Chapitre V
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CHAPITRE V : LE VIGNERON DE MONTMORENCY ET L'ÉCOLE DE L'ORAISON CORDIALE

 

1. QUERDU LE GALL ET L'ORATOIRE DU CŒUR. - Le Gall et ses « feuilles » illustrées. - Sur la piste d'une école mystique oubliée. - La Pléiade de l’ « Oraison cordiale ». - Le Vigneron de Montmorency, et « L'ouverture du Royaume de l'Agneau occis. - Jean Aumont et ses « docteurs ».

II LA DOCTRINE DU VIGNERON. - § 1. La cave. - Allégories familières. - La cave et la fine pointe. - Le « palier » de l'intelligence. - Du grenier à la cave. - « Racine fontale », « vase central ».

§ 2. L'Alambic. - L'âme « triple-essentiée » dans les « fourneaux », de l'amour. - Qu'il ne faut renoncer ni aux notions ni aux images.

§ 3. Les renards et le jansénisme. - Le « museau pointu » de l'amour-propre. - L'anti-mysticisme de Port-Royal.

§ 4. Violence et Prière. - Critique de l'ascéticisme. - L'ordre de Dieu renversé.

§ 5. Les activités de prière et « l'amortissement du propre esprit naturel ». - Méthode d'initiation à la vie mystique.

III. L'ECOLE DE L'ORAISON CORDIALE. - La propagande. - Les autres méthodes. - La composition de lieu ignatienne. - « Des applications » progressives des puissances. - L'école et ses adversaires.

IV. LES IMAGES. - Celles d'Aumont et leurs symbolismes peu cohérents. - Celles de Le Gall qui se contentent de figurer le recueillement progressif de la prière. - Les « portes ». - Les rééditions de 1774 et de 1839.

 

I. DE QUERDU LE GALL ET L'ORATOIRE DU COEUR. – Habent sua fata, c'est bien le cas de le dire. II y a quelque vingt ans, je rencontrai sur les quais et j'empochai aussitôt une minuscule plaquette in-32, publiée chez Poussielgue-Rusand en 1839, et qui a pour titre : L'Oratoire du Coeur ou méthode très facile pour faire oraison avec Jésus-Christ dans le fond du coeur, par M. de Querdu Le Gall, docteur en théologie. Édition revue et corrigée, ornée de onze gravures. Historien

 

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que je voulais être de la prière, le titre m'avait frappé, et le nom de l'auteur, et les onze gravures, et plus encore la genèse de ce petit livre telle que l'avertissement la raconte.

 

Cet ouvrage, y est-il dit, a été composé par l'auteur d'une feuille où étaient représentés, outre les sept mystères de la Passion de Jésus-Christ, ceux de la sainte Enfance et de l'adorable Trinité, avec une courte explication de la méthode d'oraison enseignée (en cette feuille). Et, comme il en fut porté quelques-unes à Rome - c'était en 1667 -, il en fit présenter une par le révérend P. Bona, alors général de la congrégation des Feuillants d'Italie, et depuis cardinal... au pape Alexandre VII, qui était fort malade et endurait de grandes douleurs, afin que la vue de la contemplation de Jésus-Christ souffrant lui donnât la force pour supporter les maux qu'il endurait.

 

N'est-ce pas déjà très alléchant? Ce prêtre, un Breton sans doute, dessinant et répandant autour de lui ces petites images dévotes, puis ayant l'idée de les envoyer au Pape malade, pour l'aider à faire oraison. Et comme il choisit bien son intermédiaire! L'illustre Bona, un des flambeaux de l'Église, et qui, de Rome, suit, avec une vive curiosité, notre renaissance mystique; Bona qui approuvera bientôt chaudement les écrits du contemplatif aveugle de Marseille, ce pauvre Malaval, et qui, à cette heure, ne soupçonne pas, j'imagine - pas plus que je ne l'aurais soupçonné moi-même, - que, derrière ce Querdu Le Gall, se cache un Malaval rustique, non moins sublime, mais plus précautionné ou plus heureux que le Marseillais.

 

Sa Sainteté agréa le présent de bon coeur ; elle témoigna sa reconnaissance... par une riche médaille d'or où était son portrait. Depuis elle voulut toujours avoir ce tableau dans sa chambre jusqu'à sa mort. Tantôt le faisant mettre au pied du lit..., tantôt auprès de sa tête.

 

Le Gall était venu en personne à Rome avec ses images, et il s'ingéniait, non sans succès, à leur trouver des protecteurs. Nous apprendrons plus tard qu'elles en avaient besoin.

 

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Comme cette feuille ne semblait pas commode..., l'auteur fut sollicité par plusieurs personnes, tant Français qu'Italiens, et entre autres du Maître du Sacré-Palais, qui lui donna une approbation authenthique de sa méthode d'oraison, de composer un ouvrage sur cette matière ; ce qu'il fit. Et aussitôt qu'il l'eut achevé, il le livra à l'impression en italien sous le titre de l'Oratoire du coeur.

Le Pape Clément IX témoigna à l'auteur, peu de jours avant son départ, agréer de grand coeur qu'on le lui dédiât.

 

Manifestement ce Le Gall ne manquait pas d'entregent.

 

Depuis, un exemplaire étant tombé à Paris entre les mains de ses amis, il fut prié instamment de le traduire et de ne plus différer à le réimprimer; ce qu'il fit.

 

A quelle date? Je l'ignore. La nouvelle édition que publiera en 1774 l'abbé de Saint-Fard, reproduit, en la modernisant, l'édition de 1677. Mais celle-ci n'est peut-être pas la première, que je placerais volontiers quatre ou cinq ans plus tôt. Entre 1672 et 1685, le livre a dû être réimprimé plusieurs fois. L'édition de la Bibliothèque Nationale est de 1682. D'autres ont suivi sans doute, la France dévote d'avant la controverse du quiétisme, ayant accueilli ce petit livre avec autant de faveur que Rome.

 

L'on a vu depuis que plusieurs grands serviteurs de Dieu ont enseigné de vive voix ou par leurs écrits cette manière d'oraison ; que quantité de personnes de tout sexe, de tout âge et de toute condition.., ont fait (grâce au petit livre et à ses images) de grands progrès dans l'oraison et dans la vie intérieure. On a vu des religieux et des religieuses, des prêtres, des personnes de qualité, des savants, des gens de la campagne et assez grossiers, des enfants même, à qui cette méthode a été enseignée, qui l'ont embrassée avec simplicité, ont goûté la vie intérieure par cette voie, eux qui auparavant ne se croyaient pas ou n'étaient pas jugés capables de faire l'oraison mentale (1).

 

On avouera qu'il y avait dans cet avertissement de quoi mettre un historien en appétit de recherches. Mais j'en étais

 

(1) L'Oratoire du coeur (édition de 1839), pp. 5-8.

 

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encore à la préparation lointaine de mon travail, et la méthode que je m'étais imposée, pendant. ces premières fouilles, lorsque chaque jour me mettait sur la voie d'un nouveau filon, ne m'autorisait pas à suivre sans plus tarder la piste, encore plus obscure que tentante, de Querdu Le Gall. Le plus pressé était de tracer quelques avenues provisoires dans cette forêt vierge de notre littérature religieuse, et pour cela de m'attacher d'abord aux maîtres les plus connus, ou les moins inconnus, aux mouvements les moins oubliés. Habent sua fata, d'ailleurs, comme la mystique de l'érudition nous l'assure. Tout se passe, en effet, dans nos recherches, comme si, avides, pour ainsi dire, de ressusciter, ces vieux livres, au lieu de nous attendre paisiblement dans leurs cimetières, s'agitaient, nous tiraient à eux à la manière des aimants. Il en va de même pour beaucoup d'autres disciplines, sinon pour toutes. Chétive ou grandiose, la découverte semble presque toujours nous tomber du ciel. Ainsi, pour avoir aperçu Le Gall, son rouleau de « feuilles » sous le bras, dans l'escalier du Vatican, je sentais confusément qu'il avait encore beaucoup à me dire, qu'il me reviendrait dans quinze ou vingt ans, quand je serais prêt à lui offrir l'hospitalité d'un paragraphe ou d'un chapitre. Or il m'est si bien revenu, et entouré d'un si beau cortège, qu'aujourd'hui, je n'aurais pas assez de tout un volume, si je cédais à la tentation d'écrire l'histoire, soit de ce Breton et de ses amis parisiens ou normands, soit de l'École d'oraison qu'ils ont ouverte de concert, peu après la majorité de Louis XIV, et qui ne se fermera tout à fait que sous Louis-Philippe.

Un cortège, avons-nous dit, et c'est bien cela. Lisez plutôt à la fin de l'avertissement primitif ces précieuses lignes, que l'édition de 1832 a eu le tort d'effacer. « Si quelques âmes, écrit l'auteur, - qui, du reste, paraît ici avec son titre : « Recteur de Servet en Bretagne » -, sont désireuses de voir d'autres livres composés sur cette matière - désireuses ? et comment donc !

 

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elles pourront lire : L'ouverture intérieure des sept sceaux de l'Agneau occis, imprimé à Paris ; de l'Abrégé fait depuis peu, composé par le même auteur, qui est séculier de grande vertu ; ou le Chrétien uni à Jésus-Christ au fond du coeur, par le P. Vietorin, récollet, imprimé à Paris ; Jésus souffrant, par un Père minime, imprimé à Rouen ; le Faisceau de myrrhe, imprimé à Paris ; les Exercices du coeur, par M. Bail, imprimé à Paris ; les Images morales, qui, en douze grandes figures, représentées en forme de coeur, font connaître l'état intérieur de l'homme... (1).

 

En l'an de grâce 1682, sinon 1672, une bibliographie presque lansonienne, avouez que ce Le Gall n'est pas un homme ordinaire ! Et une bibliographie enivrante, ne serait-ce que par cette évocation imprévue de M. Bail, personnage bien connu, et dont la seule présence donne à tout ce groupe une solidité, une réalité saisissable, si j'ose m'exprimer ainsi. Docteur de Sorbonne, qui plus est et à qui l'archevêque de Paris confia, comme vous savez, la direction du Port-Royal révolté. Sur quoi, Sainte-Beuve l'égratigne de confiance, mais assurément sans avoir pris la peine d'en faire le tour. A cela près qu'il n'était pas janséniste, Bail avait beaucoup de mérite. Pour le style, un retardataire. Moins grave, on le confondrait avec Camus. Tel de ses ouvrages, la Philosophie affective, a été réédité de nos jours. Nous le retrouverons, d'ailleurs, plus d'une fois sur notre chemin.

De celui-ci j'étais donc sûr, bien que plus d'un de ses petits livres semble perdu. Mais les six autres de la Pléiade, ne les aurai-je entrevus un instant que pour les perdre aussitôt? Non, par bonheur. Le Bibliothécaire du Roi, lui aussi affilié peut-être au groupe de l'oraison cordiale, avait pieusement rassemblé la plupart de ces ouvrages, notamment

 

(1) L'Oratoire du cœur... par M. de Querdu le Gall..., recteur de Servel en Bretagne, Paris, 1682, avertissement. Bibi. Nat. D. 18993 . Cet exemplaire de la Bibliothèque du Roi, a été relié à la suite d'un autre ouvrage qui nous vient de la même école, mais qui présente peu d'intérêt : L'Oraison du Coeur, ou manière courte et facile de faire l'Oraison intérieure..., par un chanoine d'Arras (Le Sieur de Montfort). Paris, 1684.

 

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les deux perles de la série : L'ouverture intérieure des sept sceaux de l'Agneau occis et le Faisceau de Myrrhe (1).

L'Ouverture..., est, semble-t-il, l'ouvrage fondamental, la charte originale de cette école. C'est un fort volume in-8° de sept cents pages, et dont je vais essayer de transcrire le titre monumental :

 

L'Ouverture intérieure du royaume de l'Agneau occis dans nos coeurs. Avec le total assujettissement de l'âme à son divin empire.

Où il sera brièvement traité de la vraie et sainte oraison et récollection intérieure;

Ensemble des choses les plus remarquables et nécessaires à la perfection chrétienne; y faisant voir premièrement les sept sortes de captivités et enchaînements du péché et du propre amour qui scellent et captivent notre âme, la tiennent et retiennent à elle-même, l'empêchent d'être à Dieu, et la livrent au péché, et le péché à l'enfer et l'enfer aux diables.

Avec l'adresse intérieure et les moyens nécessaires pour chaque état et degré, convenable à la rupture de chacun de ces lieux de ténèbres, et pour y lever et dissoudre ces sept sortes de sceaux, et mettre l'âme en liberté et pleine capacité de recevoir intérieurement les divines infusions et admirables influences d'amour de ce beau soleil éternel de la région spirituelle et intérieure, roulant sa sphère par dedans.

 

Vous dormez, sans doute. Moi, aussi; mais voici pour nous réveiller.

 

(1) Des sept ouvrages indiqués par le Gall, la Bibliothèque Nationale possède outre les deux que je viens de dire, le livre du P. Victorin dont voici le titre exact : Ecole spirituelle et de perfection où les chrétiens apprennent à adorer Jésus Christ, pour vivre et mourir en son saint amour, par le P. Victorin, religieux récollet..., Paris, 1666. Le faisceau de myrrhe. Les exercices du coeur de Bail ne se trouvent pas, du moins sous ce titre; mais en revanche, plusieurs ouvrages du même auteur, qui nous font suffisamment connaître sa doctrine spirituelle. Je n'ai pas trouvé non plus le Jésus souffrant. Pour les Images morales, le cabinet des Estampes les garde peut-être, mais je me résigne sans peine à les ignorer. Nôtre école, vouée de naissance au pittoresque, avait toute une équipe de graveurs à son service. Les images de l'Oratoire du coeur et celle de l'Agneau occis peuvent suffire à un court chapitre d'exploration tel qu'est celui-ci. Je dois renoncer à établir une Bibliographie complète de cette Ecole, et je me contente d'ajouter à la liste de Le Gall, le livre du S. de Montfort indiqué plus haut. Nous allons parler longuement de l'Ouverture... Voici le titre du Faisceau. Le Faisceau de myrrhe de l'Epouse du cantique ou le recueillement et l'entretien de l'âme avec Dieu au-dedans de nous, par le Sieur de S. M. B. P. S. (de Saint-Mamert-Beaussieu, prêtre séculier). Rouen, 1667.

 

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Par un Pauvre villageois, sans autre science ni étude que celle de Jésus crucifié. Paris, 166o (1).

