CHAPITRE II


La Tentation


Alors Jésus fut conduit par l'Esprit dans le désert, pour y être tenté par le diable pendant quarante jours. Il ne mangea rien durant ces jours-là et, quand ils furent achevés, il eut faim. Le tentateur lui dit : Si tu es le Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains. Mais Jésus répondit : Il est écrit : L'homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu.


Alors le diable le transporta dans la ville sainte, à Jérusalem; il le plaça sur le faîte du Temple et lui dit : Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit : Il donnera des ordres à ses anges, à ton égard; ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte contre une pierre. Jésus lui dit :Il est encore écrit : Tu ne tenteras pas le Seigneur, ton Dieu.

Le diable le mena encore avec lui sur une montagne très haute; il lui montra en un instant tous les royaumes du monde et leur gloire, et lui dit :


Je te donnerai tout cela si, te prosternant, tu m'adores. Jésus lui répondit : Arrière de moi, Satan ! car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu le serviras lui seul.


Alors le diable, ayant achevé toute espèce de tentation, se retira de lui jusqu'à une nouvelle occasion et voici que des anges s'approchèrent et le servirent.

* * * *

Dès lors, Jésus commença à prêcher et a dire : Repentez-vous, car le Royaume des cieux est proche.


En marchant le long de la mer de Galilée, Jésus vit deux frères, Simon et André son frère, qui jetaient leurs filets à la mer, et il leur dit : Venez, suivez-moi, je vous ferai pêcheurs d'hommes. Ayant regardé Simon, il lui dit : Tu es Simon, fils de Jona, tu seras appelé Céphas (ce qui veut dire : Pierre).


Continuant son chemin, il vit deux autres frères, Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère, dans la barque avec Zébédée, leur père, arrangeant leurs filets et il les appela. Aussitôt, laissant la barque et leur père, ils le suivirent.


Le lendemain, Jésus trouva Philippe et lui dit : Suis-moi. Philippe était de Bethsaïda, la ville d'André et de Pierre. Philippe rencontra Nathanaël et lui dit : Celui dont a parlé Moïse dans la Loi, dont ont parlé les prophètes, nous l'avons trouvé : c'est Jésus de Nazareth, le fils de Joseph. Nathanaël lui dit : Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? Philippe lui répondit : Viens et vois. Apercevant Nathanaël qui s'avançait vers lui, Jésus dit de lui : Voici un véritable Israélite en lequel il n'y a point de fraude ! -- D'où me connais-tu ? lui demanda Nathanaël. Jésus lui répondit : Avant que Philippe t'appelât, je t'ai vu quand tu étais sous le figuier. -- Maître, répliqua Nathanaël, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d'Israël. Jésus reprit : Parce que je t'ai dit que je t'ai vu sous le figuier, tu crois ! Tu verras de plus grandes choses que celles-ci. Et il ajouta : En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu montant et descendant sur le Fils de l'Homme.


Trois jours après, on célébrait des noces à Cana, en Galilée. La mère de Jésus s'y trouvait. Jésus avait été également invité avec ses disciples. Le vin étant venu à manquer, la mère de Jésus dit à celui-ci : Ils n'ont plus de vin. Jésus lui répondit : Femme, qu'y a-t-il entre moi et toi ? Mon heure n'est pas encore venue. Sa mère dit à ceux qui servaient : Faites tout ce qu'il vous dira. Or il y avait là six vases de pierre destinés aux ablutions qui sont en usage parmi les Juifs. Chacun d'eux contenait deux ou trois mesures (une mesure valait environ 27 litres). Jésus dit aux serviteurs : Remplissez d'eau ces vases. Ils les remplirent jusqu'au bord. Alors il leur dit : Puisez maintenant et portez-en à l'ordonnateur du repas. Ils lui en portèrent. Quand celui-ci eut goûté l'eau qui avait été changée en vin -- n'en sachant pas la provenance comme le savaient les serviteurs qui avaient puisé l'eau -- il appela l'époux et lui dit : Tout le monde offre d'abord le bon vin à ses convives et, quand ils ont beaucoup bu, il leur en donne de moins bon; toi, tu as réservé le bon vin jusqu'à maintenant.


