'agir extrêmement libre » (1). Loin d'affecter les grands airs, elle cherchait plutôt à donner le change, à jouer la sotte ou la pécheresse. Par de sinistres confidences sur son propre compte, un jour elle affole sa mère, la très clairvoyante Mme Acarie, qui avoue ingénument aux autres carmélites du faubourg Saint-Jacques, « l'appréhension où elle est que l'intérieur de sa fille ne soit en un état déplorable » (2). Mme Acarie lui demande une autre fois ce qu'elle devrait faire pour son propre avancement spirituel. « Il vous faut bien mortifier, répond Marguerite, car comme vous avez tant enseigné les autres, et que vous avez agi selon vos inclinations, quoique très bonnes, il y a pourtant de votre propre jugement dans votre fait et c'est ce que vous avez besoin de faire mourir en vous ». Un peu surprise, mais édifiée plus encore, Mme Acarie dit la chose à « quelques religieuses, dont une, témoignant à la Mère Marguerite l'étonnement où elle était de ce qu'elle avait parlé à sa mère avec tant de sévérité, lui dit en riant: « Comme vous y allez! » Notre jeune professe ne lui fit point d'autre réponse, sinon : « Pourquoi s'est-elle adressée à moi qu'elle sait bien n'être qu'une bête et une étourdie ? Je n'y saurais que faire, j'ai dit ce que j'ai pensé ». Pourtant cette liberté d'allure et de propos ne trompe personne. On s'accorde à nous la présenter comme d'une vertu extraordinaire. « Elle ira plus loin que sa mère », disait le P. Binet. Incident unique je crois dans l'histoire des procès de ce genre, « la marquise de

 

(1) La vie de la V. M. Marguerite Acarie... par M. T. D. C. (Tronson dé Chenevière), Paris, 1689, p. 145.

(2) Ib., p. 70.

(3) Ib., pp. 71, 72.

 

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Maignelais, en déposant pour la béatification de la mère, ne put s'empêcher de faire aussi l'éloge de la fille, quoique celle-ci vécût encore : « Mme Acarie, dit-elle, était sainte ; mais la Mère Marguerite, sa fille, l'est encore davantage », M. de Lézeau a rapporté cela d'après le greffier qui avait écrit la déposition de la marquise de Maignelais » (1). On raconte d'elle quantité de jolis miracles, mais qu'elle faisait, si j'ose dire, sans avoir l'air d'y toucher, et à plus forte raison, sans avoir l'air d'y croire. Avec cela, très intelligente, d'un « esprit décisif », incomparable dans la conduite des rimes. Le guide spirituel que l'on a composé en combinant des extraits de ses lettres et de ses notes, est un des meilleurs livres de direction que je connaisse (2). Humaine, bonne, « fort civile et caressante » (3), mais invinciblement réfractaire à toute fadeur, pour moi, si j'avais à désigner, parmi les grandes religieuses du passé, la carmélite idéale, celle qui répond le mieux à l'image que je me suis faite d'une fille française de sainte Thérèse, je nommerais, presque sans hésiter, Marguerite du Saint-Sacrement.

Elle était née à Paris le 6 mars 159o. La marquise de Maignelais, une Gondi, je le rappelle, et la propre tante du cardinal de Retz, a dit à plusieurs personnes et notamment à Vincent de Paul, « qu'étant allé rendre visite à M' Acarie, peu de temps après la naissance de Marguerite, elle fut conduite dans une chambre où on avait mis son berceau et qu'elle fut très surprise de le voir tout en feu, mais qu'elle fut rassurée par la voix secrète d'un bon ange qui lui dit : « les flammes sont la figure du feu céleste qui embrasera cette âme (4) ».

Nous connaissons l'hôtel Acarie. Dans cette serre

 

(1) Boucher, op. cit., p. 328.

(2) Conduite chrétienne et religieuse selon les sentiments de la V. M. Marguerite... par le P. J. M. de Vernon, Paris (20 édit), 1691.

(3) La vie..., p. 234.

(4) Ib., pp. 10, 11.

 

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chaude, la piété de la jeune fille mûrit très vite. On a pourtant l'impression nette qu'un développement si précoce n'eut rien de forcé. Mal tresse d'elle-même, comme elle sera toujours, incapable de se contrefaire, docile sans doute mais indépendante , elle se prête aux influences qui conviennent à sa grâce, elle échappe aux autres. Humble profondément, prompte à se mépriser elle-même, elle n'était pas née disciple. Elle vénère les saints amis de sa mère, elle les tient pour d'insignes serviteurs de Dieu, mais d'aucun d'eux elle ne portera l'empreinte. Carmélite, elle n'aura d'autres livres que l'Imitation et que les écrits de sainte Thérèse. Peut-être n'a-t-elle même pas ouvert les ouvrages de Bérulle, son directeur néanmoins et très aimé. Nous avons plusieurs de ses lettres au grave Marillac qui lui fut peut-être encore plus cher que Bérulle. Très déférente, on voit bien qu'il ne la domine pas. Sa mère non plus, et c'est tout dire. Placez une femme de cette trempe à la tête de Port-Royal, Saint-Cyran n'aurait eu qu'à battre en retraite.