 

Le nom! le nom ! Inutile de recourir au Dictionnaire des Anonymes. Sur la feuille de garde, une pieuse main, celle. je veux croire, de ce Bibliothécaire du Roi, qui nous a conservé les principaux trésors de l'École mystérieuse, a écrit ces lignes :

 

 

Appelé Jean Aumont, vigneron de Montmorency, depuis retiré à Paris, chez M. Prévost, marchand de fromage, rue des Prêtres à la Halle, et enterré aux Filles pénitentes, rue Saint-Denis.

 

Et une autre main :

 

 

D. O. M. - Ici repose le corps - de Jean Aumont - dit de la Croix de Montmorency - âgé de 80 ans, 5 mois - décédé le 19° d'Avril - et inhumé le 21 du même mois 1689 - Requiescat in Pace. - Aux filles Pénitentes de Saint-Magloire, rue Saint-Denis à Paris, première chapelle, joignant la sacristie, du côté de l'Epître.

 

« Vigneron », c'est déjà beaucoup, c'est même l'essentiel, bien que nous ignorions sa place dans la hiérarchie de cette corporation. Simple ouvrier à la journée, mais peut-être et plutôt propriétaire d'un petit vignoble. Entre lui et P.-L. Courier il n'y aurait que ce trait de ressemblance. En tout cas, le loisir ne lui manque pas. II entre, pour nous, dans l'histoire, à l'âge de cinquante, huit ans, lorsqu'il publie, en 1666, son gros livre. Mais cette oeuvre est évidemment le fruit de méditations infinies, d'une expérience déjà vieille. Il y parle, sans fracas prophétique, en maître, non en visionnaire, avec l'autorité ferme et tranquille d'un homme qui a l'habitude d'être écouté. A cette époque, sa renommée a franchi les frontières de Montmorency; les admirateurs lui sont venus de Paris. Même s'il avait trouvé dans ses économies de vigneron les sommes nécessaires

 

(1) Une même reliure réunit, dans l'exemplaire de la B. N. L'Ouverture et L'Abrégé dont parle Le Gall.

 

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à l'impression et à l'illustration de son livre, comment aurait-il affronté, seul, sans encouragements, sans appuis, la douane redoutable des censeurs? Aussi bien n'est-ce pas à lui qu'est accordé le « privilège », mais à Maurice Le Gall, prêtre de Morlaix, lequel n'est pas autre, j'imagine, que notre ami M. de Querdu Le Gall, docteur en théologie, « recteur de Servel en Bretagne ». Comme approbateurs, deux docteurs de Sorbonne, « Le Bail, curé de Montmartre », c'est notre Louis Bail, et M. Grandin. Ils n'y vont pas de main morte :

 

Une douce éloquence..., docte et profonde, et... une noblesse d'élocution, qui n'a rien de faible et de rampant, ni aussi rien d'enflé ni d'affecté, éclairant les plus hautes et obscures vérités de l'oraison, et enseignant à enraciner la croix dans le coeur et s'unir à Jésus souffrant, comme la source de la vraie vie spirituelle...

 

Après cela, on discerne aisément dans l'ouvrage des précisions et des précautions doctrinales, qui trahissent la propre main ou l'inspiration de théologiens de métier. Le Gall, presque certainement, a passé par là, Bail aussi je crois, et d'autres encore. Ce n'est qu'après de longues conférences qu'ils l'auront engagé à écrire. On l'a revisé feuille à feuille, on a exigé tel éclaircissement, suggéré telle addition. Je n'en finirais plus, écrit-il,

 

si j'acceptais les passages que ceux qui en ont la lecture m'offrent sur ce sujet; mais... je ne fais profession de dire là-dessus que ce que Dieu m'a donné et ce que j'ai appris par ma propre expérience (1).

 

Ce qui ne l'empêche pas, le cas échéant, de renvoyer aux bons auteurs, nommément aux « opuscules de saint Bonaventure » (2). « Un bon religieux d'un ordre réformé » lui a envoyé, « sur un billet », tout un chapelet de textes

 

(1) L'Ouverture, p. 500.

(2) Ib., p. 501.

 

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« qu'il dit avoir tiré d'un livre intitulé : De l'amour et de la connaissance de Jésus-Christ par le R. P. J.-B. de Saint-Jure, jésuite » (1). Peut-être ne lui déplaît-il pas de se faire passer pour plus ignorant qu'il no l'est en effet. Il avait beaucoup retenu des sermons de son curé et de ses entretiens avec les doctes. Peu de lecture néanmoins :

 

Si j'avais, écrit-il encore, la science de l'Écriture, je ferais voir que tout ce qu'elle dit... ne tend... qu'à perfectionner notre homme intérieur. Mais je n'avais ni les livres, ni la permission de les lire, lorsque je commençai ce petit (!) traité, il y a environ deux ou trois mois; car Dieu m'a fait la grâce de l'avoir (l'Écriture) en tel respect, que je n'osais pas y lire jusqu'à ce que celui à qui j'étais obligé d'obéir m'a témoigné cela nécessaire pour plus grand éclaircissement de ce petit oeuvre (2).

 

Collaboration, lointaine d'abord, puis immédiate, d'ailleurs aussi discrète que vigilante, et qui aura laissé intacte l'originalité foncière du texte. Ils en ont même respecté jusqu'à la rusticité. D'ici, de là, quelques coups de plume, pour prévenir les malentendus, mais, en somme, ils n'ajoutent rien de leur cru à la substance même du message qu'ils savent conforme à l'enseignement traditionnel (3). Bien avant

que Jean Aumont prit la plume, on s'était mis d'accord et sur les grandes lignes et sur le détail de la doctrine. De là vient la parfaite réussite de cette curieuse aventure. Entourés d'un pareil aréopage doctoral et docile à leurs conseils, Malaval, Mme Guyon seraient aujourd'hui en belle place parmi les mystiques orthodoxes ; M. de Bernières, eût peut-être échappé à l'Index. Ni d'un côté, ni de l'autre, on ne perd la tête. Pas de trépied dans la chambre du vigneron, seulement des chaises Ses docteurs estiment très haut sa vertu et son génie, mais ils n'abdiquent pas

devant lui. Et lui, de son côté, il a trop de sens et d'humilité

 

(1) L'Ouverture, p. 558.

(2) Ib., p. 153.

(3) Voir, p. 55, une atténuation importante ajoutée sur la marge et peut-être exigée par les censeurs.

 

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pour les regarder comme ses disciples. Il se laisse diriger par eux. Nous ne voyons pas que, son livre publié, il ait continué d'écrire (1), et c'est là une sorte de miracle, si peu de contemplatifs, même authentiques, ayant la force de résister à la libido scribendi. Sur les faits et gestes du vigneron, c'est là tout ce que je sais. J'imagine qu'il aura quitté Montmorency peu après la publication du volume. Fixé à Paris, pendant les trente, ou vingt, ou dix dernières années de sa vie, il y aura continué sans trop de bruit sa propagande ; discuté, ce qui va de soi, mais non pas sérieusement inquiété. Aux érudits de découvrir, soit parmi les inédits que je n'ai jamais remués, soit parmi les imprimés, les traces d'un homme dont le prestige fut grand dans la région parisienne : l'égal peut-être d'un Renty, d'un Bernières, d'un Frère Laurent. Pour nous, sa doctrine doit nous suffire, et l'histoire - telle du moins que je l'entrevois - du mystique mouvement dont la première initiative semble être venue de lui.

 

II. - LA DOCTRINE DE JEAN AUMONT

 

§ 1. - La cave.

 

« Je prévois, écrit-il, au cours d'une de ses amplifications, que l'on va me dire que je n'apporte rien de nouveau, car je ne prétends pas aussi apporter de nouveautés (1). » Qu'en sait-il, puisqu'il n'a quasi rien lu ? Eh ! ses amis, les docteurs, le lui auront appris, pour le rassurer, peut-être aussi, ou, très sagement, pour qu'il ne s'en fît pas accroire. Ils l'écoutaient avec plus de bienveillance que d'avidité, sans se récrier aux endroits sonores, sans lever les bras au ciel, quand telle expression plus forte semblait l'étonner ou l'inquiéter lui- même. - Mais non, mais non, continuez, ça va bien, nous

 

(1) Quoi qu'en dise Le Gall, j'incline à croire que l'Abrégé de l'Agneau occis ou méthode d'oraison par un pauvre villageois n'est pas de Jean Aumont. Ici encore, Bail figure parmi les approbateurs.

(2) L’Ouverture, p. 90.

 

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savions déjà tout cela. François de Sales, Tauler, voire saint Denis n'en disent ni plus ni moins. - Mais justement, n'ayant d'autre livre que sa propre expérience, la merveille est pour nous que, tâchant d'y voir clair au fond de lui-même, il soit arrivé lentement, pesamment, à construire une théorie de l'intérieur qui s'adapte sans effort à celle des maîtres. C'est par là surtout qu'il nous attache ; c'est aussi par l'effort prodigieux qu'a exigé cette construction, par l'abondance tumultueuse et par l'agencement maladroit des symboles qu'il a forgés. Imaginez un Socrate campagnard, qui ne connaîtrait que son catéchisme, et dont les paraboles abondantes rejoindraient toutes, sans qu'il s'en doutât d'abord, la philosophie de M. Bergson. Ces images, ces mythes lourds de bergsonisme, frappent de jeunes philosophes du voisinage. Ils pressent le bonhomme de mettre par écrit ces belles choses. Des longs entretiens qu'il a eus avec eux, et de leurs apartés plus ésotériques, mais dont il a percé le mystère, il a retenu des bribes de phraséologie savante, quelques vives formules qui l'aident singulièrement dans cet effort didactique, et qui lui permettent de parler, d'ici de là, non plus en poète, mais en philosophe. Au lieu de M. Bergson, mettez saint François de Sales, et vous aurez toute la genèse de ce curieux livre, où se fondent, traduits en un jargon pénible et puissant, les images du campagnard et les abstractions des docteurs, le vin de la vigne et l'absinthe métaphysique. Non, rien de nouveau que des paraboles, que des métaphores, mais pliées par une intelligence extrêmement vive, pénétrante et limpide au didactisme le plus subtil.

La plupart de ces images assiègent, tâchent d'étreindre, de rendre sensible cette réalité ineffable, le fond de l'âme, la fine pointe des autres mystiques. L' « oraison du coeur », ou, comme ils aiment à dire, « l'oraison cordiale », où se ramènent toutes les leçons de Jean Aumont et de son groupe, n'est pas autre chose que l'oraison de la fine pointe. A un intellectuel, à un Pascal, une seule image - « coeur » -

 

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peut suffire, mais non à un vigneron. Et voici le nôtre, dès le début de son livre, en quête d'évocations moins abstraites, plus réalistes, plus parlantes.

 

Dites-moi, de grâce, si quelqu'un, enfermé en votre cave, et frappant à la porte pour se faire ouvrir, vous alliez cependant au plus haut et dernier étage de la maison, demander qui est là, vous n'auriez sans doute aucune bonne réponse, car la grande distance du grenier à la cave ne permettrait pas que votre qui va là? fût entendu. Mais peut-être que cette personne-là n'ayant pas encore bien appris tous les lieux et endroits de la maison (1), pourrait bien être excusée d'aller répondre au grenier quand on frappe à la porte de la cave ; et ignorant principalement ces bas étages et lieux souterrains; c'est pourtant d'ordinaire où l'on a de coutume logé le meilleur vin... Mais, assez souvent, on se contente d'y envoyer la servante, sans se donner la peine d'y descendre soi-même, pour en puiser à son aise et s'en rassasier.

Je veux dire que, Dieu étant l'intime de notre intime (2), il frappe à la porte de ce fond et plus profond étage de nos âmes; et que pourtant il faut y descendre en esprit et par foi, pour y écouter... ce qu'il plaira à sa divine majesté de nous y ordonner; et ne nous pas contenter d'y envoyer la servante de quelque chétive considération, laquelle ne peut descendre jusqu'au caveau de l'Époux, mais seulement sans s'abaisser, elle demande du faîte de la maison : qui est là? C'est en vérité trop mépriser son Prince, d'envoyer à la porte un chétif valet, qui n'a ni parole ni civilité pour le recevoir. Mais il faut que l'âme descende elle-même par dedans elle-même, pour y chercher son Dieu, et l'y trouver, et en jouir..., dans le caveau des chères délices du pur amour... (3).

 

Quelqu'un a frappé, nais si doucement qu'on ne saurait dire à quelle porte. Dans ce bruit lointain, on discerne un je ne sais quoi d'intimidant. Sans doute un visiteur qui aurait le droit de beaucoup demander. D'où nul empressement à ouvrir. Que la servante aille voir, indifférente, boiteuse,

 

(1) Ignorance peu vraisemblable. On peut toutefois supposer que cette personne vient d'acheter la maison, et qu'elle n'a pas eu le temps de faire le tour du propriétaire. Mais une parabole n'est pas tenue d'entrer dans tout ce détail.

(2) Ses amis lui auront-ils appris le mot de saint Augustin ? C'est très possible, probable même, mais non certain.

(3) L’Ouverture, pp. 13, 14.

 

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comme elles sont toutes; - celle-ci, l'intelligence, plus que les autres. Descendre tant de marches, le voudrait-elle qu'elle no le pourrait pas. Du haut du dernier palier, elle demande : qui est là ? Plus de réponse, où s'il en vient une, la servante ne l'entend pas, car elle est sourde à de certains bruits. Daltonisme de l'oreille. Personne, dit-elle, avec sa volubilité ordinaire, ou bien quelque étranger qui dans la nuit se sera trompé de porte ; ou un impatient ; ou bien ce n'est pas chez nous. Et on pense à autre chose.

Comme oeuvre d'art, je ne compare pas cette parabole aux mythes de Platon, ou de François de Sales. Mais elle est drue, lumineuse, toute pétillante de symbolismes, si j'ose ainsi m'exprimer. Son terre à terre lui-même la met à la portée du premier venu. Le moins lunatique des mortels ou le moins poète, a sa cave et son grenier.

