LIVRE V
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LIVRE CINQUIÈME

DES DEUX PRINCIPAUX EXERCICES DE L’AMOUR SACRÉ QUI SE FONT PAR COMPLAISANCE ET BIENVEILLANCE.

 

CHAPITRE PREMIER

De la sacrée complaisance de l’amour; et premièrement en quoi elle consiste.

CHAPITRE II

Que par la Sainte complaisance nous sommes rendus comme petits enfants aux mamelles de notre Seigneur.

CHAPITRE III

Que la sacrée complaisance donne notre coeur à Dieu, et nous fait sentir un perpétuel désir en la jouissance.

CHAPITRE IV

De l’amoureuse condoléance par laquelle la complaisance de l’amour est encore mieux déclarée.

CHAPITRE V

De la condoléance et complaisance de l’amour en la Passion de notre Seigneur.

CHAPITRE VI

De l’amour de bienveillance que nous exerçons envers notre Seigneur par manière de désir.

CHAPITRE VII

Comme le désir d’exalter et magnifier Dieu nous sépare des plaisirs inférieurs, et nous rend attentifs aux perfections divines.

CHAPITRE VIII

Comment la sainte bienveillance produit la louange du divin Bien-Aimé.

CHAPITRE IX

Comme la bienveillance nous fait appeler toutes les créatures à la louange de Dieu.

CHAPITRE X

Comme le désir de louer Dieu nous fait aspirer au ciel.

CHAPITRE XI

Comme nous pratiquons l’amour de bienveillance ès louanges que notre Rédempteur et sa Mère donnent à Dieu.

CHAPITRE XII

De la souveraine louange que Dieu se donne à soi-même, et de l’exercice de bienveillance que nous faisons en icelle.

 

 

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CHAPITRE PREMIER

De la sacrée complaisance de l’amour; et premièrement en quoi elle consiste.

 

L’amour n’est autre chose, ainsi que nous l’avons dit, sinon le mouvement et écoulement du coeur qui se fait envers le bien, par le moyen de la complaisance que l’on a en icelui; de sorte que la complaisance est le grand motif de l’amour, comme l’amour est le grand motif de la complaisance.

Or, ce mouvement se pratique ainsi envers Dieu. Nous savons par la foi que la Divinité est un abîme incompréhensible de toute perfection, souverainement infini en excellence, infiniment souverain en bonté. Et cette vérité que la foi nous enseigne, nous la considérons attentivement par la méditation; regardant cette immensité de biens qui sont en Dieu, ou tous ensemble, par manière d’assemblage de toutes perfections, ou distinctement, considérant ses excellences l’une après l’autre; comme, par exemple, sa toute-puissance, sa toute-sagesse, sa toute-bonté, son éternité, son infinité. Or, quand nous avons rendu notre entendement fort attentif à la grandeur des biens qui sont en ce divin objet, il est impossible que notre volonté ne soit touchée de complaisance en ce bien; et lors nous usons de notre liberté, et de l’autorité que nous avons sur nous-mêmes, provoquant notre propre coeur à répliquer et renforcer sa première complaisance par des actes d’approbation et réjouissance. O! dit alors l’âme dévote, que vous êtes beau, mon bien-aimé, que vous êtes beau! vous êtes tout désirable; ains vous êtes le désir même. Tel est mon bien-aimé, et il est l’ami de mon coeur, ô filles de Jérusalem (l). O! que béni soit à jamais mon Dieu, de quoi il est si bon:

hé! que je meure, ou que je vive, je suis trop heureuse de savoir que mon Dieu est si riche en tous biens, que sa bonté est infinie, et son infinité si bonne.

Ainsi approuvant le bien que nous voyons en Dieu, et nous réjouissant d’icelui, nous faisons l’acte d’amour que l’on appelle complaisance. Car nous nous plaisons du plaisir divin infiniment plus que du nôtre propre; et c’est cet amour qui donnait tant de contentement aux saints, quand ils pouvaient raconter les perfections de leur bien-aimé, et qui leur faisait prononcer avec tant do suavité que Dieu était Dieu. Or, sachez, disaient-ils, que le Seigneur est Dieu (2). 0 Dieu! mon Dieu, vous êtes mon Dieu : J’ai dit au Seigneur: Vous êtes mon Dieu, Dieu de mon coeur; et mon Dieu est le

(1) Cant. cant., V, 16.

(2) Ps., XCIX, 3.

 

lot de mon héritage éternellement (1). Il est Dieu de notre coeur par cette complaisance, d’autant que par icelle notre coeur l’embrasse et le rend sien. Il  est notre héritage, d’autant que par cet acte nous jouissons des biens qui sont en Dieu, et comme d’un héritage, nous en tirons toute sorte de plaisir et de contentement. Par cette complaisance nous buvons et mangeons spirituellement les perfections de la Divinité; car nous nous les rendons propres et les tirons dedans notre coeur. Les brebis de Jacob attirèrent dans leurs entrailles la variété de couleurs qu’elles voyaient en la fontaine en laquelle on les abreuvait; car en effet leurs petits agneaux s’en trouvèrent par après tachetés. Ainsi une âme éprise de l’amoureuse complaisance qu’elle prend à considérer la Divinité, et en icelle une infinité d’excellences, en attire aussi dans son coeur les couleurs, c’est-à-dire, la multitude des merveilles et perfections qu’elle contemple, et les rend siennes par le contentement qu’elle y prend.

O Dieu! quelle joie aurons-nous au ciel, Théotime, lorsque nous verrons le bien-aimé de nos coeurs, comme une mer infinie, de laquelle les eaux ne sont que perfection et bonté ! Alors, comme des cerfs, qui longuement pourchassés et malmenés, s’abouchant à une claire et fraîche fontaine, tirent à eux la fraîcheur de ses belles eaux; ainsi nos coeurs, après tant de langueurs et de désirs, arrivant à. la source forte et vivante de la Divinité, tireront par leur complaisance toutes les perfections de ce bien-aimé, et en auront la parfaite jouissance, par la réjouissance qu’ils y

(1) Ps., XV, 2. et LXXII, 26

 

 

prendront, se remplissant de ses. délices immortelles; et en cette sorte le cher époux entrera dedans nous, comme dans son lit nuptial, pour communiquer sa joie éternelle à notre âme, selon qu’il dit lui-même, que si nous gardons la sainte loi de son amour, il viendra et fera son séjour en nous (1).

Tel est le doux et noble larcin de l’amour, qui,, sans décolorer le bien-aimé, se colore de ses couleurs; sans le dépouiller, se revêt de sa robe; sans lui rien ôter, prend tout cé qu’il a, et, sans l’appauvrir, s’enrichit de ses biens; comme l’air prend la lumière sans amoindrir la splendeur originaire du soleil, et, le miroir, la grâce du visage, sans diminuer celle de l’homme qui se mire.

Ils ont été faits abominables, comme les choses qu’ils ont aimées, dit le Prophète parlant des méchants (2); et on peut de même dire des bons qu’ils se sont faits aimables comme les choses qu’ils ont aimées. Voyez, je vous prie, le coeur de sainte Claire de Montefalcoz (3). Il prit tant de plaisir en la Passion du Sauveur et à méditer la très sainte Trinité, qu’aussi tira-t-il dedans soi toutes les marques de l-a Passion, et une représentation admirable de la Trinité, s’étant fait comme les choses qu’il aimait. L’amour que le grand apôtre saint Paul portait à la vie, mort et Passion de notre Seigneur, fut si grand, qu’il tira la vie

(1) Joan., XIV, 23.

(2) Ose., IX, 10.

(3) Sainte Claire de Monte-Falcone, 1275-1308, abbesse du monastère de Sainte-Catherine de l’ordre de Saint-Augustin, remarquable par son amour pour la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont elle ressentit toutes les douleurs

 

même, la mort et la Passion de ce divin Sauveur dans le coeur de son amoureux serviteur, duquel la volonté en était remplie par dilection, sa mémoire par méditation, et son entendement par contemplation.

Mais par quel canal et conduit était venu le doux Jésus dans le coeur de saint Paul? Par le canal de la complaisance, comme il le déclare lui-même disant : (1) n’advienne que je me glorifie, sinon en la croix de notre Seigneur Jésus-Christ (2). Car si vous y prenez bien garde, entre se glorifier en une personne, et se complaire en icelle, prendre à gloire et prendre à plaisir une chose, il n’y a pas antre différence, sinon que celui qui prend une chose à gloire, outre le plaisir, il ajoute l’honneur, l’honneur n’étant pas sans plaisir, bien que le plaisir puisse être sans honneur; cette âme donc avait une telle complaisance, et se sentait tant honorée en la bonté divine qui reluit en la vie, mort et Passion du Sauveur, qu’il ne prenait aucun plaisir qu’en cet honneur, et c’est cela qui lui fait dire là n’advienne que je me glorifie, sinon en la croix de mon Sauveur (3), comme il dit aussi qu’il ne vivait pas lui-même, ains Jésus-Christ vivait en lui.

 

(1) , certes. Vieux mot employé par les auteurs du XVII e siècle.

(2) Gal., VI, 14.

(3) Gal., II, 20,

 

 

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CHAPITRE II

Que par la Sainte complaisance nous sommes rendus comme petits enfants aux mamelles de notre Seigneur.

 

O Dieu que l’âme est heureuse, qui prend son plaisir à savoir et connaître que Dieu est Dieu, et que sa bonté est une infinie bonté ! Car ce céleste époux, par cette porte de la complaisance, entre en elle et soupe avec nous (1), comme nous avec lui. Nous nous paissons avec lui de sa douceur, par le plaisir que nous y prenons, et rassasions notre coeur ès perfections divines, par l’aise que nous en avons. Et ce repas est un souper, à cause du repos qui le suit, la complaisance nous faisant doucement reposer en la suavité du bien qui nous délecte, et duquel nous repaissons notre coeur; car, comme vous savez, Théotime, le coeur se paît des choses esquelles il se plaît; si qu’en notre langue française on dit que l’un se paît de l’honneur, l’autre des richesses, comme le Sage avait dit que la bouche des fous se paît d’ignorance (2); et la souveraine Sagesse proteste que sa viande, c’est-à-dire son plaisir, n’est autre chose que de taire ta volonté de son Père (3). En somme, l’aphorisme des médecins est vrai, que ce qui est savouré, nourrit; et celui des philosophes, ce qui plaît, paît.

Que mon bien-aimé vienne en son jardin, dit l’épouse sacrée, et qu’il y mange le fruit de ses pommes (4). Or, le divin époux vient en son jardin quand il vient en l’âme dévote; car puisqu’il se plaît d’être avec les enfants des hommes (5), où peut-il mieux loger qu’en la contrée de l’esprit qu’il a fait à son image et ressemblance? En ce

 

(1) Apoc., III, 20.

(2) Prov., XV, 14.

(3) Joan., IV, 34.

(4) Cant. cant., V, 1.

(5) Prov., VIII, 31.