Parmi les visiteurs de l'hôtel Acarie, elle avait remarqué notre Quintanadoine et lui avait demandé quelques conseils. Voici comme elle lui écrit, alors « qu'elle n'avait encore que douze à treize ans », ainsi que nous l'assure Quintanadoine lui-même.

 

Monsieur et très honoré Père en Notre-Seigneur Jésus. La paix de Notre-Seigneur vous soit donnée pour humble salut. Je vous prie de m'excuser si j'ai pris la hardiesse de vous écrire, pour vous mander la disposition en laquelle je me suis trouvée depuis que je vous ai parlé touchant l'oraison : je me suis aidée du livre que vous m'avez baillé et vous en remercie très humblement; mais depuis que j'ai parlé à M. de Bérulle, il m'a dit que je me servisse du livre de Jean Gerson, et il me semble qu'il me sert de beaucoup, parce que je n'ai pas tant de curiosité qu'à celui que vous m'avez baillé, où il y a beaucoup de points trop hauts pour moi, et particulièrement sur la création du monde et des anges. Mon esprit se perd en cela

 

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et est beaucoup plus curieux que je ne l'avais, lorsque je vous parlai, et pour ce, je ne m'en sers plus. Mais, par la grâce de Dieu, j'ai l'esprit plus tranquille depuis trois ou quatre jours que je n'avais il y a deux semaines. Je vous supplie de me faire tant de bien de m'envoyer un scapulaire pour donner à une bonne âme, laquelle a le grand désir de l'avoir, et aussi je vous supplierai volontiers de m'envoyer une haire pour moi, J'en ai la dévotion, et parce que le sujet serait trop long à vous l'écrire, je vous le dirai mieux de bouche. Je vous prie de me l'envoyer avec le scapulaire, vous suppliant de prier Dieu pour moi (1).

 

Un peu plus tard, mais toujours avant l'âge de quinze ans, elle écrivait à la Mère Anne de Saint-Barthélemy cet autre billet qui n'est pas moins surprenant :

 

J'ai seulement les vertus en imagination, mais en effet, je n'en ai pas une... Ce qui est de pire, c'est que j'ai l'esprit si prompt et léger, qu'à la moindre contradiction qui me vient, je me laisse emporter sans le reconnaître. Tellement que lorsque je viens pour faire l'oraison, je me trouve sans aucune retenue ni application à Dieu. Devant que j'aie accoisé et rendu mon esprit tranquille, j'y perds beaucoup de temps, et j'ai toujours l'esprit si aride que rien plus (2).

 

Dans ces lettres si au-dessus de son âge, pas un de ces mots irritants qui trahissent la suffisance d'un enfant prodige. Elle ne s'écoute ni ne s'admire. Très mûre sans doute, très experte dans la connaissance de soi-même et l'appréciation des valeurs spirituelles, mais plus encore naïve et vraie, elle dit ce qu'elle pense comme elle le pense; elle donne leur plein sens aux mots qu'elle emploie. Chose

admirable, ce relinque curiosa, une des leçons les plus subtiles de la vie mystique, elle l'a déjà compris. Et

comme elle tient déjà les rênes de son âme ! Entre le livre trop « curieux » que lui proposait Quintanadoine et l'Imitation, conseillée par Bérulle, librement, elle fait son choix.

 

(1) La vie..., pp. 3o, 31.

(2) Ib., p. 32.

 

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Il y aurait plaisir à suivre l'épanouissement de cette jeune et virile sagesse. Carmélite à quinze ans, et bientôt prieure, en province d'abord, puis au Petit Carmel de la rue Chapon, elle ne cessera plus de croître, mais selon sa ligne première : vigueur, netteté, indépendance, non pas cette indépendance, fruit de l'orgueil, qui ajoute à nos autres chaînes, mais celle qui n'est qu'une des formes de l'oubli de soi.

 

Simplifiez votre esprit, disait-elle, dans toutes les choses de néant et superflues, oui même dans votre conduite spirituelle... Sainte Thérèse a excellé dans cette simplification d'esprit (1).

 

Le programme de la vie intérieure et de la mystique, pour elle, tient en deux mots :

 

Il faut nous oublier nous-mêmes pour l'amour de Dieu, afin qu'il établisse notre âme hors de nous-mêmes, pour être toute sienne, vu qu'il ne peut avoir beaucoup de lieu en nous, lorsque nous vivons dans un si continuel regard de nous-mêmes (2).

 

Nous aider à nous « établir » « hors de nous-même » et en Dieu, la direction n'a pas d'autre raison d'être ; trop nous occuper du directeur n'est qu'une subtile façon de nous occuper et remplir de nous.

 

Les naturels tendres et sensibles ont besoin d'une conduite bien solide, si on ne les veut ruiner et perdre par une trop longue attention à leurs plaintes. Les filles spirituelles ont de la joie d'avoir bien de quoi dire et entretenir leurs pères spirituels. Je confesse que j'en aurais plutôt de ne savoir que dire, tant j'ai d'aversion d'employer le temps si mal. S'occuper de soi le moins que l'on peut, c'est bien le meilleur.

Il faut employer nos bons moments à nous donner à Dieu... et nous accoutumer enfin à être hors de nous-mêmes... J'admire comme on peut tant entretenir les directeurs ; car, pour l'ordinaire, étant toujours même chose, un avis bien pratiqué donne assez d'ouvrage (3).

