Chapitre VII
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CHAPITRE VII RECUEILLEMENT, VIE INTÉRIEURE

 

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I. Les médiocres : saugrenus, bavards. — L'humanisme dévot n'est pas responsable de ces misères. — Il a ses défauts pourtant. — L'excès de douceur, « la voie de lait et de roses ». — Sucreries dévotes. — Sérieux, dignité de la littérature dévote avant Port-Royal.

 

II. Le recueillement des humanistes dévots. — L'ermitage d'amour de Desportes et ses transpositions soi-disant pieuses. — Trellon et sa « muse guerrière » au désert. — Du goût de la solitude au temps de Louis XIII. — « De la retraite d'Alcippe »—Les pèlerinages et le sentiment de la nature sauvage. — Nervèze et la solitude chrétienne. — Les « Entretiens solitaires. » — Dignité, familiarité sainte, optimisme de Brébeuf.

 

III. Du peu de place que tient la contemplation des scènes évangéliques dans la prière de Brébeuf et de ses contemporains. — Et, au contraire, de l'importance que la première génération des humanistes dévots attache à cette contemplation. — Jean de la Cépède et ses théorèmes. — Souvenirs et symbolismes bibliques. — Tableaux animés de la Passion. — Qualité religieuse de la contemplation des mystères.

 

I. Jusqu'ici nous n'avons peut-être pas dit que la grande majorité des écrivains religieux, pendant la première moitié du XVII° siècle, était au-dessous du médiocre. Mais qui en douterait ? A quelque moment qu'on la prenne, de quelle littérature, profane ou religieuse, n'en dirait-on pas autant? J'ai dû lire, ou essayer de lire, quantité d'ouvrages soi-disant pieux dans lesquels je défie bien qu'on trouve une lueur de talent, une étincelle de dévotion. Il y a là d'affreux bavards qui délaient platement, interminablement, des banalités écoeurantes et qui n'ont pas même le touchant mérite d'être ridicules. Car on en vient, dans cette foule imbécile, à se prendre d'affection pour les saugrenus, pour les joueurs de castagnettes, par

 

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exemple, pour Claude Le Roux, théologien lyonnais qui a publié, en 1631, La tourterelle gémissante sur Jérusalem (1).

La dite plaquette, prodigieusement érudite, n'est qu'un chapelet de coq-à-l'âne, à la manière du sermon que Sganarelle adresse à Don Juan. Galimatias souvent incompréhensible, mais écrit avec une verve tintamarres que, et semé de vieux mots très savoureux. Cela se lit avec un certain plaisir et ne peut faire aucun mal. En revanche qui dira l'ennui malfaisant qu'exhalent tant d'autres livres pieux de cette époque, et, entre tous peut-être, l'in-folio de 848 pages dans lequel Puget de la Serre, conseiller du Roi, historiographe de France, a recueilli ses oeuvres chrétiennes (2). Les bourreaux! Nos pères les ont subis pourtant

 

(1) Voici un autre de ces pauvrets qui du moins, longuement suppliés, finissent par nous divertir un peu. C'est le P. Joseph Filère, jésuite, qui a publié plusieurs ouvrages, en vers et en prose, entre autres : La sage Abigaïl mariée malheureusement à Natal et très heureusement à David. Idée de l'âme vertueuse qui soupire sous le joug des vanités du monde, corrige ses folies et aspire à l'union avec Dieu (Lyon, 1641). Malgré ce titre alléchant, je n'ai trouvé que deux perles dans ce livre.

 

CONSIDÉRATION XII. La chaussure magnifique des patins royaux envoyés à Abigaïl et les saintes résolutions.

 

1. Considérez que les souliers sont tellement nécessaires aux voyageurs que... Les bonnes résolutions sont encore plus nécessaires... Demandez ces souliers...

2. Dieu « veut faire paraître sa magnificence » dans les souliers « vies âmes qu'il chérit ».

AFFECTIONS

 

1. Hélas ! mon Dieu... ne savez-vous pas que les souliers des bonnes et fermes résolutions me sont nécessaires.

2. Vous m'en aviez donné déjà de beaux et de bons... mais je les ai... usés et rompus.

3. Je veux regarder, comme le paon, mes pieds sales, afin d'abattre la roue de mon orgueil... Vous me donnerez, s'il vous plaît, des souliers qui ne soient point sujets à se pourrir... et de plus vous les embellirez de petites lunes que vous y mettrez dessus comme ceux que portaient les filles de Jérusalem.

Prenez-y garde. Ce n'est pas là du psittacisme, mais de la piété véritable. Le coeur y est, mais le reste a perdu ses souliers en route. Le bon Père dit encore « O Divin Esprit... O belle colombe blanche, hélas, quand vous offrirai je un coeur net pour y faire votre nid et y éclore vos œufs ». C'est tout ce que j'ai trouvé de remarquable chez le P. Filère, mais quel heureux homme ne serais-je pas si de chacun des livres pieux que j'ai dû lire, j'avais rapporté un pareil butin !

 

(2) Les oeuvres chrétiennes de M. de la Serre (Les pensées de l’éternité; Les douces pensées de la mort; Le Bréviaire des Courtisans; Le tombeau des plaisirs du monde; Les saintes affections de Joseph et de Marie ; La Vierge mourante sur le Calvaire ; Le réveille-matin des dames; Les délices de la mort;... Le tombeau des Athées; La tragédie de Thomas Morus, etc., etc., etc.), Paris, 1647. Les livres de la Serre sont très souvent illustrés de fort jolies images, ainsi le tombeau des plaisirs. On trouve dans l'in-folio le portrait en pied de l'auteur, tout à fait le niais sombre et vaniteux que nous aurions juré qu'il était.

 

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et, sous des noms nouveaux, nous les subissons encore. Race morne et féconde. L'aube de la contre-réforme les a vus naître. Ils se sont abattus sur l'Europe catholique, choisissant de préférence nos pays latins. Ils ont infesté, ils infestent les avenues de la prière, les treilles du jardin sacré, supplantant les vrais maîtres de la vie spirituelle, façonnant les simples à leur propre image, émoussant la noblesse ou flétrissant la fraîcheur des uns, nourrissant, exaltant la vulgarité des autres. Vienne un grand concile qui tâche d'exterminer cette engeance, ils reprendront la plume pour commenter onctueusement leur arrêt de mort et le noyer sous leurs phrases.

Nous avons le droit de négliger ce néant. C'était du reste notre marché. Que voulons-nous en effet sinon dégager d'un immense fatras de livres, ce qui nous parait le principe vivifiant de l'esprit et du sentiment religieux pendant les années qui nous occupent? Il nous suffit que ce principe anime visiblement les oeuvres maîtresses de cette période ; qu'il rayonne assez ordinairement des oeuvres secondaires, et qu'il touche parfois d'une vive illumination jusqu'aux médiocres. A ce principe, à cette vie, à cette lumière nous avons donné un nom qui, bien ou mal trouvé, dit assez exactement ce qu'il veut dire. Je n'ai pas besoin de rappeler que cet humanisme dévot n'a jamais existé dans la nature des choses. Il n'a même pas la demi-réalité que possède un groupement littéraire, comme le Cénacle, une confrérie, comme la Compagnie du Saint-Sacrement. Esprit, direction, ensemble de tendances, nous l'opposons à la conception morale et religieuse qui dominera la seconde moitié du siècle, et que nous appelons jansénisme, donnant à ce mot le sens le plus

 

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large et le moins sectaire. Ceux du reste que nous classons parmi les humanistes dévots ne méritent pas constamment ce nom, et leurs adversaires eux-mêmes le méritent quelquefois. Lorsque le P. Binet raille grossièrement la femme, il abjure provisoirement l'humanisme : lorsque Port-Royal traduit les comédies de Térence, il oublie sa propre doctrine. Romantisme, esprit classique, il en va toujours ainsi pour les objets de ce genre qui ne sont jamais que des constructions de notre esprit, bien qu'elles naissent de la réalité même, comme tous les universaux. Quoi qu'il en soit, ayant cru constater sur un nombre suffisant de clairs exemples, que l'humanisme dévot représente ce qu'il y a de plus caractéristique, de plus excellent dans la littérature religieuse sous Henri IV et sous Louis XIII, nous n'avons pas à nous occuper ici des banalités innombrables qui fatalement encombrent cette même littérature. Rien n'est parfait en ce monde, mais il faut voir les belles et nobles choses par leurs beaux et nobles côtés. C'est encore le plus sûr moyen de les voir dans leur vérité profonde.

Nous ne disons pas cependant que l'humanisme dévot soit lui-même sans reproche. Bien que sa pure essence les repousse avec abomination, il semble inviter assez naturellement à de certains excès plus ou moins fâcheux. L'accuser, avec Pascal, d'avoir propagé dans l'Église une casuistique immorale, me paraît foncièrement injuste. Qui affirme si haut la liberté de l'homme n'est pas près d'atténuer la responsabilité de nos actes; qui permet, qui demande à toutes nos puissances de louer Dieu, ne prêche pas la torpeur. Qu'en face de la commune faiblesse, l'humanisme penche d'instinct vers l'indulgence, qu'il redoute le désespoir plus qu'une confiance téméraire, j'en conviens sans peine; mais sa morale propre, plus humaine que celle du rigorisme, est aussi plus haute et plus exigeante. Par sa chère doctrine de l'amour désintéressé, l'humanisme conduit les âmes jusqu'au porche mystique, de tout son élan

 

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il les pousse à entrer dans le sanctuaire. Logiquement, il nous veut, il commence à nous faire saints ; nous le montrerons mieux plus tard. Si enfin il propose la vraie dévotion à tout le monde, s'il la croit aisée, il se contredit lui-même lorsque d'aventure il la rend vulgaire, molle, un peu niaise, comme il l'a fait quelquefois.

