5° Mission d'Anne-Catherine Emmerich : Tâche d'expiation et tâche d'enseignement.

 

L'étude que nous venons de faire sur les charismes et sur la vie intérieure d'Anne-Catherine Emmerich va nous permettre maintenant en dernier lieu de déterminer quelle était la mission de la pauvre stigmatisée visionnaire.

Personne ne peut douter qu'elle ait eu une mission à remplir. Pourquoi Dieu lui a-t-il donné des visions ? Pourquoi l'a-t-il honorée de ses révélations ? – Pour son éducation personnelle ? – Oui, certes, à n'en pas douter. – Mais pourquoi ne l'a-t-il pas laissée au fond de son cloître ? Pourquoi l'a-t-il dotée de pouvoirs merveilleux lui permettant de lire dans les âmes, ce dont elle n'avait que faire dans son couvent ? Pourquoi, lorsqu'elle s'était donnée à lui et qu'elle avait cherché à s'ensevelir toute vivante au fond d'une cellule de religieuse, pourquoi l'a-t-il rejetée dans le siècle, stigmatisée et « plantée au bord de la large voie du monde, comme un Crucifix vivant » selon la belle et forte expression de Gœrres, s'Il ne voulait pas qu'elle attirât l'attention, s'Il ne voulait pas qu'elle remplît une mission ?

 

Le monde était malade, malade à en mourir, quand elle est apparue. L’Aufklærung allemande et le philosophisme français avaient desséché les âmes, et, tandis qu'en France, une fille publique, la déesse Raison, prenait à Paris sur les autels de Dieu la place même du Saint-Sacrement, en Allemagne, les lourds penseurs teutons à l'esprit embué de philosophie, le regard perdu dans les brouillards, les Semler, les Baur, les Strausz, les Hegel même, commençaient à échafauder sur la personne du Christ hypothèses sur hypothèses et cherchaient à en faire une ombre, un rêve, un mythe.

Et que faisait le clergé catholique en présence de telles attaques ? Demandons-le à M. Goyau qui nous donne une foule de       renseignements à ce sujet dans son bel ouvrage sur l'Allemagne religieuse au XIXe siècle. Le clergé catholique, qui avait perdu la foi, au lieu de défendre les dogmes de sa religion, en rougissait. Il renonçait à une foule de pratiques religieuse qu'il trouvait usées, démodées, irrationnelles. Beaucoup de prêtres faisaient chorus avec les Aufklærer, et tel, qui avait été professeur à la faculté de théologie catholique de Bonn finissait sa vie comme accusateur public auprès du tribunal révolutionnaire de Strasbourg, au temps de la Terreur. Ceux qui n'allaient pas aussi loin, se dispensaient de la récitation du bréviaire et cachaient les reliques des saints, trésor de leurs églises, au fond des armoires des sacristies. Ils auraient été bien étonnés d'apprendre que leur bénédiction sacerdotale pouvait avoir une influence quelconque et leurs sermons quand ils ne traitaient pas quelque point d'économie domestique ou d'économie politique, quand ils ne parlaient pas des assolements ou de l'épargne, roulaient sur la propreté ou sur l'ivrognerie, par exemple, c'est-à-dire sur les sujets les plus fades de la morale la plus vulgaire, mais jamais sur le dogme.

Et pendant ce temps le monde chrétien devenait ce qu'il pouvait. L'immoralité grandissait, et vraiment ce n'était pas étonnant. La corruption des mœurs à l'époque du Directoire et du Premier Empire était arrivée à un degré inouï.

 

Pour réagir contre un tel état de choses, Dieu permit qu'une âme simple, sainte, héroïque s'abandonnât complètement à Ses vues sur elle et Il lui imposa une double tâche.