C'est ainsi que Jésus fit à Cana, en Galilée, le premier de ses miracles et qu'il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui.


(MATTHIEU, Ch. 4, v. 1 à 11; MARC ch. 1, v. 12. - -- LUC, ch. 4, v. 1 à 13. -- MATTHIEU, ch. 4, v. 12 à 22. -- MARC, Ch 1, v. 14 à 20. -- JEAN, ch. 1, v. 35 à 51; ch. 2 v. 1 à 11.)


J'ai déjà voulu montrer, dans une autre étude, la face humaine et terrestre de la retraite de Jésus au désert; on peut en outre y voir, comme dans tous les épisodes de l'Évangile, un phénomène universel, un drame spirituel, une épopée cosmique. Il suffit, pour agrandir, pour approfondir notre contemplation, que notre esprit se libère davantage des cadres de la personnalité, que notre imagination distende un peu les rênes de la logique. Le romantisme, en effet, qui prend racine dans la sphère du sentiment, ne s'oppose qu'en apparence au classicisme. Celui-ci, triomphant de l'ordre, de la mesure et de la raison, ne s'achève en beauté que s'il se retrempe dans le sentiment au moyen du goût. Et, inversement, le romantisme verse dans de détestables écarts si la raison ne le tempère par le même moyen du goût. Ainsi l'esprit humain oscille entre la science et l'art, entre la théologie et la mystique, entre les monarchies et les démagogies, progressant, par de vastes vibrations alternées, vers l'équilibre harmonieux exprimé par le concept évangélique du Royaume du Ciel où toutes les tendances de la vie et tous les désirs des créatures se sacrifieront mutuellement pour recevoir leur forme définitive, totale et parfaite.


Le jeûne du Christ est un exemple que tous peuvent s'appliquer. C'est le seul des actes du Maître auquel l'Église applique une aussi longue commémoration, parce qu'il est la première victoire de la grande guerre menée par Lui ici-bas contre l'ennemi du genre humain, parce qu'il contient toutes les leçons tactiques ou stratégiques de notre guerre individuelle contre les séides du Mal, parce que, enfin, nous aurons tous à le renouveler pour notre propre compte, après avoir reçu le baptême de l'Esprit, au moment de devenir des hommes libres.


La personnalité humaine du Christ se compose de toutes les étincelles pures qui résident dans le centre de tous les êtres comme principes permanents, moteurs ou témoins de toutes les formes d'existence. Le travail spirituel du Christ fut de conduire cette immense flamme de Lumière et de Vérité jusqu'aux limites des sphères afin qu'elle s'y rencontre avec le feu glacé de Ténèbres et d'Erreur dont flamboie la personne de l'Adversaire. Dans l'être humain, entre l'âme éternelle, impeccable et impassible, et le corps, inerte par lui-même et passif, s'étend l'esprit, organisme complexe et insaisissable, réceptacle de toutes les influences, prêt à toutes les possibilités et dont la personnalité consciente ne forme actuellement qu'une partie minime. C'est cet esprit, image approximative de la troisième Personne divine, qui lutte, qui souffre, qui mérite et qui démérite; c'est lui qui, aux moments décisifs, emmène le Moi dans le désert immatériel pour la purification et pour la tentation; c'est lui qui témoigne de la Lumière devant le corps et le monde matériel; c'est lui qui adapte à la terre les splendeurs de l'âme et élève jusqu'au Ciel en les transmuant les obscures énergies du monde et de l'être physiques.


