Chapitre IV
Précédente Accueil Remonter Suivante

 

[ Accueil]
[ Remonter]
[ Avant-Propos]
[ Ière Partie]
[ Chapitre II]
[ Chapitre III]
[ Chapitre IV]
[ IIème Partie]
[ Chapitre II]
[ Chapitre III]
[Chapitre IV]
[ Chapitre V]
[ Chapitre VI]

CHAPITRE IV : FRANCOIS DE CLUGNY (1637-1694) ET LA MYSTIQUE DES PÉCHEURS

 

I. Boucs et corbeaux. - Aigues-Mortes. - Marguerite de Beaune. - Clugny oratorien. - Dijon. - Les Bénéfices. - Humour, vertu et orthodoxie.

II. LA MYSTIQUE DES PÉCHEURS. - § 1. « L'état de pécheur », qui n'est pas « le moins propre... à faire des saints ». - L'Enfant prodigue et la Chananée. - A bas le péché, vive « le poids du péché » ! - Paradoxe sur les délais de la confession. - Les conversions orgueilleuses et les nouveaux riches de la sainteté.

§ 2. L'oraison et l'activité mystique des pécheurs. - Pas de « belles pensées », pas de littérature. - Molière et Clugny – Il ne permet aux pécheurs que la prière même des saints. - Oraison des innocents et oraison des pêcheurs. - Critique des méthodes; de la sensibilité dévote; des activités intellectuelles. - Les pécheurs et l'oraison de silence.

 

 

I. - Celui-ci est encore un des fils de ce prodigieux, de ce prodigue et inépuisable Oratoire. Aussi oublié que Noulleau, non pas moins profond ni moins savoureux, plus original peut-être, ou du moins plus paradoxal, et si vite lu ! La dévotion des pécheurs par un pécheur; Le manuel des pécheurs par un pécheur; De l'oraison des pécheurs par un pécheur, même sous la robe de maroquin rouge dont les a revêtus le relieur de la Bibiothèque du Roy, les principaux ouvrages de François de Clugny ne pèsent pas beaucoup plus, à eux trois, qu'une plume de corbeau. Le saint homme aie saurait gré de choisir cet oiseau, de préférence à la colombe. Il affichait sa qualité de pécheur avec une sorte d'allégresse, qui aurait enchanté Péguy, et qui, de son vivant, manqua lui jouer de mauvais tours. Son confrère Noulleau se tenait pour très honoré d'appartenir à la foule

 

280

 

des pénitents. Clugny veut plus bas encore. Le panache couleur de cendre qu'arbore la pénitence lui parait trop éclatant. Pécheur, rien que pécheur, c'est là sa profession, son état, et, pour ainsi dire, sa noblesse. Il borne ses désirs à réaliser aussi parfaitement que possible, par ses actes, et plus encore par tout son être, l'idée pure de pécheur. Il transpose, sur le mode pindarique, les gémissements du Psalmiste : Peccatum meum contra me est semper. Jusqu'à la mort exclusivement, sa prière serait volontiers : et cum haedis me sequestra. Il se range, il se carre, avec une telle conviction, parmi les boucs et les corbeaux, il défend avec une telle énergie sa piteuse place, que notre imagination mise en branle tâche d'évoquer les forfaits dont ce converti ne veut secouer ni le poids ni la honte. Peine perdue, nous assure le biographe de ce « prétendu pécheur ». « Il se dépeint partout avec des couleurs si noires, que, si on prenait ses expressions au pied de la lettre, le plus favorable jugement qu'on en pût porter serait que sa jeunesse a été aussi déréglée que celle de saint Augustin. Cependant il y a tout lieu de présumer qu'il a conservé fidèlement l'innocence du baptême (1).» Nulle affectation néanmoins dans cette attitude. Si Clugny n'est pas sincère, qui le sera? Nous verrons d'ailleurs bientôt où le mène son idée fixe, et comment sa métaphysique de l'état de péché rejoint sans effort la doctrine, plus consolante encore que sublime, de tous nos mystiques.

Le peu que nous savons de son histoire est exquis. Saint Louis, Barrès, et le mistral se rencontrent près de son berceau. « Issu d'une des plus nobles maisons de Bourgogne, célèbre dans la province depuis plus de six cents ans, (il) était fils de Guy de Clugny, lieutenant du roi d'Aigues-Mortes, place et port de mer du Bas-Languedoc. Il y naquit

 

(1) Abrégé de la vie du Père François de Clugny, prêtre de l'Oratoire, par un Père de sa Congrégation (Bourrée), Lyon, 1698, pp. I, 2. La notice du P. Cloyseault sur le P. de Clugny (Bibliothèque oratorienne, III) n'est qu'un résumé du livre de Bourrée.

 

281

 

le 4 septembre 16 37. Il eut pour mère Anne du Conseil de Condamine, vertueuse darne qui, après la mort de son mari, fut reçue, pour sa piété, première darne d'honneur chez la religieuse princesse de Conti (Martinozzi) »(1). Elle quittera bientôt la cour pour s'installer à Beaune, attendant, pour faire profession chez les carmélites de cette ville, que ses deux fils n'aient plus besoin d'elle (2). Sainte femme et qu'on devine charmante, je veux dire souriante. « Sa tendresse pour son cadet était si grande que, n'osant le caresser autant que le mouvement de la nature l'y poussait, de peur qu'il ne devint indocile par trop de mignardises, elle lui baisait souvent la poitrine, lorsqu'il était endormi, imitant en cela, sans le savoir apparemment, saint Léonide, qui, charmé du beau naturel d'Origène, son fils..., s'approchait souvent de son lit pendant qu'il dormait, lui découvrait l'estomac et le baisait avec respect, comme un sanctuaire de l'esprit de Dieu. » Elle voyait beaucoup la sœur Marguerite du Saint-Sacrement, et c'était peut-être pour se fixer auprès d'elle que la jeune veuve était venue résider à Beaune (3). « Un jour qu'elle alla (lui) rendre visite et qu'elle avait mené avec elle son petit François , elle s'avisa de le faire passer par le tour en forme d'un ballot de quelque ornement. Elle dit donc à la soeur Marguerite, qu'elle voulait lui montrer une pièce d'étoffe, dont elle avait dessein de faire un parement d'autel à l'Enfant-Jésus, afin qu'elle vit si elle lui agréerait. Cette petite tromperie ayant réussi, la sœur Marguerite fut contrainte de regarder notre petit François ; elle le porta aux pieds de l'Enfant-Jésus, et, après avoir fait sa prière, le rendit à Madame sa mère en lui disant qu'il serait un jour un saint et un des grands ornements de l'Oratoire (4). » Aux

 

(1) Batterel, III, p. 463. Ils étaient parents de Mme de Souvré.

(2) C'est du moins ce que semble dire Batterel. Mais je crois plus probable que, jusqu'à son entrée au Carmel, Mme de Clugny aura fait à Paris les séjours plus ou moins longs qu'exigeait sa charge auprès de la princesse de Conti.

(3) Abrégé, pp. 6, 7.

(4) Sur Marguerite de Beaune, cf. l'Ecole française.

 

282

 

obsèques de Marguerite, « il parut en surplis, une couronne de fleurs sur la tête » (1).

Cette noble proie que le Carmel lui offrait ainsi, l'Oratoire n'avait qu'à tendre la main pour la saisir. C'est en effet chez les oratoriens de Beaune, et sous la direction particulière du P. Paulinier que le petit François fait ses études. « Dans ses jeux d'enfant on remarquait qu'il s'appliquait à de petites subtilités de mathématiques, d'une manière ingénieuse et au delà de son âge. Cette inclination pour les mécaniques et les machines lui a duré toute sa vie (1).» Cela expliquerait-il, en partie du moins, ce que sa doctrine présente, en effet, « d'ingénieux » et d'un peu géométrique ?

« A l'issue de sa rhétorique, il demanda avec tant d'instance d'entrer dans l'Oratoire, que, quoiqu'il n'eût que quatorze ans..., Madame sa mère y donna les mains et le fit venir à Paris, où il fut reçu, le 11 novembre 16 51, par le P. Bourgoing. Après son institution (noviciat), « il fut étudier en philosophie à Juilly, et fit après sa théologie à la maison de Paris, avec un merveilleux progrès, ayant l'esprit naturellement bon et solide. Sa jeunesse le lit ensuite exercer dans l'emploi des classes. Il enseigna les belles-lettres au Mans, à Beaune, à Angers, à Troyes et à Montbrison; et il n'y a aucune de ces maisons qu'il n'ait laissée embaumée de sa bonne odeur, c'est-à-dire de celle de Jésus-Christ. On distinguait ses écoliers de tous les autres par leur piété et modestie. Il parlait peu, était fort retiré et d'une exactitude inviolable à ses règlements.

« Il fut ordonné prêtre en 1662 à Troyes. Faisant la rhétorique à Montbrison en 1664, un jour qu'il était dans la bibliothèque, comme il étendait la main pour tirer un livre, il devint tout à coup aveugle, triste épreuve pour un homme de vingt-six ans, qu'il porta néanmoins tant qu'il plut à

 

(1) Abrégé, pp. 6, 8.

(2) Ib., p. 15.

(3) Ib., p. 12.

 

283

 

Dieu de la faire durer, avec la fidélité et la résignation de Tobie. Après tous les secours qu'il put tirer des plus habiles oculistes de Paris, où on le fit venir pour cela, il lui resta toujours une faiblesse de vue, et deux petites taches obscures, qui se présentaient toujours devant les objets qu'il regardait, sans l'empêcher de lire et d'écrire, quoique non sans peine. Cet état détermina le P. Senault à le placer à Dijon, maison de repos, où il devait être auprès de Monsieur son frère établi en Bourgogne, province de leur origine ; et, depuis 1665 qu'il y vint demeurer jusqu'à sa mort, cette ville a été le théâtre de ses travaux et de ses vertus apostoliques.

« Durant près de trente années qu'il y a passées, sa vie n'a été qu'un cercle continuel de bonnes oeuvres et d'exercices de vertus... Catéchiser, prêcher, confesser, visiter les pauvres et les malades, étudier l'Écriture sainte et les Pères, surtout saint Augustin et saint Bernard, ses maîtres de prédilection, tel fut en deux mots le cours de sa vie...

« A son insu, son frère lui fit résigner par un de leurs parents deux petits bénéfices simples, dont il lui fit venir les provisions de Rome, sans même qu'il s'en doutât. Après s'être débattu près d'un an pour ne les pas accepter et n'en avoir pris possession que pour céder aux importunités de son frère, au bout de deux ans qu'il les conserva, il s'en démit entre les mains des collateurs ordinaires, ne pouvant résister plus longtemps à la crainte que, dans la collation qui lui en avait été faite, ou dans l'usage qu'il en ferait, il n'y eût quelque chose contre les règles. Il exigea même de son frère une somme de mille deux cents livres sur son patrimoine, pour donner aux pauvres tout ce qu'il croyait s'être approprié du revenu de ces bénéfices, durant qu'il en avait joui, et lui fit en même temps une donation irrévocable et universelle de tout ce qu'il pouvait prétendre de sa maison, ne se réservant sur ses droits qu'une pension si modique qu'à peine pouvait-elle suffire à lui fournir des

 

284

 

habits, sans inquiétude pour l'avenir et sans égard aux infirmités habituelles dont il était dès lors travaillé (1).»

Nous avons la lettre qu'il écrivit à son frère pour lui faire agréer ou excuser cet abandon de ses bénéfices. Elle est émouvante et nous ouvre des jours curieux sur un cas de conscience qui ne tourmentait pas tous les bénéficiers du grand siècle.

