Chapitre VI
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CHAPITRE VI : LE PÈRE LOUIS THOMASSIN (1619-1695) ET LA PRIÈRE PURE

 

I. De PLATON A BÉRULLE. - Aix-en-Provence et les Thomassin - Saint-Magloire et Port-Royal. - « L'Institution. » - Les « méthodes d'étudier et d'enseigner chrétiennement».

II. LE « TRAITÉ DE L'OFFICE DIVIN ». - § 1. A la recherche de la prière pure. - Thomassin et la Liturgie. - La Fine pointe et la Grâce sanctiliante. - Charitas ipsa orat. - « L'oraison mentale », synonyme de « prière pure ». - La prière du Désert et les pauses de silence. - Le panhédonisme de Thomassin.

§ 2. Critique de l'activité intellectuelle dans la récitation de l'office. - Distinction entre « jubilation » et « psalmodie ». - Alleluia et Amen. - « Prière pure » et « contemplation ».

§ 3. Prière, musique et poésie. - La double fonction des mots.

§ 4. L'état de prière. - Adhésion habituelle de l'âme. - Attention de l'esprit et attention du coeur. - Que les distractions n'interrompent pas nécessairement la prière.

§ 5. L'évolution de la prière depuis les temps primitifs. - Avant les formules. - « L'oraison mentale de Noé. » - Le Pater plus qu'une formule. - Décadence de la prière. - L'excellence du Rosaire. - De la vraie primauté de l'office liturgique. - Panmysticisme de Thomassin : « L'oraison mentale répandue partout. »

 

I. - DE PLATON A BÉRULLE. - Compatriote de Louis Thomassin, je n'aurais que trop de pente à dessiner ici, longuement, amoureusement, le portrait de ce grand homme, honneur éternel, non seulement de L’Oratoire, de l'érudition française et de l'Église, mais encore d'Aix-en-Provence. Mais cette joie m'est défendue pour plus d'une raison. La première, et que j'avoue à ma honte est que, si j'ai beaucoup médité trois ou quatre de ses in-la, je n'ai pas lu ses in-folio. La seconde est l'objet particulier du présent volume, où je suis déjà trop heureux qu'exige de figurer

 

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un quatrième bérullien - Noulleau, Séguenot, Clugny Thomassin. Il me semble, d'ailleurs, que les nombreux passages, somptueux et délicieux tout ensemble, que nous allons emprunter à un seul de ses ouvrages, nous le révéleront tout entier. Bien qu'on ne l'ait pas étudié jusqu'ici comme un des métaphysiciens de la prière, c'est peut-être à cette métaphysique elle-même qu'il faut demander l'inspiration dominante de son oeuvre et de sa vie. Je me bornerai donc à une courte notice (1).

Les Thomassin nous viennent, dit-on, de Bourgogne. La Provence les doit au bon roi René, qui les attira chez nous. Qu'il en soit béni! Nous ne disputerons pas pour si peu au P. Louis sa qualité de Provençal. Après un noviciat de deux siècles, sa famille n'avait plus rien de bourguignon. Ils orlt donné à notre Parlement « plus de vingt magistrats tant présidents que conseillers ou avocats généraux, la plupart recommandables par la probité et les sciences ». Il naquit donc à Aix-en-Provence, le 28 août 16 19, quatrième fils de Joseph Thomassin, « seigneur de Taillas, de la Garde et du Loubet, avocat général en la Cour des Comptes, Aides et Finances, et de Jeanne Latil, des seigneurs d'Entraigues et de Villose ». La vraie Provence, aux « actes » parfois légers et sonores, est « par état » silencieuse, recueillie, austère, presque rigide. Sa poésie même est en profondeur. De là vient sans doute la dévotion qu'elle a toujours eue pour l'Oratoire de France, dont elle fut le berceau. Aix, Arles, Grasse, La Ciotat, Marseille, Hyères, Pertuis, Ollioules, Toulon, Notre-Dame de Grâce, autant de foyers oratoriens. Dans la bibliographie de Batterel, Provençal lui-même, on ne compte pas les Provençaux. J'allais oublier « le saint désert de Notre-Dame des Anges », blotti entre Aix et Marseille, sous la coupole du Pilon du Roi. C'est à Notre-Dame des Anges que Louis Thomassin viendra dire sa

 

(1) Que j'emprunte surtout à Batterel (III), ne renvoyant, pour le rappel des notes, qu'à mes autres sources.

 

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première messe, la veille, ou le jour même, ou le lendemain de Noël 1643 (1).

« On connut dès son enfance, écrit Batterel, ce qu'il devait être un jour. Beaucoup de vivacité dans l'esprit, une heureuse facilité pour les lettres ; avec cela, un naturel doux et gai, une grande égalité de conduite se déclarèrent en lui dès cet âge et ne se démentirent jamais. II fut élevé dans notre pension du collège de Marseille ; et, à treize ans et demi, son père le présenta lui-même à la maison de l'Institution d'Aix, où il fut reçu le 3o octobre 1632. J'ai ouï dire au feu P. Jacques Perrin, que le confrère Thomassin était alors si petit, et avait l'air si jeune qu'on n'osait point le faire sortir de la maison pour l'envoyer dans sa famille, qui aurait voulu quelquefois le voir, parce que les bonnes femmes et les enfants s'attroupaient pour le voir passer. » « Condren gouvernait alors l'Oratoire (2). »

Professeur de philosophie à Pézenas en 1645, puis à Saumur, et très à la page. « Il y traitait des opinions, nouvelles alors, de Descartes et de Gassendi, sans les adopter

 

(1) Il avait un oncle, Claude Thomassin, qui fut aussi de L’Oratoire, mais plus homme de lettres qu'oratorien. Ce Claude se flattait d'avoir sur le livre de Judith des lumières dont il ne convenait pas que le monde fût privé. Ses supérieurs, après avoir pris connaissance du manuscrit, ne furent pas du même avis. Sur quoi, une jolie note dans les registres de l'Oratoire : « Le Père Bourgoing fera la charité au Père Thomassin de le rendre capable de la conclusion qui a été prise: que sa Paraphrase sur Judith ne s'imprimera point présentement. » Bourgoing y perdit son latin, et le livre fut publié quand même. A quelque temps de là, Claude e eut ordre de se rendre à Lyon pour y faire une retraite et s'y renouveler dans l'esprit de piété D. Fit-il de nouveau la sourde oreille? En tout cas, peu de jours après, la Congrégation lui signifia son congé. Ce Thomassin-là était né, non pas à Aix, mais à Manosque. Brave homme, au demeurant, puisqu' « il devint théologal de Fréjus ». (Cf, Batterel, III, pp. 516-517.) Un neveu du grand Thomassin fut le successeur de Godeau sur le siège de Vence. Nous avons, de Godeau à lui, quelques jolies lettres, et nous savons par ailleurs que Godeau soumettait ses ouvrages à la critique de Louis Thomassin.

(2) Ce P. Perrin, Provençal lui aussi, longtemps directeur de l'Institution -ou, en d'autres termes, maître des novices, -à Aix, à Lyon et à Paris, est un de ceux qui ont le mieux travaillé à perpétuer, parmi les oratoriens, la grande tradition bérullienne. Cf. la notice très attachante que lui consacra le P. Cloyseault (III) Il n'a rien publié de son vivant et ses écrits semblent perdus, à moins que ne soit de lui, comme le conjecture le P. Ingold, le manuscrit qui a pour titre : Exercices spirituels pour la Congrégation de L’Oratoire, et qui est à la Bibliothèque Nationale.

 

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néanmoins qu'autant qu'elles lui paraissaient s'accorder avec la bonne théologie et la doctrine de saint Augustin, pour laquelle il était alors déclaré. Dans cette vue, il s'était plus attaché à la philosophie platonicienne, comme servant d'introduction à la théologie des Pères, et il était si persuadé des avantages de cette méthode, qu'il ne cessait depuis de la conseiller à ses amis. » Puis, à Saint-Magloire, où il enseigna la théologie positive, de 16344 à 1668, avec « un applaudissement universel ». Au dire de Richard Simon, qui l'a bien connu, cette vogue était d'abord moins fondée « sur son mérite personnel que sur la faction des gens de Port-Royal, qui, l'ayant d'abord attiré à leur parti, le préconisèrent comme le plus savant homme qui fût alors en France... Mais il abandonna ensuite ce parti. Il n'avait encore lu alors que saint Augustin, qui était l'étude unique des Pères de l’Oratoire, auquel ils joignaient saint Thomas. Comme il aimait l'étude, principalement celle des Pères, il prit la résolution de les lire tous dans la source, on commençant par les premiers. II ne fut pas longtemps sans s'apercevoir que la doctrine des Pères grecs n'était pas conforme entièrement à celle de saint Augustin... On ne fut pas longtemps sans s'apercevoir que le Père Thomassin n'était plus si outré augustinien... ; il ne s'en cachait pas dans ses leçons publiques... Les gens de Port-Royal, ses anciens amis, furent les premiers à dire qu'il n'avait pas toute l'érudition qu'on lui avait donnée, et que c'était un homme sans jugement, en sorte que, du plus savant homme de France qu'il était auparavant, il devint tout d'un coup un homme ignorant ». C'est leur stratégie coutumière, grâce à laquelle ils ont réussi à fausser, pour trois siècles, sinon pour toujours, soit en bien soit en mal, des centaines de réputations. Qu'ils n'aient pu avoir raison de ce Provençal modeste, paisible et plus que mollement soutenu par ses chefs, cela seul attesterait la grandeur de Thomassin.

Aussi bien avait-il - oh! sans la moindre malice - déjà mis ses supérieurs dans l'embarras par la publication d'un

 

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livre sur les Conciles, où se laissaient voir des tendances peu gallicanes. On tenta d'escamoter l'édition, ou, pour mieux dire, de l'emprisonner dans une chambre de Saint-Magloire, dont l'archevêque de Paris garderait la clef. Thomassin, bon prince, se prêtait docilement à cette manoeuvre de suppression, allant même jusqu'à donner la chasse aux exemplaires qui avaient trouvé le moyen de s'échapper, et mettant pour cela en campagne son cousin, M. de Mazaugues, conseiller au Parlement d'Aix (1).

« Sa passion dominante était l'amour de la paix et le désir de pacifier les esprits contraires. Dans l'espérance de les rapprocher, il adoucissait ses maximes, et prenait un peu des uns et des autres, selon qu'il les croyait plus ou moins fondés dans leurs opinions (2). » Ce doux éclectisme, qui du reste, répondait à la nature de son esprit, plus encore peut-être qu'aux inclinations de son coeur, l'avait amené à imaginer une théologie de la grâce, où la science moyenne et la prédétermination physique, étaient, si j'ose dire, renvoyées dos à dos. Autant que je puisse comprendre, c'est déjà un peu le système qui, refaçonné plus tard par Nicole, provoquera chez le grand Arnauld, de si douloureuses convulsions (3).

 

(1) Cf. dans Batterel (III, 480, 488) lequel, d'ailleurs, s'appuie sur ce diable de Richard Simon, le récit tragi-comique de cette aventure.