Pour triompher dans cette bataille, il faut que le Moi abandonne toutes les créatures et s'abstienne de tous rapports avec le créé : voilà la solitude du désert et la parfaite quarantaine. Si la première tentation attaque la confiance en Dieu, c'est que notre esprit tire sa force réelle d'En Haut seulement; c'est d'En Haut qu'il vient, et non d'En Bas; il est le halo de l'âme; c'est elle qu'il doit étreindre. En se détachant de Dieu, l'esprit commit la faute originelle; il accomplira la vertu terminale en se rattachant à Lui pour jamais. Remarquons ici que le Diable attaque le principe même de la vie spirituelle au moyen de l'appât le plus grossier : celui de la vie matérielle. Notons sa tactique.


Ayant échoué, il porte son effort en sens inverse : sur l'exagération de cette même confiance en Dieu. N'ayant pu réussir lui-même à faire tomber Jésus, il essaie une ruse pour qu'II tombe de Lui-même en L'incitant à tenter Dieu. Mettre Dieu en demeure de produire un miracle pour nous sortir d'un péril, c'est un orgueil sans mesure. L'orgueilleux est le seul pécheur que le Ciel abandonne à ses propres ressources.


Enfin, la troisième tentation résume toutes les cupidités. La richesse, la puissance, la gloire temporelle dépendent bien de Satan, mais elles ne lui appartiennent pas; ce sont ses armes, ses appeaux et ses appâts; mais, quand on s'y laisse prendre, l'Insidieux nous jette aussitôt un invisible filet dont il nous enserre patiemment; et, plus on s'y débat, plus on s'y embarrasse. C'est parce que les Juifs ne concevaient le Messie que comme un puissant empereur que Jésus les appellera plus tard enfants du Diable.


Ainsi, désir de Dieu, confiance en Dieu, amour de Dieu; Dieu dans nos besoins, Dieu dans nos douleurs, Dieu dans nos espoirs; Dieu dans tout nous-mêmes : voilà les leçons élémentaires de Jésus; leçons de choses, leçons pratiques et vivantes, leçons perpétuelles, qui tous les jours devraient être utilisées, et qui nous mèneraient au but bien mieux que les éloquences et les savantes recherches.


Saint Luc termine son récit en nous donnant deux idées extrêmement utiles dans la pratique intérieure. La première, c'est que les trois tentations contiennent et impliquent toutes les autres; par conséquent les trois grandes réponses victorieuses de Jésus peuvent servir aussi à nos petites victoires. Elles sont simples et nettes; et le Diable est très subtil et très captieux.


L'Évangéliste ajoute que Satan se retira de Jésus " jusqu'à une nouvelle occasion " . Ainsi, voilà cet Adversaire battu sur toute la ligne, et il se propose de revenir à la charge ? Certainement, car le fond de son caractère est l'obstination; c'est l'obstination qui lui ferme les yeux, qui le maintient dans sa ténèbre, qui l'empêche de changer; c'est par elle qu'il est le grand négatif et le grand négateur, c'est par elle qu'il tire en arrière, tandis que le Christ, par l'espérance, nous appelle en avant. Appliquons-nous ces remarques, et comprenons enfin que notre existence ne doit être qu'un perpétuel combat. Tant que nous sommes trop faibles pour travailler autrement que par l'appât des biens, des plaisirs et des succès temporels, nous jouissons par intervalles de périodes tranquilles et, au surplus, nous n'avons jamais affaire au Diable : nous lui appartenons, il n'a pas besoin de se déranger pour nous. Mais, quand nous prenons la force suffisante au travail de Dieu, plus nous comprenons la grandeur, la beauté, l'urgence de cette tâche, moins nous acceptons de repos, et plus nous devenons pour le Diable un objet de convoitise, puisque nous lui échappons.


