Chapitre IV
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CHAPITRE IV DE L'HUMANISME AU MYSTICISME

 

I. Que le nom que nous lui donnons soit bien ou mal choisi, l'ensemble des tendances que nous avons appelées humanisme dévot, a prédominé dans le monde religieux pendant la première moitié du XVIIe siècle. — Importance de ce fait qui explique, en partie du moins, la renaissance mystique de cette même période.

 

II. Affinités entre l'humanisme et le mysticisme. — Tendances mystiques de la Renaissance. — Bembo, Despautère et les philosophes. — Déviations du sens mystique. — L'humanisme chrétien et les mystiques de la Contre-Réforme.

 

III. La dévotion de l'humanisme dévot et la vie mystique. — Anti-mysticisme de Port-Royal. — François de Sales.

 

I. Du temps de la Ligue jusqu'à la majorité de Louis XIV, et même au delà, voilà donc toute une pléiade, active et dense, — des évêques, des prêtres séculiers, des religieux, des laïques, — qui sans s'être donné le mot, parfois même en se combattant sur plusieurs points de détail, s'accordent pourtant à répandre, dans le monde pieux, le même esprit, les mêmes vues, les mêmes réponses aux questions essentielles que se pose la conscience chrétienne. « Humanisme dévot », avons-nous appelé ce vaste mouvement aux répercussions infinies. Mais, le nom importe peu. Que l'on en propose un autre mieux venu, si l'on veut, pourvu que l'on reconnaisse l'uniformité dont je parle et que tant de textes empruntés à tant d'écrivains différents, font paraître assez éclatante. A la vérité, je n'ai pas lu — eh! qui l'aurait fait ! — tous les ouvrages de dévotion qui ont été publiés pendant cette période longue et féconde,

 

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mais d'en ai rassemblé, me semble-t-il, un assez grand nombre pour que nul doute ne soit possible sur l'étendue, l'importance et la netteté du mouvement que je voulais mettre en lumière. Que parmi les auteurs qui m'ont échappé ou qui m'ont paru trop insignifiants, il doive s'en trouver plus d'un, étranger. hostile même à l'humanisme dévot, cette vraisemblance ne nous inquiète pas le moins du monde. Il nous suffit que les maîtres les plus écoutés et qu'une moyenne abondante, pensent et sentent de même, comme il suffit aux historiens de notre littérature, pour maintenir leurs divisions ordinaires, qu'à telle époque, les classiques, à telle autre, les romantiques aient rallié le plus de suffrages, déchaîné le plus d'imitations ou de plagiats (1).

Pris en lui-même, un tel phénomène intéresserait tout historien digne de ce nom, mais il s'imposera davantage à nos réflexions, si l'on songe à un autre phénomène, beaucoup plus considérable, beaucoup plus mystérieux, que l'histoire de l'humanisme dévot éclaire sans doute et qui éclaire, de son côté, l'histoire de l'humanisme dévot. Nous le disions dès nos premières pages: le but principal de nos recherches n'est pas la littérature pieuse de la première moitié du siècle, la vie religieuse commune de ce temps-là, sa dévotion en un mot, mais l'extraordinaire floraison mystique qui a rendu cette période mémorable entre toutes dans les fastes de la sainteté, et à laquelle, trois de nos volumes sur quatre seront consacrés. Or, il va de soi que malgré les différences essentielles qui les distinguent et que nous avons déjà rappelées, ces deux ordres de phénomènes, — dévotion et mysticisme, — où se résume toute la vie intérieure de l'église, se rencontrent, se croisent, se pénètrent de mille façons. Le mystique est le dévot parfait; le dévot, un mystique dans les langes,

 

(1) J'ai négligé, de propos délibéré, un ou deux auteurs assez importants, le P. Senault par exemple, que nous aurons plus tard l'occasion de retrouver.