(2) Critique de la Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques, Paris, 1729, II, p. 365, 368. Bien que très véridique dans l'ensemble, Simon, qui, du reste, a reçu les confidences de Thomassin, a néanmoins quelques expressions qui forcent un peu la note. A proprement parler Thomassin n'a jamais appartenu que l'on sache, au « parti » janséniste. Il passa longtemps, écrit Batterel, «pour bon janséniste, ou, pour parler plus correctement, pour un grand augustinien ». Ce n'est certes pas la même chose, et il ne faut jamais perdre de vue cette distinction capitale, lorsqu'on veut se faire une idée exacte des relations entre l'Oratoire et le jansénisme. « Soit, continue Batterel, que la bulle d'Innocent X... lui eût fait changer ses idées, soit que la vivacité des deux partis lui déplût, il est certain que, quand il vint à Saint-Magloire, il passa pour avoir tourné casaque à l'égard des uns sans avoir passé du côté des autres. Ce qui s'appela, au dire des jésuites, « avoir... rétracté le pur jansénisme », et au dire du P. Quesnel, « avoir abandonné les sentiments de saint Augustin sur la grâce ». Les deux raisons alléguées sont justes Thomassin n'était pas homme à désobéir au Saint-Siège, et d'un autre côté, il déplorait ces luttes atroces, mais, comme le rappelle Simon, et comme Thomassin l'a écrit, du reste, à plusieurs reprises, l'étude des Pères grecs aurait suffi à lui faire abandonner l'augustinisme intégral.

(3) Un de ses mémoires sur la grâce, tel du moins que le résume Batterel, me paraît assez alléchant, et d'ailleurs s'adapte fort bien aux vues de Thomassin sur la philosophie de la prière. Pour lui, la grâce efficace, « celle que saint Augustin appelle « la grâce propre de Jésus-Christ, la charité..., la « dilection ou délectation de la justice, la délectation victorieuse », n'est autre chose que la grâce habituelle ou justifiante, et nullement un secours de Dieu actuel ». Batterel, III, 490.

 

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Soutenir les « prétentions romaines » ou mettre de l'eau dans le vinaigre augustinien de Port-Royal, de ces deux énormités, je ne sais vraiment laquelle était, en cet heureux temps, la plus sacrilège. Laisser un pareil homme débiter, et dans Saint-Magloire, cet enseignement de perdition, paraissait bien difficile. « Aussi un. des premiers soins du P. de Sainte-Marthe, dès qu'il fut nommé général, fut de faire sortir tout doucement le P. Thomassin de ce séminaire. A force d'instances et sous le prétexte de lui fournir plus de loisir pour avancer la composition de divers ouvrages qu'il avait entrepris, il l'engagea, non sans peine, à aller demeurer à la maison de la rue Saint-Honoré. Mais, au bout de deux ou trois jours que le P. Thomassin y eut demeuré, il ne pouvait plus s'y souffrir, et songeait sérieusement à décamper, n'y trouvant point de jardin, où il pût s'aller promener régulièrement tous les jours, selon sa coutume. » Il consentait bien, quoique non sans un peu de peine, qu'on le. privât de sa chaire, mais non pas de son jardin. « Alors le P. de Sainte-Marthe, qui craignait le retour à Saint-Magloire - autant dire les colères de Port-Royal - fit tant auprès de M. Pinette qu'il le fit consentir de recevoir le P. Thomassin, à titre de surnuméraire, dans (la) maison de l'Institution, où il fut aise de venir loger », parce qu'il y trouverait un beau jardin.

Laissant le Port-Royal de Paris à votre gauche, quand vous allez de la fontaine des Saisons au Lion de Belfort, vous rencontrez bientôt sur votre droite, à la hauteur de l'Observatoire, la façade d'un petit temple classique, dédié à Jésus Enfant. Du haut du fronton un charmant poupon, della Robbia de pierre, se penche sur vous d'un tel élan qu'on croirait qu'il va tomber. Gracieuse initiation à « l'état d'enfance », toute l'École française se résume, s'incarne dans

 

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ce fronton, devant lequel, je l'ai observé bien souvent, personne jamais ne s'arrête. C'est là cependant, sur la carte du Paris mystique, une des stations les plus saintes. Autour de cette chapelle, se groupaient jadis la cité Pinette, l'Institution ou le grand noviciat de l'Oratoire. Aujourd'hui les Enfants assistés, et Marie-Thérèse, la maison de retraite offerte aux vieux prêtres parisiens par Mine de Chateaubriand. Du temps de M. Pinette, on n'y admettait que des retraitants, M. de Rancé par exemple, et que les novices de l'Oratoire. Aussi ne fut-ce que par privilège et grâce spéciale, et qui ne tirerait « jamais à conséquence pour aucun autre », que M. Pinette entr'ouvrit au P. Thomassin la porte de ce paradis. « Il y passa seize ans de suite (1673-1689), avec une telle régularité et tant d'édification qu'il dédommageait amplement de la brèche faite à ses statuts pour lui faire avoir une place. C'était l'homme du monde le plus exact. Qui l'a vu un jour, l'a vu tous les jours de sa vie. Après l'oraison et la messe, il donnait quatre heures à l'étude, trois heures l'après-dîner, jamais davantage. Jamais d'étude la nuit, ni à l'issue de ses repas. » Et nunc, scriptores, erudimini! On prend les grands érudits pour des bourreaux de travail. Non, mais simplement de régularité. Huit ou dix heures par jour, mais tous les jours. Aussi n'ont-ils pas besoin de s'infliger une ou deux fois par an le supplice de ce qu'on appelle vacances. « Il disait son office et faisait ses exercices de religion (et, ce qui va sans dire, ses promenades) toujours à la même heure. Jamais homme ne fut plus ménager de son temps, ni plus ennemi des visites. Il n'en faisait que d'absolument nécessaires, jamais de personnes du sexe. » Sa voisine, la duchesse de Longueville « qui s'était retirée aux Carmélites de la rue Saint-Jacques, et chez qui abondait tout ce qu'il y avait de plus distingué dans les lettres, l'ayant fait plusieurs fois conjurer de venir... la voir, employa le crédit de l'archevêque de Paris. Il eut donc l'honneur de l'aller voir une fois, et, comme au sortir de sa visite, cette princesse, charmée de son entretien, lui

 

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demanda si ce serait absolument le dernier, il lui dit sans façon que oui, et lui tint parole ». Il trouvait, au contraire, « un singulier plaisir à converser avec les plus jeunes confrères de la maison ». En regardant ces novices, encore embarrassés dans les plis de leur soutane neuve, sa pensée regagnait-elle les rues vénérables et tortueuses du quartier Saint-Sauveur, à Aix, où jadis, confrère minuscule, les bonnes femmes amusées tour à tour et compatissantes, guettaient son passage? Avec ses huit heures de travail par jour, il tenait constamment tous ses fers au feu. « La facilité de son esprit, jointe à la fécondité de ses connaissances, le mettaient en état, ce qui n'est peut-être arrivé qu'à lui seul, de préparer et de donner en même temps au public (avec ses in-folio de la Discipline de l'Église et des Dogmes théologiques), un très grand nombre de traités historiques et dogmatiques sur divers points de discipline et de morale, qui composent sept volumes in-8°, et huit autres sur la méthode d'étudier chrétiennement les diverses parties des belles-lettres par rapport à la religion (1). » A cette dernière

 

(1) Pour donner une idée de cette production vertigineuse, voici quelques dates :

1678. - La Discipline de l'Eglise (3 in-folio) ;

1680. - Dogmes théologiques, I;

Traités historiques et dogmatiques, I ;

1681. - Méthode d'étudier ; Poètes ;

1683. - Traités historiques et dogmatiques, II ;

1684. - Dogmes théologiques, II;

1685. - Méthode d'étudier... ; Philosophes;

1686. - Traité de l'Office divin ;

Traité de l'Unité de l'Eglise, I

1688. - Traité de l'Unité de l'Eglise, II ;

1689. - Dogmes théologiques, III;

169o. - Méthode d'étudier...; Grammaire ;

1683. - Méthode d'étudier...; Histoire.

La publication de la Discipline fit une impression profonde. Innocent XI en voulut connaître l'auteur et se l'attacher. C'était, à une brève échéance, le cardinalat « immanquable », dit Batterel. Le Pape fit demander Thomassin au Roi par le nonce et par l'archevêque de Paris; mais Louis XIV répondit majestueusement, « qu'il ne fallait pas priver le royaume d'un bon sujet qui lui faisait tant d'honneur ». Pauvre raison, et d'un insularisme enfantin. Ravi de ce refus, Thomassin, pour dédommager le Pape, traduisit en latin ses trois in-folio. « Travail qu'il exécuta, à ce qu'on prétend, en dix-huit mois, ce qui paraît incroyable. » Ce qui le paraît encore plus, c'est qu'ou lui ait permis, sinon commandé un tel gaspillage de temps. N'importe qui eût pu faire ce travail.

 

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série appartiennent deux livres exquis, son traité de l'Etude des poètes, et sa Méthode d'étudier et d'enseigner chrétiennement... la Philosophie. Exquis, disons-nous, pour tout le monde, mais, pour nous, deux fois précieux, puisque s'y rencontrent sans le moindre heurt, et s'y confondent ces deux grands courants de pensée et de vie, l'humanisme dévot et le bérullisme. Soit chez les poètes, soit chez les philosophes du paganisme, il démêle avec une subtilité pieuse et charmante «ce que la superstition et l'erreur ont répandu dans leurs ouvrages, d'avec les sentiments naturels de religion et les grandes vérités que leur avaient découvert la lumière naturelle, la tradition de tous les peuples, la communication des Écritures, ou la conversation des Hébreux» (1). Noble thème, dont les fondements philosophiques ont été posés par François de Sales dans les premiers chapitres du Traité de l’Amour de Dieu, et que reprendront plus tard, avec une obstination enthousiaste, les mennaisiens des Annales de philosophie chrétienne. Le romantisme catholique de Gerbet couve déjà dans les livres du grand oratorien provençal, et, par Thomassin, remonte jusqu'à Platon.

Platon, à qui Bérulle et François de Sales le ramènent, et qui devient ainsi comme un agent de liaison entre l'humanisme dévot et l'École française ! - Dans le troisième livre, vraiment admirable, de sa méthode d'étudier... chrétiennement la Philosophie, « il étale... les notions des philosophes, et principalement de Platon sur les règles de la morale et sur la religion naturelle. Il montre qu'ils ont connu que Dieu est le premier principe et la dernière fin de notre être       ; que l'origine des vertus est dans son VERBE, d'où elles descendent dans les âmes. Il fait voir la vérité de ce grand principe que la même sagesse éternelle, qui a dicté l'Évangile, avait déjà dicté la loi naturelle dans le fond des âmes raisonnables ». Platon hérissé déjà confusément soit

 

(1) Cloyseault, p. 169.

 

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contre le panhédonisme religieux, soit contre l'ascéticisme; Platon précurseur du Théocentrisme chrétien!

C'est ainsi encore que, dans le premier volume des Dogmes théologiques, « il remonte avec une force et une pénétration incroyable à tout ce que la philosophie des Platoniciens a de plus sublime, lorsque son sujet l'y conduit, et il l'y conduit souvent, parce que les Pères, en parlant de Dieu et de ses attributs, se sont tellement servis de la méthode de Platon, qu'on ne peut les bien entendre, sans avoir une teinture de sa philosophie et des mathématiques » (1).