 

(1) Conduite chrétienne..., p. 379.

(2) Ib., p. 19.

(3) Ib., p. 18.

 

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« Plusieurs se mettent entre les mains d'autrui pour en jouir et y trouver repos ; en quoi, ils se trompent bien fort », et deux fois; d'abord parce que les directeurs ne doivent tendre qu'à nous faire mourir à nous-mêmes; ensuite, parce que, en vérité, ils peuvent si peu ! L'assistance que nous espérons d'eux

 

n'est rien qui nous approche de Dieu, si Dieu même ne nous tend pas les bras de sa bonté. Les efforts humains sont si mêlés de faiblesses et d'ignorances que je ne sais comment nous les osons regarder comme une chose véritable et sainte... Si un ange était appliqué à nous répondre comme la multiplicité de nos pensées et de notre amour-propre le désirent, il nous nuirait plutôt que de nous servir (1)...

Aux créatures, quelque saintes qu'elles soient sur la terre, il n'y a que du vide pour nous qui les recherchons, ayant du visible conforme à nous et du trompeur; car cette créature estimée peut être un diable inconnu à nous, puisque ayant part aux choses visibles et sensibles, elle plaît selon l'estime ou l'affection que l'on a, qui ne peut être utile à notre sanctification qu'en superficie. Suivons la grande sainte Madeleine qui ne se peut arrêter aux anges ni au sépulcre où elle les quitte, pour chercher son Maître (2).

 

« Son Maître », le Maître intérieur qui prime tout, et auprès duquel le directeur le plus accompli paraît si peu de chose, ou, pour mieux dire, auprès duquel le directeur, plus il est accompli, plus il s'efface, ne laissons pas fuir l'occasion de souligner ces beaux principes dont je voudrais, dont je dois faire l'âme ardente et lumineuse du présent travail.

« Au reste, continue la Mère Marguerite, cela n'empêche pas qu'on ne se communique et qu'on ne reçoive la conduite d'autrui. » « Les lumières que l'on reçoit des directeurs servent beaucoup (3). »

 

(1) Conduite chrétienne, pp. 14, 15.

(2) Ib., pp. 147, 148.

(3) Ib., pp, 248, 123. Elle ajoute fort sagement : s Il est souvent hors de notre lumière de discerner si c'est par besoin ou par amour-propre, quand nous nous déchargeons à notre directeur de nos peines et de notre état. C'est pourquoi il vaut mieux nous laisser aller à le faire simplement et sans discernement. Le silence est quelquefois le meilleur, il est vrai ; mais la trop grande peine donnerait lieu au diable de nous affliger et tourmenter dangereusement » . C'est ainsi qu'elle résout d'avance les scrupules que donnerait à une âme sainte, le raffinement des Maximes.

 

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Lorsque Bérulle mourut en 1629, Marguerite écrivit à one Abbesse bénédictine de ses amies, une lettre fort remarquable qui nous la montre au naturel, je veux dire, à la fois très avidement soumise et très détachée, dans ses rapports avec l'homme de Dieu qui fut le plus écouté de ses directeurs.

 

Si nous mettions notre perfection et notre salut aux hommes, nous aurions sujet de nous inquiéter; mais étant en nos mains avec Dieu, nous n'avons qu'à nous retirer en lui, et à faire usage de la conduite des saints qu'il nous a donnés en notre établissement. C'est ce que je vous désire et à toute votre maison, de recueillir la grâce pour en profiter seule, quand la mort vous ôtera ce qu'il a plu à Dieu de vous donner. (Elle fait allusion sans doute au présent directeur de cette abbaye.) C'est un repos qui ne se peut dire d'être à Dieu en tout temps, et non plus aux créatures. Puisque tout passe, et que le bien des choses créées ne demeure pas toujours bien, nous ne sommes pas de meilleure condition, ni plus saints que les autres, pour avoir notre grâce stable et permanente en cette vie. Dieu me veuille faire miséricorde en l'autre ! Il m'a donné ce que je lui ai demandé, qui était d'entrer en religion du temps des saints et plus grands personnages, pour prendre naissance parmi eux ; prévoyant bien les orages que le temps pouvait apporter à ce que je voyais, lorsque j'entrai (1). Ainsi je me sens obligée à Dieu de m'avoir fait cette grâce... Il est bon de s'accoutumer de bonne heure à n'aimer que Dieu, et qu'il nous soit toutes choses

 

(1) Il est bien curieux que toute jeune, et avant même d'entrer en religion, elle ait prévu le conflit qui éclata dans le Carmel lorsque les Pères carmes, introduits en France, tentèrent de substituer leur juridiction à celle des supérieurs ecclésiastiques, nommés par le Pape. Histoire douloureuse et scandaleuse, dans le détail de laquelle je suis fort heureusement dispensé d'entrer. On trouvera là-dessus toutes les indications nécessaires dans le Mémoire des Carmélites déjà cité plusieurs fois et dans la Courte réponse de M. Houssaye : Les Carmélites de France et le cardinal de Bérulle..., Paris, 1873

(2) La vie..., pp. 196, 197.