Dans ce grenier aux trente lucarnes, sous le toit où grincent des girouettes en folie, perchent celles de nos puissances actives, « qui font l'homme raisonnable el le constituent seulement dans son étage fini, humain, et borné de la loi naturelle du propre esprit » (1). C'est ainsi que la mémoire et l'entendement

 

ont leur situation organique dans la tête où elles opèrent à la naturelle et à l'humaine raisonnable. Et, pour l'ordinaire, l'homme, s'oubliant de son origine, se contente de cet étage naturel ; d'où vient que, tenant ainsi ses puissances naturelles ouvertes vers le dehors, il s'y répand et emploie toute (sa) vigueur active...; par la roue du raisonnement et l'habitude de l'extroversion, on (en) vient (à) obscurcir son fond, et à tout donner à l'entendement de la tête, parce qu'on a oublié celui du coeur. Et ainsi, le propre esprit, étant comme la saillie active de l'âme, s'en va picorer à la campagne..., de buisson en buisson..., (s'oubliant) de revenir ainsi que le corbeau de l'arche... (2).

 

Or, pour « être et vivre », non plus seulement en homme raisonnable, mais « en homme chrétien », il faut apprendre

 

(1) L’Ouverture, pp. 54-56,

(2) Ib., pp. 56-6o.

 

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à agir et à opérer surnaturellement, et pour cela laisser le grenier ouvert aux effluves de la cave. Lorsqu'on parle, en effet, du fond du coeur,

 

on entend le fond spirituel et intérieur de la volonté..., où réside et habite spirituellement Jésus-Christ par grâce (et) par amours.

Enfin, chères âmes, croyez, si vous pouvez, ceux qui vous parlent d'expérience, et vous disent que c'est dans l'intérieur du coeur, dans le fond de la volonté, là où la foi reçoit la vie d'amour, et non dans la tête, parce que l'organe amative n'y est pas.

 

La vie surnaturelle, « tous les présents et dons infus », c'est « le Dieu d'amour qui les donne,

 

et partant, ils doivent aussi être reçus par le canal central du divin amour qui est le fond de la volonté....: maîtresse puissance qui reçoit immédiatement l'infusion amoureuse du Saint-Esprit, et partant qui doit appeler les autres puissances par son attrait surnaturel, au recueillement intérieur et y recevoir... le fruit de leurs démissions et abaissements (2).

 

« Racine fontale, dit-il encore, que nous appelons centre » (3) ; « vase central », ou encore, séduit comme les autodidactes par les sesquipedalia verba, « l'embouchure centrale de son organe amative qui s'appelle la volonté » (4). Ou encore, et avec plus de bonheur « entendement cordial », voulant dire par là cette connaissance amoureuse, qui

 

pénètre facilement tous les mystères sacrés, sous la faveur d'une foi vive, non pas proprement en les comprenant en eux-mêmes, mais en nous laissant comprendre à eux; nous nous en laissons pénétrer en la vertu de l'... amour qui... s'insinue... ainsi dans les sujets qu'il atteint... (5)

 

etc..., etc..., etc... Quand il commence, perdez tout espoir de le voir jamais finir. C'est un peu la faute de Le Gall et de

 

(1) L’Ouverture, p. 49.

(2) Ib., pp. 54-5o.

(3) Ib., p. 158.

(4) Ib., pp. 54-6o, passim.

(5) Ib., pp. 380, 381.

 

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Bail. Ils n'avaient sans doute de nerfs que doctoraux, si l'on peut ainsi parler. Les recommencements éternels de cette prose ne les faisaient pas souffrir. Il leur eût été si facile de tailler dans le vif, de multiplier les points. Et d'autant plus que le rythme de ces développements obéit à une curieuse loi de dégradation. Au rebours de ce qui fut fait aux noces de Cana, Aumont sert son meilleur vin le premier, puis une atroce piquette : sa pensée éclate d'abord en formules pressées et précises, puis il la noie dans un verbiage qu'il croit dévot. Que ne s'en tient-il à sa métaphysique de vigneron, à son alambic et à ses fourneaux ?

 

§  2. - L'alambic.

 

L'opération de la grâce exige.

 

des sujets passifs, fixes et arrêtés, stables et abandonnés à toutes ses immenses diffusions. Car il n'est pas possible de tirer l'essence d'une chose mobile, et qui s'actue et se remue sans cesse ou change de situation, ou étant éventée de quelque façon que ce soit, mais il faut que la matière demeure dans l'alambic, et ainsi ramassée et renfermée, qu'elle y demeure immobile et qu'elle y souffre toutes les atteintes et les ardeurs du feu, selon tous les degrés de chaleur nécessaires pour en tirer la suressence. Ainsi, chères âmes, si nous voulons conduire notre âme au divin fourneau, pour y être réduite en feu et en essences divinisées, il faut de nécessité la ramasser, la recueillir et enfermer dans l'alambic de nos coeurs, et dans le fourneau allumé de notre volonté, pour y être exposée aux ardentes atteintes de ce soleil d'amour, et en être embrasée, essentiée et triple-essentiée, pour y être enfin engloutie, et abîmée dans l'immense brasier de ces divines flammes...

 

 

Heureux symbolisme, rare, sinon flambant neuf, et d'une profondeur inépuisable. Que n'étions-nous là, pendant la première lecture du manuscrit, pour décider Jean Aumont à faire de cette parabole l'épine dorsale de tout son livre,

au lieu de l'allégorie, aussi banale en vérité et confuse que

 

(1) L’Ouverture, pp. 29, 3o.

 

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fastueuse, qui l'a fasciné : cette cascade de « sceaux » - il y en a sept naturellement - qui tiennent l'âme captive, et dont nous devons faciliter « l'ouverture » ! Combien n'eût-il pas été plus sage de se renfermer dans sa philosophie de l'alambic et de la suressence! Et le beau titre, à peine bizarre, mais expressif, piquant, enivrant : L'Alambic mystique... par un Vigneron !

Mais, quoi qu'il en soit de l'écrin manqué, la perle nous reste. Ou, puisque Aumont nous dispense de filer nos métaphores, l'élixir et le contre-poison qui découle de cet alambic. Ce qui a perdu en effet, ou compromis tant de mystiques, même foncièrement orthodoxes, ç'a été de n'avoir pas compris ou du moins de n'avoir pas affirmé nettement que la fine pointe joue dans l'initiation mystique, le rôle d'un alambic. Ils en font un simple foyer que dévore uniquement l'appétit de réduire en cendres tout ce que ces flammes peuvent happer, toutes les activités naturelles et même parfois, dirait-on, la substance même de l'âme. Mysticisme négatif; panthéisme ou quiétisme; spiritualisation excessive, ou, pour mieux dire, impossible. Il est certes vrai que tout l'être humain, actes et puissances, doit passer par l'alambic et s'offrir aux flammes du « fourneau intérieur ». Ces flammes toutefois, non seulement elles ne peuvent rien sur le fond de l'âme, qui est le fourneau lui-même, mais encore elles respectent la surface, qu'elles ne brûlent que pour en « tirer la suressence » : seules sont anéanties les crasses de l'amour-propre. Aumont a merveilleusement compris tout cela et il l'explique mieux que personne.

 

J'ai quelquefois entendu parler certaines personnes spirituelles si spiritualisées que tout ce qui n'est pas pur esprit leur fait ombrage; même ils enseignent qu'il ne faut pas avoir la pensée de la très sainte humanité de Jésus-Christ, laquelle ils ne peuvent souffrir, tant ils sont devenus esprit; et disent que cela empêche la contemplation(mystique) ; et ainsi, sous prétexte d'une foi qu'ils appellent nue, ils rejettent toute forme et toute image,

 

et toute notion. « Quelquefois entendu... certaines

 

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personnes »..., nous nous rappellerons cette rencontre lorsqu'il nous faudra suivre les premières infiltrations quiétistes dans les milieux spirituels du temps de Louis XIII.

 

Il fait beau voir un chrétien dire qu'il faut quitter la pensée de la très sainte humanité de Jésus-Christ!

 

Pédants étourdis, qui ont étudié la mystique, non pas « au fond de leur coeur », où ils auraient trouvé Jésus-Christ, mais dans « quelques livres qu'ils n'entendent pas trop bien ».

 

Car il semble que la lumière d'une âme d'oraison découvre assez ce qu'elle a à faire... Il lui est montré comme il faut se dégager de tout.... et même, je dis bien davantage, qu'il est presque impossible à une âme intérieure de souffrir aucune attache, ni y demeurer sans qu'elle s'en aperçoive. Parce que le principal office de l'amour opérant et impérieux, c'est d'attaquer et de dissoudre toute attache..., mais, ce qui empêche effectivement notre liberté, ce ne sont ni images, ni formes, mais l'attache venimeuse de notre amour-propre,

 

lequel veut se rendre « propriétaire » de tout. C'est donc à le vaincre qu'il faut travailler,

 

et non pas à égratigner les images et les formes, qui ne nous peuvent nuire en aucune façon, ni même les diables, ni aucune créature, qu'autant que vous laisserez vivre et régner votre propre amour dans votre coeur.

 

C'est ici proprement la clef de cette critique des actes, que les mystiques poussent parfois si loin. Notions, images, sentiments, rien de tout cela n'est mauvais en soi, et tout au contraire, rien de tout cela qui se refuse aux effusions de la grâce.

 

L'âme, laquelle a laissé pénétrer sa capacité spirituelle, intérieure et amative, des beaux regards lumineux de cet astre divin..., il lui en fait tout voir en simplicité d'objet, et liberté d'esprit... Jouissante de la franchise du Fils..., lequel nous délivrant de tout servage..., ne nous permet pas de nous laisser occuper ou retenir d'aucune espèce, forme ou figure, qui puisse endommager

 

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l'âme dans sa liberté, puisque le mal ne se rencontre que dans l'attache de complaisance déréglée. Et partant, si vous ressentez quelque peine dans la pensée ou dans la présence de quelque forme ou image, ne vous en prenez pas à la forme ou image, mais à votre amour-propre, qui vous captive, en se voulant tout approprier, jusqu'aux dons de Dieu même, qui ne sont ni formes ni images,

 

mais qui peuvent aussi bien nous être communiqués par le canal des formes et des images, des notions et des sentiments.

 

La vraie spiritualité est libre et ne détruit rien du corporel (ni encore moins du raisonnable), mais elle le perfectionne, ni le corporel ne peut rien sur le vrai spirituel... Corporel et spirituel (mystique)... ne sont pas naturellement opposés l'un à l'autre; mais ce qui cause la guerre en cette république, c'est la corruption, c'est le péché, lequel a pour partisan (agent) l'amour-propre... Otez l'amour-propre..., le corps se soumettra à l'esprit, sans peine...,

 

et les concepts définis du méditatif aux simples vues du contemplatif,

 

Car la chair n'est rebelle à l'esprit que par l'intrigue du propre amour; ni les formes ni les images ne pourront endommager votre esprit, s'il est une fois affranchi de... ce tyran domestique; et partant il faut prendre garde qu'en voulant trop spiritualiser, on ne vienne à ruiner le principe et la fin de toute spiritualité, qui est Jésus-Christ, Dieu et Homme (1).

 

Par là, encore un coup, se distinguent les vrais mystiques des illuminés. Chez les uns et chez les autres, c'est en apparence la même critique impitoyable des activités de surface ; mais, en vérité, chacune de ces critiques poursuit un objet tout différent. Pour les quiétistes, l'activité même est un mal, au lieu que, dans la pensée des mystiques, les actes ne doivent passer par l'alambic de la fine pointe que pour se purifier, que pour en sortir spiritualisés, surnaturalisés. Ils ne détruisent rien ; ils subliment tout.

 

(1) L’Ouverture, pp. 234-240.

 

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§ 3. - Les renards et le jansénisme.

 

La théologie mystique n'ayant en somme pas d'autre objet que de proclamer et de défendre les droits souverains du Pur Amour, il va de soi que tous les mystiques veulent mal de mort à l'amour-propre. Aumont comme les autres, et de ce chef, il ne présente d'original que le pittoresque essoufflé, si j'ose dire, des injures qu'il prodigue à la commune bête noire :

 

Il ne faut pas demander si ce larron domestique de notre temple intérieur est adroit à tout faire ; c'est un emballeur, un filou raffiné ; c'est le partisan de Lucifer, le déserteur de notre petite république, le meurtrier de la vertu, le bourreau des bonnes âmes, le destructeur de la simplicité, le vrai poison des intentions ; enfin c'est le banquier des lieux souterrains;

 

joli trait de moeurs ; les villageois de ce temps-là flairaient dans la finance un je ne sais quoi de diabolique ;

 

lequel a correspondance avec toutes les canailles qui y habitent c'est une vermine qui ronge toutes les entrailles de l'âme, et perce tous les fruits de son jardin intérieur, et les fait tomber avant leur maturité (1).

 

Ce n'est pas cette abondance colorée et passionnée qu'on lui reproche, et d'autant moins que la plupart de ces images paraissent assez expressives, même celle du « banquier » (synonyme ici d'usurier, bien que faux monnayeur, qui, du

reste, ne manque pas à ce répertoire, vaille mieux). Voici une autre avalanche, également très suggestive, et qui ne déparerait pas le Pilgrim's Progress de Bunyan.

 

La pauvre âme ainsi environnée et revêtue de si sales étoffes, parmi lesquelles elle devient comme inatteignable à ces divines... flammes ; étant ainsi toute rencuirassée dans ses attaches, elle s'y amasse ténèbres sur ténèbres, dont elle est enveloppée et cadenassée et scellée dans toutes ses duretés, comme dans une grotte de pierres de taille, qui marquent la dureté du coeur,

 

(1) L’Ouverture, pp. 241, 243.

 

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traversée d'une grosse barre de fer qui signifie son esclavage...; et ainsi toute souillée de ces vieilles habitudes, avec le poison de la tortue de nos vicieuses intentions, avec la crasse et salée (sic) de nos sensualités et toute la ferraille de nos passions immortifiées, et la grosse poutre de notre amour-propre plantée, debout jusque dans la substance de l'âme et le germe de notre propre vie...

puis une de ces queues livresques, par où la période s'achève dans un nuage de fumée :

 

avec la laideur et la difformité des quatre faces animales, la face humaine, la face de lion, la face de bœuf et la face d'aigle (1).

 

Lorsqu'il se met à parler comme son curé, il croit frapper de grands coups. Mais comme il a rencontré dans ses vignes moins de lions que de renards, c'est à la dernière et à la moins héraldique de ces bêtes qu'il revient le plus souvent. Le passage d'ailleurs très fort, que je vais citer, ne paraît pas d'abord d'un symbolisme bien cohérent, mais il nous fait prendre sur le vif le travail impétueux et pesant de cette imagination rustique.

