THÉOPHANE


    Ma visite suivante trouva Andréas en train de peindre des poteries dans le style norvégien, à la mode en ce temps-là. Tandis qu'il chatironnait ses feuillages d'un trait pur, je lui demandai quelques explications sur la prière, acte auquel il semblait attacher une grande importance.

- On voit que vous n'avez jamais reçu de grosses tuiles sur la tête, me répondit-il en souriant. Votre Kabbale met en tête de ses enseignements un axiome, que vous avez lu et relu probablement, sans y prêter attention : Tout est un être vivant, dit quelque part Siméon-ben-Jochaï.

Je fis un signe de tête affirmatif.

- Alors, un bonheur ou un ennui, c'est, dans un certain monde, un être qui possède une forme, une intelligence, une liberté. Or, si votre moi physique est limité, vos mois astral, moral et ainsi de suite le sont aussi. Si un orang-outang est sept fois plus fort qu'un homme, pourquoi n'y aurait-il pas des invisibles plus forts que les forces intérieures que l'on englobe sous le terme de volonté ? Quand un de ces colosses vous a pris par la nuque et vous secoue, comme vous faites d'un lapin, qu'est-ce qui vous reste, sinon de crier au secours ? C'est cela, la prière. Si, dans la forêt, vous êtes attaqué, et que vous vous soyez fait aimer de vos serviteurs, ils vous défendront. Par suite, il faut se faire aimer des serviteurs du Ciel, et, pour cela, faire la volonté du Père; c'est ainsi que notre prière sera exaucée.

- Pourtant, dis-je, la force morale de l'homme est illimitée.

- Oui, si on la lui laisse; mais si on la lui enlève ? Croyez, vous, par hasard, docteur, que le plus petit des atomes de votre individu soit à vous, vous appartienne ? Détrompez-vous; tout votre moi est un prêt consenti à votre âme. Et, croyez-moi, ajouta-t-il, comme Stella rentrait s'asseoir auprès de nous, il n'y a qu'une chose par le moyen de laquelle l'homme puisse vaincre le monde...

- Ne le dis pas, s'écria Stella; je vais lui chercher la lettre que tu sais. - Et elle monta en courant jusqu'à sa chambre. puis, redescendue, me tendit un papier de Chine, soigneusement gardé dans un portefeuille de cuir.

-Lisez, dit-elle gravement.

Il y avait quelques lignes en français, d'une forte écriture hâtive, ressemblant, en plus énergique encore, à celle de Napoléon Ier. Une émotion sans motif me saisit, tandis que J'en déchiffrais lentement les hiéroglyphes. En voici le texte :

Mon enfant, il ne faut pas vous décourager comme vous le faites; vous portez en vous-même la force éternelle par qui subsistent les armées cosmiques. C'est l'amour. C'est lui, le père de ce que nous appelons le temps, le bien, le mal, le plaisir, la douleur. Sa vertu toute-puissante transfigure les âmes. C'est le Maître suprême de qui nous apprenons toutes les leçons, c'est le mot de passe qui écarte les gardiens de tous les temples, c'est le glaive dont le seul aspect met en fuite les ennemis. Il ignore les obstacles du mal, il n'en voit que la faiblesse; il oublie le passé; l'avenir ne l'inquiète pas; il ne connaît que le présent; il verse sans compter toute sa richesse sur chaque minute de ce présent ; il est le phénix qui s'immole sans cesse et reçoit après chaque sacrifice un nombreux trésor d'espérance et de lumière.

Continue donc ta route, Stella, et ne crains point. Si tu as fait cinquante fois le même sacrifice, demeure prête à le faire cinquante fois encore si on te le demande.

La signature était une espèce de paraphe illisible; mais j'étais certain que ce papier venait de Théophane.

- Cette lettre-là, me dit Stella après un long silence, je l'ai reçue par l'intermédiaire de l'ambassade de Chine. Elle est arrivée avec un autre pli à l'adresse du plénipotentiaire, le chargeant de me faire parvenir ce papier cacheté du sceau impérial, le dragon à cinq griffes. Heureusement un des attachés à l'ambassade qui avait été mon voisin à Neuilly, où j'habitais alors - il y a longtemps, ajouta-t-elle, comme pour s'excuser -, me connaissait; il m'apporta avec force saluts l'enveloppe que le Fils du Ciel avait certainement tenue dans ses mains.

En raison de quoi Théophane avait-il eu ses entrées auprès de ce monarque, que défend le cérémonial le plus infrangible, je n'ai jamais pu le deviner.

Nous regardions en silence le dragon d'or à cinq griffes.

