L'Evocation brahmanique

 



     - Voyez-vous, docteur, me disait Andréas, une de mes visites suivantes, nous autres Européens, nous n'avons pas encore fini d'épeler l'alphabet de la Science. Les Orientaux non plus, ajouta-t-il en souriant; quoiqu'ils aient l'air d'en connaître beaucoup plus long que nous ; mais c'est qu'ils épèlent un autre alphabet.

     - Un autre alphabet ? interrompis-je, un peu scandalisé, car je croyais aux dogmes ésotériques : la Science une, la Religion une, la Puissance une. - Il y a donc plusieurs "Savoirs".

     - Bien sûr, docteur. Moi, par exemple, qui ne suis pas bien grand clerc, je connais une douzaine de systèmes de chimies, encore plus de physiques ; et des physiologies, donc! et Andréas continuait de sourire. Puis, en manière de consolation :

     - Tenez, voici une autre histoire : Les brahmanes enseignent que les forces cosmiques sont organisées, formant chacune un règne, analogue aux règnes qu'étudie l'histoire naturelle. Ils croient que le magnétisme est un monde ; l'électricité un autre monde, et ainsi de suite. Comment vérifier cette hypothèse? Comment percevoir, analyser, utiliser ces univers inconnus ? En inventant des appareils sensibles ? En éduquant notre système nerveux? Des matérialistes auraient choisi la première méthode; des mystiques auraient employé la seconde. Mes maîtres utilisèrent l'une et l'autre, parce qu'ils tendent toujours à résoudre les antinomies.
 

     Prenons un des magnétismes terrestres, que nous désignerons par la lettre C. Les brahmanes ont défini quelques-unes de ses propriétés ; Puis ils ont recherché celles des forces psychiques humaines qui présentent les mêmes caractères. Et comme, disent-ils, tout se correspond, ils ont supposé qu'en déclenchant celles-ci, celles-là se manifesteraient automatiquement. Les variations du magnétisme C sont, paraît-il, en rapport avec certaines taches solaires ; et, dans l'organisme humain, son foyer d'émission est, disent-ils, l'ombilic.
 

     Vous savez que certaines somnambules prétendent voir par le plexus solaire ou par le front. On connaît en Orient, l'art de transporter les sens physiques sur n'importe quel point du corps; c'est un Yoga; on a donc établi un entraînement qui permet de sentir et de penser par le plexus ombilical.
 

     Il ne s'agissait plus, dès lors, que de prendre un sujet préparé, de choisir l'heure et le lieu où passeraient de forts courants C ; l'expérimentateur, emporté dans cette vague fluidique, en pleine conscience, ferait ses observations et, grace à un « support » fixe, reviendrait reprendre pied, au moment prévu du reflux, sur le plan physique. Ainsi ferait un plongeur non retenu par la nécessité de reprendre haleine.
 

     Voilà le très court sommaire des explications qui me furent données. Je demandai aussitôt de participer à une telle expérience. On me répondit évasivement ; il fallait attendre ; rien n'était décidé ; et puis l'entreprise était délicate ; on risquait sa santé, son équilibre cérébral. Je répliquai diplomatiquement que mes maîtres jugeraient de moi bien mieux que moi-même ; et nous parûmes, de part et d'autre, oublier ce projet.
 

     Quelques semaines plus tard, Sankhyananda parla de secousses sismiques prochaines, de courants C, de noeuds passant par notre temple; Je compris à demi-mot; je renouvelai ma demande; et je fus accepté parmi les cinq opérateurs.
 

     L'eau coulant dans la rigole qu'on lui creuse est l'image exacte du procédé qu'on voulait employer. Ce magnétisme C se précipite toujours vers les points de moindre tension; il cherche 1'équilibre, mais il le cherche avec fracas sans doute, pensais-je; puisqu'on le nomme aussi : la Tempête des Régions Souterraines.
 

    Il y eut des semaines d'entraînement sévère : nourriture, sommeil, attitudes, respirations, incantations, tout était prévu avec une minutie tyrannique. je ne sais ce que ces travaux ajoutent à l'être humain ; mais ils lui procurent pour un temps une délicieuse allégresse physique et mentale ; on redevient jeune, les sens actifs, la pensée lucide, l'entendement clair comme un lac tranquille. La sérénité de la Nature vous pénètre; on se trouve dégagé des appréhensions et des soucis. Les jours passent dans une joie paisible.
 

    Notre expérience eut lieu juste avant le coucher du soleil. On avait choisi, aux alentours, Un petit cirque de rochers ; on en avait nettoyé le sol, sur lequel on avait tracé, avec des poudres de couleur, les figures et les caractères qui signifient ,les propriétés de la Tempête-Souterraine. Les objets, les parfums, les vêtements, l'orientation furent fixés selon les correspondances reconnues entre cette force à l'étude et les divers minéraux et végétaux, les odeurs, les espaces, les formes, les sons. Vous connaissez la théorie des signatures, n'est-ce pas ?
 