Ainsi fait, on s'explique sans peine que Richard Simon ne l'admire pas sans réserve, Simon, la critique pure. « Il méditait peu, écrit-il..., la plupart de ses ouvrages sont peu exacts pour le raisonnement (2). » Coleridge divisait en deux classes le monde des esprits, selon qu'ils naissent sous le signe d'Aristote, ou sous le signe de Platon. Simon, d'un côté; Thomassin, de l'autre. Celui-ci, en effet, autant que j'en puisse juger, poète plutôt que philosophe, ou pour mieux dire, philosophe à la manière des poètes, contemple plus qu'il ne raisonne, et réalise plus qu'il n'invente ou qu'il ne construit, mené par une dialectique souterraine, qui n'est pas celle de la raison pure. « Il vaut bien mieux, lisons-nous dans les Dogmes théologiques, parvenir aux choses divines par l'amour que par la spéculation, puisque le tact du coeur et ses embrassements, nous font sentir et goûter Dieu beaucoup mieux que l'intelligence. D'autant plus que cet amour même purifie l'oeil de l'âme et lui donne des forces pour la divine contemplation (3). »

 

(1) Pour ces dernières lignes, Batterel renvoie à Bayle, Républ. des Lettres, avril 1684.

(2) Simon, op. cit., p. 373.

(3) Cité et traduit par le P. Lescoeur : La Théodicée chrétienne..., essai philosophique sur le traité de Deo du Père Thomassin, Paris, 582, P. 22. Rappelons en passant avec Batterel, et simplement a pour la singularité du lait », que l'extravagant P. Hardouin a trouvé, tant dans les Dogmes théologiques que dans les Méthodes d'étudier et d'enseigner du P. Thomassin, de quoi le déclarer franc athée... Il fait pour cela des extraits de ses ouvrages, qui tiennent près de trente pages. Encore prétend-il lui faire grâce, car, s'il avait voulu donner toutes les preuves de l'athéisme le plus complet qu'ils lui fournissent, il lui aurait fallu, dit-il, copier mot à mot ses trois volumes de Dogmes (p. 5o4, 5o5).

 

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Ayant ainsi réduit une à une, sous le sceptre de Platon et de Bérulle, toutes les provinces de la science chrétienne, on peut lui pardonner le divertissement de ses dernières années, qui fut la confection d'un glossaire hébreu, destiné à montrer par un jeu savant d'étymologies que toutes les langues connues se ramènent à l'hébraïque comme à leur source commune (1). « Cet ouvrage épuisa tellement les forces du P. Thomassin qu'il se vit obligé de renoncer à toutes sortes d'études tant soit peu pénibles. Il s'aperçut que son esprit baissait, et il fit à Dieu un sacrifice de cet état, d'une manière qui édifia plus le séminaire de Saint-Magloire, où il était retourné depuis 169o, qu'il n'avait fait par tous ses travaux. Il disait souvent alors qu'on l'avait toujours plus aimé et plus considéré, qu'il ne le méritait, et que c'était tin effet de la divine bonté qu'il fût humilié avant sa mort et reconnu inutile à toute chose. » Il semble, en effet, que tout le monde l'ait aimé. « On trouvait en lui... la simplicité d'un enfant. L'innocence de sa vie et la candeur de son caractère ne lui laissaient voir que le bien dans tout ce qu'il regardait, dans les livres, dans les auteurs, dans les personnes, dans les communautés, dans les Ordres. Pénétré de la religion, qu'il aimait souverainement, il la trouvait et la faisait trouver partout. » « Enfin, ayant conservé pendant toute sa vie l'innocence d'un enfant et toujours eu pour le mystère de l'Enfance de Notre-Seigneur une dévotion particulière, Dieu permit que, dans un état d'enfance, il allât jouir d'une nouvelle vie dans le ciel, la nuit de Noël... Ce bonheur lui arriva l'an de Notre-Seigneur 1695, étant âgé de soixante-dix-sept ans commencés (2). »

 

(1) Batterel dit très joliment : « C'est au lecteur à juger si la dérivation lui en paraît communément aussi naturelle qu'elle semble l'être à l'auteur (p. 5o5).

(2) Cloyseault, pp. 176, 177.

 

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II. - LE TRAITÉ DE L'OFFICE DIVIN

 

§ 1. - A la recherche de la prière pure.

 

Le livre de lui qui va nous occuper a pour titre : Traité de l'office divin pour les ecclésiastiques et les laïques, divisé en deux parties : la première, de sa liaison avec l'oraison mentale et d'autres prières vocales, avec la lecture des Ecritures, des Pères, et des Vies des saints; la seconde, de ses origines et des changements qui s'y sont faits dans la révolution des siècles.

Ce livre nous permet de prendre sur le fait la méthode littéraire de Thomassin. Il rassemble et il ordonne de beaux textes, préalablement médités, savourés par lui, et qui, venus de tous les coins de l'horizon, se trouvent former un livre, bien que s'y laissent à peine voir le mystique ciment, les vues profondes qui font de cette sorte d'anthologie une oeuvre vraiment personnelle. C'était un liseur effréné, et qui savait lire, don premier que rien ne remplace. « Son exemple, écrit Batterel, peut beaucoup servir aux lecteurs pour leur enseigner l'art de lire avec réflexion, qui est une chose peu commune ; et à savoir tout rapporter à la science et au bien de la religion (1). » Réfléchir ne suffit pas. Dites plutôt l'art - si c'en est un - de maîtriser, de s'approprier, ce qu'on lit; de lire tout ensemble et d'un premier regard en curieux, en critique, en philosophe, en poète et en chrétien. On a publié en 1894 une nouvelle édition de ce traité, ou, pour mieux dire, une traduction (2). Cruelle et indéfendable manie ! Le texte original, assure-t-on, est « d'un style lourd et chargé de latinismes. Il fallait de toute nécessité le rajeunir quelque peu pour en permettre la lecture ». « Quelque peu » est une façon de parler. Pas une phrase qu'on n'ait ravagée. Assurément je ne donne pas Thomassin pour un bel écrivain. Mais il dit bonnement,

 

(1) Batterel, III, p. 5o3.

(2) Anonyme, publiée à Ligugé.

 

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clairement, cordialement ce qu'il veut dire. Il n'écrit ni bien ni mal, c'est déjà beaucoup (1). Mais il y a plus grave. Il semble, en effet, qu'on veuille tirer l'auteur du traité à une ambition qui ne fut jamais la sienne, et qu'on se méprenne du tout au tout sur la vraie portée de cette oeuvre.

« Nous voudrions, écrit-on dans la préface, faire comprendre qu'au,-dessus des dévotions privées, et des prières purement personnelles, s'élève la prière officielle de la sainte Eglise, la plus digne, la plus élevée, la plus suave de toutes. » A merveille, mais ce n'est certainement pas là ce que veut le texte primitif. Chose piquante, il voudrait plutôt le contraire. Comment a-t-on pu s'y tromper ! Le dessein manifeste et avoué de Thomassin, est ici de montrer que, si la prière liturgique est excellente, son excellence, sa vraie qualité de prière lui viennent, non pas de son caractère particulier ni de ses mérites propres, mais d'abord et surtout de sa « liaison avec l'oraison mentale » ; autrement dit avec la Prière pure, « l'oraison mentale pure ». Le mot est de Thomassin (2). Il songe même si peu à opposer telle forme de prière à telle autre, ou à mettre la prière liturgique « au-dessus des dévotions privées », que si, par impossible, il avait à choisir entre le bréviaire et le chapelet, entre le psautier des savants et le psautier des simples. - le mot est encore presque de lui - il serait tenté de donner la préférence à ce dernier, comme réalisant mieux que l'autre l'idée de prière. On ne le soupçonnera pas, j'imagine, d'ignorer, encore moins de mépriser les richesses dogmatiques ou poétiques du bréviaire, mais précisément cette splendeur même, au

 

(1) Au dire de Simon, Thomassin, « pour ce qui est du latin, avait formé sou style sur celui de Stace, qu'il avait beaucoup lu, - caprice de Provençal, galéjade peut-être. - A l'égard de ses livres français..., il les faisait retoucher par M. de Santeuil, ecclésiastique, fort attaché aux gens de Port-Royal, qui ne laissait pas de lui rendre en cela de bons offices s. (Loc. cit., p. 373. Claude Santeuil, j'imagine, le frère du grand Victorin, qui fut longtemps en pension, à Saint-Megloire ; Maglorianus, comme on l'appelait, lui aussi excellent poète.

(2) « Ce consentement des fidèles par le seul fait de leur assistance à la messe, est une oraison mentale pure... ». Traité, p. 145.

 

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lieu de l'éblouir, le gênerait plutôt, philosophe qu'il est ici, et plus curieux de l'essence même des choses, que de leurs perfections accidentelles, que de leurs excroissances, si j'ose ainsi m'exprimer. Si pour lui, la prière liturgique a droit au nom de prière, ce n'est pas, comme on l'entend de l'autre côté, parce que elle abonde, plus que d'autres, en thèmes sublimes ou suaves de pensées ; c'est, au contraire, parce qu'en dépit de cette fécondité, elle reste, ou peut rester foncièrement semblable à des formes ou à des méthodes moins stimulantes pour l'esprit, au chapelet, par exemple (1).

Chez lui, comme chez tous nos métaphysiciens, c'est toujours le même rythme, qui va constamment de l'aspect négatif à l'aspect positif d'une seule et même pensée; d'un côté, la critique des activités de surface dans la prière, de l'autre, la synthèse des deux principes premiers que nous avons dits : la théorie de la fine pointe et le dogme de la grâce sanctifiante.

 

Il est évident, lisons-nous dans ses Dogmes théologiques, qu'avant l'intelligence (entendement) et au-dessus d'elle, il y a, au sommet de l'âme, un sens secret, une sorte de tact, qui nous fait sentir plutôt que connaître les choses. C'est le point le plus élevé de l'âme, et le un de l'intelligence, par où nous saisissons en quelque sorte l'incompréhensible ; nous sentons qu'il est,

 

(1) Il ne s'agit donc pas ici de la plus fameuse controverse entre « liturges », comme dit agréablement M. Vincent, et a méditatifs », controverse qui nous passionna pendant les années d'avant-guerre, et dont l'impression, encore toute chaude, n'a pas peu contribué à précipiter M. Vincent dans les abîmes de l'ascéticisme. Thomassin n'a rien à voir dans ce débat, où l'édition de Ligugé le fait intervenir à son corps défendant. Il ne met pas - ici, du moins, - la prière liturgique au-dessus de l'oraison méthodique, ni celle-ci au-dessus de celle-là. Il est sur un autre plan tout métaphysique, et du haut duquel on ne ferait pas de différence entre les deux camps. S'il revenait parmi nous, il écarterait également de son chemin les uns et les autres - liturges et méditatifs, - et pour la même raison, à savoir que, d'un côté comme de l'autre, on fait la part beaucoup trop grande aux activités intellectuelles dans la prière, bien qu'on applique à stimuler ces activités des méthodes différentes. Par où l'on fausse également la définition même de la prière. Pour la bibliographie de cette controverse - qui, je le répète, n'a pas à nous retenir ici, cf. M. Vincent, Saint François de Sales, directeur d'âmes, pp. 103, 104. Il va du reste sans dire que Thomassin ne conteste pas à l'office canonial, l'insigne caractère qu'a cet office d'être la prière officielle de l'Eglise. Mais, dans une étude purement philosophique, psychologique et érudite, il n'avait pas à faire état de ce privilège.

 

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nous ne comprenons pas quel il est... Par le un, par le sommet de l'âme, par une espèce de divination innée, nous sentons qu'il est quelque chose d'ineffable.