 

O homme, ô femme ! s'écriait à ce sujet le célèbre P. Léon, dans son oraison funèbre du saint et farouche Père Yvan, tu te plaignais il y a cinquante ans que la dévotion n'était qu'un fruit du cloître, que la vertu était trop rude et la sainteté une maîtresse trop rigoureuse. Voilà la Providence qui t'a fourni, au commencement de ce siècle, le bienheureux évêque de Genève, François de Sales, qui mêle l'huile avec le vinaigre, qui polit les rochers de la vertu et qui aplanit les montagnes de la dévotion. Cette douceur devenant trop fade et se corrompant parle mauvais usage, commençait à engendrer des crudités, des vers et des maladies contagieuses. Que fait Dieu qui veille sans cesse sur son Israël ? Il sanctifie Antoine Yvan d'une manière âpre, rude, sévère et austère. Et il le fait vivre jusqu'à la moitié de notre siècle, pour être le vrai contre-poison de la dévotion à la mode ; le sel de cette douceur trop fade ; le correctif de ces spirituels délicats et sensuels qui ne veulent aller à Dieu que par le chemin des lumières, par la voie de lait et de roses, en un mot qui s'imaginent si fort les caresses de l'amour de Dieu qu'ils mettent en oubli la terreur des jugements redoutables (1).

 

C'est un prédicateur, il prêche pour son saint et certainement il exagère sa propre pensée, ou plutôt il explique de travers l'impression très juste que nous laissent aujourd'hui encore les ouvrages auxquels il fait allusion. Non il n'est pas vrai que de 1621 à 1650 la piété soit allée en

s'affadissant — nos prochains volumes établiront le contraire ; mais il est certain qu'on vit alors et trop souvent se débiter je ne sais quelle confiserie dévote, contrefaçon maladroite du style de la Philothéé. Un peu mièvre

 

(1) Le vrai serviteur de Dieu, éloge du R. P. Antoine Yvan... par le R. P. Léon (Paris, 1654), p. 127, 128.

 

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parfois, mais viril, malicieux et plus sensé que personne, François de Sales, tout en attendrissant la piété, avait su la maintenir dans les limites d'une respectueuse décence. Il fallait suivre ce rare modèle, marier, comme il l'avait fait, la gravité à la tendresse, l'énergie à la douceur. Au

lieu de cela, quelques-uns des disciples de François de Sales ont eu l'étrange idée d'ajouter du sucre au miel d’Annecy.

Lisez plutôt, si vous le pouvez, cette insupportable romance du chartreux Polycarpe de la Rivière, sur les larmes de l'Homme-Dieu.

 

Et vos larmes, ô ma vie, vos larmes me seront-elles moins utiles et profitables que le dictame au chevreuil et le roseau à l'hippopotame, pour me saigner et guérir des blessures qui pénètrent mon coeur ! A jamais, ô rayons de miel distillants, à jamais soyez vous ma viande plus aimée ! Puisse la bouche de mon coeur toujours suçoter vos canaux et sacrés et sucrés ! Où volez-vous, blondes avètes? Où allez-vous travailler si loin vos ailerons crespés ? Venez avec moi. Venez et dressez votre vol sur les yeux, sur les cieux de mon très cher Jésus et là, en tout temps, vous lécherez les perlettes rosines et musserez dans vos tendres cuissettes, les douceurs confites de nectar et de miel que l'amour y fait naître, que les grâces y distillent en fraîche rosée et que les Zéphirs pillotants changent en soupirs pour embaumer notre air (1)!

 

Dom Polycarpe n'a pas le monopole d'un pareil style. Je pourrais emprunter à d'autres qu'à lui des pages plus irritantes (2). Mais c'est déjà trop d'un seul exemple. Aussi bien

 

(1) Le mystère sacré de notre rédemption... par Dom Polycarpe de la Rivière (1621), p. 860.

(2) Cf. par exemple, dans l'Antidotaire sacré de Nicolas Salicète... revu, corrigé et augmenté par le franciscain Pierre Andrieu (1607) a l'oraison de tous les membres de la sacrée Vierge Marie ». Je cite ce livre parce qu'il n'est lui-même que l'adaptation d'une oeuvre plus ancienne et parce qu'il a paru avant la Philothée. C'est qu'en effet le travers que nous critiquons ici remonte plus loin qu'aux imitateurs de François de Sales. L’histoire en serait très intéressante, quoique très pénible. Tant s'en faut du reste que tout soit mauvais dans ce livre de prières, exquis par endroits. Corruptio optimi pessima. Sur la délicieuse et toute sainte tendresse que ces maladroits ont ainsi plus ou moins sensualisée, cf. le P. Rousselot (Christus, Paris, 1912, p. 843, sqq.). Du reste, ce genre tint bon plus longtemps qu'on ne pourrait croire. Cf par exemple la Dévote salutation aux membres sacrés du corps de la glorieuse Vierge Marie, par le H. P. J. H., capucin, Paris, 1678.

 

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de tels excès ne sont-ils pas nécessairement le fait d'un coeur efféminé, d'une vertu molle. Dom Polycarpe et la plupart de ses fades émules ne cheminent pas, n'entendent pas conduire les autres par u une voie de lait et de roses». Austères et doucereux tout ensemble, ils aiguisent le piquant de leurs cilices de la même main qui pétrit ces fondants poisseux. Bref, il n'y a là sans doute que les extravagances d'une préciosité délirante. Mais enfin les aberrations du goût intéressent toujours plus ou moins la prière elle-même. Si rien n'est beau, rien aussi n'est bon que le vrai. L'expression que ces piètres écrivains tâchent de donner à leur piété dépasse ou bien les sentiments qu'ils éprouvent, ou ceux qu'ils devraient éprouver. D'où le caractère malsain de pages semblables, mauvaises aux esprits solides qu'elles dégoûtent, plus dangereuses aux imprudents qu'elles séduisent et qui voudront les vivre à leur tour. Sensiblerie grossière et basse qui d'un côté menace de rendre la dévotion ridicule, qui, de l'autre, l'avilit.

Il faut distinguer expressément, mais il faut aussi rapprocher en quelque façon du vice qu'on vient de décrire, d'autres misères plus menues, plus innocentes, néanmoins fâcheuses. Minauderies, fausses grâces, efforts essoufflés vers le bel esprit, ou, au contraire, vers la candeur, ou vers les deux à la fois. Des fleurs partout et quelles fleurs! On dirait souvent de ces effluves nauséabonds qui baignent les fabriques de parfumerie et leurs alentours. Quelques-uns, étriqués, mesquins, semblent réduire toute la dévotion à quelques recettes empiriques (1).

 

(1) Tout le monde connaît le jésuite Paul de Barry que Pascal a caricaturé dans la neuvième provinciale. Bien que j'aie personnellement peu de sympathie pour ce bon Père, je dois affirmer, en connaissance de cause, que la critique foncière que Pascal fait de son oeuvre est d'une cruelle injustice. M. Maynard l'a fort bien prouvé. Il n'est pas vrai, mais pas vrai du tout que le P. de Barry ait jamais présenté « des pratiques toutes matérielles, comme des moyens infaillibles de sanctification, sans qu'il fût nécessaire d'y joindre le plus petit mouvement du coeur, le moindre effort de volonté ». Il n'est pas vrai non plus que, prises une à une, les pratiques que le P. de Barry conseille à sa Philagie, soient ridicules. Il me semble néanmoins que cette direction menue risque de rapetisser quelque peu la dévotion. Quelle différence, à ce point de vue, entre François de Sales, le P. Jacquinot, le P. Saint-Jure d'un côté et le P. de Barry de l'autre; entre Philagie et Philothée. Confessons au demeurant que Pascal a bien choisi sa victime. Simplet, béat, le Père a le don d'égayer tout ce qu'il touche. On dirait qu'il le fait exprès. Mais non, s'il n'a pas de talent, c'est de tout sou coeur. Il est né un peu ridicule, mais non patelin — et cela sans doute vaut mieux pour sa gloire. C'est lui peut-être qui a donné à Pascal la première idée du jésuite des Provinciales. Lisez plutôt ces deux lignes de lui « Philagie, que vous dit le coeur?... vous voilà toute prête à faire aujourd'hui quelque coup digne de l'amour que vous avez pour Jésus et pour les pauvres. Que si vous n'avez pas de quoi, ou même tant de bonne volonté que je désirerais bien, JE SUIS HOMME A TROUVER DES EXPÉDIENTS PARTOUT » (L'Année sainte ou l'instruction de Philagie, I, p. 97)

 

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D'autres sont franchement cocasses ; ils passent du sublime à l'absurde avec une aisance réjouie qui nous déconcerte, ils greffent leurs effusions mystiques sur un pédantisme extravagant (1). Il convient, je le sais, du reste juger tous, non pas seulement d'après les canons littéraires de leur époque, mais encore en se mettant à leur point de vue qui n'est pas celui du monde (2). Certes on doit permettre ou pardonner beaucoup à la simplicité des âmes pieuses, mais pas la bêtise, laquelle ne peut jamais avoir rien de commun avec la véritable piété. Il est bon de redevenir enfant, mauvais de faire des enfantillages. Qu'on se garde pourtant d'exagérer. Dès l'aube du XVII° siècle, le ton de la plupart, des meilleurs du moins, est déjà sérieux. Nous avons critiqué librement les quelques erreurs du P. Binet, mais tels de ses contemporains, de ses frères, le P. Jacquinot par exemple,

 

(1) C'était là du reste un défaut assez commun parmi les moralistes, même profanes, de cette époque. S'ils ont du génie, ce défaut devient charmant. Ainsi, le délicieux auteur de la Religio medici, sir Thomas Browne (cf. là-dessus une page excellente de Leslie Stephen (Hours in a library, I, p. 286 sqq.).

(2) M. Hauréau, grand savant, mais d'esprit très positif, oublie cette consigne élémentaire. Il trouve grotesques des pages qui ne paraîtront qu'édifiantes à une âme pieuse. Cf. sa notice de Jean Boucher (Histoire littéraire du Maine, II, p. 164 sqq.). Certes Boucher est souvent ridicule, moins pourtant qu'Hauréau ne le pense.