 

jardin, lui-même y plante la complaisance amoureuse que nous avons en sa bonté, et de laquelle nous nous paissons; comme de même sa bonté se plaît et se paît en notre complaisance, ainsi que derechef notre complaisance s’augmente de quoi Dieu se plait de nous voir plaire en lui; de sorte que ces réciproques plaisirs font l’amour d’une incomparable complaisance, par laquelle notre âme, faite jardin de son époux (1), et ayant de sa-bonté les pommiers des délices, elle lui en rend le fruit, puisqu’il se plaît de la complaisance qu’elle a en lui. Ainsi tirons-nous le coeur de Dieu dedans le nôtre, et il y répand son baume précieux.

Et ainsi se pratique ce que la sainte épouse dit avec tant d’allégresse : Le roi de mon coeur m’a menée dans ses cabinets (2); nous tressaillerons et nous réjouirons en vous, nous ramentevant (3) de vos mamelles plus aimables que le vin; les bons vous aiment (4). Car, je vous prie, Théotime, qui sont les cabinets de ce roi d’amour, sinon ses mamelles qui abondent en variété de douceurs et suavités? La poitrine et les mamelles de la mère sont les cabinets des trésors du petit enfant; il n’a point d’autres richesses que celles-là, qui lui sont plus précieuses que l’or et le (5) topase, plus aimables que le reste du monde.

L’âme donc qui contemple les trésors infinis de perfections divines en son bien-aimé, se tient

 

(1) Cant. cant., V, 1.

(2) Cabinets, coffres, buffets.

(3) Ramentevant, souvenant.

(4) Cant. Cant., 1, 3.

(5) Le topase, la topaze, mot masculin en grec et en latin.,

 

pour trop heureuse et riche, d’autant que l’amour rend sien par complaisance tout le bien et contentement de ce cher époux. Et tout ainsi que l’enfançon fait de petits élans du côté du sein de sa mère, et trépigne d’aise de le voir découvert, comme la mère aussi, de son côté, le lui présente avec un amour toujours un peu empressé; de même l’âme dévote ressent des tressaillements et élans de joie non pareille pour le plaisir qu’elle a de regarder les trésors des perfections du roi de sou saint amour, et surtout quand elle voit que lui-même les lui montre par amour, et qu’entre ces perfections celle de son amour infini reluit excellemment. Eh! n’a-t-elle pas raison, cette belle âme, de s’écrier : O mon roi, que vos richesses sont aimables, et que vos amours sont riches! Eh! qui en a plus de joie, ou vous qui en jouissez, ou moi qui m’en réjouis? Nous tressaillerons d’allégresse en la souvenance de votre sein (1) si fécond en toute excellence de suavité moi, parce que mon bien-aimé en jouit; vous, parce que votre bien-aimé s’en réjouit: car ainsi nous nous en réjouissons tous deux, puisque votre bonté vous fait jouir de ma réjouissance, et mon amour me fait réjouir de votre jouissance. Ah ! les justes et bons vous aiment (2). Et comment pourrait-ou être bon et s’aimer pas une si grande bonté? Les princes terrestres ont leurs trésors ès cabinets de leurs palais, leurs armes en leurs arsenaux; mais le prince céleste, il a son trésor en sou sein, ses armes en sa poitrine, et parce que son trésor et sa bonté, comme ses armes, sont ses amours, son

(1) Cant. cant., I, 5.

(2) Ibid.

 

 

sein ressemble à celui d’une douce mère, dont les mamelles sont comme deux cabinets riches en douceur de bon lait, armés d’autant de traits pour assujettir le cher petit poupon comme il en peut faire de traites (1) en tétant.

Certes, la nature a logé les mamelles en la poitrine, afin que la chaleur du coeur y faisant la concoction (2) du lait, comme la mère est la nourrice de l’enfant, le coeur d’icelle en fût aussi le nourricier, et que le lait fût une viande toute d’amour, meilleure cent fois que le vin (3). Notez cependant, Théotime, que la comparaison du lait et du vin semble si propre à l’épouse sacrée, qu’elle ne se contente pas de dire une fois que les mamelles de son époux surpassent le vin (4); mais elle le répète par trois fois. Le vin, Théotime, est le lait des raisins, et le lait est le vin des mamelles; aussi l’épouse sacrée dit que son bien-aimé est raisin pour elle, mais raisin cyprin (5), c’est-à-dire, d’une odeur excellente. Moïse dit que les Israélites pouvaient boire le sang très pur et très bon du raisin (6); et Jacob décrivant à son fils Judas la fertilité du lot qu’il aurait en la terre promise, prophétisa sous cette figure la véritable félicité des chrétiens, disant que le Sauveur laverait sa robe, c’est-à-dire, la sainte Eglise, au sang du raisin (7), c’est-à-dire, en son propre sang. Or,

 

(1) Opposition de traits et traites, concession aux habitudes d’antithèse de l’époque.

(2) Concoction, digestion dans l’ancienne physiologie.

(3) Cant. cant.,i,3.

(4) Ibid.

(5) Cyprin, parfumé par les fleurs. Cant. cant., I, 13,

(6) Deuter., XXXII, 14.

(7) Genes., XLIX, 11

 

 

le sang et le lait ne sont non plus différents l’un de l’autre que le verjus et le vin; car comme le verjus mûrissant par la chaleur du soleil change de couleur, devient vin agréable, et se rend propre à nourrir; aussi le sang assaisonné par la chaleur du coeur prend la belle couleur blanche, et devient une nourriture grandement convenable aux enfants.

Le lait, qui est une viande cordiale toute d’amour, représente la science et théologie mystique, c’est-à-dire, le doux savourement provenant de la complaisance amoureuse que l’esprit reçoit, lors. qu’il médite les perfections de la bonté divine; mais le vin signifie la science ordinaire et acquise qui se tire à force de spéculations sous le pressoir de plusieurs arguments et disputes. Or, le lait que nos âmes sucent ès mamelles de la charité de notre Seigneur vaut mieux incomparablement que le vin que nous tirons des discours humains; car le lait prend son origine de l’amour céleste qui le prépare à ses enfants avant même qu’ils y aient pensé; il a un goût amiable et suave, son odeur surpasse tous les parfums, il rend l’haleine fraîche et douce comme d’un enfant de lait, il donne une joie sans insolence, il enivre sans hébéter, il ne lève pas le sens mais il le relève.

Quand le saint homme Isaac embrassa et baisa son cher enfant Jacob, il sentit la bonne odeur de ses vêtements, et soudain parfumé d’un plaisir extrême : O ! dit-il, voici que l’odeur de mon fils est comme l’odeur d’un champ fleuri que Dieu a béni (1). L’habit et le parfum étaient en Jacob, mais lsaac en eut la complaisance et réjouissance. Hélas !

 

(1) Genes,, XXVII, 27.

 

l’âme qui tient par amour son Sauveur entre les bras de ses affections, combien délicieusement sent-elle les parfums des perfections infinies qui se retrouvent en lui! et avec quelle complaisance dit-elle en soi-même : Ah! voici que la senteur de mon Dieu est comme la senteur d’un jardin fleurissant! Eh! que ses mamelles sont précieuses, répandant des parfums souverains (2)1 !Ainsi l’esprit du grand saint Augustin, balançant entre les sacrés contentements qu’il avait à considérer, d’un côté ce mystère de la naissance de son Maître, et de l’autre part le mystère de la Passion, s’écriait tout ravi en cette complaisance

 

Entre 1’un et l’autre mystère,

Auquel dois-je mon coeur ranger.

D’un côté, le sein de la mère

M’offre son lait pour en manger;

De l’autre, la plaie salutaire

Jette son sang pour m’abreuver.

 

 

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CHAPITRE III

Que la sacrée complaisance donne notre coeur à Dieu, et nous fait sentir un perpétuel désir en la jouissance.

 

 

L’amour que nous portons à Dieu prend son origine de la première complaisance que notre coeur sent, soudain qu’il aperçoit la bonté divine, lorsqu’il commence à tendre vers icelle. Or, quand nous accroissons et renforçons cette première complaisance par le moyen de d’exercice de l’amour, ainsi que nous avons déclaré ès chapitres précédents, alors nous attirons dedans notre coeur les perfections divines, et jouissons de la divine bonté par

 

(1) Cant. cant,. I, 1.

 

 

la réjouissance que nous y prenons, pratiquant cette première partie du contentement amoureux que l’épouse sacrée exprime, disant: Mon bien-aimé est à moi (1). Mais parce que cette complaisance amoureuse étant en nous qui l’avons, ne laisse pas d’être en Dieu en qui nous la prenons, elle nous donne réciproquement à la divine bonté; si que par ce saint amour de complaisance nous jouissons des biens qui sont en Dieu, comme s’ils étaient nôtres. Mais parce que des perfections divines sont plus fortes que notre esprit, entrant en icelui, elles le possèdent réciproquement; de sorte que nous ne disons pas seulement que Dieu est nôtre par cette complaisance, mais aussi que nous sommes à lui.

L’herbe aproxis (2), ainsi que nous avons dit ailleurs, a une si grande correspondance avec le feu, qu’encore qu’elle en soit éloignée, soudain néanmoins qu’elle est à son aspect, elle attire la flamme et commence à brûler, concevant son feu non tant à la chaleur qu’à la lueur de celui qu’on lui présente. Quand donc par cette attraction elle s’est unie au feu, si elle savait parler, ne pourrait-elle pas dire : Mon bien-aimé feu est mien, puisque je l’ai attiré à moi, et que je jouis de ses flammes ; mais moi je suis aussi à lui, car si je l’ai attiré à moi, il me réduit en lui, comme plus fort et plus no-bic: il est mon feu, .et

 

(1) Cant. cant., II, 16.

(2) Aporoxis, fraxinelle. Cette plante secrète une huile volatile formant durant la nuit comme une vapeur qui l’environne. Si l’on approche une bougie, l’atmosphère jette une lueur et brûle rapidement, sans endommager la plante.

 

je suis son herbe; je l’attire, et il me brûle. Ainsi notre coeur s’étant mis en la présence de la divine bonté, et ayant attiré les perfections d’icelle par la complaisance qu’il y prend, peut dire en vérité: La bonté de Dieu est toute mienne, puisque je jouis de ses excellences, et moi je suis tout sien, puisque ses contentements me possèdent.

Par la complaisance, notre âme, comme une toison de Gédéon, se remplit toute de la rosée céleste et cette rosée est à la toison, parce qu’elle est descendue en icelle; mais réciproquement la toison est à la rosée, parce qu’elle est détrempée par icelle et en reçoit le prix. Qui est plus l’une à l’autre, ou la perle à l’huître, ou l’huître à la perle? La perle est à l’huître qui l’a attirée à soi; mais l’huître est à la perle, laquelle lui donne la valeur et l’estime. La complaisance nous rend possesseurs de Dieu, tirant en nous les perfections d’icelui, et nous rend possédés de Dieu, nous attachant et appliquant aux perfections d’icelui.

