Chapitre IX
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CHAPITRE IX VERS LE PUR AMOUR

 

Le beau et le bien. — La Diotime de Platon. — « La beauté jamais ne saoule. » — Panégyrique de l'amour humain parle général des feuillants. — Friar Lawrence. — Vrai caractère de cette philosophie. — Loin d'être trop facile, elle nous veut saints. — Que l'humanisme conduit logiquement au mysticisme. — Contre l'amour mercenaire et contre la crainte. — Le culte de Marie-Madeleine au ante siècle. — Patronne des humanistes et des mystiques. — Raisons de ce culte. — Littérature magdaléenne. — Marie-Madeleine et Marie de Valence.

 

Ils tendent à confondre ces deux objets de l'amour, le beau et le bien. De plus en plus christianisé, Platon, le Platon de la Renaissance, règne encore sur les esprits.

 

Le passage n'est pas si malaisé, disaient-ils, de l'Académie de Platon, à celle de la crèche et du calvaire. L'on peut dire de cette philosophie surnommée la divine, qu'elle est à l'égard du christianisme ce qu'est la campanelle à l'égard des fleurs de lys : rudimentum naturæ lilium facere condiscentis (1).

 

Le Moyne qui s'inspire souvent de Platon, pense trouver dans le discours de Diotime, quantité de propositions abstraites et relevées qui ressemblent fort aux lumières de nos mystiques. Mais Diotime, ajoutait-il, est toute chrétienne, quand Platon lui fait dire, que les beautés inférieures sont comme des degrés par lesquels il faut que l'amour de l'homme s'élève pied à pied jusqu'à ce qu'il arrive à la jouissance de la beauté souveraine... A mon gré, ces lumières sont bien pures et semblent être plutôt du Thabor ou du Carmel que du jardin des Académiques (2).

 

(1) La France convertie, par le P. Léon, p. 92.

(2) Les peintures morales, II, p. 41.

 

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Ce discours de Diotime, des livres de dévotion le commentaient à l'usage des simples fidèles. Dans le Traité de l’amour de Dieu par le P. Fonseca, traduit en 1604, se trouve tout un chapitre sur « l'amour de la beauté humaine ». Eh, comment passerait-on sous silence, dans l'échelle des beautés qui peuvent et doivent nous conduire à Dieu, celle dont « le bien... souvent surpasse tous les autres.», et que Zenon appelle « fleur de vertu » ?

 

A la personne belle (Dieu) a posé un signe, afin que chacun lui porte respect et fasse quelque bien... Et tout ainsi que les choses divines ne déplaisent ni attédient jamais la personne, aussi la beauté jamais ne saoule, ainsi cause un désir immortel...

Comme sur la noblesse relait la vertu, et l'émail par dessus l'or, aussi sur la beauté reluit et fait une consonance et harmonie divine, le beau corps et la belle âme...

C'est pourquoi ceux lesquels ont écrit les vies des saints et saintes vierges, avec la vertu et noblesse de l'esprit, ont pareillement remarqué la beauté du corps... (1)

 

On invoque à cet effet, les canonistes et les savants.

 

Alexandre... dit que si la femme riche, noble, mais laide est mariée avec un pauvre homme lequel soit beau et gaillard de sa personne, se doit estimer bien mariée.

Rasio, grand astrologue, dans un livre qu'il a dédié au roi Almanzor, tient pour chose difficile qu'un homme contrefait en la face soit de coutumes honnêtes et bonnes... Et bien, que cette règle ne se trouve vraie universellement, d'autant qu'il s'est trouvé au monde des hommes fort contrefaits toutefois généreux, il suffit qu'elle est vraie pour la plus grande partie (2).

 

Un personnage plus considérable, le P. Dom Charles de Saint-Paul, supérieur général des feuillants, écrit de son

 

 

(1) Traité de l’Amour de Dieu, pp. 478-482.

(2) Ibid., p. 484. — « L'extravagante » (ce n'est pas une épithète) De jurejurando, dit encore Fonseca, détermine que si quelqu'un avait donné la foi de mariage à une femme, à laquelle puis après arrive quelque fortune eu sa beauté, il n'est plus obligé d'observer la foi promise » p. 484.

