Chapitre III
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CHAPITRE III FRANÇOIS DE SALES

 

I. Les rides de Philothée. — Sa gloire est d'avoir vieilli, de paraître vieille. — Hardiesse, nouveauté, importance de l'Introduction à la vie dévote. — François de Sales, la Renaissance et l'humanisme dévot.

 

II. François de Sales humaniste. — Son humanité. — Simplicité et com. plexité. — Cordialité et faiblesse. — La sensibilité pieuse. — Contemplation des mystères. — Deux processions. — Indépendance de coeur. — Le dédoublement. — Activité et souplesse d'assimilation.

 

III. Les scrupules de sa jeunesse. — Le premier séjour à Paris. — Le gouverneur. — La grande tentation. — La Vierge Noire de Saint-Etienne-du-Grès. — Complications théologiques de la crise. — Conséquences de la victoire. — Adieux au thomisme.

 

IV. Padoue, Annecy, le Chablais. — Mission diplomatique à Paris en 16oa. — Son importance dans le développement du saint. — Il prend le ton. — Retour aux classiques. — La cité des saints. — François de Sales et les mystiques parisiens. — Effacement et observation. — L'épanouissement final et les premières lettres de direction.

 

V. L'esprit de François de Sales. — Exigences de sa direction. — Mort de l'amour-propre. — « Le plus mortifiant de tous les saints ». — Si la douceur de son esprit est purement de surface ? — Suavité envers le prochain, envers Dieu, envers soi-même. — Guerre à toutes les formes de l'inquiétude. — Les diversions. — L'esprit de joie.

 

VI. Théologie et philosophie. — La pensée salésienne et ses caractères. — Fondement dogmatique et expérimental de son optimisme. — « L'inclination naturelle à aimer Dieu par-dessus tout ». — L'aube de l'amour divin chez un infidèle. — Talisman contre l'obsession pessimiste ; la distinction entre les deux parties de lame. — François de Sales et les moralistes du grand siècle. — La liberté des âmes. — Unité et solidité du système salésien. — François de Sales et la civilisation catholique.

 

I. Philothée qui n'a jamais dédaigné de plaire et qui plaît encore sous ses cheveux blancs, n'aime pas les compliments ridicules. Qui lui dirait qu'elle a tout à fait gardé l'éclat de sa fraîcheur première l'amuserait fort. Elle ne veut pas de ce mensonge qui d'ailleurs lui enlèverait sa

 

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meilleure gloire. Elle a des rides, beaucoup de rides : si vieille aujourd'hui qu'on ne peut guère imaginer qu'elle ait jamais été jeune et que plusieurs l'aient jadis, du haut de la chaire, traitée d'effrontée. Sagesse, prudence, gravité sereine, elle a toutes les vertus de son âge, elle en a aussi les demi-défauts. Elle dit les plus belles choses du monde, mais que tous nous savons déjà, et qui sont devenues banales depuis trois siècles qu'elle les répète. Et puis, n'était la distinction exquise, un peu surannée, de ses manières et de son langage, comment la distinguerions-nous de ses filles innombrables, dressées par elle à sa ressemblance, pénétrées de ses idées? Non, elle ne peut plus être pour nous ce qu'elle fut pour nos pères, qui l'accueillirent, les uns avec transports, les autres avec une cruelle défiance. Quand elle fit ses premiers pas dans le monde, quelques-uns la trouvèrent d'un modernisme inquiétant, la plupart la saluèrent comme une libératrice, messagère de ferveur et de paix. Aux âmes droites et bonnes, il semblait que cette fille du ciel ouvrait des terres nouvelles. Le cloître l'acclamait aussi chaudement que le monde, ou, pour mieux dire, grâce à elle, le monde et le cloître semblaient ne plus faire qu'un. Avons-nous changé tout cela? Non, et tout au contraire. Le message de Philothée a été si bien entendu, il a été repris par tant d'autres voix, qu'il a perdu pour nous les vives grâces de l'imprévu, des révélations éblouissantes. Il n'a plus que la tranquille et sûre clarté des vérités éternelles. Aussi avons-nous quelque peine à nous expliquer le prodigieux succès des premières éditions de la Philothée; aussi pensera-t-on peut-être que j'exagère en affirmant que la publication de ce livre est une date mémorable dans Phistoire de la pensée et de la vie chrétienne. Charme du style, finesse et profondeur des analyses morales, aucun lettré n'est insensible aux mérites secondaires de François de Sales ; on voit moins unanimement l'originalité foncière qui fait de son livre une oeuvre unique et d'une importance

 

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capitale. L'auteur de l'Introduction à la vie dévote a eu le sort de tant d'autres fameux pionniers. Le raccourci qu'il a tracé d'une main hardie et conquérante est devenu la route commune où sauf quelques attardés, revêches ou timides, la foule se presse aujourd'hui. Il est vrai que la route porte le nom de Francois de Sales ; mais, si nous n'y prenions garde, cette attribution reconnaissante nous surprendrait. Il nous semble que, depuis toujours, tout le monde a passé par là.

On le pense bien, l'originalité de François de Sales ne consiste pas à proposer une doctrine précisément nouvelle. Le plus savant de ses admirateurs, Dom Mackey s'égare sans doute ou parle improprement quand il assure que « l'enseignement moral de l'Eglise a été considérablement augmenté par saint François de Sales (1) ». Qu'on nous cite ces apports prétendus, nous montrerons aisément que l'auteur de l'Introduction, même lorsqu'il paraît tout nouveau, ne dit rien qu'il n'ait appris des autres —il le reconnaît expressément — ou que d'autres n'aient dit avant lui. Sa nouveauté n'est pas là, mais dans le choix très particulier qu'il a voulu faire parmi les enseignements de ses devanciers; mais dans les principes qui ont dirigé, soutenu, animé sa diligente synthèse ; mais dans l'accent très personnel de son oeuvre. Jean-Pierre Camus l'avait bleu compris, lui qui s'est proposé de décrire l'esprit du bienheureux François de Sales, l'esprit, et non les théories, les systèmes, comme il aurait fait pour saint Augustin ou saint Thomas. Quant à cet esprit lui-même, il n'est pas non plus tout à fait nouveau. Et comment le serait-il, puisqu'il ne saurait être qu'une des formes de l'esprit chrétien? Nous venons de l'entendre bégayer sur les lèvres du vieux Richeome. Le grand mérite de

 

(1) Oeuvres de saint. François de Sales, III, p. XXXI. On verra que si je critique librement Dom Mackey, j'ai pour lui une très grande admiration. Rappelons qu'il n'était pas français. Beaucoup de ses impropriétés , de langage viennent de là. Mais enfin, pour ma part, je lui suis plus redevable qu'à n'importe quel autre commentateur de François de Sales.

 

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François de Sales est de lui avoir donné une voix, limpide, pressante, charmante, de l'avoir imposé au monde par la double autorité de son propre génie et de sa personne.

C'est l'esprit de l'humanisme chrétien, de Sadolet, par exemple, de Reginald Pole, mais appliqué délibérément à la vie pieuse et présenté à toutes les âmes. Nous avons déjà marqué cette progression lorsque nous expliquions le titre et le sujet du présent livre. L'humanisme en soi n'est ni chrétien ni païen : il peut aisément devenir l'un ou l'autre, suivant les dispositions de chaque humaniste. Quant à l'humanisme chrétien, bien qu'il ne repousse aucunement, qu'il implique plutôt, le souci de la vie intérieure et de la perfection personnelle, il fut assez ordinairement plus spéculatif que pratique. Il compte des saints parmi ses adeptes, mais il n'est pas, de lui-même, école de sainteté. Dans tous les cas, il semblait réservé, sinon aux savants proprement dits, du moins à une élite de catholiques bien nés qui avaient du loisir, de la culture et le goût des lettres anciennes. Tel quel, il portait en lui et ne pouvait manquer de développer une philosophie, des vues générales sur Dieu, l'homme et le monde. Philosophie, d'abord assez vague, assez incertaine et qui a dû, par un long travail de précision ou de correction, s'accorder enfin pleinement avec la théologie orthodoxe. C'est ainsi que nous avons vu l'humanisme chrétien, dûment allégé de tout élément suspect, siéger triomphalement parmi les Pères de Trente et marquer, de sa noble empreinte, quelques-unes des décisions les plus remarquables — je voudrais pouvoir dire, sensationnelles, epochmaking, car elles l'étaient en effet — de ce magnifique concile. Philosophie, théologie, savantes disciplines auxquelles la foule n'est pas invitée, mais qui visent néanmoins l'éducation morale et la sanctification de tous. Restait donc, après cette lente évolution qui avait définitivement annexé le meilleur humanisme à la haute pensée chrétienne, restait une suprême expansion qui ferait

 

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pénétrer cette haute pensée chrétienne dans la vie commune des simples fidèles. A ce travail, aussi difficile que le premier, et somme toute, plus important, écrivains et prédicateurs, Richeome, par exemple, se sont consacrés d'assez bonne heure, mais, quoi qu'il en soit de ces tentatives, l'Eglise, au début du XVII° siècle, attendait encore l'homme de génie qui réaliserait parfaitement cette adaptation, cette vulgarisation nécessaire. Francois de Sales a paru, mettant si l'on peut ainsi parler, toute la renaissance chrétienne, à la portée des plus humbles, dans un petit livre de dévotion.

II. Une thèse de doctorat nous l'a prouvé dernièrement et par le menu : François de Sales, élève appliqué des jésuites, est un humaniste tout court, au sens profane du mot, comme on l'était à la fin de la Renaissance (1). Il a fait d'excellentes humanités ; il tient ses classiques au bout de la plume, les poètes latins surtout; il écrit lui-même un joli latin, maniéré, sémillant, précieux, qui l'a conduit insensiblement au français de l'Introduction à la vie dévote, puis à celui du Traité de l'amour de Dieu qui vaut mieux encore. Mais à lui tout seul, et pour nous du moins, cet humanisme-là, indice parfois trompeur d'un humanisme véritable, ne tirerait pas à conséquence. L'homme ici, le directeur, le saint, nous intéresse plus que le styliste et cet homme est en effet un des plus humains qu'on ait jamais vus. A bien prendre cette noble qualité que l'Apôtre n'a pas craint d'appliquer au Christ, tout ce qu'on peut dire de François de Sales se ramène là. « Je suis tant homme que rien plus (2) » disait-il. « Eh quoi! n'avons-nous pas un coeur humain et un naturel sensible (3). » Il ajoute ailleurs avec une précision nouvelle : « Je ne suis point homme extrême et me laisse volontiers emporter

 

(1) A. DELPLANQUE, Saint François de Sales humaniste et écrivain latin, Lille, 1907.

(2) Oeuvres..., XIII, p. 330.

(3) Ib..., XIV, p. 264.

 

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à mitiger (1) ». Ainsi fait, donnez-lui des âmes à conduire et il écrira pour elles l'Introduction. « Palmelio, dira plus tard J.-P. Camus qui, dans son roman de Parthénice, a donné ce nom symbolique à François de Sales, Palmelio nous mène au royaume de Dieu avec une gerbe toute florissante et pleine de doux fruits d'honneur et de suavité (2). »

Nous n'avons de lui que des portraits irritants, Philippe de Champagne étant venu au monde vingt ans trop tard (3). Mais nous savons à n'en pas douter qu'il était beau à voir, d'une beauté fleurie, vermeille, éclatante qui lui causa de nombreux ennuis. « Il a été souvent tenté et rudement par diverses personnes » raconte sainte Chantal (4). Comment le sait-elle? Eh ! c'est lui-même qui le lui a dit. Bonne occasion de rappeler que la délicatesse a des nuances changeantes et que le XVII° siècle n'est pas le XX°; bonne occasion de défendre en passant l'honnête Camus du sot reproche que lui font quelques-uns pour les naïves libertés de ses romans, approuvés du reste par François de Sales. Aussi pur qu'on peut l'être ici-bas, celui-ci ne craignait aucunement de faire à la très pure Jeanne de Chantal des confidences qu'un évêque d'aujourd'hui garderait pour soi. Il écrivait en effet à la sainte au sujet de deux prêtres apostats qu'il venait de convertir :

 

Ce m'a été une grande consolation de les voir revenir entre les bras de l'Eglise... Hélas! ils étaient religieux... La jeunesse, la vaine gloire et la chair les avaient emportés en cet abîme... O Dieu, quelle grâce ai-je reçue d'avoir été tant de temps, et si chétif, parmi les hérétiques, et si souvent invité par les mêmes amorces, sans que jamais mon coeur ait seulement voulu regarder ces infortunés et malheureux objets (5).

 

(1) Oeuvres..., XIV, p. 39.

(2) Parthénice, p. 3;3.

(3) Il n'avait que vingt ans au moment de la mort de François de Sales. fin revanche, il a fait un très beau portrait de Camus (musée de Gand).

(4) Oeuvres de sainte Jeanne de Chantal, II, 349.

(5) Oeuvres..., XIV, pp. 37, 38.

 

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Une autre fois il écrit encore :

 

Mais moi, attaqué par tant de moyens, en un âge frêle et fluet, pour me rendre à l'hérésie... et que jamais je ne lui ai pas seulement voulu regarder au visage, sinon pour lui cracher sur le nez (1).

 

Comme on le voit, il flairait, sous de tels pièges, une manoeuvre hérétique. C'est possible, mais à Paris et à Padoue, villes très catholiques, il fut en butte à des obsessions du même genre. Les biographes nous ont laissé là-dessus de trop longs détails que, de son côté, J.-P. Camus, — il les tenait sans doute de François de Sales — a dramatisés dans le roman de Parthénice. Etranges anecdotes qui datent de la fin de son adolescence et qui nous le montrent crédule encore et candide comme un enfant. Plus que les livres, l'expérience l'a rendu prudent.

Montagnard, d'un esprit subtil et que l'observation avait rendu un peu défiant, il n'était pas simple et de beaucoup s'en fallait. Mais de toute la pente de son coeur profond, il tendait à la candeur des enfants. Prudence du serpent, simplicité de la colombe, il avait médité souvent cette consigne dont sa vie de prêtre avait confirmé la sagesse et qui pourtant le gênait.

 

Je ne sais si vous me connaissez bien, écrivait-il à sainte Chantal ; je pense que oui, pour beaucoup de parties de mon coeur. Je ne suis guère prudent et si (pourtant) c'est une vertu que je n'aime pas trop. Ce n'est que par force que je la chéris, parce qu'elle est nécessaire, je dis très nécessaire et sur cela je vais tout à la bonne foi, à l'abri de la Providence de Dieu. Non, de vrai, je ne suis nullement simple, mais j'aime si extrêmement la simplicité que c'est merveille. A la vérité dire, les pauvres petites et blanches colombelles sont bien plus agréables que les serpents, et quand il faut joindre les qualités de l'une à celles de l'autre, pour moi, je ne voudrais nullement donner la simplicité de la colombe au serpent, car le serpent ne laisserait pas d'être serpent, mais je voudrais

 

(1) Oeuvres..., XIV, p. 94.

 

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donner la prudence du serpent à la colombe, car elle ne laisserait pas d'être belle... La fâcheuse duplicité, c'est celle qui a une bonne action doublée d'une intention mauvaise ou vaine (1).

 

Ce texte capital, merveilleux de finesse, nous éclaire toute une famille d'âmes, droites et compliquées tout ensemble, sûres et insaisissables, qui déconcertent les simples. Colombe et serpent. Fénelon était de ces âmes, mais chez lui, c'est le serpent, un bon serpent, qui est devenu colombe, chez François de Sales, c'est la colombe qui, sans plus de joie que d'effort, a pris les qualités du serpent.

« Il écoutait tout le monde paisiblement et si longtemps que chacun voulait; la façon et le parler de ce bienheureux étaient grandement majestueux et sérieux, mais toutefois le plus humble, le plus doux et naïf que l'on ait jamais vu... Il parlait bas, gravement, posément, doucement et sagement.., il ne disait rien de trop, ni de trop peu, ains ce qui était nécessaire... parmi les affaires sérieuses, il jetait des mots de grande affabilité cordiale (2). » Ces lignes de sainte Chantal nous le montrent mieux que n'aurait fait le plus grand peintre. Un trait m'arrête néanmoins, cette majesté sur laquelle la sainte revient à plusieurs reprises. Très certainement, il était comme elle l'a vu, avec un je ne sais quoi pourtant qu'elle a bien vu, mais qu'elle a mieux aimé ne pas dire. Une légende trop répandue fait de lui un violent qui se serait héroïquement ; transformé en un miracle de douceur. Timide et faible plutôt, presque trop bénin. Les quelques peccadilles d'impatience qu'on lui connaît sont d'un homme paisible et lent, irrité soudain pour une minute par qui le presse ou le bouscule. D'instinct, il céderait toujours et s'il lui faut se vaincre, c'est pour se résigner à la raideur, à la

 

(1) Oeuvres..., XIII, pp. 303, 304.

