CHAPITRE III

Les Béatitudes


Voyant les multitudes, Jésus gravit la montagne et y fit sa demeure. Ses disciples se groupèrent autour de lui. Alors, levant les yeux sur eux, il les enseigna, disant :


Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux !

Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés !

Heureux les débonnaires, car ils posséderont la terre !

Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés !

Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde !

Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu !

Heureux les pacifiques, car ils seront appelés enfants de Dieu !

Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est a eux.


Heureux serez-vous quand on vous outragera et vous persécutera et qu'on dira faussement toute espèce de mal de vous à cause de moi. Réjouissez-vous, soyez transportés de joie, votre récompense sera grande dans les cieux, car c'est ainsi qu'on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés.


Mais malheur à vous, riches, parce que vous avez reçu votre consolation !

Malheur à vous qui, maintenant, avez tout à satiété, parce que vous aurez faim !

Malheur à vous qui riez maintenant, car vous tomberez dans le deuil et dans les larmes !

Malheur à vous quand tous les hommes diront du bien de vous, car c'est de la même manière que leurs pères traitaient les faux prophètes.

Vous êtes le sel de la terre; mais, si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? Il n'est plus bon à rien, sinon à être jeté dehors et à être foulé aux pieds par les hommes.

Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une montagne ne peut être cachée. On n'allume pas non plus une lampe pour la mettre dans un lieu caché ou sous un boisseau, mais on la pose sur le candélabre et elle luit pour tous ceux qui sont dans la maison. Que votre lumière luise ainsi devant les hommes afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux.

(MATTHIEU, ch. 5, v. 1 à 16. - MARC, ch. 9, v. 50; ch. 4, v. 21. - LUC, ch. 6, v. 20 à 26; ch. 14, v. 34, 35; ch. 8, v. 16.)




Toute vérité n'est pas bonne à dire, à quelque ordre qu'elle appartienne. En fait, qu'est-ce qu'une vérité, sinon la plus précise exactitude avec laquelle on perçoit un fait ? Entendons qu'il y a des faits de tout ordre, et des facultés perceptives de tout ordre également. A mon sens, un théorème, une équation, un concept, une émotion, passionnelle, esthétique ou religieuse, tout cela, tout ce qui frappe nos sens, tout ce que l'on peut aimer ou détester, tout ce que l'on invente ou que l'on pense, tout cela, ce sont des faits. Mais les phénomènes, les aspects, les concepts en présence desquels rien ne vibre en nous sont comme s'ils n'étaient pas.


Pour recevoir une vérité, il faut donc que le fait trouve en nous un organe récepteur, un milieu transmetteur. Car tout est substantiel; la subtilité d'un tableau, la méditation d'un philosophe, ce sont des choses vivantes par elles-mêmes, des êtres vivants, que l'oeil du peintre ou le cerveau du penseur humanise et fait descendre à notre horizon.


N'espérons pas recevoir le Vrai, tant que nous ne serons pas de purs esprits. Le vrai de chacun, le vrai de chaque ordre, c'est l'x d'une équation qui se pose entre notre capacité de recevoir, l'état du milieu, et telle vérité particulière qui se présente. Celui-là seul peut donc nous offrir la Vérité qui la possède, et Celui-là seul la possède qui est Lui-même la Vérité. Ainsi ne l'attendons que du Christ.


Considérons la vie terrestre, celle de la Nature et celle de l'homme. Ceux qui cherchent à se l'approprier, à l'utiliser, ce sont les réalisateurs; ceux qui se préoccupent de la sentir, ce sont les artistes; ceux qui se préoccupent de la connaître et de la comprendre, ce sont les savants et les philosophes. L'idéal des premiers, ce devrait être le Bien; l'idéal des seconds, le Beau; l'idéal des troisièmes, le Vrai. Le seul Maître qui offre ensemble ces trois idéals, c'est Celui qui est la Voie, la Vie et la Vérité : c'est le Christ.


La vérité incluse en chaque créature siège au centre de cette créature. Seul donc notre centre spirituel pourrait la percevoir; il la perçoit en effet; mais, les communications de notre esprit à notre conscience manquant, par notre faute, cette vérité est comme si elle n'était pas. Ce sont les prolongements, les réfractions, les matérialisations de cette vérité que perçoivent les prolongements, les réfractions, les matérialisations de notre foyer spirituel central.


Je crois nécessaire de bien saisir ces vues pour comprendre ce que devrait être l'enseignement religieux et pour apercevoir la maîtrise de Jésus dans cette fonction. Posséder le savoir, connaître l'auditeur, sa vie mentale et psychique, sa physiologie, ses atavismes; connaître les atmosphères subtiles que traverse la parole, les invisibles qui peuvent ressentir ses rayonnements immatériels; peser l'attitude de tous ces êtres, ce qu'ils feront de la Lumière reçue, les probabilités de leur avenir, -- voilà les plus saisissables des conditions auxquelles satisfait Jésus parlant aux hommes.

* * * *

Pourquoi le premier discours public du Sauveur est-il celui justement des Béatitudes ? Pourquoi le Ciel est-il d'abord montré, pourquoi la première parole est-elle d'espérance, pourquoi la première promesse est-elle de bonheur ? C'est parce que Dieu est bon. Vous le savez, de reste ? Non, vous croyez le savoir; vous ne le savez pas; personne ne le sait, personne n'a sondé la hauteur, la largeur, la profondeur de l'Amour dont Il nous comble; personne n'en dénombre les ruses adorables; personne n'en discerne la présence. Le Père ne nous envoie pas de temps en temps des ondes d'affection; c'est nous qui aimons avec cette intermittence; en réalité, nous n'aimons pas; mais le Père, Lui, Il aime, Il nous baigne dans Son Amour. Il nous en sature; et, si l'on veut comprendre quelque chose à la conduite qu'Il tient envers nous, c'est de Son Amour inépuisable qu'il faut se souvenir d'abord.


Dans les domaines logiques de la connaissance, l'exploration est compliquée; mais tout devient simple dans le domaine mystique. Oubliez les grandes théories savantes; laissez-vous convaincre par le bon sens que Dieu n'a pas construit l'univers par nécessité, qu'Il aurait très bien pu ne pas le créer, et qu'enfin, s'Il nous a donné l'existence, ce n'est pas pour Son bénéfice, mais pour le nôtre. Derrière les panthéismes, les naturalismes, les agnosticismes, il y a cette naïve conviction que nous, avec toute la machine du monde, sommes indispensables. Non, Dieu est libre; Il n'est pas attaché à la création; Il n'a pas besoin de nous. Mais Il nous aime d'un amour fort et Il a bâti les mondes pour nous y mettre à l'école.


Le traitement est énergique, sans doute; toutefois, dans le détail, la tendresse du Fils, la pitié de la Vierge adoucissent la règle et nous épargnent bien des " retenues " , qu'en justice nous aurions méritées. Et puis, nos douleurs s'exaspèrent parce que nous ne les acceptons pas. La descente de l'âme dans la matière est une loi inévitable; personne ne peut en obtenir dispense. Mais que de secours le Maître nous prodigue ! Il nous accompagne tout le long de la descente et tout le long de la montée; Il poste des guides de distance en distance; Il attache des anges à notre service personnel; Il nous donne l'espérance; Il nous parle sans cesse de paix, de lumière, de bonheur.


Voilà comment Ses premières paroles sont les peintures d'un avenir radieux. Mais pourquoi huit Béatitudes ? Non pas sept ou douze ? La question est négligeable, parce que provisoirement insoluble. Je ne nie pas l'arithmétique qualitative; je prétends que c'est une science inaccessible. Certes, vous trouverez des considérations abondantes sur la symbolique des nombres dans les fragments de Pythagore, dans Pierre Bungius, dans Saint-Martin, dans Eckartshausen, dans l'occultisme du XIXe siècle, dans l'abbé Lacuria; mais c'est de la symbolique; ce sont des sens attribués aux nombres; ce n'est pas la vie des nombres. Qui nous dira comment le zéro passe à l'unité ? Ce serait pourtant le premier théorème de l'arithmologie vivante. Convenons modestement que notre intelligence est encore trop grossière pour saisir les aspects profonds de la Réalité. D'ailleurs beaucoup de nos contemporains peuvent-ils, je ne dis pas goûter, mais comprendre à fond seulement tel artiste d'avant-garde ? Beaucoup ont-ils réellement compris quelque chose à la Grande Guerre ?


Certains chercheurs, n'apercevant pas l'originalité singulière de l'Évangile collectionnent les ressemblances externes qu'il offre avec les autres livres religieux. Je crois avoir souligné précédemment ce contresens idéologique, à propos de la vie du Christ et de Ses maximes morales. En voici encore un assez répandu chez les spiritualistes libres : on a voulu identifier les huit béatitudes aux huit sentiers du Bouddhisme. Une telle exégèse est superficielle; Gautama, en effet, enseigne que l'homme ne peut compter que sur lui seul pour se sauver; le Christ dit le contraire : l'homme doit bien mettre en oeuvre toutes ses énergies pour se rendre apte au salut, mais, pour l'obtenir, l'aide expresse du Ciel lui est indispensable. De plus, le salut bouddhique consiste à éviter la roue formidable des renaissances; la compassion n'est pour le bikshou que le meilleur moyen de s'en garantir. Pour le chrétien, le salut, c'est de rompre les chaînes du péché, non pas pour le repos d'une quiétude sempiternelle, mais au contraire pour cette activité suprême qui est la libre collaboration à l'établissement du règne de Dieu. Deux théories qui partent de deux points de vue aussi opposés ne peuvent pas avoir de conséquences coïncidentes; le Nirvâna est un lieu; le royaume du Ciel est un autre lieu, aux antipodes; leurs routes ne sont pas les mêmes; mais, comme on peut aller à l'un ou à l'autre de tous les points de l'univers, il y a des croisements; les exégètes y voient des identités; ils prennent la lettre pour l'esprit et l'accident local pour la loi générale.


Au lieu de spéculer sur des faits spirituels, ne serait-il pas plus raisonnable d'en faire l'expérience, tout au moins pour les parties de ces faits qui nous sont accessibles ? Si j'énonce que les huit perfections béatifiantes indiquent, par exemple, huit formes d'équilibre dans l'état social, huit méthodes pour conduire la matière à une immutabilité, huit modes biologiques possibles sur une terre paradisiaque, cela ne vous apprendra rien; et rien ne vous oblige à me croire.