 

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Peut-être lui voudrait-on, en cette occurrence, plus de sensibilité. Au demeurant, je ne suis pas sûr qu'il lui manque cette fleur de tendresse qui nous émeut dans les lettres de sainte Chantal. Les « saints et grands personnages », dont elle parle, et Bérulle notamment, avaient peut-être plus de vertu et de prestige que de grâce humaine. D'un autre côté, notre vive parisienne, avec son énergie souple et douce, s'était établie de bonne heure dans un équilibre parfait, réglant, comme il lui plaisait, ses propres sentiments et leur expression . « Les violences n'étant point de Dieu, pensait-elle, il ne les faut pas entretenir (1).» D'ailleurs peu d'illusions sur quoi que ce soit. « Nous trouverons, disait-elle encore, le paradis tout nouveau, en ayant si peu goûté sur la terre (2). » « Nous avons à supporter en nous et en autrui force défauts, comme c'est la vie de la terre de manquer de ferveur (3).» « La vie intérieure est silence, souffrance et patience (4). » Ni froide, ni sèche pourtant, mais, au contraire, aimable à voir, à entendre : sa main, si peu molle, guérit les malades, ses lèvres, si raisonnables, chassent les démons.

Nulle sécheresse non plus dans l'esprit. Son style a quelque chose de réel, d'intense, de discrètement passionné qui s'empare de toute l'âme. Suivez plutôt cette déduction vigoureuse et rigoureuse.

 

Notre intérieur étant sans confiance en Dieu, Rous sommes réduits dans le plus pénible et le plus misérable. de tous les états. Voilà pourquoi le diable, ayant pouvoir de nous travailler et de nous abattre sur ce sujet qui fait l'appui le plus essentiel de l'âme pécheresse, il lui est aisé de nous accabler d'un moment à l'autre, mais non pas d'anéantir la vérité de Dieu qui tient notre âme liée à la créance qu'il est notre Dieu, notre Père et tout notre salut.

Cette vérité que le diable ne peut ôter, le fait enrager contre

 

(1) Conduite.... p. 17.

(2) Ib., p. 25, 26.

(3) Ib., p. 23.

(4) Ib., p. 13o.

 

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l'âme. Il la trouble et l'obscurcit tant qu'il peut, ce que Dieu lui permet, pour notre exercice. Ne disons point et ne donnons jamais lieu à croire que nous sommes en l'entière séparation de Dieu. Je sais bien que les péchés ne le méritent que trop ; mais tant que nous vivrons, il nous faut adorer, demander et espérer les miséricordes de Dieu. Il n'y a que l'enfer qui est impénétrable à les recevoir. Donc, puisque c'est une vérité, ne recevons pas une suggestion qui est fausse et qui n'honore point Dieu, savoir qu'il n'y a point de miséricorde pour nous (1).

 

Elle est maîtresse de sa pensée et de sa plume, comme de son âme. Disons de sa direction ce qu'elle dit elle-même de la vie intérieure : elle « est de peu de paroles et de grande étendue vers Dieu » (2).

On s'explique dès lors que l'on ait tant recherché sa conduite. Elle avait une extrême vivacité d'intuition et l'on croyait communément qu'une lumière céleste ' lui révélait le fond des coeurs. Lorsqu'elle arriva, comme prieure, au couvent de Saintes, raconte naïvement une de ses religieuses, « il y avait quatre mois que j'y étais. Je dis en moi-même : puisque cette bonne Mère est si pénitente, elle est sans doute fort sérieuse. Il faut donc que je le paraisse aussi. Nous allâmes toutes à la porte pour la recevoir, avec sa compagnie qui était de quatre religieuses. Elle nous embrassa toutes ; nous n'étions que six, et quand elle vint à moi, elle me dit : Voici ma soeur Anne du Saint-Sacrement, ce qui m'étonna fort, n'ayant jamais eu le bien de la voir. Mais je fus bien plus surprise, lorsque, me passant la main sur le visage, elle me dit : « Orgueil, orgueil, ne vous redressez point tant; marchez dans l'humilité de Jésus-Christ. Qu'importe qu'on nous estime folles ? Il n'y a point de péché d'être estimées telles, mais il y en peut avoir en vous redressant ainsi. Laissez-vous aller à votre naturel... » Je ressentis une si grande joie en

 

(1) Conduite..., pp. 135, 136.

(2) Ib., p. 13o.

 

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mon âme des paroles qu'elle me dit, que je désirais d'être continuellement avec elle (1) ».

Bérulle qui l'avait vue naître et grandir, la croyait divinement inspirée. Trop avide peut-être de merveilleux, ce fut surtout sur la parole de la Mère Marguerite qu'il pressa Richelieu d'assiéger la Rochelle, affirmant que telle était la volonté de Dieu et qu'assurément le Roi prendrait cette ville. Je ne dis pas non, et de quel droit le dirais-je ? Néanmoins, comme l'Église nous laisse, en pareille matière, toute notre liberté d'analyse, je suspends mon adhésion à cette merveille. Bérulle est sincère, mais n'impose-t-il pas à la carmélite ses propres idées ? On voit si bien, comment la chose a pu se passer. Le progrès des huguenots le tourmente. Comme souvent, lorsqu'il est dans l'embarras, i 1 vient au parloir de la rue Chapon, il demande la prieure, il dit sa propre angoisse devant la grande misère du pays. Que faire ? Que conseiller au cardinal ? Eh! pourquoi ne pas assiéger la forteresse des rebelles, forcer la bête dans son trou ? Peu au courant de ces choses, Marguerite approuve la stratégie qu'on développe devant elle, comme nous faisions, au printemps de 1915, quand les journalistes préconisaient l'offensive générale. Par-dessus les moyens, qui importent peu et dont elle n'est pas juge, la carmélite est trois fois sûre que Dieu ne manquera pas à la France catholique. Bérulle accorde cette certitude au fil de sa propre conception et fait signe au cardinal de la part de Dieu. Tout cela, je le répète, de la meilleure foi du monde. L'homme est ainsi fait et, tout spécialement, Bérulle. «II la consultait souvent, nous dit-on, sur des affaires importantes et suivait ses avis avec beaucoup de succès. Il a dit même à une Abbesse très célèbre, que lorsqu'il avait de la peine en la conversion de quelqu'un, il lui en parlait comme d'une chose qui lui était indifférente, et par manière