(2) Oeuvres de sainte Chantal, II, pp. 221, 222, 169.

 

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résistance. Ce qu'il veut, certes il le veut bien et d'une volonté de montagnard, mais toute lutte de front le contrarie. Tendance si naturelle chez lui qu'il lui obéit encore, d'une façon toute sainte comme nous verrons bientôt, jusque dans le combat spirituel. « Quand vous rencontrerez des difficultés et contradictions, enseigne-t-il, ne vous essayez pas de les rompre, mais gauchissez dextrement (1). » « Que voulez-vous, répondait-il un jour au P. Binet qui lui reprochait d'accepter trop de sermons, c'est mon humeur qui me porte à cette condescendance; je trouve le mot non si rude au prochain que je n'ai pas le courage de le prononcer lorsque on me demande quelque chose de raisonnable (2). » « Je ne contredis jamais à personne », dit-il encore (3). Autant que faire se peut, cela va de soi.

A l'occasion, il sait parler ferme. « Moi qui ai quelquefois du courage » (4), dit-il. On le voit bien à certaines lettres de lui, calmes toujours, niais de bonne encre. Pour peu néanmoins que son devoir le lui permette, il cède, il cède toujours. Sur une question qui avait à ses yeux beaucoup d'importance, je veux dire sur les règles de la Visitation, si laborieusement rédigées par lui, n'a-t-il pas cédé presque sans combat, aux singulières exigences du cardinal de Marquemont? Humilité ? Je veux bien, mais teintée de quelque faiblesse. Au demeurant, ses familiers savent qu'il n'est pas terrible, qu'ils n'ont pas à se gêner avec lui. Soit à Paris, soit même à Padoue il se laisse traiter par son gouverneur en petit garçon ; évêque, il bat en retraite devant son valet de chambre, le farouche Rolland qu'un des premiers biographes du saint nous montre

 

(1) Oeuvres..., XII, p. 339.

(2) Cité par E. Griselle. Panégyrique de saint François de Sales, p. 11 (cf. Etudes religieuses, mars 1868).

(3) Oeuvres..., XIII, pp. 228, 229.

(4) Ib., XVI, 227.

 

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« tranchant, coupant et ordonnant de tout sans contradiction » (1).

 

Si vous n'avez pas du beau papier pour écrire, mande-t-il à sainte Chantal, envoyez-en prendre vers M. Rolland, mais à votre nom, car, si c'était au mien, il se courroucerait, parce que j'en ai trop dépensé la semaine passée (2).

 

D'autres encore, je le crois, du moins, — et par exemple son frère Jean-François qui devait lui succéder — le harcelaient vivement, critiquant ses actes et ses idées, attribuant sa débonnaireté « à bêtise », c'est lui-même qui l'a dit un jour, excédé (3). Je n'oublie pas qu'il parle souvent des efforts qu'il a dû faire pour devenir pacifique. Mais c'était surtout vis-à-vis de Dieu et de lui-même, non du prochain. Prendre en patience ses propres infirmités, assister sans émoi aux retours offensifs du vieil homme, se résigner aux silences de Dieu, il n'était pas arrivé d'emblée à la paix intérieure. « L'édifice auquel je travaille, disait-il encore en 1609, est de bien établir mon âme dans une constante paix (4). » Quant à la douceur proprement dite, qui sera naturellement doux, s'il ne l'était pas? (5) Cette douceur faite de bienveillance, de compassion, de gentillesse mondaine et de charité chrétienne n'est pas exactement la tendresse que l'on pourrait croire, ou, si l'on aime mieux, cette tendresse est plus spirituelle que profonde. Non pas qu'il manque de sensibilité, mais son coeur est comme un domaine fermé qu'il n'entr'ouvre qu'avec des précautions infinies et où ne pénètrent tout à fait que les

 

(1) Oeuvres..., XVI, p. 141.

(2) Ib., XVI, p. 141.

(3) Ib., VI, p. 411.

(4) Ib., XIV, p. 117.

(5) Un de ses amis lui fait dire : « Quand j'étais jeune garçon je m'adonnais à l'exercice de la douceur... » (cité par E. GRIBELLE, Panégyrique... p. 8.) Il n'y a pas lieu de contester l'authenticité du propos, d'abord parce qu'on n'est jamais trop aimable, ensuite parce que le jeune François de Sales, timide, réservé, un peu fermé, a dû faire effort pour se montrer au dehors affable et cordial.

 

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affections célestes. Ses livres, d'où le miel ruisselle, nous révèlent encore imparfaitement l'étonnante suavité de sa vie intérieure. Pour bien le connaître sous cet aspect, il faut lire les lettres à sainte Chantal où il résume souvent et reprend sa propre prière.

 

Hé ! vrai Jésus ! que cette nuit est douce (Noël), ma très chère fille ! « Les cieux, chante l'Eglise, distillent de toutes parts le miel », et moi je pense que ces divins anges qui résonnent en l'air leur admirable cantique viennent pour recueillir ce miel céleste sur les lys où il se trouve, sur la poitrine de la très douce Vierge et de saint Joseph. J'ai peur, ma chère fille, que ces divins esprits ne se méprennent entre le lait qui sort des mamelles virginales et le miel du ciel qui est abouché sur ces mamelles. Quelle douceur de voir le miel sucer le lait ! (1)

 

L'esprit joue plus qu'on ne voudrait peut-être dans cette prière (2). Il faut bien que toutes les facultés soient de la fête. Mais qui ne voit que le sentiment domine? Aussi quelle différence entre ces contemplations et celles que faisait laborieusement le bon Richeome ! François de Sales ne

songe pas à peindre les plumes des anges. Ce miel et ces lys, il les aspire plus qu'il ne les voit. Elle aussi pourtant, son imagination s'amuse autour du mystère mais avec quelle vivacité, avec quelle grâce !

 

Il n'est pourtant point dit que Notre-Dame et saint Joseph, qui étaient les plus proches de l'enfant, ouyssent la voix des

 

(1) Oeuvres..., XIV, p. 392.

(2) Pour les jeux et raffinements de style, la correspondance nous donne une foule d'exemples que M. Delplanque aurait pu mettre à profit dans sa thèse sur François de Sales humaniste, exemples d'autant plus significatifs que le procédé est ici plus spontané, une lettre n'étant pas un sermon. Voici une cueillette rapide. « Ce béni saint a nourri l'amour de notre coeur et le coeur de notre amour » (XV, p. 33); « Prenez du repos et du repas suffisamment » (XV, p. 74) ; « Cet homme angélique ou cet ange humain » (XV, p. Ira) ; « La cloche me presse, je m'en vais au pressoir de l'Eglise, au saint autel » (XIII, p. 145) ; « Le doux Jésus ne naquit-il pas au coeur du froid ? Et pourquoi ne demeurerait-il pas aussi au froid du coeur , (XIII, p. 313) ; « O qu'il nous faut désirer cet amour et... aimer ce désir! » (XIII, p. 355) ; « Que je vous défende ce mot de saint quand vous écrivez de moi.., je suis plus feint que saint » (XIII, p. 36o) ; s La mère de la fleur de Jessé et la fleur des mères e (XV, p. 207).

 

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anges ou vissent les lumières miraculeuses. Au contraire, au lieu d'ouyr les anges chanter, ils oyaient l'enfant pleurer et virent, à quelque lumière empruntée de quelque vile lampe, les yeux de ce divin garçon tout couverts de larmes et transissant sous la rigueur du froid. Or, je vous demande en bonne foi, n'eussiez-vous pas choisi d'être en l'étable ténébreux et plein des cris du petit? (1)

 

On ne trouvera rien de pareil chez Richeome. Les passages pieux ne manquent pas dans son Oeuvre, mais ils ne sont pas les plus saisissants. Il parait ou plus artiste ou plus religieux que suavement dévot. D'où que cela vienne, dès qu'il se met à prier pour de bon, je suis tenté de tourner la page. Il est ému sans doute, mais pas assez pour nous émouvoir. Dans la piété de François de Sales au contraire,le pittoresque même devient tendre. On oublie l'artiste, qui est là pourtant avec ses pinceaux, on ne voit plus que le saint.

 

A la mort de notre doux Jésus, il se fit des ténèbres sur toute la terre. Je pense que Madeleine... était bien mortifiée de ce qu'elle ne pouvait plus voir son cher seigneur à pur et à plein : seulement elle l'entrevoyait là sur la croix, elle se relevait sur ses pieds, fichait ardemment ses yeux sur lui, mais elle n'en voyait qu'une certaine blancheur pâle et confuse ; elle était néanmoins aussi près de lui qu'auparavant (2).

 

Les cérémonies de l'Église le remuaient délicieusement et jusqu'aux larmes. Le voici par exemple, deux années de suite, 1609, 1610, pendant la procession du Saint-Sacrement. Je mets ces textes sur deux colonnes, pour mieux marquer leur parallélisme et pour donner aux jeunes prêtres qui voudront bien me lire une idée des études sans nombre qui restent à faire sur la psychologie des saints.

 

(1) Oeuvres..., XIII, p. 203.

(2) Ib., XIII, p. 81.

 

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            Mon Dieu ! que mon coeur est plein de choses pour vous dire... car c'est aujourd'hui... le jour de la grande fête de l'Église, en laquelle portant le Sauveur à la procession, il m'a, de sa grâce, donné mille douces pensées, emmi lesquelles j'ai eu peine à réprimer les larmes. O Dieu, je mettais en comparaison le grand-prêtre de l'ancienne loi avec moi, et considérais que ce grand-prêtre portait un riche pectoral sur sa poitrine, orné de douze pierres précieuses, et en icelui il voyait les noms des douze tribus... Mais je trouvais mon pectoral bien plus riche, encore qu'il ne fût composé que d'une seule pierre, qui est la perle orientale... Car, voyez-vous, je tenais ce divin Sacrement, bien serré sur ma poitrine et m'était avis que les noms des enfants d'Israël étaient tous marqués en icelui. Oui, et le nom des filles spécialement, et le nom de l'une encore plus... Et me semblait que j'étais chevalier de l'ordre de Dieu.. (1609).

 

            Or, il est vrai, chère seul ma fille, j'ai été un peu la de corps (après la procession mais d'esprit et de coeur comme le pourrais-je être après avoir tenu sur ma poitrine et tout joignant mon coeur un si divin épithème comme j'ai fait ce matin tout au long de la procession !... Le passereau troua un repaire et la tourterelle un nid où elle met ses poussins, dit David. Mon Dieu que cela m'a attendri, quand on a chanté ce psaume ! Ça je disais : o chère reine du ciel, est-il possible que vota poussin ait maintenant pou son nid ma poitrine ! Cette parole de l'Épouse m'a bien encore touché : mon bien-aimé est mien... il demeure, entre mes mamelles, car je tenais là... Y a-t-il une douceur comparable? (1610) (1).

 

 

 

Douces pensées qui viennent en foule, symbolisme rares ou ingénus, rappels dos amitiés saintes, retours attentifs vers Dieu, c'est là proprement l'activité dévote, « consolation », comme parlent les mystiques, prise su le vif, avec son rythme abondant et paisible, son miel et,

 

(1) Oeuvres..., XIV, p. 169 ; XIV, pp. 313, 314.

 

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sa poésie. Comment ne sera-t-on pas charmé et gagné lorsqu'un tel homme écrira sur la dévotion ? Et qu'on y prenne garde, cette sensibilité qu'émeuvent les réalités invisibles, reste humaine, toute voisine de la sensibilité commune. Rien là qui nous semble étrange. Nature et grâce, chez lui, se rencontrent, s'adaptent et se compénètrent avec une aisance merveilleuse. On en jugera mieux sur ces autres lignes, si belles :

 

Il y a quatre jours que je reçus à l'Église et en confession un gentilhomme de vingt ans, brave comme le jour (1), vaillant comme l'épée. O sauveur de mon âme, quelle joie de l'ouïr si saintement accuser ses péchés !... Il me mit hors de moi-même; que de baisers de paix que je lui donnai (2) !

 

 

Qui douterait de la tendresse d'un pareil coeur? Je n'en doute pas, mais pour revenir à l'analyse que nous amorcions tout à l'heure, je répète hardiment que ce coeur, non seulement ne s'attache à rien de créé, mais encore se refuse ou se dégage beaucoup plus facilement que d'autres. « Quand il n'avait plus les personnes présentes, écrit sainte Chantal, il n'eût su dire comme leur visage était fait. Je lui ai ouï dire cela. (3) » Ce n'est là qu'un indice, d'ailleurs curieux, des dispositions que je lui prête. Nous avons des preuves plus convaincantes. Il écrivait en effet :

 

Si j'étais aussi vivement et fortement joint à Dieu comme je suis absolument disjoint et aliéné du monde, mon cher Sauveur, que je serais heureux !

 

(1) « Brave » c'est-à-dire « beau ». Plus loin le même mot veut dire « fort » (p. 122) et c'est aussi un de ses vrais sens. Par suite de quel caprice, s brave » signifie-t-il souvent aujourd'hui presque le contraire, lorsqu'il est placé devant le nom ? Fantaisie imposée, je crois, à l'île de France par la langue d'oc. Quand M. Jules Lemaître dit que Bossuet était c un brave homme », il ne veut sûrement pas en faire un héros.

(2) Oeuvres..., XIII, p. 84.

(3) Oeuvres de sainte Chantal, II, p. 148.

(4) Oeuvres..., XIV, p. 178.

 

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Il disait encore et de manière à enlever toute équivoque :

 

J'aime les âmes indépendantes, vigoureuses et qui ne sont point femmelettes.,. car cette si grande tendreté brouille le coeur, l'inquiète et le distrait de l'oraison amoureuse envers Dieu... Je suis le plus affectif du monde et (c'est-à-dire : et pourtant) il m'est avis que je n'aime rien du tout que Dieu et toutes les âmes pour Dieu (1).

 

Très affectueux et cependant très détaché, détaché de tout et même de ce qui lui inspire les sentiments les plus suaves, ces paroles décisives sont plus vraies qu'on ne saurait dire. Pour en égaler la justesse, pour en dépasser l'énergie, il ne faut rien moins que la plume de sainte Chantal.

« Il ne dépendait, a-t-elle écrit magnifiquement, ni de mort ni de vie, ni de parents ni d'amis. Son esprit régentait au-dessus de tout cela. Voilà quelle était la magnanimité de notre bienheureux. (2) »

Ce détachement n'est pas de l'égoïsme, il est même en un sens tout le contraire Si nul être créé n'absorbe François de Sales, son propre néant ne l'absorbe pas davantage. On n'est pas plus loin que lui de l'idolâtrie du moi. Il se dispute, il se refuse lui-même à lui-même, comme il fait aux autres. Il se traite, comme il nous traite, sans rudesse, sans passion, et, si l'on peut dire, avec une même sympathie. C'est là un des traits originaux de sa vie intérieure. Il se regarde faire ou pâtir; il assiste, curieux, amusé, ou résigné, comme d'un balcon, aux mouvements de son être. On le dirait attentif à un orage lointain ou à des enfants qui s'agitent. Il écrit, à propos de je ne sais quel trouble :

 

(1) Texte recueilli par sainte Chantal. Oeuvres de la sainte, II, 494.

(2) Oeuvres de sainte Chantal, II, p. 203.

(3) On peut de ce chef l'opposer à ce que j'ai appelé « l'autocentrisme » de Newman, sorte d'égoïsme religieux et supérieur dont l'étude est un des leitmotiv de mon livre : Newman, essai de biographie psychologique,

 

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Je me moquais en moi-même de ma faiblesse et mon esprit voyait, clair comme le jour que tout cela était une inquiétude de vrai petit enfant (1).

 

et encore, après une tentation d'ailleurs infinitésimale :

 

Je la voyais, ce me semblait, là-bas, bien bas, au fin fond de la partie inférieure de l'âme, qui s'enflait comme un crapaud (2).

 

Il attend cette le tumulte soit fini ou qu'il recommence, blotti; à l’abri du monde, de lui-même et du démon, dans là lus haute partie de son être, celle où se fait la rencontre entre Dieu et lui. La divine paix qu'il met au-dessus de tout n'est pas autre chose que l'oubli de soi en Dieu. Il ne veut, ni pour lui, ni pour les autres, de la moindre e tendreté sur soi-même », retranchant, cela va sans dire, les « tendretés sur nos corps qui sont grandement contraires à la perfection », mais encore et plus impitoyablement « celles que nous avons sur nos esprits » (3). Tout lui paraît sot et funeste dans les empressements où nous porte le vif souci de notre moi, et jusque « dans le désir trop ardent de la répression des défauts ou de l'acquisition des vertus » (4). A quoi bon ces inquiétudes ; elles ne nous font pas avancer d'une ligne, elles nous troublent, elles nous tirent de notre vrai centre. « Qui est bien attentif à plaire amoureusement à l'amant céleste, n'a ni le coeur, ni le loisir de retourner sur soi-même. » (5) Lorsque bientôt nous ferons la synthèse de son optimisme, nous n'oublierons pas ces beaux éléments.