 

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côté un véritable panégyrique de l'amour humain. Les anciens, dit-il,

 

lui donnaient des ailes, pour montrer qu'il rehausse et relève un esprit par dessus l'humeur rampante et grossière des âmes stupides et insensibles à ses traits. Le flambeau... était pour enseigner qu'il fait naître dedans les âmes une infinité de belles lumières et de connaissances excellentes qui sont cachées à ceux qui ne savent ce que c'est de son mérite. La façon mignarde et gentille qu'ils lui donnaient, apprend qu'il n'y a rien de si propre à polir l'esprit que l'amour honnête (1). S'ils le faisaient jeune, ce n'était pas pour le blâmer d'aucune inconsidération... mais pour montrer que le vrai et parfait amour ne vieillit point... Les traits de l'arc ne veulent dire autre chose, sinon qu'il fait... de puissantes impressions sur les courages, impressions que l'on a tort d'appeler des pries... (car) elles sont accompagnées de tant de douceurs, de plaisirs, de délices et de contentements qu'il n'y ait personne qui les ait ressenties, qui ne les préfère toujours à la plus entière santé (2).

 

Ainsi pensait le frère Laurence dans Roméo et Juliette :

 

Le Moine : Grand saint François quel est ce changement ! Rosaline que tu aimais si chèrement est donc si vite oubliée ! L'amour des jeunes gens n'est donc que mensonge...

Roméo : Mais vous m'avez grondé si souvent pour aimer Rosaline ?

 

(1) C'est là, dit-il ailleurs, e une vérité qui se reconnaît tous les jours évidemment dans les cours des princes, en la noblesse que l'on voit nouvellement arriver de la campagne, qui ne s'étant accoutumée à autre chose qu'à commander avec insolence à des sujets... est demeurés grossière, ignorante, sans galanterie et sans adresse. Mais, elle n'aura pas sitôt conçu le dessein de se faire aimer des grands... qu'on la reconnaît à l'oeil changée de moeurs... »

(2) Tableau de la Madeleine... (1628), pp. 22-17. — C'est un curieux moine que tout émeut et ravit. a Les orgues, dit-il, cet admirable instrument sur lequel la musique est comme en son char de triomphe », p. 47. Ailleurs il décrit le repas des petits enfants attachés au sein de leurs mères. « Il arrive.., tout incontinent que les vapeurs (que le lait) envoie à leurs cerveaux ferment leurs petits yeux et les réduisent dans un doux assoupissement, pendant lequel ils ne quittent pas le tétin, mais ils y demeurent collés sans faire autre action qu'un lent et presque insensible mouvement de leurs lèvres dont ils sucôtent, sans qu'on s'en aperçoive, le sein de leurs mères », p. 192.

 

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Le Moine : Pour la cajoler, oui, mon petit, mais pas pour l'aimer (1).

 

Naïve, humaine et céleste philosophie. C'est toujours l'harmonieuse synthèse que poursuit l'humanisme, toujours la « douce traînée et disposition de moyens accorts » dont parlait plus haut Dom Laurent Bénard. « Le corps pour l'esprit, l'esprit pour la vertu, la vertu pour la grâce, la grâce pour la gloire. » Ajoutez : l'amour humain pour l'amour divin. Dédiant aux vraies amoureuses son poème de la Madeleine :

 

celles que l'amour possède, écrira plus tard Desmarets, et qui possèdent quelqu'un par amour, apprendront ici à changer d'objet et s'étant déjà portées et arrêtées à l'unité, seront plus capables, avec la grâce, de se porter à l'amour du Fils de Dieu (2).

 

et, avant lui, l'intime de François de Sales, le président Favre :

 

Changez, non point d'humeur, mais d'objet seulement.

Aimez, mais Dieu qui seul vous aime constamment (3).

 

Qui la trouverait trop facile et accommodante, montre-rait assez qu'il entend de travers cette philosophie de l'amour. On lui reprocherait moins injustement de trop exiger de nous et d'ignorer notre faiblesse. Telle est en effet, comme nous le montrerons à la fin de ces études, la suprême grandeur de l'humanisme. En bonne logique, il nous veut saints. Il ne réalise pleinement sa doctrine qu'en la dépassant. La synthèse qu'il poursuit n'est que l'ébauche de l'union mystique. Le Moyne a raison, la Diotime de Platon montre le Carmel : la vie dévote de la Philothée n'est que l'apprentissage du pur amour.

 

(1) III, 3. For doting, not for loving, pupil mine.

(2) Marie-Madeleine ou le triomphe de la grâce (préface). Nous parlerons plus tard de Desmarets et de ses délices de l'esprit.