- Ne trouvez-vous pas, reprit Stella, que les paroles de cet... homme portent, après tant d'années, avec elles je ne sais quelle vertu, qui, comme un souffle chargé de parfums sylvestres, redonne un nouvel espoir et le pressentiment d'un Eden inconnu ?

- Qui est Théophane, qui est-il, qu'est-il ?

- Mais, mon docteur, crois-tu que, le sachant, je te le dirais ? Crois-tu que, s'il le veut, il ne te le dira pas ? As-tu pensé sérieusement à la vraie discipline des véritables secrets?

- Enfin, le Christ a bien dit: Voici, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin ?

- Oui, il a dit cela, à ses apôtres.

- Tout est possible à Dieu ! Certaines sectes ont annoncé un retour du Christ. Je sais que leur Christ est faux ; mais l'idée est juste.

- Eh oui, mon docteur, l'idée est exacte. Il y a deux mille ans, il y avait un homme dans une certaine maison ; il allait à ses affaires comme les hommes d'aujourd'hui, et le soir il parlait avec les autres hommes sur la place, comme nous allons au café. S'il vivait maintenant, il porterait un veston au lieu d'une robe ; et ainsi de suite. Il faut t'habituer à ces idées pour te rendre plus nette la présence possible de l'Ami.

- Mais, vous sauriez qu'à telle rue, tel numéro, habite un personnage qui serait... Non, je n'ose pas achever...

- Tu vois, tu vois bien qu'il faut parfois se taire. Dire cela, ce serait terrible. Et cependant, disserte sur la nature humaine et sur la nature divine, sur la connaissance infuse, la connaissance expérimentale, et le reste; dissèque Thomas d'Aquin, et relis les jésuites théologiens du Sacré-Coeur, tu en arrives toujours à ceci: Rien n'est impossible à Dieu.

- Oui, je comprends qu'il faille se taire. D'ailleurs il me semble que le simple commerce intime de l'âme avec Dieu est si grave, si sacré, que, cette faveur m'échoirait-elle, je n'oserais jamais en parler.

- Enfin, souviens-toi encore que nous avons été prévenus : Si on vous dit que le Christ est ici ou là, n'y allez pas . - C'est là, reprit-il après quelques instants de silence, tout ce que nous pouvons vous apprendre, je crois, au sujet de Théophane. Le reste dépend de vous. Quand vous aurez fait la preuve de votre bonne volonté, quand vous n'aurez pas craint de prendre le chemin de son pays, vous le rencontrerez. Peut-être le verrez-vous dans la rue, ou chez vous, ou chez les grands, ou dans un taudis, ou dans une autre sphère; mais sûrement, il viendra vers vous, lorsque vous aurez fait montre de l'humilité et de la charité qui sont la marque des enfants de la Lumière. Vous ne le connaissez pas, mais il vous connaît; vous ne savez pas ce qu'il est, mais il sait d'où vous venez et où vous allez. D'ailleurs souvenez-vous que le médecin est là pour les malades et non pour les bien portants.

- Et vous ne l'avez vu que cinq fois dans toute votre vie ? demandai-je, un peu découragé. - Car si un homme de la science, de l'énergie et de la bonté d'Andréas n'avait obtenu que de si rares récompenses, que pourrais-je espérer, avec ma volonté vacillante, et mon manque de courage ?

- Nous l'avons vu une autre fois tous deux ensemble, répondit Andréas, et probablement nous fera-t-il une dernière visite, avant que nous quittions cette terre.

Vous pensez donc devoir mourir ? demandai-je, très étonné. - Car mes lectures m'avaient appris que l'homme, parvenu au degré de science et de puissance où je sentais mon interlocuteur, doit pouvoir prolonger son existence terrestre autant qu'il lui plaît.

- Les légendes de l'élixir de longue vie ont du vrai, me dit Andréas; il y a eu des hommes, il y en a encore quelques-uns qui sont sur cette terre depuis des siècles. Vous-même en connaissez, mais je ne vous dirai pas leurs noms, afin que vous ne soyez pas tenté de les juger.

- Ils font mal, alors ?

- Cela ne se doit pas, répondit-il. Quand un homme naît ici-bas, son destin est fixé. S'il en viole la norme, quelle que soit la pureté de son intention, il outrepasse ses droits ; et il ne peut le faire sans un rapt illégal de certaines forces, sans une violence sur certains êtres, sans du trouble et de la souffrance tout autour de lui.

- Alors, le mieux, c'est de se soumettre en tout et pour tout !

- Oui, docteur; il faut apprendre à obéir avant de vouloir commander.

L'heure s'avançait. Je pris congé de mes hôtes bien à regret. Ma provision d'idées nouvelles était assez ample cependant, et j'eus, pendant les mois qui suivirent, maintes occasions d'y puiser.