La controverse lamentable entre Fénelon et Bossuet a tellement compliqué les choses les plus simples que plus d'un soupçonnera peut-être une ombre d'apathie ou de quiétisme dans la disposition que je viens de décrire

 

(1) Oeuvres..., XIII, p. 118.

(2) Ib., XIII, p. 368.

(3) Ib., VI, p. 49.

(4) Ib., VI, p. XXXVII. Ces mots sont de Dom Mackey.

(5) Ib., VI, p, 217.

 

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Comme si l'âme de l'âme n'était qu'une puissance endormie et la maîtrise de soi une discipline paralysante ! Si Philothée mène une vie morne et immobile, qu'elle ne se flatte pas de ressembler à son maître. Plus il s'affranchit de toute idolâtrie de lui-même et mieux il cultive son moi. Il ne dort que dans son lit, où, soit dit en passant, il dort à poings fermés, pour se réveiller « le matin, plus gai que jamais » (1). Il va se réalisant, s'enrichissant et se nuançant toujours davantage, paisible mais volontaire, attentif aux inspirations de chaque rencontre, docile à toute leçon, d'où qu'elle lui vienne, prodigieusement curieux des autres et de lui-même, le coeur et l'esprit toujours présents à tout ce qu'il fait, à tout ce qu'il voit. Il n'est pas chez lui jusqu'à l'écrivain qui ne monte et ne se transforme sans cesse. En moins de vingt ans, il a parcouru toute la gamme des styles français qui pouvaient exprimer sa complexe et souple nature. Ce n'est du reste pas ici le lieu de le suivre dans chacune de ses ascensions. Seule, son Oeuvre maîtresse, telle que nous l'avons définie en commençant, doit nous occuper, et, avec elle, l'ensemble assez compliqué déjà, de circonstances, de préparations, d'assimilations et d'adaptations qui ont fait de François de Sales l'homme de cette Oeuvre. Encore ne pourrons-nous qu'effleurer cette si vaste matière. Attachons-nous du moins aux trois moments principaux, critiques de ce développement, je veux dire, à la fameuse tentation de désespoir que François de Sales eut à surmonter pendant ses premières années de Paris ; au voyage de Paris en i6oa ; à la rencontre de sainte Chantal. Ce dernier chapitre n'appartenant pas à l'histoire de l'humanisme dévot, mais à celle de l'invasion mystique que nous raconterons dans le prochain volume, je ne l'indique ici que pour rappeler l'unité et la richesse de cette admirable vie.

III. La jeunesse de François de Sales fut peut-être moins

 

(1) Oeuvres..., XIII, pp 318, 221.

 

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souriante qu'on ne pourrait croire, surtout lorsqu'il eut quitté sa famille pour venir étudier à Paris. Très pieux toujours, très épris de perfection, sa vertu semble avoir été quelque peu craintive et tendue. « Étant jeune écolier, a-t-il raconté, il me prit une ferveur et une envie d'être saint et parfait : je commençai à me mettre en la fantaisie que pour cela il fallait que je repliasse ma tête sur mon épaule en disant mes heures, parce qu'un autre écolier qui était vraiment un saint, le faisait; ce que je fis soigneusement quelque temps durant. (1)» A la veille de son départ pour Paris, effrayé des dangers qui l'attendaient, il aurait, dit-on, supplié son père de ne pas l'envoyer à Navarre, comme on l'avait d'abord décidé, mais chez les jésuites, au collège de Clermont. Externe et prenant pension à quelques pas du collège, il n'était pas du reste livré à lui-même. On lui avait donné pour gouverneur, un prêtre, M. Déage, qui suivait de son côté les cours théologiques de Sorbonne, honnête homme assurément, mais rude, sinon brutal, et qui sentait un peu la marmotte. Quand le jeune homme paraissait plus mélancolique, M. Déage lui proposait des distractions que plus tard l'auteur de l'Introduction ne condamnera point mais qui, pour l'instant, l'ennuyaient ou l'épouvantaient. Beaucoup plus jeune que son âge, il était encore un enfant et le paraissait plus encore parmi les hardiesses du quartier latin. Nature affectueuse et délicate qu'il fallait rendre plus virile, mais que la direction épaisse de M. Déage a souvent meurtrie (2). Déjà porté

 

(1) Oeuvres..., VI, p. 141.

(2) Ce chapitre n'a jamais été étudié d'une façon critique et je ne puis garantir la justesse de mes impressions. Il serait d'ailleurs trop long n'indiquer ici les menus indices qui me guident dans mes conjectures. Pour Déage, la plupart des biographes de François de Sales le canonisent, M. de Baudry entre autres. Rien de ce que nous savons de lui n'autorise cette apothéose. Quelques anecdotes du temps de son préceptorat le montrent grossier. Il gifle son élève, il le mortifie en public. Y eut-il intimité réelle entre les deux, je ne le crois pas. Le saint en fera plus tard son vicaire général. Les convenances ou d'autres raisons le voulaient ainsi peut-être. Mais je ne crois pas me tromper en disant que Déage fut un de ceux qui l'ont le plus gêné dans son entourage. Nous avons quantité de documents. D'où vient que son nom y paraît si rarement ? Où sont les lettres qu'il a reçues du saint — celle du 1er mars 1608 (attribution conjecturale) est un simple billet et sans tendresse. Nulle part, on ne le voit figurer parmi les intimes. Camus affirme qu'au moment de la grande tentation, François de Sales n'a rien voulu dire à son gouverneur. M. Baudry n'en veut rien croire, mais pourquoi Camus aurait-il inventé ce détail ? Il y a d'autres indices convergents, mais, encore une fois, cette menue question n'est pas de notre sujet.

 

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à se défier de ses forces, peu communicatif avec ses camarades parisiens, il se replia davantage sur lui-même, exagérant la gravité de ses fautes innocentes et se désolant de ne pas opposer une résistance plus héroïque aux séductions diverses qui le harcelaient. Il était seul, comme il le sera même plus tard, malgré l'extrême gentillesse qu'il eut toujours et l'affabilité cordiale qui s'épanouira vite chez lui. Je n'ai garde d'oublier les jésuites qu'il avait pour maîtres et pour confesseurs, ou les capucins dont il suivait souvent les offices. Avec tous, je le crois du moins, il fut longtemps assez réservé. Pendant la terrible tentation que nous allons dire, il semble bien ne s'être ouvert à personne de son douloureux secret.

 

Ce bienheureux me racontait une fois — je cite la déposition de sainte Chantal—pour me fortifier en quelque trouble que j'avais, qu'étant écolier à Paris, il tomba dans de grandes tentations et d'extrêmes angoisses d'esprit ; il lui semblait absolument qu'il était réprouvé et qu'il n'y avait point de salut pour lui, ce qui le faisait transir... Nonobstant l'excès de cette souffrance, il eut toujours au fond de son esprit la résolution d'aimer et de servir Dieu de toutes ses forces durant sa vie, et avec d'autant plus d'affection et de fidélité qu'il lui semblait qu'il n'en aurait pas le pouvoir pour l'éternité. Cette peine lui demeura trois semaines pour le moins ou environ six, avec une telle violence qu'il perdit l'appétit et le sommeil et devint maigre et jaune comme de la cire. Or, le jour qu'il plut à la divine Providence de le délivrer, comme il passait devant une église, il alla se mettre devant un autel de Notre-Dame où il trouva l'oraison memorare collée sur une planche. Il la dit tout du long; ensuite, il se leva et au même instant il se trouva parfaitement et entièrement guéri, et il lui sembla que son mal était tombé comme des écailles de lèpre (1).

 

(1) Cité par l'abbé de Baudry dans sa Dissertation, sur la controverse entre Fénelon et Bossuet (Migne. Oeuvres de saint François de Sales, t. IX, p. 513). L'abbé de Baudry a réuni, à deux reprises, les pièces du dossier de la tentation, une fois dans la dissertation que je viens d'indiquer, une autre fois au t. IV de son véritable esprit de saint François de Sales. Je renverrai toujours à ces deux recueils où il est plus commode de trouver les diverses pièces de ce dossier. Nous ne savons pas la date exacte de la tentation. Le chanoine Gard, dont le témoignage, en toute cette affaire, est très important, dit sans plus : 1586. François de Sales est resté à Paris pour ses études de 1582 à 1588. La tentation ayant eu la couleur théologique que nous allons dire, il faut, semble-t-il, la placer dans les dernières années du séjour à Paris — soit entre 1585 et 1588. — L'église est Saint-Etienne-du-Grès qui se trouvait tout près de l'Hôtel de la Rose blanche où demeurait l'étudiant. Cette église a disparu, mais on a pu suivre les voyages de la Vierge noire de Saint-Etienne. Mise en vente pendant la révolution, Huysmans a prit devant elle dans la chapelle de la rue de Sèvres où les religieuses de Saint-Thomas l'avaient placée. Ces religieuses ayant quitté la rue de Sèvres pendant les travaux du boulevard Raspail, la Vierge noire les a accompagnées à Neuilly-sur-Seine. On trouve dans la réédition de M. Hamon par M. Letourneau une reproduction de cette image (Vie de saint François de Sales, Paris, 1889, I, p. 63).

 

 

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Telle est la version la plus authentique de cette histoire, plus ou moins romancée depuis par les biographes. Ici nous entendons François de Sales lui-même. Jusqu'aux expressions, tout semble de lui. A la vérité, il n'a pas tout dit, réservant plus d'un détail dont la sainte n'avait que faire. Nous allons y revenir. Mais déjà l'on peut saisir l'importance de cette épreuve dans la formation d'un directeur que Dieu préparait à pacifier tant d'âmes. C'est par sa propre expérience, comme le dit J.-P. Camus, qu'il apprit « à compatir aux infirmités des autres ».

 

Dites-moi, je vous supplie, écrira-t-il longtemps après « à un gentilhomme qui était tombé dans une profonde mélancolie », quel sujet avez-vous de nourrir cette triste humeur qui vous est si préjudiciable ? Je me doute que votre esprit est encore embarrassé de quelque crainte de la mort soudaine et des jugements de Dieu. Hélas ! que c'est un étrange tourment !... Mon âme qui l'a enduré six semaines durant, est bien capable de compatir à ceux qui en sont affligés (1).

 

Les émotions les plus vives passent, les principes restent. Ce n'est pas seulement le coeur du saint qui s'est formé dans cette épreuve, c'est encore son esprit, sa

 

(1) Le véritable esprit de saint François de Sales..., par l'abbé de Baudry, Paris, 1846, IV, pp. 181-189.

 

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pensée, sa théologie. La Vierge noire de Saint-Etienne ne lui a pas fait seulement entendre une réponse de paix, elle lui a comme imposé une doctrine pacifiante. Nous savons en effet que la détresse qui fut dissipée ce jour-là était pour ainsi parler d'ordre dogmatique : je veux dire qu'un système particulier de théologie ou l'avait directement causée, ou du moins l'avait rendue plus intense. Ce système, François de Sales avant et pendant la tentation le regardait comme infiniment probable : la tentation passée, il se rallie pour toujours à un système contraire. Ce n'est pas là pour nous l'aspect le moins intéressant de cette aventure.

Représentons-nous ce jeune étudiant, pieux, timoré, au moment où lui est proposée pour la première fois la doctrine attribuée au maître des maîtres, à saint Thomas, sur la prédestination. Il apprend ce que peut-être il craignait confusément déjà, il apprend que certaines âmes sont créées à la seule fin de faire éclater infailliblement la justice divine par une éternité de souffrances ; système toujours affolant — je le vois ainsi du moins — mais deux fois plus encore pour cette intelligence d'un tour concret et réaliste, pour cette âme scrupuleuse, tourmentée par les tentations ordinaires à cet âge, et qui n'avait déjà que trop de pente à se ranger elle-même parmi les prédestinés à l'enfer.

Il se vit perdu. Damné, moi damné, par suite de la volonté que saint Thomas prête à Dieu de montrer ainsi sa justice — me damnatum voluntate quam ponit Thomas in Deo ut ostenderet Deus justitiam (1) Eh! pourquoi pas lui aussi, comme d'autres, lui si faible, si languissant? Certitude? non, mais affreuse probabilité, de plus en plus vraisemblable à mesure qu'il la fixe davantage. Je n'ai pas besoin d'insister sur l'horreur de cette agonie.

Ce ne sont pas là des conjectures. Nous avons là-dessus

 

(1) Véritable esprit, IV, pp. 197-198

 

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les propres paroles du saint, une protestation de confiance rédigée, nous ne savons quand, peut-être le soir même de la délivrance, peut-être des années plus tard, mais assurément, et palpablement sous l'impression, toujours présente, de cette crise. Nous ignorons du reste la courbe de ses mouvements pendant ces semaines pathétiques. Le dernier et le meilleur de ses biographes, M. Hamon, semble croire à une atténuation progressive. Il voit la tentation décliner insensiblement et s'évanouir enfin aux pieds de la Vierge de Saint-Etienne. De mon côté, je serais tenté de choisir une description toute contraire, d'appuyer sur la soudaineté merveilleuse du dénouement. La crise n'aurait pas cessé de s'aggraver, elle aurait atteint son paroxysme à la minute précise où elle prit fin. Bref, je ramasserais en un instant rapide comme l'éclair, le changement dont H. Hamon échelonne les phases diverses pendant plusieurs jours (1).

 

(1) Je viens de dire que nous ne savions pas à quelle date fut rédigée la protestation qui éclaire si vivement cette histoire. Ce disant, je me heurte à M. Hamon qui place cette rédaction avant même la fin de la crise. En bonne critique, cette assertion me paraît difficilement soutenable. Qu'on lise le texte (Hamon-Letourneau, 1, pp. 56-57). On ne parlerait pas sous le coup du désespoir avec une telle plénitude de confiance et d'allégresse. Il y a plus et de graves indices tendent à montrer que la pièce a été rédigée longtemps après. Celui qui nous l'a transmise, le chanoine Gard, l'a trouvée dans la bibliothèque du saint, à la fin d'un recueil de notes théologiques où la question de la prédestination est traitée d'une manière approfondie, et par un homme déjà pleinement maître de sa doctrine. Ce ne sont pas là les notes d'un étudiant, même supérieur. J'ajoute que dans ces notes, François de Sales assure que le plus grand nombre des modernes et beaucoup d'anciens sont d'un avis contraire à celui de saint Thomas. S'il avait connu ce « torrent » traditionnel, comme parle Bossuet, la thèse thomiste l'aurait moins troublé. De plus, il cite dans cette note le commentaire de Tolet sur saint Jean. Or le bref de Sixte-Quint qui sert de privilège à ce livre est de novembre 1587. Saint François de Sales a quitté Paris dans le courant de 1588. Il a eu mathématiquement le temps de prendre connaissance du livre, mais cela paraît moins probable. Il y a plus encore. Dans ces notes, le saint invoque le souvenir qu'il a de l'enseignement du P. Carrillo. Memini Alphonsum Carrilium... eamdem sententiam tenuisse. Or nous savons que Carrillo fut professeur au collège de Clermont après Maldonat et qu'il a quitté Paris en 1587. Saint François de Sales a pu et dû le connaître à Paris. S'il écrivait la note en 1585, 1586, 1587 et même en 1588. dirait-il memini? Ce mot semble désigner une époque relativement éloignée de celle où le saint faisait ses études. Enfin M. Hamon n'apporte pas la moindre raison en faveur de sa conjecture.

 

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Il entre donc à Saint-Etienne-du Grès, plus malade que jamais; aussi près que possible de s'abandonner au désespoir — c'est mon hypothèse. Il s'agenouille devant la Vierge noire, il récite la prière qui se trouve là, collée sur une planchette. Alors brusquement, les nuages tombent, l'horizon s'illumine, l'obsession s'apaise. C'est comme une croûte de lèpre qui se détache. Un éclair, avons-nous dit; ou mieux deux éclairs qui se suivent coup sur coup. Eh bien! s'écrie-t-il, non pas encore joyeusement, mais avec une générosité déjà toute calme, eh bien! soit; si je suis prédestiné à glorifier la seule justice de Dieu par ma damnation, j'accepte de plein gré la fin qui m'est assignée dans les décrets éternels.

