LES COMÈTES



   Il y eut une comète, à cette époque-là, dont l'apparition avait été annoncée. Tout le monde voulut la voir, et je saisis ce prétexte pour entraîner Andréas à une de ces promenades nocturnes qu'il paraissait aimer d'ailleurs presque autant que moi. Le train électrique des Invalides nous déposa une nuit au Val Fleury. De là, les sentes forestières nous conduisirent à la plaine de Villacoublay où le firmament était visible presque en entier. Nous pûmes examiner à loisir l'astre chevelu.

La beauté de la nuit nous tenta; nous redescendîmes vers la forêt sombre et bruissante, devisant de choses et d'autres.

Quelle paix au sortir de la ville fiévreuse, queue fraîcheur dans l'air odorant! La beauté de la nature restait sereine dans sa variété, soit que nous longions de petits étangs candides, soit que nous écartions les branches des fourrés où les bruits des bestioles nocturnes se détachaient dans le silence. ou bien que, débouchant sur la plaine, la lune nous montrât les hautes toitures et les tourelles de la vieille ferme cinq fois centenaire.

De temps à autre les chiens aboyaient au loin, dans les maisons forestières , et à l'orée des avenues nous nous arrêtions une seconde à regarder les palabres des lapins, tandis qu'Andréas faisait, à voix sourde, ses remarques sur les meurs des bêtes et des plantes. Il me désignait la noble armoise en touffes, qui se nourrit de pierrailles et de rebuts, et l'humble pas-d'âne qui marque les changements hygrométriques, et le fier Bonhomme-Jean préparant pour la lune prochaine l'épi de sa fleur odorante et pectorale, et tant d'autres par dizaines, population paisible, multitude bigarrée et pourtant harmonieuse, aimable et familière comme la délicate clarté des ciels de l'Ile-de-France, que Corot a si bien rendue. Andréas me faisait attentif aussi aux bruits du champ, du ruisseau et de la futaie, à un glapissement inquiet du renard qui devait avoir grand-peur pour gâter ainsi sa chasse, à un froissement d'élytres, à un battement d'ailes.

Après avoir laissé sur notre gauche le Chêne-Sanglant et le Cordon d'En haut, nous débouchâmes sur un promontoire sablonneux, où se creusaient les trous à blaireaux parmi les bruyères, les trembles et les jeunes foyards. Un paysage d'une magique sérénité se déployait à nos pieds. La colline descendait en pente raide jusqu'à la mare des Sarcelles qui nous envoyait sa fraîcheur; les bas-fonds de Vélisy s'étendaient, semés de maisonnettes, jusqu'aux deux lignes du chemin de fer, et, plus-loin, remontaient les taillis de Viroflay et de Ville-d'Avray, et les bois de Fausses-Reposes. Le grand silence lunaire baignait les profils stylisés des collines prochaines, et des étoiles par myriades animaient les cieux immobiles.

Nous nous assîmes pour fumer comme des Sachems, au grand désespoir sans doute des blaireaux et des fouines dont nous troublions sûrement le retour. Et Andréas parla, de cette voix sans timbre et sans résonance qu'il savait prendre quand il ne voulait pas qu'un tiers l'entendît. Il avait répondu une fois à ma demande du motif d'une telle précaution;

- Le champ a des yeux et le bois, des oreilles.

- Toutes ces étoiles, dis-je, pourquoi? comment?

- Le pourquoi, répondit Andréas, c'est le secret du Père, et il est probable qu'il nous le dira un jour quand nous serons prêts à rentrer dans sa maison. Le comment? Toutes les parties de la création se ressemblent et se reproduisent les unes dans les autres. Seulement nous n'apercevons pas, en la contemplant, un tout continu; nous voyons des fragments décoordonnés. Ces brisures ont une raison, et elles correspondent à d'autres brisures dans notre faculté de connaître. Ainsi, sur cette terre, nous apercevons les hommes sous un aspect d'individus, et les minéraux sous un aspect de masse. Levons au ciel intérieur les yeux de notre esprit, nous verrons les hommes ainsi qu'un ensemble compact; levons vers le firmament les yeux de notre corps, et l'immense armée des astres nous montrera, agrandi sans mesure, le même spectacle que le microscope découvre dans la molécule. La bataille rythmique des électrons, des ions, des magnétons n'est pas autre chose qu'une astronomie infiniment petite.

De sorte que, dis-je, vous voulez me faire saisir un nouveau point de vue de l'axiome hermétique grec: Tout est dans tout. Si je comprends bien, l'ontologie réelle énumérerait des modes d'existence: le mode arithmologique, le mode mécanique, le mode fluidique, le mode énergique, le mode astronomique, le mode être collectif, et le mode de liberté ? Et chaque forme vivante, chaque créature, morphe ou amorphe, définie ou indéfinie, consciente ou inconsciente contiendrait tous ces modes ensemble, mais serait organisée de façon à ne percevoir que l'un d'eux chez les autres créatures au milieu desquelles elle vit ?