Nous contemplerons donc seulement ces béatitudes sous l'angle où tout le monde peut y avoir accès : ce qu'elles sont en elles-mêmes, en nous-mêmes et comment y parvenir.

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Tout le monde sait ce que c'est que la pauvreté; quant à l'esprit, la notion est plus confuse. Essayons de nous y reconnaître.


Dans les versions françaises du Nouveau Testament, le mot Psyché se traduit généralement par âme, et le mot Pneuma par esprit. Le premier désigne, dans la plupart des passages, soit le souffle vital ou corps fluidique, soit le caractère, le centre émotif ou affectif, quelquefois le mental, l'intelligence, la pensée. Par contre, le Pneuma semble plutôt dire la personnalité, la conscience, rarement le double. Dans la littérature grecque, le sens de ces deux mots varie avec les époques; l'un et l'autre désignent tour à tour le souffle de vie, le double, le centre passionnel; Psyché indique quelquefois le fantôme; Pneuma s'applique quelquefois à l'enthousiasme, à la force animique; il est aussi le nom de l'Esprit Saint. Les mêmes flottements existent sur le sens des mots latins Anima et Spiritus. De nos jours, on a écrit de gros volumes pour fixer ces traductions, sans d'ailleurs rien établir de précis. Voici comment je propose d'éclaircir ce vague.


L'être humain, étant le résumé de l'univers, doit contenir des représentations de toutes les parties de cet univers et une délégation des puissances divines; donc une partie éternelle et une partie temporelle. La première, c'est l'étincelle divine, le germe de la régénération mystique, le point de tangence avec l'Absolu; elle grandit par les aliments que lui apportent les travaux et les fatigues de la partie temporelle, qui lui servent aussi à construire lentement le corps de gloire.


L'homme temporel est double : le conscient et l'inconscient. Dans le premier, dont le centre est le Moi, siège de la volonté, germe du libre arbitre, entité responsable, se trouvent le corps physique, puis le centre affectif, siège des sentiments, et le centre intellectuel où travaille la raison, où s'élabore la pensée. L'homme inconscient, c'est tout cet immense organisme qui fonctionne depuis la vie végétative jusqu'aux merveilleuses facultés inconnues par lesquelles nous sont transmises les nouvelles des mondes lointains, les intuitions, les enthousiasmes vers l'idéal; par lesquelles arrivent les découvertes à l'inventeur, les trouvailles au génie, les inspirations de tout ordre dans les circonstances désespérées.


Or il est bien évident que Jésus n'adresse Ses exhortations qu'à notre conscience; Il agit sur l'être inconscient, sur l'étincelle divine même; mais Il ne parle qu'au Moi. La plupart des psychologues s'accordent à dire que le moteur de la volonté, c'est le sentiment; c'est bien ce que Jésus montre quand Il S'adresse à notre coeur. Ce qu'Il appelle notre âme ou notre esprit, c'est tout ce qui n'est pas le corps, ni la volonté, ni l'intelligence; c'est tout l'homme secret, tout l'homme ignoré. Des précisions plus analytiques sont superflues; car l'Évangile est un manuel de praticiens et non un traité pour les théoriciens.


Permettez-moi d'ajouter encore ceci pour en finir avec la mise au point nécessaire à une étude judicieuse et saine.


Dieu n'est pas un tyran. Encore que notre inintelligence actuelle résulte de nos désobéissances antérieures, Sa bonté nous accepte chaque jour tels que nous sommes ce matin-là; Il ne nous demande la réalisation de Sa Loi que dans la mesure où nous l'avons comprise. Si le mot esprit représente pour moi la sphère intellectuelle, m'appliquant à me détacher des résultats de mon labeur cérébral, je satisferai entièrement au précepte. Si le mot esprit me représente quelque faculté plus profonde, c'est de la conviction que cette faculté m'appartient en propre qu'il faudra me défaire. Et ainsi de suite.


Certes je respecte et j'admire les austères efforts des grands philosophes; même si elles s'égarent, leurs enquêtes et leurs méditations nous élèvent. J'admire encore l'énergie des grands réalisateurs; même s'ils se trompent, ils sèment le mouvement, ils fomentent la vie, ils déclenchent des réactions vers le mieux. Mais tout cela, tous les modes d'exister découlent de la même source : le Moi, pivot de la conscience, source des antipathies et des sympathies, opérateur secret du mal et du bien, dépositaire du démérite et du mérite, foyer où se concentrent pour descendre les forces et les splendeurs provenant de mon être immortel et de mon être éternel, athanor enfin où se sublimisent vers la gloire tous les pauvres labeurs de mon être mortel. C'est le Moi qui s'éclaire ou qui s'obscurcit, qui se diminue ou se développe par delà les horizons temporels où il fait travailler ses organes.


Le pauvre d'esprit, le pauvre en esprit peuvent donc être des riches qui ne tiennent pas à leur or, des inventeurs qui donnent leurs découvertes, des triomphateurs insoucieux de la gloire, des savants persuadés de leur ignorance essentielle. Ne concluez pas de ceci que les uns ou les autres de ces hommes suivent une voie mauvaise; comme nous tous, hélas ! ils ont choisi le chemin où ils se sentaient capables de marcher; ils font bien de jeter toutes leurs forces à la conquête des illusions, puisque c'est le meilleur moyen qu'ils aient pour s'apercevoir que ce sont des illusions; puisque ce sera cette même ardente énergie qu'ils retrouveront au seuil de l'Éternité, tandis que les résultats de leur effort auront été répandus sur toutes les créatures.


L'expérience est indispensable pour juger des choses justement. C'est pourquoi la vie nous est donnée; c'est pourquoi nous rendons d'abord a la vie un culte idolâtrique; ensuite nous la méprisons; enfin, nous l'aimons avec sagesse comme le plus précieux des divins présents, lorsque nous découvrons comment il faut la vivre pour la dépasser, pour la surpasser; nous arrivons alors à nous mouvoir en elle sans qu'elle nous captive. Et c'est là une plus profonde pauvreté d'esprit.


Davantage en effet que la richesse, que la célébrité, le pouvoir ou le savoir, l'égoïsme est notre faux trésor précieux. Le Christ ne S'adresse pas tant à l'élite qu'à la foule, à l'immense foule médiocre, à nous tous qui ne possédons qu'un peu d'argent, une petite fonction, un petit bagage d'idées; mais nous sommes tous riches d'une grande surestime de nous-mêmes, d'un grand sentiment de notre importance et de notre valeur. C'est pourquoi nous sommes grincheux, aigris, malheureux; c'est pourquoi nous sommes en enfer, un petit enfer bien prosaïque, mais un enfer tout de même. La vraie pauvreté spirituelle, voyons-la donc plutôt dans l'appauvrissement du Moi que dans le détachement des énergies du Moi.


Luttons contre nos goûts, contre la tyrannie de notre caractère, contre la bile et l'atrabile de notre humeur; assouplissons-nous; nous arriverons ainsi plus vite à ne plus tenir à notre fortune ou à nos places. Le Christ nous donne toujours le procédé le plus rapide, le plus sûr et le plus effectif; ce que j'ai mis une demi-heure à vous dire, avec des circonlocutions et des détours, Il vous le dit en quatre mots : Bienheureux les pauvres d'esprit. Et ces quatre mots contiennent tout.


Il existe des mondes où la souffrance et la joie dépassent notre capacité actuelle de jouir ou de souffrir autant que telles étoiles dépassent notre planète. Nous sommes perfectibles dans la même proportion. Avant d'entrer dans la Paix éternelle, nous passerons par des purgatoires et des paradis où notre pouvoir de souffrir et notre pouvoir d'aimer prendront des agrandissements immenses, des approfondissements terribles, des exaltations vertigineuses. L'Amour nous envahira peu à peu; peu a peu nos douleurs, quoique devenant plus fortes, perdront leur importance; peu à peu le souci de servir le Ciel nous dominera.


Telle est la véritable pauvreté d'esprit, cet état inexplicable où le disciple souffre en souriant, sans cesser de baigner dans la joie, comme s'il était lui-même une chair insensible livrée à des bourreaux aveugles.


Le temps et l'espace finissent toujours par réduire en poussière les splendeurs créées, quelque sublimes qu'elles soient. Seuls les trésors de l'Absolu sont impassibles. Inutile de chercher à les atteindre directement au moyen de nos puissances humaines; nous ne capterions jamais que quelques images vagabondes du Vrai, du Beau et du Bien surnaturels. Mais, travaillant à nos divers devoirs temporels par ces facultés temporelles, travaillons en nous, à notre devoir éternel, au moyen de la force éternelle de notre Ame : l'Amour.


Ne haïssons pas notre corps, ne méprisons pas notre intelligence, ne dédaignons pas le petit pouvoir qui nous a été offert de sentir ou de répandre la Beauté. " Le corps, époux impur de l'âme " , a dit un lyrique. Oui, le corps a besoin de l'âme; mais je ne sais pas si l'âme n'a pas encore plus besoin du corps. Et, à comparer les soupirs des contemplatifs vers une vie tout immatérielle aux plaintes ardentes des âmes qui, dans l'Au-Delà, se pressent vers les portes de la terre pour -- avec enfin quelle joie ! -- y recevoir un corps, l'on comprend combien cette pauvre existence d'aujourd'hui est précieuse et de quels avenirs resplendissants elle est le germe obscur et le gage certain.

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La seconde béatitude est celle des Affligés. Je voudrais y être moins long que pour la première; et cependant combien j'aperçois de choses à vous dire qui me semblent importantes et encourageantes !


L'attitude la plus commune devant la souffrance est de s'en garer par tous les moyens. Ceux qui rejettent les moyens de l'emploi desquels d'autres pourraient pâtir constituent déjà une minorité; ceux qui ne se plaignent pas sont rares; plus rares encore ceux qui se sentent heureux dans les larmes; mais combien peu rencontre-t-on de disciples ardents qui demandent au Maître de leur envoyer des épreuves ? Ceux-là montrent du courage et de l'intelligence. Du courage, car nous savons comme l'épreuve est utile; mais nous la repoussons par lâcheté; nous nous bandons les yeux pour ne pas voir les fruits magnifiques que fait mûrir le soleil de la douleur. De l'intelligence, car, si nous consentions à comprendre quel rayonnement réside dans la patience, si nous aimions un peu notre prochain, nous rechercherions le travail au lieu de nous embusquer.