Au moment même où le jeune homme s'incline ainsi devant les décrets éternels, une soudaine certitude lui dessille les yeux, lui persuadant que ces prétendus décrets ne sont qu'une pauvre invention humaine, et que personne n'est ainsi prédestiné à glorifier la seule justice divine. Une voix céleste le relève, lui promet le ciel. « Puisque tu as bien voulu servir à faire éclater mes perfections ente sacrifiant toi-même s'il le fallait, quoiqu'il n'y eût en cela qu'une médiocre gloire pour moi, qui n'aspire pas à perdre, mais à sauver les hommes, je te constituerai dans un éternel bonheur, pour que tu chantes mes louanges, seule gloire qui m'est chère. » Ces dernières lignes sont textuellement traduites de la protestation latine que nous avons dite et qu'on peut sûrement regarder comme une transposition dans l'ordre dogmatique de la scène de la délivrance. Précieuse relique, moins haletante, moins passionnante que l'amulette de Pascal, mais d'une richesse doctrinale bien supérieure. Il faut la lire dans son latin, ces deux mots surtout que je ne puis rendre : je ne m'appelle pas celui qui damne, mon nom est Jésus : glorificatio nominis mei qui non est damnator, sed Jesus.

Qui brise avec le thomisme— bien entendu sur le point précis qui nous intéresse — est obligé de passer dans

 

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l'autre camp. Orienté vers la doctrine des jésuites par la réponse de la Vierge noire, François de Sales s’y est converti pour de bon. Longtemps après, il écrira à un de leurs docteurs les plus en vue, au P. Lessius, une lettre d'adhésion cordiale, restée fameuse dans l'histoire de cette dispute éternelle.

 

Dans la bibliothèque des jésuites de Lyon, lui dit-il, j'ai vu votre Traité de la Prédestination et quoique je n'aie eu le temps que de le parcourir à la hâte, j'ai remarqué que vous y embrassez et soutenez l'opinion de la prédestination à la gloire après la prévision des mérites, cette opinion si noble à tant de titres, puisqu'elle est si ancienne, si consolante... Cela m'a été une grande joie ; car j'ai toujours (1) regardé cette doctrine comme la plus vraie, la plus aimable et la plus conforme à la miséricorde de Dieu et à sa grâce, ainsi que je l'ai un peu indiqué dans mon Traité de l'amour de Dieu (2).

 

 

Veriorem ac amabiliorem, l'intime liaison de ces deux épithètes est chère à l'humanisme dévot. Quant à cette doctrine, plus vraie et plus aimable, elle anime, non pas seulement le Traité de l'amour de Dieu comme le saint vient de le dire, mais encore tous ses autres écrits. En

faut-il davantage pour justifier la curiosité intense et minutieuse que nous avons apportée au récit de la tentation (3) ?

 

(1) Il veut dire depuis très longtemps.

(2) Véritable esprit..., IV, p. 126. On trouve aussi dans le livre de M. de Baudry un fac-similé de l'autographe. C'est qu'en effet l'authenticité de la lettre a été niée par de bons esprits. Piquante anecdote qui montre deux fois à quel point l'esprit de parti émousse le sens critique. Si la lettre n'était pas un faux, disait eu effet le thomiste Serry, on la trouverait dans le recueil des lettres spirituelles du saint ; elle ne s'y trouve pas ; donc. — Est-il possible de mieux se berner soi-même ! Des centaines de lettres du saint ne se trouvent pas dans ce premier recueil. Le plus amusant est que la lettre, lorsqu'elle fut publiée par les jésuites, suait le faux, si l'on peut ainsi parler. On l'avait en effet datée de 1613. Si le P. Serry avait mis ses lunettes, il aurait vu que le saint ne pouvait pas parler en 1613 du Traité sur l’amour de Dieu qui est de 1616. Le saint avait écrit 1618, mais son 8 ressemble beaucoup à un 3.

(3) Reste un problème très alléchant mais insoluble. Comment expliquer que le saint ait ainsi attendu la réponse de la Vierge noire pour rompre avec le thomisme, lui qui était élève des jésuites ? Mais l'était-il, et à quel point, c'est ce qu'on ne peut dire. On ne l'avait pas envoyé à Paris pour qu'il y fit ses études théologiques et c'est comme en cachette, dit-on, qu'il les a faites. Il semblerait donc qu'au lieu de suivre, au grand jour, les classes du P. Carrillo s. j., il prenait pour texte les cahiers de Sorbonne que lui passait son gouverneur, Deage, élevé lui-même en Sorbonne. Cahiers thomistes sans doute : on sait d'ailleurs que François de Sales avait la plus grande vénération pour Saint Thomas. La Protestation elle-même le montre : il lui en a coûté beaucoup de se séparer de lui et d'Augustin, même sur un point. Quoi qu'il en soit, pour le troubler ainsi, il faut que le système thomiste lui ait paru plus probable que l'autre. Quand il a fait sa prière devant la Vierge noire, il était fermement thomiste : quand il s'est relevé, il ne l'était plus. Je ne crois pas d'ailleurs, qu'on puisse affirmer sans plus une relation certaine entre le thomisme et la tentation de désespoir que nous venons d'étudier. Moliniste ou thomiste, tout le monde est susceptible d'une pareille tentation. Aucun système ne résout en effet la difficulté dernière ; mais celui des jésuites offre l'immense avantage de changer la perspective, de tourner notre attention sur nous-même et l'usage que nous sentons que nous pouvons faire de notre libre arbitre, au lieu de nous hypnotiser sur le mystère des décrets divins. Je dis ceci par un scrupule critique, ne me reconnaissant pas le droit d'affirmer que l'adhésion du jeune étudiant au thomisme ait déchaîné la tentative de désespoir. Mais enfin la construction que je viens d'essayer, me parait de beaucoup la plus vraisemblable. Il est en effet presque impossible de ne pas reconnaître dans la Protestation, un clair et vibrant souvenir de la crise.

 

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IV. Quinze ans après, nous retrouvons François de Sales à Paris. Il y est venu pour une mission diplomatique dont nous n'avons pas à parler; il y passe environ sept mois, du 20 janvier au 20 septembre (?) 1602 (1). Qu'avait-il appris et désappris entre ces deux séjours dans notre capitale, étudiant en droit à Padoue (2), chanoine et prévôt

 

(1) Il quitte la Savoie le 3 janvier 16os ; Mâcon, Dijon ; le 20 à Paris. Du ace février au 7 avril, il prêche le carême ; le 14 avril (Quasimodo) il prêche devant le Roi; le 17 avril, il prononce à Notre-Dame l'oraison funèbre du duc de Mercoeur; autres sermons en divers lieux; juillet, août; affaire des Carmélites. Cf. Griselle. Panégyrique de saint François de Sales (documents, pp. 37-38) et le tome VII des Oeuvres du saint.

 

(2) Le séjour à Padoue, mal étudié jusqu'ici, paraît bien curieux. C'est là qu'il a rédigé le règlement de vie qui est un document psychologique de première importance, surtout en ce qui concerne les relations avec le prochain (Cf. Hamon, I, 73-80). Je crois qu'on a exagéré la fréquence et l'intimité des rapports de l’étudiant avec l'illustre Possevin. Ce qui nous reste de leurs lettres le montre. Les débuts à Annecy sont mal connus. Les biographes laissent peut-être un peu trop dans l'ombre la très intéressante figure de Mgr de Gravier. (Cf. La vie du révérendissime évêque Claude de Granier, prédécesseur de François de Sales par le P. Boniface Constantin, Lyon, 1640.) On n'a pas tout dit sur la part du saint dans la réforme de divers monastères. Il reste enfin bien des points obscurs sur la mission du Chablais. (Cf. André Peraté. La mission de François de Sales dans le Chablais. Mélanges de l'école française de Rome, t. VI.) Comme on l'a fait pour le coadjuteur, on a une tendance à isoler le jeune missionnaire de ses nombreux et très actifs collaborateurs, capucins, jésuites, attitude d'autant plus fâcheuse que voulant exalter le saint, en ne nous montrant que lui, en réalité on nous le cache. Je n'écris ceci que très hésitant, mais je me demande si François de Sales missionnaire ne reste pas, plus qu'il ne voudrait, sous l'influence de ses collaborateurs, dont quelques-uns paraissent plus ardents que lui. Bref, on ne saurait trop répéter que l'histoire critique de François de Sales n'est pas encore faite.

 

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d'Annecy, bras droit de l'évêque, chef de la mission aux protestants du Chablais, nous laisserons tous ces longs chapitres, d'ailleurs encore mal connus et qui nous touchent de moins près. On a l'impression qu'il se cherche, qu'il ne s'est pas encore trouvé. Paris va le révéler lui-même à lui-même (1).

En 1602, Paris était déjà Paris, c'est-à-dire, avec Rome, le plus beau théâtre du monde. Le jeune coadjuteur de Genève avait alors trente-cinq ans. Il arrivait de sa province lointaine qui n'était même pas française. Sa mission allait le mettre en contact avec les grands de la terre, prélats, courtisans, le roi lui-même. Lorsque, plus tard, sa mère, Mme de Boisy, rencontrera la baronne de Chantal, elle se fera toute petite devant la riche et brillante bourguignonne. Personne, chez nous, semble-t-il, ne trouva que François de Sales sentait l'étranger. On le caressa, on lui fit fête, on l'applaudit, on dit gentiment à ses compatriotes qu'il éclipsait tous nos autres prédicateurs (2). Nul doute néanmoins qu'à sa défiance et de lui-même et d'autrui, ne se soit alors ajoutée une timidité nouvelle. Après tout, qu'a-t-il dans son humble bagage qui puisse lui donner beaucoup d'assurance? Un livre de controverse, tes trophées d'une mission aux protestants, une éloquence qui a ravi la Savoie. Orateurs, convertisseurs, controversistes ne manquaient pas dans l'entourage du roi de

 

(1) Je ne parlerai pas davantage des relations entre Henri IV et Francois de Sales, n'étant pas arrivé à me faire une opinion sur ce point. J'ai l'impression que tout ce chapitre a été fortement romancé et, dans tous les cas, j'ai beaucoup de peine à croire que le roi ait été pour si peu que ce soit, l'inspirateur de l'Introduction. Il est certain que les deux hommes étaient faits pour se comprendre, certain que l'esprit de François de gales s'accordait parfaitement avec la politique pacificatrice de Henri IV.

(2) Cf. Hamon-Letourneau, I, p. 408.

 

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France. Très modeste d'ailleurs, il se juge peu de chose. Qu'il parle de Duperron, de Bérulle, de Richelieu qu'il rencontrera plus tard, ou d'autres illustres, lui aussi il se fait petit devant eux. On peut soupçonner une pointe d'emphase italienne dans les compliments qu'il prodigue volontiers, mais, très sincèrement, il se voit chétif. « Je ne saurais répondre, écrit-il de Paris à un gentilhomme, le 15 juin 1602, à la courtoisie dont la lettre que M. votre fils m'a donnée de votre part est remplie, car je n'ai pas assez de bonnes et belles réparties. (1)» S'il ne les a pas encore, elles lui viendront, et vite, car il est à bonne école et bon élève. A Paris plus qu'ailleurs, et à cette date plus que jamais, il se tait, il observe, il admire, il critique, il se surveille, il s'applique, il prend le ton. Des constatations ingénieuses et mathématiques, faites récemment, confirment l'impression que je veux rendre : « C'est à partir de 1602 seulement, écrit M. Delpianque, que l'on commence à rencontrer souvent dans ses sermons des histoires ou des souvenirs de Pline », de Pline qui va bientôt collaborer, si activement, à la Philothée. « Cette année 1602... fut pour quelque chose dans cette habitude d'emprunter aux littératures anciennes des arguments ou de simples ornements qu'il portera désormais dans ses discours et dans ses ouvrages. Il semble en tout cas, que s'étant trouvé alors pour la première fois en contact avec un auditoire particulièrement épris de la littérature ancienne, il se soit un peu assujetti à la mode et qu'il ait dès lors pris un goût nouveau et contracté une habitude nouvelle (1). »

Cette attitude d'adaptation, et même de concession, était tout à fait dans sa manière. Que l'on étudie de ce

 

(1) Oeuvres..., XII, pp. 116-117.

(2) Saint François de Sales humaniste et écrivain latin, p. 141. M. Delplanque a pris la peine de compter les citations classiques faites par saint François de Sales dans ses premiers sermons, du début de sa prédication à la fin de 1602. Il y en a 32. De ce nombre, une dizaine seulement appartiennent aux sermons qui précèdent le voyage de Paris. Minuties, mais révélatrices.

 

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point de vue l'oraison funèbre qu'il a donné à Notre-Dame. pièce d'autant plus intéressante qu'elle s'élève moins au-dessus du médiocre.

Il se travaille à écrire dans le goût du jour, il a fréquenté les orateurs de la capitale, il les imite, se faisant parisien comme eux, plus qu'il n'aurait dû, plus qu'il ne l'aurait voulu peut-être. Dix ans après, il le reconnaît et bat sa coulpe. Au sujet d'un carême qu'il devait et qu'il n'a pas pu donner, « je me promettais, écrit-il en 1612, de prêcher un peu plus mûrement, solidement, et pour le dire tout en un mot... un peu plus apostoliquement que je ne faisais il y a dix ans (1) ». Quoi qu'il en soit, son zèle d'humaniste prit alors un nouvel élan. Il se remit aux classiques : il étudia de plus près les mystères de notre langue qui l'intéressèrent toujours depuis ; application deux fois significative, si l'on songe que pendant cette même période, il faisait d'autres expériences et prenait d'autres leçons.

Il avait déjà vu des chrétiens pieux et fervents, mais rien encore qui ressemblât, même de loin, au prodigieux spectacle que Paris lui réservait. Des saints, de véritables saints, et en grand nombre, et partout. Cette Babylone qui jadis l'effrayait si fort, quand il suppliait son père de ne pas l'envoyer au collège de Navarre ; ce foyer de plaisir, de tapages, de guerres civiles était la cité des saints. Autre surprise, aussi douce pour son coeur affectueux et humble, cette foule céleste, à voir l'empressement qu'elle mettait à l'accueillir, à lui ouvrir ses rangs, à lui dire ses secrets, on aurait cru qu'elle le connaissait depuis longtemps, qu'elle l'attendait. Ce fut une des grandes joies, une des plus vives lumières de toute sa vie. Il y avait là des docteurs de Sorbonne, Asseline, Gallemant, Duval; un futur chancelier, Marillac ; des religieux, le chartreux Beaucousin et tant d'autres; des femmes et de jeunes

 

(1) Oeuvres..., IV, p. 22.

 

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filles du monde, des princesses, des servantes; une nouvelle Thérèse, Madame Acarie. Nous reviendrons à tous ces personnages, dans notre prochain volume, quand nous aurons à faire le tableau du Paris mystique au commencement du XVII° siècle. Pour l'instant, le seul François de Sales nous occupe ; il s'agit de montrer que ce long séjour à Paris achève de l'épanouir et de le mûrir, transforme ce controversiste de la veille en un directeur incomparable, lui met à la main la plume qui écrira après-demain l'Introduction à la vie dévote.

Qu'on l'ait accueilli avec joie et confiance, cela n'est pas douteux, mais il ne faut pas intervertir les rôles, faire du nouveau venu, l'arbitre principal de cette académie de sainteté où il vient prendre ses grades, le soleil de ce petit monde qui ne l'avait pas attendu pour fleurir et porter ses fruits. Il a reçu plus qu'il n'a donné.

Nul ne dépassera bientôt, n'égalera même son influence sanctifiante. Maintenant, c'est lui qui se forme, Attendons M. de Genève, laissons grandir le jeune coadjuteur. Il n'était pas seulement très humble, très conscient de ses limites, il était aussi d'une rare délicatesse. Doué d'une grâce naturelle, né pour commander aux âmes dévotes par son onction séduisante, il aurait pu dès lors s'imposer, jouer au maître. Mine Acarie qui l'avait deviné, essaie de lui faire brûler les étapes. Elle lui pose de ces questions qui amènent des demandes plus intimes, elle se montre prête aux confidences. Il feint de ne pas entendre, sauf à regretter plus tard d'avoir ainsi perdu l'occasion d'approfondir cette âme sublime. Il la traite avec la réserve qui convient à un confesseur de passage. Visiblement, il ne veut pas s'engager. Le plus ignorant des prêtres peut recevoir la confession d'une extatique. Pour le reste, elle a Bérulle et d'autres. Il n'empiétera pas sur le terrain de ces personnages. Il s'efface devant eux et il a raison de le faire ; si tous agissaient ainsi, il s'élèverait

 

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moins d'orages chez les mystiques et chez les dévots.

