Page d'accueil du site Méditerranées
Table des matières


Fabiola ou l'Eglise des Catacombes
du cardinal Wiseman (1854)


 

Livre III, chapitre 1

Livre II, chapitre 34 Sommaire Chapitre 2

 

 

Retour
Index
Alphabétique

 

L'étranger d'orient

Il semble que nous marchons au milieu d'une solitude. L'un après l'autre, ceux dont les paroles, les actions et les pensées même nous avaient accompagnés, encouragés, ont disparu, et un voile de tristesse s'étend sur tout ce qui nous entoure. haut-il s'étonner de voir tomber autour de nous les héros les plus braves, quand nous décrivons une époque où l'agitation et les combats remplacent la paix et la tranquillité ? Nous venons de rappeler une des plus cruelles persécutions qu'ait endurées l'église, et après laquelle on proposa d'élever une colonne commémorative de l'extinction du nom chrétien ; il n'est donc pas étonnant que les plus saints et les plus purs aient reçu les premiers la couronne éternelle.

 


Retour
Sommaire
Général


Ecrivez-nous

Néanmoins l'église du Christ va être persécutée plus rudement encore. Pendant vingt ans, et en diverses contrées, une suite de tyrans et d'oppresseurs lui firent une guerre implacable, même après que Constantin eut cherché à y mettre un terme partout où s'étendait sa puissance. Dioclétien, Galère, Maximien et Licinius en Orient, Maximien et Maxence en Occident, ne laissèrent pas un instant de repos aux chrétiens sous leurs différents règnes. Semblables à ces ouragans impétueux dont les nuées sinistres tracent sur la moitié du monde un long sillon de ruines, cette persécution assouvit d'abord sa rage sur une province, puis sur une autre, en détruisant tout ce qui portait le nom de chrétien ; elle passa d'Italie en Afrique, de la haute Asie en Palestine, en égypte, et revint en Arménie, bouleversant et ravageant tout l'empire.

Dioclétien

Et cependant l'église s'accroissait, prospérait et semblait défier ce monde de péché. Un à un les pontifes montaient les degrés du trône papal et ceux de l'échafaud ; les conciles étaient tenus dans les profondeurs obscures des catacombes ; les évêques venaient à Rome, au péril de leur vie, consulter le successeur de saint Pierre ; les églises échangeaient entre elles, et avec le chef suprême de la chrétienté, des lettres pleines de sympathie, d'encouragement et d'affection ; les évêques se succédaient les uns aux autres sur leurs sièges, ordonnaient des prêtres et les autres ministres qui prenaient la place de ceux qui avaient succombé, et servaient de but, sur les murs de la cité, aux traits de l'ennemi. Enfin l'établissement du royaume impérissable du Christ se continuait sans interruption et sans crainte du péril.

Licinius, Maxence et Galère-Maximien

C'est au milieu de ces alarmes et de ces combats que furent posées les fondations d'une oeuvre puissante, destinée à produire les plus féconds résultats dans les siècles futurs. Un grand nombre d'hommes chassés des villes par la persécution se réfugièrent dans les déserts de l'égypte, où la société monastique prit tant de développements que la solitude se réjouit et se mit à fleurir comme le lis, poussa et germa de toutes parts dans une effusion de joie et de louanges (1). Après la déchéance et la fin misérable de Dioclétien, et lorsque Galère, rongé tout vivant par les ulcères et les vers, eut reconnu, par un édit public, l'insuccès de ses tentatives ; quand Maximien Hercule se fut étranglé, et que Maxence se fut noyé dans le Tibre ; après que Maximien, dont les yeux sortirent de leur orbite, eut souffert, par la permission de Dieu, des tortures aussi cruelles que les supplices qu'il avait infligés aux chrétiens, et que Licinius eut été massacré par Constantin, l'épouse du Christ, qu'ils avaient tous conspiré à détruire, toujours jeune et pleine de vie, inaugura sa glorieuse carrière de domination et d'accroissement dans tout l'univers.

Constantin, premier empereur chrétien (d'après un médaillon du temps)

Ce fut en l'an 313 que Constantin, ayant vaincu Maxence, rendit à l'église toute sa liberté. Si les anciens auteurs ne nous les avaient pas décrits, nous pourrions facilement nous imaginer les transports de joie et la gratitude des pauvres chrétiens à ce grand changement. On eût dit une ville décimée par la peste, et dont les habitants, sortant de leurs maisons, se félicitent, les larmes aux yeux, en apprenant que tout péril est passé. A Rome, après ces dix années de séparation et de retraite pendant lesquelles on ne pouvait pas même se réunir dans les cimetières les plus proches, bien des familles se demandaient si tous leurs membres et leurs amis avaient succombé ou survécu à de si grands désastres. On sortit d'abord avec timidité, puis on reprit courage : les anciens lieux de réunion, que les enfants nés depuis dix ans n'avaient jamais vus, furent réparés, nettoyés, meublés, purifiés (2) et consacrés sans crainte au culte public.

Constantin ordonna aussi que tous les lieux publics ou privés, appartenant aux chrétiens et confisqués, leur seraient rendus, mais avec cette sage précaution que ceux qui les possédaient actuellement seraient dédommagés par le trésor impérial (3). L'église s'occupa bientôt de produire au grand jour ses cérémonies admirables et ses institutions ; les basiliques qui existaient alors furent transformées pour son usage, et l'on en bâtit d'autres dans les endroits les plus vénérés de Rome.