Alors, vraiment, il s'occupe de nous. Sans cesse à l'affût, sans cesse à l'attaque, tout lui est bon pour nous avoir : séductions, terreurs, scrupules, lassitudes, subtilités métaphysiques, grossièretés matérielles. Et cela dure; et il faut que cela dure; c'est réellement la bataille pour laquelle est fait le Soldat de Dieu. Ainsi donc, nous autres, encore bien loin de recevoir cette dignité, et de qui le Diable s'occupe bien peu, ne nous décourageons pas de notre propre méchanceté. C'est nous notre premier ennemi; sachons-le bien; ne nous montons pas la tête; ne nous croyons pas des saints; notre tâche est modeste sans doute; raison de plus pour l'accomplir avec perfection, avec allégresse, quelque monotones qu'en soient les retours.


J'allais oublier la remarque la plus directe. C'est que Jésus et Satan se parlent comme feraient deux personnages en chair et en os. Qu'est-ce à dire ? Symbole, figure de rhétorique, fiction dramatisante, superstition populaire ? Non pas : simples réalités. Jésus et Satan, les anges et les démons les vertus et les vices, les forces et les maladies, les vérités comme les erreurs, tout existe, ici ou là, comme individus, comme volontés, comme corps plus ou moins perceptibles aux yeux de la chair, aux yeux du sentiment, aux yeux de l'intelligence. Nous touchons ici à l'un des problèmes du Savoir dont les solutions mauvaises sèment le plus de désastres; et elles abondent, celles-là, et on nous les propose parées, fardées, parfumées, brillantes tour à tour ou pathétiquement mystérieuses.


D'autres siècles ont vu ces fantômes; mais, au XIXe, ils nous sont venus d'Allemagne, avec Kant, Fichte, Hégel, Schelling; et ils ont répandu partout leur poison. Les philosophes français en ont été infectés; Bergson, Boutroux, pour citer deux grands contemporains, pensent toujours sur l'a priori du subjectivisme; des artistes géniaux comme Mallarmé, Rimbaud, Villiers de l'Isle-Adam ont énervé leur vigueur dans ces brouillards prestigieux mais malsains. Baudelaire et Verlaine ont mieux connu le Réel.


Car il n'est pas vrai que la Pensée soit la seule réalité; il ne faut pas se tenir simultanément dans le concret et dans l'abstrait; c'est une acrobatie qui se termine toujours par une chute. Pour Villiers, le monde sensible est illusion, le monde affectif est illusion; seule, la Pensée, se suffisant à soi-même, est réelle; l'accomplissement parfait de l'action, c'est " ce moment intérieur " dont le vulgaire ne se soucie pas; on ne peut sortir de l'illusion qu'on se crée soi-même de l'univers, dit Maître Janus. " Tu n'es que ce que tu penses " , ajoute-t-il. Ce point de vue ne montre qu'une face de la Vérité; et c'est mal comprendre Ignace de Loyola, lorsqu'il recommande, pour acquérir la foi, de faire les gestes de la foi, que de le tenir pour un hégélien avant la lettre, ou pour un bouddhiste, ou pour un taoïste autodidacte. Le fondateur des Jésuites ne donne là qu'un procédé, un tour de main psychologique.


Mallarmé pense comme Villiers : " A quoi bon, dit-il dans Divagations, la merveille de transporter un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant : si ce n'est pour qu'en émane, sans la gêne d'un proche ou concret rappel, la notion pure ? " L'idée-fleur, l'entité-fleur, voilà où Mallarmé veut conduire quand il nous décrit un jardin.


Or, si c'était là la seule réalité, pourquoi le Verbe serait-Il descendu ? Ne nous aurait-Il pas aussi bien sauvés en " pensant " notre salut ? Pourquoi aurait-Il répondu à Satan, à Ses disciples, à Ses ennemis ? Il Lui suffisait de vouloir leur répondre. Et pourquoi la création ? Il suffisait que la Pensée absolue pensât l'Univers. Non, ces hommes de génie, ces puissants artistes, ces profonds méditatifs n'ont point voulu regarder Jésus; ils n'ont regardé que la forme la plus concrète de Son oeuvre, le catholicisme, et encore n'y ont-ils vu qu'une méthode, un procédé, une sorte d'artifice admirable, mais non point un organisme vivant.