La loi du travail est inéluctable; mais nous ne voulons pas travailler; ou bien nous ne travaillons que pour satisfaire un égoïsme; dès que cet égoïsme empiète sur l'égoïsme du voisin, celui-ci se regimbe, se défend, et naît une souffrance. Quelques êtres d'exception, çà et là, travaillent sans égoïsme, soit qu'ils s'efforcent de découvrir aux autres hommes une parcelle inconnue de Vérité ou de Beauté, soit qu'ils essaient d'amoindrir la douleur des autres, en en prenant sur eux-mêmes la part la plus lourde possible. Ceux-là souffrent plus profondément que la masse, parce qu'ils veulent faire accepter à la Matière un peu d'Esprit; et la Matière déteste recevoir l'Esprit; elle voudrait l'engloutir, mais non pas lui obéir.


Que la souffrance, dit-on, soit purificatrice, qu'elle nous confère une noblesse inattaquable, sans doute; cependant pourquoi Dieu, défini la Bonté unique, n'a-t-Il pas inventé un moyen plus doux de nous conduire jusqu'à Lui ? Quel moyen donc ? Oublie-t-on qu'Il prend d'abord tous les moyens ? Il écrit Sa Loi dans notre conscience; Il nous fait intelligents pour que nous puissions voir partout ce que produisent les infractions à la Loi; Il nous conseille, Il nous exhorte, Il nous donne l'exemple enfin. Quel moyen imaginerez-vous ? Quel autre reste-t-il que de nous laisser aux prises avec les conséquences pratiques, palpables, personnelles de nos désobéissances ? Ces réactions, qu'on appelle le mal, ce sont des biens, en réalité. Le médicament, quelqu'amer qu'il soit, c'est une chose bonne.


Non, il ne faut pas se refuser à souffrir; il ne faut pas se rendre insensible; notre coeur en jachère a besoin de labours profonds; nul ne peut échapper à la souffrance que par des artifices à courte échéance, et au terme desquels l'aiguillon se fait plus pénétrant. Au contraire, mieux on l'accepte, moins elle nous déchire. Souvenons-nous que nous sommes, essentiellement, des esprits; l'esprit ne croît, ne rayonne et ne se sublimise que par la douleur.


La souffrance est encore une réaction défensive contre un envahisseur, physiologique, moral ou spirituel. Nous sommes les creusets, elle est le feu, elle est rédemptrice, elle est le bouclier du Bien, elle est Jésus.


Et puis, nous tous, toutes les créatures, l'effrayante armée des astres, les légions de Lumière et d'Ombre, tout cela, c'est dans la main de Dieu, soumis à Son bon plaisir. Bon gré, mal gré, c'est ainsi; et si nous satisfaisons, çà et là, quelques caprices, c'est parce que Dieu le veut bien. Les disciples du Christ, pour lesquels seuls j'écris, comprendront que je ne cherche pas à donner raison à Dieu, comme si Dieu avait besoin d'être justifié. Je n'invoquerai pas la théorie des réincarnations, je n'évoquerai pas ces existences inconnues que nous vivons tous, avant et après celle-ci, quelquefois même pendant celle-ci, sur l'un ou l'autre des millions d'astres qui peuplent le zodiaque. Ce sont là des choses possibles, sans doute, mais ce sont aussi des vérités encombrantes et superflues, trop lourdes et inopportunes.


Parlant à des disciples du Christ, je veux leur parler par delà la raison, par delà les opinions, par delà l'imagination même. Je veux leur parler dans le vide strict de la foi, dans la nuit parfaite de la foi; je veux que, dans toute la création, ce ne soit qu'après Dieu seul qu'ils regardent. Je veux qu'ils répètent perpétuellement : Tout ce qui m'arrive est bien; tout me vient de Dieu. C'est la route unique de la Béatitude.


D'ailleurs combien d'hommes y a-t-il qui, sachant que le pauvre qu'ils vont secourir se fera leur assassin, le secourraient quand même ? Il ne serait guère long de les dénombrer. De même combien d'hommes y aurait-il qui, connaissant les causes de leurs souffrances, connaissant donc les suites des fautes qu'ils pourraient commettre, pratiqueraient la vertu, sans calcul, en oubliant leur science fatale ? Oui, toute connaissance est un fardeau et, pour le porter, il faut l'entraînement préalable de la souffrance.


Du point de vue de l'Éternité il n'y a pas d'injustices. Les injustices apparentes sont des justices absolues. Et si l'on considère que seule la grandeur du Moi nous empêche d'habiter le Ciel, on accueillera avec transport tout ce qui diminue le Moi. La souffrance le ronge peu à peu, le réduit en poudre; elle nous jette en haut par la prière; elle évoque Dieu à force de nous Le faire invoquer.


Mais il faut savoir l'accueillir de bonne grâce. Je ne dis pas la rechercher; cela, c'est l'affaire des saints; nous autres, acceptons-la seulement quand elle vient; ne fuyons pas à son approche; la fuite, c'est l'impatience, c'est la mauvaise humeur, c'est la plainte; accueillons-la, vous dis-je, comme une visiteuse bienfaisante, comme l'avant-courrière de Dieu. Elle nous apporte des présents uniques. Nul ascétisme, nulle contemplation, nulle profonde intellectualité, nulle volonté gigantesque ne nous en fera d'aussi précieux. Ce sont le savoir vrai, la connaissance et la maîtrise de nous-mêmes, la force, la paix. Le patient parfait conquiert la familiarité du Christ et la béatitude certaine. Les purgatoires nous montent aussi haut qu'ils nous ont précipités. Nous ne pouvons pas nous perdre; le Pasteur fidèle ne nous laisse nous égarer un peu que pour, en nous ramenant Lui-même, tenter de Se faire aimer de nous. Nous ne pouvons pas éteindre la Lumière en nous; nous pouvons la voiler, l'adultérer, l'obscurcir; elle vit quand même; or, la souffrance est son aliment. C'est par elle que se construisent peu à peu ces facultés merveilleuses de notre esprit, mille et dix mille fois plus belles et plus fortes que celles de notre corps, ou de notre mental, et qu'on appelle du nom excellent de vertus. Ce sont en effet les forces par excellence. Ce sont les membres et les sens et les organes de notre être moral, de notre sphère affective, de notre coeur; et le coeur, c'est tout l'homme.


Par delà même les états moraux conscients, au delà de la patience, de la résignation, de la douceur, de l'optimisme, de l'humilité, au delà même de la prière, la souffrance travaille et opère. Plus on se sent seul, plus Dieu S'approche, en effet; plus on aspire à Lui, plus on s'attire de souffrances, plus on s'enfonce dans la solitude; plus on se hâte sur la voie étroite, rude et grimpante, plus les obstacles s'y succèdent rapidement; plus on monte vers la Lumière, plus les Ténèbres nous tirent en bas. Cela est bien, puisque la Victoire est à nous; nous sommes prédestinés à vaincre. Et ainsi, parce qu'elle nous lance toujours plus avant dans l'Inexploré de l'âme et dans l'Inexploré de la Nature, elle nous enrichit réellement hors de proportion à nos efforts.


Et puis, elle nous fait comprendre nos frères; elle engendre la pitié; elle agrandit notre coeur et l'approfondit; elle nous démontre, elle nous montre plutôt la solide cohésion de tous les êtres humains ensemble, la ligature, les liens par milliards qui les accolent les uns aux autres et les rendent frères, et la répercussion de chacun sur toute la masse, et le miracle possible d'un éclairement général au moyen d'une seule imperceptible étincelle. L'esprit du vrai patient opère invisiblement sur toute l'humanité, sur la nature entière. De même que, dans les anciens holocaustes, l'esprit de l'animal sacrifié montrait la route à l'entité collective de son espèce et servait de support aux prières du peuple, dans les holocaustes spirituels le patient, les témoins visibles et les assistants invisibles, le milieu, tout est purifié, spiritualisé, illuminé.


Ici nous touchons au grand acte du sacrifice, à la substitution mystique, à la réversibilité. Nous en parlerons à propos d'autres discours du Christ qui s'y rapportent plus directement. La béatitude des affligés ne désigne pas la cause de leurs larmes; ils sont affligés, frappés par le choc en retour de quelque mauvais geste antérieur, ou heurtés dans leur élan de compassion à l'ingratitude, à la malice, il n'importe. Il suffit au Christ de voir quelqu'un qui gémit pour accourir l'encourager.


Saint Luc écrit : " Bienheureux vous qui pleurez maintenant, parce que vous serez dans la joie ". Je voudrais pouvoir parler comme il convient du mystère des larmes. Contemplons d'un regard simple la marche de la Nature et les mouvements de notre existence particulière; l'une et l'autre suivent les mêmes vicissitudes et se développent le long de courbes parallèles. Nous voyons la première partir de l'état le plus subtil qui puisse remplir un espace pour arriver à l'état le plus dense et le plus inerte où de la vie puisse subsister. Nous voyons la seconde, d'abord lumière brillante et saturée d'Esprit, s'obscurcir par degrés, s'engourdir et se durcir jusqu'à la pétrification où s'arrête le coeur des avares et des meurtriers. Mais le Nadir atteint, il faut se mettre en marche vers le Zénith. La fatigue est grande, cependant; où les créatures retrouveront-elles des forces ? " Venez à moi, leur répond Jésus, vous qui êtes accablés, et je vous soulagerai ". Cet appel est incessant; la voix de Jésus porte jusqu'aux confins du monde et toutes les créatures l'entendent; quelque chose, au centre des toutes les créatures, entend le cri de l'Amour. Leur effort pour se remettre debout, les quelques pas incertains qu'elles font vers la Voie -- car Jésus n'est jamais loin de personne -- , cela s'appelle la souffrance.


Cette flamme de leur pauvre espoir obstiné qui ne veut pas mourir, c'est la souffrance; ce feu des repentirs toujours tardifs, c'est la souffrance. Et plus les créatures approchent de leur Sauveur, plus leurs pas sont pénibles, plus l'espoir resplendit, plus le remords ronge; plus la souffrance les travaille et les fouille.