 

(1) La vie.... pp. 13o-132. A son arrivée à Saintes, la Mère Marguerite avait avec elle une fille de Séguier, la Mère Marie de Jésus-Christ.

 

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d'entretien, — notez ces deux mots, — à quoi elle faisait des réponses si justes et si prudentes, qu'il ne pouvait douter qu'elle ne fût l'organe dont le Saint-Esprit se servait pour lui apprendre la volonté de Dieu (1). »

Voici du reste comme elle écrit elle-même, au sujet du siège de la Rochelle. Sa lettre est écrite « à une personne d'une vertu singulière qui avait suivi le Roi en cette

fameuse expédition », et qui semble avoir eu, comme soldat ou comme conseiller d'État, une part directe à l'entreprise. Après avoir dit qu'elle n'espère rien de la

« puissance des hommes »,

 

vous me demandez ma pensée, continue-t-elle, à vous seul je la dis (2). J'espère le secours de Dieu par une extraordinaire miséricorde et par le travail de ses serviteurs. Je ne laisse pas de craindre et de prier. Vous savez que nos pensées (les siennes propres) sont si légères et si fragiles que vous ne devez trouver de consolation que du courage que Dieu vous donnera pour agir en ces extrémités (3).

 

Cette humble, qui a toujours si, adroitement caché son mérite et qui fait si peu de cas de ses pensées « légères », « fragiles », aurait-elle ordonné au cardinal de la part de Dieu, le siège de la Rochelle, j'ai beaucoup de peine à le croire. Elle écrit encore au même personnage cette lettre à l'exorde magnifique :

 

Nous sommes plus présents à vos travaux et aux armées du Roi que vous-même. Je suis en crainte et en espérance d'une heureuse issue, qui nous semble plus certaine et plus solide que la crainte. Néanmoins la crainte nous occupe et nous travaille comme si nous étions sans espérance. Dieu fait ses oeuvres et ses merveilles dans les moments sans nous donner aucun jour dans ceux qui suivent. Vous avez travaillé dans nos affaires — les troubles du Carmel sans doute — pendant

 

(1) La vie..., pp. 34, 35.

(2) Si elle ne dit sa pensée qu'à lui, ce n'est pas qu'elle attache à cette pensée une importance divine, mais au contraire parce qu'elle n'aime pas se mettre en évidence, parler d'elle-même.

(3) La vie..., p. 182.

 

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quatre ans dans l'ignorance et les ténèbres. Maintenant vous travaillez pour l'Etat et la Religion en ces extrémités environnées de périls. C'est ce même Etat qui me donne l'espérance certaine de la victoire ; car Dieu en est sa science, son intelligence et sa puissance, et les hommes en sont comme néants, accablés d'ignorance et d'impuissance, se jetant dans les périls sans savoir comment en sortir. Enfin, monsieur, plus vous êtes en cet Etat sous la main puissante de Dieu, plus il est à vous, et vous êtes instrument de ses merveilles (1).

 

Voilà comme elle parle à un intime et à qui elle ne veut rien cacher. « Vous me demandez toute ma pensée; à vous seul je la dis. » A-t-elle été plus explicite avec Bérulle ? Pour ma part je ne le crois pas. Aussi bien la chose en soi n'a-t-elle qu'une médiocre importance, mais il convenait de saisir au passage, la transformation fatale que peuvent subir les propos d'une mystique, rapportés par un directeur prévenu.

Quoi qu'il en soit, le bruit public attribuait à la Mère Marguerite et le don des miracles et le don de prophétie. Dans un mémoire rédigé par lui sur l'insigne carmélite que tant de liens attachaient à sa propre famille, « je crois, écrit le cardinal de Retz, que je pourrais remplir un volume, si je voulais déposer tout ce que j'ai ouï dire de la Soeur Marguerite du Saint-Sacrement.., à des personnes d'une foi irréprochable. Je me contenterai de rapporter en ce lieu ce que je trouve en ma propre maison, et d'une manière si particulière et si convaincante, qu'il n'y peut avoir, ce me semble, aucun lieu d'en douter. J'ai ouï dire plusieurs fois à feu mon père (Philippe-Emmanuel de Gondi), que plusieurs années avant qu'il entrât dans la congrégation de l'Oratoire, et dans le temps qu'il était encore engagé dans les intrigues et dans les plaisirs de la Cour, il fut pressé par feu ma mère d'aller voir la Mère Marguerite; qu'il y résista longtemps, et que s'y étant résolu à la fin par pure complaisance, il y trouva

 

(1) La vie..., p. 183.

