LIVRE II

 

LA COLLABORATION

 

 

A. - HISTOIRE DE LA COLLABORATION

 

 

1° Événement prodigieux et jugements passionnés.

 

L'année 1818 fut féconde pour le catholicisme allemand, nous dit M. Goyau. Elle mit en contact Sailer, le grand restaurateur de la Religion catholique en Bavière, avec le cercle de Münster, la Familia Sacra, qui jouait un rôle analogue en Westphalie. C'est de ces deux centres religieux, de la Bavière et de la Westphalie, on le sait, que partit le grand mouvement de renaissance catholique allemand qui remplit tout le XIX° siècle.

 

En 1818, Sailer fit donc un voyage de quelques semaines en Westphalie, et pendant ce voyage, il accomplit deux « prodiges » – le mot est de M. Goyau. Non seulement il convertit Melchior Diepenbrock, le futur cardinal-archevêque de Breslau, mais encore il détermina Brentano à recueillir les visions d'Anne-Catherine Emmerich. C'est ce dernier « prodige » que nous allons étudier ici avec quelques détails.

« L'Allemagne littéraire fut stupéfaite, nous dit M. Goyau, lorsqu'elle apprit que Clément Brentano s'asseyait au chevet d'une extatique pour enregistrer ses révélations » et qu'ainsi « cet enfant perdu du romantisme se mettait pieusement aux ordres d'une nonne ». « La merveille des merveilles » écrit plus loin M. Goyau, n'était-ce pas « de voir le subjectivisme romantique assagir soudainement ses fantaisies débridées pour s'asseoir à un chevet et s'instituer greffier » ?

 

Pour nous, qui avons suivi l'évolution religieuse de Brentano, ce « prodige », « cette merveille des merveilles » n'est pas du tout extraordinaire. La conversion de Brentano, nous le savons, n'a rien de brusque, et, étant donné l'état d'esprit du poète en 1818, son activité auprès d'Anne-Catherine n'a rien de surprenant.

Mais M. Goyau a parfaitement raison d'exprimer d'une façon aussi énergique l'étonnement de l'Allemagne littéraire à cette époque et devant ce fait. Pour les littérateurs allemands, pour les amis de Brentano et même pour ses parents les plus proches, la nouvelle de son séjour et de son occupation à Dülmen, fut stupéfiante et tellement stupéfiante, que jamais dans toute leur vie, la plupart de ces littérateurs, de ces amis, de ces parents de Brentano n'arrivèrent à comprendre la conduite du poète.

Bien peu nombreux du reste sont ceux qui cherchèrent à la comprendre à cette époque. Seulement, on le sait, dans le monde, ce n'est pas une raison suffisante pour s'abstenir de juger la conduite d'un homme que de ne pas la comprendre. Beaucoup de contemporains de Brentano le jugèrent à leur manière. Ils refusèrent de prendre sa conversion au sérieux : « C’est un saint comique » dirent-ils. Et ceux-là même qui prirent sa conversion au sérieux ne crurent pas qu'il était devenu un homme nouveau. Tous ou presque tous, ils jurèrent Brentano d'après sa vie passée. De là tant d'opinions fausses sur le poète converti, opinions qui nous ont été transmises par les historiens littéraires allemands, heureux de pouvoir condamner un écrivain « ultramontain » à l'aide des jugements de ses contemporains.

Ainsi, grâce aux préjugés des contemporains du poète et au sectarisme des historiens littéraires allemands, le converti Brentano, méconnu des hommes de son temps, est encore méconnu de la postérité. Et c'est là ce qui rend notre tâche particulièrement difficile dans ce point où nous voulons étudier la collaboration d'Anne-Catherine et de Clément Brentano. Pour faire cette étude d'une façon impartiale, il faut nous élever contre l'opinion dominante du monde littéraire allemand de ce siècle et même du siècle dernier.

Nous le ferons cependant et d'une façon d'autant plus résolue que l'importance de cette étude est vraiment très grande. Il s'agit en effet de savoir si Brentano a été un bon « greffier » pour employer le mot de M. Goyau ou si les œuvres qu'il a écrites – au nom d'Anne-Catherine – ne sont pas plutôt une immense et sacrilège mystification.

Pour nous faire une opinion raisonnée sur cette question, nous allons d'abord étudier les faits qui se rapportent à la collaboration et nous discuterons ensuite les jugements portés sur elle.