 

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mystique d'orientation et de désir implicite. La Philothée de l'introduction n'est pas encore le Théotime du traité de l'amour de Dieu, mais elle s'élève déjà jusqu'à l'amour pur ; déjà, sans le savoir, elle tend vers l'union mystique. Théotime de son côté ne méprise pas son premier nom de Philothée au sortir de ses extases, il retourne humblement aux exercices de la vie dévote. Puisqu'il en est ainsi, puisque les motions parallèles du même Esprit divin procurent également et la plus simple des prières et la plus sublime des contemplations, comment n'y aurait-il pas une relation, difficile sans doute à définir, mais réelle entre le développement de la littérature pieuse et de l'activité mystique pendant une même période? Si d'une part, aussi longtemps que domine l'influence de l'humanisme dévot, les mystiques proprement dits surabondent; si d'autre part la vie mystique, ou s'étiole ou se cache dès que triomphent des influences contraires, celle de Port-Royal par exemple, comment ne pas croire que la première de ces influences est favorable à l'épanouissement mystique et la seconde, funeste ? Assurément de telles coïncidences ne sont pas fortuites, elles ont un sens et peut-être nous laissent-elles entrevoir une des lois qui président à l'histoire intérieure de l'Église.

Ce disant, nous n'oublions pas que l'esprit mystique souffle où et quand il veut. Aucune industrie humaine, aucune méthode, aucun effort personnel ne serait du moindre secours au téméraire et qui se flatterait d'atteindre à ces états supérieurs. L'humanisme dévot ne tient pas école de mysticisme et les initiés eux-mêmes, réduits à la seule description de leurs propres expériences, ne nous donnent pas les clefs du jardin fermé. S'offrir d'avance à cet esprit dans l'espoir timide qu'il daignera peut-être nous visiter, écarter les obstacles qui s'opposeraient à cette visite, seconder activement les humbles grâces qui semblent annoncer des faveurs plus hautes et nous façonner à les recevoir, aucune autre préparation ne

 

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nous est permise et possible. Mais quoi, si ce sont là justement les dispositions où l'humanisme dévot nous entraîne, n'aurons-nous pas le droit de considérer le travail intérieur qu'il produit en nous, comme une ébauche des grâces mystiques, ébauche à peine indiquée et trop incertaine, mais qui du moins n'offrirait pas de résistance aux achèvements du sculpteur divin.

II. L'humanisme dévot ne fait autre chose qu'appliquer les meilleures traditions de la Renaissance, soit à la sanctification personnelle de ceux qui le vivent, soit à la direction des fidèles. Il est donc tout ensemble humanisme et dévotion; celui-là tourné à la pratique et pieusement vulgarisé par celle-ci : celle-ci éclairée, épanouie, informée, si l'on peut dire, par celui-là. Il va du reste sans dire que, dans cette alliance féconde, c'est la dévotion qui domine. Elle régit l'humanisme, elle ne se plie pas à lui mais le plie à soi, le faisant servir à ses propres fins et le dépouillant, si besoin est, des éléments moins purs qui gêneraient son allure propre et ses lois. Examinons, l'un après l'autre, ces deux éléments ; nous serons mieux à même de comprendre leur union et d'en apprécier les heureuses conséquences.

Nous le remarquions, en commençant, l'humanisme — je ne dis pas encore l'humanisme chrétien qui déjà touche à la dévotion, mais l'humanisme tout court — n'est pas simplement, comme on le croit d'ordinaire, une culture telle quelle, littéraire, artistique ou scientifique. Tout cela, mais plus et mieux que cela. Le grammairien Bouhours; Sainte-Beuve et Jules Lemaître, lettrés s'il en fut; Descartes, philosophe et savant; Bayle, insigne curieux, ne sauraient être regardés comme des continuateurs de la Renaissance. Ici et là, on se donne aux mêmes objets, mais dans un esprit bien différent. « Ce que nos grands humanistes cherchent dans l'étude, écrit excellemment M. Imbart de la Tour, ce n'est pas seulement un passe-temps ou un plaisir, un ornement pour l'esprit, une

 

