LE MYSTICISME

Chaque auteur qui parle du mysticisme en donne une définition différente. Si l'on s'en tient au sens large du mot, tous ceux qui ont pensé ou agi dans les régions extraordinaires de la conscience ont droit à l'épithète de mystiques; au sens précis, tout homme est un mystique, à quelque religion qu'il appartienne, qui se dirige vers Dieu seul, par le chemin le plus direct, et qui consacre toutes ses forces à l'accomplissement de la volonté divine. Le Christ, résumant la loi entière dans le double amour de Dieu et du prochain, appelle tous les hommes sans exception à la carrière mystique.

On a défini le mysticisme la géométrie de l'âme. Cela, c'est la partie humaine du mysticisme. Dès qu'un être se remet en entier dans les mains du Seigneur, ses essences vitales et ses voies changent, parce qu'il entre alors dans un climat nouveau. Il reçoit des guides angéliques spéciaux, envoyés par la Miséricorde et par l'Amour; sa nourriture procède du Pain vivant descendu du Ciel; et il se désaltère à la Fontaine intarissable jaillie du Roc éternel.

Chaque créature, en effet, attire les substances visibles et invisibles analogues à son désir prédominant. Si le coeur a faim de richesses, il attire les halos de Mammon; s'il a soif de gloire, les ondes prestigieuses de l'esprit du monde s'épandent en lui; s'il a faim de Dieu, ce sont les anges de Dieu qui viennent. Le coeur mystique laisse tomber toute science, toute splendeur, toute joie, sauf celles qui naissent du sacrifice.

Mais l'escalade de ces hauteurs est une entreprise difficile. La pente est abrupte; l'air y est trop vif; le vertige guette sa proie. Aussi les mystiques, qui connaissent ces dangers pour les avoir courus, ne tarissent pas en recommandations pour le voyageur inexpérimenté. Le grand oeuvre spirituel qui est l'alchimie mystique consiste à remplacer l'homme naturel par l'homme divin; au rebours de toutes les autres initiations dont l'effort tend à développer jusqu'à leur perfection toutes les facultés de cet homme naturel, la mystique enseigne qu'en exaltant la Nature on exalte la force centrale qui est la cause du mal : l'orgueil ou l'égoïsme; qu'il suffit de combattre cette force, sous quelque nom qu'elle se cache, pour que le plan divin rétablisse sa communication avec la créature qui l'a un moment renié. Ce moment a pu durer des siècles ou une seconde, cette créature peut être un homme ou le chef d'une nébuleuse; peu importe à l'Absolu. Le centre est partout; le Père envoie Son Fils là où on Le Lui demande.

Ainsi se confirme pour nous toute la morale évangélique : l'humilité, la patience, la confiance, et, en premier lieu, la charité. Mais une telle voie est trop simple et trop haute pour l'esprit de l'homme dont les yeux ne peuvent regarder en face aucun soleil. Il lui faut une lumière proportion née à la faiblesse de ses organes, une nourriture qu'il puisse assimiler, une besogne qu'il ait la force d'accomplir.


LA DESCENTE DE L'ESPRIT- SAINT

C'est l'adaptation ininterrompue de la Vérité essentielle à la capacité de notre intelligence, la réponse sans cesse renouvelée de la lumière aux recherches, c'est-à-dire aux demandes de l'homme, qui constitue la descente silencieuse de l'Esprit-Saint sur la terre. Nombreux en sont les interprètes parmi les hommes; ses soldats les plus actifs ne sont pas ceux dont le nom reste dans la mémoire des hommes, même dans cette phalange de rêveurs décriés qu'on appelle les écrivains mystiques. Quand on trouve un homme que tout le monde persécute, on peut croire que cet homme travaille pour le Ciel; mais, parmi tous ceux qui réprouvent la science et la sagesse des Universités et des Églises, ceux-là qui demeurent ignorés sont les plus grands au point de vue de l'Esprit. Voyez les conseils définitifs que donne à ceux qui veulent le suivre cette âme surhumaine que l'on appelle l'Ami de Dieu : " Quand, dit-il en substance, vous aurez épuisé les pénitences, les jeûnes, les flagellations; quand vous aurez approfondi les mystères, les extases, les ravissements; quand un rayon parti du Centre aura transpercé, retourné et renouvelé votre âme, alors vivez comme tout le monde, faites votre métier sans bruit, parmi vos concitoyens, taisez vos expériences extraordinaires, suivez le cours de l'existence monotone quotidienne ". C'est certainement là l'épreuve suprême, pour résister à laquelle il faut une force inouïe, que bien peu d'âmes possèdent. Mais fermons cette parenthèse.