Que le lecteur ne s'imagine pas que nous allons entreprendre une longue digression. Nous abandonnons à de plus habiles que nous le soin de raconter les grandeurs et les beautés du christianisme délivré de ses chaînes. Notre rôle se borne à montrer la terre promise qui s'étend à nos pieds, comme un paradis de délices. Nous ne sommes point un nouveau Josué dont la mission soit d'y conduire son peuple. Nous nous permettrons seulement d'ajouter, dans cette troisième partie de notre modeste travail, ce qui est indispensable pour le mener à bonne fin.

Nous nous supposerons donc arrivés à l'année 318, quinze ans après la mort de Miriam. Le temps et des lois durables ont rendu la sécurité à la religion chrétienne ; l'église s'organise aussi plus fortement. Un grand nombre qui, au retour de la paix, baissaient humblement la tête, avaient alors expié par la pénitence leur chute honteuse et les faiblesses auxquelles ils avaient consenti pour sauver leur vie. De temps à autre les passants saluaient respectueusement quelque vieillard étranger à qui l'on avait brûlé les yeux ou mutilé les mains, ou dont la démarche pénible indiquait qu'on lui avait coupé les tendons du genou, pour la foi du Christ, pendant la dernière persécution (4). Si le lecteur veut bien se diriger avec nous, en franchissant la porte Nomentane, vers la vallée qu'il connaît déjà, il pourra voir comment on a ravagé les beaux arbres et les fleurs de la villa de Fabiola. Des échafaudages remplacent les arbres ; des briques, des marbres ou des colonnes encombrent les plates-bandes. Constantia, fille de Constantin, étant venue prier, avant d'être chrétienne, près de la tombe de sainte Agnès, pour obtenir la guérison d'un ulcère virulent, fut soulagée pendant une vision et radicalement guérie. Baptisée depuis cette époque, elle payait sa dette de reconnaissance en élevant sur son tombeau une splendide basilique. Cependant les fidèles pénétraient encore dans la crypte où elle était ensevelie, et où arrivaient sans cesse d'innombrables pèlerins de toutes les parties du monde.

Un après-midi, Fabiola revenait de Rome à sa villa, après avoir passé la journée à soigner les malades dans l'hôpital établi à l'intérieur de son propre palais, lorsque le fossor chargé de l'entretien du cimetière vint la trouver et lui dit d'un air très ému :

«Madame, je crois vraiment que l'étranger que vous attendez d'Orient depuis si longtemps est arrivé.»

Fabiola, qui avait pieusement recueilli au fond de son coeur les dernières paroles de Miriam, lui demanda avec vivacité : «Où est-il ?

- Il est reparti,» fut la réponse.

Fabiola parut désappointée : «Comment avez-vous deviné que c'était lui ?» Le fossoyeur répondit :

«Dans la matinée, je remarquai parmi la foule un homme à peine âgé de cinquante ans, mais que les austérités et le chagrin avaient prématurément vieilli. Ses cheveux étaient grisonnants, sa barbe longue. Il était vêtu à la façon orientale, et portait un manteau semblable à celui des moines de ce pays. Quand il arriva devant la tombe d'Agnès, il se jeta sur les dalles, en versant tant de larmes et en poussant de si grands soupirs et de tels gémissements, qu'il excita la compassion de tous ceux qui l'entouraient. Beaucoup de personnes s'approchèrent de lui et dirent : «Frère, vous êtes dans le chagrin ; ne pleurez pas tant, la sainte est miséricordieuse.» D'autres ajoutaient : «Nous prierons tous pour vous ; ne craignez rien (5).» Mais il paraissait inconsolable. Bien certainement, me disais-je en moi-même, en présence d'une si douce et si bonne sainte, il n'y a qu'un seul homme qui puisse rester ainsi brisé de douleur.

- Continuez, continuez, interrompit Fabiola ; que fit-il ensuite ?

- Après un temps assez long, continua le fossoyeur, il se leva, et tirant de son sein un magnifique et brillant anneau, il le déposa sur la tombe. Il me semble avoir déjà vu cet anneau, il y a de longues années.

- Ensuite ?

- Il m'aperçut en se retournant et reconnut mon costume. Il s'approcha de moi ; je le voyais trembler de tous ses membres, quand il me demanda, sans oser me regarder : «Sais-tu, frère, si on a enterré de ce côté une jeune fille syrienne appelée Miriam ?» Je désignai silencieusement la tombe. Après un instant de douloureux silence, il me demanda encore d'une voix troublée par l'émotion : «Sais-tu aussi, frère, de quoi elle est morte ? - De consomption, répondis-je. - Dieu soit béni !» s'écria-t-il avec un soupir de soulagement, et il se prosterna sur le sol. Là il gémit et pleura pendant plus d'une heure ; puis, s'approchant de la tombe, il la baisa affectueusement et se retira.

- C'est lui, Torquatus, c'est lui ! s'écria Fabiola avec animation ; pourquoi ne l'avez-vous pas retenu ?

- Je n'ai pas osé, madame ; après l'avoir reconnu, je n'eus pas le courage de soutenir son regard. Mais je suis sûr qu'il reviendra, car il s'est dirigé vers la ville.

- Il faut qu'on le retrouve, ajouta Fabiola. Chère Miriam, au moment de la mort, cet espoir était votre consolation.


Chapitre 34 Haut de la page Chapitre 2

(1)  Isaïe, XXXV, 1, 2.

(2)  C'était une cérémonie particulière pour expier la profanation.

(3)  Eusèbe, Hist. ecclés., X, 5

(4)  En Orient, quelques gouverneurs, fatigués des exécutions en masses, avaient adopté, vers la fin de la persécution, ce système moins cruel de punir les chrétiens. (Voy. Eusèbe.)

(5)  Ceci est historique.