- Oui ; ce que tu dis là est une sorte de réduction de la biologie en table de Pythagore. Ce procédé donne certainement des lueurs. Tout de même, ce n'est qu'un procédé; il ne te dévoilera qu'un aspect du Vrai, assez juste et vaste cependant. La sagesse humaine n'a d'ailleurs, aussi loin que je remonte dans les doctrines secrètes, rien trouvé de mieux. Mais l'homme redevenu pur laisse tomber ces instruments intellectuels et s'adresse sans intermédiaire aux êtres qu'il a besoin de comprendre.

- Y-a-t-il une fin à cette poussière d'étoiles?

- Oui, c'est un champ, me répondit-il, auquel le Père a fait poser des bornes. L'étoile polaire est une de ces bornes.

- En effet ! répliquai-je, si elle est une borne, elle doit être la plus lointaine, et les astronomes disent que, parmi les étoiles les plus proches de la terre, cette étoile polaire a l'une des plus faibles parallaxes. Cela signifie qu'elle est très éloignée de nous ; mais Il en est qui le sont bien davantage.

- La terre est-elle donc au centre du monde ? dit Andréas. Et le cosmos a-t-il donc la forme d'une sphère ? Et le soleil, il n'est pas immobile ?

Voilà ce que personne ne sait.

On ne peut donc juger les distances, les grandeurs et les éclats astronomiques que par rapport à nous. De plus, s'est-on demandé si, en traversant les milieux inter-astraux, les rayons lumineux ne subissent pas des réfractions, ou des métamorphoses, et a-t-on pu les calculer, si elles existent?(1)

- Pas que je sache, répondis-je.

- Tu vois donc que, pour exacte qu'elle paraisse au premier abord, la science astronomique n'est pas certaine.. Son utilité est donc, en définitive, purement morale, parce qu'elle nous donne idée de notre petitesse, de la grandeur de l'oeuvre du Père, et que, par les échecs successifs de ses théories et le précaire de ses découvertes, elle humilie notre vanité.

- C'est bien un peu ce que produisent toutes les sciences. Mais, alors, qu'est-ce donc que tout cet univers ?

- Cet univers ? Pour nous autres, ses habitants, il comporte tout ce qui existe. En dehors de lui, il n'y a rien que le Néant. Et toutefois, si nous pouvions voir les choses du point de vue du royaume de Dieu, nous nous apercevrions que le Néant vit aussi. Ce qui empêchera toujours les métaphysiciens de s'accorder entre eux et avec eux-mêmes, c'est que ces deux points de vue coexistent dans l'âme humaine, c'est que cette âme est double, elle est à la fois créée et incréée; et les perceptions du moi naturel et du moi surnaturel se mêlent toujours en nous.

- Il est donc inutile d'essayer de savoir.

- Pardon, docteur; il faut essayer, de toutes nos forces, non pas pour notre satisfaction personnelle, mais par charité, si je puis dire, pour faire vivre des puissances rationnelles et intellectuelles dont le Père nous a confié le dépôt, par obéissance et par amour pour lui.

- Mais, objectai-je, enlever à l'homme l'appât d'un profit personnel, c'est lui couper bras et jambes ?

- Oui, si l'homme ne croit pas en Dieu ; mais, s'il croit, quel plus grand bonheur que d'obéir à celui qu'on aime ? Quel mobile peut donner plus d'énergie, de constance et d'enthousiasme ? Si tu es un homme, un porteur du flambeau de l'infini, ne fais pas comme ce petit renard qui vient de se défiler là en bas, derrière cette touffe, il croit que sa seule raison d'être est de gober le plus d'oeufs et de croquer le plus de poulets possible, et d'apprendre à ses petits à en faire autant. Nous autres, nous avons une autre tâche.

Maintenant, si tu veux bien, nous allons faire un somme sur ce sable où nous ne sentirons pas la rosée, en attendant l'heure où nous trouverons vers les Bruyères de quoi déjeuner.

Après avoir dormi quelque temps, nous reprîmes notre Promenade, dans le matin délicieux où la foret tout entière brille sous la lumière claire, comme une vierge qui sort de la source en secouant ses cheveux humides. Les mésanges, les roitelets, les fauvettes, les merles, les bruants chantent à cette heure à plein gosier. L'air est rempli de parfums nouveaux, les feuilles sont d'un vert plus clair, le ciel d'un bleu plus délicat, et les nuages plus vaporeux. Le passé gris semble fort loin, l'avenir est aimable, et une bénévolence paisible nous rend plus allègres.

J'essayai de reprendre l'entretien.

- Les Pouranas disent aussi, commençai-je, que l'oeuf du monde nage sur l'océan insondable. Mais cet océan, où sont ses bases et ses rivages ? De telles conceptions, outre que rien ne les démontre, ne sont-elles pas un peu rudimentaires ?