Or, en cette complaisance nous assouvissons tellement notre âme de contentement, que nous ne laissons pas de désirer de l’assouvir encore, et savourant la bonté divine, nous la voudrions encore savourer; en nous rassasiant nous voudrions toujours manger, comme en mangeant nous nous sentons rassasier. Le chef des apôtres ayant dit dans sa première épître que les anciens prophètes avaient manifesté les grâces qui devaient abonder parmi les chrétiens, et entre autres choses la Passion de notre Seigneur et la gloire qui la devait suivre, tant par la résurrection de son corps que par l’exaltation de son nom ; enfin il conclut que les anges mêmes désirent de regarder les mystères de la rédemption en ce divin Sauveur, auquel, dit-il, les anges désirent regarder (1). Mais comme donc se peut-il entendre que les anges qui voient le Rédempteur, et en icelui tous les mystères de notre salut, désirent encore néanmoins de le voir? Théotime, ils le voient certes toujours, mais d’une vue si agréable et délicieuse, que la complaisance qu’ils en ont les assouvit sans leur ôter le désir, et les fait désirer sans leur ôter l’assouvissement: la jouissance n’est pas diminuée par le désir, ains en est perfectionnée; comme leur désir n’est pas étouffé, ains affiné (2) par la jouissance.

La jouissance d’un bien qui contente toujours, ne flétrit jamais, ains se renouvelle et fleurit sans cesse; elle est toujours aimable, toujours désirable. Le continuel contentement des célestes amoureux produit un désir perpétuellement content, comme leur continuel désir fait naît en eux un contentement perpétuellement désiré. Le bien qui est fini termine le désir quand il donne la jouissance, et ôte la jouissance quand il donne le désir, ne pouvant être possédé et désiré tout ensemble. Mais le bien infini fait régner le désir dans la possession, et la possession dans le désir, ayant de quoi assouvir le désir par sa sainte présence, et de quoi le faire toujours vivre par la grandeur de son excellence, laquelle nourrit, en tous ceux qui la possèdent, un désir toujours content et un contentement toujours désireux (3).

 

(1) I Petr., I, 12.

(2) Affiné, aiguisé.

(3) Ce passage rempli d’antithèses est encore un tribut payé au goût douteux de la littérature de l’époque.

 

 

Imaginez-vous, Théotime, ceux qui tiennent-en leur bouche l’herbe scitique (1); car, à ce qu’on dit, ils n’ont jamais ni faim ni soif, tant elle les rassasie, et jamais pourtant ils ne perdent l’appétit, tant elle les sustente délicieusement. Quand notre volonté a rencontré Dieu, elle se repose en lui, y prenant une souveraine complaisance, et néanmoins elle ne laisse pas de faire le mouvement de son désir; car comme elle désire d’aimer, elle aime aussi de désirer; elle a le désir de l’amour et l’amour du désir. Le repos du coeur ne consiste pas à demeurer immobile, mais à n’avoir besoin de rien; il ne gît pas à n’avoir point de mouvement, mais à n’avoir point d’indigence de se mouvoir.

Les esprits perdus ont un mouvement éternel sans nul mélange de tranquillité : nous autres mortels, qui sommes encore en ce pèlerinage, avons tantôt du repos, tantôt du mouvement en nos affections; les esprits bienheureux ont ton. jours le repos en leurs mouvements et le mouvement en leur repos, n’y ayant que Dieu seul qui ait le repos sans mouvement, parce qu’il est souverainement un acte pur et substantiel. Or, bien que, selon la condition ordinaire de cette vie mortelle, nous n’ayons pas le repos en notre mouvement, si est-ce toutefois que lorsque nous faisons les essais des exercices de la Vie immortelle, c’est-à-dire, que nous pratiquons les actes du saint amour, nous trouvons du repos dans le mouvement de nos affections : et du mouvement au

 

(1) Herbe scitique, ou scythique, qui rassasie et désaltère, peut-être du nom des Scythes, qui s’enivraient aisément.

 

repos de la complaisance que nous avons en notre bien-aimé, recevant par ce moyen des avant-goûts de la future félicité à laquelle nous aspirons.

S’il est vrai que le caméléon vive de l’air (1), partout où il va dans l’air, il a de quoi se repaître; que s’il se remue d’un lieu à l’autre, ce n’est pas pour chercher de quoi se rassasier, mais pour s’exercer dedans son aliment, comme les poissons dans la mer. Qui désire Dieu en le possédant, ne le désire pas pour le chercher, mais pour exercer cette affection dedans le bien même duquel il jouit; car le coeur ne fait pas ce mouvement de désir comme prétendant à la jouissance pour l’avoir, puisqu’il l’a déjà, mais comme s’étendant en la jouissance laquelle il a, non pour obtenir le bien, mais pour s’y récréer et entretenir; non pour en jouir, mais pour s’y esjouir (3), ainsi que nous marchons et nous émouvons pour aller en quelque délicieux jardin, auquel étant arrivés, nous ne laissons pas de marcher et nous remuer derechef, non plus pour y venir, mais pour nous promener et passer le temps en icelui; nous avons marché pour aller jouir de l’aménité du jardin: y étant, nous marchons pour nous esjouir eu la jouissance d’icelui.

 

Requérez l’Éternel avec un grand courage,

Sans cesser de toujours rechercher son visage (3).

 

On cherche toujours celui qu’on aime toujours, dit le grand saint Augustin; l’amour cherche ce

 

(1) Le caméléon se nourrit d’insectes, mais peut rester des mois entiers sans manger.

(2) Esjouir, savourer sa jouissance.

(3) Ps., CIV, 4

 

 

qu’il a trouvé, non afin de l’avoir, mais pour toujours l’avoir.

En somme, Théotime, l’âme qui est en l’exercice de l’amour de complaisance, crie perpétuellement en son sacré silence : Il me suffit que Dieu soit Dieu, que sa bonté soit infinie, que sa perfection soit immense; que je meure ou que je vive, il importe peu pour moi, puisque mon cher bien-aimé vit éternellement d’une vie toute triomphante. La mort même ne peut attrister le coeur qui sait que son souverain amour est vivant. C’est assez pour l’âme qui aime que celui qu’elle aime plus que soi-même, soit comblé de biens éternels, puisqu’elle vit plus en celui qu’elle aime qu’en celui qu’elle anime; ains qu’elle ne vit pas elle-même, mais son bien-aimé vit en elle (1).

 

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CHAPITRE IV

De l’amoureuse condoléance par laquelle la complaisance de l’amour est encore mieux déclarée.

 

La compassion, condoléance, commisération ou miséricorde, n’est autre chose qu’une affection qui nous fait participer à la passion et douleur de celui que nous aimons, tirant la misère qu’il souffre dans notre coeur, dont elle est appelée miséricorde, comme qui dirait une misère de coeur: comme la complaisance tire dedans le coeur de l’amant le plaisir et contentement de la chose aimée. Or, c’est l’amour qui fait l’un et l’autre effet par la vertu qu’il a d’unir le coeur qui aime à ce qui est aimé, rendant par ce moyen les biens et les maux des amis communs, et ce qui se passe en

 

(1) Gal., II, 20.

 

la compassion donne beaucoup de clarté à ce qui regarde la complaisance.

La compassion tire sa grandeur de celle de l’amour qui la produit. Ainsi sont grandes les condoléances des mères sur les afflictions de leurs enfants uniques, comme l’Écriture témoigne souvent. Quelle condoléance dans le coeur d’Agar sur la douleur de son Ismaël, qu’elle voyait presque périr de soif au désert! Quelle commisération en l’âme de David sur la mort de son Absalon! Eh! ne voyez-vous pas le coeur maternel du grand Apôtre : malade avec les malades, brûlent de zèle pour les scandalisés, avec une douleur continuelle pour la perte  des Juifs, et mourant tous les jours pour ses chers enfants spirituels (4)? Mais surtout considérez comme l’amour tire toutes les peines, tous les tourments, les travaux, les souffrances, les douleurs, les blessures, la passion, la croix, et la mort même de notre Rédempteur, dans le coeur de sa très sacrée mère., Hélas! les mêmes clous qui crucifièrent le corps de ce divin enfant, crucifièrent aussi le coeur de la mère; les mêmes épinés qui percèrent son chef, outrepercèrent (2) l’âme de cette mère toute douce; elle eut les mêmes misères de son fils par commisération; les mêmes douleurs, par condoléance ; les mêmes passions, par compassion; et en somme l’épée de la mort qui transperça le corps de ce très aimé fils, outreperça de même Je cœnr de cette très amante mère (3) : dont elle pouvait bien dire qu’il lui était un bouquet de myrrhe au

 

(1) II Cor., XI, 29 ; Rom., IX, 2 ; I Cor., XV, 31.

(2) Outrepercèrent, traversèrent.

(3) Luc., II, 35.

 

milieu de ses mamelles (1), c’est-à-dire, en sa poitrine et au milieu de son coeur. Jacob oyant la triste quoique fausse nouvelle de la mort de son cher Joseph. vous voyez quelle affliction il. en sent : Ah ! dit-il, je descendrai en regret aux enfers; c’est-à-dire, aux limbes, dans le sein d’Abraham, vers cet enfant (2).

La condoléance tire aussi sa grandeur de celle des douleurs que l’on voit souffrir à ceux que l’on aime; car, pour petite que soit l’amitié, si les maux qu’on voit endurer sont extrêmes, ils nous font une grande pitié. On voit pour cela César pleurer sur Pompée, et les filles de Jérusalem ne surent jamais s’empêcher de pleurer sur notre Seigneur (3), bien que la plupart d’entre elles ne lui fussent pas grandement affectionnées, comme aussi les amis de Job, quoique mauvais amis, firent de grands gémissements, voyant l’effroyable spectacle de son incomparable misère. Et quel grand couR de douleur au coeur de Jacob de penser que son cher enfant était trépassé d’une mort si cruelle, comme est celle d’être dévoré d’une bête sauvage! Mais la commisération, outre tout cela, se renforce merveilleusement par la présence de l’objet misérable. Pour cela, la pauvre Agar s’éloignait de son fils languissant, afin d’alléger en quelque sorte la douleur de compassion qu’elle, sentait, disant : Je ne verrai pas mourir l’enfant (4); comme au contraire notre Seigneur pleure voyant le sépulcre de son bien-aimé

 

(1) Cant., I, 12.

(2) Gen., XXXVII, 35.

(3) Luc., XXIII, 27.

(4) Gen., XXI, 16.

 

 

Lazare (1), et regardant sa chère Jérusalem (2) ; et notre bonhomme Jacob est outré de douleur quand il voit la robe ensanglantée de son pauvre petit Joseph.