 

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écrivent déjà avec une sobriété, une décence parfaite (1). Ainsi le feuillant, Dom Sans de Sainte-Catherine (2). Je nomme ce dernier, entre plusieurs autres, parce que sainte Chantal retrouvait en lui l'esprit même de François de Sales. Dom Sans néanmoins ne sourit jamais : il est d'une gravité presque trop sévère. Ce n'étaient donc pas les fleurettes, les enjolivures salésiennes que les âmes vraiment dévotes de ce temps-là prisaient le plus dans la Philothée. Quand il fut question de publier la correspondance de François de Sales, sainte Chantal aurait même voulu qu'on fauchât ces floraisons trop charmantes.

 

Vous ferez bien, disait-elle, de retrancher les lettres de compliment, s'il y en a de trop. Car il en faut laisser quelque peu, à ce que l'on dit, afin que l'on voie le bel esprit de ce saint en tout (2).

 

Son « bel esprit », c'est-à-dire, en somme, le moins rare, le dernier de ses dons. Quoi qu'il en soit, candide, fleurie au début du siècle, mais déjà sérieuse et virile, la dévotion devient plus grave, plus auguste, à mesure que le vaste mouvement de rénovation religieuse que nous racontons étend ses conquêtes. On s'en rendra mieux compte quand nous étudierons les grandes oeuvres spirituelles qui ont paru chez nous de 1620 à 1650 et qui n'ont pas encore été dépassées. Laissant, pour l'instant, les maîtres eux-mêmes, nous interrogerons sur ce point quelques personnages moins importants, des gens de lettres, des poètes. Ni les uns ni les autres de ceux que j'ai choisis n'ont passé par Port-Royal. On verra pourtant que leur vie intérieure ne manque pas de sérieux.

II. Hommes de lettres ou poètes, ces laïques ne redoutaient pas le recueillement, la retraite, la solitude. Je ne

 

(1) Cf. par exemple son Adresse chrétienne pour vivre selon Dieu dans le monde (1628). Un peu sec, peut-être, c'est un livre excellent.

(2) Cf. Oeuvres spirituelles du R. P. Sans de Sainte-Catherine. Encore un livre parfait.

(3) Oeuvres de sainte Chantal, II, p. 538.

 

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parle naturellement pas de ceux qui, diables ou non, jeunes ou vieux, jurent de se faire ermites. Simple jeu poétique, transposition purement littéraire d'un des thèmes amoureux que l'irrévérencieuse Pléiade avait elle-même emprunté aux habitudes chrétiennes. On connaît l'ermitage d'amour chanté par Desportes :

 

Je me veux rendre ermite et faire pénitence,

De l'erreur de mes yeux pleins de témérité,

Dressant un ermitage en un lieu déserté

Dont nul autre qu'Amour n'aura la connaissance...

 

Et toujours, pour prier, devant mes yeux, j'aurai

La peinture d'Amour et les yeux de ma Dame (1).

 

 

On peut broder indéfiniment là-dessus des strophes moins profanes mais qui ne paraîtront pas nécessairement beaucoup plus dévotes.

 

Adieu mes chers amis, adieu douce demeure

Adieu plaisirs mondains par trop délicieux

Je m'en vais rendre ermite,

 

ainsi parle le mousquetaire pétrarquisant qui a publié en 1604 la Muse guerrière.

 

 

(1) Diane, II, VIII. Cette utilisation et profanation littéraire des choses sacrées n'est donc pas un travers moderne, comme plusieurs semblent le croire. On pourrait en citer d'autres exemples. Ainsi pour les ermites d'amour, cette élégie de Motin

 

Je cherche un lieu désert aux mortels inconnu

Où berger ni troupeau ne soit jamais venu,

Dans le sein ténébreux des roches ombragées

D'éternelles forêts de dix siècles âgées,

Bois sacrés à l'horreur, noirs ennemis du jour...

Là je veux, dans le creux de quelque vieux rocher...

Creuser un temple obscur à faire ma demeure,

Amoureux pénitent, jusqu'à tant que je meure.

 

Il ne fait du reste que paraphraser Desportes, mais il file sa métaphore avec plus de ténacité.

 

Mon corps pâle et défait se traînera vêtu

De l'écorce d'un tronc par l'orage abattu.

Le nombre des vertus d'une telle déesse

Sera le chapelet que je dirai sans cesse... etc., etc.

 

Les délices de la poésie française... (2618), p. 654, sqq.

 

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Le nom de l'auteur n'est pas sur la couverture du livre, mais on ne tarde pas à l'apprendre.

 

Je m'appelle Trellon, ma maîtresse, Sylvie (1).

 

 

La raison qui le décide à quitter le monde n'est pas des plus saintes. Sylvie le croit d'humeur légère. Elle changera d'avis, mais trop tard pour elle, quand elle le saura « dans le creux d'un rocher », mangeant « toujours debout », et

 

Battant son estomac d'un grand roc endurci.

 

Néanmoins, ermite pour de bon :

 

Lorsque son coeur ira d'amour ressouvenant

Il lui fera sentir un long fouet bien poignant.

 

Une fois maté, il aura tout le temps d'admirer sa « haute montagne ».

 

Là, saintement ravi, contemplant ce grand tour

Il se promènera tant que luira le jour.

 

 

Avant de partir, ce qui le désole, c'est que ni ses amis

 

(1) La muse guerrière dédiée à M. le comte d'Aubijoux. Trellon est un disciple de Desportes, de Baïf, de Bertaut, de Duperron, tour à tour sentimental et capitaine Fracasse. « Il chante à la soldade et selon son humeur. » Qu'on l'admire, ou bien qu'on redoute sa rapière :

 

Qui que tu sois, lecteur, avant que me reprendre

Pense bien si je faux en ces vers que j'écris,

Je porte à mon côté ma réponse pour rendre

Confus en un moment les plus savants esprits.

 

Muse guerrière comme on le voit. Voici comme il parle à sa belle :

 

Vous ne le voulez pas, dites par votre foi...

La chose d'ici-bas la plus douce et plus belle

Vous ne la voulez pas ? Hé, dites-moi pourquoi.

 

Ou encore :

 

Madame, rien n'est vrai de ce qu'on vous a dit.

 

Le personnage étant peu connu, on me pardonnera de le saluer en pas. saut. 11 en est de plus misérables.

 

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ni Sylvie elle-même ne voudront pas croire à sa conversion :

 

Je sais bien qu'on dira, lisant mon ermitage,

Comment dans peu de temps je suis venu si sage,

Je sais bien qu'on dira : Trellon était ceci,

Trellon était cela, Trellon vivait ainsi.

 

Mais il a de quoi les convaincre tous. Au plus haut de sa montagne, il fera un feu de joie avec tous ses livres d'amour. Le moyen de ne pas le prendre au sérieux, devant ce bûcher d'Hercule?

Sylvie a raison pourtant et nous qui voulons prouver que Port-Royal n'a pas inventé l'ermitage intérieur, nous n'opposerons pas à Sainte-Beuve l'autorité de Trellon. Il est tout de même assez remarquable que la montagne, le désert, les vastes solitudes effarouchent si peu la muse de cette époque. Tout n'est pas littérature dans les poèmes où furent alors célébrés les avantages de la retraite. Les deux natures, la petite et la grande, l'allée de saules et les rochers effroyables, on aimait vraiment, on comprenait tout cela beaucoup plus que les historiens de notre littérature ne semblent le croire. Malgré son orgueil et son ambition, Balzac a vécu plus de vingt ans loin des villes et « très satisfait» de sa condition. Il avait son allée de saules : un petit canal, « la plus secrète partie de son désert ». « Pour peu que je m'y arrête, disait-il, il me semble que je retourne en ma première innocence. » Que la solitude lui ait été bonne, l'ait rendu très sérieusement chrétien, pour ma part je n'en doute pas (1). Plus jeune que Balzac, mais beaucoup plus « Louis XIII» que lui, le grand humaniste normand, Moisant de Brieux, n'avait de l'esprit, disait-il lui-même, que dans sa maison des champs qui s'élevait seule au bord de l'Océan.

 

Du côté que la mer seulement retenue

Par la secrète loi qui bride sa fierté

 

(1) Cf. SABRIÉ. Les idées religieuses de J. L. Guez de Balzac, Paris, 1913, pp. 58, 59.

 

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Flue et reflue au bord d'une campagne nue,

Et montre vastement son affreuse beauté,

La maison de Brieux, seule à perte de vue (1)...

 

En 1655, un anthologiste publiait un « recueil des plus

beaux vers latins et français sur la solitude » auquel il donnait pour titre : Le Paradis terrestre ou emblèmes sacrés de la solitude dédiés au saint Ordre des Chartreux. Un de ces poèmes, la Retraite d'Alcippe ne contient pas moins de dix odes à la gloire de la Chartreuse et de son paysage sublime (2).

Comparés aux délices d'un pareil séjour, que peuvent être les jours « d'un homme savant »

 

A l'ombre d'un saule rêvant ?

 

Ce ne sont pas de très beaux vers, mais ils surprennent agréablement le lecteur moderne.

 

Parmi ces monts audacieux

Qui servent de limite aux Gaules

Et qui semblent porter les cieux

Sur la cime de leurs épaules,

Est un grand parc de monts chenus

Couronnés de rochers cornus (3)...

 

Leucippe aime-t-il ce tableau sauvage? Peut-être, mais certainement il en est ému. Les sous-bois ténébreux le prennent aussi.

 

Ce n'est pas ici que la nuit

Ramène l'aube et le silence;

Le jour est comme elle sues bruit,

Sans lumière et sans violence.

 

(1) Mémoires de l'Académie... de Caen (1872), p. 49, 50.