Il est faux que tout soit illusion. Au contraire, tout est réel, mais là seulement où existe chaque forme. Quand ma conscience perçoit les forêts, les montagnes et la mer, elle ne se trompe pas; elle ne reflète pas de fantômes; quand elle entre dans le monde des sentiments, le monde des formes s'efface à mesure; quand elle entre dans le monde des idées, dans le monde des invisibles, ils sont tous réels pendant qu'elle s'y promène. C'est parce que nos sages, par orgueil d'hommes peut-être, n'ont pas conçu cette faiblesse unilatérale de leur conscience, qu'ils ont amèrement édifié cette triste théorie de l'Abstraction divinisée. Quelque perçant qu'ait été leur regard, il n'a pas pénétré au Centre, parce qu'ils se sont posés devant Dieu comme d'égal à égal. La preuve, c'est qu'ils ont vécu dans la mélancolie ou dans l'aigreur; ils ne L'ont donc pas compris. Leur effort pour s'isoler du vulgaire, odieux sans doute, ou pour le dépasser, c'était sur leur Moi qu'il s'appuyait; or, c'est Jésus, la base et le sommet; sentir Jésus mène à tout comprendre; obéir à Jésus parce qu'on L'aime procure seul l'auguste joie des Délivrés : voilà donc le vrai chemin, puisque la Joie, c'est l'épanouissement normal et total de toutes nos puissances.


Mais il faut suspendre mes promenades. Leur but, chacun doit le découvrir seul; tout est un fait actuel aux yeux des disciples; les actes suprêmes demeurent donc inexprimables. Arrêtés avec Jésus pour le dénombrement complet de nos forces avant la bataille, regardons la multitude des êtres aux prises avec d'aussi nombreux adversaires. La


Nature n'est qu'une vaste tentation; et elle ne triomphe, je veux dire elle ne se développe qu'au moyen d'une victoire non moins vaste par les armes de l'Esprit. Les rapports mêmes du Créateur avec nous, le dessein secret de la Providence sur nous, c'est la tentation permanente. Ainsi fait un père qui veut procurer à ses fils la vigueur et l'adresse : il les excite aux exercices gymnastiques, il leur oppose des adversaires de force égale; quelques égratignures, quelques chutes s'ensuivent bien; mais le bénéfice final vaut largement ces menus accidents.


Nous resterons, si vous le voulez bien, sur ces analogies simples. Ne nous embarrassons pas avec les mystères; puisque toute idée ne vit que si elle s'incarne dans l'acte, contentons-nous des seules idées que nous soyons capables de vivre. Et, en somme, nul de nos maîtres n'a jamais fait davantage que de réaliser son idéal.

* * * *

Jésus maintenant Se dirige vers les hommes qui étaient assis dans l'ombre de la mort; et Il va jusqu'au bout de la Palestine, jusqu'à ces collines galiléennes que méprisaient les autres Juifs, mais où avaient vu le jour tous ses apôtres, sauf Judas.


Les quatre premiers d'entre eux furent des pêcheurs : Simon, celui qui écoute, deviendra Céphas, la pierre; son frère André, l'homme; puis Jacques et Jean, puis le cinquième, Philippe, concitoyen de Pierre et d'André. Le nom de toute créature, dans sa langue natale, en contient le mystère entier. Mais c'est une science close; nous ne sommes pas assez sages pour qu'on nous y admette; et toutes les spéculations des Kabbales n'atteignent même pas les murs de ce jardin. Il nous est ainsi défendu d'entrer en nombre d'endroits à cause de notre insubordination ou de notre imprudence.