Nos ingénieurs ont trouvé des feux qui liquéfient les pierres les plus dures; la souffrance est un feu infiniment plus fort, puisqu'elle fait se résoudre en larmes le dur diamant du Moi. En vérité, elle est le seul chemin qui mène à Dieu; et, parce qu'elle mène à Dieu, elle est noble; parce que les larmes rendent notre coeur sensible à l'action divine, elles sont belles, et pures, et précieuses.


Il n'y a eu, il n'y aura jamais qu'un seul être au monde qui ait souffert, qui souffre encore sans l'avoir mérité. C'est Jésus. Le torrent de martyres jailli au pied de Sa Croix devait creuser par le monde le chemin du Consolateur, de la visite duquel nous sommes tous appelés à bénéficier. C'est ce que Jésus nous annonce dès Son premier discours public : " Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés ". Oui, la souffrance n'est que la convulsion de l'égoïsme et de la matière qui ne veulent pas se transformer; et la consolation, c'est la paix harmonieuse que l'Esprit installe en nous quand nous nous sommes faits Son temple.


Toutes les fois que le feu prend à l'une des enveloppes du Moi, les larmes viennent. La douleur du corps est un feu, le chagrin est un autre feu, comme le repentir, comme la contrition; voilà des larmes amères. Mais il y a des feux de clarté qui font jaillir des larmes douces; l'admiration, la reconnaissance, l'amour, la joie pure, la prière, l'extase comptent parmi ces feux d'allégresse. Par les larmes notre faiblesse oblige la Toute-Puissance à accourir; c'est pourquoi les larmes sont saintes, et il faut se cacher des hommes pour les répandre; elles appartiennent à Dieu; Dieu seul a le droit de les voir; Dieu seul a le droit de les recevoir; nous ne devrions les répandre que devant Lui et à cause de Lui. Pleurer pour un motif personnel, c'est pour le disciple une profanation; c'est la prostitution d'une chose sacrée.


La douleur donc, quel qu'en soit le motif, frappe notre coeur, comme Moïse fit le rocher, et une source d'eau vive jaillit. Sources de douceur, de force et de patience, qu'ils sont beaux les yeux qui fondent devant le Seigneur ! Rosée rafraîchissante et vivifiante, les larmes sont avidement attendues par toutes nos facultés arides et qui désirent devenir fécondes; elles sont la pluie dont les semences du divin Laboureur ont besoin pour croître; elles sont le vin de notre faiblesse et l'eau-forte qui rongera le caillou de l'égoïsme. Elles sont le sang de toute grandeur et la vraie force des désirs véridiques.

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" Ceux qui ont faim et soif de justice " sont aussi bien les héros célèbres des libertés civiques et sociales que les nobles coeurs qui saignent au spectacle des faibles opprimés, qui volent au secours des victimes de la ruse ou de la violence, qui s'interposent dans les luttes fratricides, qui meurent dans une juste guerre et pour un idéal. Ce sont ces anges de charité qui pansent les plaies corporelles et morales, qui prêchent par l'exemple la douceur et l'humanité, qui, enfin, reconnaissant aux autres tous les droits légitimes, ne retiennent pour eux-mêmes que des devoirs.


La justice des hommes est boiteuse de naissance; aucun législateur ne peut prévoir tous les cas; aucun juge, le plus impartial même ne peut entrer dans la conscience du prévenu, dégager sa part exacte de responsabilité, peser les mobiles d'un acte délictueux. Seule la justice du Ciel sonde les coeurs et les reins, les proportions du libre arbitre et de l'atavisme, et les séries des conséquences de l'acte dans tous les mondes. La justice des hommes est impitoyable; la justice du Ciel est indulgente parce qu'elle dispose du Temps et qu'elle peut en reculer les bornes. Au surplus, Dieu ne punit pas, parce qu'Il nous aime; et Il ne Se sent jamais offensé, parce que la petitesse de l'homme n'atteint jamais Sa grandeur infinie.


Le penseur s'arrête d'ordinaire devant l'antithèse de la Justice et de la Miséricorde, antithèse surnaturelle et antithèse naturelle. Dans le Royaume de Dieu, il n'y a pas de Justice, parce qu'il n'y a pas de Loi qui oblige. Les habitants du Ciel obéissent librement; ils sont incapables de désobéissance; l'Amour remplit leur être en entier. Il ne s'y trouve pas non plus de Miséricorde, puisqu'il ne s'y trouve ni délinquants, ni pénalités.


Dans la création, au contraire, la Justice règne, parce qu'une Loi y fut promulguée, parce que toute infraction au devoir, tout empiétement sur le droit du voisin rompt l'équilibre moral, social, économique et même physique; parce que la moindre rupture locale se propage invinciblement et compromet de proche en proche l'harmonie universelle.


Mais, comme personne ne se laisse léser sans se défendre, ou bien sans en concevoir une rancune; comme la loi divine est la vie même universelle, toute contravention est un ferment morbide qui décompose et empoisonne; un contrepoison devient nécessaire pour désintoxiquer, puis pour guérir. Ce remède, c'est la Miséricorde; le médecin qui l'administre, c'est Jésus, aidé par ceux " qui ont faim et soif de justice ".


Les anciennes races de la terre qui, comme les vieillards, aiment philosopher, ont admis la doctrine des existences successives pour expliquer les injustices apparentes du sort, dont nous sommes journellement témoins. Sans entreprendre l'examen de cette théorie, dont les preuves objectives sont bien difficiles à réunir, constatons qu'elle donne lieu à de fâcheuses erreurs de jugement et qu'en somme le Christ a eu raison de ne pas la promulguer. Nous voyons, en effet, trop peu de réincarnationistes accepter avec résignation les injustices apparentes qui les frappent; ils reconnaissent théoriquement que nous sommes seuls les artisans de nos malheurs; mais, pratiquement, ils regimbent. Et, d'autre part, nous voyons trop ces adeptes de la pluralité des existences dire froidement, devant la souffrance du voisin : " Ce sont ses péchés antérieurs; il l'a mérité; il faut qu'il épuise son karma ". Ici encore, l'Orient ne nous a transmis qu'une lumière faussée.


Le Christ nous exhorte au contraire à une résignation parfaite aux coups du sort, parce qu'ils sont justes, en effet, et que nous devons être affamés de justice. Parallèlement, Il nous demande de détourner ces mêmes coups qui vont atteindre notre frère, d'appeler sur sa tête cette incompréhensible justice qui s'appelle la Miséricorde, de payer, s'il le faut, l'amende à sa place, de faire pour lui ce que nous désirons que Dieu fasse pour nous.


S'il se produit des injustices dans le fonctionnement du monde, ou dans le tout petit gouvernement qui régit des citoyens, ce ne sont pas les émeutes et les révoltes qui eu empêcheront le retour. L'histoire impartiale nous démontre qu'elles amèneront seulement d'autres injustices en sens contraire. Seule la soumission aux lois tyranniques les tue et en fait naître de plus sages. Seules des mains compatissantes guérissent les rancunes et les désirs de vengeance. Seul un innocent qui s'offre à la place du coupable régénère ce coeur corrompu. Nous savons tous que les bagnes et les maisons de correction achèvent de pervertir au lieu d'améliorer.


Encore que tout ce vaste univers n'offre à l'ami de Dieu que des scènes de luttes plus ou moins brutales, un temps vient et un lieu se prépare où les contraires s'harmoniseront, où les antinomies se résoudront, où les ennemis boiront à la même coupe et rompront le même pain, où les opprimés relèveront leurs persécuteurs suppliants et les remercieront. Au banquet de l'Époux, la Justice et la Miséricorde, soeurs ennemies réconciliées, offriront ensemble aux enfants du Père le pain vivant de l'Amour et le vin de la Sagesse éternelle.


Mais, pour obtenir ceci, il faut " avoir faim et soif de justice " . Il faut désirer manger la Justice et désirer la boire. La Justice, en effet, est une substance; c'est l'économie même du Royaume de Dieu; c'est la fibre même et la sève du grand Arbre des mondes, du Cep éternel; et notre être de Lumière la désire parce qu'il en est un rejeton. C'est aussi la personne même du Juge; c'est le personnage que revêtira le Fils au dernier jour. Voilà pourquoi les meilleurs d'entre nous ne peuvent qu'avoir faim et soif de Justice; ils ne peuvent pas s'en nourrir; ils attendent, ils se consument dans le désir de ce banquet immense où les mondes et les dieux, se pressant derrière les colonnes du portique éternel, regarderont, en attendant comme font les petits chiens, le repas des élus, des affamés millénaires, des maigres voyageurs auxquels toutes les pierres des déserts ont refusé l'eau qu'ils cherchaient.


Ceux qui ont faim et soif : les pauvres, les malades, les égarés, les pèlerins; et aussi les deux foules pour lesquelles les pains et les poissons se multiplient, quels sont-ils, sinon ceux qui veulent gagner les richesses du Ciel, recouvrir la vigueur de l'innocent, retrouver le chemin de la maison natale, prier aux marches de l'autel suprême ? Et ils sont une foule, ils sont même deux foules, puisque la lettre de l'Évangile est une Réalité complète. C'est au nom de tous ceux-là que le Juge dira au dernier jour : " J'ai eu faim, J'ai eu soif... ".

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Le débonnaire est celui dont toutes les dispositions se dirigent vers la bonté. La bonté essentielle est la disposition constante du Père S'inclinant sur les mondes et sur les peuples, sur chacun et sur tous. Parce qu'elle connaît les causes, la bonté est patiente avec les effets parce qu'elle jaillit du permanent, elle est indulgente aux soubresauts du transitoire; parce qu'elle coule du sommet, elle baigne d'une mansuétude égale tous les bas-fonds; parce qu'elle naît de la toute-puissance, elle ne craint aucune révolte; parce qu'elle est belle, elle embrasse toute laideur; parce qu'elle est vraie, elle encourage les lassitudes égarées.


Le débonnaire marche à la rencontre de la bonté. Il vit encore dans l'erreur, mais il devine le vrai; le laid choque son instinct encore sommeillant du beau; c'est par une faiblesse voulue qu'il combat la violence; c'est parce qu'il a entrevu la Gloire que le courage lui vient de peiner dans les marécages; c'est parce qu'il sait comment tous les chemins vont à l'éternel, qu'aucun échec n'entame sa patiente et forte douceur.