(2) La plupart des poèmes contenus dans ce recueil étaient imprimés pour la première fois. On trouve là les divers emblèmes de la solitude chrétienne, chacun illustré par une gravure (cloche ; ruche ; chrysalide ; rivière, etc., etc.). La retraite d'Alcippe est de Perrin. N'ayant plus l'exemplaire sous la main, je ne puis affirmer que ce dernier poème fasse partie intégrante du recueil. Peut-être a-t-il été ajouté au Paradis par un amateur de solitude. Il y a eu d'autres recueils du même genre.

(3) Ode seconde, toute consacrée à la description de la Chartreuse.

 

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Sous le couvert des pins touffus,

Les yeux aveuglés et confus

Perçent à peine dans les ombres,

Et sur les sommets colorés

Discernent quelques feux dorés

Au milieu des ramages sombres (1).

 

Balzac loue son petit canal « d'imposer silence aux plus

grands parleurs aussitôt qu'ils s'en approchent » et de les faire « rêver » (2). Ainsi notre Leucippe dans les forêts de la Chartreuse.

 

Cet organe faible et suspect,

Cette cajoleuse indiscrète,

La langue, en ce lieu de respect,

Est toujours paisible et secrète

 

Plus loin, il esquisse un Granet, montrant les religieux « dans un sombre choeur »,

 

Les bras croisés, les yeux modestes.

 

Ces vieux écrivains nous ressemblent plus qu'on ne pense. Le pittoresque monacal les frappe tout comme nous.

 

Parfois dans la belle saison,

L'on voit la troupe sainte et blanche,

 

 

(1) J'ai trouvé dans un sermon du P. Cortade un autre sous-bois qui m'a paru remarquable et que je me permets de transcrire, pour attirer l'attention sur ce prédicateur d'un goût douteux mais qui a parfois d'admirables élans. « Revelabit condensa... Pour nous en tenir autant qu'il ae peut au sens naturel de ce passage : après que l'orage a secoué une forêt, ce qu'il y avait de plus sombre au-dedans vient à paraître. Le soleil... y entre par les brèches que le vent a faites. Des troncs abattus et des branches emportées dans le plus épais du gaignage, y laissent voir les objets. Ces feuillages unis semblaient se déclarer contre la lumière, nais, pompeuse et triomphante, elle en fait des ennemis désarmés, dès que l'effort d'un vent impétueux les a pu diviser. Ils faisaient de leurs chevelures vertes comme un bouclier opposé à l'or de ces beaux rayons. Mais, revelabit condensa... Les orgueilleux rameaux qui semblaient menacer le ciel balaient la terre, et le jour, si cette expression n'est permise, en conquérant heureux et politique, casse les privilèges de cette rebelle nuit. Messieurs, pardonnez à ce tour de paraphrase qui semble un peu poétique et qui tient du Parnasse presque autant que du Calvaire. » Octave du Saint-Sacrement... par le R. P. Germain Cortade..., pp. 88, 89,

(2) Cf. Sabrié, loc. cit., p. 59.

 

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Qui dégorgeant de sa prison,

Parmi les montagnes s'épanche (1).

 

Il y aurait encore beaucoup à dire sur l'intelligence émue qu'on avait alors des vastes solitudes, sur ce qu'on pourrait appeler la sanctification du paysage. Tout refleurissait en cet heureux temps. Les ermites, balayés par la tourmente des guerres civiles, reprenaient possession de leurs ermitages. On saluait de loin avec piété, avec une malice mêlée de quelque terreur, leur silhouette jadis familière (2). Les pèlerinages saccagés, abandonnés, se relevaient de leurs ruines, accueillaient des foules innombrables. Chacun de ces lieux sacrés avait son historien, son poète. Dans l'esprit, l'imagination, le coeur de ces humbles topographes s'épanouissait un romantisme ingénu.

 

(1) Je ne cite qu'un seul exemple dans chaque genre, mais si La retraite d'Alcippe ne m'avait paru préférable, j'aurais pu choisir aussi le Divertissement d'Ergaste (Liège, 1642) qui a tout à fait le même objet. L'auteur (Breusché de la Croix) célèbre, en prose et en vers, sa propre solitude et le « saint désert de Marlagne, proche de Namur, habité par les révérends Pères Carmes déchaussés ».

(2) Comment n'a-t-on pas encore écrit sur les ermitages au XVII° siècle, une thèse de doctorat, un livre ? Imagine-t-on plus curieux, plus riche sujet, riche non seulement en beaux exemples d'édification, mais en drames de tout genre ? Camus avait composé un roman pour apprendre aux fidèles le moyen de distinguer entre bon et mauvais ermite. On trouvera dans mon livre : La Provence mystique au XVII° siècle (Paris, 1906) deux têtes d'ermites assez caractéristiques. Les ermites du mont Valérien sont fameux. Nous les retrouverons dans l'histoire de la réforme bénédictine. Cf. La vie de l'ermite de Compiègne..., Paris, 1692. Let ermite était né à Poissy en 1617. Il était filleul de Michel de Marillac. A seize ans, soldat. Capitaine de cavalerie, pendant quinze ans. « Un officier, très brave homme, fut tué dans une rencontre. René se trouva présent lorsqu'on porta cette nouvelle au général qui dit seulement en l'apprenant : « le pauvre garçon! j'en suis fâché », et incontinent après parut l'oublier. » Cette vive preuve de notre néant le convertit. Il commença par une vie de pèlerinages. Trois fois à Rome. Puis, il s'installe sur le haut du mont Saint-Marc, à Compiègne. Il allait à la messe chez les célestins de Saint-Pierre-en-Chartre, et était aussi fort bien accueilli par les jésuites qui avaient près de là une maison de campagne. Marie-Thérèse l'alla voir deux fois. Le duc du Maine lui donna une pendule. Il eut quelque temps avec lui des « officiers » qui avaient été jadis de sa connaissance. Leur vocation érémitique ne tint pas. Il mourut en 1691.

Picot (Essai historique sur l’influence de la religion en France pendant le XVII° siècle, I, pp. 110, 261 ; II, pp. 302, 308) donne des indications, mais tout cela n'est rien à côté des trésors qui dorment dans les archives.

 

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Le lieu de Guaraison, écrivait Molinier vers 1646, a des attraits particuliers... pour disposer les coeurs les plus endurcis à la douleur, aux larmes, à la confession de leurs offenses. Les forêts, la solitude, les fougères, la stérilité des campagnes, la face triste de la terre qui se présente tout autour, le ciel qui semble pleurer à cet objet, le vallon enfoncé sous les coteaux arides et secs, la chapelle au fond du vallon, les ermitages, les arbres, les montjoyes, le silence, l'horreur qui environne la chapelle, sont-ce pas autant de semonces de récollection, autant d'aiguillons d'un saint repentir, autant de tableaux où l'image de la contrition est empreinte? (1)

 

Je pourrais citer bien d'autres exemples, qui rendent le même son, mais qui nous maintiendraient, plus qu'il ne convient, sur les frontières de la vraie solitude chrétienne. Nombre de poètes allaient plus avant et leur solitude était prière. Le jardin sacré de l'âme solitaire, qui a pour auteur Antoine de Nervèze et qui parut dans les dernières années du XVI° siècle, est un de ces petits livres, à demi religieux, à demi littéraires, qu'on peut lire dans une église et non sans profit. On n'attendait pas cela de Nervèze, polygraphe médiocre et dont plusieurs écrits sont assez éloignés du genre pieux. Mais quoi, lui-même nous avertit de ne pas juger « la qualité religieuse du présent » qu'il nous fait, sur « la profession mondaine du donateur ». « Il n'est pas incompatible, ajoute-t-il, qu'un naturel mondain conçoive quelquefois des pensées dévotes et que des lèvres impures prononcent des choses saintes ». Pour moi, le livre est d'une sincérité manifeste (2). Lui aussi, mais avec beaucoup plus de délicatesse que Trellon,

 

(1) Le lys du Val de Guaraison... par M. E. Molinier... (1646), p. 747.

(2) M. Gustave Reynier, dans son docte livre : Le roman sentimental avant l'Astrée, rencontre vingt fois Nervèze. Cf. notamment, pp. 265, 266. Il n'avait du reste pas à étudier son jardin sacré qui n'est pas un roman, et qui m'explique, mieux que les romans de Nervèze, la curieuse réputation de styliste, de chef d'école, qu'on avait faite à cet écrivain. La vie de Nervèze est mal connue et ses livres sont introuvables. Avec le jardin, je n'ai lu de lui que sa Jérusalem assiégée, faible imitation de Tasse, et ses épîtres morales. Ce dernier livre, très inférieur au jardin, ne présente rien de bien curieux.

 

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il fait se rencontrer au désert l'amour de la créature et l'amour de Dieu.

 

Bien que l'amour divin et celui du monde soient différents en leurs sujets, si est-ce qu'ils ont quelque ressemblance aux accidents, soit en l'humeur solitaire qu'ils inspirent, ou aux agréables peines qu'ils font souffrir ; parce que la solitude n'est autre chose que se plaire avec soi-même, pour être paisible à penser à l'objet aimé; et les douces tristesses qui l'accompagnent ne procèdent que d'un désir violent du bien que l'on pourchasse, chose qui est convenable à ceux qui sont heureusement épris de l'amour du Tout-Puissant, lesquels cherchent les déserts pour penser paisiblement en lui et endurer des travaux en attendant la jouissance de ses grâces.

 

La solitude l'a converti. A l'heure même où ses « premières amours » le possédaient encore, et dans ces lieux écartés où il discourait de sa passion trop humaine, déjà Dieu lui « parlait souvent... par ses inspirations » ; un ange le prenait par la main, le conduisant dans la direction du jardin sacré (1). Il s'est laissé faire ; il ne s'est pas révolté contre les premières difficultés de « la vie contemplative ». Les nouveaux convertis, dit-il avec une touchante justesse, envoient au ciel « plutôt les sens que l'esprit ». De quel droit se dépiteraient-ils « contre Dieu pour ne s'être voulu laisser voir à leur sensualité » (2) ? Les mondains, de leur côté, comment ne mépriseraient-ils pas les douceurs de la solitude pieuse?