 

François de Sales moins éclectique, plus métaphysicien, et qui n'a pas subi l'influence de Descartes, parle plus exactement; il ne donnerait pas coup sur coup un sens différent à « intelligence »; il éviterait l'équivoque de « divination innée », mais, pour l'instant, peu importe. Gardons la formule thomassinienne, augustinienne plutôt, en la pliant à la philosophie des mystiques : In ipso mentis apice, quemdam

sensum arcanum tactumque, quo res sentimus magis quam cognoscimus, tangimus magis quant intelligimus (1).

Là, réside la grâce sanctifiante, la « charité qui prie en nous et y forme une oraison qui ne peut avoir de fin que celle de l'amour même » « Quid est, ipse Spiritus interpellat pro sanctis, nisi ipsa charitas quæ in te per spiritum facta est? charitas ipsa orat » (2).

 

Aimer Dieu, et pour l'amour de Dieu, aimer le prochain et accomplir les préceptes par ce divin motif, c'est une prière que le Saint-Esprit forme continuellement dans le coeur des enfants de Dieu.

 

Clameur, ou prière, qui est plus de Dieu que de nous, qui est l'habitation même de Dieu en nous : Ipse clamare nos fecit, dum habitare coepit in nobis (3). C'est là cette prière continuelle que Dieu nous demande,

 

et qu'il produit en nous, puisqu'il est lui-même cette charité qui habite en nous, et y continue une vie et une suite continuelle de prières, de saintes affections et de bonnes oeuvres, si nous n'y mettons pas d'obstacle (4).

 

Réaliser ce grand dogme, c'est à ce signe qu'ils se reconnaissent

 

(1) De Deo, XIX, Cité et traduit par le P. Lescoeur, op. cit., pp. 73-73.

(2) Traité, p. 31.

(3) Ib., p. 3o4.

(4) Ib., p. 316.

 

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tous, c'est par là qu'ils se distinguent, je ne le répéterai jamais assez.

 

On a quelque peine à concevoir que le Saint-Esprit habite dans les justes, parce qu'on ne considère pas que les mouvements de justice, de foi..., de charité, sont certainement les mouvements et les sentiments d'une vie qu'ils n'ont pas d'eux-mêmes... La nature, d'elle-même, ne peut produire aucun de ces mouvements divins... C'est le propre des fidèles, c'est le caractère des chrétiens... Or, il n'est pas surprenant que les moins spirituels (1), quoique fidèles, aient de la peine à concevoir que l'Esprit-Saint habite en eux, les anime et les fasse agir comme leur âme,

 

puisque « l'âme naturelle » elle-même, on ne la sent presque pas (2).

 

D'où se dégage aisément la notion de prière pure, acquiescement de notre volonté à la prière continuelle du Christ. C'est là ce que Thomassin entend par le nom, assez mal choisi, « d'oraison mentale » : mais enfin « oraison mentale répandue partout » (3) et qui donne seule aux diverses formes de la prière, leur qualité spécifique de prière. Rencontre et comme fusion de la parole vivante de Dieu à l'âme, et de la parole vivante de l'âme à Dieu.

 

C'est là l'oraison mentale qui s'insinue dans la récitation... de l'office canonial,

 

faute de quoi cette récitation ne serait qu'un exercice intellectuel, qu'un effort ascétique ou qu'un psittacisme (4). Au lieu de « s'insinue », qui marque assez bien le passage du fluide surnaturel et si j'ose dire la sainte électrification de l'Office, le texte rajeuni porte « se produit », qui n'est peut-être pas beaucoup plus élégant, et qui est certainement moins suggestif. Ou bien, il dira que la psalmodie doit être

 

(1) Le texte rajeuni, et démocratisé, remplace « les moins spirituels » par « les gens grossiers ».

(2) Traité, p. 3o8.

(3) Ib., p. 16o.

(4) Ib., p. 35.

 

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« toute parsemée de ces instincts d'amour..., de ces secrets gémissements dont les Pères nous ont entretenus » (1). Ou encore, la prière pure serait un « retour du coeur à ces sentiments imprimés au fond de l'âme » par la grâce ; « le consentement qu'on y donne » (2).

Prière pure, qui relève « par des mouvements secrets » et qui transforme en activités de prière nos activités de surface (3).

 

Tout l'office canonial n'est... qu'un mélange de l'oraison vocale et de la mentale, une introduction à la mentale par la vocale, une nouvelle ardeur de la mentale par les nouveaux efforts de la vocale.

 

La « mentale », qui, encore une fois, n'est pas du tout la méditation proprement dite, demeure le centre, le foyer, la substance, l'âme priante, si l'on peut dire, de cette prière particulière, comme de toutes les autres.

De ce « mélange admirable » nous avons un symbole pittoresque dans l'oraison des anciens solitaires :

 

Après qu'un psaume était fini, ils priaient un peu de temps, debout, en silence; ensuite, ils fléchissaient les genoux tous ensemble, et après avoir adoré la Majesté divine, ils se relevaient avec la même vitesse,

 

et passaient à un nouveau psaume.

 

Il n'y a pas lieu de douter que le chant du psaume ne tint beaucoup de l'ardeur de cette oraison mentale, qui l'avait précédé et qui devait le suivre... Ces prières mentales et ces adorations très courtes..., les moines (les) réitéraient à la fin de chaque psaume, pour renouveler à tous moments l'esprit d'oraison, et embaumer par ce mélange... toutes les prières vocales (4).

 

Ces pauses de silence unitif perdront peu à peu leur caractère

 

(1) Traité, p. 48.

(2) Ib., p. 287.

(3) Ib., p. 146.

(4) Ib., pp. 53-63.

 

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d'obligation rituelle, mais, d'une manière ou d'une autre, nous les observons toujours. Dira-t-on que ce rite fait bloc avec la récitation des prières liturgiques ? Sans doute, mais il est l'élément essentiel du bloc, ou, pour parler scolastiquement, il en est la forme. Cette courte et incessante suspension met en branle, entretient une activité spéciale, qui, débordant ensuite sur les activités propres à toute récitation, donne à celle-ci une valeur de prière qu'elle n'a pas d'elle-même. Et d'où l'auraient-elles ? Ce sont là de nobles activités certes, mais proprement intellectuelles ou littéraires, au lieu que

 

la vraie prière tient plus de la volonté et du coeur que de l'esprit et de la pensée (1).

 

Logique, il devrait en dire autant de tous les phénomènes affectifs, que la méditation des textes liturgiques a pour but de provoquer, et qui n'appartiennent pas plus que cet exercice intellectuel à l'essence de la prière. Mais non, sa critique des activités de surface s'arrête à mi-chemin. Chose curieuse, que j'avoue en rougissant, lui, si ferme à éliminer du concept de prière pure les spéculations de l'esprit, il ne

soupçonne même pas qu'on en doit éliminer aussi les consolations sensibles, et pour la même raison. Tranchons, tranchons le mot, Thomassin est panhédoniste. Non peut-être sans un soupçon d'inquiétude, mais si fugitif!

 

Je me suis un peu étendu, écrira-t-il par exemple, sur cette affection de l'amour, du plaisir, des délices, parce que c'est celle qui se trouve le plus souvent dans le Psautier, et qui attendrit le plus l'âme, dans l'oraison, attachant l'âme à Dieu d'autant plus fortement qu'elle le fait plus doucement  (2).

 

Nos maîtres modernes, que Thomassin n'a pas assez lus, affirment précisément le contraire, et l'expérience de la direction que ce grand travailleur, perdu dans ses livres, n'a pas

 

(1) Traité, p. 145.

(2) Ib., p. 489.

 

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eu le temps d'acquérir. Que ces plaisirs attendrissent l'âme, ils le savent bien, mais que l'amour soit d'autant plus fort qu'il est accompagné de plus de délices, ils estiment que la prière du Christ sous les oliviers - une vraie prière pourtant - prouve le contraire. Jusque dans ses gémissements, l'âme pénitente, dit-il encore, trouve

 

un nouveau sujet de joie..., parce que si nous nous déplaisons à nous-mêmes, Dieu nous plaît, et il ne peut nous plaire sans nous donner du plaisir... Il déteste nos vices, et, en les détestant ainsi nous-mêmes, nous commençons à lui devenir aussi semblables, ce qui est un grand sujet de joie.

 

Oui, certes, mais joie ego-centriste de l'ascète qui se sent devenir parfait, et non joie du pur amour, heureux de se dire que Dieu est parfait (1). Enfin ce navrant défi à François de Sales, à tons nos maîtres, ce ralliement à Pascal, à Nicole, à Malebranche et à Bossuet :

 

On ne prie pas bien si on ne prie avec plaisir... Cette joie dans l'oraison est l'oraison mentale

 

même, la prière en soi (2)! Affirmations lamentables! Car enfin, c'est bien ici le cas de dire qu'il y va, et de tout le christianisme, et de toute la morale. Pascal, Bossuet, il n'y a pas de génie qui tienne, si par impossible, ils ont raison, qu'opposeront-ils à tous ceux, dont, bon gré mal gré, ils acceptent la philosophie, à Luther, à Jansénius et aux libertins. La prière est un devoir imposé à tous, le premier devoir. Le plaisir, une grâce particulière et qui ne dépend aucunement de notre vouloir. En refusant, parfois et souvent, cette grâce aux plus héroïques, Dieu montre qu'elle n'est pas nécessaire. Mais à quoi bon revenir sur une évidence que tout le présent volume crie assez haut? Qu'y pouvons-nous ? Serait-ce la première fois qu'une belle intelligence

 

1) Ailleurs, la prière continuelle que nous prêchent les Saints Livres, semble n'être pour lui que « l'amour et le désir de la bienheureuse éternité ». Traité, p. 74.

(2) Traité, pp. 493-494.

 

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n'est pas d'accord avec elle-même! Félicitons-nous du moins que, fidèle en cela aux principes communs de nos mystiques, un Thomassin ait si bien compris que, pour aller jusqu'à la racine même de toute prière, que, pour dégager l'idée de prière, il devait quitter la zone de surface, descendre jusqu'au moi profond, où réside la grâce sanctifiante - caritas ipsa orat. Il est trop vrai, qu'égaré par les préjugés augustiniens et anti-mystiques de son temps, ce beau savant s'est arrêté au milieu de ce difficile forage ; mais enfin, nul peut-être n'aura mené avec plus d'ingéniosité que lui, plus d'érudition, plus d'élégance, la critique, si nécessaire, si négligée par tant d'autres, des activités de l'esprit dans leur rapport avec la vie de prière. C'est pour cela qu'oubliant son panhédonisme, nous l'avons invité à siéger dans notre concile du pur amour (1).

 

§ 2. - Critique de l'activité intellectuelle dans la récitation de l'office canonial.