 

La peine que je souffre depuis deux ans que je possède ces bénéfices, s'augmente tous les jours au lieu de diminuer. Je vous conjure au nom de Dieu et de toute l'amitié que vous avez pour moi de souffrir que je les quitte ; ma damnation, que je vois inévitable si j'en use autrement, me jette dans un trouble qui m'ôte le repos. Je vous prie d'avoir égard à mon éternité ; je les ai très mal acquis, je m'en acquitte encore plus mal, je ne crois pas pourtant que, comme on fait maintenant, la plupart des autres s'en acquittassent mieux ; et néanmoins je suis persuadé que, vivant de cette sorte, on ne peut se sauver. Je n'examine pas si les autres bénéficiers sont damnés. C'est à Dieu de juger de tout, mais la crainte de me perdre fait que je ne peux me résoudre à garder davantage mes bénéfices, ni aussi à les remettre à mes neveux, de peur de contribuer à leur damnation. Vous pouvez bien croire que la connaissance que j'ai de vos besoins et de votre nombreuse famille, jointe à mon inclination naturelle, me porterait à en user autrement, mais je ne puis aller contre ma conscience ; appelez-la scrupuleuse tant qu'il vous plaira. Il vaut mieux pécher par cet excès que par un autre.

Il est vrai que je suis incommodé, il y a apparence que je le deviendrai davantage, et depuis vingt et un ans que je suis dans l'Oratoire, je sais les petites commodités qu'un peu de bien y apporte.

 

Que cette ligne, si peu éloquente, est pathétique ! Et sous la plume d'un gentilhomme. Voici, du reste, une de ces « petites commodités », que ses bénéfices lui avaient permis de s'offrir et auxquelles il venait de renoncer. Presque aveugle, comme nous savons, il avait pris « durant quelque temps un lecteur à gages, qui lui lisait trois ou quatre heures par jour » (2).

 

(1) Batterel, III, pp. 463, 365.

(2) Abrégé, p. 28.

 

285

 

Tout cela n'est encore rien en comparaison de vos intérêts et de votre nombreuse famille qui me touche plus que toute autre chose. Néanmoins, depuis deux ans que j'examine ces inconvénients, quelque effort que je fasse pour me persuader selon mon inclination, la nature qui semble parfois devenir la plus forte, est enfin contrainte de céder à la conscience.

 

« Quelques années auparavant, le prince et la princesse de Conti voulaient lui faire avoir un évêché. Rien ne leur était alors plus aisé par la faveur du cardinal Mazarin, oncle de cette princesse. Ils en parlèrent à sa mère, que, dans un voyage entrepris pour aller aux eaux de Sainte-Reine en Bourgogne, ils furent voir tout exprès, dans son couvent des Carmélites de Beaune. Ils ne lui demandaient pour cela

qu'une assurance qu'après la demande faite, son fils ne refuserait pas. Cette vertueuse mère... leur fit... entendre qu'il n'y fallait nullement compter. On le demanda à la grille pour saluer leurs Altesses, -car il se trouvait alors à Beaune ; mais, s'étant douté qu'elles pourraient lui faire cet honneur, il s'alla cacher pendant près de vingt-quatre heures dans un petit réduit de la maison, où l'on serrait le charbon... Quand le Roi se rendit pour la seconde fois maître de la Franche-Comté en 1674, la Reine, avec toutes les dames de la Cour, resta près de six semaines à Dijon. Non seulement le P. de Clugny résista aux invitations que plusieurs entre les amis de Madame sa Mère lui firent de les aller voir - les grandes dames qui l'avaient caressé enfant - mais il ne voulut pas même monter en chaire, tout le temps que la Cour séjourna dans cette ville (2).»

Une pointe d'humour, sans doute, mais rien de sinistre. Il était la douceur même. Il avait une dévotion particulière pour saint François de Sales « le Moyse de la loi nouvelle, disait-il, le plus doux des hommes ».

 

Il n'y a point peut-être eu de saint, écrit-il encore, depuis le

 

(1) Abrégé, pp. 39-42.

(2) Batterel, III, pp. 465, 466.

 

286

 

disciple bien-aimé, qui l'ait égalé sur ce point... Il rendait aisées les voies de Dieu, non pas en les élargissant, mais en convainquant les plus délicats que les commandements ne sont pas pénibles... C'est un saint de la connaissance de nos pères, qui est né dans ce voisinage, et presque sous nos yeux. Il a été comme un fleuve doux et paisible qui roule ses eaux sans bruit (1).

Tout cela est délicieux, mais appeler François de Sales « le Moyse de la loi nouvelle » la belle trouvaille, et qui justifie la construction du présent volume ! Avec cela, peut-être assez inflexible au confessionnal, c'est la marque de l'Oratoire, mais certainement pas jusqu'à la rigueur janséniste. Clugny était décidément pour la communion fréquente, je veux dire, au moins bi-mensuelle. « Il faisait moins envisager dans ce sacrement la majesté redoutable et la sainteté de Jésus-Christ que sa bonté ineffable. Sa maxime était que les péchés de pure fragilité et nos faiblesses ordinaires... ne devaient pas être un obstacle à la fréquente communion, et

il ne pouvait souffrir qu'on eût opposition à cette libéralité du Sauveur, sous quelque prétexte que ce pût être... Il prétendait, et il se confirmait dans cette pensée par son expérience, que c'était un moyen très efficace pour affaiblir et ruiner les forces de la concupiscence (2). » Il n'a jamais « fait difficulté de se rendre aux décisions de l'Église. Il n'eut garde... de s'exposer à voir troubler son repos par une curiosité imprudente, ou du moins dessécher et refroidir sa piété ». Avis à ces Messieurs du Port-Royal, et à ces dames! « Il réglait de même sa conduite et sa direction indépendamment des questions qui se sont agitées dans ces derniers temps..., je veux dire comme si elles n'étaient pas nées, s'en tenant, pour ce qui le regardait, à ce que la tradition lui en avait appris avant ces disputes, et voulant que ceux qu'il dirigeait, sans s'en embarrasser, s'en tinssent à leur

 

(1) Sujets d'oraison pour les pécheurs sur les saints et les saintes les plus remarquables, Lyon, 1696, I, pp. 36-48. Ouvrage posthume, qui est en partie du P. Bourrée son éditeur.

(2) Abrégé, pp. 80, 81.

 

287

 

catéchisme...; persuadé que l'état heureux des âmes à l'égard de la religion est d'être pleinement soumises à l'obéissance de la foi, ce que saint Augustin appelle pectora simpliciter fidelia... Pourquoi affronter témérairement le démon ?... la partie n'est pas égale (1). » Pour lui-même, il poussait la mortification très loin, à la manière de ce temps-là. « Il s'était fait lui-même une espèce de corselet de fer-blanc battu, un peu maniable (souple), mais râpé en dedans, avec lequel il fut fort honteux, un jour, d'être surpris, l'ayant sur le corps, par un homme familier avec lui, qui s'en aperçut en lui serrant la poitrine avec les deux mains, sans se douter de sa découverte ». L'aura-t-il donc pris pour un corset de dandy ? Remarquez en passant la vigueur moliéresque - et très grand siècle - de ces embrassades. « Il couchait ordinairement sur des planches... et n'avait qu'une pièce de bois pour chevet... Se trouvant une fois à la campagne chez un ami, plutôt que de manquer de planches, il détacha un des volets des fenêtres de la chambre où on l'avait couché ; mais ce volet, assez fraîchement peint à l'huile, joint à la chaleur du lit, trahit le saint pénitent par les traces de couleur, qui se trouvèrent le lendemain dans ses draps (2). » Voilà un quiétiste d'une espèce rare. Car il va sans dire qu'on l'accusa d'enseigner dans ses livres l'impudique doctrine de Molinos, en même temps qu'on voulut le faire passer pour un « homme outré, jetant mal à propos du trouble dans les consciences ». Le moyen de concilier ces deux calomnies! C'est bien simple. Il « faisait foule » au pied de sa chaire, et il confessait tout Dijon. Ils le poursuivront même après sa mort, et la notice venimeuse que lui a consacrée la Bibliothèque janséniste, n'est pas le chapitre le moins inique de ce méchant livre, si justement condamné par l'Église. Nous discuterons bientôt, du reste, les quelques exagérations de plume qui ont pu fournir l'ombre d'une apparence à de telles

 

(1) Abrégé, pp. 161, 162.

(2) Batterel, III, pp. 47o.

 

288

 

accusations. Mais pour la doctrine même de ces petits livres, elle ne saurait paraître suspecte à qui l'étudie « avec un esprit de frère et d'ami », comme il le demandait lui-même, et comme saint Ignace nous y exhorte, au préambule des Exercices. « Tout homme vraiment chrétien doit être plus disposé à justifier une proposition obscure du prochain qu'à la condamner », à combien plus forte raison quand ce prochain a mené une vie héroïquement sainte, et que nombre de personnes « se sont élevées, sous sa direction, à une éminente piété (1)». « Il avait passé comme un proverbe à Dijon qu'aller au P. de Clugny et se convertir sincèrement n'étaient qu'une même chose »

 

II. - LA MYSTIQUE DES PÉCHEURS

 

§ 1. « L'état de pécheur ».

 

Que dirait-on d'un magister de village qui, pour apprendre les quatre règles à ses élèves, leur donnerait un traité de mathématiques sublimes, ou la Princesse de Clèves pour les façonner à la civilité puérile et honnête? Ainsi font néanmoins, la plupart des auteurs dévots. On croirait, à les lire, que la sainteté court les rues. Ils n'écrivent que pour les parfaits.

 

(1) Batterel, III, p. 467. Détail amusant, Batterel, qui n'a pas de peine à venger le P. de Clugny des injustes soupçons que nous avons dits, n'est pas loin de le juger quelque peu douteux sur un autre point. « Il y a, écrit-il, page 48 (des sujets d'Oraison) un trait qui, pris à la lettre, ferait - ce qu'à Dieu ne plaise ! - du P. de Clugny un infaillibiliste, au sujet de saint Pierre qui se jette à la mer pour aller joindre Jésus-Christ. Clugny ose dire en effet : « Ne nous jetons pas avec présomption dans la profondeur des mystères, en y voulant trop raisonner. Cette témérité en a fait périr plusieurs, et saint Pierre seul a ce droit. C'est à lui à se jeter dans les grandes questions. » Ceci paraît un peu outré. Juge des controverses, le Pape n'en est pas le seul initiateur. Mais, au lendemain des grandes explosions gallicanes, l'outrance est jolie, si j'ose ainsi m'exprimer. Il continue, et si bien ! « Quelque profondeur qui s'y rencontre, il ne laissera pas d'arriver infailliblement à Jésus-Christ. C'est à son vicaire, c'est à celui qui tient sa place sur la terre, à décider des hautes vérités; pour nous, n'entreprenons pas même de les sonder, ni de les examiner. (Il s'adresse aux simples fidèles, non aux théologiens.) Contentons-nous, quelque zèle que nous sentions, de demeurer dans le vaisseau, dans l'Eglise avec modération et une humble soumission. Nous ne laisserons pas d'arriver à Jésus-Christ, où saint Pierre nous aura montré le chemin. » Batterel, III, p. 475.