 

Il les estiment des plaisirs supposés, croyant que les déserts ne peuvent produire que des fruits sauvages. Comme ils sont charnels, aussi ne cherchent-ils que ce qui est plus propre à la chair qu'à l'âme ; ne considérant pas que ce n'est point dans les feuilles et les branches de nos déserts que nous cueillons nos douceurs, ains en ce grand et fertile arbre de vie où pendent pour fruits des consolations spirituelles (3).

 

(1) Le jardin sacré, pp. 57, 58.

(2) Ib., pp. 67, 68.

(3) Ib., pp. 68, 69.

 

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Sa phrase n'en finit pas, sa pensée manque de moelle ; il a néanmoins, je ne sais comment, une façon à lui de nous faire réaliser la « sourde industrie » des inspirations divines, ce travail profond dont les « signes mornes » ne paraissent pas « en la disposition muette du corps » et qui « ne se peut accorder à l'humeur remuante de l'homme actif» (1). La religion de Nervèze est bien celle de nos humanistes, paisible, confiante. La solitude ne l'a pas assombrie.

 

(Les Hébreux) vous estimaient terrible et furieux, — c'est une de ses prières — et prenaient l'effroi de vos foudres et de vos tonnerres : n'osant parler à vous que par la bouche de leur conducteur. Et nous vous croyons si doux que c'est à vous-même que nous adressons nos voeux et nos prières; non avec ces craintes serviles qui font plutôt haïr qu'aimer, ni avec ces défiances tyranniques qui font plus craindre qu'espérer... Non, en craignant à cause de vous, car vous êtes trop bon, non en espérant à cause de nous, car nous sommes trop méchants, mais pour partager ces deux contraires à votre miséricorde et à votre justice. A vous donc, mon Dieu, s'adressent ces dévotes conceptions de mon âme. C'est à vous à qui je parle ; c'est vous que j'ai offensé et c'est de vous que j'attends la consolation et le repos de mes jours, si travaillés des nuits et des ennuis de cette vie (2).

 

Même comme écrivain, Nervèze nous intéresse. Styliste raffiné chez qui l'on rencontre des jeux de plume que nous aurions cru d'hier (les nuits, les ennuis) et par moments d'une musique très douce, d'un rythme parfait.

 

Ainsi, ô Jérusalem, tu as perdu la splendeur de ton empire... Tes habitants en qui tu voulais être vénérée et vénérable, bannis de tes murailles, te réclament pitoyablement en cette contrée lointaine ; nous t'appelons à toute heure, disant : où êtes-vous, notre mère, nos plaisirs et nos ébats? Vos enfants, dénués de leur liberté, n'ont autre sujet en leur pensée que votre veuvage. Nous crions, nous crions, et nos voix qui s'accordent

 

(1) Le jardin sacré, p. 69.

(2) Ib., pp. 148, 149.

 

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à la douleur n'ont autre réponse que le résonnement de ces vallées. Nous demandons à nous-mêmes : où sont les campagnes que nos yeux voulaient voir, ces eaux, ces fleurs et ces hauts édifices qui s'offraient ordinairement pour objet à notre vue, cette douce terre de promission donnée à nos pères (1)?

 

Les miraculeuses ressources de notre langue ! En 1598, après Rabelais, après Amyot, Antoine de Nervèze la plie à des harmonies qui semblent toutes nouvelles. Jeune, souple, libre encore du corset d'airain qu'on ne tardera pas à lui mettre, elle se donne à ce chétif qui, du moins, n’est pas un tyran.

Soixante ans plus tard, c'est-à-dire au moment où l'évolution que nous racontons, pleinement achevée, a déjà fléchi sous la poussée des forces contraires, un des derniers poètes de l'humanisme dévot, et non le moindre, publie à son tour un petit recueil de méditations dont le titre plus humble, plus grave rappelle pourtant le jardin sacré de l'âme solitaire. Je veux parler du chef-d'oeuvre de Brébeuf, et d'un des plus beaux livres de notre littérature pieuse, des entretiens solitaires (2).

A l'exception de quelques fervents, personne chez nous ne connaît ce livre. Boileau ne l'avait pas lu. Guidés par une heureuse étoile, nous le découvrons toujours trop tard et nous restons alors stupéfaits que nos maîtres religieux aient négligé de nous vanter cette oeuvre si profondément chrétienne et d'une si haute poésie. A quatorze ans, mon professeur d'humanités nous révélait Prudence. Hélas ! je n'étais plus jeune, quand j'ai rencontré Brébeuf. Encore Prudence est-il délicieux, mais que de méchants livres soi-disant dévots ne nous a-t-on ou recommandés ou laissé lire, qui nous faisaient désapprendre et le français et la prière. Imaginez Brébeuf

 

(1) Le jardin sacré, pp. 81, 82.

(2) La première édition est de i660. D'après M. Harmand (Essai sur la vie et les oeuvres de Georges de Brébeuf, Paris, 1897), l’ouvrage aurait été composé en 1656.

 

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anglican. Ses Entretiens seraient aujourd'hui indéfiniment réédités par la Society fer promoting Christian Knowledge ou par d'autres, comme le Temple de G. Herbert, la Christian Year de Keble et le Gerontius de Newman. « On trouve dans les entretiens solitaires, écrit un lettré des plus fins, sous la forme d'un noble lyrisme, les élévations, les intimités d'une âme repentante et apaisée. Je ne connais pas de plus beaux vers chrétiens, au XVII° siècle, parmi ceux qui se dégageant de toute traduction (Corneille, Racine) ont un caractère essentiellement personnel (1) ».

Beaux vers, en effet, mais que nous ne trouvons tels qu'en nous appropriant les sentiments qu'ils expriment. Sincères, mais si simplement, si profondément qu'il faut les vivre pour les aimer. Il leur manque ce rayon qui illumine le moindre mot des confessions de Saint Augustin, ou les vers des très grands poètes. Eu quelque façon, ils ne se suffisent pas à eux-mêmes, ou, si l'on préfère, ils nous pénètrent peu à peu, ils ne nous ravissent pas. On tremble de les citer. Méditations brèves, denses, qui ne sont pas, mais que d'abord on croirait abstraites, ou plutôt sujets de méditations, et non pas cantiques. Sauf le splendide poème sur le pur amour qui me paraît digne de l'auteur de Polyeucte, les autres sont graves, sobres, comme la poésie liturgique, mais beaucoup moins vifs, moins sonores, moins éclatants.

Brébeuf reprend les pensées, les mots des autres solitaires

 

(1) RAYMOND TOINET. Quelques recherches autour des poèmes héroïques épiques français du XVII° siècle (Tulle, 1899), p. 179. Sainte-Beuve savait le prix de Brébeuf que M. Faguet a fort bien loué en Sorbonne. La thèse de M. R. Harmand est remarquable, mais ne dispense pas tout à fait de lire la notice de M. Ch. Marie sur les trois Brébeuf (Paris, 1875), le poète, son frère, le Prieur, curé de Venoux et leur oncle, le jésuite Jean de Brébeuf, admirable missionnaire qui fut martyrisé par les Hurons en 1649. L'histoire de Brébeuf rencontre à plusieurs reprises, la grande histoire, religieuse ou politique. Il a été lié très intimement avec la fameuse abbesse Laurence de Bellefonds. C'est lui qui a dirigé l'éducation du futur général de Bellefonds, l'ami de Bossuet et de Mlle de la Vallière. Enfin, il touche de plus ou moins près au groupe des mystiques normands.

 

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chrétiens. Lui aussi, il est allé au désert pour y trouver Dieu.

 

Là tout jusques à l'ombre et ;osques au silence

Des rochers et des bois,

Pour me parler de vous, ne sera qu'éloquence

Et ne sera que voix...

 

Souvent les seuls regards des rochers et des plantes

Rendent nos yeux savants.

Ce sont de vos grandeurs des images parlantes,

Et des portraits vivants.

 

Il piétine, il se répète. Ce rythme léger ne convient pas à un méditatif comme lui.

 

Et là que je pourrai dans vos moindres ouvrages

Vous voir presque des yeux (1).

 

Pauvre vers, mais qui dessine exactement l'attitude religieuse du poète. Dieu lui est présent. Il le voit là devant lui.

 

Je me mets si bas de moi-même

Qu'à m'abaisser encore, votre pouvoir suprême

Ne pourra se résoudre et ne le voudra pas.

Je ne suis à mes yeux que faiblesse et misère,

Qu'un souffle décevant, qu'une vapeur légère ;

Pourrais-je descendre plus bas ? (2)

 

Prenez-y garde : ce n'est pas là une amplification, pas tin monologue, mais un entretien. On a l'impression très vive qu'il s'adresse à Dieu, qu'il le défie humblement. « Pourrais-je descendre plus bas ? », il ne faut pas crier ce vers, le faire suivre de trois points d'exclamation. Simple question. Nous sommes en présence non pas d'un artiste plus ou moins heureux, non pas d'un poète qui s'écoute lui-même et se grise de s'écouter, mais d'un homme qui parle à quelqu'un. Et nous voilà transportés

 

(1) Les entretiens (Édition de 1668), pp. 240, 241.

(2) Ib., p. 7.

 

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au-dessus de l'ordre lyrique, dans l'ordre des réalités pieuses. Je ne mets pas en doute la sincérité religieuse des lyriques chrétiens, des prédicateurs, mais je ne trouve pas à la plupart d'entre eux ce degré de vérité simple, d'intériorité qui me touche dans les vers de Brébeuf. Seuls, à genoux, priant pour de bon, je me dis, je sais que leur prière ne ressemblerait pas tout à fait à leurs strophes, à leurs discours. Brébeuf, au contraire :

 

Quoi? mon Dieu, vous me recherchez !... (1)

Pouvez-vous me connaître et ne me haïr pas ?...

Dans cet objet hideux que pouvez-vous chérir ?...