 

« Fari non potes », disent les Pères, tacere non debes ; quid restat nisi ut jubiles? Vous ne pouvez plus parler, ayant dépassé les frontières de ce qui se conçoit clairement ; vous ne devez pas vous taire, puisque la prière veut se manifester d'une manière ou d'une autre : que vous reste-t-il, sinon la prière pure, le cantique sans pensées et sans paroles de la fine pointe, la « jubilation » ; que d'ailleurs les Écritures et les Pères distinguent expressément de la « psalmodie » ? Distinction qui déjà suffirait à prouver « la liaison de l'office

 

(1) Après tout, n'oublions pas que c'est nous qui le construisons ici en philosophe, si l'on peut ainsi parler. Est-il bien sûr que, dans sa pensée profonde, « plaisir » signifie « plaisir » ? Sait-il lui-même exactement ce qu'il veut dire, et Pascal, son frère en panhédonisme, le sait-il lorsqu'il parle de « Dieu sensible au coeur ». Est-ce le coeur de la fine pointe, ou le siège des consolations sensibles ? Dans la pensée exprimée de Thomassin, il y a du reste quelque flottement. S'il va jusqu'à dire que la joie dans l'oraison est l'oraison mentale même, il dit ailleurs que « les affections tendres sont la principale partie de l'oraison mentale ». Atténuation d'ailleurs presque aussi troublante. Et puis, le problème se pose aujourd'hui avec plus de netteté qu'autrefois. Et justement, la merveille est que chez François de Sales l'ex-pression même ne soit jamais équivoque.

 

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canonial avec l'oraison mentale ». Pour que la récitation devienne prière, il faut que l'on passe des belles pensées à l'ineffable, que sur la psalmodie se greffe la jubilation :

« transport de la joie qui ne peut exprimer ce qu'elle sent » du bien qui lui est donné. « On a commencé par l'oraison vocale, mais... ensuite on est passé à une autre sorte d'oraison, où les paroles n'ont plus été d'aucun usage et qui n'a consisté que dans un transport de joie » (1). Panhédonisme éperdu, penserez-vous ? Oui, dans la pensée de Thomassin, peut-être ; non, dans la pensée des mystiques. Pour eux, en effet, ce ne sont pas seulement les transports de joie, ce sont toutes les impressions de la fine pointe, qui transcendent l'intelligence et défient les mots. « Jubilation », si l'on veut, mais tour à tour délicieuse ou douloureuse.

 

On peut rapporter à cela même, selon saint Augustin, le cantique de joie Alleluia! que l'Eglise a affecté de conserver dans sa langue originale..., pour nous insinuer que les grandes joies, ont quelque chose qui surpasse l'intelligence; et nous avons en cela même un surcroît de joie, quand nous pensons que nous ne le comprenons pas bien... Ce je ne sais quoi de la langue hébraïque, qui est inimitable aux autres langues, revient à peu près à ces mêmes sentiments d'une vénération et d'une joie immense pour un objet absolument incompréhensible..., que nous pouvons sentir et révérer avec des tressaillements et des transports de joie, mais que nous ne pouvons exprimer.

 

Ainsi de l'Amen et de tout ce qu'il implique.

 

Quoique nous n'ayons pas des idées distinctes de tout cela, toutes les fois que nous chantons Amen, nous en avons une foi constante, une espérance certaine, et un désir secret dans le coeur.

 

C'est ainsi que l'Église se plaît à transformer, dans la récitation

 

 

(1) Traité, p. 93. C'est un des charmes du livre : à chaque ligne, quelque vieux texte adorable, traduit, paraphrasé on insinné. « Ut... immensa latitude gaudiorum metas non habeat syllabarum ». (Migne, P. L. XXXVI, col. 283). On voit aussi sur ce bel exemple qu'il n'est pas si facile de dépanhédoniser saint Augustin et nombre d'autres Pères. C'est l'excuse de Bossuet, si toutefois un théologien est excusable de croire que tout a été dit ne varietur par saint Augustin.

 

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elle-même, l'objet naturel de toute récitation intelligente.

 

Ces mots étrangers sont propres à réveiller notre attention - celle du coeur - à enflammer davantage notre affection, et à nous faire mieux comprendre que le bien, pour lequel nous gémissons, est au-dessus de notre intelligence,

 

et qu'on ne s'unit à lui que par un acquiescement de l'âme profonde (1). Il en va des rites et des gestes de la liturgie comme des textes. Pas n'est besoin de donner aux uns et aux autres une signification précise, pour s'élever par eux à la vraie prière.

 

L'empereur Justinien fit une constitution pour ordonner aux évêques et aux prêtres de prononcer à haute voix les paroles mystérieuses du sacrifice, afin que le peuple pût y prier avec intelligence, et ensuite ne répondre pas inutilement Amen, pour ratifier tout ce qu'on faisait à l'autel au nom de l'Eglise (2).

 

 

Les évêques n'en tinrent pas compte et ils firent bien. Abailard de même. Bien que plus raisonnable, il a eu tort  de demander avec trop d'aigreur qu'on apprît le latin aux religieuses (3)

 

Saint Jérôme dit qu'aux funérailles de saint Paul à Jérusalem, l'église retentissait du chant des psaumes en hébreu, en grec, en latin et en syriaque... Je ne crois pas que tous les assistants fussent aussi savants que saint Jérôme..., et qu'ils entendissent tous ces quatre langues. Mais je ne doute point qu'ils ne priassent tous en tous ces idiomes divers, par l'union de leur coeur, et par un sentiment général de foi... et de charité, qui prie et loue Dieu par autant de coeurs et autant de langues qu'il y a de fidèles clans l'Eglise universelle. La prière vocale ne peut pas se donner tant d'étendue, mais celle qui l'accompagne toujours en quelque manière et qui en est l'esprit et l'âme, je dis la mentale... embrasse tout ce qui est capable d'honorer et d'aimer Dieu en tout l'Univers (4).

 

(1) Traité, pp. 96-100.

(2) Ib., p. 126.

(3) Ib., p. 245.

(4) Ib., pp. 282-283.

 

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Ainsi des prières de la Messe, également stimulantes, et si j'ose dire, grosses de prière, même pour ceux qui ne les comprennent qu'à peine :

 

Sursum corda!... Il est clair que ces paroles du sacrificateur tendent à faire entrer les moindres mêmes des fidèles dans un très haut degré d'oraison mentale, sinon par leur intelligence, au moins parleur foi, leur consentement, leurs désirs,..; ce qui fait une espèce d'oraison et d'union très admirable, puisqu'elle nous associe avec ces contemplateurs éternels de la vérité et de la sainteté de Dieu.

 

C'est là, dit-il encore, « un degré très éminent de contemplation » (1).

 

Car l'oraison mentale n'est rien moins qu'un tissu de méditations étudiées, ou de belles pensées sur le sujet proposé. C'est bien plutôt un regard respectueux de ce qui se passe, un simple souvenir de la mort de Jésus-Christ, et du renouvellement de ce sacrifice sur nos autels, une union étroite du coeur avec cette divine victime..., sans autrement approfondir de si grands mystères ;

 

sans maîtriser par une application vive de l'esprit le sens de ces textes sublimes;

 

mais avec une foi et un amour, qui partent du plus profond du coeur, prolongeant le plus qu'on peut sans trop se fatiguer ce souvenir et ce mouvement du coeur, ou le renouvelant souvent (2).

 

Travail mystique, en marge, pour ainsi dire, du travail intellectuel, et qui parfois en dispense même, puisque celui-ci n'a pas d'autre fin que de préparer celui-là.

 

Tout le corps des fidèles, qui assistent à la messe, par sa simple assistance, par la foi et par l'union de sa volonté, devient un même prêtre en quelque manière et un même sacrifice avec le célébrant et avec Jésus-Christ... Ce consentement des fidèles est une oraison mentale pure et fort sainte , sans qu'il soit nécessaire de s'en fatiguer l'esprit (3).

 

(1) Traité, pp. 120-123.

(2) Ib., p. 141.

(3) Ib., p. 145.

 

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Aussi bien n'avons-nous pas l'exemple des glossolales?

 

Saint Paul dit que celui qui priait par ce don des langues, priait en esprit, et que le Saint-Esprit priait en lui, ce qui ne pouvait être sans mérite, puisque tout venait du Saint-Esprit et que l'affection seule de prier et de se tenir uni de coeur et de volonté à l'esprit de prière, ne pouvait être stérile. L'entendement même de celui qui priait en une langue qu'il n'entendait pas, n'était pas sans quelque intelligence, parce qu'il comprenait bien que c'était le Saint-Esprit qui l'animait (1).

 

Vue globale et confuse, qui donne à l'oraison profonde le peu de lumière dont elle ne peut se passer. Car on ne prétend pas fermer à l'intelligence les avenues de la prière. Après tout, comme le dit saint Thomas, le mieux serait de prier et de comprendre tout à la fois : plus lucratur qui orat et intelligit. On dit seulement que l'acte même de penser, bien qu'il soit excellent et utile à la prière, n'est pas l'acte même de la prière. Ce que la Providence nous donne à entendre, qui veut dans les diverses manifestations de l'activité religieuse, un mélange de jour et de nuit.

 

Rien n'est plus digne de la profonde sagesse de Dieu dans le tempérament qu'il a donné à ses Ecritures, que d'y avoir mêlé une élévation supérieure à toute la capacité et à toute la science des plus habiles ; et une facilité proportionnée en beaucoup de choses à la faiblesse des plus ignorants. Mais le secret le plus admirable de la Providence a été de donner à ce divin livre,

 

et, par suite, aux textes de la liturgie,

 

un si grand poids d'autorité, depuis tant de siècles et dans toute l'étendue de la terre, qu'à la présence et à la simple ouverture ou lecture qui s'en fait, tous le respectent, s'y soumettent, embrassent et adorent ces divins oracles, soit qu'ils les entendent ou qu'ils ne les entendent pas ; prévenus de cette religieuse persuasion que ce qui nous y est inconnu n'y est pas moins adorable et est peut-être d'autant plus adorable que nous ne sommes ni dignes, ni capables de le comprendre. C'est une persuasion commune, et comme une conviction, que Dieu est, que sa Providence

 

(1) Traité, pp.  154-155.

 

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gouverne cet univers, et qu'elle n'eût jamais laissé monter l'Ecriture dans ce comble d'autorité où elle est, si elle n'eût voulu que ce fit là l'oracle qui nous redressât et nous conduisît à lui (1).

 

Une preuve encore que nous n'avons pas besoin de tant appliquer notre intelligence à la récitation de l'office, est que, ce faisant, nous risquerions de nous assimiler nombre de passages contraires

 

à l'esprit du Nouveau Testament, aux intentions de l'Eglise, et à l'esprit de charité qui anime les fidèles. Car, à la lettre, ce sont souvent les désirs et les demandes du vieil homme que nous exprimons, quand nous lisons les Ecritures de l'Ancien peuple, qui était encore charnel... ; religieux en ce point seulement qu'il demandait à Dieu les mêmes biens temporels que les païens demandaient à leurs idoles, et que, par la crainte des peines, il faisait un long apprentissage, pour se préparer à recevoir la charité que Jésus-Christ devait leur apporter (2).

 

D'où, si l'on veut s'attacher aux règles de la récitation ordinaire, la nécessité constante de transposer le texte sur le plan évangélique, travail excellent certes, mais qui n'est ni demandé, ni même possible à tout le monde. Bref, il s'agit ici d'une récitation très spéciale, puisqu'elle peut, si j'ose dire, n'en être pas une. Le dévot Gerson ne permet-il pas « d'appliquer l'esprit à de pieuses vérités, qui ne sont pas

contenues dans les leçons ou les psaumes qu'on récite »(3)? Au reste, les psaumes, dit saint Augustin, « ne nous laissent jamais sans quelque intelligence. Ipse psalmus non dimisit hominem » sine intellectu. Quand on n'entendrait que le nom de Dieu souvent répété, le seul souvenir de sa présence et le sentiment de notre obligation à l'adorer » - et tels autres mouvements imperceptibles de l'esprit qui n'auraient aucun rapport immédiat avec le sens même du psaume que

 

(1) Traité, pp. 150-151. On voit bien qu'il paraphrase les Confessions, VI, chap. V.