 

289

 

J'avoue ingénument que, n'ayant point trouvé de livres d'oraison qui, dans les avis aussi bien que dans les sujets qu'ils proposent, n'apprennent à la faire en saints, lorsque j'ai voulu les suivre, je me suis toujours trouvé si accablé du poids de mes péchés, que, ne pouvant donner à mon âme trop chargée ce vol tout céleste auquel les saintes méthodes semblaient m'attirer, je me suis trouvé contraint de me fixer à ma pauvreté. C'est ce que j'ai appelé avec Job me rouler sur mon fumier, ou racler comme lui, avec un méchant test de pot de terre, l'ordure de mes ulcères, et m'entretenir à son exemple avec ma pourriture (1).

 

Et comme il doit s'en trouver quelques-unes de « sa classe » (2), c'est à eux que le P. de Clugny destine ses petits livres. Sieyès au rebours, il ne souhaite pas que le tiers-état des chrétiens devienne tout, mais, au contraire, qu'il se tienne content et qu'il s'enracine même dans sa roture. Il ne s'adresse donc ni aux grands seigneurs, ni aux parvenus de la sainteté, c'est-à-dire, ni aux innocents, « ni aux pécheurs réhabilités par des grâces, qui semblent oublier leurs crimes», et même leur permettre cet oubli. A chacun son rang, son état. Le nôtre, à nous pécheurs, nous suffit; nous ne prétendons pas à en sortir. Aussi bien cet état n'est-il peut-être pas « le moins propre de tous à faire des saints » !

Roture, sans doute, mais qui vaut noblesse. Nous avons d'assez glorieux ancêtres, ce pauvre publicain, par exemple, qui

 

vint s'humilier devant Dieu. Encore n'osait-il en approcher. Il demeura à la porte... ; personne ne l'introduit... ; et il s'en retourne sans avoir entendu cette parole si consolante :... Vos péchés vous sont pardonnés.

 

Et la Chananée, et la Magdeleine :

 

Peut-on rien s'imaginer de si froid que Jésus-Christ dans le commencement? Il ne la regarde seulement pas.... Au lieu de la relever et de la consoler comme aurait fait le Père de l'Enfant prodigue, il s'entretient avec le Pharisien d'une longue parabole,

 

(1) Manuel des pécheurs, pp. 13-14.

2) Ib., p. 16.

 

290

 

qu'apparemment cette pécheresse n'entendait pas, et qui cependant se mourait de douleur (1).

 

Il y aurait bien, dans notre galerie d'ancêtres, un autre portrait, mais comme à le trop regarder, nous pourrions battre la campagne, nous l'avons retourné contre le mur. C'est l'Enfant prodigue. II semble, en effet, qu'il en fut

 

trop tôt quitte. Le droit du jeu et de la justice voulait qu'il demeurât au moins pendant quelque temps, non plus par désordre, mais par... pénitence, exilé de la maison de son père. Il fallait le laisser un peu avec ses pourceaux, enfoncé dans leurs ordures, et le bon de l'affaire aurait été de l'y tenir noyé si longtemps que, crevant d'infection, il en conçût un dégoût éternel

 

de lui-même. Les bras grands ouverts pour le pardon, certes, mais ni le veau gras, ni la musique. Il est vrai que, pour une fois,

 

la bonté de Dieu, qui paraît extrême dans toute cette parabole, tint une autre conduite ;

 

mais cela ne nous donne pas le droit de nous plaindre, ni même de nous étonner, « lorsque au lieu de nous considérer comme ses enfants », il nous traite « avec la Chananée comme des chiens » (3). C'est là, du reste, sa méthode la plus habituelle et « ce qui n'a duré que quelques moments à l'égard de la Madeleine et de la Chananée dure ordinairement toute la vie à l'égard de la plupart des autres pécheurs ». Méthode qui n'a rien de si affligeant pour nous, et tout au contraire.

 

Tout dépend donc de l'usage de cet état. Demeurons seulement comme il faut dans la qualité de pécheurs ; traitons-nous et comportons-nous comme tels, et pourvu qu'on ait la fidélité de vivre en pécheurs, j'ose assurer qu'on ne peut manquer de mourir en saint.

(1) La Dévotion des pécheurs, préface non paginée.

(2) Ib., préface.

(3) Ib., pp. 69, 7o.

 

291

 

C'est là tout le dessein qu'il se propose, au cours de ces trois petits volumes :

 

Apprendre aux pécheurs à vivre et à se comporter comme tels en toutes choses, n'oubliant jamais ce qu'ils sont, et demeurant toujours enfoncés et anéantis dans l'abîme qu'ils se sont creusé eux-mêmes (1).

 

Mieux eût valu ne pas nous y mettre, mais, puisque nous y sommes, restons-y.

Et voilà les u bons Pères » dépassés, Pascal ahuri : La dévotion aisée nous avait assez choqués, mais le P. Lemoyne lui-même eût hésité à écrire sur les saintes délices du péché. Hélas ! c'est la rançon des métaphysiciens et des humoristes. Il y aura toujours des sots ou des malveillants pour les sommer d'amplifier l'évidence. Eh quoi ! la distinction entre les actes même du péché et l'état que ces actes créent en nous, est-elle donc si difficile à saisir ? Dans les premiers, rien de bon, cela saute aux yeux; dans le second, rien qui se refuse aux activités sanctifiantes de la grâce. A bas le péché, vive « le poids du péché » !

 

Il n'y a rien sans doute de plus détestable que le péché, mais j'ose dire qu'à un pécheur rien ne doit être plus agréable que le poids du péché. Le péché est une suite de notre méchanceté, mais le poids du péché est un effet de la bonté que Dieu conserve encore pour nous... Pendant que nous demeurons dans le péché, il y a rien à espérer pour nous ; mais tandis qu'un pécheur sent son poids, et que son péché lui devient en effet un fardeau insupportable, il n'y a rien de désespéré pour lui. Et ce qu'il doit le plus craindre, est qu'il se fortifie tellement dans le crime, qu'il en porte le poids sans même le ressentir ; c'est le bienheureux poids du péché qui nous humilie.

 

On peut se permettre un peu de flou quand on ne fait qu'énoncer quelque truisme. Clugny, du reste, n'était pas, ce jour-là, en veine de précision. Il poursuit, et le voici tout près de l'abîme :

 

C'est donc une très méchante conduite que de chercher à se

 

(1) La Dévotion, préface.

 

292

 

décharger de ce fardeau par l'oubli de ses péchés. Je ne sais même pas si quelquefois il n'y a pas un peu trop de recherche de se mettre en repos et de se soulager, dans la précipitation qu'ont de certaines personnes de se confesser aussitôt qu'elles sont tombées. Je n'ignore pas que des âmes très saintes en ont usé de la sorte, mais c'était par une vertu de pureté et par une impression du divin amour..., qui ne permettait pas qu'elles demeurassent dans un état de souillure. Tout cela est admirable pour ces personnes saintes, et puisque c'est en effet pour elles, ce n'est donc pas pour nous.

 

Ici, naturellement, un bon esprit se hérisse d'abord, moins étonné par l'étrange direction que Clugny semble imposer aux pécheurs, que déconcerté par l'incohérence du raisonnement. La faute à peine commise, et, pour ainsi dire, encore toute chaude, faut-il ou ne faut-il pas courir dare dare au confessionnal? tel est le cas de conscience qu'il pose. Or, dans un pareil débat, que peuvent bien venir faire les « âmes très saintes » ? Il ne les intéresse, dirait-on, que de fort loin. Pour mieux saisir l'épaisseur de l'imbroglio, il faut se rappeler l'idée maîtresse de Clugny : le monde chrétien divisé en deux zones imperméables : d'un côté, l'enceinte paradisiaque, où vivent quelques parfaits ; de l'autre, le vaste lazaret où sont parqués les pécheurs, et qu'ils ne doivent pas essayer de fuir, Clugny leur interdisant même de tendre les bras, ripæ ulterioris amore. Deux cités, séparées par une tranchée profonde, et qui ont chacune leurs lois,

leurs moeurs, leur langage. Ce qui est « en effet, pour » les « personnes saintes », ne saurait donc être pour nous. Et ici que voyons-nous au contraire ? une sorte d'hinterland, une région neutre et mixte, semée de confessionnaux, où saints et pécheurs se croisent, en proie à une même incertitude. Un hinterland, pas même cela. En vérité, les pécheurs n'ont pas bougé. Ce sont les saints qui ont échangé leur paradis contre le ghetto.

Incohérence donc, si l'on veut, mais apparente, et qui nous rappellerait au besoin que la géographie spirituelle de Clugny est pure fiction. Saints et pécheurs se croisent ici

 

293

 

dans le sentier, non pas des vrais crimes, mais des fautes vénielles, sentier par où les deux zones se rejoignent, disons mieux, par où elles se confondent. C'est là tout le paradoxe de Clugny, une vraie gageure : il a beau élever et noircir sans mesure les murs du ghetto; ce ghetto est un paradis, peuplé de parfaits, tout comme l'autre, à cela près que, dans l'un, on porte, dans l'autre, on ne porte pas « le poids du péché ». D'où mille distinctions que Clugny exagère à plaisir, mais qui n'en sont pas moins quasi insignifiantes. Clugny le sait mieux que nous.

Avec cela, j'avoue bien que sa pensée reste assez flottante. S'adressant ici et d'abord à des âmes solidement converties, et qui se font un monstre de la moindre imperfection, peut-être ne serait-il pas fâché que des pécheurs plus authentiques prissent leur part de ses directions.

 

Au reste, poursuit-il, je m'imagine qu'on ne me fait pas l'injustice de croire que je prétende qu'il faille aimer le péché, ou qu'il ne faille pas s'en purifier par les sacrements. Cette absurdité n'est jamais tombée dans mon esprit...

 

N'oublions pas qu'il passait de longues heures, chaque jour, au confessionnal.

 

Tout ce que je veux dire est seulement que je n'approuve pas ces pécheurs qui, par un trop grand amour du repos de leur conscience, deviennent impatients de leur péché, et qui, parce qu'ils en ont l'âme troublée, et qu'ils en ressentent des.., remords terribles..., s'en vont, avec précipitation, chercher à se confesser incessamment, afin proprement de rentrer en paix avec eux-mêmes... O ! que je craindrais fort que, dans cette inquiétude, il n'y eût plus d'amour-propre que de véritable haine du péché. Si nous en avions un regret bien sincère, nous en souffririons le poids, dans un esprit plus pénitent et plus mortifié.

 

Qu'il songe ou non aux seuls péchés véniels, peu importe : le raisonnement vaudrait aussi bien, semble-t-il, pour les fautes graves. Ainsi le débat s'élargit, et se complique indéfiniment. Ne voulant retenir de tout cela que ce qui peut illustrer la philosophie clugnienne de « l'état de pécheur »,

 

294

 

je m'en rapporte pour le reste aux théologiens. Toutefois ne faisons pas Clugny plus rigide qu'il ne l'était en effet. Nous savons, par d'autres passages, que, moins outré que nombre de ses contemporains, Bossuet entre autres, il n'exige pas du pénitent un commencement de contrition parfaite. Attritioniste décidé , au contraire, ce qui serait déjà un sûr indice d'orthodoxie. Rien ne prouve non plus qu'il ait suivi au confessionnal les errements du grand Arnauld, sur le retour à l'antique discipline, et sur les délais prolongés de l'absolution. Ces délais, il voudrait plutôt que le pécheur se les imposât de son plein gré à lui-même.

 

Je crois, dit-il, que c'est bien fait, en temps et lieu, de se lever comme l'enfant prodigue, et venir se jeter aux pieds de Jésus-Christ..., mais je ne voudrais pas tout à fait condamner un autre pécheur qui, moins hardi.., et par un esprit de pénitent, voudrait pendant quelque temps porter le poids de son crime (1).

