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Fabiola ou l'Eglise des Catacombes
du cardinal Wiseman (1854)


 

Livre III, chapitre 2

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L'étranger à Rome

Le lendemain de bonne heure, le pèlerin traversait le Forum, quand il aperçut un groupe de curieux entourant une personne dont ils se moquaient évidemment. Il eût prêté peu d'attention à pareille scène au milieu d'une place publique, si son oreille n'avait pas saisi un nom qui lui était familier. Il s'approcha donc. Au milieu de la foule était un homme plus jeune que lui ; si la maigreur et la fatigue avaient vieilli l'étranger avant l'âge, ce malheureux paraissait plus vieux encore pour des raisons contraires. Il était chauve et bouffi ; son visage rouge, enflé et couvert de taches et de boutons. Son regard d'ivrogne avait une expression de ruse malicieuse ; sa démarche et sa voix étaient celles d'un homme habituellement pris de vin. Ses habits étaient sales, et toute sa personne fort négligée.

«Eh bien ! eh bien ! Corvinus, lui dit un jeune homme, vous allez avoir ce que vous méritez. Ne savez -vous pas que Constantin va venir à Rome cette année ? Ne craignez-vous pas non plus que les chrétiens ne prennent maintenant leur revanche ?

- Non, non, répondit l'homme que nous venons de décrire, ils n'oseraient le faire. On pouvait le craindre lorsque Constantin, après la mort de Maxence, publia son premier édit sur la liberté des chrétiens; mais nous fûmes rassurés l'année suivante, par sa déclaration qui tolérait également tous les cultes (1).

- Tout cela est très bien en général, interrompit quelqu'un décidé à l'exaspérer ; mais on assure qu'il va faire rechercher ceux qui ont pris une part active dans la dernière persécution, afin de leur appliquer la lex talionis (2) : coup pour coup, brûlures pour brûlures, bêtes féroces pour bêtes féroces.

- Qui a dit cela ? demanda Corvinus en pâlissant.

- Mais c'est tout naturel, ajouta l'un.

- Et fort juste, reprit un autre.

- N'importe ! dit Corvinus ; ils relâcheront toujours celui qui deviendrait chrétien. Quant à moi, j'avoue que je suis prêt à devenir n'importe quoi, plutôt que de me trouver...

- A la place de Pancrace, dit un troisième plus malicieux que les autres.

- Taisez-vous, s'écria Corvinus tout à fait furieux ; répétez encore ce nom, si vous l'osez !» Et il leva le poing en regardant l'interrupteur avec colère.

«Oui, oui, parce qu'il vous a prédit votre genre de mort, s'écria le jeune homme en prenant la fuite. Ho ! ho ! une panthère pour Corvinus !»

Tout le monde s'écarta devant cette bête humaine, prise d'un accès de rage, avec plus de précipitation que s'il s'agissait d'une véritable bête sauvage du désert. Il accabla la foule de malédictions, et lui jeta des pierres.

Le pèlerin observait cette scène à distance et continua sa route. Corvinus suivait plus lentement le même chemin, qui conduit à la basilique de Latran, maintenant la cathédrale de Rome. On entendit tout à coup un rugissement suivi d'un cri aigu. Comme ils passaient près du Colisée et des cages remplies d'animaux féroces destinés à combattre entre eux à l'occasion de la visite de l'empereur, Corvinus, poussé par cette curiosité morbide naturelle aux personnes qui se croient victimes de quelque fatalité liée à un objet particulier, se dirigea vers une cage où était enfermée une magnifique panthère. S'approchant des barreaux, il agaça l'animal par ses gestes et par ses paroles.

«C'est donc toi, vraiment, qui seras la cause de ma mort ? s'écria-t-il ; tu es pourtant bien en sûreté dans ta cage.» Au mime instant l'animal furieux bondit sur lui, et, à travers les barreaux largement espacés, le saisit à la gorge avec ses griffes, et lui fit une terrible blessure.

On ramassa ce malheureux et on le transporta chez lui, à peu de distance. L'étranger le suivit dans sa demeure, qu'il trouva négligée, sale et très misérable ; un seul esclave, vieux, décrépit et aussi abruti que son maître, lui servait de domestique. L'étranger l'envoya chercher un chirurgien, qui tarda beaucoup à venir ; en attendant, il s'efforça d'arrêter l'hémorragie.

Pendant qu'il était occupé de ces soins, Corvinus arrêta sur lui des yeux égarés par le délire et la folie.

«Me reconnaissez-vous ? demanda le pèlerin d'une voix douce.

- Vous reconnaître ? Non, oui. Voyons donc. Ah ! le renard ! Mon renard! Vous souvenez-vous comme nous chassions autrefois ces odieux chrétiens. Où étiez-vous depuis cette époque ? Combien eu avez-vous pris ?» Et il poussa d'énormes éclats de rire.

«Taisez-vous, Corvinus, répondit l'autre. Il vous faut demeurer en repos, si vous tenez à la vie. En outre, je ne veux plus parler du passé ; car je suis moi-même devenu chrétien.