 

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feu M. le cardinal de Bérulle, avec lequel il n'avait aucune habitude, et que la Mère Marguerite lui dit en l'abordant ces propres termes : « Voilà, monsieur, le R. P. de Bérulle que vous ne connaissez pas, mais vous le connaîtrez quelque jour. Il sera l'instrument le plus efficace dont Dieu se servira pour votre salut. Vous vous moquez de moi à l'heure qu'il est, mais vous connaîtrez un jour que je vous dis vrai. » J'ai ouï faire ce récit à feu mon père une infinité de fois depuis qu'il a été à l'Oratoire ; mais je me souviens de le lui avoir même ouï faire dans mon enfance, longtemps devant qu'il eût la pensée d'y entrer; et lorsque Mme de Gondi vivait encore »

« Mais pourquoi aller chercher hors du couvent de la Mère de Dieu des preuves de ce don si extraordinaire qu'avait la Mère Marguerite du Saint-Sacrement?... Quand on lui demandait son sentiment sur les malades de la maison, on ne saurait nombrer combien de fois elle a prédit ce qui en arriverait, disant nettement : cette soeur en mourra : celle-là n'en mourra pas ou bien : la maladie d'une telle sera longue. Ce qui s'est toujours trouvé vrai, au grand étonnement des médecins, à qui l'état et la qualité des maladies avait souvent fait faire des pronostics tout contraires. Mais il est important de remarquer que bien qu'elle possédât ce don au point qu'on le peut juger, son humilité ne lui permettait pas ordinairement de s'apercevoir qu'elle l'eût. Car souvent elle ne croyait pas avoir dit les choses aussi clairement qu'elle s'en était expliquée. Et quand on la voulait faire ressouvenir de ce qu'elle avait prévu, elle répondait un peu brusquement :

 

(1) La vie..., pp. 169, 17o. Cf. Chantelauze, Saint Vincent de Paul et les Gondi, Paris, 1882, pp. 178, 179. Le biographe de Marguerite donne encore (pp. 171-173) d'après le témoignage de l'archevêque de Sens, O. de Bellegarde, une version plus détaillée et, sur quelques points, probablement plus exacte, du même prodige. D'après Bellegarde qui tenait aussi le fait du P. de Gondi lui-même, ce ne fut pas « en l'abordant », mais après plusieurs visites que Marguerite découvrit au général des galères l'avenir qui l'attendait. Cf. aussi, Batterel, Mémoires domestiques pour servir à l'histoire de l'Oratoire, Paris, 19o2, t. I, pp. 34o-341.

 

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Mon Dieu ! A quoi prenez vous garde ? Je ne sais la plupart du temps ce que je dis. »

Suit une scène fameuse, un peu rude, mais dans son fond haute et touchante, belle à peindre et surtout des plus caractéristiques. Il s'agit de « ce qui se passa entre elle et Mine de Chantal, lorsque vers le mois de juillet de l'année 1641, elle vint au couvent de la Mère de Dieu ». Notons en passant la fidélité d'affection que la sainte — elle entrait dans sa soixante-dixième année — garde aux carmélites. « La R. M. Anne des Anges, qui en était prieure, voulant témoigner à cette dame qu'on y avait toute l'estime et la vénération qui lui était due, mena au parloir sa communauté pour la mieux recevoir. La Mère Marguerite... au lieu d'y aller avec les autres, se retira en un endroit écarté, où elle se mit en oraison. Cette digne fondatrice des Filles de Sainte-Marie la cherchant des yeux entre les autres, et ne la voyant point, en demanda des nouvelles. La Mère prieure et une autre carmélite allèrent aussitôt la chercher pour la faire venir, et l'ayant trouvée dans le lieu où elle était en prières, elles furent quelque temps à la presser de venir avec elles au parloir_ Elle essaya de s'en excuser par ces paroles : je ferai quelque impertinence, je parlerai en folle. — Mais la Mère prieure, lui ayant dit positivement qu'il fallait qu'elle y vint, elle lui obéit. » — Avant de la juger fantasque, comprenez-la. Sa réputation de thaumaturge, ces exhibitions au parloir, où tant d'indiscrets l'avaient fatiguée en la regardant et la consultant comme un oracle, lui étaient devenues intolérables. Délivrée de la charge de prieure, elle avait le droit de fuir ces visites qui lui faisaient perdre son temps et qui lui semblaient du dernier ridicule. Un tête-à-tête avec la fille spirituelle de M. de Genève, avec l'amie, la presque novice du Carmel de Dijon, enfin avec la sainte admirable, elle en aurait bien voulu. Mais la compagnie, mais ce cercle de visages béants, d'oreilles tendues vers quelque déclaration sibylline, l'irritait d'avance.