 

Malgré les atténuations inquiètes dont elle s'enveloppe, l'expression n'est pas très heureuse, mais je ne crois pas qu'elle rende la vraie pensée de Clugny. Le délai, qu'il n'impose pas - et ceci est capital - mais qu'il ne désapprouve pas non plus, doit être assez court. Il ne s'agit ni de semaines, ni même de journées. Il n'en veut qu'à une précipitation fébrile, qui ne laisserait pas à la véritable attrition le temps de se former dans le coeur. Ce n'est pas même courir qui lui semble fâcheux, c'est courir moins à la réconciliation qu'à la détente nerveuse, et courir si vite qu'entre le péché et l'absolution il n'y ait quasi pas d'intervalle : courir chez le confesseur, comme d'autres chez le dentiste. Une fois de plus, Clugny n'aurait-il pas donné l'apparence du paradoxe aux truismes les plus rebattus?

« Saint Ambroise, dit à ce propos le biographe de Clugny, remarque fort bien que saint Pierre.., n'alla pas d'abord se jeter aux pieds de Jésus-Christ : il n'osa pas se présenter à lui, de peur de l'irriter davantage, en lui demandant pardon

 

(1) La Dévotion, pp. 69-74.

 

295

 

avec une langue qui venait de le blasphémer; mais les larmes qu'il versa en abondance le demandèrent plus efficacement. » Larmes par où se manifeste le pur amour d'une contrition parfaite ; Clugny l'entend bien ainsi : « C'est donc une conduite pleine de sagesse, continue le P. Bourrée..., de donner aux âmes le temps de porter avec humilité et de sentir l'état du péché; de demander l'esprit de pénitence et de contrition et de commencer au moins à satisfaire à la justice de Dieu, avant que de les réconcilier (par l'absolution). Ceux qui étudient un peu la science de l'homme, m'avoueront que c'est ainsi que se forment les dispositions dans l'âme, et qu'on s'établit peu à peu dans cette pénitence stable, dont parle saint Paul, qui était la disposition fondamentale, capitale, essentielle, à laquelle le P. de Clugny voulait qu'on aspirât. Cette heureuse disposition n'est pas (ordinairement, faut-il ajouter, je crois) le fruit: d'un seul acte, mais d'une succession d'actes, de pensées et de mouvements dans lesquels l'âme s'arrête et se confirme. Les premiers actes ne font qu'une impression légère et superficielle, c'est comme un trait léger et délicat très facile à effacer. Il faut souvent passer et repasser le pinceau sur la toile pour achever le tableau. » Non, encore une fois qu'on veuille donner raison à cet archaïsant d'Arnauld. L'Église, toute sage et toute bonne, abrège l'épreuve indéfiniment longue qu'elle imposait autrefois aux grands pécheurs, et qui avait précisément pour but de les établir dans « l'état» de pénitence ; mais « elle ne peut pas dispenser un pécheur de sentir le poids de son péché », elle ne veut pas que la pénitence nous paraisse « un jeu », ni l'absolution, un charme (1).

 

 

(1) Abrégé, pp. 135-139. Je le répète, si Clugny ne veut parler que des fautes vénielles, la difficulté s'évanouit. Si le P. Bourrée ne recourt pas comme je l'ai fait d'abord, à cette solution péremptoire, c'est apparemment, que les critiques de Clugny avaient donné à ce passage l'interprétation la plus extrême. Il fallait donc montrer que, même appliquée aux péchés mortels, cette direction pourrait se défendre. Sur ce point, du reste, les critiques étaient dans leur droit, le texte de Clugny n'insinuant aucune distinction entre péché et péché. Toutefois nous savons que ces livres n'ont pas été  composés pour le grand public, mais pour la direction particulière de certaines personnes, déjà très avancées, trop pressées de secouer « le poids » de leurs fautes vénielles. Sans le savoir assurément, Martineau résume et met au point la pensée de Clugny : « The first fear of the genuine penitent is, not for deliverance from his LOAD, but for strenght to bear it all; his first fear is lest it should be too light or slip away, and leave the balances of righteousness unajusted... If my low desires have spread a cloud before me, till I have no purity of heart to see him, I will not pray  to have the air miraculously cleared... If... I have brought on me any sentence of pain, of exile, of disgrace, I will not haste from it, but bare my back to the lash of all the anguish... One thing alone my heart requires, one gleam of living light antid the ashes and the gloom. (Clugny n'en demandait pas autant) Hours of Thought on sacred things », London 1880, II, pp. 61, 62. Ne l'ayant pas retrouvée à temps, je renvoie à l'Appendice une forte page de Daguet où sont exposées les mêmes idées.

 

296

 

Quoi qu'il en soit, pécheurs que nous sommes, ou plutôt que nous étions, avant que l'absolution nous eût rendu la grâce sanctifiante, résignons-nous sans amertume, et même avec une humble allégresse, non pas, ce qui serait horrible et d'ailleurs absurde, à « l'état de péché », mais à notre état, à notre qualité, et, si l'on peut dire, à notre rang social de pécheur, à notre roture. Ne nous hâtons pas de croire « l'étape » franchie. Toute conversion est « vaine », à la suite de laquelle « on veut être dans la grande dévotion et dans l'état le plus parfait ».

 

Un de nos abus les plus pernicieux est de (vouloir) passer tout d'un coup de l'état de péché à celui de la sainteté, sans demeurer dans la pénitence (1).

 

On marche l'égal des plus fervents, on revêt leurs sentiments les plus hauts, on leur prend tous les raffinements de leur style.

 

Ces âmes saintes d'un jour, qui ont quitté leurs dérèglements, ont gardé un orgueil épouvantable d'esprit, qu'elles nourrissent par le renoncement même qu'elles en font. Et plus ces personnes deviennent spirituelles - qui est encore un mot de sainteté - plus aussi leur vanité se spiritualise..., devient plus subtile et plus fine, et par conséquent moins connaissable. Disons donc avec saint Augustin, malgré tout l'étonnement que nous peut causer une pensée si hardie, qu'il serait à souhaiter que ces âmes ne fussent pas si saintes, afin qu'elles le fussent en effet davantage.

 

(1) La Dévotion, pp. 9, 10.

 

297

 

Rien de plus commun que ces conversions orgueilleuses.

 

A peine avons-nous commencé à nous vouloir convertir que nous commençons déjà à faire les saints ; nous entreprenons de faire l'oraison, de. communier souvent... On aspire à la perfection... Les vertus communes ne contentent plus ces personnes, elles veulent quelque chose de plus extraordinaire...; elles se repaissent de grands mots de la dévotion la plus sublime, comme de dénument, de mort, de destruction, d'état passif... Une retraite chez elles ne les contente pas... ; il leur vient en l'esprit les monastères les plus cachés. Je ne sais pas même si quelquefois leur idée ne leur suggère pas quelque chose de plus, comme les solitudes des anciens anachorètes (1).

 

Espérons, pour sa paix d'outre-tombe, qu'il ne songe pas à nos Messieurs du saint désert. Où qu'elle se joue, c'est là une même comédie : le paysan gentilhomme, les dévotes

 

ridicules. Grimaces, grimaces, d'ailleurs savantes : elles ne se disent pas saintes;

cela serait trop grossier ; elles disent au contraire, et même c'est dans le fond de leur âme, qu'elles sont pécheresses, mais, ce qui est de fâcheux, elles ne l'y disent que parce qu'elles savent qu'en effet il l'y faut dire (2).

 

Un pécheur sérieux est persuadé qu'on ne lui fera jamais « la justice tout entière qui lui est due ». A parler proprement, on ne saurait l’ « humilier ». Comment donc

 

souffrir le langage que tiennent de certains pécheurs, qui font pourtant les dévots, et qui, dans les persécutions qu'ils endurent disent d'un ton hypocrite : ce qui me fâche le plus, ce n'est pas le mal qu'on me fait... ; j'en mérite cent fois davantage, mais c'est que Dieu est offensé... Un criminel persuadé de son crime s'est-il jamais imaginé que son bourreau fit un péché en exécutant la sentence?... Je me souviens bien que je croyais autrefois dire des merveilles, lorsque, pour consoler... les personnes persécutées..., je leur disais de regarder ceux qui leur faisaient du mal comme leur croix... Méchantes idées..., c'est notre orgueil et notre impatience qui nous font trouver les autres insupportables,

 

(1) La Dévotion, pp. 17, 24.

(2) Ib., pp. 28.

 

298

 

et cependant nous voulons mettre tout le mal sur eux... Qu'on n'emploie jamais au sujet du prochain ces vues de croix, de bourreau, ni de démon... (1)

 

Ou bien, pour consoler notre orgueil, des mépris que nous recevons, nous nous imaginons que c'est pour nous éprouver, ou que « Dieu le permet seulement pour nous humilier ».

 

O ! qu'une âme est orgueilleuse quand elle croit qu'on la peut éprouver... Elle n'est donc pas convaincue de ce qu'elle est... On ne peut humilier le néant (2).

 

« Orgueilleuses humilités ! » Il est si naturel que « tout le monde se dégoûte de nous. Un pendu n'a guère d'attraits» (3). Une des belles manières, où excellent ces parvenus, est de minauder, avec de petits gestes d'horreur, quand on leur fait quelque compliment.

 

Vous n'avez qu'à recevoir de sang-froid toutes les louanges qu'on vous donne, et ne vous en défendre en aucune manière, car alors on croira que vous êtes assez sot pour y adhérer... Il ne se trouvera personne qui ne se moque de vous, et, si vous y prenez garde, c'est justement parce que vous appréhendez cela que vous vous défendez de ces louanges. D'ailleurs, il est certain qu'en même temps que vous vous défendez, vous croyez pourtant qu'il en est quelque chose... Si vous étiez bien persuadé que vous n'êtes qu'un pécheur, cette équivoque, qu'on a faite en vous prenant pour un homme de bien, ne vous ferait pas la moindre impression (4).

 

La mortification elle-même, les pécheurs en devraient abandonner le privilège aux innocents, aux parfaits. Elle est trop belle pour nous. Ou plutôt, nous devons, en la pratiquant,

 

(1) La Dévotion, pp. 142; 143.

(2) Ib., pp. 155, 756.

(3) Ib., pp. 748, 749.

(4) Ib., pp. 153, 754. S'ils vont au désert, c'est, disent-ils, pour disparaître. Allons donc! Ils ne sauraient « se plus mal cacher s. On parle de ces héros, on va les voir, « au lieu qu'une autre, qui, au milieu du monde, se bâtit une solitude intérieure, est plus véritablement cachée... On ne pense pas seulement à elle. » Encore un coup, Port-Royal ne l'éblouit pas !! Un peu d'outrance, je l'avoue, mais on entend bien ce qu'il veut dire.

 

299

 

la dépouiller, dans notre esprit, de ce qu'elle présente encore de glorieux. Que nos disciplines soient prose et non poésie. Les âmes innocentes

 

peuvent embrasser les austérités par une simple vue de sacrifice...; (mais) que les pécheurs ne se flattent point pour eux-mêmes de toutes ces hautes idées de la pénitence... Les pécheurs ne font point pénitence par sacrifice, ou par simple union à Jésus-Christ mourant... Leur pénitence n'est autre chose qu'un supplice..., par lequel, souffrant une partie de ce qu'ils méritent, ils tâchent d'expier leur faute, ou, pour le moins, ils en portent la peine (1) !

 

Ne nous réglons pas sur les parfaits, mieux cuirassés que nous contre l'orgueil.

 

Souvent la pénitence d'action ne mortifie que le corps, au lieu que la pénitence de privation mortifie toujours la volonté et l'esprit avec le corps... (2).