Or, si loin que le meilleur des hommes reste de la Bonté parfaite, cet effort-là est encore celui qui nous est le moins impossible. C'est à cause de cette facilité relative que le débonnaire ne reçoit qu'une récompense terrestre. Quelles ne doivent pas être les difficultés à devenir pauvre, ou pur, ou miséricordieux, puisque Jésus, en ne permettant de ne donner qu'au Père seul le titre de bon, nous montre la valeur sans mesure de la bonté ? La bonté véritable, la bonté entreprenante, active, créatrice, qu'en morale laïque on nomme humanité, philanthropie, altruisme, bienfaisance, dévouement, se nomme, en morale religieuse, la charité; et elle comporte alors les gestes les plus sublimes, les sacrifices les plus exorbitants. Ce n'est pas l'homme qui l'exerce; c'est Dieu, par le moyen de l'homme. Voilà pourquoi il a été dit : Le Père seul est bon. Voilà pourquoi Jésus parle seulement des débonnaires.


Les débonnaires sont ces coeurs excellents qui savent accueillir toute la vie, êtres et choses, avec un sourire affable et une candide tendresse. Ils sont doux et bénévoles; leur obligeance est serviable, leurs prévenances cordiales, et leurs complaisances toutes parfumées d'aimable bonhomie; ils ne trouvent qu'indulgence aux défauts du prochain, tolérance à ses opinions et s'offrent toujours à concilier les différends. En un mot, les débonnaires se sont nettoyés de toutes les formes fondamentales de l'égoïsme; ils ont fait de leur coeur un autel; ils y disposent tous les jours les actes de leur bienveillance perpétuelle, comme les anciens prêtres disposaient les bois précieux du sacrifice; et le feu du Ciel, le feu de l'Amour n'a plus qu'à descendre pour les embraser à jamais.


Ce travail préparatoire, cette sculpture en creux, le modelage de ce moule demandent des efforts que ceux-là seuls qui les ont fournis peuvent apprécier. En somme, c'est toute la morale antique, Socrate et Pythagore, Epictète et Marc-Aurèle employés ici au simple sous-oeuvre de la morale chrétienne. Ils étaient en leur temps l'édifice; Jésus a inverti leurs altitudes; ils sont devenus entre Ses mains les fossés des fondations; le Temple nouveau sera élevé sur eux par d'invisibles architectes, par les compagnons angéliques; et les créatures compareront ainsi leur néant avec la totalité divine


Car elles sont celles qui ne sont pas. Leur vigueur et leur adresse, leurs énergies et leurs sensibilités, leur intelligence ou leur instinct, rien de tout cela ne leur appartient. Tout cela, ce sont des instruments de travail que la Nature leur prête à la naissance, qu'elles doivent lui rendre à la mort, non seulement en bon état spirituel,`mais encore améliorés, ou plutôt épurés, rectifiés, embellis, régénérés. Je dis : en bon état spirituel; car le corps est vieilli à la mort; les passions semblent affaiblies et l'intelligence vacillante; mais, en dehors des fibres et des cellules, il y a la force vitale; en dedans du coeur, il y a le désir; en dedans du cerveau, il y a la pensée. Ces énergies, comme toutes les autres que je ne nomme pas, se présentent devant le juste Juge, lumineuses ou sombres, selon l'usage que le Moi en a fait; le Moi est le grand responsable; et bien souvent il présente des outils rouillés ou gauchis.


Or la cause principale de ses malfaçons, c'est qu'il croit posséder ces instruments de travail; il le croit si bien qu'il s'identifie à eux. Ne disons-nous pas : " Je suis malade ", voulant signifier que notre corps a la fièvre ? Ou bien : " Je suis heureux ", quand ce n'est peut-être qu'un parfum errant de l'Invisible qui embaume notre sensibilité ? Non, le Moi, c'est le spectateur, le contrôleur, l'enregistreur, l'acteur en un mot. De même que le centre instinctif n'a pas besoin du corps pour convoiter les effluves du monde matériel, que le centre affectif n'a pas besoin du système nerveux pour aimer ou pour haïr, que le centre intellectuel n'a pas besoin du cerveau pour élire les idées avec lesquelles il pense, le Moi n'a besoin d'aucune de ces trois sphères pour être, pour vouloir, pour agir. Séparé d'elles, il perd sans doute le contact avec l'univers sensoriel, l'esthétique ou le métaphysique; mais il leur préexiste, il leur survit, il ne dépend pas d'eux. Ils lui sont utiles, certes; c'est grâce à eux qu'il peut remplir son destin, comme c'est grâce au Moi que toutes ces facultés qui le servent parviennent à l'état glorieux de substances spirituelles pures. Les uns et les autres peuvent vivre séparément; mais, pour atteindre leur perfection, il leur faut vivre tous ensemble.


L'erreur commune des consciences consiste à identifier le moteur et les roues. Quand une sensation, un sentiment ou une idée me parviennent, ce par quoi je connais cette perception, c'est ma conscience; ma conscience en outre se connaît elle-même; c'est cette dernière notion qui est proprement Moi; c'est dans ce point exigu que dorment les immenses énergies de la Liberté; c'est, hélas ! de ce point vide que nous sommes tous si orgueilleux.


Il verse les fascinations les plus vraisemblables sur tout ce que nous touchons. Celui qui " a fait fortune " s'imagine devoir sa réussite à son habileté en affaires, à sa volonté de travail et d'économie; il croit " s'être fait lui-même " , alors que les circonstances lui ont été préparées et les forces confiées qui étaient nécessaires à leur utilisation; à la mort, rien ne lui restera de tous ses labeurs, sauf l'idéal plus ou moins haut vers lequel il les conduisit.


Mais tout ce que le Destin nous donne, malheurs ou bonheurs, c'est toujours à titre d'épreuve; et les bonheurs sont les plus redoutables de ces sévères examens. Chaque avantage temporel est, en réalité, un devoir nouveau envers ceux de nos frères qui en sont privés. Que deviendrions-nous si, par exemple, la Nature thésaurisait ?


On ne doit donc pas garder les superflus. Temps, argent, forces, intelligence, affection, tout ce que nous n'utilisons pas doit être offert, offert à nos amis, à nos ennemis, aux indifférents, à ceux qui nous déplaisent. Il faut partager; il faut accueillir les demandes muettes des créatures inférieures et des choses; sans attendre de gratitude, sans se rebuter.


Toutes les fois qu'un geste fraternel nous coûte, cela ne montre-t-il pas qu'il est rare ? On ne fait avec aisance que ce que l'on fait souvent. Comme les doigts du pianiste, par des milliers d'exercices, courent sur les touches sans que le regard les guide, il faut d'innombrables essais pénibles à la moindre vertu avant qu'elle devienne partie intégrante de notre personnalité, avant que ses initiatives jaillissent spontanément, au moindre appel des circonstances.


Lorsque la Nature et ses ministres, les dieux de la Terre auront vu avec quel soin nous faisons valoir leurs dépôts, avec quelle largesse nous en répandons les intérêts, ils nous en confieront de plus en plus importants. Par notre coeur affable, par nos mains ouvertes, par notre oubli de nous-mêmes, nous fertilisons le petit domaine où le Maître nous a installés. Et, au bout du long et loyal fermage, Il nous


léguera en bonne propriété ce lopin de terre que nous Lui avons patiemment fait valoir. Telle est la récompense des débonnaires.

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La Miséricorde trouve des occasions moins fréquentes de s'exercer. Elle est une forme de la bonté qui fait grâce au coupable de sa punition, ou qui nous interdit la vengeance. Elle est la vertu propre des classes dirigeantes.


Dès qu'on ne vit pas tout à fait au bas de l'échelle sociale, on incline à penser que les inférieurs seuls ont des devoirs, et les supérieurs seuls, des droits. Au contraire, les devoirs de ceux-ci sont bien plus impérieux que les devoirs de ceux-là.


Le premier degré de la miséricorde, c'est de ne pas méprises l'inférieur, de traiter le faible, le subalterne, sans dureté, sans mépris, sans morgue, sans impolitesse, sans indifférence; c'est de lui offrir cet accueil indulgent qui fait la part du manque d'éducation, de l'influence rébarbative de la misère, du défaut de culture; qui ne s'impatiente pas des défauts, qui supporte les défaillances, les entêtements, les petites tyrannies; qui sait enfin que, comme les vertus, les vices aussi doivent visiter les coeurs pour y subir une transmutation rédemptrice.


Cette miséricorde est vaste comme le monde; elle embrasse le genre humain, toutes les créatures, visibles et invisibles, et jusqu'aux entités abstraites. Elle exige une clémence universelle et perpétuelle.


La seconde miséricorde est l'oubli parfait des dols, des gênes et des offenses, leur effacement total de la mémoire intellectuelle et même de la mémoire corporelle.


La troisième miséricorde est l'impossibilité de ressentir les offenses, non point parce qu'elles n'atteignent pas notre dédain, mais parce que nous sommes devenus petits, si petits que toute flèche nous manque. Plus que le surhomme, l'humble disciple est invulnérable; son calme, antithèse de la sérénité olympienne, naît d'une confiance totale en la force de son Maître et d'un amour invariable.


Ainsi les miséricordieux obtiendront miséricorde. Qu'est-ce à dire, au fait ? La miséricorde est-elle donc si difficile au Père, ou bien en avons-nous tellement besoin ? Oui, nous en avons besoin; nous, notre conscience ne le sait pas beaucoup, mais notre coeur spirituel le sait, et tremble et implore. Car lui, il a vu la Lumière; il sait comme elle est belle et pure en face des laideurs du Moi; il compte avec angoisse les quelques rares mérites qu'il a pu acquérir; il les compare à la masse de ses fautes; il suppute de quelle miséricorde sans mesure il aura besoin; car nous péchons à chaque minute, soit par oubli de Dieu, soit par défaillance de zèle. Il faut l'avouer, nous savons très bien tout ce que nous avons à faire, puisqu'une seule notion, la plus simple, comprend toutes les autres; mais nous effaçons de notre mémoire ces idées religieuses qui nous gênent; nous ne voulons pas penser à Dieu; et, lentement, cette cécité accidentelle devient chronique; on finit par oublier Dieu. Mais cet oubli est volontaire; tout le bien qu'il nous a fait omettre est porté à notre débit; et, si nous ne nous estimons pas de grands pécheurs, c'est parce que nous n'osons pas nous examiner, nous manquons de courage ou de franchise.