- Cela serait en effet, répondit Andréas, si la substance du monde était partout identique à la substance terrestre. Mais il n'en est rien. Ainsi, tout proche de nous, se promène une planète invisible, dans un autre espace que le nôtre, dont la densité est pourtant près du double de celle de cette terre. Ainsi une projection fluidique impondérable de volonté peut agir sur une masse pesante, et combien de faits analogues je pourrais citer. Notre conscience ne fonctionne que sous certaines conditions qui limitent pour nous le sensible; nous ne pouvons pas nous faire une idée de conditions différentes. Elles existent cependant. A plus forte raison ne pouvons-nous imaginer le Néant, pas plus que nous pouvons imaginer comment nous voyons les étoiles et tout le reste.

- Alors, c'est à se demander si les choses existent, s'il y a autre chose que des apparences?

- Mais oui, les choses existent. L'homme a la vit en lui; il ne peut pas créer l'illusion absolue; toute sa faiblesse, c'est de voir des formes muables au lieu des essences pures. Et, dans chaque monde, et dans chaque plan de chaque monde, l'apparence est une moyenne proportionnelle entre l'essence de l'objet, sa figure actuelle, l'essence pure du sujet percevant et ses facultés de perception plus ou moins saines.

C'est là la base de la science des signatures. Le tronc de ce bouleau ne nous apparaît aussi argenté, et ses feuilles si mobiles que comme l'expression terrestre d'une force universelle. Les étoiles rouges, vertes et jaunes que nous regardions tout à l'heure sont aussi des signes.

- Dès lors, le peuple a raison de voir dans les comètes des fauteurs de calamités ?

- Oui et non, répondit Andréas. Quand il va pleuvoir, les escargots sortent; mais il ne pleut pas parce qu'ils sortent. Quand la comète devient visible, elle ne provoque pas la guerre ou l'épidémie, mais elle est la conséquence astronomique d'un acte de démiurge, d'un cliché, dont la guerre est une conséquence sociale terrestre.

J'avais nombre de questions à poser au sujet des comètes; mais il en fut ce matin-là ainsi qu'en beaucoup d'autres circonstances semblables. Très souvent la conversation déviait comme au gré d'Andréas; cependant, il ne parlait jamais le premier et ne faisait jamais que répondre à mes demandes. J'oubliais mes questions préparées ou bien une timidité indéfinissable m'empêchait de les poser. Je me consolais d'ailleurs en pensant que mon maître savait mieux que moi ce dont j'avais besoin et quelles notions me seraient profitables ou inutiles.

Toutefois, je demandai ce matin-là, autant que je me souviens, quelques renseignements sur le rôle et l'utilité des comètes.

- Quand un homme est malade, me répondit Andréas, et que les médicaments ne réussissent pas, on cherche une autre méthode d'ingestion des agents thérapeutiques que la voie stomacale, la peau, les poumons, le système sanguin; le sérum, par exemple, qu'on injecte suit dans l'organisme une autre trajectoire que d'ordinaire. La comète est un tel régénérateur du système solaire; elle en est aussi un tonique. Elle apporte dans notre zodiaque quelque chose d'inédit, et par conséquent d'un énorme dynamisme, qui provient d'un autre zodiaque; elle restaure telle fonction perturbée.

Pour elle-même, ses voyages sont des études. Elle donne bien quelque chose aux mondes qu'elle traverse, elle en reçoit aussi quelque chose. Et, après son tour du monde, sa vitesse diminuant, et subissant ainsi les réactions des autres corps célestes, sa trajectoire change peu à peu, elle se ralentit, et devient enfin à son tour un centre de système. Tu as un processus semblable, dans l'embryologie, aux premières heures qui suivent la fécondation d'un ovule.

- Il me semble avoir lu quelque chose de semblable dans un Djataka hindou.

- Sans doute; ce sont là choses bien simples. La comète a toutefois une troisième fonction, non plus dans l'ordre cinétique, mais dans l'ordre individuel.

- Comment cela ? Une comète n'est pas une personne comme vous ou moi?

Non, elle est, le vêtement d'une personne, comme notre corps est le vêtement de notre individualité. Tous les corps célestes sont des vêtements et les êtres qu'ils habillent, que nous ne connaissons pas, ou que nous ne pouvons apercevoir qu'après de très pénibles travaux d'approche, remplissent chacun une fonction. Les comètes revêtent des prophètes, pour le bien et pour le mal, elles revêtent des artistes qui distribuent la joie, l'espérance, l'enthousiasme, les nouvelles.

- Si vous disiez ces choses-là au public, on vous taxerait d'anthropomorphisme.

- Aussi, je me tais. D'ailleurs, c'est l'homme qui est bâti et qui agit à l'image de la Nature et non la Nature à l'image de l'homme. Mais nous sommes tellement persuadés de notre importance que nous nous croyons indispensables à la marche des mondes. Que de choses nous saurions si nous étions humbles !

Notre promenade nous avait conduits aux Ponceaux. Nous nous arrêtâmes pour faire honneur à un déjeuner champêtre et la conversation dévia.


1. Ceci a été écrit en 1917. (Note des Editeurs).