Si les lumières qui descendent vers l'humanité viennent du Saint-Esprit, il faut cependant faire attention à une circonstance sans laquelle on pourrait mettre en doute la superexcellence de cette descente. La création est création, la terre est terre, l'homme est presque un animal parce qu'il y a en eux un principe de déséquilibre, d'inharmonie, de gravitation, de lutte, qui est la force du JE, du MOI. Ce " Moi " est d'autant plus furieux, angoissé, tourbillonnant qu'il est plus comprimé; une très grande faim le tenaille; il désire intensément; il appète avec violence; c'est un Maelström dont la profondeur ne s'arrête qu'à la limite seule de l'être auquel il appartient. Il attire donc, entre autres choses, les lumières spirituelles et il les teint à sa couleur particulière. Voilà pourquoi et comment il n'y a pas de vérité parfaite sur la terre, sauf dans la portion qui nous a été donnée du Livre de Vie. Tous les livres des hommes et toutes leurs paroles contiennent une part d'erreur ou d'obscurité. Les soldats du Prince de ce monde veillent dans le visible comme dans l'invisible et ils empêchent trop souvent le bon grain de lever.


LE REGNE DU PERE


Ceux qui se plaignent que le Règne du Père est long à venir ont trop de hâte; voici une preuve de leur impatience.

Quand un de ces germes de vie, une de ces étincelles du Verbe éternel que nous appelons une âme quitte sa patrie céleste pour essayer de voler de ses propres ailes, sa descente vers le Néant dure un temps énorme; lorsque, au bout d'efforts sans nombre, elle reconnaît son impuissance, lorsqu'elle se sent vaincue dans ce combat téméraire qu'elle a engagé contre Dieu, pourquoi voudrait-on qu'elle remontât plus rapidement qu'elle n'est descendue ? Ne faut-il pas qu'elle se reconstruise dans la Lumière des organes, des facultés et des pouvoirs inversement proportionnels à ceux qu'elle s'était construits dans l'ombre ? Peut-on donner à un nourrisson de la viande et du vin sans le rendre malade ? Chaque connaissance nouvelle que nous acquérons étend bien notre liberté, mais elle aggrave aussi notre responsabilité. Tels que nous sommes, nous savons quelques lettres de l'alphabet de la science. Qui peut dire que sa conduite est conforme à ce qu'il connaît de la Loi ? Ne transgressons-nous pas à chaque instant les fragments de cette Loi que la curiosité nous fait rechercher cependant si obstinément ?

Ne nous montrons nous pas par trop faibles dans nos actes par rapport à la force de notre pensée ? Jésus a eu raison de dire que la chair est faible; Il nous conseille ailleurs : Possédez vos âmes par la patience. Cette patience, ce n'est pas du quiétisme. C'est une union intime de confiance en la bonté du Père et de l'humilité; nous acquerrons cela si nous voulons bien nous donner la peine de regarder la vie; nous y trouverons de plus en plus les marques de la protection providentielle et les preuves de notre indignité. On découvrira sans peine dans ces idées, dont je prierai le lecteur d'excuser le désordre, une justification de l'enseignement de l'Évangile. Nulle part le Christ n'a dit : Si vous voulez être sauvés, ayez des visions, mettez-vous en relations avec les anges, faites des miracles; mais bien : Chargez votre croix et suivez-moi. Dans ce chemin obscur et caché il y a encore assez de travail pour exercer toute notre foi et toute notre énergie.
 

Il faut bien le comprendre : ce ne sont pas les travaux ardus de l'intelligence dans le domaine des sciences occultes, ce ne sont pas les pouvoirs miraculeux que le Ciel a donnés comme but à l'homme. Réaliser la bonté du Père, s'aimer et s'aider sans distinction, donner de son bonheur aux autres, imiter l'action du Christ, Son sacrifice complet : tel est le but, telle est la voie. Ainsi nous entrerons au Ciel; nous goûterons la béatitude sur cette terre même, lorsqu'aucune oeuvre ne nous coûtera plus : telle est la conclusion qui s'impose après l'examen des mystiques de toute Église. Cela ne veut pas dire qu'il faille rechercher la douleur, mais simplement que nous n'avons pas à la craindre ni à la faire entrer en ligne de compte dans nos décisions.


MYSTICISME ET RÉINCARNATION


La doctrine de la réincarnation nous est venue des Indes au XIXe siècle. Si on compte ce que cette doctrine mal comprise a produit de vanités, de délires, de folies dans une époque paisible en somme et positiviste, quels ravages n'aurait-elle pas faits si elle avait été connue plus tôt, et notamment chez tous les imaginatifs au front fuyant du XVIIIe siècle. A cette époque-là seuls quelques rares cercles en avaient connaissance, sous le nom de la théorie des transmigrations.