Mais hélas ! ce néant est devenu coupable,

Et cependant, Seigneur, il est cher à vos yeux (2).

 

 

Vous ! moi! moi ! vous! Au fond tout est là. Le reste n'a pour but que de préparer, que d'éclairer cette rencontre ineffable, d'en redire, hélas, et d'en délayer le souvenir. Vous! moi ! Verlaine reprendra ce thème. Poète, il dépasse Brébeuf, est-il plus prenant? (3).

 

Quoi ! mon Dieu, vous me recherchez !

 

 

Qui ne peut dire cela, et pourtant qui le dirait mieux?

Cette familiarité que l'Evangile nous prêche, on voit combien elle reste digne et décente. « Ce n'est pas déshonorer la religion que de la renvoyer chez les simples » disait Brébeuf, mais il disait aussi: « Il ne faut pas s'imaginer que Dieu ait le coeur bas ;... il est la grandeur même, et il n'y a que la grandeur qui l'attire » (4). Quoi de plus

 

(1) Les entretiens., p. 272.

(2) Ib., pp. 68, 6g.

(3) C'est aussi le thème d'un des plus beaux poèmes de Herbert :

Love said, a you shall be he »

— I, the unkind, ungrateful? Ah! my dear

I cannot look on thee...

 

Je me suis demandé souvent si Verlaine n'aurait pas lu, n'aurait pas imité d'assez près le Temple de G. Herbert.

(4) Cf. MARIE, Notice sur les trois Brébeuf, pp. 85, 83.

 

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grand et de plus simple, de plus affectueux et de plus grave que l'humilité ?

Brébeuf nous montre aussi que l'optimisme chrétien n'est pas toujours cette joie exubérante, et parfois d'apparence un peu folâtre, que l'on rencontre dans la première génération de l'humanisme dévot. Pauvre, timide, indolent, incapable de se pousser, Brébeuf a manqué sa vie. De

nombreux déboires l'ont aigri, découragé. La fièvre le ronge. Il mourra phtisique. Il est généreux, enthousiaste, mais en même temps craintif, un peu étroit, scrupuleux. Ne craignez pas néanmoins que le jansénisme l'attire. Dès la préface des entretiens, il répudie expressément, techniquement — car il était bon théologien — la dure doctrine et tout son livre s'inspire de la doctrine opposée. A la vérité, il tremble devant les jugements de Dieu et le mystère de la grâce. L'espérance, chez lui, n'est pas présomption.

 

Aimons un Dieu tout bon, craignons un Dieu tout juste...

Au lieu de consentir que sa haute clémence

Fasse notre impudence,

Espérons humblement et ne présumons pas...

Et bien qu'il ait promis la tendresse d'un père

Au remords salutaire

Il n'a pas au pécheur promis ce beau remords

 

Mais la crainte n'est pas la plus forte,

 

L'espoir que la grâce produit

Laisse peu de place à la crainte (1).

 

Mais il ne veut pas d'une dévotion farouche, cruelle :

 

C'est donc une injure visible

De l'accuser d'une fierté

Qui ressemble à la cruauté

Et la rend presque inaccessible.

Homme, laisse ces sentiments

A ces rebelles jugements

 

(1) Les entretiens, p. 89.

(2) Ib., p. 182.

 

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Que tout irrite et que tout blesse,

Et qui mettent dans la vertu

Et le chagrin et la tristesse

Dont leur esprit est combattu (1).

 

Que l'on se mette à la sainteté, ou plus simplement, que l'on commence à la trouver belle et déjà l'on est tout près de l'atteindre.

 

Au même instant que la vertu

Devient notre plus douce envie

Notre esprit en est revêtu (2).

 

Et encore, et enfin, nous sommes si peu de chose, Dieu est si bon!

 

Que pourrait vous servir ma révolte punie,

Ou que ferait pour nous la clémence infinie

S'il n'était point d'iniquités ? (3)

 

Je ne voulais pas le citer. J'avais raison. Un lecteur pressé remarquerait-il la tendre hardiesse, la sublime familiarité de ces derniers vers ?

III. La dernière génération de l'humanisme dévot, celle de Brébeuf, celle de Pierre Corneille, celle dont le P. Yves de Paris nous parait le représentant le plus achevé, se rencontre manifestement sur une foule de points essentiels avec la génération toute salésienne qui la précède, mais elle n'a plus tout à fait la même vie intérieure. Phénomène singulier, presque troublant que nous tâcherons d'éclaircir plus tard, mais sur lequel les entretiens solitaires de Brébeuf, attirent déjà notre attention. N'est-il pas en effet bien remarquable que chez cet excellent catholique, et foncièrement pieux, le souvenir des Evangiles trouve relativement si peu de place ? Je n'insinue certes pas que la religion du poète soit vague, incertaine et, pour

 

(1) Les entretiens, p. 155.

(2) Ib., p. 163.

(3) Ib., p. 3.

 

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tout dire, qu'elle penche au déisme. Il vit de la vie de l'Eglise, il fréquente les sacrements, il invoque la Sainte Vierge avec une dévotion touchante, semblable en cela à Pierre Corneille. Mais enfin la pensée du Dieu-Homme l'occupe moins qu'on ne l'aurait cru. Il ne contemple pas son histoire, les mystères de sa naissance ou de sa passion. De presque tout ce qui est récit dans les évangiles, on croirait qu'il n'a jamais entendu parler. Et sans doute, il n'a pas tout dit, il n'avait pas à tout dire, mais enfin si ces visions lui étaient plus familières, sa prière intime, d'une manière ou de l'autre, y reviendrait moins rarement. De ce point de vue, quelle différence n'y a-t-il pas entre lui et le P. Richeome ou François de Sales? Beaucoup de ses contemporains me laissent la même impression. Leur livre de chevet, c'est le psautier, c'est l'Imitation, ce n'est pas la vie du Christ. Expliquerons-nous cela par les infiltrations jansénistes, oublierons-nous que l'auteur des Provinciales a écrit le mystère de Jésus? Non, Port-Royal n'est pour rien dans ce changement d'attitude, il l'aurait plutôt retardé. D'autre part, il ne serait pas moins injuste de nous en prendre aux Jésuites, d'oublier que, dans les exercices de saint Ignace, trois semaines, sur quatre, sont consacrées à la « contemplation des mystères ». Les causes que nous cherchons viennent de plus haut, de plus loin et sont plus diffuses. C'est l'esprit du temps, ce je ne sais quoi de dépouillé, d'auguste, de sec, d'étroitement raisonnable qui, dès avant la majorité de Louis XIV, commence à dominer dans les tendances, les goûts, la prière même du grand siècle. Mais cela encore, ne faudrait-il pas l'expliquer. Pense-t-on que je me crée un fantôme de mystère? Pour se heurter à celui-ci, il suffit d'ouvrir les yeux.

Un savant Jésuite, le R. P. Longhaye, critique prudent et respectueux, la sagesse même, n'a-t-il pas avoué l'étonnement, l'inquiétude peut-être, que lui cause la prière, de qui, juste ciel! — de Fénelon, prière que ne remplit pas

 

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assez, que n'émeut, que ne soulève pas assez la pensée du Christ. Encore un coup, ce n'est pas ici le lieu d'aborder un pareil chapitre. Brébeuf nous a donné seulement l'occasion d'y préparer l'esprit du lecteur. Revenons maintenant à la vie intérieure de nos laïques, de nos poètes et puisque le méditatif Brébeuf nous a caché les visions, les imaginations pieuses qui édifiaient sa solitude, prenons un « contemplateur ».

Pour peu que nous rebroussions chemin vers les premières années du XVII° siècle, nous n'aurons que l'embarras de choisir. Cruel embarras du reste. Voici, entre beaucoup d'autres, deux poètes qui nous sollicitent. Ils sont magistrats tous deux : l'un nous vient du Nord, l'autre du Midi : le premier, Lazare de Selve, est « président pour Sa Majesté es villes et pays de Metz, Toul, Verdun », et il a publié des sonnets sur tous les évangiles du carême; le second, Jean de la Cépède, seigneur d'Aygalades est « premier président en la Cour des comptes, aides et finances de Provence », et il a publié trois centuries de sonnets sur la Passion. Ni l'un ni l'autre ne me parait méprisable, mais celui-ci nous est recommandé par Malherbe en personne.

 

J'estime La Cépède et l'honore et l'admire,

Comme un des ornements les premiers de nos jours...

 

Prenons La Cépède (1).

Ce provençal a les caractères qui distinguaient jadis l'élite cultivée, l'humble noblesse, la bonne bourgeoisie de son pays. C'est un lettré, fervent admirateur des modèles classiques, diligent, exigeant, raffiné même, néanmoins il reste peuple. On sait que la langue provençale reflète à merveille cette heureuse combinaison : nulle préciosité ne

 

(1) Les théorèmes de Messire Jean de la Cépède sur les sacrés mystères de notre rédemption (Toulouse, 1613). Quant à Lazare de Selve, j'ai cité plus haut un Noël de sa façon. Si je le néglige, quoique lorrain, c'est d'abord qu'il me paraît avoir imité celui du midi, ensuite parce qu'il est plus inégal, moins, beaucoup moins pittoresque. Il résume en quelques traits la description des scènes évangéliques et court aux symboles. Voici. du reste un sonnet de lui :

 

Sur l'arrivée de Jésus-Christ au mont d'Olivet.

 

Vois, mon âme, aujourd'hui la sainte colombelle

Qui cueille de l'olive un rameau verdissant,

Pour montrer que ces eaux vont ores s'abaissant

Qui noyèrent d'Adam la race criminelle.

Vois le Samaritain, plein d'amour et de zèle

Au Mont des Oliviers les olives pressant,

Pour faire F huile saint dont il va guérissant

Du pauvre homme navré mainte plaie mortelle.

Il est l'oint du Seigneur qui veut oindre les siens,

Le Christ qui fait le chrême et qui nous fait chrétiens

Prenant pour lui le fruit vert, amer et moleste.