 

Ce trompeur de brebis n'épargne pas même les plus innocentes... Les plus spirituels ont assez à faire de se garder de lui, parce qu'il se cache finement des plus pieux prétextes, et fait en sorte de nous persuader toujours le mal hors de nous et non jamais dans nous, de peur que, venant à y entrer, il n'y fût aperçu ; mais tantôt il accuse la grâce, disant qu'elle n'a pas été assez forte,

 

ici parait un renard particulier, le surgoupil, que vous identifierez bientôt, si vous ne l'avez déjà fait,

 

ou bien le démon et sa tentation, ou le monde et ses appas, mais il ne veut point s'accuser. Et ainsi ce rusé renard de la tanière d'Adam, se tenant toujours caché dans son creux, où il attend sa proie, ne sort jamais que le bout du museau;

 

ceci convient au renard en soi, ils ont tous le même museau; mais à ce type universel va succéder insensiblement le surgoupil que nous avons dit;

 

(1) L’Ouverture, pp. 384, 385.

 

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pour fureter adroitement toutes les plus belles pensées et les actions les plus héroïques... et même jusqu'aux plus secrètes notions spirituelles, et y coule son venin et ses malicieuses recherches, afin de diffamer incessamment tous les habitants de la Terre promise,

 

y compris les jésuites, ou pour mieux dire, y compris tout ce qui n'est pas de Port-Royal (1).

Eh ! que vient faire ici, dira-t-on, dans un traité de mystique, le procès du jansénisme ? N'y a-t-il de renards que chez ces Messieurs? Non sans doute, l'amour-propre nous assiège tous, mais, au lieu que la philosophie des mystiques tend logiquement à l'exterminer, la doctrine janséniste, qu'on le sache ou non, l'exalte nécessairement, le justifie, le provoque, l'entretient, le commande même, en un mot, le canonise. Ces Messieurs ont restauré, orné, illuminé les autels du museau pointu. Entre mystiques et jansénistes, pas d'accord possible ; ils sont la négation les uns des autres. Notre vigneron l'a très vivement senti, et il l'a même compris, en quoi il diffère de tels ascéticistes beaucoup plus savants que lui, et que l'on étonnerait fort, si on leur disait, ce qui est d'ailleurs l'évidence même, qu'en boudant et taquinant la mystique, ils font le jeu du jansénisme, et qu'ils soutiennent, bien qu'à leur insu, la philosophie janséniste de la prière. Voici donc :

 

insolemment assis.... dans le banc de notre coeur..., ce malheureux changeur..., qui a pris à tâche d'employer et de faire passer dans sa banque, qui a ses correspondants aux enfers, toute sa mauvaise et fausse monnaie pour des pièces de bon aloi. Ce fin renard a si bien ménagé ses intrigues, le propre intérêt, l'injustice, les passions, et la division, tous ces gens là de sou parti avec le grand conseil de la forêt noire d'Enfer, pour décider l'affaire plus adroitement. Il a été ordonné que l'amour-propre, qui est déjà dans la maison royale, se cachera pour un temps, jusque dans la substance de l'âme, et que les passions, le propre intérêt et la division tiendront la campagne, et formeront un camp volant pour garder les avenues,

 

(1) L’Ouverture, pp. 242-243.

 

242

 

de la fine pointe, - images très justes de l'activité déployée par les jansénistes, - cependant que l'avant-garde du parti

 

attaquera la grâce, sous prétexte de savoir si elle est suffisante ou bien efficace !

 

Tactique deux fois désastreuse, et parce qu'elle hypnotise les âmes sur leur intérêt propre, et parce qu'elle surexcite si fort nos facultés de surface, que la vraie vie intérieure en est rendue impossible.

 

Mais elle (la grâce) n'est sans doute pas efficace pour ceux qui s'arrêtent à chicaner obstinément la vertu de cette divine onction... Mais elle est suffisante et efficace pour les âmes simples qui savent converser avec Dieu intérieurement dans le fond de l'âme, et  non pas en la roulant dans sa tête sur le chariot de l'entendement, et avec les roues du propre raisonnement; car la lampe propre à l'huile de la grâce, c'est le fond de la volonté.

 

Avec ses pauvres images, ne vous semble-t-il pas que notre vigneron est ici l'égal des maîtres les plus subtils? Non, continue-t-il magnifiquement, ne vous imaginez pas que le feu divin ait chance de prendre en vous,

 

parmi toutes les roues et chariots de vos disputes, qui mènent tant de bruit que tout le monde en a la tête rompue. Cela s'opère dans le silence, dans la solitude intérieure d'une profonde oraison. C'est là, chères âmes, où tous les différends sont terminés, parce que le Dieu d'unité en est l'opérateur.... Ce n'est pas la grande dispute qui maintient la sainte Eglise, mais c'est... la sainte oraison. Car l'amour-propre est assez adroit, il ne manque point de beaux prétextes, comme de réformer l'Eglise, crier contre l'abus des sacrements, enseigner de se retirer de la sainte Communion par plus grand respect... ; enseigner les prêtres à ne dire que rarement la sainte messe... et tout cela avec l'habit de l'humilité... – O ! mais il faut bien soutenir l'Eglise? - Oui, l'Eglise sur du sable mouvant. Est-ce soutenir l'Eglise que d'en saper le fondement? (1)

 

Que je regrette de n'avoir pas connu Jean Aumont, lorsque

 

(1) L’Ouverture, pp. 353, 355.

 

343

 

j'écrivais, dans le tome V, mon chapitre sur le grand Arnauld. « Un docteur qui n'est que docteur », disais-je. Aumont l'a dit avant moi.

 

On cherche la grâce dans la tête avec son propre raisonnement, et c'est dans le coeur qu'elle se donne... C'est tout de même qu'une personne qui irait au grenier demander du vin, et c'est en la cave qu'on le tire. Les greniers ne sont que pour loger le grain ou la paille... Le blé qu'on y garde ne se mange pas là ; il le faut descendre au moulin. Ainsi, si dans votre propre entendement, le grain de la connaissance des saints mystères y est logé, croyez-vous que vous l'y puissiez manger sans le descendre au moulin de votre coeur, où il faut qu'il soit broyé ; et puis là, mêlé avec les eaux de la grâce, on en fait une bonne pâte, qu'il faut enfermer dans le fourneau de la volonté, chauffé avec le feu de l'Amour divin.

 

Il n'ajoute pas assez expressément, mais il entend bien, à sa manière si peu doctorale, que le pur amour, ainsi allumé au fond de l'âme, coupe court automatiquement, si l'on peut dire, ou métaphysiquement, à l'angoisse même qui a déchaîné ces controverses. Suffisante, efficace, on ne s'arrête pas à ce problème, lorsqu'on aime Dieu pour lui-même et non pour ses dons.

 

Descendez humblement en esprit, foi et amour au fond de votre coeur, et tâchez d'y découvrir la tanière de ce renard domestique, votre amour-propre; et prenez les étoupes d'une vraie soumission d'esprit, avec le feu de la charité..., et mettez tout cela au bord de la tanière afin de l'y étouffer; ce qu'on fait d'ordinaire pour étouffer le renard qui gâte et ravage la vigne du vigneron.

 

« Singe raffiné », à qui ferez-vous croire que c'est l'amour de Dieu qui « vous apprend à... vous rebeller contre les bulles de deux Papes, et contre le jugement des grands prélats de l'Eglise de France » ?

 

Vous dites que le Pape n'est pas infaillible, et vous le voulez être!

 

Votre amour-propre se trahit, « avec toutes ses suites »,

 

344

 

à tant d' « écrits volants, pleins de passions et d'injures », qui « frappent, il y a déjà longtemps, sur l'enclume de la patience du Clergé ». Faux-monnayeurs qui rognez la drachme céleste « de cinq grains qui sont les cinq propositions, que tout le monde sait assez ». Au demeurant, cette matière appartient aux hommes doctes ». Simplement, il en dit sa pensée, pour obéir à l'ordre de ses supérieurs, « ne jugeant ni ne condamnant déterminément personne », et « n'attaquant que l'amour-propre », lequel il fait « profession de poursuivre partout n où il le voit régner, « selon le dessein de toute cette oeuvre » (1).

 

§ 4. - Violence et prière.

 

Il n'est pas moins merveilleux de trouver dans l'oeuvre mal agencée et torrentielle de ce villageois, une critique pleinement consciente, décidée, limpide de l'école, particulièrement redoutable et vénérable, que nous avons appelée ascéticiste; de ceux, veux-je dire, pour qui la prière elle-même, en tant que prière, est avant tout un effort athlétique ou cornélien, un exercice d'ascèse. Voyez plutôt avec. quelle dextérité il retourne, pour ainsi dire, contre cette école le fameux texte qu'elle ne se lasse pas d'opposer à la philosophie des mystiques.

 

Il y a des personnes spirituelles...

 

Le curieux homme et l'observateur magnifique : du soupirail de sa cave, il a suivi et jugé, et probablement sur le vif, puisqu'il n'avait pas de livres, tous les mouvements spirituels de cette époque. Il a donc connu, soit directement, soit par l'intermédiaire de leurs disciples, qui venaient faire appel à ses lumières,

 

des personnes spirituelles, lesquelles, croyant bien faire, enseignent à fomenter le règne des propres puissances, plutôt qu'à les

 

(1) L’Ouverture, pp. 353, 36o.

 

345

 

dénuer de l'imparfait..., sous prétexte de ces paroles de Notre-Seigneur qui dit que les « violents ravissent le ciel »,

 

ne prenant pas garde que la prière « est infuse dans l'homme par le Saint-Esprit ».

 

Et partant, cette violence, à laquelle est promis le ravissement du ciel, n'est pas nôtre, mais le propre effet du saint Amour, régnant dans l'âme d'une violence amoureuse et impérieuse, par laquelle il enseigne à l'âme le secret de l'exercice intérieur,

 

et des vraies activités de prière qui ne demandent de nous

 

(qu') une simple adhérence... à Dieu au plus intime de notre coeur... L'âme ainsi réduite s'y laisse violenter passivement aux opérations divines .., sans se mêler d'y rien apporter du nôtre, sinon un total accoisement et amortissement de toute propriété. Et partant, ce n'est pas l'âme qui violente, mais c'est elle qui souffre... Toute la violence de notre part consiste à souffrir, porter et supporter, en recevant.., le don de Dieu, et cela d'un courage héroïque..., d'une constance... et d'une patience invincible.

 

Subtilité scolastique, si l'on veut, mais pourvu qu'il soit bien entendu que subtilité est ici, comme d'ailleurs presque toujours, synonyme d'intelligence.

 

Et voilà, âmes chrétiennes, la douce, la tranquille et très agréable violence qui ravit amoureusement le ciel, laquelle n'est aucunement opposée à la liberté de l'âme, puisqu'elle se met librement dans la disposition requise pour recevoir ces amoureuses violences du Saint-Esprit, qui n'opère rien dans l'âme, si elle n'y consent par une adhérence libre à ses divins attraits et motions intérieures

 

Les activités d'ascèse veulent « tout faire »; celles de prière, tout laisser faire.

 

Il y a des âmes dévotes qui aiment mieux se tuer elles-mêmes en se tourmentant l'esprit,

 

en fouettant leurs puissances méditatives,

 

(1) L’Ouverture, pp. 189, 19o.

 

346

 

que de se laisser tuer à l'Amour divin pour un seul moment, à cause de leur activité empressée, qui veut tout faire, et qui cependant ne permet ni ne le laisse opérer en elles-mêmes.

 

Bien que méritoires, puisqu'on ne se fait ainsi violence que pour plaire à Dieu, ces efforts de tête dans l'oraison, plus on les redouble, plus ils contrarient la prière.

 

L'oraison qui fait mal à la tête,

 

comme une discipline fait mal aux épaules,

 

montre par là son imperfection, faisant voir qu'elle n'a pas dépassé la région naturelle du raisonnement...

 

Elle est pénible et lassante,

 

parce qu'elle est seulement faite par le pur effort de la créature, laquelle s'ingère d'elle-même, par elle-même, d'atteindre la Divinité, qu'elle s'imagine en dehors d'elle..., sans donner lieu à la grâce infuse, en l'intérieur fond de l'âme.

 

Non pas qu'on veuille de propos délibéré se passer de cette grâce, mais parce qu'on lui tourne le dos, s'il est permis de parler ainsi.

 

L'oraison de la tête, c'est comme.... l'ordre de Dieu renversé. Car l'âme veut tirer Dieu à soi du dehors avec l'industrie et force naturelle de son propre esprit, comme si elle voulait le transformer en soi, au lieu de le chercher au fond de son cœur, et s'y laisser transformer en lui par la motion surnaturelle.

 

Elle est « comme un arbre infructueux dont les racines sont sous la pierre sèche du raisonnement trop multiplié... Il pousse bien quelques fleurs de bons désirs », mais, la sève lui manquant, « il n'apporte point les fruits jusqu'à Maturité », privé qu'il est « de la fertilité de la substance des substances qui réside au-dedans (1). »

 

Ils cherchent toujours et ne trouvent point, parce qu'ils ne veulent pas chercher où Dieu veut être cherché... Ils se

 

(1) L’Ouverture, pp. 386, 389.

 

347

 

tourmentent, donnant lieu à leur naturel agissant... et... en raisonnant beaucoup, ils croient tout faire à merveille, alors même qu'ils ne font rien, parce qu'ils ne savent pas... laisser faire le saint Amour.... Par leur remuement et recherches sur recherches, ils empêchent la divine opération, et souvent non sans inquiétudes, agitations et égarements d'esprit (1).

 

Plus sage que d'autres spirituels, nous avons déjà vu qu'il n'en veut pas à la méditation. Il ne prêche pas cette chose absurde, une prière sans pensée, pendant laquelle la tête s'endorme.

 

Il est bon..., (surtout) pour ceux qui commencent, de se servir... de formes ou images, et particulièrement de celles de la rançon de notre salut (le Christ souffrant), laquelle est bonne en tout âge, et en tout état d'oraison (2) ;

 

mais il veut qu'ainsi amorcée par l'exercice d'ascèse qu'est toute application volontaire de l'esprit, la prière tende constamment à « dépasser la région naturelle du raisonnement », à descendre de la tête dans le coeur. Travail de désapplication, ou, comme il aime à dire, d' « amortissement », que je n'ai trouvé nulle part aussi clairement et abondamment décrit, ni aussi pratiquement réglé que dans le livre de ce vigneron.

 

§ 5. - Les activités de prière et « l'amortissement du propre esprit naturel ».