S'il nous fallait réparer, selon la stricte justice, tous les maux avec leurs suites que nous semons, les conséquences se multipliant, notre bagne serait sans fin; d'autant plus que nous continuons de commettre des fautes nouvelles, au cours de ces travaux forcés. C'est pourquoi nous avons tant besoin de la Miséricorde; c'est pourquoi la Grâce intervient, de temps à autre, par le ministère de l'ange qui nous garde, par la prière d'un Libéré, par l'ordre de Jésus. Ce bienfaiteur spirituel paie notre dette, soit en nous faisant bénéficier de ses mérites, soit en puisant aux inépuisables trésors du Père. Souvenons-nous que de telles faveurs sont toujours gratuites; une grâce n'est jamais un échange; on n'y a jamais droit; on ne la mérite jamais; on ne peut pas la mériter; tout ce que l'on peut, c'est ne pas lui fermer la porte. Or tenir ouverte la porte qui regarde le Ciel est une chose tellement difficile qu'il y faut employer toutes ses forces. Obligeons-nous donc, avec une énergie infléchissable, à exercer la miséricorde; alors, à cause de la promesse du Christ, au dernier jour, nous obtiendrons de Lui miséricorde.


Saint Jacques annonce une condamnation sans miséricorde sur celui qui n'aura point usé de miséricorde. N'entendez point ici que nos miséricordes envers nos frères obligeront la miséricorde du Juge à descendre sur nous; si loin que nous poussions la clémence, nous ne dépasserons jamais notre devoir. N'entendez pas davantage que nous serons punis de n'avoir pas montré de mansuétude; le juste Juge ne punit pas; Il laisse aller les réactions naturelles. Mais, si nous nous montrons intraitables avec nos débiteurs, ce Juge, pour nous apprendre comme il est dur d'avoir affaire à un créancier impitoyable, retiendra simplement l'effusion de Sa miséricorde, quoi qu'il en coûte à Sa tendresse. Mais, si nous avons su pardonner, si nous avons pu sourire à nos offenseurs, nos propres fautes, c'est le Trésor de Lumière qui les paiera à notre place.

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Le pur, c'est l'incorruptible, c'est ce qui a passé par le feu assez longtemps et assez profondément pour en avoir pris la clarté, la beauté, la simplicité. Le pur, c'est la quintessence, la fleur, l'éclat, le sublime; c'est le sans alliage, l'homogène, le direct, l'intègre et l'intact; c'est, en un mot, l'Esprit, le seul feu qui soit à lui-même son propre aliment inépuisable.


La continence n'est qu'une hygiène; la chasteté n'est qu'une pureté d'habitude, et la virginité qu'une pureté du corps. Toutes trois sont précieuses, dignes d'éloges, et des aides incomparables pour la volonté. Ceux-là qui sont capables de détourner leur regard ou leur désir d'une forme voluptueuse, qui peuvent refuser leur consentement aux ivresses tentatrices de l'imagination, qui commandent le calme à la jeunesse de leur sang, savent de quelle inflexible énergie leurs victoires sont achetées. Cependant la sixième béatitude demande davantage : un effort infiniment plus profond, une résistance constamment à son paroxysme, une fixité sur Dieu de l'oeil intérieur à laquelle on ne parvient qu'après diverses préparations.


Notre âme, pour parler comme saint Thomas d'Aquin, sature si minutieusement notre personne physique que toutes les propensions instinctives de celle-ci deviennent perverses dès que la complaisance du " Je " s'y arrête avec conscience. Les plaisirs corporels souillent, non pas parce que la matière est immonde, mais parce que, toute proche des Ténèbres et des démons, ses vapeurs troublent la conscience, empoisonnent la volonté, obscurcissent la Lumière en nous.


Ainsi le coeur pur, c'est celui qui ne désire plus rien du sensuel ni du sensible, qui ne recherche plus aucune joie pour lui-même, ou pour elle-même, ni dans le contact des créatures, ni dans les formes esthétiques, ni dans les abstractions de l'intelligible. Ceci est le premier degré de cette pureté.


Le second, c'est d'apercevoir Dieu dans Ses oeuvres. Les beaux paysages, l'innocence des matins et la splendeur des soirs, la majesté des montagnes, l'infini des mers et le charme des jardins, ce sont des signes de Dieu. La vigueur de l'arbre, l'élégance de l'animal, le style d'un corps humain, l'expression d'un visage, ce sont des signes de Dieu. La splendeur d'un poème, l'immensité d'une symphonie, l'éloquence d'un tableau, ce sont des signes de Dieu. Tout est un signe de Dieu. Et celui-là qui commence de purifier son coeur aperçoit partout une image divine.


Le troisième degré de la pureté, c'est de reconnaître sous toutes les formes la forme de Jésus; c'est de retrouver dans tous les phénomènes un geste de Jésus; c'est de saisir au sommet de toutes les lois une pensée de Jésus. Jésus remplit l'univers; on Le rencontre à tous les instants, dans tous les lieux; Il parcourt tous les mondes, et entre autres ceux où notre corps et notre esprit ont accès; et, comme Il le dit Lui-même : " Qui Le voit, voit le Père ". Cette vision, dans les degrés précédents, était vague, indistincte, plutôt encore que générale; abstraite et spéculative; c'était la vision divine des panthéistes et des anciennes sagesses humaines; c'était la vision de l'ascète indou cavalier du Cygne védique, de l'Archidélivré des Védantins, de l'Arhat bouddhiste, du Phap taoïste, de l'Uni soufite, de Medjnour, de Zanoni et de Maître Janus. La vision de la sixième béatitude est au contraire précise, distincte pour chacun de ses objets, concrète enfin et pratique.


Par elle, quand le disciple regarde une pierre, il en discerne les rapports avec le Roc éternel; quand il admire une fleur, il aperçoit le grand lis salomonique, et la vigne et le figuier et le froment et les palmes et les oliviers, les roseaux, avec l'épineux acacia; quand il rencontre les animaux, les maladies, les diables ou les anges, les catastrophes et les calices, leurs correspondances avec le grand Guérisseur, le grand Exorciste, le grand Martyr, avec le Maître de tous et de tout, lui apparaissent au travers de leurs formes terrestres.


Un tel coeur, à force de tendre vers son Dieu, vers notre Christ, devient réceptif à Son seul rayonnement et en découvre au premier coup d'oeil la trace innombrable. Nous autres, même les plus fervents, nous ne voyons Dieu que comme dans un miroir, dans le miroir de la Nature, où les réalités éternelles ne sont que des reflets, où la Face éternelle est inertie. Ce qui est le plus beau ici-bas, et le plus admirable -- oserai-je le dire ? et, pourtant, c'est la vérité -- le plus beau, le plus grand, le plus admiré sur la terre, c'est le plus commun et le plus petit dans le Ciel et le moins précieux devant notre Père. Cela paraît impossible; et cependant cela est. Si le Royaume de Dieu n'était que le perfectionnement à la trillionième puissance de la force, de la beauté, de la vérité créées, serait-il autre chose qu'un Relatif très agrandi ? Si le Royaume est l'Infini, l'Ineffable, l'Impossible, l'Inconcevable, l'Absolu en un mot, ne faut-il pas qu'il développe ses puissances incommensurables à l'inverse de cet Univers, puisque la direction de celui-ci est le fini, le possible, le compréhensible, le relatif ?


C'est par l'effort vers la pureté qu'on arrive à voir Jésus au centre de toute chose; et Jésus, en retour, donne à Son contemplateur une ignorance insigne; Il fait mieux, puisque tout don de Jésus est un don parfait, en donnant à Son fidèle un peu de la limpidité, de la pénétration de Son regard, Il Se donne Lui-même. Et, lorsque le récipiendaire arrive à supporter sans faiblir ce commerce formidable, ce sont toujours ses yeux qui regardent, mais ce n'est plus lui qui voit, c'est le Christ-Dieu qui voit en lui.


Ainsi voir Dieu, c'est voir par Dieu. Le pur a donné les gages et les preuves de son innocence, de son innocuité, de sa bienfaisance. Aucune créature ne le redoute plus; elles savent toutes ou elles sentent n'avoir que de l'aide et de l'allégresse à attendre de lui; il est l'ami de tous les êtres et de toutes les choses; pour lui sont tombées les barrières de castes, de races et de religions; je ne veux pas dire que toutes lui paraissent identiques, mais que toutes lui paraissent également dignes de ses prières et de ses sacrifices. Son activité ne le lie plus; il est libre. Il n'a plus besoin, pour connaître, d'élaborer des pensées. Il s'adresse simplement aux êtres, au caillou comme à l'étoile, au démon comme à l'ange et, parce qu'il n'y a plus d'ombre en lui, ses interlocuteurs lui répondent en vérité, et lui dévoilent leur nudité essentielle.


Il y a une tranquillité faite d'apathie ou d'indifférence. Il y en a une autre faite de stoïcisme et d'impassibilité. La première est inerte; la seconde est orgueilleuse; ni l'une ni l'autre ne vient du Ciel. Ce qui vient du Ciel est toujours vivant et fructueux.


Qu'il s'agisse des guerres intérieures ou des discordes extérieures, de l'inquiétude des désirs, de l'angoisse des ambitions, des rancunes envieuses, des vengeances ou des rivalités, une seule cause engendre la multitude des troubles : le manque de confiance en Dieu. On ne se persuade pas de Sa sollicitude; on ne conçoit pas que Sa permission est indispensable pour le plus minime résultat; on s'imagine être seul, soit qu'on envahisse le voisin, soit qu'on le subisse; on s'arrête à l'injustice apparente de nos peines; on accorde une importance exagérée aux choses temporelles, qui passent toutes cependant; enfin, on se presse d'aboutir comme si notre sort éternel dépendait de nos petites réussites ou de nos échecs illusoires.