(3) Entretiens spirituels..., I, XIV.

 

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Aussi voyons-nous que, sans aller jusqu'au mysticisme proprement dit, beaucoup de nos humanistes l’annoncent expressément et la préparent. L’amour tel qu’ils le conçoivent est premièrement désintéressé, oublieux de soi. « Comme si la crainte avait plus d'ascendant sur une belle âme que l'amour! » s'écrie l'un d'eux (1). Le P. Louis d'Attichy nous présente un de ses héros comme « n'ayant point un amour mercenaire qui eût l'csil à la récompense mais plutôt servant Dieu simplement pour lui complaire, quand il n'eût fallu rien espérer » (2). L'amour, écrit le P. Charles de Saint-Paul, « ne mérite nullement d'être nommé parfait s'il est intéressé et mélangé ou de la crainte des rigueurs de la justice divine ou de l'espérance des récompenses » (3). Cortade, qui semblable à beaucoup d'orateurs, a peu de goût pour le mysticisme, écrit néanmoins :

 

Quand la crainte ne serait pas une passion reprochable : — odium timor spirat, dit Tertullien — et quand elle ne porterait pas en son caractère quelque honte et quelque lâcheté qui nous flétrit, il est d'ailleurs certain que ce n'est pas cette basse impression que veut faire dans nos coeurs celui qui repose sur nos autels, mais une bien plus noble et bien plus généreuse (4).

 

Des laïques même marquent très nettement la différence entre l'amour de Dieu et les joies sensibles de la prière ; ainsi le président Favre :

 

Ce n'est être dévot que prendre ses plaisirs

A sentir Dieu présent, il faut que nos désirs

Aiment tout ce qu'il veut, fût-ce notre enfer même (1).

 

« Fût-ce notre enfer ». J'ai vingt et trente auteurs qui parlent de même et que Fénelon aurait pu citer pour sa

 

(1) Le pèlerinage de Notre-Dame du Moyen-Pont... (préface).

(2) Histoire générale de l'Ordre sacré des Minimes..., p. 393.

(3) Tableau de la Madeleine..., p. 184.

(4) Octave du Saint-Sacrement..., p. 241.

(5) Les entretiens spirituels..., III, VI.

 

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défense. Mais ici nous n'avons plus le droit d'avancer. Que la commune patronne des humanistes et des mystiques nous ramène dans les limites de notre sujet.

« Marie-Madeleine, écrit M. Raymond Toinet, a été l'héroïne préférée du XVII° siècle ; on ferait aisément un gros ouvrage sur les causes de cette préférence » Ces causes, les pages qui précèdent nous les indiquent. Madeleine fait parcourir à nos humanistes tous les degrés de l'échelle de Diotime. Parfaitement belle, ils voient dans sa beauté un reflet de la beauté divine : cette humaine beauté leur semble, ou bien appeler, ou bien achever en quelque façon, ou du moins parer les grâces d'une sainteté sublime. Pulchrior et pulchro veniens in corpore virtus. Elle triomphe des instincts terrestres, mais sa pénitence ajoute à ses charmes. En elle, on aime sans trouble ce que la terre a de plus charmant. Enfin elle reste par excellence la sainte du pur amour et de la quiétude mystique. En faut-il davantage pour que trois générations de saints et de poètes soient à ses genoux.

 

Comme elle a été le plus digne objet des faveurs de Jésus en l'ordre de la nature, écrit le général des feuillants, aussi a-t-il voulu qu'elle fût... un vrai miracle d'amour en l'ordre de la grâce (2).

 

Puisqu'ils l'aimaient tant, comment ne les a-t-elle pas découragés d'écrire sur elle ? Qu'ajouteraient-ils à son évangile, ne risquaient-ils pas de le profaner? Odes, stances, sonnets, cantiques, poèmes épiques, sermons, livres de dévotion ou de morale, ils l'ont traitée comme les médiocres d'aujourd'hui traitent Jeanne d'Arc. Autres temps, autres fléaux. Aujourd'hui la platitude et le néant : avant-hier, les pointes, le faux-goût et la mièvrerie. Il y a là sans doute quelques bonnes pages, l'ensemble est

 

(1) Quelques recherches autour des poèmes héroïques-épiques français..., I, p. 110.

(2) Tableau de la Madeleine, p. 31.