 

A proprement parler, il n'y a pas d'art de prier, pas plus qu'il n'y a d'art poétique, et pour la simple raison, que nulle méthode pratique, nul ensemble de directions ou de recettes ne peut atteindre jusqu'à la zone profonde, où naît l'inspiration du poète, et où s'établit le contact entre les deux activités principales de la prière, la grâce, veux-je dire, et la fine pointe. Comme néanmoins cette fine pointe reste ou paraît inerte aussi longtemps qu'elle n'est pas réveillée,

 

(1) L’Ouverture, pp. 268, 269.

(2) Ib., pp. 192-193.

 

348

 

provoquée, éclairée par les mouvements qui se produisent à la surface de l'âme, et comme, d'autre part, ces mêmes mouvements, une fois déclanchés, risquent toujours de congestionner la surface, au point d'obstruer les canaux qui descendent à la fine pointe, on conçoit fort bien l'utilité, la nécessité même de certaines consignes pratiques, d'une sorte de méthode indirecte, qui aurait pour objet, non pas certes, d'activer immédiatement et d'entretenir, mais de mettre en branle, puis de libérer la véritable activité de prière. Méthode à deux degrés, à deux temps. Ascétique d'abord, puis déjà, quoique indirectement, mystique ; positive, d'abord, puis négative; application d'abord, puis désapplication des puissances ; Ignace d'abord, puis François de Sales, et avec lui notre vigneron et ses consignes d' « amortissement ».

 

La raison foncière pour laquelle on voit si peu d'âmes arriver à la consommation, c'est qu'elles sont presque toutes propriétaires d'elles-mêmes.

 

Je sais bien que ce défi à la dévotion bourgeoise exaspère Nicole et Bossuet, mais qu'y pouvons-nous? il est consacré par le torrent de la tradition.

 

On voit quantité de spirituels, mais très peu de vrais intérieurs. Or la spiritualité, pour sublime et lumineuse qu'elle puisse être, n'est pas exempte de propre amour... Toutes les lumières de l'esprit ne peuvent rien faire contre lui, mais plutôt elles lui fournissent de pâture. La seule opération de l'Amour de l'Agneau victorieux est celle qui le supplante ; mais,

 

et voici percer l'espoir de quelque méthode,

 

il faut aussi que l'âme s'y rende attentive, et qu'elle y adhère passivement. Et c'est ce que la plupart des âmes spirituelles laissent à faire, se contentant de demeurer dans leurs lumières, où elles se reposent, et enfouissent ainsi le talent que Dieu leur donne, en se laissant à la disposition du propre esprit (1),

 

ou des facultés affectives.

 

(1) L’Ouverture, pp. 445-446.

 

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Lumières, consolations, tout doit repasser par l'alambic et s'y consumer. «  Anéantissement, et désistante de propre vie », qui, nous l'avons déjà vu,

 

ne doit pas être entendu à la lettre, croyant que cette perte de notre âme et de sa vie propre, fût un anéantissement de la créature... (tel) que, cessant d'être créature, elle vienne à être Dieu comme Dieu.

 

Ce que nous voulons n'est pas « la destruction du propre être » mais de

 

l'estime du propre être... ; la mort du propre amour et complaisance à la propre vie finie, pour entrer en la vie infinie ou l'infinie complaisance de Dieu. Ainsi ce mourir.... est un certain dépouillement de la vieille créature, opéré dans l'intérieur par les épurements de l'Amour divin.

Mais ce vêtement inique de la vieille créature n'est pas seulement environnant ou revêtant l'âme, il est encore par dedans, la pénétrant jusqu'à la racine, y étant entré aussi avant que le péché originel,

 

et plus avant même.

 

Pour l'en chasser, il faut que l'âme souffre une destitution totale, et que sa substance soit pénétrée et repénétrée des ardeurs du divin Amour ; et que sa volonté y serve comme de fourneau et d'alambic tout ensemble, pour épurer cette essence... (1)

 

Or, et ceci est capital, nos activités de surface, peuvent et doivent préparer, seconder, par leurs propres actes, ce dépouillement, le rendre plus facile, plus rapide, plus complet.

 

On dit qu'il y a une saison... en laquelle les couleuvres se dépouillent de leur vieille peau ; et, pour ce faire, elles choisissent un lieu étroit et fort serré, comme entre deux pierres de roche, ou entre deux fortes épines en quelque buisson, et, passant ainsi à force, elles commencent à se dépouiller premièrement la tête, en coulant peu à peu; à mesure leur peau se dépouille, et enfin, achevant de passer par la queue, elles laissent leur vieille peau derrière elles.

 

(1) L’Ouverture, pp. 451-452.

 

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Dépouillement moins actif que passif, puisque c'est la pression de ces deux roches qui retient et, par là, détache la vieille peau; actif néanmoins, puisque la vieille peau, s'offre, et de tout son élan, à cette pression libératrice.

 

C'est, en vérité, une naïve figure de ce qui se passe dans l'âme abstraite. Car il faut savoir que l'homme a reçu le souffle de vie par le plus intime de son être, comme le plus voisin, et la plus centrale embouchure envisageant l'Être vivant de Dieu.

 

D'où il suit que, « pour mettre sa foi en usage surnaturel », c'est-à-dire pour s'approprier tout le bienfait de ce « souffle de vie », qui anime le plus intime de l'être,

 

le chrétien doit rappeler son être naturel au dedans et le conduire vers son origine, et commencer son dépouillement par la tête, retirant son esprit effus, répandu et multiplié dans les objets du dehors, et le faire tendre et passer à travers le buisson serré de son coeur; et, du fond de ce passage étroit, le faire passer par le pertuis de la pierre vive, qui est Jésus-Christ; et passant ainsi à l'étroit de cette porte intérieure et centrale, il y écorche et dépouille la peau noire du vieil homme (1).

 

Raboter vaudrait peut-être mieux qu'écorcher. Cette peau, en effet, qui symbolise ici les actes de nos puissances, n'est pas d'elle-même toute noire. Ce qui la noircit, la couvre de pustules et la gonfle comme une engelure, ce sont les injections venimeuses de l'amour-propre.

 

La nudité de l'âme ne consiste pas à n'avoir point de pensées, mais à ne s'y pas attacher de complaisance; et même les actes intérieurs, faits clans leur temps, n'empêchent non plus la nudité, car le dégagement n'est que de l'imparfait (1).

 

Cet imparfait, cette couche purulente,

 

c'est l'intérêt des propres emplois naturels des puissances..., l'attache de la mémoire dans ses belles conceptions, ou le ressouvenir des délices et complaisances passées, ou l'espérance du

 

(1) L’Ouverture, pp. 59, 6o.

(2) Ib., pp. 185-186.

 

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futur, ou le plaisir du présent; la complaisance de l'entendement dans les belles lumières (1).

 

En un mot c'est « l'emploi propriétaire » de nos puissances, la mainmise de l'amour-propre sur nos actes. Il faut donc que l'on travaille à « un total accoisement et amortissement de toute propriété » (2); il faut « se détourner de « tout le dehors »,

 

retirant de tout cela peu à peu son attention, son affection, sa complaisance ou propre amour, en tournant comme le dos à tout cela... ; et, à même temps, tourner face en dedans..., tout son vouloir, ses désirs, ses affections vers le fond de son cœur...; y suivant le rayon de la foi qui. en vient et qui y mène..., pour s'en laisser tirer et attirer, concentrer et engloutir... (3).

 

C'est ainsi que, sans efforts violents, on passe presque insensiblement, mais à coup sûr, « du naturel au surnaturel, de l'actif au passif, de l'humain au divin ». Mais

 

comme il est ici question de passer de l'actif au passif, il me semble à propos que le dévot lecteur sache faire le discernement de ce mot, pour ne pas prendre l'oisif pour le passif... Car ce mot de passif ne doit pas être seulement pris pour une cessation d'actes ; mais aussi (et surtout il comprend... l'attachement intérieur ou motion du Saint-Esprit, lequel, trouvant les propres actes des puissances accoisés, s'en empare et y verse sa vertu... par l'adhérence intérieure de l'âme, laquelle, pendant cette suspension propriétaire de ses actes..., donne lieu et temps à l'acte souverain qui la veut mouvoir par lui-même (4).

 

L'âme toutefois - et ici nous arrivons enfin à cette méthode d'amortissement que j'avais promise - l'âme se doit servir

 

(1) L’Ouverture, pp. 366-367.

(2) Ib., pp. 186, 187.

(3) Ib., pp. 171, 172. Désappropriation, adhérence, ce sont les deux aspects, l'un négatif, l'autre positif, d'une seule et même démarche. L'âme se désapproprie en adhérant.

(4) Il dit un peu plus bas, et fort bien : « La vraie expression (signification) de ce mot de passif est de laisser le libre emploi de nos puissances au Saint-Esprit. »

 

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de ses puissances et de leurs actes, jusqu'à ce que l'amour divin se soit rendu impérieux...

 

Et pour autant que cela dépend de nous, « le moyen » ou la méthode

 

de l'y rendre opérant et impérieux, c'est de cesser ses propres actes par des pauses et attentes passives, environ l'espace d'un Pater et un Ave pour le commencement. Afin que, dans ces pauses et attentes intérieures, l'âme puisse donner temps et lieu à l'attrait et à la divine motion... Et si l'âme, ainsi attentive en son intérieur n'expérimente aucun mouvement surnaturel..., elle doit s'aider de ses puissances et en produire quelques actes intérieurs... Mais cela doit se faire posément... et de loin à loin, afin que, dans ces intervalles et suspensions des propres actes, l'Esprit de Dieu puisse s'emparer de nos puissances et les faire mouvoir.., par lui-même ; et pour lors, il faudra demeurer purement passif jusqu'à ce que l'opération soit achevée. Après quoi, l'âme étant laissée libre et à elle-même..., après avoir attendu l'espace d'un Ave, vous pourrez proférer quelque autre parole intérieure pour exciter le divin attrait; et faire toujours ainsi jusqu'à ce que le divin Amour s'étant rendu le maître de vos puissances, il les manie à son plaisir impérieusement (1).

 

Ainsi, et comme il convient, du reste, pour que s'opère le passage de l'actif au passif, de la méditation à la contemplation, de l'ascèse à la prière, Aumont nous donne, si l'on peut dire, une consigne d'intermittence : de courtes pauses, où l'âme se met d'elle-même, et activement, en posture de passivité. Ce n'est pas la consigne des Exercices : dès que la motion commence à se produire, à se faire sentir, suspendez votre activité, abandonnez-vous au repos où cette motion vous invite. Ibi quiescam. Non, les pauses qu'Aumont nous prescrit n'attendent pas la motion, elles la précèdent; elles nous orientent vers elle, nous ouvrent à elle : on se conduit comme si la motion s'était déjà fait sentir. Et ces deux maîtres sont également logiques. Pour Ignace, la prière cherche, elle ne trouve, ou ne croit trouver que

 

(1) L’Ouverture, pp. 168-172.

 

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lorsque la motion se fait sentir ; pour Aumont, comme pour François de Sales, la prière, dès son premier acte, a déjà trouvé ; la pause elle-même est prière, c'est-à-dire adhérence, sentie ou non peu importe, non pas à une grâce actuelle plus éclatante, mais à la présence toujours agissante de Dieu. C'est là, du reste, mais éclairée à la lumière des mystiques modernes, la méthode même qu'enseignaient déjà les Pères du désert - une courte pause entre chaque psaume - comme nous le verrons bientôt dans le chapitre sur le P. Thomassin.

Aumont ne se lasse pas de recommander cette méthode.

 

Accoisant peu à peu, et de degré en degré, les actes des puissances, et les dénuant l'un après l'autre de la vigueur active de leurs propres emplois naturels et souvent trop empressés, non pas tout d'un coup, mais peu à peu, paisiblement... ; nous tenant là, à coeur ouvert, par des pauses et attentes passives : afin de donner lieu à la loi de grâce dans nos coeurs, par la divine motion de son Saint-Esprit, laquelle motion intérieure, venant à s'emparer de l'âme, tout à mesure qu'elle (l'âme) se retire plus en dedans, elle y dégrade l'amour-propre de ce qu'il s'était emparé pendant la nuit du péché, et, à mesure que l'amour-propre quitte un poste, le pur amour y entre et s'en empare (1).

 

Ne craignons pas de nous répéter sur un sujet que, des deux côtés de la barricade, on a embrouillé à plaisir depuis trois cents ans. La première phase de la prière - l'accès, la préparation, les préludes proprement dits - se déroule normalement, communément sur le plan de l'ascèse et des grâces actuelles : gestes propres à faciliter le recueillement; efforts laborieux des facultés intellectuelles et affectives. « Il est très utile, dit Jean Aumont, et nécessaire en ce commencement..., de produire toute sorte d'actes intérieurs et extérieurs », parmi lesquels, du reste, se glissent déjà, comme par éclairs, des actes proprement mystiques d'union, d'adhérence. Mais, cette « application » ascétique des puissances, au lieu de continuer à la fouetter pour la rendre

 

(1) L’Ouverture, p. 126.

 

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plus intense, et, pense-t-on, plus opérante, comme les ascéticistes l'exigent, les mystiques nous conseillent au contraire de travailler, et de nous-mêmes, par notre propre initiative, à la détendre, parce que cette application non seulement n'est pas prière, mais encore parce que, ainsi décuplée, elle menace de paralyser l'adhérence.

 

L'âme doit... quitter un peu de son extérieur pour donner temps et lieu à son intérieur ; réglant ses actes en sorte qu'ils ne soient pas si continus ni successifs, mais... il faut faire des pauses entre deux, d'environ un Pater et un Ave (1).

 

C'est là, dit-il encore, un exercice, actif et passif, tout ensemble, où l'âme,

 

s'employant à modérer, amortir, anéantir et retrancher le superflu de ses actes empressés..., donne lieu peu à peu à la foi et à son exercice surnaturel, par lequel elle se rend à la grâce..., pour baisser être, vivre et régner Jésus-Christ en elle; auquel elle abandonne à cette fin ses puissances amorties en leur propre et naturelle vigueur, avec le libre emploi de leurs actes, pendant le temps de l'oraison, ou tout du moins pendant les pauses et attentes passives... Afin que, par cette démission volontaire, il s'en empare à son plaisir, et qu'il vienne enfin à les exercer.., en sa manière divine et surnaturelle, et non plus seulement en notre façon propriétaire et naturelle (2).