Or, autant de causes agrandissent la. complaisance. A mesure que l’ami nous est plus cher, nous avons plus de plaisir en son contentement, et son bien entre plus avant en notre âme; que si le bien est excellent, notre joie en est aussi plus grande. Mais si nous voyons l’ami en la jouissance d’icelui, notre réjouissance en devient extrême. Quand le bon Jacob sut que son fils vivait, ô Dieu, quelle joie! son esprit revint en lui, il revécut (3), et, par manière de- dire, il ressuscita. Mais qu’est-ce à dire, il revécut on il ressuscita? Théotime, les esprits ne meurent de leur propre mort que par le péché qui les sépare de Dieu, lequel est leur vraie vie surnaturelle; mais ils meurent quelquefois de la mort d’autrui, et cela arriva an bon Jacob duquel nous parlons, car l’amour qui tire dans le coeur de l’amant le bien et le mal de la chose aimée, l’un par complaisance, l’autre par commisération, tira la mort de l’aimable Joseph dans le coeur de l’amant Jacob, et, par un miracle impossible à. toute autre puissance qu’à celle de l’amour, l’esprit de ce bon père était plein de la mort de celui qui était vivant et régnant, d’autant que l’affection ayant été trompée devança l’effet.

Or, quand au contraire il sut qu’en vérité son fils était en vie, l’amour, qui avait si longuement

 

(1) Joan., XX, 35.

(2) Luc., XIX, 41.

(3) Gen., XLV, 27.

 

tenu le trépas présupposé du fils dans l’esprit de ce bon père, voyant qu’il avait été déçu, rejeta promptement cette feinte mort, et en sa place fit entrer la véritable vie de ce même enfant. Ainsi donc il revécut d’une nouvelle vie, parce que la vie de son fils entra dans son esprit par complaisance, et l’anima d’un contentement nonpareil, duquel se trouvant assouvi, et ne tenant plus compte d’aucun autre plaisir en comparaison d’icelui : Il me suffit, dit-il, si mon enfant Joseph est en vie. Mais quand de ses propres yeux il vit par expérience la vérité des grandeurs de ce cher enfant en Gessen, penché sur lui, et pleurant assez longtemps sur le cou d’icelui : Eh ! dit-il, maintenant je mourrai joyeux, mon cher fils, puisque l’ai vu votre face, et que vous vivez encore (1). O Dieu, Théotime, quelle joie! et que ce vieillard l’exprime excellemment! Car que vent-il dire par ces paroles: Maintenant je mourrai content, puisque j’ai vu ta face; sinon que son allégresse est si grande qu’elle est capable de rendre joyeuse et agréable la mort même, qui est la plus triste et horrible chose du monde? Dites-moi, je vous prie, Théotime, qui ressent plus le bien de Joseph, ou lui qui en jouit, ou Jacob qui s’en réjouit? Certes, si le bien n’est bien que pour le contentement qu’il nous donne, le père en a autant et plus que le fils; car le fils, avec la dignité de vice-roi qu’il possède, a par conséquent beaucoup de soins et d’affaires, mais le père jouit par complaisance, et possède purement ce qui est de bon en cette grandeur et dignité de son fils, sans charge, sans soin et sans peine. Je mourrai joyeux, dit-il. Hélas! qui

 

(1) Gen., XLVI, 30.

 

ne voit son contentement? Si la mort même ne peut troubler sa joie, qui la pourra donc jamais altérer? Si son aise vit emmi les détresses de la mort, qui la pourra jamais éteindre? L’amour est fort comme la mort (1), et les allégresses de l’amour surmontent les tristesses de la mort; car la mort ne les peut faire mourir, ains les avive; si que comme il y a un feu qui par merveille se nourrit en une fontaine proche de Grenoble (2), ainsi que nous savons fort assurément, et que même le grand saint Augustin atteste, aussi la sainte charité est si forte qu’elle nourrit ses flammes et ses consolations emmi les plus tristes angoisses de la mort, et les eaux des tribulations ne peuvent éteindre son feu (3).

 

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CHAPITRE V

De la condoléance et complaisance de l’amour en la Passion de notre Seigneur.

 

Quand je vois mon Sauveur sur le mont des Olives, avec son âme triste jusqu’à la mort (1), hé! Seigneur Jésus, ce dis-je, qui a pu porter ces tristesses de la mort dans l’âme de la vie, sinon l’amour, qui excitant la commisération, attira par icelle nos misères dans votre coeur souverain? Or, une âme dévote voyant cet abîme d’ennuis et de détresses en ce divin amant, comme peut-elle demeurer sans une douleur saintement

 

(1) Cant. cant., VIII, 6.

(2) La Fontaine ardente, une des merveilles du Dauphiné. Émanation de gaz combustibles qui donnent une flamme de 30 à 40 centimètres d’élévation,

(3) Cant. cant., VIII, 7.

(4) Matth., XXVI, 38.

 

amoureuse? Mais considérant d’ailleurs que toutes les afflictions de son bien-aimé ne procèdent pas d’aucune imperfection ni manquement de force, ains de la grandeur de sa chère dilection, elle ne peut qu’elle ne se fonde toute d’un amour saintement douloureux. Si qu’elle s’écrie, je suis noire de douleur par compassion, mais je suis belle d’amour par complaisance; les angoisses de mon bien-aimé m’ont toute décolorée (1). Car comme pourrait une fidèle amante voir tant de tourments en celui qu’elle aime plus que sa vie, sans en devenir toute transie, have et desséchée de douleur? Les pavillons des nomades perpétuellement exposés aux injures de l’air et de la guerre sont presque toujours fripés et couverts de poussière; et moi tout exposée aux regrets que par condoléance je reçois des travaux non pareils de mon divin Sauveur, je suis toute couverte de détresse et transpercée de douleur; mais parce que les douleurs de celui que j’aime proviennent de son amour, è mesure qu’elles m’affligent par compassion, elles me délectent par complaisance. Car comme pourrait une fidèle amante n’avoir pas un extrême contentement de se voir tant aimée de son céleste époux? Pour cela donc la beauté de l’amour est en la laideur de la douleur. Que si je porte le deuil sur la passion et la mort de mon Roi, toute halée et noire de regret, je ne laisse pas d’avoir une douceur incomparable de voir l’excès de son amour emmi les travaux de ses douleurs; et les tentes de Salomon (2) toutes

 

(1) Cant. cant., I, 4-5.

(2) Ibid., 4.

 

brodées et recamées (1) en une admirable diversité d’ouvrages ne furent jamais si belles que je suis contente, et par conséquent douce, amiable et agréable eu la variété des sentiments d’amour que j’ai parmi ces douleurs. L’amour égale les amants. Hé ! je le vois, ce cher amant, qu’il est an (eu d’amour, brûlant dans un buisson épineux de douleur (2), et j’en suis toute de même; je suis tout enflammée d’amour dedans les halliers de mes douleurs, je suis un lis environné d’épines (3). Hé ! ne veuillez pas regarder seulement les horreurs de mes poignantes douleurs, mais voyez la beauté de mes agréables amours. Hélas ! il souffre des douleurs insupportables, ce divin amant bien-aimé; c’est cela qui m’attriste et me fait pâmer d’angoisses; mais il prend plaisir à souffrir, il aime ses tourments et meurt d’aise de mourir de douleur pour moi. C’est pourquoi comme ,je suis dolente de ses douleurs, je suis aussi toute ravie d’aise de son amour; non seulement je m’attriste avec lui, mais je me glorifie en lui.

Ce fut cet amour, Théotime, qui attira sur l’amoureux séraphique saint François les stigmates, et sur l’amoureuse angélique sainte Catherine de Sienne les ardentes blessures du Sauveur, la complaisance amoureuse ayant aiguisé les pointes de la compassion douloureuse, ainsi que le miel rend plus pénétrante et sensible l’amertume de l’absinthe: comme au contraire la suave odeur des roses est affinée par le voisinage des aulx qui sont plantés près des rosiers. Car de même

 

(1) Recamées, brodées.

(2) Exod., III, 2.

(3) Cant. cant., II, 1.

 

 

l’amoureuse complaisance que nous avons prise en l’amour de notre Seigneur, rend infiniment plus forte la compassion que nous avons de ses douleurs, comme réciproquement, repassant de la compassion des douleurs à la complaisance des amours, le plaisir en est bien plus ardent et relevé. Alors se pratique la douleur de l’amour, et l’amour de la douleur: alors la condoléance amoureuse, et la complaisance douloureuse, comme d’autres Esaü et Jacoh, débattant (1) à qui fera plus d’efforts, mettent l’âme en des convulsions et agonies incroyables, et se fait une extase amoureusement douloureuse, et douloureusement amoureuse. Aussi ces grandes âmes de saint François et sainte Catherine sentirent des amours nonpareils en leurs douleurs, et des douleurs incomparables eu leurs amours, lorsqu’elles furent stigmatisées; savourant l’amour joyeux d’endurer pour l’ami, que leur Sauveur exerça au suprême degré sur l’arbre de la croix. Ainsi naît l’union précieuse de notre coeur avec son Dieu, laquelle comme un Benjamin mystique est enfant de douleur et de joie tout ensemble (2).

Il ne se peut dire, Théotime, combien le Sauveur désire d’entrer dans nos âmes par cet amour de complaisance douloureuse. Hélas ! dit-il, ouvre-moi, ma chère soeur, mon amie, ma colombe, ma toute pure, car ma tête est toute pleine de rosée, et mes cheveux des gouttes de la nuit (3). Qui est cette rosée, et qui sont ces gouttes de la nuit, sinon les afflictions et peines de sa Passion? Les perles, certes

 

(1) Gen., XXV,22.

(2) Gen., xxxv, 18.

(3) Cant. cant., V, 2.

 

comme nous avons dit assez souvent, ne sont autre chose que gouttes de la rosée, que la fraîcheur de la nuit éploie sur la face de la mer, reçues dans les écailles des huîtres ou mères perles (1). Hé ! veut dire le divin amour de l’âme, je suis chargé des peines et sueurs de ma Passion qui se passa presque toute, ou ès ténèbres de la nuit, ou en la nuit des ténèbres que le soleil s’obscurcissant fit au plus fort de son midi. Ouvre donc ton coeur devers moi, comme les mères perles leurs écailles du côté du soleil, et je répandrai sur toi la rosée de ma Passion qui se convertira en perles de consolation.

 

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CHAPITRE VI

De l’amour de bienveillance que nous exerçons envers notre Seigneur par manière de désir.

 

En l’amour que Dieu exerce envers nous, il commence toujours par la bienveillance, voulant et faisant en nous tout le bien qui y est; auquel par après il se complaît. Il fit David selon son coeur par bienveillance, puis il le trouva selon son coeur par complaisance (2). Il créa premièrement l’univers pour l’homme, et l’homme en l’univers, donnant à chaque chose le degré de bonté qui lui était convenable, par sa pure bienveillance; puis il approuva tout ce qu’il avait lait, trouvant que tout était tels bon, et il se reposa par complaisance en son ouvrage (3).

 

(1) Inutile de dire que cette opinion populaire sur l’origine des perles n’est pas conforme aux données scientifiques.

(2) Act., XIII, 22.

(3) Gen., I, 31.

 

Mais notre amour envers Dieu commence an contraire par la complaisance que nous avons en la souveraine bonté et infinie perfection que nous savons être eu la Divinité; puis nous venons à l’exercice de la bienveillance. Et comme la complaisance que Dieu prend en ses créatures, n’est autre chose qu’une continuation de sa bienveillance envers elles, aussi la bienveillance que nous portons à Dieu, n’est autre chose qu’une approbation et persévérance de la complaisance que nous avons en lui.