 

Pendant la messe, il voudrait que, sans trop d'affectation, le pécheur se contentât du Kyrie, prière déjà presque trop belle pour lui; la Chananée ne prétendait pas si haut. Ainsi pour les directions d'intention, pour l'offrande de soi-même à Dieu, et autres exercices du même genre :

 

Ne serait-il peut-être pas mieux de faire le bien sans en dire mot, même intérieurement. Car pourquoi n'aurions-nous pas pour Dieu autant de piété que nous avons de civilité pour nos amis, que nous n'avons garde d'avertir lorsque nous voulons leur faire quelque plaisir, nous en faisant à nous-mêmes un très grand de les servir sans qu'ils le sachent?

 

Passe encore pour les innocents, mais « je n'écris que pour les pécheurs ». « Personne ne s'est jamais fort empressé de présenter au roi une pomme pourrie. » Si Dieu « nous demande ces petits gages », à la bonne heure,

 

mais il me semble qu'on pourrait ne se pas tant ingérer pour faire un si mauvais présent, et le faire encore bien valoir en le

 

(1) La Dévotion, pp. 16o, 180, 182.

(2) Ib., pp. 195, 196.

 

300

 

remontrant plusieurs fois, et le présentant à tout bout de champ, au lieu de le cacher et nous aussi (1).

 

Inversement, nous nous garderons d'imiter les « grands dévots », s'il leur arrive de faire la petite bouche : il y en a d'un si grand zèle qu'ils

 

croient devoir par piété refuser les indulgences. Ils disent avec une humilité, peut-être véritable, que, puisqu'ils sont indignes de cette clémence, ils s'abandonnent à la justice de Dieu... Ces sentiments sont grands, ces idées sont relevées... (mais puisque) ce sont les dispositions intérieures des grands dévots, nos pauvres pécheurs, pour qui j'écris, n'ont rien à y voir. Ils laissent tout ce qui est grand, tout ce qui est beau, à ces âmes extraordinaires, qui ne se nourrissent que de spiritualités (2).

 

L'ironie est assez claire et nous avertit que, dès que le P. de Clugny s'abandonne à son humour, il ne faut pas le prendre au pied de la lettre. Un humour à la Philippe de Néri, chose assez rare chez nos spirituels français. Et précisément, « spirituel », « spiritualité », ces beaux mots l'agacent. Un seul mot suffit. « Nous n'avons qu'à dire en tout et partout que nous sommes des pécheurs » (3), mais à le dire pour de bon. On voit dans les familles

 

des enfants si évaporés qu'ils en deviennent presque incorrigibles. Après avoir fait une faute, et en avoir été repris, ils viennent à la vérité se jeter aux pieds de leur père, et ils leur demandent pardon d'une manière si pressante qu'on ne s'en peut défendre? Mais à peine sont-ils relevés qu'ils sont près à jouer avec les autres, et on les entend rire avec autant d'éclat que s'ils ne venaient pas de pleurer... Certains autres..., quand ils sont tombés en quelque faute ou qu'ils en ont été châtiés, ils en sont si honteux et si touchés qu'on ne saurait plus les faire rire... Ils voient donner toutes les douceurs aux autres et n'y prétendent rien ; ils voudraient se cacher dans un coin ; ils n'osent seulement... dire un mot, pas même pour demander pardon. Et si leur père... veut les caresser pour les consoler, c'est justement ce qui fait redoubler leurs

 

(1) La Dévotion, pp. 119-121.

(2) Ib., p. 53.

(3) Manuel, pp. 215-216.

 

301

 

larmes, et, au sortir de ces amitiés et de ces tendresses, ils n'en sont pas moins honteux ni moins contrits... On peut faire facilement l'application; c'est pourquoi je ne m'y arrêterai pas davantage (1).

 

Telle est sa curieuse manière. Nous l'avons laissé parler à son aise, sans le ramener, comme il aurait fallu parfois, au langage de tout le monde. Qu'on ne s'arrête pas à discuter une à une ses directions pratiques. Dans sa pensée, elles n'ont rien d'impératif, d'absolu. L'état, l'ensemble des dispositions qu'il décrit, et où il veut que son lecteur s'enracine, ne se manifesteront pas toujours au dehors de la même manière : tous les actes seront bons par où s'exprimera notre qualité de pécheur; vains, mauvais même, s'ils contrarient cette qualité, s'ils la contredisent.

 

N'écrivant que pour les pécheurs, il semble que je ne devrais parler de l'exposition du très Saint Sacrement que pour les avertir de n'en point approcher de si près... Je ne veux pourtant rien prescrire aux pécheurs dans cette rencontre, et j'e ne crois pas pouvoir mieux faire que de les abandonner aux sentiments de leur propre conscience (2).

 

Lorsqu'elle touchait la robe du Christ, la Chananée n'agissait pas moins en pécheresse que si elle était restée perdue dans la foule. Mais surtout qu'on ne reproche pas au P. de Clugny d'être incohérent, je veux dire, de nous en demander beaucoup trop au moment même où nous renfonçant dans notre « cloaque », il semble nous interdire d'aspirer à la sainteté. Cette incohérence, mais c'est toute sa doctrine, toute sa gageure. Le pécheur qu'il veut faire de nous, l'Église pourrait le canoniser; l'état de pécheur où il veut, non pas nous ravaler, mais nous hausser, n'est qu'une des variétés, et non la moins haute, de l'état mystique. « Si nous étions tels, écrit-il, je ne sais, mon Dieu, si quelques-uns de vos enfants (les parfaits) ne nous porteraient pas envie (3). »

 

(1) La Dévotion, pp. 58-66.

(2) Manuel, pp. 176-177.

(3) La Dévotion, p. 103.

 

302

 

§ 2. L'oraison et l'activité mystique des pécheurs.

 

A. - Un pécheur faire oraison! un pécheur mystique! Vous sentez, n'est-ce pas, le ridicule qui jaillit de ces termes ainsi rapprochés. Avant de lui permettre d'avancer, Dieu commande à Moyse

 

de quitter... ses souliers. Comment donc des âmes, dont les pieds sont encore tout sales, je veux dire, qui n'ont marché jusqu'à cette heure que dans l'ordure, oseraient-elles... monter une si sainte montagne... ; agir avec Dieu comme s'il n'avait rien contre elles et comme si elles n'étaient pas tout ce qu'elles savent pourtant bien qu'elles sont.

 

Il n'y a qu'un moyen imaginable de résoudre, pour ainsi dire, cette absurdité : c'est de transformer, vaille que vaille, en oraison, l'état même qui nous laisse dans l'impossibilité de faire oraison.

 

Que des pécheurs ne sortent donc jamais de cet état d'abaissement intérieur. Qu'ils ne paraissent jamais devant Dieu qu'abîmés. Qu'ils le prient tant qu'ils pourront, mais toujours dans l'humiliation. Enfin qu'ils fassent oraison si,

 

par un reste de coquetterie également indécente et bouffonne,

 

ils veulent ainsi appeler leur prière, pourvu qu'elle soit toute dans le plus profond anéantissement (1).

 

Oraison piteuse, contradictoire en quelque façon, ou, du moins, spéciale, qu'on appelle ainsi, faute de mieux, mais qui ne répond à aucune des belles idées qui sont associées à ce mot; oraison, qui, loin de ressembler à ce vol de l'âme que chantent les poètes mystiques, n'ose même pas se tenir debout sur son fumier, prière qui se croit, qui se veut indigne de parler, et qui se contente d'étaler sa bassesse.

 

Toute l'oraison que je voudrais permettre aux pécheurs est seulement de dire : Hélas ! Seigneur, nous sommes des pécheurs, - et en demeurer là (2).

 

(1) De l'Oraison des pécheurs, préface.

(2) Ib., p. 5.

 

303

 

« L'oraison des pécheurs consiste à se tenir abîmés dans leur propre néant, à y gémir », et à y rester cachés.

 

Taisons-nous donc... Apprenons du moins à disparaître aussitôt que nous paraissons devant Dieu... Mare vidit et fugit... oculi tui in me et non subsistam... N'est-ce pas encore le meilleur sens de ces paroles... Oculi tui ipsi me avolare fecerunt? Tout ceci ne veut dire autre chose, sinon qu'il faut s'anéantir devant Dieu... Car n'est-ce pas bien disparaître que de n'être plus rien (1)?

 

Pas de littérature; ni sublime, ni encore moins précieuse. Ne nous dilatons, ne nous boursouflons pas à « produire devant Dieu nos belles pensées », ou soi-disant belles. « Pensées de pécheurs ». Au feu !

 

Comprenons que sacrifier nos pensées, ce n'est pas seulement en faire un bon usage en les appliquant à Dieu... Le sacrifice exige nécessairement de la destruction. Ce n'est pas que je veuille qu'on soit absolument sans pensées... Si tant est qu'il y ait des âmes extasiées qu'on ait voulu croire avoir été quelquefois en cet état, ce n'est pas à moi à l'examiner, encore moins à en juger. Je n'écris pas pour ces saints de premier ordre, mais pour de pauvres pécheurs, à qui je désire seulement apprendre qu'ils doivent, dans l'oraison, se priver de tant de pensées multipliées en foule, qui, pour l'ordinaire, ne sont que de dévotes distractions, et de pieux amusements de l'esprit.

 

Penser à notre néant, c'est encore penser. Pour les autres pensées, quand même notre amour-propre les jugerait « très bonnes, ne laissons pas de les sacrifier » (2).

 

Surtout, pas de ces pointilles où se délecte l'imagination des auteurs dévots.

 

Une grande partie de notre dévotion consiste dans des allusions subtiles de mots et de paroles, dans des antithèses et des oppositions, enfin, en ce qu'on appelle ordinairement des pointes d'esprit. Que le jour de Noël, on dise à une âme, qui fait la spirituelle, qu'il faut qu'elle prenne une nouvelle naissance,

 

(1) De l’Oraison, pp. 15-18.

(2) Ib., pp. 18-20.

 

304

 

cette « simple figure de rhétorique » la pénètre délicieusement, et lui fait croire qu'elle est dans un véritable sentiment de dévotion. Ou, si on lui dit, le vendredi saint, qu'elle doit mourir au péché, « ces mots qu'elle ne comprend pas, la touchent pourtant, parce qu'ils sont ingénieux ». Le jour de la Circoncision, on lui dira de demander à Dieu « une circoncision de coeur ». Ou bien qu'elle offre à Jésus avec les rois mages « l'encens de son esprit par l'oraison ; l'or de sa volonté.., par l'amour, et la myrrhe de son corps par la mortification... »

Et on appelle cela dévotion, spiritualité et dispositions intérieures !

 

O mon Dieu, pourquoi avons-nous donc tant d'esprit, ou plutôt pourquoi l'avons-nous si badin et si vétilleux? Comment ces petites figures ... puériles peuvent-elles faire la dévotion d'un chrétien ?

 

Vous reconnaissez, j'imagine, la scène du Sonnet dans le Misanthrope. Étrange ligue, Molière et ce rude bérullien, contre le faux goût. Mais sans doute trouverez-vous que c'est là un atticisme par trop féroce, et qui bientôt ferait table rase de toute la littérature chrétienne, à commencer par saint Augustin.

 

Ce n'est pas que je ne sache bien que les saints s'en sont servis ; mais, mon Dieu, vous savez aussi qu'ils ne se contentaient pas de ces expressions pointilleuses; ils allaient au fond de ces vérités, et ils pénétraient ce qu'elles ont de solide, sans s'arrêter à ce qu'elles ont de brillant et de joli.