 

Entendant parler de « pauses », les athlètes de l'ascéticisme - violenti - se hérissent, criant qu'on n'en saurait jamais trop faire, que la vie intérieure est un combat de tous les instants, que nous aurons l'éternité pour nous reposer. Autant de coups dans le vide. Ignoratio elenchi. Ils n'ont pas compris. Oubliant le dogme de la grâce sanctifiante, ils voient dans chacune de ces pauses un entr'acte de vacances, d'oisiveté absolue, ne prenant pas garde que, dans les circonstances voulues pour cela et que supposent toujours les mystiques, l'activité de la fine pointe grandit à mesure que

 

(1) L’Ouverture, pp. 186-189.

(2) Abrégé, pp. 20, 21.

 

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décline l'activité des puissances, et que la tension méditative ne s'apaise que pour laisser libre carrière au vouloir profond d'adhérence, que cette même tension a d'abord stimulé. Et voyez comme tout se tient et comme ce vigneron rejoint, peut-être sans le savoir, le plus subtil et plus complet François de Sales, ou, si vous préférez, comme l'allégorie de l'alambic et de la couleuvre préparent les voies à l'allégorie du Chantre aveugle. Ces pauses qui vous scandalisent, un plus grand que vous les veut pour vous. Dieu, en effet, nous met souvent dans la nécessité de les subir et, par suite, de leur faire bon visage, et par suite de construire une philosophie de la prière qui les justifie. C'est un fait d'expérience : avec la plus héroïque volonté du monde, on ne peut pas toujours appliquer les puissances selon les rites prescrits. Impuissance désastreuse, qui nous laisserait désespérés, si la vraie prière, notre devoir de tous les instants, n'était autre chose que l'application ignatienne des puissances. Impuissance bénie, au contraire, puisque, infailliblement, quoique à notre insu, elle produit le même heureux effet que Jean Aumont se promet de ses pauses volontaires et méthodiques : débloquer et libérer les activités de prière (1).

 

III. L'ÉCOLE DE L'ORAISON CORDIALE. - Par une série de rencontres que nous ignorons, ce villageois est devenu, ou le premier initiateur, ou l'un des principaux ouvriers d'une propagande mystique assez importante, dont nous

 

(1) Aumont n'est pas le premier à recommander cette méthode des pauses, mais il la recommande plus longuement, et plus fréquemment que la plupart des spirituels. C'est peut-être son auditoire habituel de petites gens qui l'aura conduit à ces précisions pratiques. Au reste, cette méthode se déduirait logiquement des prémisses fondamentales que nous savons. Mais, en fait, elle sera née comme naissent les recettes empiriques. L'expérience en aura donné l'idée ; l'expérience, dis-je, de cette désapplication des puissances qu'entraîne le progrès de la prière, ou qui, pour mieux dire, est comme le revers négatif de ce progrès. Dans certains cas où l'expérience tardait à se produire, on l'aura pour ainsi dire mimée par un effort actif de désapplication, d'amortissement.

 

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ignorons également l'histoire, mais dont nous connais-sons fort bien l'esprit, le programme et les méthodes, grâce aux traités que nous avons déjà énumérés, et qui sont pour nous comme les archives doctrinales de l'école. Méfiances, hostilités ouvertes, nous ne savons rien non plus des réactions malveillantes qu'ils ont provoquées. J'incline à croire que les jansénistes ne les aimaient pas, en quoi, du reste, ils auraient montré leur flair coutumier. Quoi qu'il en soit, et le Vigneron et ses docteurs ont dû se défendre, comme nous verrons bientôt. L'école existe donc, puisqu'on la combat. Sa tendance, j'allais dire sa couleur propre, me paraît avoir été de mettre l'enseignement traditionnel à la portée des foules pieuses. Imaginez une sorte d'université populaire, ses cours, ses tracts, voire ses projections ou ses images d'Épinal. De là vient la curieuse cristallisation qui s'est faite autour de Jean Aumont. Il est pour eux, moins un maître qu'une enseigne, si l'on peut dire, et dont la seule vue justifie, stimule leur apostolat. Un défi vivant aux prétentions aristocratiques des illuminés, et aux outrances spéculatives qui séduisent parfois jusqu'aux vrais mystiques. Il est beau de voir ces docteurs si peu infatués de leur doctorat, et même, chose amusante, moins haut-perchés, plus simples, plus peuple que le vigneron. Plus beau encore de voir s'organiser ainsi d'elles-mêmes, s'échelonner pour s'adapter aux besoins particuliers de tous, les forces, les lumières mystiques de ce temps-là : en haut, l'enseignement supérieur - école française ; école du P. Lallemant ; - qui, sans trop se griser de sublime, semble néanmoins s'adresser à une élite ; - une élite non pas certes sociale, ni même doctorale, mais spirituelle, d'où ne sont exclus que les esprits courts ou pesants, malveillants ou pointus ; - en bas, l'humble catéchisme de l'Oraison cordiale, ouvert au premier venu. Ce n'est pas du tout la barrière si fâcheusement et orgueilleusement classique : en bas les commençants ; en haut les parfaits. Non, ici et là, une seule et même doctrine; sans quitter leur classe, les petits ne sont pas

 

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menés moins loin que les grands. La différence est uniquement d'ordre pédagogique : les maîtres d'en haut, plus spéculatifs, plus brillants, parfois plus aventureux, font un vaste crédit à l'intelligence et à la générosité de leurs élèves ; ils volent devant eux plutôt qu'ils ne marchent ; ils prennent la première formule qui leur tombe sous la plume, assurés qu'on ne leur fera pas dire quelque absurdité ou quelque hérésie; ceux d'en bas, plus précautionnés, ont toujours peur d'être compris de travers ; ils expliquent tout et même l'évidence, insistant, d'ailleurs, beaucoup plus que ceux d'en haut, sur le détail pratique de l'initiation, ou, en d'autres termes, sur les méthodes.

Dans le petit catéchisme qui a pour titre : L'École spirituelle et de perfection où les chrétiens apprennent à adorer Jésus-Christ au fond du coeur..., un des théologiens de ce groupe, le P. Victorin, récollet, expose excellemment la méthode d'oraison, que propageaient de concert Jean Aumont et ses amis.

 

D. - Enseignez-nous donc comme il faut bien faire oraison ?

R. -D'abord, il faut concevoir la Majesté de Dieu présente dans le plus profond de votre coeur ; en faire une grande estime par une vigoureuse vivacité de foi, et lui rendre en esprit les plus humbles et ferventes adorations....

2° Il faut produire un acte de résignation, par lequel vous renoncerez à votre amour-propre,

 

et par lequel s'ébauche déjà, ou du moins se mime l'amortissement prochain ;

 

vous abandonnant à l'esprit de Jésus-Christ.... Après cet acte, vous ferez une petite pause, attendant avec grand respect son sacré mouvement, que vous suivrez fidèlement.

 

Ceci est très remarquable. Avec François de Sales, mais plus expressément que lui, ils tiennent le « sujet », c'est-à-dire l'exercice ascétique de méditation, pour une façon de pis aller. Nul mépris dans ce jugement. Il rappelle simplement une vérité évidente, mais que l'on est souvent tenté

 

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d'oublier, à savoir que, par elle-même et si nécessaire qu'elle soit d'ailleurs, la méditation ne prie pas. Vous penserez donc au sujet et, au même instant que

 

vous en aurez produit la pensée par un acte bien simple de foi,

 

et par conséquent sans amplifier cette vue selon les règles du « discours », « considérez » le mystère ou le thème choisi,

 

au milieu de votre coeur, et là, en esprit, produisez-y tous les actes que vous feriez, si vous le voyiez véritablement des yeux du corps, et sans tant multiplier les propositions de pratiquer les vertus dans les occasions, servez-vous de tous les mouvements de la grâce pour en faire les actes en sa présence.

 

Ce ne sont pas là exactement les résolutions précises de la méthode ignatienne ; celles-ci regardent l'avenir ; que ferai-je? de quelle façon. m'y prendrai-je, dans la journée qui va suivre, pour pratiquer telle vertu? Ici, le problème est d'ores et déjà tout résolu. Solvitur ambulando. Ces vertus, je m'en revêts par le seul fait que je m'expose et me dilate au rayonnement de la Vertu des vertus.

 

Et, à chaque acte, faites une petite pause, pour vous laisser pénétrer de l'esprit de la vertu (1).

 

Comme on le voit, Jean Aumont n'est pas seul à conseiller les pauses  d'amortissement. Laissant néanmoins de côté cette recette, d'ailleurs si intéressante et qui peut devenir merveilleusement féconde, mais qui ne saurait être d'un emploi constant, on peut dire que toute la méthode se ramène à la règle que le P. Victorin prescrit deux fois dans ces quelques lignes et qui peut s'énoncer ainsi : faites du « milieu de votre coeur » un oratoire, où vous transporterez, où vous situerez, où vous maintiendrez et ramènerez sans cesse, les mystères, les vérités, en un mot le sujet particulier que vous aurez choisi, pour y amorcer votre

 

(1) Ecole, pp. 16-28.

 

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prière. D'où le nom d' « oraison du coeur » ou d' « oraison cordiale » : il n'indique pas, comme on pourrait croire, les qualités affectives que doit avoir la prière, mais le cadre où elle doit se former, s'épanouir, s'achever.

Cum oraveris, infra in cubiculum tuum, et, clauso ostio, ora Patrem tuum in abscondito. «Sur quoi, écrit Le Gall, les saints Pères disent communément que ce lieu, dans lequel Notre-Seigneur dit qu'il faut se retirer pour prier, n'est autre que la chambre intérieure de notre coeur. » Saint Augustin par exemple : « Puisque Dieu est infiniment présent dans notre coeur, nous devons y entrer en esprit, comme dans un temple intérieur pour y prier... Vous voulez prier dans un temple, priez en vous-même; monter à Dieu, c'est rentrer, en soi-même par une entrée ineffable dans l'intérieur. » Ainsi encore saint Bernard, saint Thomas, saint François de Sales, lequel parle déjà d'une « oraison cordiale » (1). Ainsi presque tous les spirituels. Il n'y a donc là rien de nouveau, comme d'ailleurs le répètent mille fois les maîtres de notre école. Leur seule originalité est d'avoir isolé ce lieu commun, d'avoir pressé leurs disciples de l'approfondir, de le vivre, et d'en avoir fait la règle fondamentale, le moyen unique, la recette de toute prière.

Notre oraison, disent les approbateurs du Faisceau de myrrhe, L. Bail et P. Ratouyn, n'est différente

 

de l'oraison mentale ordinaire (ignatienne), que par la composition du lieu, qui se fait ici au dedans pour réprimer les saillies au dehors, où les puissances ont leur pente naturelle, et les faire réfléchir et retourner au coeur, au dedans de soi-même, y plantant l'arbre de la Croix, pour en faire les fruits siens et s'unir plus intimement à la vive source des grâces et des vertus.

 

Avec autant d'habileté que de sagesse, ils se donnent ainsi les gants de côtoyer les Exercices de saint Ignace. Mais s'ils gardent le mécanisme ascétique de cette méthode, c'est avec l'intention très délibérée d'imprimer progressivement une

 

(1) L'Oratoire du coeur (édit. de 1839), pp. 9-18.

 

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direction mystique aux actes que déclanchera ce mécanisme. Conforme en cela au rythme actif des Exercices, tel que le comprennent les ascéticistes, le prélude ignatien a pour unique objet d'occuper l'imagination en l'appliquant au détail d'une scène déterminée. En la fixant de la sorte, il veut, d'une part, empêcher cette faculté vagabonde de battre la campagne, et d'autre part, maintenir sur l'écran de l'esprit des images conformes au « sujet » que l'on se propose de méditer. Plus sera vive, pense-t-on, la représentation du décor où se déroule le mystère, plus deviendra précise, libre de distraction et savoureuse, la méditation proprement dite. Il en va tout autrement de cette composition de lieu qui « se t'ait en dedans ». Au lieu de stimuler les facultés méditatives par l'intermédiaire de l'imagination, elle doit tendre à désappliquer peu à peu les puissances intellectuelles, afin que s'active de plus en plus le pur vouloir de la fine pointe. Le prélude ignatien évoque, dans le temps et l'espace, des paroles, des actions, des scènes, appelant ainsi, de notre part, une réponse active, une série de « faire » ; l'autre, orienté au delà du temps et de l'espace, cherche à rejoindre, sous les mots et sous les gestes fugitifs, les « états » continus, la solidité immuable d'une présence.

Mais quoi, dira-t-on, qu'il s'agisse d'un paysage intérieur ou extérieur, n'est-ce pas toujours la même faculté que l'on met en branle, cette imagination dont toute l'activité se borne à produire des images? Sans doute, mais, pour les maîtres de l'oraison cordiale, cet appel à l'imagination n'est qu'une feinte. Si, d'une main ils semblent la provoquer, ils la retiennent de l'autre et se préparent à l'endormir. C'est qu'en effet, ce « milieu de notre coeur », où l'on nous invite à nous recueillir, se refuse de lui-même à toute représentation imaginative. La fine pointe n'est pas un « lieu », comme le Cénacle ou le Calvaire. Il est vrai - et c'est là proprement la ruse que nous disons - il est vrai que, pour faire cette « composition de lieu » intérieure, le débutant commencera par se former l'image d'un objet sensible

 

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- notre coeur de chair - où il transportera, vaille que vaille, la composition do lieu ignatienne. Dans ce coeur, on verra la crèche, le Calvaire, le jardin. Ce sera comme une crypte où l'on essaiera de suspendre les fresques de l'église supérieure. Mais si, fidèle aux directions intégrales de nos maîtres, on ne résiste pas au travail désappliquant de la grâce, on descendra peu à peu, comme automatiquement, de cette crypte encore trop lumineuse jusqu'aux ténèbres de la zone profonde ; laissant le coeur de chair pour s'enfoncer dans le « milieu du coeur », où il n'y a pas moyen d'accrocher l'écran des images. On passera du plan de l'ascèse au plan de la prière. Le prélude ignatien se limite à une composition de lieu, au sens propre de ce mot ; le nôtre commence par cette même composition de lieu, mais déjà aussi atténuée, confuse, intérieure, aussi peu captivante que possible, pour se terminer, si l'on peut dire, à une composition de non lieu.

Ainsi le prélude ignatien est une recette d'épanouissement, d'expansion; le nôtre, de refoulement. Dès ce prélude, d'abord et en apparence tout actif, tout ignatien. l'âme s'oriente vers le passif, ou plutôt s'adapte au passif. Pour la méditation, dit Jean Aumont,

 

il faut premièrement se retirer en quelque... oratoire devant quelque crucifix ou autre image dévote de la... Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour vous faciliter dans ces commencements l'application intérieure par la foi à Jésus souffrant au fond du coeur, dont vous avez regardé l'image au dehors par les yeux du sens.