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créance sur la gloire. A leurs yeux, la culture ne se sépare point de la morale. Ils en proclament la dignité austère et s'ils en démontrent la noblesse, c'est à son rang, le second : « La vraie raison de la philosophie n'est point, nous dit Budé, la poursuite des jouissances trompeuses du savoir ou du nom frivole du bonheur, mais d'une vie droite, honnête, qui nous conduise à la gloire véritable (1) ». Rien de plus juste que ces remarques, pourvu qu'on les prenne au sens de nos humanistes, comme M. Imbart de la Tour ne peut manquer de le faire. Pour ma part, je ne dirais pas que les humanistes subordonnent la « nouvelle science » à la morale et lui donnent le second rang, mais plutôt, que dans leur pensée, ces deux objets s'impliquent et se confondent. « Quel est celui d'entre vous, s'écriait Mélanchton devant les étudiants de Tubingue, qui ne soit ravi de la bonté (honestate) de ces études ? Peut-être aurais-je dû vous exhorter à la vertu? Mais, vous y allez droit de vous-même... Qu'aucun amour infâme ne vous arrache de ces délices ; par amour infâme soit entendu celui qui vous éloigne des lettres et des saints enseignements 2. » Ce n'est du reste pas encore assez. Les hommes de ce temps-là ne séparent pas la morale de la religion, ils ne conçoivent pas un perfectionnement moral qui ne soit en même temps religieux. Pour eux, la « science nouvelle » est sainte et dans son objet et dans ses méthodes. A qui ne l'aborde pas d'un coeur et d'un esprit mystique, elle refuse ses plus beaux secrets.

Comme nous ne parlons pas encore des humanistes chrétiens, nous entendons ici par mysticisme cette disposition naturelle qui porte certaines âmes à saisir directement, amoureusement, par une sorte d'étreinte soudaine, le spirituel caché sous les apparences sensibles, l'un dans le

 

(1) Les origines de la Réforme, II, p. 380.

(2) Cité par M. A. Humbert, Les origines de la Théologie moderne, I, p. 10.

 

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multiple, l'ordre dans la confusion, l'éternel dans ce qui passe et le divin dans le créé.

On peut déceler la présence « ou, Si l'on veut, l'approche et l'aurore de la vie mystique », écrit à ce propos un théologien éminent, le R. P. de Grandmaison, « dès que, délaissant la manière suivie, particularisée, consciente de connaître, l'âme se porte vers un objet (ou subit son influence) d'un seul bloc, tout d'une pièce, sans distinction de facultés, sans suite logique ni démarche concertée...; pour que (cet) élément mystique croisse, il faut que s'accorde l'actif mouvement de l'intelligence avec ses comparaisons, ses abstractions, ses rapprochements. A certaines heures, l'âme est avide d'un autre pain et sent que toute cette agitation l'empêcherait de s'en emparer et de le goûter. Il lui faut une paix, un silence intérieur, une unification de puissances qu'entraveraient l'effort intellectuel ou ses contre-coups. Alors, dans le calme laborieusement conquis, ou directement imposé par les choses, voici que la diversité des pensées décroît. Les feuilles soulevées par le souffle de l'esprit tombent à terre, l'atmosphère se détend, les visions et les images se brouillent, l'homme sent, suivant le beau mot du poète américain, « son coeur « au dedans de lui et Dieu sur sa tête ». Le reste a disparu ou s'est tellement orienté à ces objets qu'il semble n'exister plus que pour eux et par eux... Parfois, dans la contemplation d'une oeuvre d'art, dans l'audition d'une mélodie, l'effort pour comprendre se desserre, l'âme se complaît simplement dans le beau qu'on devine... ou simplement un souvenir, une parole, un vers de Dante ou de Racine, jaillissant du fond obscur de nous-mêmes, s'impose à nous, nous recueille et nous pénètre. Ensuite nous ne savons rien de plus, mais nous avons l'impression de comprendre un peu ce que jusque-là nous connaissions à peine, de savourer un fruit dont nous avions seulement rongé l'écorce... Tels sont les états naturels profanes, où l'on peut déchiffrer les grandes lignes,

 

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reconnaître l'image et déjà l'ébauche des états mystiques » proprement dits (1).