Ici se place l'épisode de Nathanaël, l'Israélite véritable, " en lequel il n'y a point de fraude " . La droiture en effet suffit a elle seule pour rendre possible la descente des secours divins. Les voies du Ciel sont excellemment droites, directes, simples, loyales, sincères; c'est leur rectitude qui nous les fait paraître mystérieusement impénétrables, parce que nous habitons le royaume du Mensonge. Chez Nathanaël, la grande crise intérieure d'une connaissance de Dieu est en ligne droite, Jésus l'a " vu " sous le figuier; en retour et immédiatement, il découvre en Jésus le Fils de Dieu. Admirable exemple de la spontanéité, de la soudaineté avec laquelle nous devrions saisir le Christ. Puis la merveilleuse promesse, la libéralité de l'Amour qui donne deux fois dès que nous voulons bien le reconnaître : d'abord, ce premier miracle comme appât; puis, comme récompense démesurée, l'ouverture du monde christique, la vision des Anges, de leurs opérations, de tout ce peuple mystique, allant et venant à travers les mondes sensibles et les mondes occultes. Ceci n'est pas autre chose que la marque des vrais disciples, des Soldats du Ciel, des Laboureurs du Père. Leurs perceptions s'exercent, leur conscience vit sur le royaume invisible du Christ en même temps que sur la terre. Les voyants, même les plus purs, quand un des aspects de l'Invisible naturel les frappe, perdent la notion du visible; le " Soldat " ne connaît plus ces occlusions; du même regard il embrasse l'Ange, forme de la volonté du Christ, et le fait physique où aboutit son geste; il va dans la vie, semblable à nous tous, et cependant les corps des êtres lui sont translucides, et lui dévoilent non plus des auras, des esprits élémentaires, ou des génies, mais, je le répète, les anges mêmes, les purs esprits qui les rattachent au Verbe, centre universel et coeur éternel du Cosmos.


Voilà le privilège qui nous est réservé, si nous imitons Nathanaël. Il implique toutes les sciences, et le Savoir même, puisqu'il nous donne le rapport de toute chose et de toute créature au Verbe. Il implique toutes les puissances, et le Pouvoir même, puisqu'il nous permet d'agir réellement au nom du Christ sur le centre vivant de ces êtres et de ces choses. En cela résident la véritable perfection de l'homme et son équilibre permanent; fixés sur Dieu d'une part, adaptés d'autre part à tous les niveaux du relatif, nous voilà débarrassés de ces efforts raides où les panthéismes et les occultismes nous invitent; plus d'entraînements extérieurs, plus de restrictions à telles de nos puissances vitales en vue d'obtenir une fièvre illuminatrice. Tout en nous devient calme, ordre et harmonie.


Mais que notre impatience ne s'agite pas; ce qui tient en quelques minutes dans la rencontre de Nathanaël et du Sauveur peut, dans la rencontre spirituelle, occuper toute une existence, et davantage, puisque le purgatoire n'est en somme qu'un autre mode de vivre extra-terrestre. Notre regard ne peut embrasser que des points culminants; la physiologie récente démontre que rien n'est continu dans nos mouvements ou dans nos perceptions; tout se passe par secousses ou par chocs, très petits et très rapides. Il en est de même dans notre vie intellectuelle; la pensée n'est que la ligne mentale qui relie deux concepts isolés. De même dans notre vie spirituelle; tout s'y passe par bonds. C'est pour cela qu'il nous faut de la patience et que notre volonté ne doit intervenir que dans son champ : maîtrise de soi, gouvernement de l'égoïsme, violence faite à notre nature. Le miracle de Cana se place ainsi au seuil de la vie publique de Jésus, pour nous apprendre précisément que notre volonté ne doit jamais intervenir dans l'exaucement de nos prières.


Voici ce que je veux dire.