 

Ils n'allaient pas du bel esprit à la dévotion, à l'union divine; mais celle-ci, une fois nouée à la cime de leur âme, stimulait, laissait courir à leur guise, voire à leur caprice, les facultés de surface. « C'est donc suivant cette malheureuse imposture de dévotion qu'on a coutume de dire qu'il faut bien de l'esprit pour être dévot. »

 

Cependant, mon Dieu, vous savez que l'esprit humain est un des plus grands obstacles à la véritable piété, et que tout ce

 

3o5

 

que vous faites dans la conduite intérieure des âmes, aussi bien que dans l'ouvrage de notre rédemption, n'est que pour nous faire en quelque façon perdre l'esprit et la raison, captivant l'un et l'autre par la foi, en leur imposant silence par l'anéantissement du coeur où nous jette l'adoration qui vous est due...

 

A merveille! nous retrouvons ici tous nos maîtres. Mais qui ne voit que cette doctrine ne s'applique pas moins aux parfaits qu'aux pécheurs, puisqu'il s'agit de définir ici la prière pure, de l'opposer à tout ce que parfois l'on prend pour elle et qui n'est pas elle? C'est l'incohérence fatale et amusante que nous avons dite. Plus il avance, plus il s'embrouille dans son paradoxe : traiter les pécheurs comme indignes de se mesurer avec les parfaits, et cependant leur proposer sous le nom d'oraison des pécheurs, l'oraison même des parfaits. Il essaie pourtant, une fois de plus, de sauver sa mise, si l'on peut ainsi parler, mais on sent que son humour fatigué quittera bientôt la partie. Grand goût ou petit, continue-t-il, peu importe, nous autres pécheurs, nous n'avons droit ni au grand, ni au beau, ni au joli. Les antithèses d'Augustin ou de Bernard, les cadences de Bonaventure, les symboles d'Adam de Saint-Victor, ces choses délicieuses

 

peuvent être pour les enfants de la maison ; c'est assez pour des chiens, qu'on ne devrait pas seulement souffrir sous la table, de ramasser tout ce qui sera de rebut et de plus grossier (1).

 

Telum imbelle, et il le sait bien, et il en rit à part soi. Ce délicieux dont il nous sèvre d'un air si farouche, de son propre aveu, n'est quasi rien ; ce rebut qu'il nous laisse, à nous pécheurs, mais c'est ce qu'il y a de plus prière dans toute prière, c'est la prière même des saints.

Aux pécheurs, comme, du reste, aux poètes, il faut bien sans doute « quelques pensées », mais si peu que rien. Les plus médiocres, les plus banales peuvent suffire.

 

(1) La Dévotion, pp. 41-46.

 

3o6

 

Je ne voudrais pas leur permettre d'aller à l'oraison sans sujet. Mais aussi je ne voudrais pas qu'ils y fissent autre chose qu'adorer, s'humilier, s'offrir ;

 

à quoi tous les sujets se prêtent. C'est qu'aussi bien les pensées ne sont que des actes ; la prière, au contraire, est quelque chose de beaucoup moins fugitif, de plus profond.  Adorer, et le reste, oui, certes, mais,

 

non pas tant par des actes intérieurs d'adoration, d'humilité et d'oblation que par une disposition intime qui, étant dans le fond de l'âme, la tient dans un état d'adoration, d'anéantissement et d'oblation.

 

C'est faute d'avoir compris cette philosophie bérullienne qu'on reproche à Clugny de mettre notre intelligence et nos autres facultés à un régime de famine. Que si on trouve, dit-il, mon programme « bien court pour passer une heure ou deux » en prière,

 

c'est qu'on prend cela par actes et non point par dispositions. Il est vrai qu'un acte d'adoration, ou d'oblation, etc..., est bientôt fait. Mais si, au lieu de se contenter de ces actes, on tâche de demeurer dans un état intérieur, qui tient en adoration et en humiliation et fait qu'on reste exposé devant Dieu, et comme ouvert à lui, dans une attente respectueuse, pleine de confiance, et qui, en un mot, renferme tout, il est certain que le temps ne se trouvera pas si long qu'on se l'imagine, et qu'on le trouve en effet, lorsqu'on se conduit autrement (1).

 

Pour le Christ, vivant en nous, agir et demeurer, c'est la même chose, et sa présence, qui défie le vol du temps, nous aide à le suspendre, nous aussi. Nous adhérons à ses états plus par nos propres états que par nos actes, ceux-ci, bien que nécessaires, n'ayant pas d'autre fin que de préparer, de fixer en nous des états. Ainsi, non seulement pour le travail de l'esprit, mais pour tous les gestes de la prière, les résolutions par exemple; encore un mot qui parait bien orgueilleux à Clugny.

 

(1) De l’Oraison, p. 27-28.

 

307

 

Quelles mesures prendre, et que peut-on compter sur des girouettes?... La meilleure manière de faire ce qu'on appelle les résolutions de l'oraison, c'est de demeurer... exposés devant Dieu, conservant à la vérité le désir des choses, mais nous contentant de nous offrir à Dieu pour y entrer et en recevoir la grâce... (Après quoi) on sortira de l'oraison beaucoup plus rempli de Dieu, que lorsqu'on s'est évaporé en quantité d'actes différents et réitérés à l'infini (1).

 

Ainsi, au lieu de s'exprimer par des actes intérieurs, l'humilité s'imprime en nous « par la disposition intime de l'âme, tout abîmée en elle-même par un profond sentiment de ses misères, ou accablée du poids admirable de la grandeur... de Dieu ». Ce n'est pas « un état d'oisiveté, mais plutôt d'humilité » : l'activité spéciale, négative en quelque

manière, intense pourtant de la victime sur le feu de l'holocauste.

 

Pourquoi ne tâcherons-nous pas, au moins quelquefois, d'adorer Dieu de la manière qu'il voulait lui-même nous enseigner, lorsque, dans la loi de Moïse, pour rendre hommage à son être infini, il voulait qu'on ôtât l'être aux hosties, en les égorgeant et les réduisant en cendres? Que nous serions heureux, si, dans l'oraison, nous pouvions en quelque façon cesser d'être par un pur et véritable anéantissement ! Tâchons pour le moins de n'être pas tant, c'est-à-dire de n'être si vifs, ni si actifs (1).

 

D'ailleurs, qu'appelle-t-on « ne rien faire à la prière » ? N'y avoir que des pensées communes, ou n'en avoir pas du tout, n'y sentir aucune de ces « suavités intérieures que la sensualité spirituelle fait si fort souhaiter ». La belle affaire!

eh ! quand donc nous laisserons-nous persuader « que c'est pour Dieu, et non pas pour nous, que nous devons faire oraison » !

 

Dieu y fera quelque chose. Dieu y punira un pécheur par le rebut qu'il en fera... Aussitôt qu'on n'agit plus, on s'imagine que tout est perdu. Pénitence très rude (au contraire).

 

(1) De l’Oraison, pp. 24-25.

(2) Ib., pp. 20, 21.

 

3o8

 

« Et, quand nous ne ferions qu'obéir », soit au divin précepte, ou à notre règle. Nous, toujours, nous ! Il s'agit bien de cela ! « La prière est un sacrifice. N'est-ce pas tout dire ?» Oui certes, mais nos autres maîtres ne définissent pas autrement la prière des parfaits.

B. - Clugny le sait bien, encore une fois. Mais son humilité d'une part, et d'autre part le souci qu'il a de la nôtre, voudraient ne pas avouer trop haut que cet « état de pécheur» où il se cramponne, n'a quasi rien à envier à l'état mystique

des parfaits. Un de ses chapitres a pour titre : Que l'oraison des aines innocentes consiste à se perdre en Dieu et à être possédées de Dieu. D'où il devrait suivre, en bonne logique, que, pour lui, « l'oraison des pécheurs» ne saurait prétendre

à cette possession, à cette perte. Eh! nous allons bien voir :

 

Je sais, mais, hélas! ce n'est que par ouï dire (car mes péchés ne me permettent pas de le connaître autrement), je sais qu'il y a une manière d'oraison, qui consiste à demeurer dans l'admiration, et où l'âme, convaincue de son indignité et de son impuissance, bien loin de s'efforcer de comprendre Dieu, se laisse heureusement perdre en lui, et est possédée de Dieu plutôt qu'elle ne le possède. Dire qu'une âme possède Dieu, quelque magnifiques que paraissent ces termes, assurément ce n'est pas si grand chose, puisque c'est comme dire qu'un enfant embrasse une montagne. Qu'en peut-il prendre? Au lieu qu'une âme qui est possédée de Dieu, ne peut rien avoir de plus. C'est comme un géant qui embrasse un atome qui se perd en ses mains et ne se retrouve plus. O ! la belle manière, sans doute, de faire oraison, d'être tout absorbé en Dieu, et se perdre saintement en lui, en sorte qu'on ne se trouve plus! Mais les pécheurs peuvent-ils aspirer là (2)?

 

Eh! certainement. Ils ont même, en quelque manière, plus de facilité à se perdre ainsi, puisque leur péché ajoute encore, s'il est possible, à leur néant, les fait plus néant, leur donne une raison nouvelle de « s'abîmer », de

 

(1) De l’Oraison, pp. 57, 63.

(2) Ib., pp. 15, 18.

 

3o9

 

« disparaître ». Même hésitation apparente, même feinte pédagogique, dans le beau passage suivant :

 

J'en dirai peut-être trop moi-même pour des pécheurs, si je leur dis qu'il y a trois degrés pour descendre dans cet abîme salutaire (où se fait l'union). Le premier est celui de l'Enfance chrétienne,

 

Encore la doctrine bérullienne ! comme tout se tient chez eux!

 

par lequel on devient simple, indifférent, sans raisonnement et sans vue.... Le second est exprimé par ces paroles. Ut jumentum factus sum apud te... Enfin le dernier degré réduit tout à rien. Substantia mea tanquam nihilum ante te.

O ! que ce néant est admirable !... O ! qu'une âme qui est dans cet état est propre aux opérations de Dieu !

 

Autant dire, à la vie mystique.

 

Mais il me semble encore une fois que je m'émancipe, et qu'oubliant un peu trop que je suis un pécheur, je parle à d'autres pécheurs un langage qui n'est pas pour nous (1).

 

Et encore, et toujours avec le sourire malicieux que nous connaissons :

 

J'ai bien ouï parler de ces états passifs d'union, de transformation, de cessation, de mort, de désappropriation, d'inaction, de ténèbres..., et de tant d'autres voies extraordinaires, dans lesquelles une âme, sans sujet, sans objet, sans méthode, sans vue, sans application même, ne laisse pourtant pas d'être dans l'oraison la plus pure et la plus sainte. Mais hélas ! tout ce langage est-il celui des pécheurs, qui ne peuvent et ne doivent point en avoir d'autre que celui des gémissements! Au moins pour moi, je m'en contenterai facilement, et s'il se trouve avec moi quelque autre pécheur qui n'en veuille pas davantage, il verra qu'il pourra se servir de ce que j'ai écrit (2).

 

Il se contente. Mais de quoi? D'une oraison diminuée roturière, d'un ersatz piteux ? Pas le moins du monde. Mais

 

(1) De la dévotion, pp. 97-99.

(2) De l’Oraison, pp. 20, 21.