(2) Traité, pp.  415-416.

(3) Ib., p. 351.

 

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l'on récite - ce « serait un sujet d'oraison et d'intelligence plus que suffisant» (1).

 

§ 3. - Prière, musique et poésie.

 

Comme on le voit, Thomassin ne perd pas ici le temps à enfoncer une porte ouverte, je veux dire à répéter, après tout le monde, que la prière extérieure - gestes ou paroles - n'est que psittacisme, lorsqu'elle ne traduit pas une prière intérieure. Labiis suis glorificat me, cor auteur ejus longe. Il cherche, au contraire, à discerner, à exterminer l'erreur subtile et funeste, qu'insinue en beaucoup d'esprits l'évidence même de ce truisme. II redoute, en effet, que, sous couleur de combattre le psittacisme, on assimile la prière à un exercice de pensée, estimant avec Augustin « que les prières vocales... ne laissent pas d'être utiles, quoique ceux qui les prononcent n'en comprennent pas le sens ».

 

Origène dit que, si l'on a cru que les enchantements prononcés par ceux qui n'en entendaient pas les termes, avaient la force d'arrêter les serpents et les maladies, par la seule vertu du son et des paroles, à plus forte raison nous devrions être persuadés que la simple récitation des Ecritures, même sans y rien comprendre, a une force et une puissance tout autre et toute miraculeuse, pour repousser les maladies spirituelles... Car si les démons sont si ponctuels à effectuer les promesses contenues dans ces charmes..., combien les saints anges seront-ils plus prompts à venir exécuter pour notre salut ce qui est contenu dans les Livres saints (2) !

 

Il est assurément fort remarquable que, pour définir la prière vocale, et pour la venger du reproche de psittacisme, Thomassin ait ainsi attribué à cette prière une puissance d'incantation, de magie. De quelque manière, en effet, qu'on

l'explique, il y a là un fait d'expérience, à savoir que les mots, provisoirement dépouillés de leurs qualités de

 

(1) Traité, p. 165.

(2) Ib., p. 161.

 

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symboles, soit par l'inintelligence, soit, plus communément, par l'inattention de qui les prononce, que les mots, dis-je, ainsi réduits à leur chétive qualité de bruits, agissent, d'une façon très mystérieuse, d'ailleurs, et qui nous paraît immédiate, sur le moi profond. Ce faisant, il ne songe pas, me semble-t-il, à l'incantation poétique, bien que celle-ci figure, en sa place, parmi les « charmes » multiples de la liturgie. Il va de soi, en effet, que tout ce qui est proprement poétique dans les prières de l'Église, agit sur nous à la manière de n'importe quel autre poème. Et non seulement les hymnes, les proses; mais encore tant d'admirables pièces qui obéissent aux lois du cursus. Non, pour lui, et fort justement, du reste, le « charme » propre à la liturgie, n'est pas suspendu, pour ainsi dire, au choix et à la disposition des mots : il réside plutôt, ou d'abord, dans les vibrations mêmes,harmonieuses, poétiques ou non, peu importe, sonores ou presque imperceptibles, que propage la récitation d'une prière vocale.

D'où vient aussi la liaison, peut-être encore plus mystérieuse, entre musique et prière. Thomassin a tout un beau chapitre sur ce sujet. La musique sacrée dont l'effet est de « répandre une sainte joie dans l'âme, d'enchanter toutes ses passions..., de lui faire sentir des plaisirs saints et innocents ». Toujours son « plaisir » ! Il s'agit, en réalité, d'une action bien plus infinie, bien moins sensuelle.

 

Les plus grossiers sont participants de tous ces biens, parce que ceux mêmes qui n'entendent pas le sens, consacrent par le chant leur langue et leurs oreilles, leur volonté et leur coeur, dont l'intention et l'amour, la foi et le désir, font une espèce d'attention, d'intelligence et d'oraison mentale (1).

 

Le cime de l'âme a une « pente... pour tout ce qu'il y a d'harmonieux »2. Plus active encore, plus habile à se couler

 

(1) Traité, p. 445.

(2) Ib., p. 454.

 

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jusqu'au moi profond, en un mot plus excitatrice de prière, une musique sans paroles.

 

Ces intervalles des instruments qui jouent quelquefois tout seuls, peuvent servir à renouveler autant de fois l'oraison mentale courte et fréquente, et par ce moyen continuelle (1).

 

Ainsi du silence que s'imposaient les Pères du désert, à la fin de chaque psaume, et par où leur psalmodie reprenait, ou plutôt gardait le contact avec la prière pure.

 

§ 4. - L'état de prière (2).

 

Garder » et non « reprendre » : heureuse, l'étourderie qui a failli me faire prendre le second de ces mots pour le premier, puisqu'elle m'invite à marquer plus nettement la différence entre l'un et l'autre. La prière pure, en effet, il faut bien, sans doute, que des actes la renouvellent, mais elle est, en elle-même, moins un acte qu'un état - l'état de prière : une disposition qui survit aux actes qui l'ont établie, l'adhésion habituelle de l'âme à la grâce habituelle.

 

C'est l'oraison continuelle, que saint Paul demande de nous ; ce qui n'est pas concevable, à moins que ce ne soit une oraison plus mentale que vocale (3).

 

Et, en effet, le sine intermissione ne peut s'entendre ni des mots, ni des applications actuelles et nécessairement intermittentes de l'esprit.

 

Nous ne saurions trop le redire, lors même que nous prions vocalement, ce n'est pas tant la bouche et la pensée qui prie, c'est la volonté, c'est le coeur,

 

(1) Traité, p. 461.

(2) Sur ce point qu'on me permette de rappeler les indications données plus haut, p. 132, note I.

(3) Traité, p. 3o3.

 

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facultés plus profondes, et qui, toutes voisines de la fine pointe, participent à l'activité immobile de celle-ci.

« Quand on expose au petit peuple » les vérités les plus hautes de la foi,

 

il y consent. Et ce n'est pas alors qu'il commence à y consentir. Quoiqu'il ne s'en expliquât pas, ou qu'il n'y fît pas de réflexion, il en demeurait d'accord, il le croyait, il le voulait, il le désirait, dans la préparation intérieure, dans le plus profond de son âme. Et il n'a d'abord consenti à la première interrogation qu'on lui en a faite, que parce qu'il en avait toujours été persuadé. Cette préparation secrète du coeur ne saurait être trop souvent réveillée, mais lors même qu'elle semble être assoupie, elle ne laisse pas d'être une oraison continuelle en esprit..., affection vive et efficace, qui agit toujours, en ce qu'elle penche toujours le coeur, lors même qu'elle n'agit pas (1).

 

Pas l'ombre de paradoxe; ces activités, d'ailleurs si différentes, n'ont pas le même foyer; l'une, les facultés de surface; l'autre, le centre de l'âme. Et plus loin, à la fin d'un beau développement, où il veut montrer que sans comprendre toutes les sublimes choses que lui prêchait saint Augustin, le peuple d'Hippone en pouvait sans peine faire son profit :

 

Je crois bien que ces vérités si élevées entraient plus avant dans le coeur que dans l'esprit et l'intelligence du peuple d'Hippone. L'oeil de la foi s'élevait jusque-là, l'oeil de la charité ne voyait rien de nouveau en tout cela,

 

le connaissant déjà, en quelque manière, par état. Nul besoin que l'on pénètre plus avant par des actes formels de pensée.

 

Il faut seulement beaucoup aimer, pour tout comprendre d'une manière plus noble et plus sainte que par l'entendement... Ces sentiments imprimés dans le coeur, ces préjugés d'une âme qui a de la foi et qui aime, donnant à tout ce qu'elle fait une élévation (habituelle) à Dieu, qui peut passer pour une prière mentale (2).

 

(1) Traité, pp. 297-298.

(2) Ib., pp. 3o5-3o6.

 

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Etat de grâce, état de prière, au fond c'est la même chose.

 

On priera en esprit et en vérité, si ces sentiments sont vivement imprimés dans le coeur… Je ne dis pas s'ils sont dans la pensée, ou si on y pense (actuellement) sans cesse. Ils peuvent être dans la pensée, et être en même temps fort éloignés du coeur; aussi peuvent-ils être entrés bien avant dans le coeur et ne tomber que rarement dans la pensée. Il s'en faut de beaucoup qu'un bon père pense toujours à ses enfants, mais il ne laissera pas de les aimer toujours, et de témoigner l'activité et la force de cet amour, quand les occasions presseront de faire ou de souffrir quoi que ce soit pour eux. C'est une semblable charité que Dieu nous demande.

 

Et même pendant la récitation de l'office canonial ou de n'importe quelle prière vocale. C'est d'abord

 

cette prière continuelle qu'il demande et qu'il produit en nous, puisqu'il est lui-même cette charité qui habite en nous, et y continue une vie et une suite continuelle de prières..., si nous n'y mettons pas obstacle (1).

 

Les activistes sont bien obligés de concéder qu'une intention préalable et qui persiste confusément, ou qui du moins, n'a pas été rétractée, imprime un vague caractère de religion à la prière la plus distraite. Thomassin veut beaucoup plus. Pour lui, ce n'est pas seulement l'intention lointaine, c'est l'attention même que les distractions les plus folles peuvent laisser intacte, mais l'attention de la fine pointe.

 

Cette volonté de prier est elle-même une prière et non seulement une intention, mais une attention. Car vouloir prier et ensuite de cette volonté faire paraître des marques,

 

même purement routinières, et, si l'on peut dire, psittacisantes,

 

d'une personne qui prie : rejeter... toutes les autres occupations; ne point s'arrêter volontairement à d'autres pensées étrangères;

 

(1) Traité, p. 316.

 

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être fâché qu'elles se présentent; n'y consentir jamais positivement, par un respect religieux de la présence de Dieu, c'est encore une attention.

 

Evidemment moins parfaite, comme attention, que celle « qui attache la volonté et la pensée même à la prière » ; mais « quoiqu'il faille toujours prétendre » à cette plénitude attentive,

 

il est néanmoins constant que les imbécillités de la vie présente ne nous permettent pas même d'espérer une longue application à Dieu... On aura de la peine à se laisser persuader, que, pendant ces moments que l'âme (de surface) est distraite, on puisse dire qu'elle ne laisse de prier... C'est néanmoins ce qui me parait comme certain, et ce qu'on peut conclure évidemment de tous les principes qui ont été avancés ci-dessus.

 

À la bonne heure! et voilà qui justifie la canalisation, plus didactique, plus tranchée, où je tâche de resserrer cette pensée abondante et qui se répand comme un fleuve. Je ne tâche de le tirer ni à mes petites vues, ni aux maîtres que je lui donne pour unanimes. Si l'armature est de ma façon - et il le faut bien - l'intime cohérence est de lui, parfaitement raisonnée et consciente. Retenons aussi précieusement la confidence implicite que nous livrent ces dernières analyses. Paisible, comme nous le devinons, de tempérament, d'intelligence et de cœur, une prière doucement féconde en belles pensées et en dévotes affections, lui était, je crois, plus facile qu'à tant d'autres. Mais enfin il devait sombrer de temps en temps parmi les milliers de fiches qui tourbillonnaient dans sa vaste mémoire. Simples distractions de l'esprit, dit-il joliment, de cet esprit qui revient, en coup de mistral, « des extrémités du monde avec la même vitesse qu'il s'y était laissé aller » (1); mais non pas distractions de la fine pointe.