Or, cet amour de bienveillance envers Dieu se pratique ainsi. Nous ne pouvons désirer d’un vrai désir aucun bien à Dieu, parce que sa bonté est infiniment plus parfaite que nous ne saurions ni désirer ni penser. Le désir n’est que d’un bien futur, et nul bien n’est futur en Dieu, puisque tout bien lui est tellement présent, que la présence du bien en sa divine Majesté n’est autre chose que la Divinité même. Ne pouvant donc point faire aucun désir absolu pour Dieu, nous en faisons des imaginaires et conditionnels en cette sorte : Je vous ai dit, Seigneur, vous êtes mon Dieu, qui, tout plein de votre infinie bonté, ne pouvez avoir indigence, ni de mes biens (1), ni des choses quelconques; mais si, par imagination de chose impossible, je pouvais penser que vous eussiez besoin de quelque bien, je ne cesserais jamais de vous le souhaiter, au prix de ma vie, de mon être, et de tout ce qui est au monde. Que si étant ce que vous êtes, et que vous ne pouvez jamais cesser d’être, il était possible que vous reçussiez quelque accroissement de bien, ô mon Dieu, quel désir

 

(1) Ps., XV, 2,

 

aurais-je que vous l’eussiez ! alors, ô Seigneur éternel, je voudrais voir convertir mon coeur cil souhait, et sua vie en soupir, pour vous désirer ce bien-là. Ah! mais pourtant, ô le sacré bien-aimé de mon âme, je ne désire pas de pouvoir désirer aucun bien à votre Majesté; ains je me complais de tout mon coeur en ce suprême degré de bonté que vous avez, auquel, ni par désir, ni même par pensée, on ne peut rien ajouter. Mais si ce désir était possible, ô Divinité infinie, ô Infinité divine ! mon âme voudrait être ce désir, et n’être rien autre que cela, tant -elle désirerait de désirer pour vous ce qu’elle se comptait infiniment de ne pouvoir pas désirer, puisque l’impuissance de faire ce désir provient de l’infinie infinité de votre perfection, qui surpasse tout souhait et toute pensée. Hé ! que j’aime chèrement l’impossibilité de vous pouvoir désirer aucun bien, ô mon Dieu, puisqu’elle provient de l’incompréhensible immensité de votre abondance, laquelle est si souverainement infinie, que s’il se trouvait un désir infini, il serait infiniment assouvi par l’infinité de votre bonté qui le convertirait en une infinie complaisance. Ce désir donc, par imagination de choses impossibles, peut être quelquefois utilement pratiqué emmi les grands sentiments de ferveurs extraordinaires. Aussi dit-on que le grand saint Augustin en faisait souvent de pareille sorte.

C’est encore une sorte de bienveillance envers Dieu, quand considérant que nous ne pouvons l’agrandir en lui-même, nous désirons de l’agrandir en nous, c’est-à-dire, de rendre de plus en plus et toujours plus grande la complaisance que nous avons en sa bonté. Et alors, mon Théotime, nous ne désirons pas la complaisance pour le plaisir qu’elle nous donne, mais par ce seulement que ce plaisir est en Dieu. Car comme nous ne désirons pas la condoléance pour la douleur qu’elle met en nos coeurs, mais parce que cette douleur nous unit et associe à notre bien-aimé douloureux; ainsi n’aimons-nous pas la complaisance, parce qu’elle nous rend du plaisir, mais d’autant que ce plaisir se prend en l’union du plaisir et bien qui est en Dieu, auquel pour nous unir davantage nous voudrions nous complaire d’une complaisance infiniment plus grande, à l’imitation de la très sainte reine et mère d’amour, de laquelle l’urne sacrée magnifiait (1) et agrandissait perpétuellement Dieu. Et afin que l’on sût que cet agrandissement se faisait par la complaisance qu’elle avait en la divine bonté, elle déclare que son esprit avait tressailli de contentement en Dieu son Sauveur (2).

 

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CHAPITRE VII

Comme le désir d’exalter et magnifier Dieu nous sépare des plaisirs inférieurs, et nous rend attentifs aux perfections divines.

 

Donc l’amour de bienveillance nous fait désirer d’agrandir en nous de plus en plus la complaisance que nous prenons en la bonté divine; et pour faire cet agrandissement, l’âme se prive soigneusement de tout autre plaisir, pour s’exercer plus fort à se plaire en Dieu. Un religieux demanda au dévot frère Gilles, l’un des premiers et

 

(1) Luc., I, 46.

(2) Ibid., 47.

 

plus saints compagnons de saint François, ce qu’il pourrait faire pour être plus agréable à Dieu; et il lui répondit en chantant: L’une à l’un, l’une à l’un. Ce que par après expliquant, donnez toujours, dit-il, toute votre âme qui est une à Dieu seul qui est un. L’âme s’écoule par les plaisirs, et la diversité d’iceux la dissipe et l’empêche de se pouvoir appliquer attentivement à celui qu’elle doit prendre en Dieu. Le vrai amant n’a presque point de plaisir, sinon en la chose aimée. Ainsi toutes choses semblaient ordure (1) et boue au glorieux saint Paul, en comparaison de son Sauveur. Et l’Épouse sacrée n’est toute que pour son bien-aimé: Mon cher ami est tout à moi, et moi je suis toute à lui (2). Que si l’âme qui est en cette sainte affection rencontre les créatures, pour excellentes qu’elles soi-eut, voire même quand ce seraient les anges, elle ne s’arrête point avec icelles sinon autant qu’il faut pour être aidée et secourue en son désir. Dites-moi donc, leur fait-elle, dites-moi, je vous en conjure, avez-vous point vu celui qui est l’ami de mon âme (3)? La glorieuse amante Magdeleine rencontra les anges au sépulcre, qui lui parlèrent saris doute angéliquement, c’est-à-dire, bien suavement, voulant apaiser l’ennui auquel elle était; mais au contraire toute éplorée, elle ne sut prendre aucune complaisance ni en leur douce parole, ni en la splendeur de leurs habits, ni en la grâce toute céleste de leur maintien, ni en la beauté tout aimable de leurs visages, ains toute couverte de larmes, ils m’ont enlevé mon

 

(1) Philip., III, 18.

(2) Cant. cant., II, 16.

(3) Cant. cant., III, 3

 

Seigneur (1), disait-elle, et je ne sais où ils l’ont mis: et se tournant, elle voit son doux Sauveur, mais en forme de jardinier, dont son coeur ne se peut contenter; car toute pleine de l’amour de la mort de son Maître, elle ne vent point de fleurs, ni par conséquent de jardinier. Elle a dedans son coeur la croix, les clous, les épines; elle cherche son crucifié. Hé! mon cher maître jardinier, dit-elle, si vous aviez peut-être point planté mon bien-aimé Seigneur trépassé comme un lis froissé et fané entre vos fleurs, dites-le-moi vitement, et moi je l’emporterai (2). Mais il ne l’appelle pas plus tôt par son nom, que toute fondue en plaisir, hé! Dieu, dit-elle, mon Maître (3)! Rien, certes, ne la peut assouvir, elle ne saurait se plaire avec les anges, non pas même avec son Sauveur, s’il ne parait en la forme en laquelle il lui avait ravi son coeur. Les Mages ne peuvent se complaire ni en la beauté de la ville de Jérusalem, ni en la magnificence de la cour d’Hérodes, ni en la clarté de l’étoile ; leur cœur cherche la petite spélonque (4) et le petit enfant de Bethléem (5). La mère de belle dilection et l’époux de très saint amour ne se peuvent arrêter entre les parents et amis, ils vont toujours en douleur cherchant l’unique objet de leur complaisance (6). Le désir d’agrandir la complaisance retranche tout autre plaisir pour plus fortement pratiquer celui auquel la divine bienveillance l’excite.

(1) Joan., XX, 13.

(2) Ibid., 15.

(3) Ibid., 16.

(4) Spélonque, grotte, en latin Spelunca.

5) Matth., II.

6) Luc., II.

 

 

Or, pour encore mieux magnifier ce souverain bien-aimé, l’âme va toujours cherchant la face d’icelui (1); c’est-à-dire, avec une attention toujours plus soigneuse et ardente, elle va remarquant toutes les particularités des beautés et perfections qui sont eu lui, faisant un progrès continuel en cette douce recherche de motifs qui la paissent perpétuellement presser de se plaire de plus en plus en l’incompréhensible bonté qu’elle aune. Ainsi David cote par le menu les oeuvres et merveilles de Dieu en plusieurs de ses psaumes célestes et l’amante sacrée arrange ès cantiques divins, comme une armée bien ordonnée, toutes les perfections de son époux, l’une après l’autre, pour provoquer son âme à la très sainte complaisance, afin de magnifier plus hautement son excellence, et d’assujettir encore tous les autres esprits à l’amour de son ami tant aimable (2).

 

 

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CHAPITRE VIII

Comment la sainte bienveillance produit la louange du divin Bien-Aimé.

 

 

L’honneur, mon cher Théotime, n’est pas en celui que l’on honore, mais en celui qui honore. Car combien de fois arrive-t-il que celui que nous honorons n’en sait rien, et n’y a seulement pas pensé! Combien de fois louons-nous ceux qui ne nous connaissent pas ou qui dorment! Et toutefois, selon l’estime commune des hommes et leur ordinaire façon de concevoir, il semble que c’est

 

(1) Ps., XXVI, 13.

(2) Cant. cant., V, 10 et seq.

 

faire du bien à quelqu’un quand on lui fait de l’honneur, et qu’on lui donne beaucoup quand on lui donne des titres et des louanges; et nous ne faisons pas difficulté de dire qu’une personne est riche d’honneur, de gloire, de réputation, de louange, encore qu’en vérité nous sachions bien que tout cela est hors de la personne honorée, et que bien souvent elle n’en reçoit aucune sorte de profit, suivant ce mot attribué au grand saint Augustin: O pauvre Aristote; tu es loué où tu es absent, et tu es brûlé où tu es présent! Quel bien revient-il, je vous prie, à César et Alexandre le Grand de tant de vaines paroles que plusieurs vaines âmes emploient à leur louange?

Dieu, comblé d’une bonté qui surmonte toute louange et tout honneur, ne reçoit aucun avantage ni surcroît de bien pour toutes les bénédictions que nous lui donnons; il n’en est ni plus riche, ni plus grand, ni plus content, ni plus heureux : car son heur, son contentement, sa grandeur et ses richesses ne sont ni ne peuvent être que la divine infinité de sa bonté. Toutefois parce que, selon notre appréhension ordinaire, l’honneur est estimé l’un des plus grands effets de notre bienveillance envers les autres, et que par icelui, non seulement nous ne présupposons point d’indigence en ceux que nous honorons, mais plutôt nous protestons qu’ils abondent en excellence; partant nous employons cette sorte de bienveillance envers Dieu, qui non seulement l’agrée, mais la requiert comme conforme à notre condition, et si propre pour témoigner l’amour respectueux que nous lui devons, que même il nous a ordonné de lui rendre et rapporter tout honneur et gloire.