Il ne parait pas moins discret avec Marie de Beauvillier, avec Asseline, avec Bérulle, enfin avec tous. Dans le parloir des couvents, où l'on discute de la réforme, dans le salon de Mme Acarie, où les futures carmélites s'initient à la sainteté, François de Sales est à l'école. Il s'instruit, il s'édifie, observant par le menu les progrès de la vie dévote dans ces âmes qui ne sont pas toutes pour le cloître. Sa position lui permet d'approcher également les directeurs et les dirigés. Il prend son temps, comme il fait toujours; il écoute plus qu'il ne parle, et s'il parle, il dit oui plus souvent que non. Timidité, gentillesse, modestie, mais aussi précaution, lente prudence. Tout cela est encore trop nouveau pour lui. Il suspend ses jugements, il contrôle ses impressions, il multiplie ses expériences. Ne craignez pas qu'il se laisse éblouir par qui que ce soit, qu'il s'assimile rien de contraire à la mission qui se dessine devant ses yeux, comme devant être la sienne propre, mais sur les mille complexités de laquelle il hésite encore. Il se définit au contact des autres, ne retenant que ce qui lui plaît. Il les juge tous avec autant de pénétration que de bienveillance. Il dira plus tard que Bérulle lui «revient» tout à fait, qu'il voudrait être Bérulle. Entendez qu'il veut être saint autant que lui, mais pas exactement comme lui. Car il connaît le fort et le faible de chacun. Du faible, il ne dit rien présentement. Dans dix ou quinze ans, si l'occasion favorable se présente, il dira presque tout ce qu'il pense. Le docteur Asseline, une des lumières du groupe Acarie, a l'esprit trop scolastique, formaliste, tranchant, et curieux d'inutilités. Admirable néanmoins et saint à canoniser. Demain il entrera chez les feuillants où il continuera du reste à philosopher et à publier ses cours. François de Sales a fait le tour d'Asseline. Sur place, il ne lui a pas marchandé ces compliments qu'un docteur aime toujours. Longtemps après, d'un petit mot, très enveloppé, très

 

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doux, il lui marquera ses péchés mignons : soyez donc moins intellectualiste — il parlait mieux que cela — et plus affectif (1). Précieuse leçon qu'il a digérée lui-même avant de la faire aux autres. C'est à Paris, en effet, c'est à force de fréquenter les docteurs de Sorbonne, qu'il a mieux réalisé le néant, le danger des querelles vaines ou irritantes. Et par leurs qualités et par leurs défauts, ses maîtres l'ont formé deux fois.

Aussi le voyons-nous s'affirmer — enfin ou déjà —tout à fait maître de ses idées, de son esprit, de sa méthode, dès le lendemain de son départ de Paris. Phénomène curieux, qu'on prendrait pour une construction arbitraire, mais qui n'en est pas moins indiscutable. A peine a-t-il quitté Paris, il se met, pour la première fois, à écrire de vraies lettres de direction, lettres tellement parfaites que si nous n'avions pas leurs dates, nous les croirions contemporaines de l'Introduction. Soudaine, complète et définitive réalisation de lui-même, après une préparation aussi longue (2). Dom Mackey l'a fort bien remarqué. « Les premières lettres de direction, écrit-il,... ont un mérite qui leur est propre, celui d'offrir le premier épanouissement des idées de saint François de Sales sur la piété. Philothée, les Entretiens, le Traité de l'Amour de Dieu ne feront qu'ex-poser, il est vrai avec plus de plénitude et une ordonnance plus rigoureuse, les mêmes pensées. Mais ici nous avons le jet initial dans toute sa naïveté et sa fraîcheur. (3) » Cela est si vrai que dès le mois de novembre 1602, envoyant à des religieuses parisiennes une sorte d'exhortation collective, il parle en propres termes de « sa » méthode qu'il oppose à celle des autres et qu'il décrit avec une extrême netteté.

 

(1) Cf. l'admirable lettre à Asseline (Dom Eustache de Saint-Paul) sur le projet d'une somme de théologie. Oeuvres..., XV, pp. I16-120.

(2) On peut observer un développement analogue chez un compatriote de François de Sales, chez Joseph de Maistre : même lente préparation : même éclosion soudaine.

(3) Oeuvres..., XII, p. 11.

 

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Je me doute encore, dit-il, qu'il y ait un autre empêchement à votre réformation : c'est qu'à l'aventure, ceux qui vous l'ont proposée ont manié la plaie un peu âprement. Je loue leur méthode, bien que ce ne soit pas la mienne, surtout à l'endroit des esprits nobles et bien nourris comme sont les vôtres. Je crois qu'il est mieux de leur montrer simplement le mal et leur mettre le fer en main afin qu’ils fassent eux-mêmes l'incision (1).

 

Aucune âpreté; compter pleinement sur la noblesse e la générosité de l'âme dévote, dès ses premiers mots, il est optimiste. Ne l'oublions pas.

La seconde, ou plutôt la première de ces lettres de direction (16 janvier 1603), puisque enfin celle que je viens de rappeler est un sermon plus qu'une lettre, doit nous arrêter davantage. Elle est adressée à une religieuse parisienne.

 

J'aime votre esprit fermement parce que je pense que Dieu le veut, et tendrement parce que je le vois encore faible et jeune.

 

Il a déjà conscience et de son rôle, infiniment délicat, et de la manière qu'il entend suivre en le remplissant. Il écrit à une femme. Raison qui le fait hésiter deux fois avant de se mettre à l'Oeuvre. Je jurerais qu'il a rédigé un brouillon et que celui-ci était couvert de ratures. Ce a j'aime », si décidé, coupe court aux scrupules qu'il aurait lui-même ou qui pourraient venir à sa dirigée, La confiance ne se donne qu'à l'amour ; le bien ne se fait que par l'amour. Quant aux inquiétudes qui viendraient gêner cette confiance et paralyser le bien, il les balaie en trois mots: « Votre esprit », « fermement », « Dieu le veut ». Après quoi le « tendrement » parait plus que simple. Et puis ne revenons pas sur ces préambules. « Cela soit dit une fois pour toutes. »

 

(1) Oeuvres..., XII, p. 148.

 

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Il connaît mal cette femme (1). La lettre qu'il a reçue d'elle n'est pas limpide, pas intelligente, peut-être pas tout à fait franche.

 

Vous me demandez si vous pouvez recevoir et prendre des sentiments, que sans eux votre esprit languit et néanmoins vous ne pouvez les recevoir qu'avec soupçon, et vous semble que vous les devez rejeter.

 

De quels sentiments parle-t-elle ? Sans doute des suavités pieuses qu'elle désire et qui l'inquiètent lorsqu'elles lui viennent. Elle n'aura pas compris quelque discours sur le dépouillement absolu. Une autre fois, qu'elle particularise, qu'elle donne « un exemple ». On s'entendra mieux. Mais encore, quelle mouche la pique ?

 

J'ai... un scrupule en ce que vous me dites que ces sentiments sont de la créature. Mais je pense que vous avez voulu dire qu'ils viennent à vous par la créature et néanmoins de Dieu... Mais quand ils seraient de la créature, encore ne seraient-ils pas à rejeter, puisqu'ils conduisent à Dieu ou du moins qu'on les y conduit.

 

Comme il souffle sur les fantômes, comme il la met à l'aise et l'affranchit ! Ne reconnaît-on pas là une de ses pensées maîtresses ! Il en est dès lors tellement sûr, tellement pénétré qu'il la propose à une cervelle qu'il devine petite ou très embrouillée. Autre doctrine salésienne, ou plutôt nouvel aspect d'une seule et même doctrine. Pourquoi tant raffiner, s'éplucher, se tourmenter, tant chercher à savoir ce que l'on est et ce que l'on vaut?

 

Il me semble que je vous vois empressée avec grande inquiétude à la quête de la perfection... Dieu « n'est ni au vent fort, ni en l'agitation, ni en ces feux, mais, en cette douce et tranquille portée d'un vent presque imperceptible ». Laissez-vous gouverner à Dieu, ne pensez pas tant à vous-même...

 

(1) Sa pénétration est lente. Il hésite, il tâtonne longtemps autour d'une Sme. Qu'il a mis de temps avant de bien connaître sainte Chantal !

 

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Vous savez que Dieu veut en général qu'on le serve, en l'aimant sur tout... ; en particulier, il veut que vous gardiez une règle ; cela suffit, il le faut faire à la bonne foi, sans finesse et subtilité, le tout à la façon de ce monde où la perfection ne réside pas, à l'humaine et selon le temps...(1).

 

Eh ! quoi, ces idées qui semblent si simples, lui étaient-elles donc nouvelles? A-t-il donc fallu qu'il vint à Paris pour lés! apprendre. Non, certes. C'est bien vers cette conception de la vie spirituelle qu'il tendait constamment depuis sa prime jeunesse. Nous ne parlons pas d'une génération spontanée, d'une conversion, mais d'un épanouissement. Les vues, les réflexions, les impressions que son intelligence patiente amassait chaque jour, autant de semences que Paris a fait lever. Plein de pressentiments, d'aspirations plus ou moins confuses, mais orientées vers une seule fin, François de Sales, à l'âge ou l'homme arrive à se définir, s'est trouvé soudain transporté au plus touffu, au plus intime des deux mondes pour lesquels il était fait, le monde des saints et celui des directeurs. Paris lui a montré, comme dans un vaste raccourci, la vérité, la richesse, la complexité, les difficultés, le plein sens de la vie dévote. Il a regardé vivre des âmes véritablement saintes, mais encore trop inquiètes et trop empressées; il a vu d'excellents directeurs, et se mettant en leur place, les jugeant sur les résultats bons ou mauvais qu'ils obtenaient, il a fixé son propre programme de sainteté et de direction.

Encore une de ses premières lettres et nous l'aurons tout entier. Pour celle-ci, nous le savons, il n'a pas écrit moins de deux brouillons. C'est qu'il s'adresse à Marie de Beauvillier, à l'abbesse des abbesses, et pour lui proposer certaines remarques passablement délicates. Afin qu'on saisisse mieux l'importance particulière et le piquant de ce message entre les lignes duquel il faut lire, rappelons;

 

(1) Oeuvres..., XII, pp. 163-170.

 

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que Marie de Beauvillier exerçait alors dans Paris et par toute la France un prestige extraordinaire. Nous l'étudierons à loisir plus tard, au chapitre des abbesses mystiques, et peut-être alors essaierons-nous vainement d'égaler notre sympathie à l'admiration que mérite la rare vertu de cette femme. Toute jeune et presque seule, elle avait entrepris et mené à bien la réforme de l'abbaye de Montmartre qu'elle avait trouvée dans un état lamentable. Sur elle devaient bientôt se façonner les autres réformatrices. Grandes dames, religieux, prêtres venaient souvent sur la sainte colline encourager l'abbesse héroïque ou lui demander des conseils. François de Sales y était venu avec ses amis et Marie de Beauvillier l'avait certainement distingué puisque, à peine parti, elle lui envoie une lettre intime. Mais sur place, elle n'avait obtenu de lui que des paroles banales. J'ai déjà dit qu'il s'était fait une consigne d'écouter, d'observer et de se taire. Le parloir de Montmartre avait été un de ses postes d'observation. Nous l'imaginons sans peine, souriant doucement pendant que Marie de Beauvillier raconte les difficultés qu'elle doit vaincre ou développe ses vastes projets. Même attitude pendant que tel ou tel directeur approuve ou stimule l'abbesse. Non, ce n'est pas tout à fait ainsi qu'il dirigerait la jeune femme, un peu impérieuse, raide, inhumaine ; ce n'est pas ainsi qu'il conduirait une réforme. L'abbesse a-t-elle saisi ces critiques silencieuses ? En tout cas, elle demande conseil à François de Sales et celui-ci va lui répondre, non sans avoir pesé tous ses mots. Il avait fait dans le parloir de Montmartre une curieuse découverte. Cette abbesse qui dispose de tout l'état-major spirituel de Paris et que tant de hauts personnages semblent diriger, en vérité ne se dirigerait-elle pas toute seule ?

Surtout, je vous supplie prévalez-vous de l'assistance de quelques personnes spirituelles, desquelles le choix vous sera bien aisé à Paris, la ville étant fort grande.

 

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Naïve malice de ce préambule. Les personnes dont il parle sont déjà dans la place. Marie de Beauvillier ne peut pas l'ignorer.

 

Car je vous dirai, avec la liberté d'esprit que je dois employer partout... votre sexe veut être conduit, et jamais en aucune entreprise, il ne réussit que par la soumission ; non que bien souvent, il n'ait autant de lumière que l'autre, mais parce que Dieu l'a ainsi établi.

 

On voit qu'il ne perdait pas son temps dans le parloir de Montmartre. Qu'a-t-il vu encore ? Que la réforme de l'abbaye est menée trop tambour battant, qu'on la compromet en prétendant l'imposer de vive force et sans distinction à toutes les moniales. Il y en a, parmi celles-ci, qui ont vieilli sous l'ancien régime et dont la mauvaise humeur, en face d'une révolution imprévue, n'est pas sans excuses.

 

Il faut avoir égard aux vieilles ; elles ne peuvent s'accommoder si aisément; elles ne sont pas souples, car les nerfs de leurs esprits, comme ceux de leurs corps, ont déjà fait contraction.

 

Double critique et qui vise les directeurs de l'abbesse autant que l'abbesse elle-même. Comment ne lui a-t-on pas déjà fait ces remarques? Excès de zèle, indiscrétion, âpreté au bien de part et d'autre. On n'a pas réalisé l'attitude intérieure de ces bonnes vieilles; on n'a songé qu'à briser une arrière-garde indolente et rétive. En faisant plus miséricordieusement la part des vieilles, que d'obstacles réformatrice et réformateurs n'auraient-ils pas évités ?

Aussi bien, jeunes ou anciennes, pourquoi ces allures militaires, cette sévérité inflexible, cette ardeur tumultueuse? A prendre ainsi les choses, on s'agite plus qu'on n'agit : on trouble les autres et on se trouble soi-même.

 

Le soin que vous devez apporter à ce saint ouvrage doit être un soin doux, gracieux, compatissant, simple et débonnaire.

 

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Votre âge et, ce me semble, votre propre complexion le requiert ; car la rigueur n'est pas séante aux jeunes. Et, croyez-moi, Madame, le soin le plus parfait c'est celui qui approche du plus près au soin que Dieu a de nous, qui est un soin plein de tranquillité et de quiétude et qui, en sa plus grande activité, n'a pourtant nulle émotion... (1)

 

Je le répète : ce sont là ses toutes premières lettres de direction. Dès ces débuts, il a pris nettement conscience de sa vraie mission auprès des âmes, de sa méthode et de son esprit.

V. Nous avons vu l'esprit de François de Sales naître, en quelque sorte, et rayonner des plus intimes tendances du

saint; puis, nous l'avons vu s'affirmer, mûrir et s'épanouir au cours de deux séries d'expériences mémorables, la grande tentation de 1586, le voyage de Paris en 1602.

Nous devons maintenant l'aborder de haut, essayer de le décrire. On me pardonnera d'être long, si l'on se rappelle que cet esprit salésien est l'expression la plus exacte et la plus parfaite de l'humanisme dévot.

Devrons-nous répéter qu'il n'enseigne, ni ne suggère, ni ne tolère le minimisme moral, la sensiblerie religieuse, la mollesse, rien enfin qui ressemble en quoi que ce soit aux formes même les plus bénignes du relâchement. Laissons le style, souvent plus vigoureux qu'on ne l'imagine, mais quelquefois trop sucré. Telle mission, tel style. François de Sales se propose de pacifier les âmes. Ne lui demandez pas d'écrire à la façon de Pascal qui certes nous ravit davantage mais en vous troublant. Pour la doctrine, elle ne parait accommodante qu'aux profanes et encore aux très étourdis, mais l'élite pieuse qu'elle vise, elle entend bien la mener aussi loin que n'importe quelle autre doctrine spirituelle, sans excepter celle de

Port-Royal. On ne prend pas assez garde que, sous la plume du saint, «dévotion » est synonyme de « perfection »,

 

(1) Oeuvres..., XII, pp. 171-174.