 

Pendant le temps même de ces distractions involontaires, l'âme du juste espère, désire, aime l'éternité,

 

(1) Traité, p. 342

 

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et plus encore l'Éternel, corrigerait François de Sales,

 

et elle y est poussée par un grand poids,

 

splendide image que nous orchestrera bientôt le P. Chardon,

 

d'ou vient que, dès qu'elle s'aperçoit du désordre de son imagination, elle rentre sans hésiter dans son devoir... La prière n'a donc point été discontinuée, au moins celle du coeur.

 

Sommeil ? Non ! « L'intention de prier est ici actuellement agissante, puisqu'elle tient toujours le corps dans le respect », - et qu'elle préside au mouvement des lèvres. Et revenant à la pratique des anciens Pères,

 

ces bons religieux, dit-il, se levaient à la fin des psaumes, se prosternaient, adoraient Dieu en esprit, pendant quelques moments seulement, pour n'être pas exposés aux distractions ou au sommeil. Voilà deux sortes d'attentions : la première (fatalement intermittente et combattue) à une longue psalmodie ; la seconde à une oraison mentale très courte, pour ne pas donner loisir à l'esprit de s'égarer. Ils étaient donc persuadés que cette attention parfaite et exempte de distractions, ne peut être que fort courte, mais que la prière totale ne laisse pas d'être fort longue.

 

Aux paroles des psaumes, ils apportaient


une attention du coeur, de l'amour..., quoique non pas toujours de l'esprit et de la pensée (1).

 

(1) Traité, pp. 333, 338. Saint Thomas, à première vue, ne serait pas de cet avis. La distraction ne lui paraîtrait pas nécessairement coupable, mais il la croirait incompatible avec la persistance de la vraie prière. Pour lui, dit M. Chanson, « la distraction n'enlève aux prières vocales ni leur mérite ni leur puissance d'exaucement ; mais cette vertu des actes mécaniques (il ne verrait donc dans la prière distraite qu'un acte mécanique, ou qu'un psittacisme), vient précisément du premier acte d'attention (intellectuelle) qui les a posés ». D'ailleurs, ajoute saint Thomas, la prière distraite, quelque méritoire qu'elle soit, perd une partie de sa valeur psychologique. Elle ne contient pas « la réfection spirituelle qui naît de la prière, au moment même où elle s'accomplit, et qui est inséparable de l'attention ». Etude de psychologie religieuse sur les sources de l'efficacité de la prière.., par l'abbé J. Chansou, Paris, 1927, p. 201).  Thomassin, et avec lui, comme nous verrons, le P. Piny et, explicitement ou non tous les mystiques modernes, tiennent, au contraire, que « la réfection spirituelle » étant précisément le fruit de « l'attention du coeur » - attention d'état - les défaillances de l'attention intellectuelle ne suspendent pas nécessairement cette réfection. Ils admettraient, j'imagine, qu'une prière ainsi réduite, perd quelque chose de « sa valeur psychologique » d'acte humain, mais non de sa valeur de prière.

 

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Tant s'en faut, du reste, que cette psalmodie du désert, étape décisive dans le développement de la prière officielle, soit pour Thomassin la réalisation parfaite de l'idée de prière, l'idéal même de la prière. Oserai-je bien le dire, il y verrait plutôt, un commencement de déviation, un déclin, un premier pas vers la décadence. Même s'il nous paraît s'aventurer par moments jusqu'au paradoxe, un si grand homme, et, d'ailleurs, si docile à l'Église, mérite d'être écouté lorsqu'il nous propose, tour à tour naïves et magnifiques, ses vues sur l'histoire de la prière.

 

§ 5. - L'évolution de la prière depuis les temps primitifs jusqu'aux modernes.

 

« L'oraison mentale de tous les anciens justes avant le déluge » ressemblait assez à ces courtes pauses d'adoration silencieuse, à ces éclairs, pour ainsi dire, de prière pure, que nous avons admirés chez les Pères du désert. Silence des lèvres, silence de l'esprit : une application de l'âme profonde à la présence de Dieu. Aujourd'hui encore, « les moins spirituels du peuple... ne peuvent s'empêcher de lever quelquefois les yeux au ciel, et d'y admirer le soleil, la lune..., comme des prédicateurs et des chantres muets des grandeurs de Dieu ». Ainsi les premiers justes, mais avec une ferveur que nous ne connaissons plus,

 

lorsqu'il n'y avait encore aucun livre de l'Ecriture et qu'il n'en était pas même besoin, le monde étant un livre magnifique et assez lumineux pour les entretenir et les occuper. C'était l'oraison mentale de Noé.

 

Il n'en sait rien, dira-t-on ? Non, pas plus que nous, mais il possède une certitude métaphysique, et qui échappe curieusement à la moderne « science des religions », à avoir que le sentiment religieux qui a créé le rite, ou qui a disposé les premiers hommes à le recevoir des mains de Dieu, a précédé le rite. Au lieu donc du psautier, ils avaient « le livre du inonde », mais illuminé par la grâce, attendri

 

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par les promesses. Et ce livre, ils ne le lisaient pas seuls. Jusqu'au temps où furent composées les premières formules de prières,

 

surtout avant Moïse et avant Noé, Dieu se montrait souvent aux justes ; les anges se familiarisaient et s'entretenaient souvent avec eux. C'était là une oraison mentale digne d'admiration, et qu'on peut sans doute préférer à quelque oraison vocale que ce puisse être,

 

notamment à la « psalmodie ». Enfin paraît David, et les Psaumes ; le moyen d'imaginer une prière plus achevée, puisqu'on n'avait pas encore le Pater! Et cependant, chose singulière, il ne semble pas, que dans leurs exercices de religion, « les fidèles de l'Ancienne Loi aient fait usage du Psautier » (1). La prière restait encore presque pure, à l'état diffus. On connaissait « peu de ce que nous appellerions prière concertée, artificielle, méthodique, réglée ». Pourquoi le regretter, pourquoi même s'en étonner? L'oraison mentale n'a jamais été néanmoins

 

plus ordinaire que dans les siècles qui sont les plus reculés du nôtre... (C'est) qu'il y a des oraisons mentales de bien des façons, C'était, dans ces premiers siècles du monde, comme c'est encore aujourd'hui, une oraison mentale de grand prix, de vivre dans l'innocence, dans la crainte de Dieu... ; aimer le bien, haïr le mal, et tout cela encore plus dans la préparation du coeur que dans la pensée ou les discours.

 

Il n'y a pas à dire ; chez un homme qui a peu lu les mystiques modernes, et dont la vie intérieure, quoique fervente, ne doit rien présenter d'extraordinaire, cette sorte d'obsession anti-rationaliste donne à réfléchir. Il faudrait d'ailleurs, plus que de la malveillance, pour le soupçonner de quiétisme. Si Thomassin se trompe, et avec lui François de Sales, qu'on trouve un autre mot pour qualifier leur erreur. Il ne prêche pas l'abandon des actes, persuadé que les

 

(1) Il va sans dire que je n'ai pas à discuter ses affirmations. On voit bien du reste qu'il n'entend parler ici que de la dévotion privée.

 

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actes sont nécessaires à l'entretien de la vie, ou, pour mieux dire, qu'il n'est pas de vraie vie qui ne tende à s'épanouir en actes.

 

Porter , (voilà un acte) quelquefois la pensée et l'esprit à Dieu, mais n'en éloigner jamais son coeur ; avoir des affections sincères pour toutes les vertus et les faire éclater quand la nécessité ou l'occasion s'en présentent, quoique sans y penser beaucoup hors de là ; vivre, parler, faire toutes choses en la présence de Dieu, sans gêner son esprit, plutôt par une habitude forte et vive de croire en lui, de le craindre et de l'aimer, que par des actes intérieurs, qui peuvent avoir quelque chose de contraint (1).

 

Telle était donc l'oraison d'avant l'Évangile. Une prière, non pas tout à fait sans paroles, extérieures ou intérieures, car cela est impossible, mais dont les paroles ne se conformaient pas à un programme arrêté, à une formule de pensée ; n'exigeaient pas une application actuelle de l'intelligence ; paroles actuelles, comme elles le sont toutes, mais spontanées, fugitives, à peine distinctes du silence profond d'où elles jaillissent, et qui, à peine formées, les engloutit de nouveau.

Et c'est bien là ce que le maître infaillible de la prière a voulu nous enseigner Il ne donne pas « l'exclusion aux paroles » (2), mais il nous rappelle que la prière est une parole spéciale, et qui tient moins de l'acte que de l'état, ou, pour mieux dire, qu'elle est un acte, d'abord, mais orienté vers la formation d'un « état » ; le Pater est une formule, certes, mais qui n'a pas le caractère proprement intellectuel, fermé, contraint, exhaustif de ce que nous appelons formule; formule de vie plus que de pensée ; thème, plus à contempler qu'à méditer.

 

Il leur dicta une prière si courte, et en même temps si divine, et si pleine de sagesse et d'onction, qu'il est presque visible qu'il la leur apprenait bien moins pour la prononcer des lèvres, que

 

(1) Traité, pp. 3oo-3o2.

(2) Ib., p. 329.

 

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pour la porter toujours écrite dans leur coeur, par des sentiments de Dieu les plus dignes et par les affections les plus pures.

 

Je tâche péniblement, après lui, d'expliquer, ce qui, par définition, nous reste ineffable. Il veut accorder deux choses qui d'abord sembleraient contradictoires. D'une part, le précepte de prier toujours ; d'autre part, la réponse aux disciples qui demandent comme on doit prier; d'une part, il faut dire le Pater, d'autre part, on ne peut pas le dire toujours. D'où il suit que le Pater est et n'est pas tout ensemble une formule ; qu'il doit traduire moins un acte qu'un état.

 

 

C'est l'oraison continuelle, que saint Paul demande de nous (1).

 

Je le donne tel que je le trouve, tournant gauchement autour d'un problème difficile. Aussi bien n'ai-je pas à le défendre. Je voudrais pourtant faire sentir ce que sa gaucherie a tout à la fois de naïf et de pathétique. Nous savons l'origine première de son tourment, cette difficulté d'établir - c'est là tout son livre - une liaison, pourtant nécessaire, entre l'office canonial et la prière pure ; le premier, chargé

de pensées ; la seconde, que semble éloigner de son foyer, distraire de sa vie propre, toute application actuelle de l'esprit. La psalmodie enchante en lui le religieux et le poète, elle gêne le philosophe. Et c'est à ce dernier que Notre-Seigneur lui-même semble donner raison.

 

On souffrira que je dise encore une fois que Jésus-Christ, étant pressé par les apôtres de leur apprendre à prier, ne les renvoya point au psautier (2).

 

Exemple émouvant d'une belle angoisse intellectuelle (lui s'accroche à une difficulté presque enfantine. Il n'y a qu'une solution, car enfin vous pensez bien qu'il n'en veut pas à la psalmodie : désactualiser, si j'ose dire, autant que

 

(1) Traité, p. 303.

(2) Ib., p. 389.

 

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possible, l'office canonial, en faire une « oraison mentale », une prière d'état.

La suite de ces vues sur l'évolution de la prière ne paraîtra ni moins nuageuse ni moins suggestive. Une chose pourtant lui est certaine : pendant les premiers siècles de l'Église, l'oraison mentale est le ferment, l'âme de toutes les formes de la prière, et de la psalmodie entre autres, au lieu que le monde chrétien s'est habitué insensiblement à une prière, où l'oraison mentale tient de moins en moins de place, à une prière de moins en moins prière.