Ainsi donc l’âme qui a pris une grande complaisance en l’infinie perfection de Dieu, voyant qu’elle ne peut lui souhaiter aucun agrandisse   ment de bonté, parce qu’il en a infiniment plus qu’elle no peut désirer ni même penser, elle désire au moins que son nom soit béni, exalté, loué, honoré et adoré de plus en plus, et commençant par son propre coeur, elle ne cesse point de le provoquer à ce saint exercice: et, comme une avette (1) sacrée, elle va voletant çà et là sur les fleurs des oeuvres et excellences divines, recueillant d’icelle une douce variété de complaisances; desquelles elle fait naître et compose le miel céleste de bénédictions, louanges et confessions honorables, par lesquelles, autant qu’elle peut, elle magnifie et glorifie le nom de son bien-aimé, à l’imitation du grand Psalmiste, qui ayant environné et comme parcouru en esprit les merveilles de la divine bonté, immolait sur l’autel de son coeur l’hostie mystique des élans de sa voix par cantiques et psaumes d’admiration et bénédiction:

 

Mon coeur volant çà et là

Des ailes de sa pensée,

Ravi d’admiration,

D’une voix haut élancée.

Un sacrifice immola,

Sur la harpe bien sonnée

Chantant bénédiction

Au Seigneur Dieu de Sion.

 

 

Mais ce désir de louer Dieu que la sainte bienveillance excite en nos coeurs, Théotime, est insatiable; car l’âme qui en est touchée, voudrait avoir des louanges infinies pour les donner à son

 

(1) Avette, abeille.

 

bien-aimé, parce qu’elle voit que ses perfections sont plus qu’infinies, si que se trouvant bien éloignée de pouvoir satisfaire son souhait, elle fait des extrêmes efforts d’affection pour en quelque sorte louer cette bonté toute louable, et ces efforts de bienveillance s’agrandissent admirablement par la complaisance car à mesure que l’âme trouve Dieu bon, savourant de plus en plus la suavité d’icelui, et se complaisant en son infinie beauté, elle voudrait aussi relever plus hautement les louanges et bénédictions qu’elle lui donne. Or, à mesure aussi que l’âme s’échauffe à louer la douceur incompréhensible de Dieu, elle agrandit et dilate la complaisance qu’elle prend en icelle, et par cet agrandissement elle s’anime de plus fort à la louange. De sorte que l’affection de complaisance et celle de louange, par ces réciproques poussements (1) et mutuelles inclinations qu’elles font l’une à l’autre, s’entre-donnent des grands et continuels accroissements.

Ainsi les rossignols se complaisent tant en leur chant, au rapport de Pline, que pour cette complaisance quinze jours et quinze nuits durant ils ne cessent jamais de gazouiller, s’efforçant de toujours mieux chanter à l’envi les uns des autres; de sorte que lorsqu’ils se dégoisent (2) le mieux, ils y ont plus de complaisance, et cet accroissement de complaisance les porte à faire de plus grands efforts de mieux gringotter (3), augmentant tellement leur complaisance par leur chant, e leur chant par leur complaisance, que

 

(1) Poussements, poussées, efforts.

(2) Dégoisent, tirent des sons du gosier, gazouillent.

(3) Gringotter, fredonner.

 

 

maintes fois on les voit mourir, et leur gosier éclater à force de chanter; oiseaux dignes du beau nom de Philomèle, puisqu’ils meurent ainsi en l’amour et pour l’amour de la mélodie.

O Dieu ! mon Théotime, que le coeur ardemment pressé de l’affection de louer sou Dieu reçoit une douleur grandement délicieuse et une douceur grandement douloureuse, quand après mille efforts de louange il se trouve si court! Hélas! il voudrait, ce pauvre rossignol, toujours plus hautement lancer ses accents et perfectionner sa mélodie, pour mieux chanter les bénédictions de sou cher bien-aimé. A mesure qu’il loue, il se plaît à louer, et à mesure qu’il se plaît à louer, il se déplaît de ne pouvoir encore mieux louer; et pour se contenter au mieux qu’il peut en cette passion, il fait toute sorte d’efforts entre lesquels il tombe en langueur, comme il advenait au très glorieux saint François, qui emmi les plaisirs qu’il prenait à louer Dieu et chanter ses cantiques d’amour, jetait une grande affluence de larmes, et laissait souvent tomber de faiblesse ce que pour lors il tenait eu main, demeurant comme un sacré Philomèle à coeur failli (1), et perdant souvent le respirer à force d’aspirer aux louanges de celui qu’il ne pouvait jamais assez louer.

Mais oyez une similitude agréable sur ce sujet, tirée du nom que ce saint amoureux donnait à ses religieux, car il les appelait cigales, à raison des louanges qu’ils rendaient à Dieu emmi la nuit. Les cigales, Théotime, ont leurs poitrines pleines de tuyaux, comme si elles étaient des orgues naturelles, et pour mieux chanter elles ne vivent

 

(1) A coeur failli, en défaillance, évanoui.

 

que de la rosée, laquelle elles ne tirent pas par la bouche, car elles n’en ont point, ains la sucent par une petite languette qu’elles ont au milieu de l’estomac, par laquelle elles jettent aussi tous leurs sons avec tant de bruit qu’elles semblent n’être que voix. Or, l’amant sacré est comme cela, car toutes les facultés de son âme sont autant de tuyaux qu’il e eu sa poitrine pour résonner (1) les cantiques et louanges du bien-aimé: sa dévotion au milieu de toutes est la langue de son coeur, selon saint Bernard, par laquelle il reçoit la rosée des perfections divines, les suçant et attirant à soi comme son aliment par la très sainte complaisance qu’il y prend, et par cette même langue de dévotion il fait toutes ses voix d’oraison, de louange, de cantiques, de psaumes, de bénédiction, selon le témoignage d’une des plus insignes cigales spirituelles qui ait jamais été ouïe, laquelle chantait ainsi:

 

Bénis Dieu, saintement poussée,

mon âme ! et vous, mes esprits,

Que je n’aie aucune pensée

Ni force au dedans ramassée,

Qui du Seigneur taise le prix (2).

 

 

Car n’est-ce pas comme s’il eût dit: je suis une cigale mystique? Mon âme, mes esprits, mes pensées et toutes les facultés qui sont ramassées au dedans de moi sont orgues. O qu’à jamais tout cela bénisse le nom et retentisse les louanges de mon Dieu!

 

(1) Résonner les cantiques, et plus bas: retentisse les louanges, sont pris pour: faire résonner, retentir.

(2) Ps., CII, I.

 

 

Ma bouche à jamais sera pleine

Du bruit de sa gloire hautaine,

Et n’aura bien qu’à le chanter;

La troupe d’ennuis oppressée.

Humble de coeur et de pensée

Prendra plaisir à m’écouler (1).

 

 

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CHAPITRE IX

Comme la bienveillance nous fait appeler toutes les créatures à la louange de Dieu.

 

Le coeur atteint et pressé de désir de louer plus qu’il ne peut la divine bonté, après divers efforts, sort maintes fois de soi-même pour convier toutes les créatures à le secourir en son dessein. Comme nous voyons avoir fait les trois enfants en la fournaise, en cet admirable cantique de bénédictions, par lequel ils excitent tout ce qui est au ciel, en la terre et sous terre, à rendre grâce à Dieu éternel en le louant et bénissant souverainement. Ainsi le glorieux Psalmiste, tout ému de la passion saintement déréglée qui le portait à louer Dieu, va sans ordre sautant du ciel à la terre et de la terre au ciel, appelant pêle-mêle les anges, les poissons, les monts, les eaux, les dragons, les oiseaux, les serpents, le feu, la grêle, les brouillards, assemblant par ses souhaits toutes les créatures, afin que toutes ensemble s’accordent à magnifier pieusement leur Créateur, les unes célébrant elles-mêmes les divines louanges, et les autres donnant le sujet de le louer par les merveilles de leurs différentes propriétés, lesquelles manifestent la grandeur de leur facteur, si que ce divin psalmiste royal ayant composé une grande quantité de psaumes avec cette inscription: Louez

 

(1) Ps., XXXIII, 2, 3.

 

 

Dieu; après avoir discouru parmi toutes les créatures pour leur faire les saintes semonces de bénir la majesté céleste, et parcouru une grande variété de moyens et instruments propres à la célébration des louanges de cette éternelle bonté; enfin, comme tombant en défaillance d’haleine, il conclut toute sa sacrée psalmodie par cet élan : Tout esprit loue le Seigneur (1), c’est-à-dire, tout ce qui a vie ne vive ni ne respire que pour le Créateur, selon l’encouragement qu’il avait donné ailleurs:

 

Sus donc, d’une bouche animée,

Célébrons tous la renommée

De l’Eternel, à qui mieux, mieux:

Notre voix ensemble mêlée,

Bien haut sur la voûte étoilée,

Elève son nom glorieux (2).

 

Ainsi le grand saint François chanta le cantique dix soleil et cent autres excellentes bénédictions, pour invoquer les créatures à venir aider son coeur tant alangouri, de quoi il ne pouvait à son gré louer Je cher Sauveur de son âme. Ainsi la céleste épouse se sentant presque évanouie entre les violents essais qu’elle faisait de bénir et magnifier le bien-aimé roi de son coeur : Eh! criait-elle à ses compagnes, ce divin époux m’a menée par la contemplation en ses celliers à vin (3), me faisant savourer les délices incomparables des perfections de son excellence, et je me suis tellement détrempée et saintement enivrée par la complaisance que j’ai prise en cet abîme de beauté, que mon âme va languissante (4), blessée

 

(1) Ps., CL, 6.

(2) Ps., XXXIII, 4.

(3) Cant. cant., II, 4.

(4) Ibid.

 

d’un désir amoureusement mortel, qui nie presse de louer à jamais une si éminente bonté. Hélas! venez, je vous supplie, au secours de mon pauvre coeur qui va tout maintenant définir (1), soutenez-le de grâce, et l’appuyez de toutes fleurs; confortez-le, et l’environnez de pommes; autrement il tombe pâmé (2).

La complaisance tire les suavités divines dedans le coeur, lequel se remplit si ardemment qu’il en est tout éperdu. Mais l’amour de la bienveillance fait sortir notre coeur de soi-même, et le fait exhaler en vapeurs de parfums délicieux, c’est-à-dire, en toutes sortes de saintes louanges, et n’en pouvant néanmoins tant pousser comme il désirerait : O, dit-il, que toutes les créatures viennent contribuer les fleurs de leurs bénédictions, les pommes de leurs actions de grâces, de leurs honneurs et de leurs adorations, afin que de toutes parts on sente les odeurs répandues à la gloire de Celui duquel l’infinie douceur surpasse tout honneur, et que nous ne pouvons jamais bien dignement magnifier.