Il est très délicat de formuler une théorie exacte de la réincarnation. A bien considérer, si nous avions au fond du coeur le ferme propos d'accomplir la loi, ces questions nous inquiéteraient peu; puisque nous sommes tous frères et que nous n'arriverons pas au but les uns sans les autres, il importe peu que ce soit nous mêmes qui travaillions ou un autre. Quand l'homme arrive à cet état de confiance et d'abandon, il est bien près d'avoir fini son temps d'épreuve; il passe du rang de soldat à celui de chef.

Il est très rarement utile de connaître quelque chose des existences antérieures; les soi-disant révélations qu'on espérait obtenir là-dessus, soit par des médiums, soit par des somnambules, soit par intuition, embarrasseraient notre marche en avant bien plus qu'elles ne l'aideraient; ceux qui s'observent sincèrement le savent bien. En réfléchissant un peu au fond d'orgueil, d'inquiétude et de paresse dont l'homme est formé, on reconnaîtra sans peine que cette connaissance serait plutôt une charge qu'un allégement.


LE JUGEMENT DERNIER

Une autre idée dont les sceptiques se servent comme d'une arme solide contre les gens à visions, c'est celle du jugement dernier et du règne de mille ans. Non seulement depuis le XIe siècle, mais depuis l'époque des moines égyptiens, des Antoine, des Pacôme, en passant par les gnostiques, par les Vaudois, par les Albigeois, par les saints et les saintes du catholicisme, par les illuminés laïques, par les mystiques luthériens ou calvinistes, il n'est pas un contemplatif ayant été en relations avec l'invisible qui n'ait vu le jugement dernier comme devant avoir lieu tout de suite, dans vingt ans, dans cinquante ans. Les livres à révélations se sont succédé par centaines, pas un ne manque à observer cette coutume. Et les positivistes de rire. Ils n'ont pas tout à fait tort; et cependant leurs adversaires sont très excusables.

Il faut noter tout d'abord ceci : le Maître a dit, parlant de Lui-même : " Je viendrai comme un voleur ". Donc personne, pas un homme ne peut savoir l'époque de Son apparition comme Juge de la Terre, ni le moment de Sa descente dans les profondeurs de l'âme. De plus, la terre, je le répète, ne vit pas d'un bloc. Quand l'homme mange et digère, il pense avec moins d'intensité; quand il court, il ne peut manger, et ainsi de suite. Donc les jugements, c'est-à-dire les mises au point, les balances dans la physiologie humaine, sont partielles. Il en est de même pour la planète.

L'Atlantide a été jugée autrefois; l'empire des Césars, celui de Charlemagne, l'Egypte, la Perse l'ont été aussi. Mais cette rédition de comptes locale, particulière, n'est pas celle dont parle le Livre évident. Autre chose encore. Quand une âme humaine suit en esprit le chemin du Christ, elle est semblable à une voiture qui arrive au but bien plus tôt que le piéton; elle passe des étapes spirituelles en avance sur le gros de la famille d'âmes à laquelle elle appartient; elle joue le rôle d'éclaireur, d'explorateur; elle arrive même, si elle est constante, à aller plus loin que n'ira pour le moment sa famille. Il est alors tout naturel qu'elle vive en avance certaines scènes invisibles que sa famille vivra un siècle ou deux plus tard : le jugement est une de ces scènes. Et, comme l'âme humaine est quelque chose de très haut, il n'y a véritablement que le plan divin, que le Trésor de lumière qui puisse lui commander.

Il n'est donc pas étonnant que ces visions aient lieu avec un appareil de splendeur et de majesté tellement grandes, tellement supérieures au plan du cerveau qu'ensuite, si le mystique veut les faire connaître, son intelligence éblouie prenne comme universel un phénomène particulier à quelques créatures seulement.


LE SEUL LIVRE INDISPENSABLE : L
'ÉVANGILE

On a toujours le tort d'étudier la mystique dans les livres qui ne sont eux-mêmes que des commentaires du seul Livre indispensable. Les mystiques, les théosophes, les illuminés, à quelque école qu'ils appartiennent, sont, on ne saurait trop le répéter, des êtres d'exception dont les chemins sont, en bien ou en mal, remplis de pièges et de fondrières. Tout le monde ne peut y passer. Les rares de ces libertaires qui se rattachent à l'Évangileen ont trop souvent compliqué ou obscurci les enseignements.