 

C'est en vain qu'on s'imagine que les Pères n'ont jamais ordonné l'oraison mentale, et que la pratique en a été inconnue dans les siècles passés. Ce n'est qu'une apparence trompeuse,

 

fondée sur une équivoque, et sur l'assimilation que l'on fait de l'oraison mentale à la prière méthodique. On a pensé, en effet, que l'âge d'or de l'Église ignorait l'oraison mentale; parce qu'il ne s'y joignait pas encore certains « apanages » - la méthode ignatienne, entre autres, - dont il est difficile, et peut-être même quelquefois dangereux de se passer » : curieuse concession, pour le dire en passant, et qui aurait peut-être dit le conduire à des généralisations moins catégoriques. Quoi qu'il en soit,

 

jamais l'oraison mentale n'a été ni moins connue ni moins pratiquée que dans ces derniers siècles, où quelques-uns ont pris le renouvellement qui s'en est fait parmi les personnes pieuses pour une innovation... Elle n'a jamais été plus connue que dans le temps des premières ferveurs de l'Église (1).

 

Ce bienheureux temps - une Atlantide peut-être - ne connaissait encore ni nos méthodes, ni même nos « formulaires ». Nous prions sine monitore, disait Tertullien, quia de pectore oramus semper.

 

L'Esprit-Saint qui résidait dans le plus profond du coeur, était alors ce moniteur secret, qui suggérait aux chrétiens les pensées,

 

(1) Traité, pp. 46-47.

 

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les affections, et peut-être ensuite les paroles dont leurs prières devaient être issues... Depuis..., on écrivit des formulaires nouveaux..., pour l'usage des simples.... Le mal est qu'on s'est ensuite arrêté à ces prières vocales, dont on a fait enfin une espèce d'habitude, souvent accompagnée d'insensibilité, et l'oraison mentale s'est trouvée resserrée dans les communautés religieuses et à certaines heures.

 

Tout cela parait bien flou, pour ne rien dire de plus. Il mêle un peu tout.

 

Par un malheur étrange, la piété intérieure ayant formé ces prières et les ayant communiquées à la multitude des fidèles, pour les exciter aux mêmes sentiments..., avec le temps, ce ne sont plus que des prières vocales..., avec une précipitation et une indévotion extrêmes. Dans les siècles bienheureux où l'oraison mentale produisait les prières vocales, c'était de son abondance qu'elle les produisait, et il n'était pas à craindre qu'elle ne s'épuisât et ne se tarît. Mais, dans ces derniers temps, à peine a-t-on conservé le souvenir de l'oraison mentale, de laquelle toutes les prières vocales devraient couler, et à laquelle elles doivent nous ramener (1).

 

Il en dirait autant de la psalmodie, depuis qu'on a cessé de la vivifier par « ce mélange admirable que faisaient les anciens solitaires », et dont il nous a déjà tant parlé. L'office canonial, prière toute faite, elle aussi, et de main divine, mais qui doit, comme les autres prières vocales, « couler » en quelque façon de cette oraison mentale où elle doit également « nous ramener ».

Dans un tableau panoramique de ce genre, il est curieux que Thomassin ne mentionne qu'en passant la « méditation » des modernes. C'est peut-être qu'il n'entend parler ici que de l'office canonial ; peut-être aussi, et plutôt, que la littérature qui lui est familière s'arrête au seuil du haut Moyen Age, avant ce qu'on pourrait appeler la bifurcation. A peine une ou deux allusions, d'ailleurs peu enthousiastes. Celle-ci par exemple, où il se demande si, d'aventure, cette bifurcation

 

(1) Traité, pp. 49-51.

 

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qui fut peut-être amenée par la décadence de la prière vocale, n'aurait pas précipité cette décadence.

 

Ceux qui font présentement profession d'une piété singulière, font une ou plusieurs heures d'oraison mentale par jour, mais il est à craindre que leurs.., prières vocales ne soient accompagnées de sécheresse et de précipitation, au lieu que la psalmodie des anciens... était toute parsemée de ces instincts d'amour, de ces désirs pieux, de ces secrets gémissements, dont les Pères nous ont entretenus (1).

 

Il ne met pas en question les multiples bienfaits des nouvelles pratiques, mais il eût préféré, je crois, que, sans rien changer au cadre des anciennes, on se fût contenté de resserrer la « liaison » entre la prière vocale et « l'oraison mentale ». C'est pourquoi de toutes les innovations modernes, le Rosaire a ses préférences. On a composé, dit-il,

 

dans la suite des siècles, une nouvelle espèce de psautier, tout composé d'oraisons dominicales ou de salutations angéliques et du symbole. Il ne faut qu'y fortifier l'attention contre l'ennui que cette répétition peut causer, comme il faut la redoubler dans la récitation du psautier, dans un si grand nombre d'endroits qui n'ont rien de clair, rien de doux, rien de touchant que pour ceux qui sont remplis de la science du sens spirituel et qui peuvent extraire et sucer le miel d'une pierre... ? Quelle estime ne doit-on pas faire de ce nouveau psautier, composé de deux prières, que même tous les plus grossiers savent par coeur, qu'ils peuvent réciter avec une extrême facilité..., et par ce moyen, avoir toujours dans l'esprit., dans le coeur et dans la bouche, ce qu'il y a de plus grand, et de plus saint, de plus dévot et de plus tendre dans le Nouveau Testament et dans les saintes Écritures (2).

 

Passage, deux et trois fois surprenant, si vous songez qu'il se trouve dans un livre que l'on a pris pour un panégyrique exclusif de la prière liturgique ; et sous la plume d'un pieux savant qui vit dans l'intimité de Platon, des Pères et des saintes Écritures. Aussi bien, ces lignes, vraiment

 

(1) Traité, p. 48.

(2) Ib., p. 291.

 

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mémorables, nous livrent-elles avec une définition négative de la prière, la pensée maîtresse, l'inspiration unique de ce beau et confus traité. Thomassin n'est pas un inquiet, un archaïsant, un maniaque de réformes. Méditation méthodique, récitation de l'office canonial, il ne veut rien bouleverser des pratiques saintes que l'Église de son temps approuve ou ordonne. Son unique propos, - et celui-ci tout limpide - est de mettre l'accent sur l'élément essentiel de toute prière, sur l'acquiescement de l'âme profonde à la prière continuelle de l'Esprit qui vit en nous. Et précisément, grand intellectuel lui-même, curieux et poète, il connaît mieux la tentation de confondre la prière avec les efforts et les joies de l'intelligence. II répète à satiété, que ni ces efforts, ni ces joies n'appartiennent à la définition de la prière. Et voilà pourquoi, des deux fléaux extrêmes de la vie intérieure, le psittacisme et la prédominance de l'activité intellectuelle sur les activités de prière, le premier le trouble beaucoup moins que le second. S'il arrive aux plus religieux de ne pouvoir prier que des lèvres, ce n'est là souvent qu'une apparence de psittacisme. Sous la surface morte l'union se poursuit. Tandis que l'esprit, plus il s'évertue, plus il nous éloigne de la zone profonde où cette union, établie par quelques actes où la volonté a plus de part que l'intelligence, se continue sans qu'il soit besoin que des actes incessants la renouvellent. Et voilà encore pourquoi, bien que Thomassin ne s'explique pas à ce sujet, la logique de ses principes, l'amènerait à préférer la récitation de l'office canonial à la méditation proprement dite. On croirait d'abord que celle-ci, qui se borne le plus souvent à ruminer un petit nombre de pensées, et assez communes, gêne moins que la psalmodie le passage des activités de surface aux activités mystiques. En effet, quoi de plus riche, et par suite de plus absorbant pour l'esprit, que nos psaumes, nos hymnes, nos pièces liturgiques. Eh ! c'est justement cette richesse elle-même, accablante et délicieuse, qui désintellectualise, si j'ose dire, et quasi automatiquement, la récitation

 

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de l'office. Copieux ou non, sublimes ou médiocres, celui qui médite a tout le temps de creuser, de retourner sous toutes leurs faces, et selon les procédés de la rhétorique, les thèmes qu'il s'est proposés. S'il est zélé, plus cet effort d'amplification lui coûte, plus il s'y acharne, d'où il suit que, plus il lutte contre les distractions de l'esprit, plus il laisse le champ libre aux distractions du coeur; bon exercice d'ascèse, non pas de prière. Mais neuf ou quatorze psaumes, les leçons, les hymnes, les répons, à qui voudrait appliquer sérieusement son esprit, ligne par ligne, à ce tissu de merveilles, il faudrait plusieurs semaines, et on ne dispose que d'une heure. « Je veux lire en trois jours l'Iliade d'Homère », s'écrie Ronsard, un beau matin, au pied du lit. Revenez trois jours après, il avouera que quelques scènes l'ont comblé. Est-ce qu'on lit la Divine Comédie ou les Pensées, comme on fait une gazette? Il est vrai que pour l'office, on est bien obligé de prononcer tous les mots. Mais le savourer, et même le comprendre, ce qui s'appelle comprendre, ligne par ligne, qui nous persuadera jamais que l'Église attend de nous ce tour de force, d'ailleurs plus saugrenu encore qu'impossible? On veut, on croit le faire; en réalité on ne le fait pas. Et c'est mieux ainsi, du reste, car cette impossibilité elle-même, libérant l'esprit des âpres consignes qu'il s'était d'abord données, l'invite, l'aide à remplir son vrai rôle, qui est ici de frayer la voie à l'attention du coeur, puis de lui céder la place. Il ne s'obstine pas, comme il le ferait dans la méditation, à retarder cette retraite progressive, dont il n'a qu'une connaissance confuse et qui ne lui laisse pas de remords. Et comme, d'ici de là, dans cette nuit grandissante, de vifs éclairs jaillissent du texte, la mémoire, qui naturellement ne se rappelle que ces éclairs, les rassemble d'instinct en un seul ruban lumineux, et nous persuade que nous avons tout compris et tout savouré. C'est ainsi que, pour parler comme Thomassin, « l'oraison mentale pure » s'insinue aisément, doit s'insinuer dans la récitation de l'office, et plus aisément que dans la méditation;

 

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ou, pour parler plus exactement avec nos mystiques, avec Dom Baker, par exemple, c'est ainsi que, bien loin de contrarier la contemplation proprement dite, bien loin même de s'en distinguer, la récitation de l'office la prépare, l'appelle, l'exige, toute prête à se continuer, à s'épanouir, et à s'achever en elle. Combien plus humaine et plus divine tout ensemble, plus conforme aux lois inéluctables du travail intellectuel, de l'expérience poétique et de la prière, combien plus apaisante, libératrice et féconde, cette philosophie de la prière vocale, que Thomassin a entrevue si clairement, mais qu'il aurait exposée avec plus de netteté et de vigueur, s'il avait mieux connu les spirituels modernes ! Heureux sommes-nous pourtant que, malgré son panhédonisme et quelques moindres infirmités, ce beau livre nous permette d'adjoindre Thomassin aux grands docteurs de la prière; ce beau livre, disons-nous, dont presque toutes les pages respirent le panmysticisme de nos autres maîtres, puisqu'il ne veut en somme que « faire voir l'oraison mentale répandue partout » (1).

 

(1) Traité, p. 16o.

 

 

 

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