 

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« Aussitôt que ces deux saintes personnes furent en présence l'une de l'autre, elles se mirent à genoux pour se saluer. Et comme Mme de Chantal parut être incommodée en se relevant, ce fut là-dessus que la Mère Marguerite... prenant la parole, lui dit : «Je me réjouis de vous voir pour me recommander à vos prières ; car vous irez bientôt jouir de la vue de Dieu dans le ciel. » — A quoi cette illustre veuve répondit en s'écriant : « Ah ! bonne nouvelle ! — et répéta plusieurs fois : ô Dieu ! la bonne nouvelle! » — Mais les filles de Sainte-Marie qui l'accompagnaient, ne purent entendre ce discours sans témoigner la peine qu'elles en eurent. Et une d'entre elles, considérant plus dans ce moment l'intérêt spirituel de leur Communauté que la volonté de Dieu qui s'expliquait par la bouche de cette incomparable fille, ne put s'empêcher de dire : « Ah! nia Mère, nous avons encore besoin de notre bonne Mère; nous espérons que Dieu nous la conservera. » — A quoi elle répartit : « Ma soeur, quand Dieu veut quelque chose, les créatures n'y peuvent rien ; il ne vous en demandera pas congé; il le fera sans vous. » — Et aussitôt elle sortit du parloir, laissant toutes celles qui y étaient dans une surprise très grande.

« Mme de Chantal étant morte peu de temps après, les filles de Sainte-Marie qui avaient été présentes à cette entrevue, n'oublièrent pas de rapporter ce détail à M. l'évêque d'Evreux qui avait dessein d'écrire sa vie. Il vint au couvent de la rue Chapon, pour en apprendre plus particulièrement la vérité. lien parla même à la R. M. Marguerite... Mais son humilité qui lui attirait des grâces si extraordinaires, la porta à le prier de passer cet entretien sous silence : « Gardez-vous, Monsieur, lui dit-elle, de mettre dans votre livre ce que je lui dis. Il ne faudrait que cela pour le décrier. Je parlai sans faire de réflexion ». Mais ce docte prélat », comme l'on pense, se garda bien de lui obéir (1).

 

(1) La vie..., pp. 264-268.

 

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Elle ne mettait pas plus de façons dans ses rapports avec les deux « sérénissimes reines », Anne d'Autriche et Marie de Médicis, visiteuses très assidues et, on peut le dire, sans leur manquer de respect, un peu encombrantes. Marguerite savait trop « le luxe et l'éclat qui suivent ordinairement les têtes couronnées ; elle craignait avec raison que... cette pompe profane ne fît (sur les carmélites du Petit couvent), une impression semblable à celle que le souvenir des viandes d'Egypte faisait sur l'esprit des Israélites, et qu'elles ne regrettassent cet asservissement à la corruption où la plupart des gens du monde sont malheureusement engagés ». Aussi décida-t-elle de lutter de son mieux contre cet abus. Avec Marie de Médicis, ce fut bientôt fait et dextrement. « Cette illustre reine, ayant été avertie des intrigues qui se formaient à la Cour contre elle, alla plusieurs fois au carmel de la rue Chapon pour en entretenir la R. M. Marguerite... et pour savoir ses pensées sur ce qu'il lui en devait arriver. » Elle aussi, elle voulait une prophétie. « Mais cette prudente fille, jugeant fort sagement qu'elle ne devait point entrer en ces sortes d'affaires, fut si adroite qu'elle s'exempta toujours de lui parler et lui fit perdre l'espérance de pouvoir apprendre ses sentiments par elle-même. Sa Majesté fut donc obligée d'y employer des personnes de confiance, qui la pressèrent tellement de s'expliquer sur ce sujet, qu'elle leur répondit : « Que lui dirai-je ? Il n'y aura plus que traverses et afflictions pour elle sur la terre. » Et quelques jours après elle lui envoya un crucifix qu'elle accompagna d'un mot de lettre, où elle lui manda qu'il n'y avait plus pour elle, dans le monde, que le partage de la croix (1). » La reine ne revint plus.

On fit encore moins de frais, si j'ose dire, pour en finir avec la très débonnaire Anne d'Autriche. « Cette auguste Reine, étant retournée à ce couvent, avec une

 

(1) La vie..., pp. 186-189.

 

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suite nombreuse... comme la communauté était devant elle, dans le lieu où l'on avait accoutumé de la recevoir, la Mère Marguerite se mit derrière quelques religieuses qui la cachaient, parce qu'elle était de petite taille. La Reine, ne la voyant point, demanda où elle était. Cela obligea ces religieuses de se retirer à côté, pour la faire paraître. Aussitôt que la Reine l'eut aperçue, elle lui dit : « Vous ne dites mot, Mère Marguerite? » — Alors cette véritable carmélite, s'approchant d'elle, lui fit ce compliment : « Si j'osais, Madame, je demanderais une grâce à Votre Majesté. Elle nous fait beaucoup d'honneur quand elle veut bien prendre la peine de venir céans, mais si elle savait l'effet que ses visites font sur nous, et le temps qu'il nous faut pour nous remettre de l'impression que l'éclat qui accompagne Votre Majesté fait sur nos esprits, je pense qu'elle aurait la bonté de nous laisser dans notre solitude. » — La Reine fut surprise de ce compliment, n'étant pas accoutumée d'en entendre de semblables dans les maisons religieuses... Néanmoins, elle voulut bien avoir la complaisance... de n'aller plus dans ce couvent. » A quelque temps de là, « Sa Majesté ayant ouï quelques personnes qui s'entretenaient, auprès de sa chaise, de la Mère Marguerite... elle dit : je ne lui fais pas plaisir d'aller chez elle ; mais c'est une sainte ».