- Vous un chrétien ! hurla Corvinus d'une voix sauvage ; vous, l'homme qui a fait couler avec le plus d'abondance le plus pur de leur sang ! Qui vous a pardonné tous ces crimes ? Dormez-vous donc en paix ? Est-ce que les Furies ne viennent pas vous tourmenter la nuit, des fantômes troubler votre sommeil, et des vipères sucer le sang de votre coeur ? S'il en est ainsi, dites-moi par quel moyen vous avez pu vous en préserver, afin que je puisse l'employer à mon tour : sinon ils viendront ! ils viendront ! Vengeance et furie ! pourquoi n'êtes-vous pas torturé autant que moi ?

- Silence, Corvinus ; j'ai souffert autant que vous. Mais j'ai trouvé le remède, et je vous le ferai connaître aussitôt que le médecin vous aura vu : il ne tardera pas à venir.»

Le médecin l'examina, pansa sa blessure, et dit qu'il y avait peu d'espoir de guérison chez un malade dont le sang était corrompu par la débauche.

L'étranger s'assit de nouveau près de Corvinus, et lui parla de la miséricorde de Dieu, toujours prêt à pardonner aux pécheurs les plus endurcis : il en était lui-même un vivant exemple. Le malheureux semblait plongé dans la torpeur ; s'il écoutait, c'était sans rien comprendre. Néanmoins le pèlerin s'efforça charitablement de lui expliquer les mystères fondamentaux du christianisme, et ajouta, avec l'espoir, sinon avec la certitude d'être compris :

«Et maintenant, Corvinus, vous allez me demander sans doute comment celui qui ajoute foi à tout ce que je viens de vous dire peut recevoir son pardon. C'est par le baptême, et en renaissant par l'eau et le Saint-Esprit.

- Comment ? s'écria le malade avec dégoût.

- En vous laissant laver dans les eaux régénératrices.»

Il fut interrompu par un sourd grognement, plutôt que par un gémissement. «De l'eau ! de l'eau ! non, non, pas d'eau pour moi ! Otez-la !» Un spasme violent contracta sa gorge.

Son gardien, inquiet, chercha à le calmer. «Ne croyez pas, lui dit-il, que, malgré la fièvre qui vous brûle, je vais vous plonger dans l'eau, - le malade tressaillit en gémissant ; - pour vous administrer le baptême clinique (3), il suffirait de la petite quantité d'eau renfermée dans ce vase.» Et il le lui indiquait du doigt. A cette vue, le malade se débattit au milieu d'affreuses convulsions, et sa bouche se couvrit d'écume. Les sons rauques qui s'échappaient de sa gorge ressemblaient plutôt aux hurlements d'une bête fauve qu'à une voix humaine. Le pèlerin s'aperçut aussitôt que la morsure de la panthère avait communiqué au malade tous les horribles symptômes de l'hydrophobie. Aidé de l'esclave, il eut de la peine à le maintenir sur son lit. De temps à autre Corvinus proférait les plus horribles blasphèmes contre Dieu et les hommes. L'accès une fois passé, il lui dit d'une voix plaintive :

«Ils veulent me donner de l'eau ! de l'eau ! de l'eau ! Non, point d'eau pour moi ! C'est le feu qui me brûle ! C'est le feu que j'ai mérité ! Les flammes me rongent au dedans et au dehors ! Regardez-les. Elles m'environnent ; à chaque instant elles me serrent de plus près !» Et il cherchait avec ses mains à éloigner, de chaque côté de son lit, ces flammes imaginaires, et à les écarter de sa tête avec son souffle. Puis, se tournant vers les deux témoins consternés de cette horrible scène, il leur dit : «Pour-quoi ne les éloignez-vous point ? Ne voyez-vous pas que déjà elles me consument ?»

Ainsi se passa cette triste journée ; la nuit vint plus triste encore, et avec elle un redoublement de fièvre, de délire et de plus terribles accès de fureur, malgré l'affaiblissement du malade. Enfin il se dressa sur sa couche, et, fixant devant lui ses yeux déjà voilés par l'agonie, il s'écria d'une voix étranglée par la rage :

«Va-t'en, Pancrace, va-t'en ! Il y a déjà trop longtemps que tes yeux sont arrêtés sur moi. Retiens ta panthère ! ne la lâche pas ; elle va s'élancer à ma gorge. La voilà ! Oh !» Et d'un geste convulsif, comme pour éloigner la bête cruelle, il arracha les bandages de sa blessure. Des flots de sang l'inondèrent aussitôt, et il retomba en arrière, horriblement défiguré par la mort.

Son ami put voir quelle était la triste fin des persécuteurs impénitents.


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(1)  Eusèbe, Hist. ecclés., X, 5.

(2)  C'était la loi des représailles, telle que la loi mosaïque la prescrivait aussi : Oeil pour oeil, dent pour dent..., etc.

(3)  Le baptême clinique, c'est-in-dire celui des personnes retenues dans leur lit, s'administrait en leur versant de l'eau sur la tête. (Voyez Bingham,XI, 11)