C’est cette divine passion qui fait tant faire de prédications, qui fait passer entre tant de hasards les Xavier, les Berzée, les Antoine (3), cette multitude de jésuites, de capucins, et de religieux et autres ecclésiastiques de toutes sortes, ès Indes, au Japon, en Maragnan (4), afin de faire

 

(1) Définir, finir.

(2) Cant. cant., II, 5.

(3) Xavier, Berzée, Antoine, saint François Xavier, Berzée, Antoine Possevin, jésuites prédicateurs et auteurs des premiers temps de l’institut.

(4) Maragnan, Maragnon, partie du fleuve des Amazones. (Amérique méridionale.)

 

 

connaît, reconnaît et adorer le nom sacré de Jésus emmi ces grands peuples. C’est cette passion sainte qui fait tant écrire de livres de piété, tant fonder d’églises, d’autels, de maisons pieuses, et en somme qui fait veiller, travailler et mourir tant de serviteurs de Dieu entre les flammes du zèle qui les consume et dévore.

 

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CHAPITRE X

Comme le désir de louer Dieu nous fait aspirer au ciel.

 

L’âme amoureuse voyant qu’elle ne peut assouvir le désir qu’elle a de louer son bien-aimé, tandis qu’elle vit entre les misères de ce monde, et sachant que les louanges qu’on rend au ciel à la divine bonté se chantent d’un air incomparablement plus agréable O Dieu! dit-elle, que les louanges répandues par ces bienheureux esprits devant le trône de mon Roi céleste sont louables! que leurs bénédictions sont dignes d’être bénites! O que de bonheur d’ouïr cette mélodie de la très sainte éternité, en laquelle par une très souefve (1) rencontre de voix dissemblables et de tons dispareils, se font ces admirables accords esquels toutes les parties avançant les unes sur les autres par une suite continuelle et incompréhensible liaison de chasses (2), on entend de toutes parts retentir les perpétuels alleluia!

Voix, pour leur éclat, comparées aux tonnerres, aux trompettes, au bruit des vagues de la mer agitée; mais voix qui aussi, pour leur incomparable douceur et suavité, sont comparées à la

 

(1) Souefve, suave.

(2) Chasses, poursuites, reprises.

 

 

mélodie des harpes (1) délicatement et délicieusement sonnées par la main des plus excellents joueurs; et voix qui toutes s’accordent à dire le joyeux cantique pascal alleluia, louez Dieu, amen, louez Dieu (2). Car sachez Théotime, qu’une voix sort du trône divin (3), qui ne cesse de crier aux heureux habitants de la glorieuse Jérusalem céleste : Dites à Dieu louange, ô vous qui êtes ses serviteurs et qui le craignez, grands et petits; à quoi toute cette multitude innombrable des saints, les choeurs des anges et les choeurs des hommes assemblés, répond chantant de toute sa force, alleluia, louez Dieu (4). Mais quelle est cette voix admirable qui sortant du trône divin, annonce les alleluia aux élus, sinon la très sainte complaisance, laquelle étant reçue dedans l’esprit, leur fait ressentir la douceur des perfections divines, ensuite de laquelle naît en eux l’amoureuse bienveillance, source vive des louanges sacrées? Ainsi, par effet (5), la complaisance procédant du trône, vient intimer les grandeurs de Dieu aux bienheureux, et la bienveillance les excite à répandre réciproquement devant le trône les parfums de louange. C’est pourquoi, par manière de réponse, ils chantent éternellement alleluia, c’est-à-dire: louez Dieu. La complaisance vient du trône dans le coeur, et la bienveillance va du coeur au trône.

O que ce temple est aimable où tout retentit

 

(1) Apoc., XIV, 2.

(2) Apoc., XIX I, 4,

(3) Ibid., 5.

(4) Ibid., 6.

(5) Par effet, en réalité.

 

 

en louange! Que de douceur à ceux qui vivent en ce sacré séjour où tant de philomèles et rossignols célestes chantent avec cette sainte contention d’amour les cantiques d’éternelle suavité !

Le coeur donc qui ne peut en ce monde ni chanter, ni ouïr les louanges divines à son- gré, entre en des désirs non pareils d’être délivré des liens de cette vie pour aller en l’antre où on loue si parfaitement le bien-aimé céleste, et ces désirs s’étant emparés du coeur, se rendent quelquefois si puissants et pressants dans la poitrine des amants sacrés, que bannissant tous autres désirs, ils mettent en dégoût toutes choses terrestres, et rendent l’âme tout alangourie et malade d’amour, voire même cette sainte passion passe aucunes fois si avant, que, si Dieu le permet, on en meurt.

Ainsi ce glorieux et séraphique amant saint François ayant longuement été travaillé de cette forte affection de louer Dieu, enfin en ses dernières années, après qu’il eut assurance, par une très spéciale révélation, de son salut éternel, il ne pouvait contenir sa joie, et. s’allait de jour en jour consumant, comme si sa vie et son âme se fût évaporée, ainsi que l’encens, sur le feu des ardents désirs qu’il avait de voir son maître pour le louer incessamment; en sorte que ces- ardeurs prenant tous les jours de nouveaux accroissements, son âme sortit de son corps par un élan qu’elle fit vers le ciel : car la divine Providence voulut qu’il mourût en prononçant ces sacrées paroles Hé ! tirez hors de cette prison mon âme, ô Seigneur, afin que je bénisse votre nom; !es justes m’attendent jusqu’à ce que vous me rendiez la. tranquillité désirée (1). Théotime, voyez de grâce cet esprit, qui comme un céleste rossignol enfermé dans la cage de son corps, dans laquelle il ne peut chanter à souhait les bénédictions de son éternel amour, sait qu’il gazouillerait et pratiquerait mieux son beau ramage s’il pouvait gagner l’air pour jouir de sa liberté et de la société des autres philomèles entre les gaies et florissantes collines de la contrée bienheureuse. C’est pourquoi il exclame hélas! ô Seigneur de ma vie, hé! par votre bonté toute douce, délivrez-moi, pauvre que je suis, de la cage de mon corps, retirez-moi de cette petite prison, afin qu’affranchi de cet esclavage, je puisse voler où mes chers compagnons m’attendent là-haut au ciel, pour me joindre à leurs choeurs et m’environner de leur joie. Là, Seigneur, alliant ma voix aux leurs, je ferai avec eux une douce harmonie d’air et d’accents délicieux, chantant, louant et bénissant votre miséricorde. Cet admirable saint, comme un orateur qui veut finir et conclure tout ce qu’il a dit par quelque courte sentence, mit cette heureuse fin à tous ses souhaits et désirs, desquels ces dernières paroles furent l’abrégé, paroles auxquelles il attacha si fortement son âme, qu’il expira en les soupirant. Mon Dieu! Théotime, quelle douce et chère mort fut celle-ci, mort heureusement amoureuse, amour saintement mortel!

 

(1) Ps., CXLI, 8

 

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CHAPITRE XI

Comme nous pratiquons l’amour de bienveillance ès louanges que notre Rédempteur et sa Mère donnent à Dieu.

 

Nous allons donc montant en ce saint exercice de degré en degré, par les créatures que nous invitons à louer Dieu, passant des insensibles aux raisonnables et intellectuelles, et do l’Église militante à la triomphante, en laquelle nous nous relevons entre les anges et les saints, jusqu’à ce qu’au-dessus de toits nous ayons rencontré la très sainte Vierge, laquelle d’un air incomparable loue et magnifie la Divinité plus hautement, plus saintement et plus délicieusement que tout le reste des créatures ensemble ne saurait jamais faire.

Étant, il y a deux ans (1), à Milan, où la vénération des récentes mémoires du grand archevêque saint Charles m’avait attiré avec quelques-uns de nos ecclésiastiques, nous ouïmes en diverses églises plusieurs sortes de musique; mais en un monastère de filles nous ouïmes une religieuse de laquelle la voix était si admirablement délicieuse, qu’elle seule répandait incomparablement plus de suavité dans nos esprits que ne fit tout le reste ensemble, qui, quoique excellent, semblait néanmoins n’être fait que pour donner le lustre et rehausser la perfection et l’éclat de cette voix unique. Ainsi, Théotime, entre tous les coeurs des hommes et tous les coeurs des anges on entend cette voix hautaine de la très sainte Vierge, qui, relevée au-dessus de tout, rend plus de louange

 

(1) En 1614.

 

à Dieu que tout le reste des créatures. Aussi le Roi céleste la convie tout particulièrement à chanter : Montre-moi ta face, dit-il, ô ma bien-aimée : que ta voix sonne à mes oreilles; car ta voix est toute douce, et ta face toute belle (1).

Mais ces louanges que cette Mère d’honneur et de belle dilection (2), avec toutes les créatures ensemble, donne à la Divinité, quoique excellentes et admirables, sont néanmoins si infiniment inférieures au mérite infini de la bonté de Dieu, qu’elles n’ont aucune proportion avec icelui; et partant, quoiqu’elles contentent grandement la sacrée bienveillance que le coeur amant a pour son bien-aimé, si est-ce qu’elles ne l’assouvissent pas. Il passe donc plus avant, et invite le Sauveur de louer et glorifier son Père éternel de toutes les bénédictions que son amour filial lui peut fournir. Et lors, Théotime, l’esprit arrive en un lieu de silence; car nous ne savons plus faire autre chose qu’admirer. O quel cantique du Fils pour le Père ! ô que ce cher bien-aimé est beau entre tous les enfants des hommes! ô que sa voix est douce, comme procédante des lèvres sur lesquelles la plénitude de la grâce est répandue (3). Tous les autres sont parfumés, mais lui il est le parfum même; les autres sont embaumés, mais lui il est le baume répandu (4). Le Père éternel reçoit les louanges des autres comme senteurs de fleurs particulières; mais au sentir des bénédictions que le Sauveur lui donne, il s’écrie sans doute :  O voici l’odeur des

 

(1) Cant. cant., II, XIV, 14.

(2) Eccl., XXIV, 24.

(3) Ps., XLIV, 3.

(4) Cant. cant, I, 2.

 

louanges de mon Fils comme l’odeur d’un champ plein de fleurs que j’ai bénit (1). Oui, mon cher Théotime, toutes les bénédictions que l’Église militante et triomphante donne à Dieu, sont bénédictions angéliques et humaines: car si bien elles s’adressent au Créateur, toutefois elles procèdent de la créature; niais celles du Fils, elles sont divines, car elles ne regardent pas seulement Dieu comme les autres, ains elles proviennent de Dieu; car le Rédempteur est vrai Dieu; elles sont divines, non seulement quant à leur fin, mais quant à leur origine; divines, parce qu’elles tendent à dieu; divines, parce qu’elles procèdent de Dieu, Dieu provoque l’âme, et donne la grâce requise pour la production des autres louanges mais celles du Rédempteur, lui qui est Dieu, les produit lui-même, c’est pourquoi elles sont infinies.