 

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et « perfection », d' « amour pur » au sens crucifiant que les plus hauts mystiques donnent à ce mot. La Philothée de l'Introduction n'en est pas encore à ce dernier terme, elle y viendra si elle se prête à la grâce. Le programme qu'on lui donne est tout solide : le coeur le moins ouvert aux joies sensibles de la prière peut le remplir. Très exigeant envers lui-même, le saint l'était aussi avec les autres, minutieux, entrant dans le détail de tout, comme Fénelon. A sa première rencontre avec la baronne de Chantal, il la trouva trop élégante : « Madame, si ces dentelles n'étaient pas là, laisseriez-vous pas d'être propre ? » a Une fois, raconte la Mère de Chauty, biographe de sainte Chantal, étant à la table de la bienheureuse, il savait qu'elle avait une naturelle aversion à manger des olives, c'est pourquoi il lui en servit avec la signification de sa volonté qu'elle en mangeât, ce qu'elle fit avec une extrême répugnance. Il lui fit de même une autre fois pour des limaces fricassées. (1) »

 

Non, ma chère fille, lui écrit-il à propos d'une dévotion un peu simple qu'il lui avait recommandée, quand je vous destinai le chapelet de saint François, je le fis à raison de la dignité de sa matière ; mais sur-le-champ, il me vint en l'esprit que vous en seriez mortifiée, et sur cela je dis : eh bien ! tant mieux (2).

 

Il va plus avant, craignant toujours qu'un reste de tendresse mondaine gêne les progrès de la jeune veuve qui n'était pas encore au couvent.

 

Coupez, tranchez les amitiés et ne vous amusez pas à les dénouer. Il faut les ciseaux et le couteau. Non, les noeuds sont minces, entrefichés, entortillés... Vos ongles (sont) trop courtes pour passer toutes ces boucles. Ce n'est qu'au couteau tranchant qu'on les coupe. Aussi bien les cordons ne valent rien. Qu'on ne les épargne point (3).

 

(1) Oeuvres de sainte Chantal, I, pp. 72, 73.

(2) Oeuvres..., XIII. p. 340.

(3) Ib., XIV, p. 108.

 

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Religieuse, pour une imperceptible faute qu'elle avait commise, il la tance en public « d'une voix puissante » et la regarde longtemps pleurer sans lui dire un mot. Bagatelle que tout cela, auprès de l'abnégation totale où il voulait enfin l'amener, la dégageant peu à peu de tout et même de ce qu'il pouvait y avoir de trop humain dans la très pure amitié qu'elle avait pour lui. Ce n'est pas ici le lieu de raconter cette histoire frémissante(1). Voici pourtant les mots de la fin.

 

Mon vrai père, écrit sainte Chantal à saint François de Sales qui vient de lui donner le signal du sacrifice suprême, que le rasoir a pénétré avant ! Hélas ! mon unique père, il m'est venu aujourd'hui à la mémoire qu'un jour vous me commandiez de me dépouiller ; je répondis : « Je ne sais plus de quoi », et vous me dites : « Ne vous l'ai-je pas dit, ma fille, que je vous dépouillerais de tout ? » Oh ! Dieu, qu'il est aisé de quitter ce qui est autour de nous ! Mais quitter sa peau, sa chair, ses os et pénétrer dans l'intime de la moelle, qui est, ce me semble, ce que nous avons fait, c'est une chose grande, difficile et impossible, sinon à la grâce de Dieu ;

 

et le saint de répondre:

 

Notre seigneur vous aime, ma mère; il vous veut toute sienne ; n'ayez d'autre bras pour vous porter que le sien... Tenez votre volonté si simplement unie à la sienne que rien ne soit entre deux. Ne pensez plus ni à l'amitié, ni à l'unité que Dieu a faite entre nous, ni à vos enfants, ni à votre coeur, ni à votre âme (2).

 

Trouvera-t-on plus de mollesse dans la lettre suivante (3) où il décide une autre de ses pénitentes à je ne sais quoi de très dur.

 

Mais, ce me dira la prudence humaine, à quoi voulez-vous nous réduire? Quoi, qu'on nous foule aux pieds, qu'on nous torde le nez, qu'on se joue de nous comme d'une marmotte ?... Oui, il est vrai, je veux cela... O, me direz-vous, ma fille, mon

 

(1) Oeuvres de sainte Chantal, III (Lettres), pp, 109-118.

(2) Ib., pp. 115, 118.

 

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père, vous êtes bien sévère tout à coup. Ce n'est pas tout à coup, certes, car, dès que j'eus la grâce de savoir un peu le fruit de la croix, ce sentiment entra dans mon âme, il n'en est jamais sorti (1).

 

Mais pourquoi parler de telle ou telle de ses directions particulières ? Qu'on prenne l'Introduction, qu'on en mesure la vraie portée et l'on avouera que ce petit livre caressant ne s'adresse ni ne convient aux âmes douillettes, mais seulement à qui veut, coûte que coûte, devenir parfait (2).

Mais, sous prétexte que François de Sales, a prêché, autant et mieux que personne, la « parfaite mortification de l'amour-propre », irons-nous méconnaître le caractère distinctif de son ascétisme, dire, par exemple, avec M. Olier que l'auteur de la Philothée a été « le plus mortifiant de tous les saints »? Non, certainement. A vrai dire, il n'y a pas de plus ou de moins en ces matières. Qui ne nous conduit pas à la mortification, à la croix, n'a pas lu l'Évangile, n'est pas chrétien. On comprend du reste, que les interprètes du saint, irrités et inquiétés par certaines explications doucereuses de sa doctrine, jugent parfois nécessaire de rappeler, comme nous venons justement de le faire, que cette doctrine est foncièrement héroïque. Mais qu'ils n'aillent pas tomber dans le paradoxe contraire. « Ne voit-on pas, nous disent-ils par exemple, quelques bonnes âmes glisser sans y prendre garde sur l'austérité foncière de la doctrine et de

 

 

 

(1) Cité par STROWSKI. La pensée chrétienne. Saint François de Sales, Paris, 1908, p. 96.

(2) Dom Mackey fait à ce propos une remarque très intéressante. Rappelant que les fameuses Conférences de Cassien — écrites, comme l'on sait, pour les Pères du désert — sont une des sources principales de l'Introduction, il dit que l'esprit de ce dernier livre « est essentiellement l'esprit monastique ou religieux ». « Deux fois, ajoute-t-il, dans les manuscrits originaux, est émise cette pensée que Philothée devra pratiquer, bien qu'à un degré inférieur, les vertus obligatoires aux personnes consacrées à Dieu. » Oeuvres de saint François de Sales, III, p. XXXVIII-XLI. Dom Mackey est orfèvre, je veux dire, moine, mais il n'écrit pas à la légère et tout ce qu'il écrit mérite attention.

 

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l'esprit de saint François de Sales, et arrêter seulement leur attention sur la douceur et l'aménité de son style, prendre la forme en laissant le fond (1). » Pensée très juste, mais qui paraît fausse parce qu'elle n'a pas su s'exprimer. Quelle idée singulière et choquante ne nous donnerait-on pas en effet d'un homme dont l'aménité serait toute de surface, de protocole ou de style, et dont l'âme profonde aurait pour douteuse parure le contraire de l'aménité? Cette opposition entre fond et forme, si on la réalisait vivement, on verrait aussitôt que soit la vie, soit les ouvrages du saint la repoussent. On s'en rend du reste si bien compte qu'après avoir marqué nettement cette opposition, lorsqu'on veut résumer d'un mot l'originalité de François de Sales, on ne sait plus que s'écrier : « La douceur! toujours la douceur! » Si rien n'est plus banal, rien n'est plus juste. Forme et fond, style, méthode, pensée, esprit, enlevez à ce vague mot de douceur ce qu'il peut éveiller de sensiblerie ou de faiblesse, donnez-lui son plein sens humain et divin — discite a me quia mitis sum — et vous aurez défini l'Introduction à la vie dévote, les lettres spirituelles, les Entretiens, le Traité de l'amour de Dieu. Nous avions déjà le Combat spirituel et tant d'autres livres qui nous rappellent la face austère du

 

(1) Oeuvres de saint François de Sales, XIV, p. XIV. Ces lignes sont du R. P. Navatel qui a pris la place de Dom Mackey à partir du XIII° volume. Il écrit encore dans le même sens : a Bien des observateurs superficiels se sont mépris sur les apparences faciles, sur l'extérieur humain et débonnaire, sur la façade de l'édifice, jusqu'à s'imaginer que saint François de Sales a réellement adouci l'austérité de la vie chrétienne et atténué peut-être les exigences des conseils évangéliques. » XIV, XIV. Parmi ces observateurs superficiels, il nous faut compter sainte Chantal elle-même. La sainte dit en effet qu'il a élevait les âmes à un amour envers Dieu si suave que toutes les difficultés que l'on croit être en la vie dévote s'évanouissent » Oeuvres de sainte Chantal, t. II, p. XLI. Il nous faut aussi compter Dom Mackey écrivant : « Il ne veut pas effaroucher les âmes timides, mais les rendre parfaites sans même qu'elles s'en doutent s, t. III, p. XLI. Il y a là du reste presque autant d'équivoque que de mots. Retenons la dernière. « Adoucir » a deux sens. Il veut dire : rendre douces, aimables, faciles, les vertus les plus rudes ; il veut dire aussi : mitiger, atténuer. Précisément l'originalité de saint François de Sales, du moins d'après sainte Chantal et Dom Mackey et jusqu'au R. P. Navatel, presque tout le monde, est de tout adoucir sans jamais rien atténuer.

 

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devoir chrétien, qu'avions-nous besoin de l'évêque de Genève, si celui-ci n'a pas entrepris de mettre les âmes et le fond des âmes a en posture de suavité (1) ».

Suavité envers le prochain, envers Dieu, envers nous-mêmes.

 

La sainte Eglise n'est point si rigoureuse que l'on pourrait penser; — François de Sales parle ici à des religieuses — si vous avez une soeur malade de la fièvre tierce seulement et qu'un jour de fête son accès la dût prendre pendant la messe, vous pouvez et devez perdre la messe pour demeurer auprès d'elle, bien qu'en la laissant seule, il ne lui en dût point arriver de mal; car, voyez-vous, la charité et la sainte douceur de notre bonne mère l'Eglise sont partout surnageantes (2).

 

On a remarqué les précisions très décidées qui soulignent la condescendance du charitable casuiste. Il ne s'agit pas là d'une crise violente. Le doute, dans ce cas, n'aurait pas été permis. La malade est dans un tel état que, d'une part, en temps ordinaire, on se ferait scrupule

de la laisser seule et que, d'autre part, un jour de dimanche, on hésiterait à u perdre la messe » pour rester auprès d'elle. Qu'on n'hésite pas ! Le second texte est peut-être encore plus beau, et peut-être moins prévu.

 

Etant à Paris, raconte le saint, et prêchant en la chapelle de la reine, du jour du Jugement, — ce n'est pas un sermon de dispute — il se trouva une demoiselle, nommée Mlle de Perdreauville (protestante), qui était venue par curiosité ; elle demeura dans les filets, et, sur ce sermon, prit résolution de s'instruire, et, dans trois semaines après, amena toute sa famille à confesse vers moi, et fus leur parrain à tous en la confirmation. Voyez-vous, ce sermon-là, qui ne fut point contre l'hérésie, respirait néanmoins contre l'hérésie... Depuis, j'ai toujours dit que qui prêche avec amour, prêche assez

 

(1) Oeuvres..., XIV, p. 9. « Tâchez de remettre votre esprit en posture de suavité.

(2) Oeuvres..., VI, p. 309. Les Entretiens que je viens de citer ne nous sont connus que par les notes prises, d'ailleurs admirablement, par les religieuses. Pour le présent texte nous avons deux sténographies d'où il résulte que le saint a parlé presque textuellement comme on le fait parler.

 

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contre les hérétiques, quoiqu'il ne dise un seul mot de dispute contre eux'.

On entend bien qu'il ne condamne pas la controverse ; il dit seulement qu'un prêtre remplit tout son devoir, « prêche assez », quand il se contente de l'apologétique de l'amour.

Regarder le prochain avec tendresse n'est que le plus humble et facile degré de la perfection. Ce prochain, après tout, les vrais dévots le trouvent d'autant plus aimable qu'ils ont plus de peine à se supporter eux-mêmes. Quoi de plus simple que d'ignorer les misères morales d'autrui, ou de les atténuer, ou enfin de laisser à Dieu le soin de les guérir! Et puis, saints ou non, si l'on veut y réfléchir, on verra que c'est notre tune à nous qui nous pèse, cette âme envers laquelle nous nous montrerions plus doux si nous savions nous mettre a en posture

 

(1) Oeuvres..., XIV, pp. 96, 97. Voici encore quelques citations qui feront plaisir à plus d'un. « Je hais par inclination naturelle, par la condition de ma nourriture, par l'appréhension tirée de mes ordinaires considérations, et, comme je pense, par l'inspiration céleste, toutes les contentions et disputes qui se font entre les catholiques, desquelles la fin est inutile et encore plus celles desquelles les effets ne peuvent être que des dissensions et différends, mais surtout en ce temps plein d'esprits disposés aux controverses, aux médisances, aux censures et à la ruine de la charité. » Oeuvres, XV, p. 95. « Il n'y a point de plus mauvaise façon de mal dire que de trop dire. Si on dit moins qu'il ne faut dire, il est aisé d'ajouter ; mais après avoir trop dit, il est malaisé de retrancher... or voici le haut point de la vertu : de corriger l'immodération modérément... les chasseurs poussent partout dans les buissons et reviennent souvent plus gâtés que la bête qu'ils ont cuidé gâter ». Ib., XV, p. 114. En 1619, il écrivait à Germonio au sujet des affaires de France : « Il serait bon (la lettre est traduite de l'italien) de ménager, par l'entremise de prélats dévoués et prudents, l'union et la bonne intelligence entre la Sorbonne et les Pères jésuites... Si, en France, les prélats, la Sorbonne et les religieux étaient bien unis, c'en serait fait de l'hérésie en dix ans. » Ib., XV, pp. 188, 189. — « Je dis qu'il faut user quelquefois de caresses, je le dis tout de bon, et ne ris pas, en certain temps, comme quand une fille est malade ou affligée et un peu mélancolique : car cela leur fait si grand bien. » Ceci est pris des entretiens aux Visitandines, Oeuvres, VI, p. 68. Mais je n'en finirais pas. Voici enfin une réponse de sainte Chantal à la question que lui posait une supérieure. « Quant à ce que vous me demandez si l'on peut mettre supérieure une fille qui n'est pas légitime, notre bienheureux Père lui-même a résolu cette demande, et dit que les enfants ne peuvent être maîtres de leur naissance et ne portent pas l'iniquité de leurs père et mère... Sainte Brigitte était bâtarde d'un esclave. » Oeuvres de sainte Chantal, V, p. 996.

 

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de suavité » vis-à-vis de l'amour divin qui l'a créée, et qui se reflète en elle. Ainsi l'entend François de Sales. Du reste le souci du prochain n'est pas étranger à cette consigne de douceur envers Dieu et envers nous-mêmes.

 

Je ne veux point une dévotion fantasque, brouillonne, mélancolique, fâcheuse, chagrine ; mais une piété douce, suave, agréable, paisible et en un mot, une piété toute franche et qui se fasse aimer de Dieu premièrement et puis des hommes (1).

 

Il ne s'agit pas là d'une simple montre et, si l'on peut dire, de jeter. de la poudre aux yeux de nos proches. Certes, si pesant qu'on trouve le joug, mieux vaut garder la souffrance pour soi, mais mieux vaut encore être joyeux tout de bon. N'oublions pas que François de Sales s'adresse à des âmes intérieures, en route vers la perfection et que le découragement guette à chaque pas. Les profanes soupçonnent peu les détresses de ce petit monde fermé, et tout ce qu'un directeur maladroit ou mal instruit peut faire souffrir à des innocents. Que de frénésies, que de convulsions morales — Dieu sait que je ne parle pas en l'air! — épargnent aux âmes pieuses les directeurs fidèles à l'esprit de la Philothée! Que de fléaux déchaînés ou envenimés par l'esprit contraire, lequel aura toujours ses adeptes et qui en aurait aujourd'hui bien davantage si François de Sales n'était pas venu. Quoi qu'il en soit, les tristesses, les empressements, les inquiétudes, les scrupules que notre pacifique docteur n'a jamais cessé de combattre, n'ont rien de commun avec l'Amari aliquid dont parle Lucrèce. Le désespoir est mauvais pour tous, même pour un pécheur obstiné, mais à celui-ci, François de Sales ne propose pas « une certaine humilité joyeuse qui ait plaisir de voir et connaître notre misère » (2). Il y a misère et misère : l'une qui tend à réveiller les

 

(1) Oeuvres..., XIII, p. 59.

(2) Ib., XIV, p. 7.

 

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consciences endormies, l'autre qui harcèle inutilement les bonnes volontés et les paralyse.

 

Mais, ma fille, je vous en prie que toutes ces méditations-là des quatre fins finissent toutes par l'espérance et non pas par la crainte et l'effroi : car, quand elles finissent par la crainte, elles sont dangereuses, surtout celles de la mort et de l'enfer (1).

 

Nous avons déjà vu avec quelle insistance il supplie ses filles spirituelles de ne pas se tourmenter. Il y revient constamment.