 

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affreux. De tous ces magdaléens, le plus connu, le P. de Saint. Louis figure parmi les grotesques du temps de Louis XIII, piteuse gloire que plusieurs de ses rivaux auraient le droit de lui disputer et que les autres ne méritent même pas (1).

A tout ce fatras, préférons les discrètes confidences de tous les mystiques; à tant de magdaliades, l'exquise anecdote que le biographe de Marie de Valence va nous rapporter. Madeleine lui était souvent apparue, écrit Louis de la Rivière,

 

elle n'en parlait guère qu'avec des épanouissements de coeur... Que si les prédicateurs, ou en chaire ou en devis familiers, exagéraient, avec trop peu de prudence et d'honnêteté, ses défauts, cela la mortifiait et piquait juqu'au vif : « Qu'est-il besoin, disait-elle, de regratter si fort et d'exprimer avec des paroles messéantes, les manquements de cette sainte, puisque la miséricorde de Dieu a assé l'éponge dessus... (Pourquoi) rouvrir si cruellement des plaies que Notre Seigneur a guéries et encore avec des termes qui ne sont ni beaux ni bienséants en la bouche de ceux qui font profession de pudeur et d'honnêteté ? » — Un certain prédicateur, prêchant le carême à Valence, traita assez inconsidérément de sainte Madeleine ; quelques-uns des auditeurs vinrent trouver notre Marie et lui témoignèrent que le sermon... ne leur avait pas agréé. — Ni à moi aussi, fit-elle tout simplement. Cela vint aux oreilles du prédicateur lequel

 

(1) On trouvera dans les Recherches de M. Toinet un essai de statistique magdaléenne. L'auteur compte six poèmes épiques : Les perles. ou les larmes de sainte Madeleine, de César de Nostre-Dame (1606) ; la Magdaliade, de Durant (16o8j ; la Magdeleine, de Rémy de Beauvais (1617) ; l'Uranie pénitente. de Le Clerc (1628); la Madeleine au désert de la Sainte-Baume, du P. de Saint-Louis (1668) ; la Marie-Madeleine, de Desmarets (16681. M. Toinet cite aussi quelques autres poètes, Cotin, Martial de Brive, Godeau, Jean de Bussières et Juste Sautel (ce dernier, poète latin comme il a été dit plus haut). A côté de Sautel, il faudrait citer aussi la Magdalena de Balduini Cabilliavi (Anvers, 1625). C'est une série de centons catulliens. Le titre de la première élégie en dit long : Sub amorum myrto Magdalena se comit. Mais si nous ajoutions les Magdaléens de langue latine, où nous arrêterions-nous ? Peu de sermons qui m’aient paru mériter une mention. Du petit livre de Charles de Saint-Paul : Tableau de la Madeleine ou l'état de parfaite amante de Jésus, j'ai donné quelques extraits. Des élévations de Bérulle nous aurons à parler plus tard. L'humanisme anglais a chanté aussi la Madeleine. Cf. le poème de R. Crashaw : The weeper. — The dew no more will weep — peut-être imité de César de Nostre-Dame.

 

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n'y prit pas plaisir. Le mois de juillet suivant, il arriva que le R. P. Bazan, de notre compagnie (Minime), prêcha le jour de la fête de cette sainte et sans savoir ce qui s'était passé, en discourut honorablement et trancha net qu'il fallait parler en public des fragilités, es quelles elle pouvait autrefois être tombée, avec beaucoup de retenue, de prudence et de discrétion.

 

L'autre prédicateur était encore là. Il crut que Marie avait monté le minime, cria, courut chez l'évêque et remua tout pour se venger.

Mon pur et saint amour, écrit Marie dans ses notes intimes, un certain prédicateur traita de la glorieuse sainte Madeleine en son sermon, avec si grande irrévérence que j'en frémis en moi-même...

 

Puis elle raconte les récentes prouesses de ce brouillon :

 

Or, ajoute-t-elle, comme je m'étonnais grandement de trouver telles gens dans le clergé, j'ouïs intérieurement que vous jugiez à propos de laisser vivre ici-bas telles personnes remuantes et querelleuses pour l'augmentation des mérites de vos... bien-aimés (1).

 

Mais tout ceci n'est que l'amorce et du chapitre qui terminera le présent volume et des trois volumes suivants.

 

(1) Histoire de la vie et mrurs de Marie Tessonnière... (1650), pp. 69.

 

 

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