Il est notre grand roi qui, sacré en la croix,

De l'huile et des rameaux, nous veut tous comme rois

Sacrer et couronner au royaume céleste.

 

(Les oeuvres spirituelles, p. 47.)

 

J'aurais pu citer aussi de lui le sonnet du bon Pasteur, simple, touchant et dont la fin est vraiment belle.

 

Mes brebis entendant ma voix et mon langage

Me vont suivant partout et moi, pour pâturage,

Je leur donne à la fin l'éternel Paradis (p. 39).

 

Ce Lazare de Selve n'appartient-il pas à la famille limousine de ce nom? Jean de Selve, premier président du Parlement de Paris et négociateur du traité de Madrid en 1526, était originaire de Marcillac. Les Dumas étaient apparentés aux de Selve. Ainsi le P. Martial de Brive (Dumas) serait peut-être un cousin de notre Lazare. Cf. la brochure de M. Clément-Simon sur le P. Martial, citée plus haut.

 

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lui coûte ; et, d'un autre côté, rien n'est trop libre pour elle (1). Demandez-lui si elle préfère la grenade d'Aubanel aux olives noires de Roumanille, elle ne comprendra pas la sotte question. Vienne un miracle qui réunisse dans une seule tête ce que ces deux éléments du génie provençal ont de plus exquis, vous aurez Mistral. En religion, même contraste apparent qui dissimule aux étrangers la simple et souple unité de cette race. La prière provençale est mystique jusqu'à l'abstrait, colorée, pittoresque, populaire jusqu'au tapage. Je parle bien entendu de choses qui auront bientôt achevé de disparaître. Sed hoec prius fuere.

Sous Louis XIII, la formation religieuse d'un magistrat provençal était passablement compliquée. Jean de la Cépède

 

(1) La Cépède s'excuse, l'ingrat ! de n'avoir pas tout à fait oublié son s ramage natal » (avant-propos).

 

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possède à fond les Pères de l'Eglise et les principaux exégètes. Dans ses notes justificatives, il en cite près de deux cents que manifestement il a lus, médités, d'original. Ainsi muni, pas un verset de l'Evangile qui n'éveille chez lui mille souvenirs augustes. Les rapports infinis entre l'Ancien et le Nouveau Testament lui sont familiers.

Il écrit, s'adressant au Christ :

 

Tous vos faits, tous vos dits ont un sens héroïque (1),

 

ou encore, sur un détail du récit évangélique,

 

L'Esprit de l'Eternel va sans doute étalant

Quelque profond secret en ce coup violent (2).

 

La vie du Christ tout entière prête ainsi à des méditations infinies, et plus encore, s'il est possible, l'histoire de la Passion.

 

Tout est plein de mystère en cette tragédie (3).

 

Alors surtout, le Christ nous déchiffre «tous les tableaux secrets » du vieux Testament (4), alors surtout,

 

Il remplit le crayon des antiques figures (5).

 

Assimilée, maïtrisée par un vif esprit, cette riche substance donne aux théorèmes beaucoup de solidité et d'éclat. Comme le dit le poète lui-même, c'est « un fort drap d'or ». Tantôt il ramasse en quelques mots de longues séries de souvenirs ou de symbolismes bibliques. Ainsi pour l'arbre de la croix :

 

Mariniers qui cinglez vers la terre promise,

Pour surgir à son port, ayez pour entremise

Ce bâton, ce couteau, ce trident et ce bois (6),

 

(1) Les Théorèmes, I, XXX.

(2) Ib., I, LX.

(3) Ib, I, LX.

(4) Ib., III, LXXIX.

(5) Ib., II, XXV.

(6) Ib., III, XXIV.

 

350

 

Ou bien il déploie largement l'étoffe scintillante. Ainsi devant le Christ qu'Hérode fait revêtir d'une robe blanche :

 

Blanc est le vêtement du grand Père sans âge ;

Blancs sont les courtisans de sa blanche maison ;

Blanc est de son Esprit l'étincelant pennage ;

Blanche est de son Agneau la brillante toison ;

 

Blanc est le crêpe saint dont, pour son cher blason,

Aux noces de l'Agneau l'Epouse s'avantage ;

Blanc est or' le manteau dont par même raison

Cet innocent époux se pare en son noçage ;

 

Blanc était l'ornement dont le Pontife vieux

S'affublait pour, dévot, offrir ses voeux aux cieux;

Blanc est le parement de ce nouveau Grand-Prêtre ;

 

Blanche est la robe due au fort victorieux ;

Ce vainqueur, bien qu'il aille la mort se soumettre,

Blanc, sur la dure mort triomphe glorieux (1).

 

 

Cette érudition, loin d'étouffer les symbolismes plus personnels, les encourage au contraire.

Écoutez cette prosopée au manteau de pourpre :

 

O pourpre, emplis mon test de ton jus précieux,

Et lui fais distiller mille pourprines larmes,

A tant que méditant ton sens mystérieux,

Du sang trait de mes yeux, j'ensanglante ces carmes.

 

Ta sanglante couleur figure nos péchés

Au dos de cet Agneau par le Père attachés ;

Et ce Christ t'endossant se charge de nos crimes.

 

 

(1) Les théorèmes, II, LIV. Toujours les dépouilles de l'Egypte. Je

jurerais que cette symphonie en blanc est la transposition d'un thème cher à la renaissance. Qu'on se rappelle les sonnets de Shakespeare à la dark lady. Notre président ne les avait pas lus, mais il avait puisé aux mêmes sources que Shakespeare.

 

La modeste vénus, la honteuse et la sage,

Etait par les anciens toute peinte de noir...

La tourtre aussi fut faite avec un noir plumage;

La sommeilleuse nuit qui nos peines soulage,

Qui donne bon conseil se fait noire apparoir.

Les mystères sont noirs, profonds à concevoir;...

Noire est la vérité, cachée en un nuage...

(Amadis Jamyn, I, p. 129). Cf. SYDNE7 LEE, The French renaissance in England..., p. 273.

 

351

 

O Christ, ô saint Agneau, daigne-toi de cacher

Tous mes rouges péchés, brindelles des abîmes,

Dans les sanglants replis du manteau de ta chair (1).

 

La superposition, si j'ose dire, et la fusion de ces trois effets de rouge : le passage de la pourpre au sang, puis du sang au péché, voilà, me semble-t-il, qui passionne, qui sanctifie les subtilités souvent froides et creuses du symbolisme. Ce n'est là du reste qu'un seul des aspects, et non le plus original, de ce curieux et complexe génie. La piété de La Cépède ne parait pas moins populaire que savante. Les yeux, tous les sens ne la nourrissent pas moins que l'esprit.

Drame « plein de mystères », mais enfin drame tout court, il assiste au spectacle de la Passion avec l'ardente, l'insatiable curiosité des simples. Il n'a jamais assez vu. Ce grave magistrat, cet exégète, cet ami de la Pleïade, évoque la divine histoire, il la ressuscite, scène par scène, geste par geste, plus vivement, plus crûment que nous ne pourrions le faire en appelant à notre aide le souvenir d'Oberammergau. Ses théorèmes, ou pour parler plus clair, ses visions, ses tableaux ont tour à tour la vie bariolée, éclatante d'un Rubens, le mordant d'une eau-forte, la candeur appliquée, paisible d'une enluminure.

 

Le tribun prend la tête et conduit sa cohorte,

Maint fifre, maint tambour anime le soudard ;

Parmi les bataillons vole maint étendard

Et cent armés à cru font la seconde escorte.

 

De cent chevau-légers l'une et l'autre aile est forte ;

Au mitan les bourreaux mènent Christ par la hart ;

Tout autour les sergents font un double rempart ;

Tout marche en ordonnance.

On arrive à la porte (2).

 

 

(1) Les théorèmes..., II, LXIII.

(2) Les théorèmes..., II, c. A la fin du volume, La Cépède a placé la traduction de quelques hymnes. Son Vexilla regis commence par ce bel alexandrin.

 

Les cornettes du Roi volent par la campagne.

 

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Il n'a pas moins de trois sonnets sur le jeune homme qui s'enfuit, laissant, aux mains des soldats, le drap dont il s'était hâtivement revêtu.

 

L'insolente rumeur de la tourbe indiscrète

Qui fit dans ce jardin le Sauveur prisonnier

Vint promptement donner dans la pauvre logette

Où gisaient les valets du maître jardinier.

 

Un jeune adolescent s'éveille matinier

S'affuble d'un linceul, hors du chalit se jette,

Ouvre un peu la fenêtre, épie, écoute, guette

Sort, s'approche et craintif, talonne le dernier,

 

Voyant mener le Christ, il le suit pitoyable ;

Tandis, quelque mâtin de la troupe effroyable

Voit cet homme inconnu qui la cohorte suit ;

Il l'attaque, il l'empoigne, il le tient, il le mène ;

Le jeune homme fait force et laisse à qui l'entraîne

Son linceul pour son corps, et s'échappe, et s'enfuit (1)

 

Ayant achevé sa vive pochade, il se mettra lourdement à déchiffrer les sens cachés de cette anecdote. Mais son premier mouvement a été de curiosité. Remarquez d'ailleurs que cette curiosité ne gêne aucunement la

prière d'une âme simple. L'évangile est aussi un livre d'images, et regarder ces images, c'est oeuvre pie. La précoce vieillesse du XVII° siècle veut une prière constamment sublime. Brébeuf se serait fait scrupule de glisser pareille vignette dans ses Entretiens solitaires. Disons mieux, l'idée ne lui en serait pas venue.

Saint Pierre intéresse fort Jean de la Cépède. Il l'amuse même, comme il devait faire au temps des mystères.

 

Et le coq dégoisa sa première chanson... (2)

Pauvret, l'amour le pousse et la peur le retient... (3)

 

(1) Les théorèmes... 1, LXXXVI.

(2) Ib., II, V.