La réponse de Jésus à Sa Mère, qui scandalise tant les sentimentaux, donne la clé de ce miracle. Le fameux : " Femme, qu'y a-t-il de commun entre toi et moi ? " , est la traduction impossible d'une locution familière qui signifiait à peu près : Ceci ne nous regarde pas. Cette traduction serait-elle exacte que ces paroles n'exprimeraient encore que la simple réalité. Il n'y avait, en effet, rien de commun entre le Christ et Sa Mère : aucune hérédité, aucune influence psychologique, aucune forme mentale. Les vieux contemplatifs du Moyen Age disaient avec raison que l'âme du Christ avait traversé la personne de la Vierge comme le rayon de soleil traverse un pur cristal, sans aucune altération; c'est bien plutôt le cristal qui reçoit du rayon une vertu nouvelle et subtile. La Vierge n'avait été choisie entre toutes les femmes que parce qu'elle était la plus humble des créatures, la plus perdue en Dieu, la plus totalement réceptive à l'action de l'Esprit, la plus translucide.


La suite de la réponse de Jésus complète l'idée : " Mon heure, dit-il, n'est pas encore venue. " Sa volonté ne sera donc pour rien dans cette transmutation, bien qu'Il sache qu'elle se fera. Grande leçon pour notre aveugle et craintive et perpétuelle inquiétude. Oui, Dieu S'occupe de nous sans cesse; oui, Il voit nos besoins, même les plus artificiels; oui, Il n'hésite pas à produire le miracle, même pour une chose aussi peu importante que la soif de convives qui avaient déjà bu suffisamment. Un jour, j'étais en voyage avec un Soldat du Ciel et un autre homme, un fonctionnaire étranger. Il faisait dans le wagon une chaleur torride et le fonctionnaire se plaignit de la soif; on entendit alors un craquement au-dessus de nos têtes, et nous découvrîmes dans le filet une bouteille, que nous avions déjà vidée, remplie à nouveau d'une eau exquise que nous bûmes avec délices. Or, le " Soldat " m'affirma plus tard n'avoir rien fait, ni rien demandé. C'était un second miracle de Cana. De combien de miracles semblables n'avons-nous pas tous été les bénéficiaires ? Mais nous pensons si peu au Ciel que nous ne nous apercevons presque jamais de Sa silencieuse sollicitude.


Toutefois, je prie le lecteur de ne voir ici qu'une opinion très personnelle. Je ne la défendrai pas; je la propose simplement; elle est en désaccord avec l'avis unanime des commentateurs. Pour eux, l'eau signifie l'homme naturel; et le vin, le sang du Christ qui la recrée et la monte de la passivité à l'activité spirituelle; les six vases de pierre sont les six âges du monde que le Verbe reprend quand ils sont vides, pour les emplir de la vie éternelle; le vin représentant cette dernière, puisque plus tard, le Christ Se dira Lui-même être le cep. Tout ceci est exact selon des points de vue particuliers, selon telle ou telle symbolique. Mais ce que je cherche à dire, c'est le point de vue central, c'est l'attitude propre du Christ.


Quand un grand personnage se montre à la foule, chaque catégorie de spectateurs en interprète les gestes et les paroles selon sa tournure d'esprit particulière; mais l'intention qui conduit ce personnage est souvent toute différente de celle qu'on lui prête. Je ne prétends pas dévoiler les intentions divines; ce serait de l'outrecuidance et de l'imprudence. Mais je voudrais voir naître, dans l'esprit du chercheur assez enthousiaste pour refuser toute interprétation préconçue, le pressentiment de ce que le Christ a peut-être voulu accomplir en disant telle parole, de ce qu'Il a voulu enseigner en accomplissant tel geste. Voilà pourquoi ces pages n'offrent pas une suite didactique; ce ne sont que des notes; un système est toujours un cadre; l'Évangile ne s'encadre pas; il est vaste comme l'univers et comme l'éternité. Le seul objet pour lequel la systématisation soit utile, c'est le combat contre soi-même, parce que l'adversaire est très limité; et encore faut-il de temps en temps modifier nos méthodes en ascétique.