On ne peut donner que ce que l'on possède. Pour rétablir la paix autour de soi, il faut d'abord l'établir en soi. Ces deux grands oeuvres sont également difficiles. La route est longue d'ici au royaume de la Paix, et notre Moi ne marche pas bien vite. La guerre est partout : dans notre coeur, dans la famille, à l'usine, dans la cité, dans la nation, dans les idées, entre les peuples, entre les religions, dans chaque religion. Dans le tout petit cercle où chacun vit, comme elle est âpre et vivace !


Or comment établir la paix intérieure, comment s'établir dans la paix intérieure ? Tout ce que nous pouvons pour cela, c'est de nous préparer à la recevoir, de nous rendre - non pas dignes - mais seulement aptes à la recevoir, de ranger, de nettoyer, d'aérer les chambres de notre esprit de façon qu'elle puisse y faire des séjours de plus en plus longs.

Acquérons d'abord le sang-froid, le contrôle sur nous-mêmes, le calme. Nous sommes un mélange intime de matière et d'esprit. Maîtrisons d'abord la matière, je veux dire les instincts; ensuite nous disciplinerons les émotions; enfin nous rectifierons nos pensées. Possession de soi-même, sérénité, recueillement, impartialité : voilà les colonnes du temple de la Paix.


Ces quatre colonnes sont assises sur quatre solides piédestaux. Le premier s'appelle la patience qui supporte tout sans un murmure; le second piédestal, c'est l'humilité qui se range toujours à la dernière place, ne prend pour soi que le strict nécessaire et cherche à obéir aux voeux d'autrui; le troisième, c'est l'oraison constante vers Dieu pour l'accomplissement de Ses volontés; le quatrième, c'est cette humeur souple et souriante qui ne s'occupe pas de ce dont on n'est pas chargé, ne s'affecte pas de ce qui arrive, qui ne se passionne que pour les choses éternelles.


Le pacifique ne tient personne en suspicion; ses propres défauts seuls l'inquiètent; sa bienveillance accueille les êtres et les choses, recevant avec une douceur égale les importuns et les sympathiques, les joies et les douleurs. Son souci est en haut; il ne permet à rien d'ici-bas de le troubler; il offre enfin le spectacle d'un concert harmonieux, où les résonances et les accords des diverses facultés se mêlent, se répondent et se prolongent, rayonnant tout alentour la joie sereine et riche qu'un rêve n'appartenir qu'au Ciel.


En vérité, la paix est un terrain béni où germent les seuls graines semées par le Fils; c'est une atmosphère aux transparences délicieuses où s'épanouissent les seules fleurs de l'Esprit. L'homme qui sait s'y acclimater éprouve des allègements inattendus; tout ce qui le tirait en bas se détache de lui peu à peu; ses énergies se transforment; sa raison aperçoit des points de vue nouveaux; son coeur se dégèle; son corps même change d'aspect et sa force vitale de qualité. Sa personne entière enfin, se détachant des foyers naturels de l'existence relative, se greffe sur le foyer de la vie éternelle, sur le Cep mystique. Et, quand cette transmutation est complète, l'individu est à jamais fixé en Dieu; à la lettre, il est devenu un enfant du Ciel.


Tel est l'avenir réservé à ceux qui, tout en pacifiant leurs propres discordes intérieures, tentent d'arrêter les disputes et les vengeances. Il leur faut du courage, car les adversaires bien souvent se mettent d'accord sur le dos du conciliateur; il leur faut une habileté bien délicate pour toucher aux plaies des amours-propres. Il leur faut une bénévolence, une mansuétude invincibles, parce que tous les propos malveillants, tous les actes injustes qu'ils auront empêchés viendront sur eux inévitablement. Que de patience, que de constance que d'amour ces pacifistes selon Dieu ne déploient-ils pas ! Admirons-les, aimons-les et suivons humblement leur exemple trop rare.


La besogne du disciple ne consiste pas seulement à maintenir et à transformer les ferments mauvais qui pullulent en lui. C'est là sans doute le plus urgent. Mais il faut en outre faire la guerre au mal extérieur ordinaire de qui les hommes se font les artisans, et au mal extérieur extraordinaire par lequel les diables se découvrent. La première bataille, c'est la lutte pour la justice; la seconde, c'est la lutte intime contre les tentations.


Le disciple a, dans son coeur, abandonné tout ce qui intéresse les hommes. Il devient donc un scandale pour eux; ils ne le comprennent pas; ils s'étonnent d'autant plus de sa conduite qu'ils vivent plus près de lui, selon l'extérieur; ses anciens amis, ses parents lui sont les plus hostiles. Et ce n'est pas tout à fait de leur faute, car la Lumière joue la difficulté; elle aime descendre dans les lieux inhospitaliers; les disciples naissent souvent dans les familles les plus charnelles où règnent les convoitises les plus utilitaires, où la religion n'est qu'une formalité. Parce que là même, l'effort direct vers le Ciel sera plus énergique, parce que dans cette atmosphère lourde l'explosion des ferveurs divines sera plus violente et plus pure. La seule présence du disciple est un blâme insupportable à ceux qui servent les puissances de la chair et du sang. Le mot justice contient l'idée de droit; rendre la justice, c'est restituer leurs droits à ceux qui en ont été dépouillés; être juste, c'est agir adroitement, avec rectitude, en ligne droite, me permettrai-je de dire; c'est posséder un principe pour se conduire, et puis ne plus se permettre de penser, d'aimer ou d'oeuvrer que dans la logique, dans le rayon de ce principe.


Or deux principes moraux se partagent les suffrages des hommes. Le premier, c'est l'égoïsme, c'est cette triste et plate maxime : " Chacun pour soi et Dieu pour tous ". Le second, c'est l'altruisme, c'est le doux commandement : " Aimez-vous les uns les autres ". Il y a donc deux droits, deux justices; la justice de la Matière, c'est la loi du talion; la justice du Ciel, c'est l'élan de l'Amour.


Nous attachons à l'idée de combat celle de violence. Nous ne voyons l'énergie que dans la dureté des despotismes ou dans la ruée des convoitises. Mais il y a d'autres batailles, et des armes extraordinaires pour le soldat du Ciel. Ce sont la douceur et la pitié, la patience et l'indulgence. Extérieurement, le voilà donc voué à la défaite; le Monde l'écrase. Intérieurement, le Monde devient son marchepied; et sa victoire est certaine puisqu'il combat avec l'éternité.


Ces légionnaires de la Folie divine se recrutent parmi les novateurs, martyrs de l'intelligence, de l'idéal ou de la foi, parmi ceux que la politique, laïque ou ecclésiastique, laisse mourir ou fait mourir, pour les glorifier plus tard parmi les apôtres de la fraternité sociale ou de la liberté des consciences. Mais le Christ les tire surtout, ces soldats fidèles, de la foule anonyme dans les flots de laquelle Son regard pénétrant discerne çà et là quelques âmes assez vieilles pour s'être détachées des illusions, assez blanches pour voir la Splendeur, assez ductiles pour se tenir prêtes à toutes les obéissances. La certitude de servir le Père leur suffit; elles ne demandent plus ni récompense ni repos; aucune des merveilles du Monde ne les fascine plus; leurs yeux sont fixés par delà, sur l'Architecte des merveilles, sur l'Omniscient, sur le Tout-Puissant qui est venu vers elles comme leur ami, qui leur donne tout ce qu'II reçoit, et par qui elles peuvent à leur tour tout donner à leurs frères sans courage.


Ces âmes, où qu'elles aillent, gardent toujours leur lumière, la Lumière; en vérité, en réalité, le royaume des Cieux est à elles, dans les étoiles radieuses, au fond des enfers perdus, dans les mornes solitudes où il n'y a pas d'astres encore. Elles possèdent les Cieux, puisque le Maître des Cieux S'est fait leur Serviteur.


Et, en somme, où trouver un être qui soit constamment, totalement, parfaitement persécuté pour la Justice, une victime innocente ? Si elle n'est pas innocente, elle n'est pas une persécutée parfaite. Aucun homme, quelque hauteur de sainteté ait-il atteint, n'est innocent, au sens complet; aucun, sauf un seul, notre Christ Jésus. C'est à Lui-même que s'applique Sa promesse présente comme les promesses des sept autres Béatitudes, comme toutes Ses Promesses. Et, comme de plus Il résume le Royaume des Cieux, Il rassemble en unité suprême la condition de la promesse, son objet et le moyen de se l'appliquer. Il est le prometteur, le promis et le méritant la promesse. Il est par excellence et seul le Pauvre, le Pleureur, le Débonnaire, l'Affamé, le Miséricordieux, le Pur, le Persécuté. Il est absolument le propriétaire du Ciel, la Consolation, le Maître de la terre, la Justice, la Miséricorde, la Vision de Dieu, l'Enfant de Dieu. Et tout le long de l'histoire évangélique se multipliera cette identité constante des enseignements et des actes, des promesses et de leurs preuves, du passé avec le futur dans le perpétuel et mobile présent, cette fusion enfin de tout l'abstrait avec tout le concret, en la personne de Jésus.


Or, pour que s'affirme une fois de plus la force christique de l'identification des extrêmes, nous voyons un bonheur éternel, essentiel, réel, conféré comme récompense d'un malheur passager, puisque l'existence terrestre est si courte, d'un malheur superficiel puisque notre personne seule peut souffrir, d'un malheur apparent, puisque tout ici-bas n'est qu'ombres et images. Une telle infinie disproportion entre le sort temporel et l'état éternel a lieu pour chacune des béatitudes, bien qu'elle soit plus visible à la huitième; c'est le sceau du Fils, c'est l'envol de l'espérance.

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On la voit, sur le bord du précipice, mesurer du regard l'altitude des cieux avant de prendre son essor. Ce regard, ce sont ces deux phrases où je veux voir la neuvième béatitude, la béatitude secrète, la plus inconnue, celle devant qui tout le monde passe sans l'apercevoir, comme les voyageurs des légendes passent devant l'entrée de la caverne aux trésors que ferme le fragile rideau de quelque buisson épineux.