Comme on le voit, pareille attitude n'a rien de miraculeux, ni même de rare. Personne à qui toute espèce d'expérience mystique soit absolument impossible. Moins communes pourtant, les âmes qui ont de ces expériences une habitude familière, qui les font régulièrement concourir à l'entretien de leur vie intérieure. Or c'est là justement une des dispositions que l'on remarque, plus ou moins accusée, bien ou mal ordonnée, chez la plupart des humanistes. Et leurs études et leurs plaisirs intellectuels ou littéraires, tendent normalement à cette mystérieuse et immédiate rencontre, à cette union directe avec un objet qui passe les sens. Leur philologie, leur philosophie se soumettent sans doute aux règles propres de ces disciplines, à la critique des textes, à l'argumentation ordinaire, mais, dans leur travail le plus technique, une je ne sais quelle force les entraîne au delà du champ trop étroit que nos méthodes peuvent atteindre. Pas d'humaniste véritable qui ne soit, en quelque façon, un inspiré.

Aucun objet du reste qui ne leur paraisse éclairé d'un reflet divin. Il n'est pas jusqu'à l'art d'écrire qui ne puisse et ne doive les élever jusqu'à Dieu. « Pour moi, disait Bembo dans sa fameuse lettre à Jean-François Pic de la Mirandole, je pense que, de même qu'il y a en Dieu... une certaine forme divine de la justice, de la tempérance et des autres vertus, il s'y trouve aussi une certaine forme divine de bien écrire (reste scribendi speciem quamdam divinam), un modèle absolument parfait, qu'avaient en vue, autant qu'ils pouvaient le faire par la pensée, et Xénophon, et Démosthène, et Platon surtout... et, plus que tout autre, Cicéron, quand ils composaient et qu'ils écrivaient. A cette image qu'ils avaient conçue dans leur esprit, ils rapportaient leur génie et leur style. J'estime

 

(1) R. P. DE GRANDMAISON, Etudes, 5 mai 1913.

 

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que nous devons faire comme eux, tâcher de tous nos efforts, à nous rapprocher le mieux et le plus possible de cette image de beauté. » Tacher, oui, sans doute et en nous aidant de tous les artifices qu'enseignent les maîtres, mais en espérant pour prix de notre labeur, une communication mystérieuse de cette divine forme. « Sans un secours spécial d'en haut, — non sine divino numine — Pétrarque, disait Despautère, n'aurait pas déclaré la guerre aux barbares, rappelé les Muses de leur exil et ressuscité le culte de l'éloquence (1). » S'ils ne croient plus avec le jeune Ovide que chaque poète est un dieu, ils estiment du moins que toute poésie vient du ciel, qu'elle est pleine de mystère. Binet lui-même ne parlera-t-il pas quelque jour des « larcins mystérieux » qui ont enrichi les poètes de l'antiquité, n'approfondira-t-il pas avec un respect religieux leurs « mille gaietés fabuleuses... mais mystérieuses » ?

Il en va de même pour les hautes spéculations de l'es-prit. Leurs philosophes raisonnent certes à la manière ordinaire et parfois plus que de raison ; la scolastique que plusieurs d'entre eux se donnent l'air de combattre les a tous marqués; Aristote les tient encore; mais ni les uns ni les autres ne se contentent des lumières de la logique. Leur Aristote, ils ont trouvé le moyen subtil de le réconcilier, je ne dis pas seulement avec Platon, mais avec Plotin. Leur métaphysique est d'ordre mystique, et donne aux idées pures la solidité et la chaleur de la vie. Contemplateurs, poètes en même temps que philosophes, comme leur successeur authentique, cet Yves de Paris dont nous venons de parler. Ce disant, nous n'oublions pas que leur mysticisme conduit trop souvent ces poètes et ces philosophes, soit à des confusions sacrilèges, soit a des rêveries malsaines. L'idéalisme sensuel des uns, ajoute comme une perversité nouvelle à la séduction du

 

(1) Cf. Roersch, L'humanisme belge à l'époque de la Renaissance, Bruxelles, 1910, p. 6.