 

La première fois qu'il nous arriva, dit la relation d'une de ses visites à un monastère, il nous entretint environ une heure et demie de la tranquillité d'esprit, avec ressentiment de dévotion ; il nous dit plusieurs fois qu'il ne fallait se mettre en peine de rien, ni perdre la paix du coeur pour chose qui nous pût arriver (2).

 

On contrarie cette paix en s'épluchant à perte de vue. Faisons-nous crédit et à Dieu. Résignons-nous à ne pas savoir qui nous sommes, où nous en sommes. Pas de ces curiosités malsaines, cruelles et d'ailleurs vaines, pas de ces retours indéfinis sur nos actes, nos intentions, et

l'intention même que nous apportons à nous discuter.

 

O ma chère fille, gardez-vous de ces réflexions, car il est impossible que l'esprit de Dieu demeure en un esprit qui veut savoir tout ce qui se passe en lui (3).

 

« Elles veulent trop bien faire, écrit-il au sujet d'un de ses couvents, cela les presse un peu. Hier nous fîmes un entretien où je m'essayai de les mettre un peu au large » (4). Les vertus, il ne faut pas les désirer avec trop d'âpreté. « N'aimez rien trop, je vous supplie, non pas même les vertus que l'on perd quelquefois en les outrepassant » (5).

 

(1) Oeuvres..., XII, p; 333.

(2) Ib., VI, p. 407.

(3) Ib., VI, p. 419.

(4) Ib., VI, p. XIV.

(5) Ib., XIII, p. 53.

 

 

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« C'est cela que je veux, que vous ne vous tourmentiez point, ni par les désirs, ni par autres quelconques » (1), comme serait le déplaisir de vos fautes, « lequel sans doute n'est pas pur », dès « qu'il inquiète » (2). Et prenez y garde, il ne faut pas que cette fuite de tout ce qui trouble devienne à son tour une obsession nouvelle :

 

Voici ce que vous faites : grand cette bagatelle se présente à votre esprit, votre esprit s'en fâche et ne voudrait point voir cela. Il craint que cela ne s'arrête. Cette crainte retire la force de, cotre esprit et laisse ce pauvre esprit tout pâle, triste et tremblant; cette crainte lui déplaît et engendre une autre crainte que cette première crainte et l'effroi qu'elle donne ne toit cause du mal et ainsi vous vous embarrassez. Vous craignez la crainte, puis vous craignez la crainte de la crainte ; vous vous fâchez de la fâcherie et puis vous vous fâchez d'être fâchée de la fâcherie... C'est comme j'en ai vu plusieurs qui s'étant mis en colère, sont après en colère de s'être mis en colère et semble tout cela aux cercles qui se font en l'eau quand on y a jeté une pierre, car il se fait un cercle petit, et celui-là en fait un plus grand et cet autre un autre (3).

 

Sainte-Beuve et M. Strowski trouvent ici qu'il raffine. C'est, peut-être, que ni l'un ni l'autre n'a jamais entendu la confession de Philothée. Ces ondulations et reprises indéfinies d'inquiétude, ces retours sur des retours, c'est la vie même.

 

Le mot que je vous ai dit si souvent qu'il ne faut point trop pointiller en l'exercice des vertus, mais qu'il y faut aller rondement, franchement, naïvement, à la vieille française, avec liberté, à la bonne foi, grosso modo. C'est que je crains l'esprit de contrainte et de mélancolie (4).

 

(1) Oeuvres..., XIII, p. 305.

(2) Ib., XIII, p. 167. Newman dit exactement le contraire, dans un de ses sermons « To be at esse, is to be unsafe », inquiétez-vous de ne pas vous inquiéter.

(3) Ib., XIII, p. 373-375.

(4) Ib., XIII, p. 392. Il écrit souvent « à la grosse mode », ou « à la bonne Marguerite ». Voici encore, du même conseil, une application intéressante. Il s'agit de la contemplation des mystères, selon la méthode ignatienne. « Il ne faut ni s'y amuser, ni la du tout mépriser..., ni trop particulariser, comme serait de penser la couleur des cheveux de Notre-Dame, la forme de son visage..., mais simplement en gros, que vous la voyiez soupirante après son fils... et cela en gros ». Oeuvres, XII, pp. 183-184.

 

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Sous tant d'aspects incessamment renouvelés, c'est bien toujours la même doctrine, moins commune qu'on ne le croirait peut-être chez les spirituels d'avant saint François de Sales. Dom Mackey l'a remarqué avec une élégante subtilité au sujet de la vertu de force. « Cette force, dit-il, notre docteur l'entend à la façon des anciens; c'est principalement une vertu passive qui consiste à s'abstenir et à soutenir. Elle exige dans le grand travail de la réformation de soi-même le calme et la patience, bien plus que l'ardeur provocatrice et la lutte violente. Élève des Pères jésuites, le fondateur de la Visitation connaissait et appréciait. l'habile stratégie de saint Ignace ; toutefois, il ne l'introduit pas dans son Institut. Pour lui, le plus sûr moyen de perfection est d'anéantir l'amour-propre, non pas en lui déclarant une guerre ouverte, mais en méprisant ses attaques; il importe moins de renverser les obstacles que de s'en détourner humblement et simplement; moins de vaincre ses ennemis en bataille rangée que de passer à travers leurs rangs. C'est ce que notre saint appelle répugner à ses répugnances, contredire à ses contradictions, décliner de ses inclinations, se divertir de ses aversions. Dans les troubles intérieurs, il enseigne à « divertir notre esprit de son trouble et de sa peine », à « se resserrer auprès de Notre-Seigneur et lui parler d'autre chose ». Éprouve-t-on un sentiment d'aversion contre le prochain : « l'unique remède à ce mal, comme à toute autre sorte de tentation, c'est une simple diversion, je veux dire, n'y point penser » (1).

 

(1) Oeuvres..., VI, p. XXXI, XXXII. Ce passage capital se trouve dans l'introduction aux Entretiens, une des plus pénétrantes de cette remarquable série. J'aurais voulu que Dom Mackey rattachât cette doctrine morale, à la doctrine psychologique, à la distinction entre les deux parties de l'âme, distinction sur laquelle nous allons bientôt revenir et qui est une des maîtresses pierres de tout le système. La stratégie de saint Ignace que l'auteur oppose à celle du saint se résume en ces deux mots : Agendo contra — doctrine qui admet plus de nuances que Dom Mackey ne semble le supposer.

 

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Réveillez souventes fois en vous l'esprit de joie et de suavité, et croyez fermement que c'est le vrai esprit de dévotion ; et si parois vous vous sentez attaquée du contraire esprit de tristesse et d'amertume, élancez, à vive force, votre coeur en Dieu... Mis, tout soudainement, divertissez-vous à des exercices contraires, comme de vous mettre à quelque conversation sainte, mais de celles qui vous peuvent réjouir. Sortez à vous promener, lisez quelque livre de ceux que vous goûterez le plus, et comme dit le saint apôtre; chantez quelque chanson dévote... Et ceci, vous le devez faire souvent, car, outre que cela récrée, Dieu en est servi (1).

 

Combien d'autres citations me tentent, mais qui n'a maintenant une claire vision de cet esprit? Ajoutons que cet esprit n'exprime pas seulement une nature débonnaire, mais, très ferme et solidement liée, une doctrine de paix.

VI. Malgré son goût très vif pour la spéculation platonicienne, il n'était ni philosophe ni théologien de profession. Mais il avait beaucoup lu, beaucoup réfléchi sur les dogmes qui, de près ou de loin, touchent à la vie intérieure et par suite à la direction ; sur les possibilités de l'homme déchu; sur la nature et la grâce ; sur nos relations avec Dieu. Il suffit pour s'en convaincre, de lire attentivement les premiers livres du Traité de l'amour de Dieu, charte magnifique de l'humanisme dévot (2) ; — je ne dis rien de la partie mystique du livre qui, pour l'instant, n'est pas de notre sujet. Théologie savante et affective, cela va sans dire, mais encore concrète, réelle, vivante. On n'insistera

 

(1) Oeuvres..., XIII, p. 112.

(2) Il dit expressément dans sa préface : « Les quatre premiers livres. et quelques chapitres des autres pourraient sans doute être omis au gré des âmes qui ne cherchent que la seule pratique de la sainte dilection... (mais) j'ai eu en considération la condition des esprits de ce siècle et je le devais : il importe beaucoup de regarder en quel âge on écrit » Oeuvres, IV, p. 9. Cette préface du Traité de l'amour de Dieu est, à elle seule, un parfait chef-d’oeuvre.

 

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jamais assez sur ce caractère. François de Sales devrait être appelé doctor experimentalis, si ce mot n'était pas si laid. De tout ce que les livres dogmatiques lui ont appris, il a éprouvé la pleine vérité par de longues expériences et sur lui-même et sur les autres. Définitions ou systèmes théologiques, l'adhésion qu'il donne est toujours ce que Newman appelle real assent. Je connais peu de pensées moins nominales, moins abstraites. Il est aussi réel que Newman et plus sainement. Aucune de ses observations, même les plus décevantes, n'ont jamais ébranlé son optimisme. Newman observateur reste hanté par le souci de son âme propre, François de Sales s'oublie lui-même dans la contemplation du divin qu'il sait voir partout. Deux fois solide et persuasif, puisque d'une part il s'appuie sur une connaissance approfondie du dogme chrétien et d'autre part sur l'expérience, il n'a formulé didactiquement sa doctrine que dans un seul de ses livres, mais il s'en inspire toujours. Un théologien, le R. P. Rousselot, nous faisait récemment remarquer une sorte de dualisme doctrinal chez plusieurs docteurs du moyen âge, Hugues de Saint-Victor et saint Bernard, par exemple. « En ce temps où la spéculation est encore toute scolaire, les concepts définis sont facilement en désaccord avec les intuitions profondes. Les effusions pieuses de leurs sermons ou de leurs ouvrages ascétiques, contiennent une philosophie implicite qui ne se trouverait pas d'accord avec la doctrine explicite de leurs ouvrages proprement didactiques (1).» Rien de semblable chez François de Sales, beau génie synthétique et d'une cohérence admirable. Sa pensée est une, toujours la même. Dégagez, formulez la métaphysique latente de la Philothée, des entretiens, des lettres, et vous aurez le Traité de l'amour de Dieu.

Il connaît toutes nos misères. Aucune de nos bassesses ne l'étonne. Bien que personne n'ait été plus compatissant

 

(1) Pour l'histoire du problème de l'amour au moyen âge, par Pierre Rousselot — Munster, 1908, pp. 4,5.

 

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que lui, bien que, moliniste fervent, il nous ait prophétiquement forgé les armes les plus sûres contre le pessimisme janséniste, il n'entretient que peu d'illusions: sur les pauvres êtres que nous sommes. Il croit néanmoins fermement à « la beauté de la nature humaine », à la bonté profonde, et, ici-bas, invincible, de ces chétifs, de ces malheureux, de ces pervers qui, soit avant, soit après la chute originelle, soit au dedans, soit au dehors de l'Église, n'arriveront jamais à étouffer en eux tout à fait l’« inclination naturelle à aimer Dieu sur toutes choses », à se fermer tout à fait aux influences de la grâce.

 

Sitôt que l'homme pense un peu attentivement à la divinité, il sent une certaine douce émotion du coeur qui témoigne que Dieu est Dieu du coeur humain, et jamais notre entendement n'a tant de plaisir qu'en cette pensée de la divinité... ; que si quelque accident épouvante notre coeur, soudain il recourt à la divinité, avouant que quand tout lui est mauvais, elle seule lui est bonne.

Ce plaisir, cette confiance que le coeur humain prend naturellement en Dieu ne peut certes provenir que de la convenance qu'il y a entre cette divine bonté et notre âme : convenance grande, mais secrète ; convenance que chacun connaît et que peu de gens entendent (1)...

 

Observation et raisonnement qui se compénètrent, juxtaposition de l'ordre historique et du dogmatique, c'est le caractère particulier de notre docteur.

 

Or, bien que l'état de notre nature humaine ne soit pas maintenant doué de la santé et droiture originelle.., et qu'au contraire, nous soyons grandement dépravés par le péché, est-ce toutefois que la sainte inclination d'aimer Dieu sur toutes choses nous est demeurée, comme aussi la lumière naturelle par laquelle nous connaissons que sa souveraine bonté est aimable sur toutes choses ; il n'est pas possible qu'un homme pensant attentivement en Dieu, voire même par le seul discours naturel, ne ressente un certain élan d'amour que la secrète inclination de notre nature suscite au fond du coeur,

 

(1) Oeuvres..., IV, p. 74 (Traité de l'amour de Dieu, I, XV).

 

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par lequel à la première appréhension de ce premier et souverain objet, la volonté est prévenue et se sent excitée à se complaire en icelui.

Entre les perdrix, il arrive souvent que les unes dérobent les oeufs des autres afin de les couver... et voici chose étrange mais néanmoins bien témoignée, car le perdreau qui aura été éclos et nourri sous les ailes d'une perdrix étrangère, au premier réclame qu'il oyt de sa vraie mère... il quitte la perdrix larronnesse, se rend à sa première mère et se met à sa suite, par la correspondance qu'il a avec sa première origine ; correspondance toutefois qui ne paraissait point, ains fut demeurée secrète, cachée et comme dormante au fond de la nature, jusque à la rencontre de son objet... Il en est de même, Théotime, de notre coeur ; car quoi qu'il soit couvé, nourri et élevé parmi les choses corporelles, basses et transitoires, et, par manière de dire, sous les ailes de la nature, néanmoins, au premier regard qu'il jette en Dieu, à la première connaissance qu'il en reçoit, la naturelle et première inclination d'aimer Dieu, qui était comme assoupie et imperceptible, se réveille en un instant, et à l'imprévu paraît, comme une étincelle qui sort d'entre les cendres, laquelle touchant notre volonté, lui donne un élan de l'amour suprême dû au souverain et premier principe de toutes choses (1)...

 

Est-il étonnant qu'après avoir médité de telles pages, un solide théologien, Dom Mackey, aussi peu suspect de fantaisie que de naturalisme, ait observé qu' « une secrète sympathie, une sorte d'affinité rapproche la grande âme de saint François de Sales des patriarches de la philosophie : Aristote, Socrate, Platon, Épictète a le plus homme de bien de toute l'antiquité » (2)? Quant à cette inclination naturelle, elle

ne demeure pas pour néant dans nos coeurs : car, quant à Dieu il s'en sert comme d'une anse pour nous pouvoir plus suavement prendre et retirer à soi, et semble que par cette impression, la divine bonté tienne en quelque façon attachés nos coeurs, comme des petits oiseaux, par un filet par lequel il nous puisse tirer quand il plaît à sa miséricorde d'avoir pitié

 

(1) Oeuvres..., IV, pp. 78.79 (Traité, I, XVI).

(2) Ib., IV, pp. XXXIII-XXXIV.

 

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de nous ; et quant à nous, elle nous est un indice et mémorial de notre premier principe et créateur à l'amour duquel elle nous incite, nous donnant un secret avertissement que nous appartenons à sa divine bonté. Tout de même que les cerfs auxquels les grands princes font quelquefois mettre des colliers avec leurs armoiries, bien que peu après ils les font lâcher... ne laissent pas d'être reconnus par quiconque les rencontre (1)...

 

Sur ce coeur humain qui l'attend, qui le réclame, voici maintenant Dieu qui se penche.

 

Que c'est un plaisir délicieux de voir l'amour céleste, qui est le soleil des vertus, quand, petit à petit, par des progrès qui insensiblement se rendent sensibles, il va déployant sa clarté sur une âme et ne cesse point qu'il l'ait toute couverte de la splendeur de sa présence, lui donnant enfin la parfaite beauté de son jour ! O que cette aube est gaie, belle, aimable et agréable !

 

A voir l'allégresse de ce tableau, qui croirait que François de Sales ne parle encore ici que des infidèles, que « des mouvements d'amour qui précèdent l'acte de la foi requis à notre justification » ? Ce sont là seulement

 

les premiers bourgeons verdoyants que l'âme, échauffée du soleil céleste, comme un arbre mystique, commence à jeter au printemps, qui sont plutôt présage de fruits que fruits (2).

 

Si l'aube est déjà si belle, que sera le jour ! Il sera plus beau que celui du paradis terrestre et d'une « blancheur incomparablement plus excellente que celle de la neige de l'innocence ». C'est le : o felix culpa déjà chanté par Richeome et que répéteront tous nos humanistes. «L'état

de la rédemption vaut cent fois mieux que celui de l'innocence. »

 

Comme l'arc-en-ciel touchant l'épine Aspalatus la rend plus odorante que les lys, aussi la rédemption de Notre-Seigneur.