Il est remarquable que saint Luc, le plus cultivé des apôtres, ne mentionne que trois des huit béatitudes, et encore en les restreignant au sens matériel. L'historien de la pauvre Mère du Christ était-il plus sensible aux souffrances physiques que les autres apôtres, gens robustes et habitués à la peine ? ou bien a-t-il voulu s'adresser aux plus humbles des misérables, aux plus emprisonnés dans le triste cachot des gênes sans-grandeur ? Dans les deux hypothèses, le peintre de la Vierge a raison. La douleur physique est une très dure école, et notre corps une très précieuse merveille; soit qu'on l'amollisse, soit qu'on le traite en ennemi, on se trompe sur son compte. Sans lui, que serait notre âme ? Que seraient notre intelligence et notre sensibilité et tout ce par quoi nous sommes des humains ? Corps admirable, appelé au sort le plus éclatant : ne deviendra-t-il pas le temple de Dieu ? Comme nous devrions l'aimer, d'une tendresse austère et forte; comme nous devrions lui dispenser avec prudence l'exercice, la fatigue, et les joies qui le montent vers l'Esprit; comme nous devrions le respecter !


Voilà, je pense, ce que le troisième évangéliste a voulu nous faire entendre; car, pour le fond, il est d'accord avec le premier, puisqu'il énonce en termes identiques ce que j'appelle la neuvième Béatitude, synthèse des précédentes.


Ces deux versets parallèles nous montrent bien que Jésus S'adresse, non pas à la foule, mais à Ses disciples, puisque, pour que les persécutés deviennent des bienheureux, il faut que ce soit à cause de Lui qu'ils aient souffert. Voici tout d'abord, clairement dévoilé, le secret des valeurs spirituelles; elles résident, non pas dans l'énergie, dans la grandeur, dans la perfection des choses accomplies ou subies, mais dans le but, dans le mobile, dans l'intention qui a été leur âme. Bien des fois ensuite Jésus reviendra sur cet arcane.


Ainsi, vous qui voulez servir Jésus, si l'on vous outrage, ne demandez pas réparation; si l'on vous hait, baissez la tête; si l'on vous persécute, ne vous défendez pas; si l'on vous calomnie, n'essayez pas de rétablir la vérité des faits. Chaque injure, chaque trahison, chaque méchanceté reçue en qualité de disciple, c'est une certitude de plus de vous asseoir un jour à la droite du Père.


Ici encore, le doux saint Luc devient terrible. Il annonce le malheur aux riches, aux repus, aux heureux, aux gens arrivés; et il a raison : ceux que le sort " gâte " se gâtent, hélas ! et l'épreuve la plus difficile à subir est bien plutôt la chance, le succès et la richesse, que l'échec ou la pauvreté. C'est pourquoi le devoir du riche est de donner, le devoir du savant est d'instruire, le devoir de l'artiste est d'émouvoir noblement.


La loi de la matière est donc la corruption; et le disciple, qui appelle l'Esprit, arrête cette corruption.


C'est grâce à la petite troupe des véritables serviteurs du Ciel que la corruption ne gagne pas la terre entière, et que celle-ci ne tombe pas d'une chute vertigineuse vers l'abîme sans fond du Néant. De même que l'eau marine, lorsqu'elle s'évapore, dépose en petits cristaux brillants cette substance pure qui l'empêchait de pourrir, de même, lorsque la chaleur du Soleil divin fait s'évaporer en nous les essences matérielles, nous ne sommes plus alors que fixité, solidité, pureté; nous arrêtons les ferments morbides.


Ces vrais disciples ne sont pas constitués en corps, ils ne forment pas une secte religieuse; l'Esprit qui les anime et qui les porte n'accepte pas d'étiquette. Ne les croyez donc pas réunis dans tel monastère clos, dans un ermitage inconnu, dans une fraternité mystérieuse; peut-être sont-ils ici ou là, physiquement, mais leur lieu, leur cloître, c'est l'Esprit. Eux-mêmes ne savent peut-être pas, probablement, ce qu'ils sont; Lao-Tseu, Gautama, César, Napoléon savaient ce qu'ils étaient; c'est par là qu'ils paraissent petits aux yeux de Dieu; la Vierge, représentante complète de l'Assemblée des serviteurs de Dieu, n'avait aucune idée d'elle-même, sinon qu'elle était infime et indigne. C'est parce qu'ils ne se connaissent pas que les vrais disciples sont le sel et la lampe; s'ils employaient une partie de leur force à s'occuper d'eux-mêmes, une partie de leur lumière à se regarder, ils travailleraient moins, ils rayonneraient moins.


Comprendre qui est Jésus-Christ, sentir qu'aucune carrière n'est plus belle que d'entrer à Son service, s'essayer à y marcher : cela signifie qu'on est élu, depuis avant la naissance, pour la cohorte secrète de Ses disciples. Il faut alors mettre tous ses soins à se garder blanc et pur; il faut élever sans cesse la lampe que nous avons reçue. Toutes nos pensées selon la Loi, tous nos désirs vers le Ciel, tous nos gestes comme des prolongements des gestes du Christ. Il faut offrir de la sympathie à tous, et à tout; dire ce que l'on sent être vrai; se souvenir que Jésus est là, s'ouvrir enfin et s'offrir souvent à Lui.


Le sel, c'est la pureté intérieure. La lampe, c'est le don de tout ce que l'on possède, mieux encore, le don de soi-même. Sans doute il faut faire l'aumône, répandre ses découvertes, partager sa science, offrir de son bonheur, mais en tout cela il faut encore mettre le sourire d'une fraternelle amitié. Imitons ainsi le Père, qui distribue aux êtres, quelle que soit leur qualité, la vie, la nourriture et l'intelligence dont leur progrès a besoin, et qui ne sait leur refuser que les seules faveurs inopportunes dont ils feraient mauvais usage.


En un mot, il ne s'agit pas de se croire pur, mais d'être pur; car l'usage du sel n'est pas de rester bien proprement dans un joli cristal, c'est d'être incorporé aux aliments toujours prêts à se corrompre; il ne s'agit pas de bien parler de Dieu, mais d'agir selon Dieu. L'acte seul est une lumière éclairante.


Jetons, avant d'écouter la suite du Sermon sur la Montagne, un dernier regard sur ces immenses premières paroles.


Nous connaissons le plaisir, le contentement, l'enchantement, la félicité, le ravissement, l'extase : ce sont les visages humains de la joie. Son visage divin, c'est la béatitude. Un état où le mouvement est une volupté, où la vigueur renaît à mesure qu'elle se dépense, où la fatigue n'existe plus, où l'on trouve dès qu'on se propose de chercher, où l'on obtient en même temps que l'on demande, où la possession comble le désir sans le rassasier jamais : telle est la béatitude. Nul ne peut l'imaginer; nos joies sont ses ombres comme le soleil est l'ombre de la Lumière. Toute chose créée est une limite et une négation et un vide. Nos bonheurs ne sont que les possessions illusoires de ces apparences. Nos béatitudes seront la Joie véridique des réalités éternelles qui s'abattra sur nos âmes pour les posséder à jamais.


Mais que dire quand la bouche de Jésus a prononcé un mot ? Il a dit huit fois : Bienheureux, et une neuvième fois pour résumer les huit premières. Pourquoi, sinon pour nous faire entendre que nous sommes attendus par le Bonheur et que nous devons être heureux de ce destin. Les plus doctes parmi Ses prêtres ont enseigné à nos aïeux que la foi vient du Père, et la charité de l'Esprit; mais l'espérance appartient bien au Fils.


L'espérance, c'est l'état de demande, c'est la force du désir, c'est la fille de la foi, et la mère de la charité.


Les docteurs de l'Église nous apprennent que, dans l'oeuvre divin du salut, chacune des trois Personnes de la Trinité nous aide par une force spéciale : l'aide du Père étant la foi, celle de l'Esprit, la charité, celle du Fils, l'espérance. Il y a une foi humaine qui s'appelle la volonté; une charité normale, qui s'appelle philanthropie; une espérance raisonnable, qui s'appelle optimisme. Mais les forces éternelles qui reconstruisent en nous ce coeur tout vierge, seul apte à la vision de Dieu, sont surhumaines, au-dessus de notre norme et déconcertantes pour la raison; elles doivent être ainsi, puisqu'elles descendent de l'Absolu pour y remonter en nous enlevant avec elles.


Or toute la mission du Fils n'est qu'une semaille universelle d'espoirs sans limites. Il ne nous a pas sauvés, en effet; Il nous a seulement apporté le moyen du salut; c'est à nous de le mettre en oeuvre. Dans l'état où se trouvait le monde, sans Lui le salut était impossible. Il nous guide vers la passerelle qui est Lui-même; et quand, par notre bon vouloir, nous l'avons atteinte, Il nous fait franchir l'abîme. Mais Son premier discours public est un tissu d'espérances; Ses miracles, Ses paraboles, Ses préceptes, Ses actions, Son actualité toujours neuve, ce n'est encore qu'un vaste tableau d'espérances vivantes. Il humanise Dieu, Il nous rapproche le Ciel infini, Il accommode le mystère à nos petits cerveaux; Il nous montre les fleurettes de nos champs et celles de nos coeurs comme des filles lointaines des collines éternelles et des sourires des anges.


On voit bien le Christ nous apportant la foi avec la charité puisqu'Il nous apporte en chair le Dieu total et suprême et que Ses oeuvres sont certitude et tendresse; mais le don spécial qu'Il nous offre, le vrai don qui se cache derrière les autres et qui les soutient, c'est l'espérance. Sans elle, pourquoi croirions-nous à l'ineffable, pourquoi aimerions-nous les indifférents ? Elle va toujours en avant, toujours bondissante vers le futur, inlassable, inextinguible; la foi s'appuie parfois sur le miracle, et la charité sur des douleurs palpables; mais l'espérance s'appuie sur ce qui n'existe pas encore et se nourrit des rêves les plus lointains. Elle est la première opération de ce commerce dérisoire que Dieu tient avec les hommes. Jésus leur apporte la très précieuse espérance, fleur, parfum, élixir et Il accepte en paiement leurs pauvres et pâles espoirs; et seul, le repentir transmue ces anémiques souhaits en puissantes envolées par delà les mondes, jusqu'au trône du Père.


Ainsi ce Discours des Béatitudes, première parole du Verbe parlant aux hommes, les pousse à l'impossible, les chasse des promesses du monde, allume enfin en eux l'inestimable nostalgie du Ciel.


Voici maintenant l'ordre de cette aventureuse exploration.