(3) Ib., II, XIII.

 

353

 

Pierre, au feu des valets, sa glace dégelait...(1)

Il maudissait encore, quand l'ergoté trompette

Pour la seconde fois entonna sa chanson (2).

 

Tout un sonnet, gentiment railleur, aux rimes matamoresques, le poursuit lui et ses frères :

 

J'accompare ces onze aux apprentis de Mars,

Chauds à l'apprentissage et vaillants en boutades,

Qui semblent au seul vent de leurs rodomontades,

Atterrer, enterrer les plus braves soudards.

 

Mais dès qu'il faut sortir à la merci des dards,

Choquer les ennemis, boire les mousquetades,

Les voilà tous en fuite : adieu, leurs incartades ,

Adieu leur assurance, adieu leurs étendards ;

 

Ainsi le bon saint Pierre, avec toute sa bande...

 

Quand il rencontre Pilate, notre président se trouve en présence d'un de ses pairs. Il le traite en conséquence :

 

Hors du prétoire, au lieu qu'on nomme pavement,

S'élève en demi-rond un siège magnifique,

Où notre juge époint d'un soudain mouvement,

Vient s'asseoir comme aux jours d'audience publique.

 

Là séant, il semblait d'un courage héroïque

Vouloir braver la peur qui l'assaut vivement,

Voir cette cause à fond, la juger gravement

Et sauver le Sauveur de la rage hébraïque (4).

 

Tout cet appareil, et en venir enfin à la forfaiture ! Pour l'honneur de la robe, La Cépède en souffre deux fois. Aussi bien, n'ignore-t-il pas que Pilate a fait école :

 

Tout pouvoir est du ciel. Le ciel le donne aux rois,

Les rois aux magistrats, pour rendre la justice

Dont les justes décrets, dont le saint exercice,

Par l'effort de la peur sont forcés maintes fois.

 

(1) Les théorèmes..., II, XXVI.

(2) Ib., II, XXIX.

(3) Ib., II, X.

(4) Ib., II, LXXXIII.

 

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« Maintes fois », même sous Louis XIII ! Il est vrai que le Christ a eu un mot d'indulgente compassion pour Pilate, mais,

 

Juges, qu'aucun ne soit de ce mot amorcé.

L'excuse de la force est vile et décevante.

Qui sait et veut mourir ne peut être forcé (1).

 

Corneille était encore au collège quand le poète provençal frappait ces grands vers.

Je ne puis citer les chaudes peintures qu'il fait des princes des prêtres :

 

La rage qui préside à cette aigre tournelle (2)

 

ou de la foule :

 

Ores, un le brocarde

Ore un autre le pince ou l'autre le nazarde (3),

 

car il est temps d'en venir à la tendresse, au réalisme pathétique des nombreux sonnets où La Cépède oublie le décor et les comparses et les acteurs pour s'absorber dans la contemplation du Christ lui-même. « O belle et chère tête ! » « O mon Christ! » c'est ainsi qu'il parle, et visiblement de tout son coeur (4). Il a voulu peindre une à une les blessures de la divine victime ; lui aussi, il en a compté tous les os. Devant l'Ecce Homo, il remarque

 

Le corail de sa bouche est ores jaune-pâle...

Le reste de son corps est de couleur d'opale... (5)

 

Il prête aux éléments sa propre détresse, à l'aube du vendredi-saint par exemple :

 

Tandis l'aube à regret sortant de la marine

Notre horizon remonte à pas mornes et lents

 

(1) Les théorèmes..., II, LXXXI.

(2) Ib., I, XXXVI.

(3) Ib., II, XCI.

(4) Ib., II, LXVII.

(5) Ib., II, LXX.

 

353

 

Un crêpe basané voile sa tresse orine

Son front est nuageux: ses yeux sont distillants.

Ce noir matin... (1)

 

La croix plantée émeut, déchire toutes les fibres du poète .

 

Puis la levant debout, la pointe on précipite

Si roide dans ce trou creusé sur le rocher

Que le coup s'en va bruire au centre du Cocyte (2).

 

Et maintenant, qu'il voie son Christ lentement, savamment remodelé par la mort

 

Dès que cette oraison fut par lui prononcée,

Il laisse un peu sa tête à main droite pencher,

Non tant pour les douleurs dont elle est offensée

Que pour semondre ainsi la Parque d'approcher.

 

Voilà soudain la peau de son front dessécher ;

Voilà de ses beaux yeux tout à coup enfoncée

L’une et l'autre prunelle et leur flamme éclipsée

Leur paupière abattue et leurs reaux se cacher (3).

 

Ses narines à peine étant plus divisées

Rendent son nez aigu ; ses tempes sont creusées;

Sur ses lèvres s'épand la pâleur de la mort ;

 

Son haleine est deux fois perdue et recouverte,

A la tierce, il expire avec un peu d'effort

Les yeux à demi clos et la bouche entr'ouverte (4).

 

Il n'y a plus ici qu'à s'agenouiller et à se taire, comme fait le prêtre, à la messe, quand il arrive à l'inclinato

 

(1) Les théorèmes..., II, XXXII.

(2) Ib., III, XVIII.

(3) Les reaux ou mieux les « rehauts, explique-t-il lui-même, sont les jours de la superficie ou circonférence des yeux, du nez... ; par ces rehauts, et ces ombres, la peinture fait ses reliefs et combien que le visage et les membres d'un corps mort aient aussi leurs rehauts, ils sont toutefois sombres et bien différents de ceux d'un corps vivant qui sont clairs et bien égayés. Or ceux-ci se perdent en l'homme mourant : en Jésus-Christ toutefois nous ne disons pas qu'ils se perdirent; mais qu'ils se cachèrent, pour ce qu'ils reparurent bientôt après quand il ressuscita » (p. 484; En vérité, la précieuse note !

(4) Les théorèmes..., III, LXXXV.

 

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capite, emisit spiritum. Que dire enfin du Stabat de Jean de La Cépède ! La Vierge est là, blanche comme une morte

 

Jean son fils adoptif a la même couleur

Et les dames encore qui l'avaient approchée

Dont l'une fait épaule à sa tête penchée,

L'autre, frappant ses mains, rappelle sa chaleur.

Tandis, grosse de deuil, la sainte débauchée

Sur le corps du Sauveur tient sa vue fichée

Sans plaintes à la bouche et sans larmes aux yeux (1).

 

Imagine-t-on rien de plus saisissant ? Quoique du reste on puisse penser du mérite littéraire de ces vers, on conviendra qu'ils traduisent un sentiment profond. La Cépède se fait du Christ une image précise et touchante, il revit l'histoire de la Passion avec une intensité extraordinaire. Artiste, oui sans doute. On l'est toujours, ou l'on veut l'être quand on met la main à la plume, mais artiste qui décrit une véritable prière et même qui prolonge celle-ci en la décrivant. Cette manière d'aborder l'oraison en peintre, en historien, nous l'avons déjà étudiée chez le P. Richeome. Qu'on préfère une méthode moins pittoresque, moins curieuse, qui prenne moins l'homme tout entier et qui reste à la cime de l'esprit, c'est affaire au goût de chacun, mais il faut tout comprendre. On me dira que cela est trop divertissant et par suite que ce n'est pas assez religieux. Peut-être, mais qu'on n'aille pas étriquer, dessécher la religion en la voulant trop sublime. Pour mieux se représenter la pêche miraculeuse, Jean de la Cépède était homme à prendre le coche d'Aix à Marseille, et à se promener deux ou trois heures le long du vieux port, choisissant des types d'apôtres, se mettant bien dans les yeux la vue d'une barque chargée de poissons, préparant ainsi le prélude mystique que saint Ignace appelle la « composition du lieu ». Là-dessus, rentré dans son

 

(1) Les théorèmes..., III, XCVII.

 

357

 

oratoire, le souvenir de cette jolie promenade l'occupera peut-être plus que de raison. Il mêlera un peu les deux tableaux. Du moins s'est-il pénétré davantage de la vérité des scènes évangéliques ; il sait, il sent que les apôtres ont été des hommes, des pêcheurs et non des fantômes ; il arrive par là à entrevoir, à serrer de plus près la réalité humaine de celui que les apôtres ont vu de leurs yeux, touché de leurs mains.

C'est là sans doute un des résultats que se proposait saint Ignace, mais il escomptait aussi je ne sais quel mimétisme surnaturel que la « contemplation des mystères s, que « l'application des sens » à la longue ne peut manquer de produire. « Les marqués de ton coin », dit encore La Cépède dans un sonnet à l'Arbre de la Croix, où il rappelle l'histoire des hébreux en Égypte,

 

Les marqués de ton coin n'eurent jadis à craindre ;

Je ne craindrai non plus, s'il te plaît de t'empreindre

Par le burin d'amour sur le roc de mon coeur (1).

 

 

(1) Les théorèmes..., III, XXI. On ne s'étonnera pas, j'espère, de me voir citer un si petit nombre de poètes, et de n'avoir pas toujours choisi les plus grands. Dans une enquête du genre de la nôtre, les poètes ne sont aucunement des témoins privilégiés. Cela est de toute évidence. J'ajoute que souvent ils paraissent d'autant moins intéressants que leur génie éclate davantage. Certes il est dur de s'étendre sur Brébeuf, sur La Cépède et de négliger Corneille. Mais celui-ci n'est représentatif que de lui-même, si l'on peut aussi fâcheusement parler, au lieu que les deux autres traduisent avec plus ou moins de talent les sentiments, la prière, non pas de la foule, mais d'une foule. Sur la poésie chrétienne de Corneille, cf. le gros livre, un peu long, mais assez fortement pensé d'Auguste Nisard (Les deux imitations... le de imitatione et l'imitation de Corneille comparées dans leurs parties principales, Paris, 1888), et mieux encore l'excellent travail de M. V. Poucel (Une poésie dévote : « l'Imitation » de Pierre Corneille. Études religieuses, novembre, décembre 1910).

 

 

 

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