 

Ainsi les images nécessaires sont déjà trouvées : autant de pris sur la dépense d'imagination qu'exige la composition de lieu ignatienne.

 

Et de là, s'étant mis à genoux..., baisser modestement les yeux,

 

et, du même coup, autant qu'il se peut, perdre de vue les images du prélude,

 

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afin de fermer Ies fenêtres de vos sens aux choses créées et être par ce moyen plus libre, pour tendre en dedans à Dieu au fond de votre coeur, en vous essayant sans empressement ni chagrin, de retirer peu à peu, de ramener, de pacifier vos pensées, et toutes les saillies de votre esprit, qui s'est tout effus, et tout évaporé vers les objets du dehors...

 

Méthode, qui ne prescrit pas d'abord que l'on retranche les réflexions et les autres actes, mais simplement qu'on les simplifie. De « toutes les autres méthodes », les maîtres de l'oraison cordiale, ne blâment

 

que le superflu des raisonnements, multipliés avec trop d'activité, de continuité et d'empressement, et la négligence de rappeler l'esprit par attention intérieure à Dieu au fond du coeur ; accoisant tous ces actes qu'on ne cesse de rouler dans la tête par efforts d'esprit et de raisonnement, faisant des réflexions sur réflexions, qui empêchent la grâce d'attirer l'esprit et de le recueillir à Dieu dans le coeur par Jésus-Christ, qui est l'unique médiateur intérieur en chaque âme en particulier, pour l'approcher de Dieu (1).

 

En vérité, on a peine à croire qu'une telle méthode, si profondément, j'allais dire si uniquement chrétienne, et présentée avec une telle prudence, ait été combattue comme une dangereuse innovation. Le torrent de la tradition est avec eux, et la logique même de la foi. « Tous les pères spirituels, écrivait vers le même temps, le grand dominicain Contenson, recommandent de toutes leurs forces la pratique de contempler Dieu au plus intime de nous-mêmes. Ils tiennent, et fort justement, que c'est là un sûr moyen de parvenir à la plus haute contemplation (2). »

Mais ces vérités banales, le mérite de nos maîtres était

 

(1) Abrégé, pp. 16-17.

(2) « Summe consulunt Patres spirituales ad supremum contemplationis gradum, quem internam quietem et orationem passivam vocant, adipiscendum, ut Deum intra nos contemplemur; et meritum. Nullum enint est, vel ad ciendos pios motus efficacius, vol ad stimulandam inertiam urgentius exercitium, cogitatione illa qua credimus Deum esse intiuto nostro intimiorem in corde nostro totam résidere Trinitatent, ibique Patrent gignere Filiunt, et utrumque producere Spiritum sanctum ». Theologia mentis et cordis, Vivès, 1875, I, pp. 101, 102.

 

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de leur donner un nouveau tour, et immédiatement pratique, de fonder sur elles une méthode de prière. Leur mérite, et aussi leur témérité, leur méfait, aux yeux de qui ne tolère pas qu'on le bouscule dans ses habitudes. « Voilà le mot, écrivait plaisamment Joseph de Maistre ; le cabinet est surpris; tout est perdu. Dieu nous garde d'une idée

imprévue (1) ! »

 

Je sais, dit Jean Aumont, que plusieurs personnes de piété et de mérite,

 

et qui, vraisemblablement, ne sont pas de Port-Royal,

 

ont été mal informées de cette pratique et voie intérieure, et... en ont témoigné du dégoût aux personnes qui la pratiquent ou qui la voudraient pratiquer. J'ai cru être obligé de prévenir leurs objections, et de répondre humblement à leurs difficultés, qui ne sont la plupart que des ouï dire mal rapportés et mal entendus.

 

On s'est hâté de nous condamner,

 

sans examiner la chose à fond, avec la sonde de la charité, qui fait voir les choses comme elles sont, et non comme on nous les rapporte, et ainsi, sous une mauvaise entente, on entre en zèle indiscret et on intimide les faibles, et on... afflige les parfaits, qui gémissent jour et nuit sur cette Babylone de division qui déserte le lieu saint. L'amour-propre s'est campé dans les coeurs... ; l'on se méprise et déchire d'honneur.., sous des prétextes très spécieux...

Ils disent que cette pratique d'oraison en Jésus crucifié au fond du coeur est une voie extraordinaire... Déplorable malheur que l'on juge extraordinaire ce qui devrait être ordinaire aux chrétiens, qui ne sont à rien tant obligés qu'à répondre à leur nom, par cette porte étroite qui écorche et dépouille toute la noire peau du vieil homme, et nous renouvelle en Jésus-Christ. Or je ne crois pas que tout bon chrétien voulût contester ceci.

 

Tout le mal ne vient donc que d'un malentendu, et nous n'aurions « pas grand'peine à nous accorder » (2).

 

(1) Lettres, III, p. 104, cité par Latreille, J. de Maistre et la Papauté, p. 273-

(2) Abrégé, préface non paginée.

 

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On ne leur cherchait en effet que de ridicules chicanes, les soupçonnant, par exemple, d'imaginer une présence réelle, «charnelle », de l'humanité de Jésus au « milieu du coeur ».

 

Quand on parle du fond du coeur, répondait le Vigneron, on entend le fond spirituel et intérieur de la volonté (où) réside et habite spirituellement Jésus-Christ par grâce, par amour...

 

Et non une; objet charnel, grossièrement imaginé dans le coeur de chair. « On doit ici user discrètement de l'imagination pour se représenter ce divin objet crucifié au fond de l'âme, et donner beaucoup de lieu à la foi, à l'amour » (1). Et plus scolastiquement le P. Victorin :

 

D. - Qu'adorent donc les chrétiens dans leur coeur, quand ils y adorent Jésus-Christ?

            R - Ils y adorent Dieu qui s'est fait homme, quoiqu'il ne soit point homme en nous. Ils y adorent la personne du Fils de Dieu,

 

et celle-ci réellement présente, ainsi que les deux autres divines personnes (2).

 

Mais, au fond, ce ne sont là que des prétextes. La suprême, l'unique raison de leur résistance, ils l'avouent du reste, quand on les presse, est que « pour eux, ils ne veulent point être mystiques. »

 

(1) L’Ouverture, pp. 49-3o.

(2) Ecole Spirituelle, pp. 8-13. Il y a cependant un passage d'Aumont qui ne nie parait pas irréprochable ! « Quoique... Jésus ne soit ni ne peut être souffrant dans nos coeurs en la façon qu'il a été sur le Calvaire, savoir en y recevant des plaies par la violence d'autrui ; si est-ce pourtant qu'il y souffre encore d'une façon très angoisseuse... Car étant de soi immense en son activité et ardeur divine, et venant à être arrêté dans un coeur qui empêche son exercice amoureux, les pressures d'angoisse qu'il souffre en sen tendre coeur sont inexplicables ». Ouverture, p. 15. Il est curieux que les docteurs du Vigneron n'aient pas corrigé ce passage sur l'épreuve, mais ils le corrigent dans leurs propres écrits. « Ils (nos critiques) ne sauraient encore souffrir qu'on se représente un Jésus-Christ souffrant, en tant qu'homme, au dedans de soi, parce, disent ces Messieurs, qu'il ne souffre plus et qu'il ne souffrira jamais; mais aussi il est vrai qu'il a souffert pour nous et que nous sommes, comme chrétiens, dans l'obligation de nous en ressouvenir et d'y penser et que, pour y penser, il n'est point nécessaire que mon esprit se transporte sur le Calvaire, puisque cela se peut faire fort aisément en moi. » Fascicule, pp. 31-33.

 

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Car il se rencontre des personnes, quoique doctes, qui raillent sur toutes choses les plus saintes... La cause est qu'ils n'ont que la tête, et n'agissent que de leur tête... ; qu'ils ne communiquent jamais intérieurement avec le coeur... L'esprit doit répondre au coeur et à la volonté ; à quoi ils manquent beaucoup..., portant jugement de ce qu'ils n'entendent pas.

 

Égyptiens indéracinables, qui n'ont jamais vu ni connu ce qui se passe en la Terre promise :

 

Ils raillent même ce qui a été estimé et pratiqué des plus grands saints..., voire... de ta sainte Ecriture, puisqu'ils ont entrepris de diffamer le mot de mystique, si universel dans l'Ecriture, et si commun parmi les saints....

 

Le mot, et plus encore la chose ; Notre-Seigneur n'a-t-il pas dit que si l'on ne devient comme un petit enfant, on n'entrera pas au Royaume des Cieux?

 

Hé bien ! Messieurs les railleurs, entendez-vous cela au pied de la lettre? Est-ce point un mot caché,

 

une consigne mystique? Ainsi de ce Docteur de la Loi, quand Notre-Seigneur lui dit qu'il fallait renaître :

 

Ce mot fut si mystique à ce suffisant qu'il demanda s'il fallait rentrer au ventre de sa mère... hé ! pauvre suffisant, qui vous êtes épuisé dans la bibliothèque de votre tête, et n'avez... encore jamais entendu le coeur!... Retirant et ramassant toute leur substance dans leur tête, ils demeurent secs et arides de cœur ; car la bonne et profitable étude doit être entremêlée d'oraison. Mais quoi! ils n'en veulent rien faire de peur de devenir mystiques. Et ce sont, pour l'ordinaire, ceux-là qui disent que ce n'est pas pour tout le monde. Mais, de grâce, à qui est-ce que Notre-Seigneur l'a refusé, sinon aux paresseux, qui n'ont pas le courage de se baisser pour boire ? (1)

 

Ils sont tellement attachés à leur Égypte - « là ou règne le propre amour, lieutenant du Pharaon infernal » - que, s'ils font mine d'en sortir,

(1) L’ Ouverture, pp. 67-68.

 

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ce n'est que pour murmurer contre ceux qui se présentent pour les aider et servir en ce passage de l'Egypte de leur chair dans le désert intérieur de leurs coeurs, par l'exercice de l'oraison cordiale... La seule pensée de ce désert intérieur les épouvante. Si on vient à leur parler d'oraison ou de récollection intérieure, c'est un affreux désert pour eux, dans lequel ils ont peur de mourir ; quoiqu'en y mourant, c'est vivre de la vie renouvelée dont nous faisons profession... Demeurez donc à vous-mêmes, et laissez le désert intérieur pour les petits, pour les crédules et les simples (1).

 

A la bonne heure, et voici qui ajoute à l'originalité de notre école ! Nous l'avons souvent remarqué : la grande maladresse de la plupart des mystiques est qu'ils se bornent à la défensive. Les nôtres portent la guerre dans le camp ennemi.

 

N'est-ce pas une chose affligeante, dit l'auteur du Fascicule de Myrrhe, de voir, dans la maison de Dieu, encore aujourd'hui, plusieurs ecclésiastiques savants, qui ne sauraient souffrir qu'on parle de regarder Dieu en soi et de l'adorer au fond de notre coeur ; qui ne sauraient souffrir qu'on dise que la grâce de Jésus-Christ habite réellement dans le cœur du juste ? Pourquoi est-elle appelée habituelle par les théologiens ?... Ils ne sauraient non plus souffrir qu'on parle d'une rentrée continuelle au dedans, qu'on ne fasse point tant de prières vocales, et qu'on s'attache plus au dedans qu'au dehors...

 

Bref, ils n'ont compris ni le catéchisme, ni l'Évangile. Leurs amazones, pas davantage.

 

C'est encore une chose très digne de compassion, que le monde soit rempli de femmes, et principalement de filles, à la vérité vertueuses, qui ont un grand extérieur, lesquelles ne sauraient souffrir qu'on parle de tâcher de se renfermer dans son intérieur. Et quand elles entendent dire que nous pouvons, avec l'aide de Dieu, rapporter tout au dedans, elles disent que c'est une doctrine nouvelle.

 

Et, ma foi, « il semble... qu'elles aient raison ». Sous

 

(1) L’Ouverture, pp. 13o, 131.

 

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couleur d'attaquer le quiétisme, c'est elles-mêmes, c'est leur naturel brouillon, touche-à-tout, que défendent ces ardélionnes, tantes chétives de Mme de Maintenon.

 

Parce que ce retour vers Dieu au dedans de nous détruit la curiosité, détruit le raisonnement, ne veut pas qu'on se mêle tant d'affaires. Ce retour vers Dieu... veut détruire le dehors en le négligeant pour faire vivre le dedans (1).

 

Tout est là, en effet, et il n'y faut pas chercher plus de mystère. Au demeurant, « quantité de personnes savantes et vertueuses de ce siècle, qui ont blanchi dans l'exercice de la vie intérieure..., et dans la conduite des âmes », estiment, avec nos docteurs, que cette voie de l'oraison cordiale est « une des plus courtes..., des plus faciles..., des plus assurées ».

 

Elle nous fait rentrer plus facilement, et nous renferme avec moins de peine et sans grand travail, au dedans de nous. Elle calme nos sens, elle pacifie nos passions, elle captive notre entendement, elle arrête notre mémoire, elle fortifie notre volonté... Elle nous sépare des créatures pour nous unir au Créateur, qui est toujours en nous et avec nous, encore bien que nous n'y pensions pas. Vérité aussi ancienne que la création de l'homme... ; et enfin elle nous fait voir clairement que nous ne saurions rien obtenir du Père que par le Fils, et que, pour être agréables au Fils, nous devons graver dans le plus profond de notre coeur sa vie, sa mort et sa passion, et prendre nos délices là-dedans, comme saint Paul.

 

« Voilà le dessein et toutes les prétentions » (2) de ces maîtres oubliés, et de cette école populaire de mysticisme. Avant de leur dire adieu, faisons une courte visite à leurs ateliers de gravure.

 

IV. LES IMAGES DU Dr LE GALL. - C'est vraisemblablement le Vigneron de Montmorency qui aura eu le premier l'idée d'illustrer, par une série d'images, les principes et

 

(1) Le Fascicule de Myrrhe, pp. 31-38.

(2) Fascicule. Lettre-préface.