 

(1) Oeuvres..., IV, p. 84 (Traité, 1. XVIII).

(2) Ib., IV, p. 130 (Traité, II, XIII).

 

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touchant nos misères, elle les rend plus utiles et aimables que n'eût jamais été l'innocence originelle (1).

 

Mais oublions la misère de l'homme, ne songeons qu'aux ascensions de l'amour, ascensions que la grâce rend faciles.

 

Dieu ne nous donne pas seulement une simple suffisance de moyens pour l'aimer, et en l'aimant, nous sauver, mais... une suffisance riche, ample, magnifique et telle qu'elle doit être attendue d'une si grande bonté comme est la sienne (2).

 

Et cet amour, « il ne tient pas à la divine bonté » que nous ne l'ayons « très excellent » (3), Dieu « par un progrès plein de charité ineffable », conduisant l'âme « d'amour en amour, comme de logement en logement, jusqu'à ce qu'il l'ait fait entrer en la terre de promission... la très sainte charité, laquelle... est une amitié et non pas un amour intéressé » (4), mais bien le pur amour des mystiques.

Telles sont les premières assises, dogmatiques, expérimentales de l'optimisme salésien. Mais à ces vérités qui tout ensemble exaltent une âme et la rassérènent, les timorés, les inquiets, les scrupuleux font une objection redoutable. L'accès de ce beau palais leur est défendu. Plus ils font effort pour atteindre cette vision de paix, plus elle s'éloigne. Leur esprit n'est que ténèbres, leur cœur n'est que glace, leur volonté, que faiblesse ; leur désir de perfection n'est qu'une velléité aussitôt contredite par des inclinations toutes contraires et beaucoup plus fortes ; enfin, ils n'arrivent pas à entendre cette voix de Dieu qu'on dit qui les presse. La doctrine, vraie pour tous les autres, ne l'est pas pour eux.

François de Sales oppose un merveilleux talisman à cette détresse qu'il a éprouvée lui-même et dont Philothée lui a fait l'aveu tant de fois. Pascal, au plus vif d'une tentation

 

(1) Oeuvres..., IV, pp. 104, 105 (Traité, II, VI).

(2) Ib., IV, p. 313 (Traité, II, VIII).

(3) Ib., IV, p. 121 (Traité, II, XI).

(4) Ib., IV, p. 163 (Traité, II, XXII).

 

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de ce genre, avait reçu la révélation consolatrice : tu ne me chercherais pas, situ ne m'avais déjà trouvé. Au fond, ces quatre mots disent tout et notre docteur ne nous fera pas d'autre réponse, mais cette même réponse, telle qu'il la fait, n'a plus rien de fulgurant, de quasi miraculeux; elle peut convenir à tout le monde, même à ceux qui n'auront jamais eu l'occasion de s'écrier : Feu... Joie, joie, pleurs de joie ; bref, elle ne tombe pas du ciel; elle se dégage doucement, sûrement, d'un retour plus attentif sur les diverses activités de l'homme. Nous l'avons déjà rappelé, François de Sales distingue deux parties en nous, la supérieure et l'inférieure, entendant par cette dernière, non pas uniquement, comme on pourrait croire, le domaine des sensations et des appétits, mais aussi les régions troubles et moins hautes de nos facultés spirituelles. Armé de cette distinction, un peu subtile peut-être, mais qu'il sait bien le moyen de rendre évidente aux esprits les plus confus, il n'a presque pas de peine à nous établir dans la paix (1). Chez l'âme dévote qu'il étudie, qu'il veut apaiser, les agitations, les oscillations, les plaintes, les révoltes, les pesanteurs, enfin l'inertie ou le vacarme de la partie inférieure n'ont pas d'importance. Rien de tout cela ne compte vraiment. « Vos misères et infirmités ne vous doivent pas étonner : Dieu en a bien vu d'autres. (2) » Ni surprise, ni, à plus forte raison, tristesse. Nous n'y pouvons rien. « Il n'y a que faire. » « D'empêcher que le sentiment de colère ne s'émeuve en nous, et que le sang ne nous monte au visage, jamais cela ne sera. (3) » Ainsi du trouble inévitable que déchaînent les autres passions.

 

(1) La distinction est proposée didactiquement dans les chapitres si et xii du Livre I de l'amour de Dieu. On peut étudier aussi une thèse parallèle, la distinction entre amour-propre et amour de nous même. « Il m'a souvent dit, écrit Camus, que la confusion de ces termes, amour propre et amour de nous-même faisait naître beaucoup de confusion dans les pensées et dans les actions des hommes. » Cf. Baudry. Véritable esprit, I, p. 134.

(2) Oeuvres, XVI, p. 68.

(3) Ib., VI, p. 143.

 

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Inversement, et pour le même motif, les diverses activités ou passions qui rendraient la prière facile et douce, n'ont qu'une valeur très secondaire. Ce n'est pas dans cette zone changeante que se forme la vraie prière. Pas n'est besoin de sentir Dieu ni de sentir nos propres vertus.

 

Vous bandez trop votre esprit au désir de ce souverain goût qu'apporte à l'âme le ressentiment de la fermeté, constance et résolution. Vous avez la fermeté... mais vous n'en avez pas le sentiment.

 

Alors, pourquoi ce « pantèlement de coeur », ce « débattement d'ailes », cette « agitation de volonté », cette « multiplication d'élancements », pour arriver à des émotions qua vous ne pouvez d'ailleurs pas vous donner présentement, et qui n'ajouteraient qu'une douceur fuyante à la solide réalité de votre vertu? « Puisque notre volonté est à Dieu, sans doute nous sommes à lui. Vous avez tout ce qu'il faut ; mais vous n'en avez nul sentiment ; il n'y a pas grande perte en cela (1). »

 

Vous dites bien, en vérité, ma pauvre chère fille Péronne-Marie, ce sont deux hommes ou deux femmes que vous avez en vous. L'une est une certaine Péronne, laquelle, comme fut jadis saint Pierre, son parrain, est un peu tendre, ressentante et dépiterait volontiers avec chagrin quand on la touche ; c'est cette Péronne qui est fille d'Eve et qui, par conséquent, est de mauvaise humeur. L'autre, c'est une certaine Péronne-Marie qui a une très bonne volonté d'être toute à Dieu et tout simplement humble et humblement douce envers tous les prochains... Et ces deux filles se battent... et celle qui ne vaut rien est si mauvaise que quelquefois la bonne a bien à faire à s'en défendre et lors il est avis à cette pauvre bonne qu'elle a été vaincue et que la mauvaise est la plus brave (forte). Mais non certes, ma pauvre chère Péronne-Marie, cette mauvaise-là n'est pas plus brave que vous, mais elle est plus afficheuse, perverse, surprenante et opiniâtre ; et quand vous allez pleurer, elle est bien aise, parce que c'est toujours autant de temps perdu (2).

 

(1) Oeuvres..., XII, pp. 384,385. C'est une des plus belles lettres à sainte Chantal.

(2) Ib., XVI, p. 242.

 

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Je sais bien qu'on avait déjà parlé de la sorte. Ce qui est nouveau, unique même, c'est l'insistance avec laquelle il revient à cette psychologie, c'est la construction d'optimisme qu'il fonde sur elle. Qu'il y ait deux hommes en nous, tous le répètent, mais d'ordinaire, pour s'en désoler. François de Sales triomphe au contraire de ce dualisme. Il disqualifie la partie inférieure de l'âme : il la traite comme un hôte encombrant, mais ridicule, inoffensif presque dès qu'on cesse de l'écouter. A force de manquer ses effets, ce fâcheux finira bien par se taire. Enfin qu'il se taise ou non, il n'est pas nous-mêmes. Pour mieux saisir du reste l'originalité bienfaisante de cette doctrine, il suffit de comparer François de Sales aux moralistes du grand siècle, à La Bruyère, à La Rochefoucauld, à Nicole. Ces derniers, et même Nicole qui vise pourtant le monde pieux, s'enferment ordinairement dans la « partie inférieure a de l'homme. Est-il surprenant qu'ils nous découragent, et, tranchons le mot, qu'ils nous ignorent, puisqu'enfin ils ne connaissent de nous que ce qui n'est pas vraiment nous.

N'oublions pas néanmoins que cette psychologie reste sans efficacité aussi longtemps que les inquiets et les timides refusent de s'y reconnaître ou d'en accepter le bénéfice. Eh ! que sais-je, après tout, de cette partie supérieure de mon être et des conditions où elle se trouve : que sais-je, si les désordres de l'inférieure n'exprimeraient pas — signe, contre-coup, châtiment — la malice profonde de mon vrai moi? Nous voilà au rouet. Si les ruisseaux trop visibles m'épouvantent, la source ténébreuse, maudite peut-être, m'épouvante encore davantage. Suprême anxiété que nulle psychologie générale ne peut résoudre. Il n'y faut rien moins qu'un acte de foi. Cet acte de foi, François de Sales met toute sa dextérité insinuante, toute sa claire raison, toute son énergie, toute sa foi à le rendre facile, à l'imposer aux âmes innocentes qu'il dirige. Têtues, fermées, ergotantes, il n'y a rien à faire, mais pour peu

 

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que ces âmes soient dociles elles finissent insensiblement par se laisser convaincre. A ces profondeurs, l'on ne discute plus, l'on affirme ou l'on nie. A force d'affirmer lui-même, il les amène à l'affirmative victorieuse, à l'acte de foi de saint Jean : credidimus charitati : je crois que Dieu

m'aime et que mon vrai moi aime Dieu. « Sans doute (c'est-à-dire, sans aucune espèce de doute) nous sommes à lui : vous avez tout ce qu'il faut (1). »

 

Mes déportements sont pleins d'une grande variété d'imperfections contraires, et le bien que je veux, je ne le fais pas mais je sais pourtant bien qu'en vérité et sans feintise, je le veux et d'une volonté inviolable.

 

Il parle ici de lui-même, mais pour dresser sainte Chantal à une pareille assurance :

 

Mais, ma fille, comment donc se peut-il faire que sur une telle volonté tant d'imperfections paraissent et naissent en moi ? Non certes, ce n'est pas de ma volonté, ni par ma volonté quoique en ma volonté et sur ma volonté. C'est, ce me semble, comme le gui, qui croît et paraît sur un arbre, bien que non pas de l'arbre ni par l'arbre (2).

 

Aussi bien, nous ne sommes pas seuls dans cette partie supérieure. Oasis, forteresse et centre de notre vrai moi, elle est encore un sanctuaire. Là demeure invisible, mais agissant, celui que nous cherchions en vain dans la région de nos sentiments. Il est là, au centre de notre coeur; sa droite a cimenté les pierres de la forteresse intérieure, planté les palmes de l'oasis.

 

Notre raison, ou pour mieux dire, notre âme en tant qu'elle est raisonnable est le vrai temple du grand Dieu, lequel y réside plus particulièrement. « Je te cherchais, dit saint Augustin, hors de moi » et je ne te trouvais point, parce que « tu étais en moi » (3).

 

(1) Oeuvres,.., XII, p. 385.

(2) Ib.,XIV, PP. 178,179.

(3) Ib., IV, p. 67 (Traité, I, XII).

 

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Ceci non plus n'est pas nouveau, mais François de Sales le renouvelle et le rend comme sensible par la suave pénétration de ses analyses. Nous ne pouvons le suivre dans ce détail. Qu'il nous suffise de rappeler qu'il achève, attendrit et vivifie par ces vues mystiques la doctrine des grands stoïciens qui semble l'avoir aidé à se préciser à lui-même la distinction entre les deux parties de l'âme. Son ataraxie ne nous emprisonne pas dans l'orgueil et la gloire de notre pensée : elle nous dégage de tout le reste pour nous livrer à l'amour. De là découle enfin la loi première de sa direction : acheminer les âmes à ces retraites intimes et les abandonner ensuite à l'esprit de Dieu.

 

Il laissait volontiers agir l'esprit de Dieu dans les âmes, dit sainte Chantal, suivant lui-même l'attrait de cet esprit divin et les conduisant selon la conduite de Dieu, les laissant agir selon les inspirations divines plutôt que par ses instructions particulières. J'ai reconnu cela en moi-même (1).

 

Il le dit de son côté mais avec une énergie solennelle :

 

Je combats pour une bonne cause quand je défends la sainte et charitable liberté, laquelle, comme vous savez, j'honore singulièrement, pourvu qu'elle soit vraie et éloignée de la dissolution et du libertinage qui n'est qu'un masque de liberté (2).

 

Il ne se reconnaît d'autre mission que d'aider le directeur invisible.

 

Si Françoise veut de son gré être religieuse, bon ; autrement je n'approuve pas qu'on prévienne sa volonté par des résolutions, mais seulement, comme celle de toutes les autres, par des inspirations suaves. Il nous faut, le plus qu'il est possible, agir dans les esprits, comme les anges font, avec des mouvements gracieux et sans violence (3).

 

(1) Oeuvres de sainte Chantal, II, p. 900.

(2) Oeuvres.... XIII, p. 185.

(3) Ib., XII, p. 361.

 

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Il n'est pas le maître de l'âme, il n'entend pas la contraindre.

 

Parlons d'une règle générale que je veux vous donner : c'est que tout ce que je vous dis : ne pensez pas ceci, cela... ne regardez pas, et semblables, tout cela s'entend grosso modo, car je ne veux point que vous contraigniez votre esprit à rien, sinon à bien servir Dieu

S'il vous advient de laisser quelque chose de ce que je vous ordonne, ne vous mettez point en scrupule, car voici la règle générale de notre obéissance écrite en grosses lettres.

IL FAUT TOUT FAIRE PAR AMOUR ET RIEN PAR FORCE; IL FAUT PLUS AIMER L'OBÉISSANCE QUE CRAINDRE LA DÉSOBÉISSANCE.

Je vous laisse l'esprit de liberté (2)...

 

Qu'est-ce à dire ?

 

La liberté de laquelle je parle, c'est la liberté des enfants bien-aimés. C'est un désengagement du coeur chrétien de toutes choses pour suivre la volonté de Dieu reconnue (3).

 

Il ne suffit pas de s'écrier : comme tout cela est beau, noble, humain, souverainement bienfaisant; mais encore : esprit, doctrine, menues applications, directions d'ensemble, comme tout cela se tient! Qu'il se trompe en un seul point et tout le palais s'écroule. L'épreuve est faite. Il ne s'écroulera pas. Ai-je trop parlé de ce grand homme, l'ai-je trop cité ? Non, me semble-t-il. D'abord parce qu'il est incontestablement l'incarnation la plus parfaite de l'humanisme dévot qui présentement nous occupe, ensuite parce qu'il me semble que le monde lettré auquel je voudrais pouvoir m'adresser ne lui a pas encore rendu la justice qu'il mérite. Sainte-Beuve n'a jamais vu en François de Sales qu'un Lamartine pieux, qu'un écrivain, qu'un homme charmant. On s'arrête à son onction, à sa grâce. Il est aussi une pensée, et quelle pensée! une force, et quelle force !

 

(1) Oeuvres..., XIII, 374.

(2) Ib., XII, p. 359.

(3) Ib., XII, p. 363.

 

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Nous venons de l'entendre et si nous ne l'avons certes pas épuisé, nous le connaissons. Je demande donc à tous ceux qui ont le sens de l'histoire : est-ce un événement négligeable que la propagation indéfinie d'une telle doctrine? La Philothée qui suppose, comme on l'a vu, toute la philosophie du Traité de l'Amour de Dieu, la Philothée a formé des générations de chrétiens. N'est-ce pas là un fait capital? Je ne dis pas que tous ceux qui ont lu ce livre, en aient pleinement revêtu l'esprit, je suis persuadé du contraire. Mais beaucoup en ont retenu quelque chose. Ou les mots n'ont plus de sens, ou vous devez tenir la doctrine salésienne comme un des ferments de la civilisation moderne. Jugez-le comme vous faites les autres, Erasme, Montaigne, par exemple. Son influence s'est exercée d'ordinaire sur une autre fraction du public, mais elle n'a été ni moins étendue ni moins profonde. Si je répète après cela que cette influence n'est pas un phénomène isolé, mais au contraire qu'elle se rattache à l'immense mouvement de la renaissance, qu'elle continue et couronne ce mouvement en en faisant bénéficier la foule des humbles, n'avouera-t-on pas qu'il faut placer cet homme-là parmi les très grands? Encore n'avons-nous étudié jusqu'ici qu'un seul des aspects de son génie et de sa mission. Si les premiers livres du Traité de l'Amour de Dieu sont comme la charte de l'humanisme dévot, les derniers livres de ce chef-d’oeuvre sont la charte du haut mysticisme français pendant le XVII° siècle : notre prochain volume le prouvera sans aucune peine.

 

 

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