Peu de temps avant sa mort, elle fut prise d' « une de ces coliques effroyables que l'on nomme d'ordinaire miserere ». Les autres remèdes restant sans effet, les médecins

furent « d'avis d'en venir à celui de l'incision », sur quoi la prieure se vit fort embarrassée, cc se persuadant que la

 

(1) La vie..., pp. 276, 277. Cf. dans ce même ouvrage, pp. 278, 279, l'histoire piquante d'un bon paysan du Dauphiné, le Frère Antoine, que l'on avait attiré à Paris et que beaucoup de gens de la Cour considéraient comme un prophète. La marquise de Maignelais voulut que le Frère Antoine eût un entretien avec la M. Marguerite. Quand ils furent en présence, la carmélite dit an prophète que l'air de la Cour ne lui valait rien et qu'il n'avait rien de mieux à faire que de s'en revenir au plus vite dans son Dauphiné. Le bonhomme fut émerveillé de la sagesse de Marguerite et s'empressa d'obéir à ses conseils.

 

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pudeur (de la Mère Marguerite) s'opposerait à cette opération ». Mais deux fois héroïque et par son courage et par son bon sens, la sainte fille ne témoigna ni surprise ni répugnance. Pendant que les chirurgiens se préparaient à faire leur devoir, un lourdaud et bavard de médecin, « s'étant approché de son lit, lui parla de la peine que la pudeur pouvait lui causer en cette occasion ». Elle répondit avec sa rondeur ordinaire, coupant court à l'homélie saugrenue que l'autre avait préparée. Est-il besoin de dire qu'elle ne broncha pas ? Nous avons là-dessus le témoignage d'un autre médecin, M. de Lorme, vieil ami de Marguerite : « Je me trouvai, dit-il, à la vue de ces cruelles souffrances en une telle défaillance, que l'on fut obligé de me jeter de l'eau sur le visage et de me donner du vinaigre... Je confesse que rien ne m'a touché en ma vie, ni de ce que j'ai vu, ni de ce que j'ai entendu dans les sermons, comme cette action de cette sainte fille. Avoir fait une telle chose sans mines, sans façons, sans grimaces, je ne l'oublierai jamais de ma vie, et cela me confirme bien dans l'opinion avantageuse que tout le monde a de sa sainteté (1) ».

« Sans mines, sans façons, sans grimaces », ces trois mots expliquent mieux peut-être que tous les autres, le charme propre et de la Mère Marguerite et du Carmel. Il est très remarquable en effet, et ce disant, je parle d'expérience, que ces contemplatives que nous devinons si éminentes, paraissent presque toujours, soit dans leur attitude, soit dans leurs propos, soit même dans leurs écrits, d'une si franche, si vive et si parfaite simplicité. Comme les lettres et les sciences, la mystique a ses primaires, dévotes personnes, trop conscientes de leur grâce, trop désireuses qu'on y prenne garde, trop éblouies par les termes sublimes qu'elles ont toujours à la bouche. Menu travers auquel la divine indulgence est moins sévère que nous, mais qui rendent la sainteté elle-même peu attirante. Dans leur

 

(1) La vie..., pp. 337-342. C'est probablement le savant de Lorme, médecin de trois de nos rois.

 

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ensemble, les carmels, ceux que l'histoire nous montre et ceux que j'ai eu l'intime joie de voir de mes yeux, les carmels ne connaissent pas de primaires.. C'est pour cela sans doute qu'une tradition de tendresse garde plus particulièrement chère, au coeur des carmélites françaises, la mémoire de Marguerite Acarie. Fille, d'oraison, mais dont l'oraison est restée jusqu'à ce jour le secret de Dieu. «Pour son état intérieur, dit une de ses filles, c'était lettres closes. pour nous, mais- on le tenait pour fort solide et élevé. »

Aussi, il semble que Dieu ait regardé le secret de son coeur, comme un trésor d'un prix si extraordinaire, que les hommes n'étaient pas capables d'en concevoir le mérite, et qu'il ait été si jaloux de le conserver pour lui. seul, qu'il a permis que la plupart de ceux à qui elle l'avait découvert soient morts avant elle. C'est sans doute, dans cette vue, que M. de Bérulle qui la connaissait jusqu'au fond de l'âme, disait « qu'elle était réservée à Dieu comme quelques saints dont les grâces étaient si cachées et si éminentes (1) ». Parmi les, articles du Testament de la sainte Vierge Marie pour le joie de son Assomption — pieuse méditation rédigée par la Mère Marguerite — je lis ces lignes :

 

Je vous laisse part à mon silence que j'observais dans les grâces et les lumières reçues de Dieu, laissant l'intelligence de ces mystères à la divine Providence, pour la grandeur de Sa Majesté... Apprenez à imiter cet humble silence... ne parlez. point de choses hautes, mais de choses utiles, pour ne pas vous rendre coupables de cette vanité d'esprit (2).

 

Dans ce Carmel primitif, où abondaient les manifestations éclatantes des faveurs célestes, dans ce monastère de la rue Chapon, où Madeleine de Saint-Joseph, Catherine de Jésus et d'autres encore, avaient vécu entre ciel et terre, on a bien cherché à surprendre la fille de Mme Acarie en extase, on n'y a pas réussi.

 

(1) La vie..., pie 57, 58.

(2) Conduite chrétienne..., pp. 344, 345.

 

 

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