Tâche d'expiation, d'abord. Anne-Catherine pour payer la rançon des crimes de la Terre dut souffrir, souffrir horriblement et prendre sur elle une foule de maladies, plus effrayante l'une, plus effrayante l'autre. Cent fois elle fut à la mort. Il suffit pour s'en rendre compte de lire le Journal de Guillaume Wesener, son médecin, et le Journal de Clément Brentano, son « collaborateur ». Chaque fois cependant elle se rétablissait, brusquement, mais c'était pour souffrir de nouveau et peut-être plus fort dans une nouvelle maladie. Nous ne pouvons parler ici longuement de ses maladies et de ses jeûnes plus qu'inexplicables pour la science médicale, mais très significatifs pour la théologie mystique, car Anne-Catherine demandait, implorait elle-même ces maladies et ces souffrances dont elle connaissait la valeur rédemptrice. Par ses sacrifices et son immolation héroïque, Anne-Catherine se substituait au monde et au clergé chrétiens et détournait d'eux les châtiments mérités.

C'était dans ce même but aussi qu'elle travaillait, en esprit dans ses visions avec une ardeur toujours nouvelle dans le champ du Seigneur ; elle en arrachait les mauvaises herbes, elle le cultivait de son mieux et le résultat de ses travaux symboliques fut une multitude de grâces tombant à profusion sur le monde et le régénérant. Il y a une différence considérable entre la chrétienté en 1824 et la chrétienté à la fin du XVIIIe siècle. Quels progrès en 1824 ! Cette amélioration prodigieuse est due, pour une grande part certainement, aux travaux et aux souffrances de l'humble nonne de Dülmen.

 

A côté de cette tâche expiatrice la pauvre stigmatisée en avait une autre, une tâche d'enseignement cette fois. Elle devait montrer au « siècle des lumières » que l'Église catholique, considérée dans le monde comme une chose du passé, parfaitement démodée, et comme une œuvre humaine, était au contraire une œuvre divine qui ne perd jamais sa puissance spirituelle. Elle devait démontrer à ce monde positiviste et matérialiste l'existence du surnaturel et elle devait le montrer dans sa personne, dans ses pouvoirs merveilleux et dans ses révélations.

Auprès de la stigmatisée visionnaire, les prêtres purent reprendre conscience de leur autorité spirituelle dont ils avaient des preuves non équivoques. Ils purent sentir la valeur des pratiques religieuses qu'ils avaient abandonnées, la vertu des choses saintes qu'ils avaient dédaignées, la puissance de la hiérarchie catholique et la vérité éternelle des enseignements de l'Église.

Quant aux penseurs et aux philosophes ils purent voir détruites par la paysanne de Dülmen leurs hypothèses et leurs allégations concernant l'existence du Christ et la divinité du Christianisme. Cette dernière partie de sa tâche, la pauvre paysanne, qui savait à peine écrire, ne pouvait la remplir seule. Pressée constamment par son guide spirituel de faire connaître ses visions sur l'Ancien et sur le Nouveau Testaments, sur les saints, sur la Vierge et sur Jésus, elle supplia sans cesse ses confesseurs de l'écouter et d'écrire les révélations qu'elle recevait tous les jours. Ce fut peine perdue. Ils la traitèrent de rêveuse et ils lui imposèrent silence.

 

Deux hommes, deux seulement, deux laïques voulurent bien l'écouter. Mais l'un, son médecin, Guillaume Wesener, ne pouvait lui consacrer que trop peu de temps. Il ne s'appartenait pas, il appartenait à ses malades. L'autre, Clément Brentano, au contraire, était complètement libre, il pouvait disposer de tous ses instants ; il avait promis à Dieu, dans une conversion sincère et sans retour, d'employer toutes les forces de son esprit et de son cœur à travailler pour la religion et il avait supplié Dieu de lui confier une mission sainte à remplir. Dieu l'envoya au chevet d'Anne-Catherine, on le sait. Nous verrons là pendant cinq ans l'ex-poète romantique attentif à recueillir les visions de la pieuse nonne et quand celle-ci s'endormira dans la paix du Seigneur, grâce à Clément Brentano, elle pourra dire : « Je puis partir, j'ai fini ma journée, j'ai accompli – entièrement – ma tâche – en ce monde. »