 

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paganisme, la métaphysique visionnaire des autres s'engage dans les sciences occultes avec une crédulité fervente qui nous déconcerte. Tels de leurs philosophes et de leurs savants, Guillaume Postel par exemple, ont décidément le cerveau brouillé. Mais quoi qu'il en soit de ces déviations extrêmes, d'ailleurs moins fréquentes qu'on ne l'a dit, il est vrai, comme le R. P. de Grandmaison nous le rappelait tantôt que dans « ces états naturels, profanes... on peut reconnaître l'image et déjà l'ébauche des états mystiques », au sens pur et céleste de ce dernier mot.

Nous avons esquissé déjà, en nous aidant de François de Sales et du P. Yves, cette géographie spirituelle qui distingue dans l'âme trois sortes de zones : la zone des sens; celle de la raison raisonnante, celle enfin où Dieu réside et se fait « sentir » à nous. C'est « le coeur » des pensées de Pascal, c'est la fine pointe dont les mystiques parlent constamment et où ils placent le théâtre de leurs sublimes expériences. C'est aussi le pays des muses, de toutes les muses; le lieu des inspirations; la patrie des humanistes. Il va sans dire que, dans cette zone immense, ceux-ci n'occupent que les régions les plus éloignées du centre. Qui ne voit néanmoins que leurs dons naturels, que leur culture, et surtout que leur «grâce », les rapproche des mystiques proprement dits? A moitié dégagés du cercle des sens et de la raison raisonnante, ils désirent ou entrevoient, par instants, une lumière moins fumeuse, moins froide et moins incertaine, image ou reflet d'une lumière meilleure. De là vient leur indiscutable noblesse, mais de là viennent aussi les responsabilités particulières qui pèsent sur eux. Leur propre rayon les condamne, si leur vie morale reste attachée à la matière pendant que leur contemplation les élève jusqu'au voisinage des saints. Qu'est-ce peut-être que leur « épicuréisme extatique », sinon le péché contre l'esprit ? « Ceux qui partagent ce système, disait Joubert, ne ramènent pas tout à Dieu, dans leurs mouvements religieux les plus

 

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vifs : mais ils ramènent Dieu à eux, sorte d'égoïsme moral par lequel au lieu de se conformer à la règle, on ajuste la règle à soi. » Déchéance lamentable que l'on peut sans doute reprocher à plus d'un humaniste, mais dont la honte ne rejaillit aucunement sur l'humanisme lui-même. Les humanistes chrétiens sont là pour nous le montrer.

De ces derniers nous avons largement parlé plus haut. Trop spéculatifs peut-être et même parfois assez nuageux, leur mysticisme foncier est maintenu sur les voies droites et saines par l'enseignement de l'Eglise. Il y a du reste parmi eux des sages presque trop sages, Erasme entre autres, un peu sec, bien que beaucoup plus tendrement pieux qu'on ne le croirait. En revanche, ils ont de vrais saints et tous, quelle que soit leur vertu personnelle, intimement liés aux héros de la Contre-réforme, ils secondent, du haut de leurs templa serena, ils dirigent même ce grand mouvement (1). Ils sont les poètes et les docteurs de cette croisade spirituelle. Ils célèbrent magnifiquement le but à atteindre ; ils propagent la théologie rassurante et stimulante qui entraîne les âmes jusqu'au pur amour. Humaniores litterae, humanior theologia, oui, plus humaine et, par suite, plus divine. Ils écartent délibérément les interprétations pessimistes qu'après les Occamistes, Luther donne à certaines paroles des Pères, triste semence qui lèvera plus

 