Il n'y a pas de passage dans l'Évangile qui ordonne de devenir visionnaire ou thaumaturge pour être sauvé; partout, au contraire, on nous demande de suivre le petit chemin vulgaire, prosaïque et lent. La vie contemplative orthodoxe elle-même, j'oserai presque dire qu'elle est une invention des hommes. Le Père nous mène comme il Lui plaît : mais nous ne savons pas ce qui nous est bon ou mauvais. Les révélations, les voix, les lumières, nous pouvons tout juste discerner si cela vient d'En-haut ou d'En-bas; et encore nous trompons-nous souvent ou nous ne comprenons pas.

Quand nous serons arrivés à la satiété des livres, nous aurons plus de forces à consacrer à l'étude directe de la vie, à la constatation et à la réforme de nos propres monstruosités.

C'est un grand résultat que de se connaître; c'est le véritable point de départ en même temps que le suprême aboutissement.


LE TRAVAIL MYSTIQUE


Il faut reconnaître que, dix-neuf siècles durant, on n'a compris qu'une moitié de la parole de Jésus. La renonciation que les prêtres enseignèrent, l'effacement qu'ils louèrent, l'état de victime sans défense dont ils se réjouirent, tout cela s'est résolu en une sorte de veulerie nihiliste, dans la tiédeur écoeurante de laquelle le sens religieux risque de s'éteindre. Tout cela, c'est le revers de cette statue que l'homme dégage à grands coups de douleur du bloc de sa pantelante substance. Quittons un peu les images dolentes du Sauveur exténué, extatique, anémié, sans ressort : on nous L'a trop fait voir plein d'une miséricorde insipide qui n'est pas du tout Sa toute-puissante douceur.

Regardons Sa force, si toutefois notre craintif regard peut supporter le soleil d'une aussi fulgurante énergie. Jésus est l'athlète aux corps parfaits, à l'âme divine; Il a dompté, avant que de descendre ici-bas, les monstrueux serpents cosmiques qui roulaient en cadence les orbes des planètes innombrables; Il a vaincu le Moi universel, l'esprit propre de ce monde; Il a précipité le plus grand des êtres, celui que Dieu avait fait aussi fort que Lui, l'antique Adversaire. Pour bouleverser la Nature, pour renverser les hiérarchies créaturelles, pour combattre tous les ennemis de l'homme, le Christ a souffert des jours et des nuits sans nombre dans l'angoisse physique et morale; partout, toujours, Il a cherché le difficile, le chemin étroit, le parti le plus pénible.

Que Ses disciples donc, en même temps qu'ils ne retiennent rien pour eux-mêmes du fruit de leurs travaux, veillent à ne point s'anémier, ni s'engourdir. Qu'ils aillent de l'avant, qu'ils affrontent les obstacles, qu'ils prennent sur eux des charges. Que le passé ne les hypnotise pas; qu'en vivifiant l'actuel de la Lumière mystique qui les conforte, ils s'élancent vers les radieuses aurores du futur; qu'ils ne s'enferment pas dans les cloîtres d'une contemplation pusillanime; qu'après en avoir pesé les éléments rationnels, ils peinent vers tous les possibles; qu'ils évoquent, par leurs efforts positifs, tous les espoirs, ceux de la science pure, ceux de la science pratique, ceux du corps social, ceux de l'art, ceux de l'intelligence.

Notre Frère aîné, très sage, très puissant, très bon, n'est-II pas là, tout près, à notre gauche ? Le royaume de Dieu n'est pas une confrérie de harpistes, c'est la Vie absolue qui jaillit à toujours, surabondante, splendide, belle, béatifiante. Vivons donc, de toutes nos puissances; soyons les ruisselets de l'océan surnaturel; qu'à nous voir, tous conçoivent la parfaite beauté, l'indicible bonté, l'omniprésente activité du Maître dont nous prétendons tenir l'étendard.

Mettons tout de suite en oeuvre le peu que nous savons; quand tous les devoirs dont cette petite parcelle de connaissance nous a chargés seront accomplis, un peu plus de science nous procurera des devoirs nouveaux. C'est de la sorte que nous remplirons notre rôle cosmique, matérialisant l'Esprit, spiritualisant la Substance; jusqu'au jour où notre Père nous élèvera vers Lui pour des travaux plus graves encore.

Le texte ci-dessus (sauf le dernier paragraphe) provient d'une étude sur Le mysticisme occidental au XVIIIe siècle publiée sous forme de Préface aux Lettres choisies de Salzmann (Chacornac, 1903), puis dans la revue Les Amitiés spirituelles, en 1920.

Le dernier paragraphe (Le travail mystique) a paru dans Les Amitiés spirituelles du 25 février 1921, sous ce titre.

Quelques idées exposées dans cette étude ont été reprises et présentées sous une forme un peu différente dans Les forces mystiques (chapitre : Le mysticisme théorique).

Les titres des premiers paragraphes ont été ajoutés par le copiste.