 

31o

 

d'une oraison qui, bien qu'aussi noble que n'importe quelle autre, n'affiche pas sa noblesse. Ni pignon sur rue, ni blason. A cela près, une demeure également princière. Tout le solide, mais sans le panache. Entre le pécheur à la Clugny, et le soi-disant « spirituel », pas d'autre différence que de « langage ». Le premier doit s'interdire le lexique du second, en quoi du reste celui-ci ferait bien d'imiter celui-là. « État passif, union, désappropriation... » rien de tout cela n'est trop beau pour un pécheur, rien que les mots eux-mêmes qui donnent un air de miracle à des expériences communes. On se rappelle l'irritation confuse où la phraséologie des mystiques modernes plongeait Jean-Pierre Camus. Effrayé ou gêné par le mot, il n'était pas loin de laisser la chose. Clugny garde la chose et laisse le mot. II appelle cuivre ou caillou ce que les autres appellent platine ou diamant. Simple prestidigitation verbale, qui lui permet d'imposer au pécheur le propre régime des parfaits.

 

C. - On voit comme il serait peu intelligent de prendre Clugny pour un rigoriste, obsédé par le cauchemar du péché, torturé par la peur du châtiment, et ne prêchant d'autre vertu que la pénitence. Ne nous laissons pas berner si naïvement par la mystification innocente que nous avons dite. L'idée qui l'obsède, et qu'il entend qui nous obsède, c'est l'idée non pas du péché, mais du pécheur; non pas de la pénitence, mais du pénitent. A le prendre non plus comme un directeur, mais comme un philosophe, son but unique est d'illustrer la distinction fondamentale entre les « actes » et les « états » ; distinction où se résume pour nos bérulliens toute la théologie mystique. Pas d'autre originalité chez lui que d'avoir choisi parmi tous les états de la vie intérieure, celui que le commun des âmes a le moins de peine à se représenter, le plus humiliant de tous, celui aussi qui, mal compris, mal exploité, si l'on peut dire, serait le plus accablant. D'autres insisteront davantage sur l'état d'incorporation au Christ, sur l'état d'enfance ou de victime. L'état

 

311

 

de pécheur les embrasse tous, comme tous ils se ramènent à l'état de pécheur. En vérité, l'idée de pécheur ajoute moins de honte que de néant à l'idée de créature, et puisqu'il s'agit ici d'un pécheur absous, l'état de pécheur implique nécessairement l'état de grâce. Simples nuances qui ne changent rien à l'attitude foncière de l'âme, et qui, du reste, s'oublient, s'effacent bientôt dès que l'on en vient aux disciplines de l'initiation mystique. Dans la philosophie de la prière que nous expose le précieux petit livre de Clugny sur l'oraison des pécheurs, il n'y a quasi plus de place pour la distinction entre le pécheur et l'innocent. Cette philosophie, nous la connaissons déjà, grâce au P. Séguenot, mais Clugny a sa façon à lui, pittoresque, piquante et toujours un peu excessive, de s'assimiler l'enseignement de ses pairs.

Un de ses « avis » porte que, dans la prière, « il ne faut point s'exciter soi-même ». Sur quoi l'on pense bien que la Bibliothèque janséniste pousse les hauts cris. C'est bien se hâter, Clugny n'ayant pas manqué d'ajouter qu'il faut prendre cet avis « de bon sens. Autrement on pourrait le tourner d'une manière pernicieuse ». Il ne s'agit pas ici de canoniser la tiédeur, mais de distinguer entre la ferveur que le Saint-Esprit allume, et celle que nous excitons nous-mêmes.

 

Le désir prodigieux que nous avons de nous contenter en toutes choses, nous fait même chercher (notre) satisfaction jusque dans les pratiques de piété. On ne se contente pas d'être en oraison, on veut encore y être bien. Et parce qu'on croit que pour y être bien, il y faut y être avec ferveur, lorsque le Saint-Esprit ne nous en fait point sentir, on fait si bien qu'on en fait venir... On retire son haleine, parce que cela aide aux élancements de coeur. On fait de grands soupirs. On élève les yeux vers le ciel. On serre les mains..., enfin que ne fait-on pas jusqu'à ce qu'on se sente excité... ! O ! que cette oraison est corporelle... Et ne laisserons-nous jamais prier notre âme seule? (1)

 

(1) De l’Oraison, pp. 80-86.

 

352

 

Ne pas non plus « s'attacher opiniâtrement à je ne. sais quelle routine réglée et prescrite pas à pas, qui pourrait (nous) captiver dans l'oraison, et gêner ce vol de l'esprit dont je voudrais parler toute ma vie avec l'incomparable sainte Thérèse » (1). « Le vol de l'esprit »! mais nous pensions, mon cher Père, qu'aux tristes pécheurs que nous sommes, vous ne permettriez ni la chose ni le mot. Il ne répond même pas.

 

Une attention affective au sujet, une adhérence parfaite à tout ce que Dieu en imprimera; et cela, en demeurant, non pas dans des actes réglés et compassés, mais plutôt dans un état qui est en effet le silence (2).

 

Silence de nos facultés actives, - c'est là négativement la définition même d'un état. Il faut des actes sans doute; des pensées, des affections, des résolutions, mais pour amorcer des états. Il n'est d'ailleurs pas question de suspendre toute activité intellectuelle, comme certains spirituels semblent le donner à entendre.

 

J'ai ouï parler quelquefois d'un certain état d'oraison, dans lequel une âme demeure unie à Dieu sans nul sujet particulier et sans nulle vue déterminée. On dit que c'est comme une adhérence à Dieu dans un esprit de foi, dont l'obscurité n'empêche pas la certitude, et, où, sans rien voir, on ne laisse pas d'embrasser tout. On assure qu'en cet état on est parfaitement recueilli, sans connaître même à quoi l'on tient. C'est une espèce de sommeil de l'âme..., une entrée admirable dans l'immensité de Dieu, où l'on accorde les paradoxes les plus surprenants. Car, dans cet état, on voit tout sans rien voir ; on sent tout sans rien sentir ; on fait tout sans rien faire... N'y comprenant rien, je nie contente de dire que c'est assez que ces choses soient si belles, pour assurer qu'elles ne sont donc pas pour de pauvres pécheurs '.

 

(1) De l’Oraison, p. 67. « Mon désir est qu'on n'ait pas de ces règles si serrées et si précises, mais que, s'abandonnant un peu plus aux diverses impressions de l'esprit de Dieu, on le laisse davantage être le maître des différentes dispositions de l'âme », p. 76.

(2) De l’Oraison, pp. 78-79.

(3) Ib., pp. 109-111.

 

313

 

Peut-être n'y a-t-il pas si loin de ces états apparemment plus sublimes, à ceux dont le commun des pécheurs doit se contenter. Quand il s'agit de décrire l'ineffable, on force aisément la note ; niais, sommés de s'expliquer sur ce point, les spirituels orthodoxes, qu'on semble ici juger chimériques, répondraient d'une seule voix, qu'il n'est pas en effet de véritable prière, qui n'exige, en tel ou tel point de son développement, au début surtout, le concours actif de l'intelligence, un « sujet », une « vue », une « pensée ». Quoi qu'il en soit, nous devons, continue Clugny, laisser le temps à ces pensées, « de s'imprimer en notre âme, et d'y jeter de profondes racines, au lieu que le tout s'évanouit, lorsqu'on ne fait que changer, quand bien ce serait de sainteté en sainteté » (1).

C'est donc « se distraire », c'est gêner le mystérieux travail en profondeur par où se préparent les « états », que « d'embrasser dans une même oraison plusieurs vérités différentes ». Il est vrai que nombre de spirituels proposent « d'ordinaire trois points d'oraison ; encore ont-ils coutume de renfermer trois vérités dans chaque point », mais, sans doute, ne veulent-ils par là qu'ouvrir abondamment « des trésors où chacun pût puiser ce qui lui serait propre ». Quoi qu'il en soit, on doit se contenter d'une seule vérité. Autrement, « on fait trois petites oraisons, ou neuf, au lieu d'une ; ou, pour mieux dire, on n'en fait point du tout » (2). Hypertrophie des activités intellectuelles, paralysie des activités de prière.

 

Il est vrai que cela occupe bien et même assez agréablement

 

(1) De l’Oraison, p. 117. Il semble que saint Ignace ne parle pas autrement dans sa 4° addition : ibi quiescam. Pour lui, néanmoins, tels que la plupart des commentateurs la comprennent, il se maintient sur le plan des actes. A l'activité intellectuelle, qui, ayant donné son effort, doit se reposer, succède une activité affective (affections, résolutions). Clugny demande, au contraire, qu'a la pieuse pensée, par où commencera normalement toute prière, succède insensiblement un état. Il admet certes la psychologie ignatienne ; pensées d'abord ; affections, ensuite. C'est le processus normal. Mais, pour lui, l'activité affective n'est qu'une étape, et non pas un terme dans cette décroissance progressive des actes.

(2) De l’Oraison, pp. 19-120.

 

314

 

l'esprit aussi bien que saintement. Mais on doit faire grande différence entre un entretien de dévotion et une véritable oraison (1).

 

Plus féconde en actes, plus rebelle à ce commencement de repos, à cette simplification que l'on peut demander à l'intelligence, enfin plus distante de la zone profonde, où se forment les états, l'imagination doit être traitée avec moins de complaisance encore.

Certains spirituels font décidément trop de place à cette faculté : ils vont jusqu'à régler ses amusements. Pensant par là nous rapprocher de Jésus-Christ, ils nous présentent, « je ne sais quel fantôme d'un grand prince, l'image d'un

juge sur son tribunal... Quelquefois on s'amuse à son trône... On n'y oublie pas des millions d'anges en confusion ». A propos des mystères de l'Évangile,

 

elle (l'imagination) joue bien mieux son jeu... On bâtit dans sa tête une étable et une crèche... une montagne du Calvaire... Ne semble-t-il pas qu'on soit proche d'une croix ?..., Rien qui occupe, pour ne pas dire qui amuse mieux l'esprit que ces petits fantômes... On sort de son oraison très content de soi-même... Dieu n'est rien de tout cela.

 

Clugny est ici, au fond, comme en tout le reste, pleinement d'accord avec tous nos maîtres. Pourtant il ne voudrait pas s'en prendre trop vivement à la méthode ignatienne.

 

Je ne veux rien dire autre chose, sinon que nous adorions Jésus-Christ qui est né..., mais non pas Jésus-Christ naissant actuellement.

 

L'état, et non l'épisode.

 

Je conjure la charité de mes lecteurs de ne point mal interpréter ce que je tâche de dire seulement pour le bien et l'instruction des pauvres pécheurs qui, n'étant pas accoutumés à être spirituels, pourraient, dans leurs dévotions, mêler beaucoup de grossièreté et d'ignorance, prenant pour des sentiments de piété ce qui... serait... fort au-dessous de la vraie et solide religion.

 

(1) De l’Oraison, pp. 123.

 

315

 

Bien entendu, sa pensée n'est pas « de blâmer le saint usage qu'on peut et qu'on doit faire de l'imagination, encore moins des saintes images », mais enfin « s'imaginer quelque chose de bon », ce n'est pas « faire oraison » (1). Savourer de pieux sentiments, pas davantage.

 

Je les prie même de se désabuser de l'estime qu'ils font peut-être d'une certaine tendresse, qu'ils pourraient ressentir en entendant un prédicateur éloquent, qui, prêchant la Passion de Notre-Seigneur, avec des mouvements pathétiques, exciterait, à force de se désoler lui-même, quelque sensibilité dans l'esprit de ses auditeurs ; ou qui, prêchant de l'enfer, les ferait trembler extérieurement, à force de leur faire des descriptions animées de chaudières d'huile bouillante, de tenailles de fer rouge, de fleuves de soufre embrasé, et de tant d'autres machines qui font peur, mais qui ne convertissent pas.