(1) Sur les relations entre l'humanisme et le mysticisme, cf. le beau chapitre de M. A. Reersch (Les origines de l'humanisme belge, pp. 1.37). Dans le même sens, M. Renaudet, cité par M. Reersch (p. 11) rappelle le très grand succès de l'Imitation, « l'un des ouvrages les plus répandus dans les premières années du ive siècles. Les Ordres réformés, dit encore M. Renaudet, encouragent ce goût de la littérature contemplative que partagent également, malgré leurs divergences, les humanistes et les scolastiques. Les humanistes aiment et vénèrent les mystiques; ils leur ont dû peut-dire quelques-unes de leurs conceptions religieuses. Souvent, les typographes qui publient les historiens ou les orateurs antiques, impriment avec autant de zèle les rêveries ( !) des solitaires ou des ascètes. Lefèvre d'Étaples les a goûtées. » (Ib., p. 11) Cf. aussi tout ce qu'a écrit M. Imbart de la Tour sur Lefèvre d'Etaples (Les origines de la Réforme, II et III) et la vie de saint Gaétan par Maulde de la Clavière (collection Les Saints). Il y a pourtant dans ce dernier livre, une bonne part de fantaisie, v. g., sur les relations entre Gaëtan et Sadolet (cf. la brochure savante et charmante du R. P. Orazio Prémoli: S. Gaetano Thiene, Crema, 1910).

 

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tard dans l'Augustinus. Ils rédigent les canons de Trente sur la grâce; ils forment les maîtres qui bientôt formeront saint François de Sales. Que reste-t-il en effet, sinon que cet esprit de la Renaissance, un grand humaniste et un grand saint, achève de le purifier pour mieux l'annexer à la dévotion?

III. Cette dévotion elle-même proposée, commandée à tous, n'est encore ni la sainteté parfaite, ni la haute vie mystique, mais elle favorise l'éclosion de ces beaux fruits. Et sans doute, on peut à la rigueur en dire autant de toute dévotion sincère et fervente, à quelque direction qu'elle se rattache, et par exemple, de la dévotion de Port-Royal. Car on pense bien que nous ne mettons pas en question la vertu de la Mère Angélique, de la Mère Agnès, de M. Hamon et de tant d'autres. Nous disons simplement que l'humanisme dévot est un ferment de sainteté et de mysticisme beaucoup plus actif et beaucoup plus sûr. Et cela se comprend sans peine, avant même que l'on en vienne à cette expérience des faits, qui est décisive et qui va nous occuper dans les volumes suivants. Fort de son optimisme invincible, l'humanisme dévot coupe court aux scrupules paralysants qu'entretient et qu'enrichit la doctrine contraire il affranchit et dilate les âmes, leur enseignant que, bien que déchue par la faute originelle, la nature humaine reste la merveille de la création, que la blessure du vieil Adam n'a pas gangrené tout notre être, que la grâce rédemptrice est toujours offerte, et libéralement et à tous.

Maladroitement, le jansénisme nous ramène sans cesse à la plus triste région de nous-mêmes : il nous fixe dans la zone des sens où domine la loi de mort, où saigne la chair de péché : il nous hypnotise devant le spectacle d'une misère naturelle dont nous ne sommes pas coupables et que nous ne pouvons guérir. Tellement enchaîné à la matière, tellement réfractaire au vrai mysticisme qu'il veut que notre piété même soit sensible et, comme il

 

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parle, « délectation ». Si notre chair et notre sang ne frémissent pas dans notre prière, Dieu est loin de nous, l'enfer nous attend : « dans l'absence de la grâce, dit Nicole c'est-à-dire, dans l'état de sécheresse » (1). L'humanisme dévot, au contraire, nous dégage autant que possible, de  cette obsession, égoïste et basse ; il nous invite à nous oublier nous-mêmes, à nous perdre dans les objets qui nous entourent, dans le spectacle du présent monde, notre royaume, dans la méditation des dons célestes; à nous oublier davantage encore en montant à la cime de notre être, au plus haut de cet intérieur, où ni les sens ni la dévotion sensible ne pénètrent. De toute sa pente logique, de tout son élan, l'humanisme dévot veut le pur amour. Qu'est-il besoin du reste que j'insiste davantage ? François de Sales, le maître de l'humanisme dévot, n'est-il pas aussi et un grand mystique et un grand saint? Omnia propter electos. Tout se fait pour les élus. Eh quoi ! ne convenait-il pas que la dernière page de l'histoire de la Renaissance, celle que nous venons d'écrire ici-même, servit de préface à l'un des plus beaux chapitres que renferme l'histoire des saints?

 

(1) Cf. Apologie pour Fénelon, p. 461.

 

 

 

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