 

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la méthode de l'oraison cordiale. Ce qui ne veut pas dire, certes, qu'il aura d'abord construit un édifice tout spirituel, puis cherché des représentations visuelles, des symboles clairs et parlants qui lui permettraient de mettre cette construction à la portée des plus rustiques (1). Peut-être aura-t-il lui-même dessiné, à la craie sur un vieux tonneau, l'ébauche primitive, qu'une main plus experte aura ensuite retouchée et complétée. Pour le symbole central - un coeur humain - aucune difficulté. Laissons-le exposer le reste :

 

Sur le haut de la forme du coeur, vous voyez cette face modestement recueillie, et intérieurement appliquée et tendante en dehors vers son cher objet crucifié; lequel seul peut ouvrir les sept sortes de sceaux qui captivent l'âme (2), afin que, par là, il y reconduise en ce fond et par cette voie recueillie et intérieure, l'esprit recolligé et retiré du dehors au dedans, jusqu'à la Divinité, au fond de notre âme, et outre notre âme; rappelant ainsi notre propre vie humaine et naturelle de la circonférence au centre; et par là établir le repos de l'âme en sa vraie origine qui est Dieu, plus intimement concentré dans elle qu'elle-même.

C'est ce qui vous est représenté en ces sept étages différents, en forme des sept sceaux ouverts, qui nous marquent le passage de nous à Dieu.

 

D'où vient que nous avons fait paraître la Divinité au fond, et outre ce coeur ;

 

(1) L'idée d'une représentation « au coeur » n'était certes pas nouvelle. Cf. à ce sujet un curieux article de M. Charbonneau-Lassay : Les marques commerciales des premiers imprimeurs français, dans Regnabit, revue universelle du Sacré-Coeur, janvier  1924. Voici, dit M. Ch. L. « un sujet... de vignette de titre qui fut commun à plusieurs » imprimeurs. « Il représente Jésus enfant ou adolescent assis dans un coeur, et il faut en chercher l'idée première dans ces images populaires du XVe siècle, représentant le coeur sacré, au milieu duquel on voit Jésus enfant entouré des instruments de sa passion. Est-ce le coeur même de Jésus, ou l'image de sa présence dans le coeur du fidèle ? Tour à tour l'un et l'autre, pense M. Ch. L. François de Sales écrivait, le 19 février ,6o5, à Mme de Chantal : « Je vis un jour une image dévote, c'était un coeur sur lequel le petit Jésus était assis » et il voulut, longtemps après, que « son imprimeur, Pierre Rigaud, de Lyon, plaçât sous le titre de son Traicté de l'Amour de Dieu... l'image qu'il avait décrite à sainte Chantal. » Ch. L., op. cit., pp. 125-126.

(2) D'abord, le sceau du péché ; puis, l'attache aux biens de la terre; puis l'attache au plaisir des sens extérieurs ; puis les passions des sens intérieurs ; puis l'attache à l'emploi propriétaire de ses puissances ; puis l'attache à la propre vie; enfin le 7e sceau qui est l'attache aux dons de Dieu. Par bonheur, ils n'ont pas cherché, ou ils ont renoncé à trouver, pour chacune de ces attaches, un symbole spécial.

 

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et comme Dieu a fait de « la sainte Humanité la médiatrice nécessaire » entre lui et nous, un crucifix est posé à l'entrée de ce coeur,

 

comme celui qui nous en fait la porte de grâce et le passage ouvert pour entrer de nous à lui, et par lui en sa Divinité (1).

 

Tels sont les traits principaux de ces compositions, plus mnémotechniques que proprement symboliques. Pour les déchiffrer exactement et avec quelque profit, il faut déjà posséder la doctrine, d'ailleurs très simple, qu'elles ont la prétention d'illustrer. Aussi douté-je fort que cette illustration, tout ensemble compliquée et enfantine, ait beaucoup servi à la propagande de l'école. Il n'est pas sûr, du reste, que tous les docteurs de l'oraison cordiale aient goûté ce mode archaïque d'enseignement. Seul ou presque seul, à ma connaissance, Querdu Le Gall, collaborateur de la première heure, a suivi sur ce point l'exemple de Jean Aumont. Comme nous le savons déjà, il avait commencé par faire graver sur une « feuille » unique, une série de coeurs, accompagnés, je pense, de courtes légendes, et où l'on pouvait suivre le progrès de l'initiation mystique. Puis, à ces « tableaux », d'un maniement peu commode, et qui ne pouvaient se passer d'une explication orale, il substitua le petit livre de l'Oratoire du Coeur, où se retrouvent sans doute les mêmes images, mais distribuées en autant de chapitres qu'il y a de coeurs, et plus copieusement commentées.

La scolastique sert à tout, comme la piété. Nul doute que, sans faire de Le Gall un artiste, sa formation doctorale et pédagogique ne l'ait aidé à retoucher assez heureusement, à simplifier, à éclaircir les dessins encombrés et peu cohérents de Jean Aumont. Au reste, nul soupçon chez lui d'intellectualisme. Le Gall a scrupuleusement conservé un des traits les plus fâcheux du modèle : cette face humaine aux longs cheveux qui émerge assez ahurie, et non sans cause,

 

(1) Abrégé, dernières pages.

 

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d'un coeur vingt fois plus gros qu'elle. Symbole peut-être de l'amortissement que doivent subir pendant la prière les activités de l'esprit (1).

 

Le Gall, en revanche, a fort bien discerné et évité l'incohérence foncière, qui embrouille désespérément, et qui fausse même la composition du Vigneron; ce mélange saugrenu de deux symboles : la descente au fond du coeur et l'ouverture des sept sceaux; d'un côté, un livre ou une cassette ; de l'autre, un puits. Et notez qu'avec une tendresse d'autodidacte pour le plus compliqué et le plus livresque de ces deux symboles, tout son effort imaginatif s'est porté sur l'évocation (les sept sceaux. Il les représente, comme on a vu, par ces étages disgracieux de lignes horizontales, qui tatouent le coeur de gauche à droite, et qui encombrent toute la surface: Le Gall, au contraire. Il se propose uniquement de figurer le recueillement progressif de l'âme, qui doit se détacher peu à peu de ses activités de surface, et faire de plus en plus grande la part des activités profondes. Or, il va de soi qu'une ligne verticale convient cent fois mieux que l'horizontale, à ce mouvement de descente. Aussi bien, chez Le Gall comme chez Aumont, le commentaire est-il beaucoup plus limpide que l'image.

 

La voie blanche et lumineuse, qui va depuis la tête par le milieu du coeur jusques au triangle de la divinité, qui est tout au fond, représente le véritable chemin, par lequel notre esprit va à Dieu, avec les ailes de la contemplation.

 

Au milieu de cette voie,

 

Jésus-Christ souffrant et représenté dans les divers mystères...,

 

 

(1) Puisqu'il s'agissait de représenter le passage de la réflexion à la vraie prière, ce détail était exigé, mais on aurait dû lui donner moins d'éclat. A la voir dessinée avec tant de soin, et si auguste, la plupart y reconnaîtront la face de Notre-Seigneur ou de Dieu le Père. Il se peut que Jean Aumont ait découpé dans un jeu de cartes ou dans une gravure profane, la première tète venue, pour la coller ensuite au-dessus de la figure centrale, par lui dessinée plus facilement de première main. D'où, sans qu'il l'ait préméditée, l'importance qu'aura prise cette figurine.

 

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signifie que... nous ne pouvons aller à Dieu, et nous unir à lui... que par le moyen de Jésus-Christ, notre médiateur.

 

Le Saint-Esprit est « mis à la porte des coeurs », parce que son office est « de nous introduire dans notre coeur, et de nous y manifester Jésus-Christ ». Ces portes du paradis intérieur sont représentées par de petites hachures qui font sur la voie blanche et lumineuse « une tache noire ». Cette convention admise, suivez, je vous prie, d'image en image, car il y a autant d'images que de jours de la semaine, le mouvement, l'histoire, ou le poème de ces portes. La première, « celle qui est au premier coeur », est fermée : ce qui signifie que l'âme est encore emprisonnée dans le premier étage - le rez-de-chaussée plutôt - de l'effort ascétique, le Saint-Esprit n'ayant pas encore

 

ouvert aux commençants la porte de la chambre intérieure de leur coeur, pour y traiter (immédiatement) avec Notre-Seigneur. Il ne faut point pour cela qu'ils perdent courage ; mais ils doivent avoir patience et attendre à la porte, demeurant attentifs doucement à Jésus-Christ (et formant) des désirs fréquents d'être introduits..

 

C'est là manifestement une représentation un peu sommaire : car, sur ce premier palier, il ne faut pas, grâce à Dieu, qu'une porte soit ouverte ou fermée. Chez les commençants, la porte s'entr'ouvre pour se refermer aussitôt : visites fugitives du Saint-Esprit. Ils font un pas vers l'intérieur, puis reculent. Mais le moyen de figurer une à une toutes ces nuances ?

 

La seconde porte, à demi-ouverte, du second coeur, représente comme le Saint-Esprit donne quelquefois ouverture à l'âme ;

 

entre-ouverture aussi étroite, mais moins fugitive que celle dont je viens de parler. « Faible » pourtant, « et de peu de durée », « la porte étant souvent fermée ». La troisième porte., toute grande ouverte,

 

du troisième coeur et des suivants, représente comme ceux qui sont parfaits, après avoir été fidèles dans les deux premiers états,

 

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trouvent enfin la porte de cette chambre intérieure pour l'ordinaire ouverte, et ont grande facilité à se recueillir intérieurement (1)...

 

Il n'a oublié que l'essentiel, à savoir que la porte peut fort bien être grande ouverte, alors qu'une cruelle illusion nous fait croire qu'elle est fermée. Autant dire qu'il ne faut voir dans ces images qu'un jeu de devinette, rébus dévots pour la récréation des âmes simples ; ou encore d'humbles recettes mnémotechniques - ainsi, dans une vieille édition illustrée des Exercices, cette main, aux cinq doigts en éventail qui rappelle les cinq « temps » de l'examen. Autant dire aussi que les autres maîtres de l'oraison cordiale ont été bien inspirés de renoncer à ces difficiles symbolismes. En ces matières ineffables, la plume est encore ce qui ment le moins, parce qu'elle a toujours la ressource d'avouer, et par là, de rétracter ses inévitables mensonges. Il n'est pas douteux néanmoins que les images de Le Gall aient contribué, au succès de l'oraison cordiale (2)... Mais enfin les symboles passent, comme les autres modes, et les idées restent. C'est ainsi que l'abbé de Saint-Fard, lorsqu'il eut l'idée, en 1774, de republier l'Oratoire du Coeur, se garda bien d'en reproduire les images.

 

 

Nous faisons revivre, écrit-il dans l'avertissement, un petit ouvrage qui date déjà d'un siècle. Aussi est-il très rare aujourd'hui, et nous ajoutons : presque ignoré. Tout cependant parle en sa faveur, et sa bonté intrinsèque et le nom de son auteur, et les heureux fruits de sainteté qu'il a produits en son temps.

 

(1) L’Oratoire, III, partie, ch. I. Explication des Images.

(2) Il faut, du reste, que le succès de ces images 'ait été assez grand, puisque nous les retrouvons, adaptées à d'autres fins, dans un livre qui me paraît avoir été populaire pendant la deuxième moitié du XVIII° siècle : Miroir de l'âme du pécheur et du juste pendant la vie et à l'heure de la mort... Nouvelle édition, Lyon, 1737. L'auteur est un «prêtre de la Mission de Saint- François de Sales, du diocèse de Vienne ». Il supprime, assez maladroitement, d'ailleurs, les symboles trop subtils d'Aumont et de Le Gall, mais, à cela près il copie servilement leurs images. « Dans quelques-unes, dit-il..., il n'y a qu'une tête et un coeur. La tête désigne suffisamment les bonnes et les mauvaises pensées; le coeur, les bonnes et les mauvaises affections. Le visage indique l'extérieur et ce qui frappe les sens. Le coeur, l'intérieur et ce qui est dans l'âme. »

 

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S'il ne le rend pas littéralement, c'est qu'il a cru qu'il fallait en bannir et les expressions surannées et les tours de phrases qui sont ou peu corrects ou hors d'usage. Pour l'illustration, il l'escamote sans crier gare, et, en somme, il a raison. Quant à la minuscule réédition - illustrée, celle-ci - de 1839, je ne saurais parler d'elle sans amitié, puisque enfin c'est elle, qui par de mystérieux zigzags m'a conduit jusqu'au Vigneron de Montmorency. Je dois avouer néanmoins que jamais traduction d'une image par une image ne fut plus traîtresse. Comme oeuvre d'art, ces figurines, mollement couchées sur des coussins de dentelle ou sur des carpettes persanes, paraissent bien supérieures au bon vieux modèle. Mais presque tout le symbolisme s'est envolé, et avec lui cette haute philosophie, que les maîtres de l'oraison cordiale avaient su rendre accessible aux plus ignorants (1).

 

 

 

(1) Le A. M. D. G., qui figure sur la page du titre, indiquerait-il que cette édition a été « revue et corrigée » par un Père de la Compagnie ? C'est fort. possible. En tout cas, ces petites vignettes semblent faites pour faciliter la composition de lieu ignatienne. Voyez, par exemple, dans l'image de la crèche, le décor si nettement évoqué. Il est bien curieux que l'on ait scrupuleusement conservé, au-dessus de ces coeurs, et comme sur un balcon, la tête (les tètes plutôt) aux longs cheveux calamistrés, que déjà nous ne connaissons que trop, et qui ne présentent plus aucune espèce de sens, puisqu'on a supprimé les autres symbolismes, notamment le divin triangle à la fine pointe du coeur. Note amusante au verso du titre : « Les gravures se vendent séparément et se trouvent chez M. Langlois, rue des Marmouzets, 36. Avec le médaillon en bois : 1 fr. Sans médaillon 40 centimes. » On revenait ainsi aux « feuilles » sans texte de M. Le Gall. Je fais reproduire avec la Nativité et la Descente de Croix, celle de ces vignettes qui prétend résumer toute la méthode. On remarquera le renversement de la perspective : la Divinité, au plus haut, la petite âme - les bras en croix - au plus bas du coeur. Petite, mais bicéphale. Une de ses deux têtes est en haut, au-dessus de Dieu le Père, qui, si l'on peut dire, lui tourne le dos, la néglige tout à fait, pour ne voir que celle d'en bas. Il ne paraît pas du reste que le peintre ait voulu nous donner par là une leçon d'anti-intellectualisme; simplement, il n'a pas compris les images du Vigneron et de Le Gall.

Rencontre curieuse. M. Sandreau qui, apparemment, ne doit rien à Jean Aumont, a recours, lui aussi, pour illustrer sa doctrine mystique, à des figurines symboliques, en forme de coeurs. Cf. Vers l'Amour parfait, Paris, 1928.

 

 

 

 

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