 

Ce n'est pas là « si grande chose que nous devions nous... désoler, lorsque nous n'expérimentons pas ces mêmes affections ».

 

Ne faisons donc pas passer notre corps dans notre âme. Faisons plutôt passer notre âme dans notre corps. C'est-à-dire, ne cherchons point tant à exciter si fort tous nos sens qu'ils fassent impression sur notre esprit, car cela s'appelle rechercher une dévotion sensible. Mais, demeurant exposés devant Dieu dans une vue simple et fidèle, attendons qu'il touche notre âme. Et si... l'âme de sa plénitude vient à se répandre jusque sur le corps, il n'y aura point de mal. Mais il y en aurait assurément, si, par une trop grande recherche de sensibilité, étant dans la sécheresse, nous excitions si fort notre corps et nos sens, qu'enfin notre âme en fût touchée (2).

 

Il ne veut pas non plus d'une prière qui se replie anxieusement, ou curieusement sur elle-même. « Réfléchir sur son action, c'est véritablement se distraire. » Aussi n'approuve-t-il pas ces « redditions de compte de ce que l'on a fait dans l'oraison ».

 

(1) De l’Oraison, pp. 91-1o9.

(2) Ib., pp. 89-91.

 

316

 

Je voudrais, que..., bien loin d'examiner tous les endroits par où l'on a passé, on fît si peu de réflexion à tout ce qu'on y fait, qu'on se"trouvât à la fin dans l'heureuse impuissance d'en rendre compte et de la répéter. O ! la pauvre oraison que celle dont on peut ainsi faire une histoire, pour ne pas dire un conte, et que j'estimerais une âme bien plus heureuse qui ne pourrait rien dire de son ;oraison..., sinon qu'elle s'est mise en état de la faire, qu'elle y a demeuré tout son temps, et qu'elle a tâché de n'y être pas distraite ; qu'à la vérité, elle avait pris un tel sujet, mais de savoir comment tout est allé ensuite, elle ne s'en souvient plus, et que tout ce qui lui en reste est un désir extrême d'être toute à Dieu.

 

On ne peut rendre compte que de ses « actes ». Les « états » n'ont pas d'histoire. Dieu, encore moins :

 

N'est-ce pas vous, mon Dieu, dont il est dit dans les Psaumes, qu'on n'aperçoit point les pas, ni par où vous avez passé ? Vestigia ejus non cognoscentur (1).

 

Au style près, et à la vivacité parfois un peu déconcertante des formules, tout ceci est monnaie courante. Quand je ruminais le plan du présent volume, à côté des génies positifs et constructeurs qu'en définitive et faute de place j'ai seuls retenus, je me proposais de consacrer tout un chapitre aux critiques de la prière, à ceux veux-je dire, qui ont critiqué une à une les diverses activités - intellectuelles ; imaginatives ; affectives; volontaires - qui interviennent dans la prière. Vaste chapitre, mais très monotone, car ils disent tous, ou du moins ils impliquent tous la même chose, à savoir que les actes les plus riches, les plus abondants ne dénotent pas, par eux-mêmes, l'apparition d'une vraie prière. Panhédonistes et ascéticistes, ils sont tous unanimes sur ce point, Nicole notamment, et avec sa pénétration ordinaire, dans son beau Traité de l'Oraison. Méditer, imaginer, sentir n'est pas nécessairement prier. Le curieux est toutefois, et le désolant, qu'ayant achevé cette besogne

 

(1) De l’Oraison, pp. 71-73.

 

317

 

négative et proprement destructive, Nicole, si intelligent, et avec lui, nombre d'autres, n'éprouvent aucunement le besoin de construire une philosophie, de fournir une définition de la prière pure, qui s'adapte à cette critique des actes, c'est-à-dire qui place le ressort essentiel de la prière autre part que dans les actes. Prier n'est pas méditer, imaginer pas davantage, ni sentir, ni même vouloir, au sens philosophique du mot. Alors qu'est-ce donc ? D'une part, vos méthodes de prière ne décrivent, n'exaltent que des actes de ce genre; d'autre part, ces mêmes actes, une évidence tardive, inquiète d'ailleurs et maussade, vous oblige, ou devrait vous obliger à les éliminer de l'essence de la prière. C'est là, semble-t-il, une situation sans issue, aussi longtemps qu'on n'accepte pas la philosophie positive des mystiques. Mais revenons à notre Clugny, et finissons par son magnifique chapitre sur Le Silence intérieur.

 

On peut prier en prononçant des paroles... On peut aussi prier, ne prononçant rien, mais parlant seulement de coeur, et c'est peut-être ce qu'on pourrait tout au plus appeler la Prière, ou le langage du coeur. Mais il ne faut pas s'imaginer qu'aussitôt qu'on prie ainsi du coeur, on soit pour cela dans la véritable oraison. Ce don divin demande le silence même du coeur ; et, si l'âme parle à Dieu, elle fait à la vérité quelque chose de très bon, mais elle n'est pas pour cela dans l'oraison.

 

Pour le comprendre, il suffit de « distinguer les actes intérieurs de l'âme, d'avec » ses dispositions.

 

On peut, au fond de soi-même (ce fond n'est pas ici à proprement parler la fine pointe), produire des actes d'adoration, d'amour..., en parlant intérieurement de suite, et faisant un discours dans son coeur. Ces actes ne peuvent être que très utiles, et on doit les conseiller ordinairement.

 

Car, à moins d'une grâce très spéciale, c'est normalement par des actes de ce genre que se prépare la transition des activités de surface aux activités profondes.

 

Mais ne pourrait-on pas aussi adorer Dieu et l'aimer, s'anéantir

 

318

 

devant lui et s'offrir à lui, sans dire tant de choses; se contentant d'un état de respect et de petitesse, dans lequel, sans rien exprimer, même intérieurement, au moins de suite, on demeure adorant, aimant et s'offrant dans un silence plus intérieur et plus avantageux que tous les discours du coeur? Voilà ce qu'on appelle les dispositions de l'âme, qui sont la véritable oraison.

 

« On pourra donc dire intérieurement » - on le devra même, d'abord, et on le fera normalement de soi-même. - « Mon Dieu, je vous adore, mon Dieu, je vous aime...

 

Mais il n'en faut guère dire davantage, et il vaut mieux se contenter de demeurer ensuite, autant que l'on pourra, dans un état d'oraison, d'amour..., dans lequel l'expérience apprend qu'on ne dit rien, même intérieurement (1).

 

Prenez-y garde. Il semble ne parler ici que d'une prière facile, et déjà toute proche de l'extase. Mais ce qu'il dit se réalise aussi bien dans les états de sécheresse, comme le P. Piny nous le montrera plus tard. C'est là même, peut-être, la plus sûre justification de leur doctrine ; sans elle, comment expliquera-t-on que la quasi-impossibilité où l'on se trouve parfois de produire des actes, ne dénote pas, cette chose d'ailleurs absurde, l'impossibilité de prier ?

 

Le silence universel qui fait tout perdre de ce qui est sensible, est la seule chose tout à fait digne de Dieu... Avouons que, tandis que notre coeur parle à Dieu, il ne sent- pas assez ce qu'il dit, parce qu'il sentirait bien qu'il ne pourrait pas dire ce qu'il sent (2).

 

Le silence intérieur - la prière par état - est du reste, et contrairement à ce que l'on pourrait croire, « le meilleur moyen pour éviter les distractions et l'ennui dans l'oraison ».

 

 

(1) C'est la méthode des « pauses de silence », recommandée par nombre de mystiques, notamment par les maîtres de « l'oraison cordiale ».

(2) Ici, quantité de beaux textes : « Antequam sentires, dicere te putabas Deum, Incipis sentire et ibi sentis dici non posse quod sentis ». (Augustin) « si charmant en cette matière... » Plus les textes « rapportés par Grenade au commencement de la Guide ».

 

319

 

Le discours intérieur produit à la fin, et insensiblement, les distractions, ou... pour le moins, il y donne entrée. Car, à la fin, on se lasse, ou l'on s'oublie de dire toujours : Mon Dieu, je vous adore..., et l'âme, qui, mal à propos, s'est accoutumée à n'adorer Dieu qu'en disant en elle-même : Mon Dieu, je vous adore..., vient insensiblement à ne plus l'adorer lorsqu'elle ne le dit plus. Ainsi elle se trouve dissipée. De cette dissipation vient son ennui, et jamais elle ne sortira de cet ennui, qu'elle n'ait recours au silence intérieur, et qu'elle ne se contente de ce recueillement, dans lequel il est certain qu'une âme, par état et par disposition, adore Dieu, ou l'aime, sans le dire, même intérieurement, par des actes formés de suite et tout au long, quoique dans le fond du coeur.

 

Il n'est vraiment « pas besoin », poursuit-il, de montrer que cette doctrine ne ressemble ni de près ni de loin à celle de Molinos. Rien non plus qui puisse étonner un bon observateur des choses de l'âme.

 

Nous avons peut-être expérimenté plusieurs fois que, lorsque la confiance que nous avons en quelque personne, est accompagnée d'un grand respect, nous nous trouvons si interdits, lorsque nous la voyons, que, quoique auparavant nous eussions quantité de choses à lui dire, nous ne trouvons plus rien, et nous sommes contraints de demeurer dans le silence. O ! qu'une âme, qui serait en cet état auprès de Dieu, serait bien ! Il nie semble que rien n'est plus digne de Dieu que cette sainte interdiction, dans laquelle une âme, pénétrée d'un extrême respect, qui ne diminue point la confiance qu'elle a en sa bonté, demeure muette, et ne sait plus que dire, parce qu'aussi bien elle ne pourrait jamais dire assez. Elle entend seulement avec humilité ce qu'il plaira à ce divin Seigneur de lui faire connaître de ses volontés adorables, et, par son impuissance, elle fait à Dieu un sacrifice qui seul me paraît le plus répondre à sa majesté infinie

Aux doctes de juger ce professeur de silence. Saint Augustin, je crois, l'eût aimé. On voit trop, du reste, que ces livres minuscules n'épuisent pas le sujet. Ce sont des vues, des coups de sonde. Il ne faut pas lui demander en si peu

 

(1) De l’Oraison, pp. 129-138.

 

320

 

de place, de répondre à toutes les difficultés théoriques ou pratiques, où telle ou telle de ses affirmations peuvent se heurter. Ce qu'il n'a pas dit, d'autres le diront ici-même, car, encore une fois, ils se tiennent tous. Ce sont aussi des confidences involontaires, et cela vaut mieux encore. N'est-on pas fier de penser qu'il fut un temps chez nous, presque tout un siècle, où des âmes sans nombre se reconnaissaient, se retrouvaient elles-mêmes dans ces descriptions sublimes ? (1)

 

 

(1) Je n'ai pas fait état dans ce chapitre du Catéchisme de la dévotion... dédié à saint François de Sales. Lyon, 1681. Les approbations le disent composé par le R. P. F. C. P. D. L. Ce qui peut se traduire : François de Clugny prêtre de l'Oratoire. Batterel néanmoins n'ose l'attribuer à Clugny. « M. l'abbé Papillon, dit-il, prétend que le P. Bourrée ne lui a jamais nommé cet ouvrage parmi ceux du P. de Clugny. » Pour moi, je ne retrouve pas dans ce livre la manière si caractéristique de Clugny. Bon livre, certes, mais à peu près dénué d'originalité. De ses sujets d'oraison pour les pécheurs, je n'ai pu me procurer que le premier volume, et il y en a quatre.

 

 

 

 

Précédente Accueil Remonter Suivante