    J'avais ordre de ne pas bouger de ma place, sous aucun prétexte, même si la terre s'entr'ouvrait. Tous installés, dans l'attitude voulue, on nous fit prendre un certain état physico-psychique de Dhyàna dans lequel se maintient la conscience Vigile. Je voyais mes compagnons; le chef, nu, debout devant nous, murmurait ses mantrams, des baguettes odorantes à la main ; des algues brûlaient avec des gommes nauséabondes. Soudain, j'eus la sensation de descendre dans un très vieux palais, au fond d'un grand puits de mine. L'architecture de cet édifice, les êtres qui l'habitaient faisaient tache sur le paysage, comme, dans les photographies spirites, on voit le fantôme estomper les contours des objets matériels. Peu à peu, l'air semblait devenir plus sec ; et, quoique l'insupportable odeur de l'assa-foetida ne me parvînt plus, parce que, dans l'état où je me trouvais, la respiration n'a plus lieu que toutes les demi-heures, un autre arome m'envahissait les narines et la gorge. Lourd, gras, amer, avec des traînées aigres, cet horrible parfum s'accompagna tout à coup du bruit énorme d'un tonnerre, dans le centre duquel nous nous serions trouvés. Mes os tremblaient sous ces vibrations profondes ; je souffrais le cauchemar d'une chute sans fin. Mes muscles se contractaient malgré moi ; mon corps avait peur et voulait fuir. Mais je savais que ce serait la mort pour mes compagnons et pour moi. On ne s'expose pas impunément aux rayons nus des forces secrètes.

     Ajoutez à ces angoisses celle d'ignorer quoi faire, la crainte de ne pas voir un signe possible du maître, l'anxiété de tenir jusqu'au bout. je passai un temps fort désagréable et qui me parut très long.
 

     Or, au milieu de mes efforts, je vis soudain au centre de notre cercle, un peu au-dessus de nos têtes, deux yeux qui nous regardaient avec de la curiosité, de la ruse, de la puissance. Un visage se dessina, encadré de cheveux aux boucles flottantes ; puis un corps se forma, debout sur une seule jambe, l'autre repliée. Le tout orné d'étoffes somptueuses, de joyaux étincelants. Mais aux épaules s'attachaient des bras nombreux, une vingtaine peut-être, tout gesticulants ; les mains aux doigts agiles semblaient dire des choses, comme font les sourds-muets. Deux d'entr'elles, sur la poitrine, faisaient sans cesse le geste qui allume le feu magique d'En-Bas. Par intervalles, des éclairs se dispersaient çà et là. Et cette forme fantastique, gigantesque, modelée en noir sur noir, rayonnait de la terreur. Elle donnait l'idée d'une énorme machine, vivante, intelligente, obéissante sans doute, mais comme un monstre antédiluvien à peine dompté. Un froid intense nous annihilait; le grondement continu et pénétrant nous transperçait jusqu'aux moelles. J'aperçus, en un clin d'oeil, le corps du maître ruisselant de sueur. Les feuilles sur lesquelles nous étions accroupis devinrent jaunes et recroquevillées. A ce signe nous connûmes que la présence avait fini de parler. Tout le fantôme disparut bientôt, en effet, dans la clarté de la lune déjà haute. Nous nous levâmes péniblement. Il y avait six heures que nous étions là, aux prises avec la plus terrible des paniques, celles des hostiles invisibles.

     Je dormis tout le jour, et toute la nuit suivante ; notre système nerveux ne possède pas la souplesse ni la plasticité de celui des Hindous.

     Au réveil, pendant la méditation du matin, je m'aperçus avoir fait un grand pas. je vis que les forces se dévoilent progressivement, à la mesure de l'oeil qui les contemple. Elles paraissent d'abord être des hasards aveugles ; ensuite, on leur découvre une certaine logique, et on les dénomme en conséquence : fluides, courants, vibrations, lois ; enfin, on s'aperçoit qu'elles sont les oeuvres de ces créatures que le polythéisme saluait du titre d'Immortels.

  Mais surtout, surtout, je commençai à me douter que je ne savais rien. Puissé-je seulement un jour sentir la Vie ! Ah ! je souhaitais cela de toute mon âme !      Mais j'ignorais totalement alors que, pour la réalisation de ce voeu, l'aide la plus effective me viendrait d'une femme.

     Et Andréas, en disant ces choses, attachait sur Stella un grave regard de tendresse ineffable.