Celui qui le matin ayant ouï assez longuement entre les bocages voisins un gazouillement agréable d’une grande quantité de serins, linottes, chardonnerets et autres tels menus oiseaux, entendrait enfin un maître rossignol, qui en parfaite mélodie remplirait l’air et l’oreille de son admirable voix, sans doute qu’il préférerait ce seul chantre bocager à toute la troupe des autres. Ainsi, après avoir ouï toutes les louanges que tant de différentes créatures, à l’envi les unes des autres, rendent unaniment à leur créateur; quand enfin on écoute celle du Sauveur, on y trouve une certaine infinité de mérites de valeur, de suavité qui surmonte toute espérance et attente du coeur; et l’âme alors, comme réveillée d’un profond

 

(1) Gen., XXVII, 27.

 

sommeil, est tout à coup ravie par l’extrémité de la douceur de telle mélodie.

Eh ! je l’entends, ô la voix, la voix de mon bien-aimé (1) ! voix reine de toutes les voix, voix au prix de laquelle les autres voix ne sont qu’un muet et morne silence. Voyez comme ce cher ami s’élance, le voici qui vient tressaillant ès plus hautes montagnes, outrepassant les collines (2). Sa voix retentit au-dessus des séraphins et de toute créature; il a la vue de chevreuil (3) pour pénétrer plus avant que nul autre en la beauté de l’objet sacré qu’il veut louer; il aime la mélodie de la gloire et louange de sou Père plus que tous; c’est pourquoi il fait des tressaillements, des louanges et bénédictions au-dessus de tous. Tenez, le voilà ce divin amour du bien-aimé, comme il est derrière le paroi de son humanité (4); voyez qu’il se fait entrevoir par les plaies de son corps et l’ouverture de son flanc, comme par des fenêtres et comme par un treillis au travers duquel il nous regarde.

Oui, certes, Théotime, l’amour divin assis sur le coeur du Sauveur comme sur som trône royal, regarde par la fente de son côté percé tous les coeurs des enfants des hommes. Car ce coeur étant le roi des cœurs, tient toujours ses yeux sur les coeurs. Mais comme ceux qui regardent au travers des treillis voient et ne sont qu’entrevus, ainsi le divin amour de ce coeur, ou plutôt ce coeur du divin amour voit toujours clairement les nôtres et les regarde des yeux de sa dilection, mais nous ne le

 

(1) Cant., II, 8.

(2) Ibid.

(3) Ibid., 9.

(4) Ibid.

 

voyons pas pourtant, seulement nous l’entrevoyons. Car, ô Dieu ! si nous le voyions ainsi qu’il est, nous mourrions d’amour pour lui, puisque nous sommes mortels, comme lui-même mourut pour nous, tandis qu’il était mortel, et comme il en mourrait encore, si maintenant il n’était immortel. O si nous oyions ce divin coeur comme il chante d’une voix d’infinie douceur le cantique de louange à la divinité ! Quelle joie, Théotime, quels efforts de nos coeurs pour se lancer afin de le toujours ouïr ! Il nous y semond (1), certes, ce cher ami de nos âmes : Sus, lève-toi, dit-il, sors de toi-même, prends le vol devers moi, ma colombe, ma trés belle (2), en ce céleste séjour où toutes choses sont joie, et ne respirent que louanges et bénédictions. Tout y fleurit (3), tout y répand de la douceur et du parfum: les tourterelles, qui sont les plus sombres de tous les oiseaux, y résonnent néanmoins leur ramage: viens, ma bien-aimée toute chère; et pour me voir plus clairement, viens ès mêmes fenêtres par lesquelles je te regarde : viens considérer mon coeur en la caverne (4) de l’ouverture de mon flanc, qui fut faite lorsque mon corps, comme une maison réduite en masure, fut si piteusement démoli sur l’arbre de la croix, viens et me montre ta face (5). Eh! je la vois maintenant sans que tu me la montres; mais alors et je la verrai et tu me la montreras, car tu verras que je te vois: fais que j’écoute ta voix (6), car je la veux allier avec la

 

(1) Semond, excite.

(2) Cant. cant., II, 10.

(3) Ibid., 12.

(4) Ibid., 14.

(5) Cant. Cant., III, 14.

(6) Ibid.

 

mienne, ainsi ta face sera belle, et ta voix très agréable. O quelle suavité à nos coeurs, quand nos voix unies et mêlées avec celle du Sauveur participeront à l’infinie douceur des louanges que ce Fils bien-aimé rend à son Père éternel!

 

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CHAPITRE XII

De la souveraine louange que Dieu se donne à soi-même, et de l’exercice de bienveillance que nous faisons en icelle.

 

Toutes les actions humaines de notre Sauveur sont infinies eu valeur et mérite, à raison de la personne qui les produit, qui est un même Dieu avec le Père et le Saint-Esprit. Mais elles ne sont pas pourtant de nature et essence infinie. Car tout ainsi qu’étant en une chambre nous ne recevons pas la lumière selon la grandeur de la clarté du soleil qui la répand, mais selon la grandeur de la fenêtre par laquelle il la communique; de même les actions humaines du Sauveur ne sont pas infinies, bien qu’elles soient d’infinie valeur; d’autant qu’encore que la personne divine les fasse, elle ne les fait pas toutefois selon l’étendue de son infinité, mais selon la grandeur finie de son humanité par laquelle elle les fait. De sorte que comme les actions humaines de notre doux Sauveur sont infinies en comparaison des nôtres, aussi sont-elles finies en comparaison de l’essentielle infinité de la Divinité; elles sont d’infinie valeur, estime et dignité, parce qu’elles procèdent d’une personne qui est Dieu; mais elles sont d’essence et nature finie, parce que Dieu les fait selon sa nature et substance humaine, qui est finie. La louange donc qui part du Sauveur, en tant qu’il est homme, n’étant pas de tout point infinie, elle ne peut correspondre de toutes parts à la grandeur infinie de la Divinité à laquelle elle est destinée.

C’est pourquoi après le premier ravissement d’admiration qui nous saisit quand nous avons rencontré une louange si glorieuse, comme est celle que le Sauveur donne à son Père, nous ne laissons pas de reconnaît que la Divinité est encore infiniment plus louable, qu’elle ne peut être louée ni par tontes les créatures, ni par l’humanité même du Fils éternel.

Si quelqu’un louait le soleil à cause de sa lumière, plus il s’élèverait vers icelui pour le louer, plus il le trouverait louable, parce qu’il y verrait toujours plus de splendeur. Que si c’est cette beauté de la lumière qui provoque les alouettes à chanter, comme il est fort probable, ce n’est pas merveille si elles chantent plus clairement à mesure qu’elles volent plus hautement, s’élevant également en chant et en vol jusqu’à tant que ne pouvant presque plus chanter, elles commencent à descendre de ton et de corps, rabaissant petit à petit leur vol comme leur voix. Ainsi, mon Théotime, à mesure que nous montons par bienveillance vers la Divinité pour entonner et ouïr ses louanges, nous voyons qu’il est toujours au-dessus de toute louange; et finalement nous connaissons qu’il ne peut être loué selon qu’il mérite, sinon par lui-même qui seul peut dignement égaler sa souveraine bonté par une souveraine louange.

Alors nous exclamons : Gloire soit au Père, et au Fils, et au Saint-Esprit! Et afin qu’on sache que ce n’est pas la gloire des louanges créées que nous souhaitons à Dieu par cet élan, aine la gloire essentielle et éternelle qu’il a en lui-même, par lui-même, de lui-même, et qui est lui-même, nous ajoutons : Ainsi qu’il l’avait au commencement, et maintenant et toujours ès siècles des siècles. Amen.

Comme si nous disions par souhait: Qu’à jamais Dieu soit glorifié de la gloire qu’il avait avant toute créature en son infinie éternité et éternelle infinité! Pour cela nous ajoutons ce verset de gloire à chaque psaume et cantique, selon la coutume ancienne de l’Eglise orientale que le grand saint Jérôme supplia saint Damase pape de vouloir établir de deçà en Occident, pour protester que toutes les louanges humaines et angéliques sont trop basses pour dignement louer la divine bonté, et qu’afin qu’elle soit dignement louée, il faut qu’elle soit sa gloire, sa louange et sa bénédiction elle-même.

Dieu, quelle complaisance, quelle joie à l’âme qui aime, de voir son désir assouvi, puisque son bien-aimé se loue, bénit et magnifie infiniment soi-même ! Mais en cette complaisance naît derechef un nouveau désir de louer; car le coeur voudrait louer cette si digne louange que Dieu se donne à soi-même, l’en remerciant profondément, et rappelant derechef toutes choses à son secours pour venir avec lui glorifier la gloire de Dieu, bénir sa bénédiction infinie, et louer sa louange éternelle, si que par ce retour et répétition de louange sur louange il s’engage entre la complaisance et la bienveillance en un très heureux labyrinthe d’amour, tout abîmé en cette immense douceur, louant souverainement la Divinité de quoi elle ne peut être assez louée que par elle-même. Et bien qu’au commencement l’âme amoureuse eût eu quelque sorte de désir de pouvoir assez louer son Dieu, si est-ce que revenant à soi elle proteste qu’elle ne voudrait pas le pouvoir assez louer, ains demeure en une très humble complaisance de voir que la divine bonté est si très infiniment louable, qu’elle ne peut être suffisamment louée que par sa propre infinité.

En cet endroit, le coeur ravi en admiration chante le cantique du silence sacré:

 

A votre divine excellence

On dédie dans Sion

L’Hymne d’admiration,

Qui ne se chante qu’en silence.

 

Car ainsi les séraphins d’Isaïe adorant Dieu et le louant (1), voilent leurs faces et leurs pieds pour confesser qu’ils n’ont nulle suffisance de le bien considérer ni de re bien servir; car les pieds sur lesquels on va, représentent le service; mais pourtant ils volent de deux ailes (2) par le continuel mouvement de la complaisance et de la bienveillance, et leur amour prend son repos en cette douce inquiétude.

Le coeur de l’homme n’est jamais tant inquiété que quand on empêche le mouvement par lequel il s’étend et resserre continuellement, et jamais si tranquille que quand il a ses mouvements libres; de sorte que sa tranquillité est en son mouvement. Or, c’en est de même de l’amour de tous les séraphins et de tous les hommes séraphiques, car il u son repos en son continuel mouvement de

 

(1) Is., VI, 2.

(2) Ibid.

 

complaisance par lequel il tire Dieu en soi, comme le resserrant, et de bienveillance par lequel il s’étend et jette tout en Dieu. Cet amour donc voudrait bien voir les merveilles de l’infinie bonté de Dieu, mais il replie les ailes de ce désir sur son visage (1), confessant qu’il n’y peut réussir. Il voudrait aussi rendre quelque digne service, mais il replie le désir sur ses pieds, avouant qu’il n’en a pas le pouvoir, et ne lui reste que les deux ailes (2) de complaisance et bienveillance avec lesquelles il vole et s’élance vers Dieu.

 

(1) Is., VI, 2.

(2) Ibid.

 

FIN DU LIVRE CINQUIÈME

 

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